Les bijoux indiscrets
[87] Le P. Hardouin, jésuite, auteur de l'Apologie d'Homère, où l'on explique le véritable dessein de son Iliade et de sa Théomythologie. 1716. Il a aussi retrouvé la situation du paradis terrestre.
[88] Le P. Castel, déjà nommé.
—Avec un peu de méditation j'y parviendrais, seigneur, répondit Bloculocus; mais je réserve ces phénomènes délicats pour le temps où je donnerai au public ma traduction de Philoxène, dont je supplie Votre Hautesse de m'accorder le privilége.
—Très-volontiers, dit Mangogul; mais qu'est-ce que ce Philoxène?
—Prince, reprit Bloculocus, c'est un auteur grec qui a très-bien entendu la matière des songes.
—Vous savez donc le grec?...
—Moi, seigneur, point du tout.
—Ne m'avez-vous pas dit que vous traduisiez Philoxène, et qu'il avait écrit en grec?
—Oui, seigneur; mais il n'est pas nécessaire d'entendre une langue pour la traduire, puisque l'on ne traduit que pour des gens qui ne l'entendent point.
—Cela est merveilleux, dit le sultan; seigneur Bloculocus, traduisez donc le grec sans le savoir; je vous donne ma parole que je n'en dirai mot à personne, et que je ne vous en honorerai pas moins singulièrement.»
CHAPITRE XLIII.
VINGT-TROISIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.
FANNI.
Il restait encore assez de jour, lorsque cette conversation finit, ce qui détermina Mangogul à faire un essai de son anneau avant que de se retirer dans son appartement, ne fût-ce que pour s'endormir sur des idées plus gaies que celles qui l'avaient occupé jusqu'alors: il se rendit aussitôt chez Fanni; mais il ne la trouva point; il y revint après souper; elle était encore absente: il remit donc son épreuve au lendemain matin.
Mangogul était aujourd'hui, dit l'auteur africain dont nous traduisons le journal, à neuf heures et demie chez Fanni. On venait de la mettre au lit. Le sultan s'approcha de son oreiller, la contempla quelque temps, et ne put concevoir comment, avec si peu de charmes, elle avait couru tant d'aventures.
Fanni est si blonde qu'elle en est fade; grande, dégingandée, elle a la démarche indécente; point de traits, peu d'agréments, un air d'intrépidité qui n'est passable qu'à la cour; pour de l'esprit, on lui en reconnaît tout ce que la galanterie en peut communiquer, et il faut qu'une femme soit née bien imbécile pour n'avoir pas au moins du jargon, après une vingtaine d'intrigues; car Fanni en était là.
Elle appartenait, en dernier ressort, à un homme fait à son caractère. Il ne s'effarouchait guère de ses infidélités, sans être toutefois aussi bien informé que le public, jusqu'où elles étaient poussées. Il avait pris Fanni par caprice, et il la gardait par habitude; c'était comme un ménage arrangé. Ils avaient passé la nuit au bal, s'étaient couchés sur les neuf heures, et s'étaient endormis sans façon. La nonchalance d'Alonzo aurait moins accommodé Fanni, sans la facilité de son humeur. Nos gens dormaient donc profondément dos à dos, lorsque le sultan tourna sa bague sur le bijou de Fanni. A l'instant il se mit à parler, sa maîtresse à ronfler, et Alonzo à s'éveiller.
Après avoir bâillé à plusieurs reprises: «Ce n'est pas Alonzo: quelle heure est-il? que me veut-on? dit-il, il me semble qu'il n'y a pas si longtemps que je repose; qu'on me laisse un moment.»
Monsieur allait se rendormir; mais ce n'était pas l'avis du sultan. «Quelle persécution! reprit le bijou. Encore un coup, que me veut-on? Malheur à qui a des aïeux illustres! La sotte condition que celle d'un bijou titré! Si quelque chose pouvait me consoler des fatigues de mon état, ce serait la bonté du seigneur à qui j'appartiens. Oh! pour cela, c'est bien le meilleur homme du monde. Il ne nous a jamais fait la moindre tracasserie. En revanche aussi, nous avons bien usé de la liberté qu'il nous a laissée. Où en étais-je, de par Brama, si je fusse devenu le partage d'un de ces maussades qui vont sans cesse épiant? La belle vie que nous aurions menée!»
Ici le bijou ajouta quelques mots, que Mangogul n'entendit pas, et se mit tout de suite à esquisser, avec une rapidité surprenante, une foule d'événements héroïques, comiques, burlesques, tragi-comiques, et il en était tout essoufflé lorsqu'il continua en ces termes: «J'ai quelque mémoire, comme vous voyez; mais je ressemble à tous les autres; je n'ai retenu que la plus petite partie de ce que l'on m'a confié. Contentez-vous donc de ce que je viens de vous raconter; il ne m'en revient pas davantage.
—Cela est honnête, disait Mangogul en soi-même; cependant il insistait.
—Mais que vous êtes impatientant! reprit le bijou; ne dirait-on pas que l'on n'ait rien de mieux à faire que de jaser! Allons, jasons donc, puisqu'il le faut: peut-être que quand j'aurai tout dit, il me sera permis de faire autre chose.
«Fanni ma maîtresse, continua le bijou, par un esprit de retraite qui ne se conçoit pas, quitta la cour pour s'enfermer dans son hôtel de Banza. On était pour lors au commencement de l'automne, et il n'y avait personne à la ville. Et qu'y faisait-elle donc? me demanderez-vous. Ma foi, je n'en sais rien; mais Fanni n'a jamais fait qu'une chose; et si elle s'en fût occupée, j'en serais instruit. Elle était apparemment désœuvrée: oui, je m'en souviens, nous passâmes un jour et demi à ne rien faire et à crever d'ennui.
«Je me chagrinais à périr de ce genre de vie, lorsque Amisadar s'avisa de nous en tirer.
«Ah! vous voilà, mon pauvre Amisadar; vraiment j'en suis charmée. Vous me venez fort à propos.
«—Et qui vous savait à Banza?... lui répondit Amisadar.
«—Oh! pour cela, personne: ni toi ni d'autres ne l'imagineront jamais. Tu ne devines donc pas ce qui m'a réduite ici?
«—Non; au vrai, je n'y entends rien.
«—Rien du tout?
«—Non, rien.
«—Eh bien! apprends, mon cher, que je voulais me convertir.
«—Vous convertir?
«—Eh! oui.
«—Regardez-moi un peu; mais vous êtes aussi charmante que jamais, et je ne vois rien là qui tourne à la conversion. C'est une plaisanterie.
«—Non, ma foi, c'est tout de bon. J'ai résolu de renoncer au monde; il m'ennuie.
«—C'est une fantaisie qui vous passera. Que je meure si vous êtes jamais dévote.
«—Je le serai, te dis-je; les hommes n'ont plus de bonne foi.
«—Est-ce que Mazul vous aurait manqué?
«—Non; il y a un siècle que je ne le vois plus.
«—C'est donc Zupholo?
«—Encore moins; j'ai cessé de le voir, je ne sais comment, sans y penser.
«—Ah! j'y suis; c'est le jeune Imola?
«—Bon! est-ce qu'on garde ces colifichets-là?
«—Qu'est-ce donc?
«—Je ne sais; j'en veux à toute la terre.
«—Ah! madame, vous n'avez pas raison; et cette terre, à qui vous en voulez, vous fournirait encore de quoi réparer vos pertes.
«—Amisadar, en vérité, tu crois donc qu'il y a encore de bonnes âmes échappées à la corruption du siècle, et qui savent aimer?
«—Comment, aimer! Est-ce que vous donneriez dans ces misères-là? Vous voulez être aimée, vous?
«—Eh! pourquoi non?
«—Mais songez donc, madame, qu'un homme qui aime prétend l'être, et l'être tout seul. Vous avez trop de jugement pour vous assujettir aux jalousies, aux caprices d'un amant tendre et fidèle. Rien n'est si fatigant que ces gens-là. Ne voir qu'eux, n'aimer qu'eux, ne rêver qu'eux; n'avoir de l'esprit, de l'enjouement, des charmes que pour eux; cela ne vous convient certainement pas. Il ferait beau voir que vous vous enfournassiez dans une belle passion, et que vous allassiez vous donner tous les travers d'une petite bourgeoise!
«—Mais il me semble, Amisadar, que tu as raison. Je crois qu'en effet il ne nous siérait pas de filer des amours. Changeons donc, puisqu'il faut changer. Aussi bien, je ne vois pas que ces femmes tendres qu'on nous propose pour modèles soient plus heureuses que les autres?
«—Qui vous a dit cela, madame?
«—Personne; mais cela se pressent.
«—Méfiez-vous de ces pressentiments. Une femme tendre fait son bonheur, fait le bonheur de son amant; mais ce rôle-là ne va pas à toutes les femmes.
«—Ma foi, mon cher, il ne va à personne, et toutes s'en trouvent mal. Quel avantage y aurait-il à s'attacher?
«—Mille. Une femme qui s'attache conservera sa réputation, sera souverainement estimée de celui qu'elle aime; et vous ne sauriez croire combien l'amour doit à l'estime.
«—Je n'entends rien à ces propos: tu brouilles tout, la réputation, l'amour, l'estime, et je ne sais quoi encore. Ne dirait-on pas que l'inconstance doive déshonorer! Comment! je prends un homme; je m'en trouve mal: j'en prends un autre qui ne me convient pas: je change celui-ci pour un troisième qui ne me convient pas davantage; et pour avoir eu le guignon de rencontrer mal une vingtaine de fois, au lieu de me plaindre, tu veux...
«—Je veux, madame, qu'une femme qui s'est trompée dans un premier choix n'en fasse pas un second, de peur de se tromper encore, et d'aller d'erreur en erreur.
«—Ah! quelle morale! Il me semble, mon cher, que tu m'en prêchais une autre tout à l'heure. Pourrait-on savoir comment il faudrait, à votre goût, qu'une femme fût faite?
«—Très-volontiers, madame; mais il est tard, et cela nous mènera loin...
«—Tant mieux: je n'ai personne, et tu me feras compagnie. Voilà qui est décidé, n'est-ce pas? Place-toi donc sur cette duchesse, et continue; je t'entendrai plus à mon aise.»
«Amisadar obéit, et s'assit auprès de Fanni.
«—Vous avez là, madame, lui dit-il, en se penchant vers elle, et lui découvrant la gorge, un mantelet qui vous enveloppe étrangement.
«—Tu as raison.
«—Eh! pourquoi donc cacher de si belles choses? ajouta-t-il en les baisant.
«—Allons, finissez. Savez-vous bien que vous êtes fou? Vous devenez d'une effronterie qui passe. Monsieur le moraliste, reprends un peu la conversation que tu m'as commencée.
«—Je souhaiterais donc dans ma maîtresse, reprit Amisadar, de la figure, de l'esprit, des sentiments, de la décence surtout. Je voudrais qu'elle approuvât mes soins, qu'elle ne m'éconduisît pas par des mines; qu'elle m'apprît une bonne fois si je lui plais; qu'elle m'instruisît elle-même des moyens de lui plaire davantage; qu'elle ne me celât point les progrès que je ferais dans son cœur; qu'elle n'écoutât que moi, n'eût des yeux que pour moi, ne pensât, ne rêvât que moi, n'aimât que moi, ne fût occupée que de moi, ne fît rien qui ne tendît à m'en convaincre; et que, cédant un jour à mes transports, je visse clairement que je dois tout à mon amour et au sien. Quel triomphe, madame! et qu'un homme est heureux de posséder une telle femme!
«—Mais, mon pauvre Amisadar, tu extravagues, rien n'est plus vrai. Voilà le portrait d'une femme comme il n'y en a point.
«—Je vous fais excuse, madame, il s'en trouve. J'avoue qu'elles sont rares; j'ai cependant eu le bonheur d'en rencontrer une. Hélas! si la mort ne me l'eût ravie, car ce n'est jamais que la mort qui vous enlève ces femmes-là, peut-être à présent serais-je entre ses bras.
«—Mais comment te conduisais-tu donc avec elle?
«—J'aimais éperdument; je ne manquais aucune occasion de donner des preuves de ma tendresse. J'avais la douce satisfaction de voir qu'elles étaient bien reçues. J'étais fidèle jusqu'au scrupule. On me l'était de même. Le plus ou le moins d'amour était le seul sujet de nos différends. C'est dans ces petits démêlés que nous nous développions. Nous n'étions jamais si tendres qu'après l'examen de nos cœurs. Nos caresses succédaient toujours plus vives à nos explications. Qu'il y avait alors d'amour et de vérité dans nos regards! Je lisais dans ses yeux, elle lisait dans les miens, que nous brûlions d'une ardeur égale et mutuelle!
«—Et où cela vous menait-il?
«—A des plaisirs inconnus à tous les mortels moins amoureux et moins vrais que nous.
«—Vous jouissiez?
«—Oui, je jouissais, mais d'un bien dont je faisais un cas infini. Si l'estime n'enivre pas, elle ajoute du moins beaucoup à l'ivresse. Nous nous montrions à cœur ouvert; et vous ne sauriez croire combien la passion y gagnait. Plus j'examinais, plus j'apercevais de qualités, plus j'étais transporté. Je passais à ses genoux la moitié de ma vie; je regrettais le reste. Je faisais son bonheur, elle comblait le mien. Je la voyais toujours avec plaisir, et je la quittais toujours avec peine. C'est ainsi que nous vivions; jugez à présent, madame, si les femmes tendres sont si fort à plaindre.
«—Non, elles ne le sont pas, si ce que vous me dites est vrai; mais j'ai peine à le croire. On n'aime point comme cela. Je conçois même qu'une passion telle que vous l'avez éprouvée, doit faire payer les plaisirs qu'elle donne, par de grandes inquiétudes.
«—J'en avais, madame, mais je les chérissais. Je ressentais des mouvements de jalousie. La moindre altération, que je remarquais sur le visage de ma maîtresse, portait l'alarme au fond de mon âme.
«—Quelle extravagance! Tout bien calculé, je conclus qu'il vaut encore mieux aimer comme on aime à présent; en prendre à son aise; tenir tant qu'on s'amuse; quitter dès qu'on s'ennuie, ou que la fantaisie parle pour un autre. L'inconstance offre une variété de plaisirs inconnus à vous autres transis.
«—J'avoue que cette façon convient assez à des petites-maîtresses, à des libertines; mais un homme tendre et délicat ne s'en accommode point. Elle peut tout au plus l'amuser, quand il a le cœur libre, et qu'il veut faire des comparaisons. En un mot, une femme galante ne serait pas du tout mon fait.
«—Tu as raison, mon cher Amisadar; tu penses à ravir. Mais aimes-tu quelque chose à présent?
«—Non, madame, si ce n'est vous; mais je n'ose vous le dire...
«—Ah! mon cher, ose: tu peux dire,» lui répliqua Fanni en le regardant fixement.
«Amisadar entendit cette réponse à merveille, s'avança sur le canapé, se mit à badiner avec un ruban qui descendait sur la gorge de Fanni; et on le laissa faire. Sa main, qui ne trouvait aucun obstacle, se glissait. On continuait de le charger de regards, qu'il ne mésinterprétait point. Je m'apercevais bien, moi, dit le bijou, qu'il avait raison. Il prit un baiser sur cette gorge qu'il avait tant louée. On le pressait de finir, mais d'un ton à s'offenser s'il obéissait. Aussi n'en fit-il rien. Il baisait les mains, revenait à la gorge, passait à la bouche; rien ne lui résistait. Insensiblement la jambe de Fanni se trouva sur les cuisses d'Amisadar. Il y porta la main: elle était fine. Amisadar ne manqua pas de le remarquer. On écouta son éloge d'un air distrait. A la faveur de cette inattention, la main d'Amisadar fit des progrès: elle parvint assez rapidement aux genoux. L'inattention dura, et Amisadar travaillait à s'arranger, lorsque Fanni revint à elle. Elle accusa le petit philosophe de manquer de respect; mais il fut à son tour si distrait, qu'il n'entendit rien, ou qu'il ne répondit aux reproches qu'on lui faisait, qu'en achevant son bonheur.
«Qu'il me parut charmant! dans la multitude de ceux qui l'ont précédé et suivi, aucun ne fut tant à mon gré. Je ne puis en parler sans tressaillir. Mais souffrez que je reprenne haleine: il me semble qu'il y a bien assez longtemps que je parle, pour quelqu'un qui s'en acquitte pour la première fois.»
Alonzo ne perdit pas un mot du bijou de Fanni; et il n'était pas moins pressé que Mangogul d'apprendre le reste de l'aventure; ils n'eurent le temps ni l'un ni l'autre de s'impatienter, et le bijou historien reprit en ces termes:
«Autant que j'ai pu comprendre à force de réflexions, c'est qu'Amisadar partit au bout de quelques jours pour la campagne, qu'on lui demanda raison de son séjour à la ville, et qu'il raconta son aventure avec ma maîtresse. Car quelqu'un de sa connaissance et de celle d'Amisadar, passant devant notre hôtel, demanda, par hasard ou par soupçon, si madame y était, se fit annoncer, et monta.
«Ah! madame, qui vous croirait à Banza? Et depuis quand y êtes-vous?
«—Depuis un siècle, mon cher; depuis quinze jours que j'ai renoncé à la société.
«—Pourrait-on vous demander, madame, par quelle raison?
«—Hélas! c'est qu'elle me fatiguait. Les femmes sont dans le monde d'un libertinage si étrange, qu'il n'y a plus moyen d'y tenir. Il faudrait ou faire comme elles, ou passer pour une bégueule; et franchement, l'un et l'autre me paraît fort.
«—Mais, madame, vous voilà tout à fait édifiante. Est-ce que les discours du bramine Brelibibi vous auraient convertie?
«—Non; c'est une bouffée de philosophie, une quinte de dévotion. Cela m'a surprise subitement; et il n'a pas tenu à ce pauvre Amisadar que je ne sois à présent dans la haute réforme.
«—Madame l'a donc vu depuis peu?
«—Oui, une fois ou deux...
«—Et vous n'avez vu que lui?
«—Ah! pour cela, non. C'est le seul être pensant, raisonnant, agissant, qui soit entré ici depuis l'éternité de ma retraite.
«—Cela est singulier.
«—Et qu'y a-t-il donc de singulier là dedans?...
«—Rien qu'une aventure qu'il a eue ces jours passés avec une dame de Banza, seule comme vous, dévote comme vous, retirée du monde comme vous. Mais je vais vous en faire le conte: cela vous amusera peut-être?
«—Sans doute, reprit Fanni;» et tout de suite l'ami d'Amisadar se mit à lui raconter son aventure, mot pour mot, comme moi, dit le bijou; et quand il en fut où j'en suis...
«—Eh bien! madame, qu'en pensez-vous? lui dit-il; Amisadar n'est-il pas fortuné?
«—Mais, lui répondit Fanni, Amisadar est peut-être un menteur; croyez-vous qu'il y ait des femmes assez osées pour s'abandonner sans pudeur?...
«—Mais considérez, madame, lui répliqua Marsupha, qu'Amisadar n'a nommé personne, et qu'il n'est pas vraisemblable qu'il nous en ait imposé.
«—J'entrevois ce que c'est, reprit Fanni: Amisadar a de l'esprit; il est bien fait: il aura donné à cette pauvre recluse des idées de volupté qui l'auront entraînée. Oui, c'est cela. Ces gens-là sont dangereux pour qui les écoute; et entre eux Amisadar est unique...
«—Quoi donc, madame, interrompit Marsupha, Amisadar serait-il le seul homme qui sût persuader, et ne rendrez-vous point justice à d'autres qui méritent autant que lui un peu de part dans votre estime?
«—Et de qui parlez-vous, s'il vous plaît?
«—De moi, madame, qui vous trouve charmante, et...
«—C'est pour plaisanter, je crois. Envisagez-moi donc, Marsupha. Je n'ai ni rouge ni mouches. Le battant-l'œil ne me va point. Je suis à faire peur...
«—Vous vous trompez, madame: ce déshabillé vous sied à ravir. Il vous donne un air si touchant, si tendre!...»
«A ces propos galants Marsupha en ajouta d'autres. Je me mis insensiblement de la conversation; et quand Marsupha eut fini avec moi, il reprit avec ma maîtresse:
«Sérieusement, Amisadar a tenté votre conversion? c'est un homme admirable pour les conversions! Pourriez-vous me communiquer un échantillon de sa morale? Je gagerais bien qu'elle diffère peu de la mienne.
«—Nous avons traité certains points de galanterie à fond. Nous avons analysé la différence de la femme tendre et de la femme galante. Il en est, lui, pour les femmes tendres.
«—Et vous aussi sans doute?...
«—Point du tout, mon cher. Je me suis épuisée à lui démontrer que nous étions toutes les unes comme les autres, et que nous agissions par les mêmes principes. Il n'est pas de cet avis. Il établit des distinctions à l'infini, mais qui n'existent, je crois, que dans son imagination. Il s'est fait je ne sais quelle créature idéale, une chimère de femme, un être de raison coiffé.
«—Madame, lui répondit Marsupha, je connais Amisadar. C'est un garçon qui a du sens et qui a fréquenté les femmes. S'il vous a dit qu'il y en avait...
«—Oh! qu'il y en ait ou qu'il n'y en ait pas, je ne m'accommoderais point de leurs façons, interrompit Fanni.
«—Je le crois, lui répondit Marsupha: aussi vous avez pris une sorte de conduite plus conforme à votre naissance et à votre mérite. Il faut abandonner ces bégueules à des philosophes; elles sécheraient sur pied à la cour...»
Le bijou de Fanni se tut en cet endroit. Une des qualités principales de ces orateurs, c'était de s'arrêter à propos. Ils parlaient, comme s'ils n'eussent fait autre chose de leur vie; d'où quelques auteurs avaient conclu que c'étaient de pures machines. Et voici comment ils raisonnaient. Ici l'auteur africain rapporte tout au long l'argument métaphysique des Cartésiens contre l'âme des bêtes, qu'il applique avec toute la sagacité possible au caquet des bijoux. En un mot, son avis est que les bijoux parlaient comme les oiseaux chantent; c'est-à-dire, si parfaitement sans avoir appris, qu'ils étaient sifflés sans doute par quelque intelligence supérieure.
Et de son prince, qu'en fait-il? me demandez-vous. Il l'envoie dîner chez la favorite, du moins c'est là que nous le trouverons dans le chapitre suivant.
CHAPITRE XLIV.
HISTOIRE DES VOYAGES DE SÉLIM.
Mangogul, qui ne songeait qu'à varier ses plaisirs, et multiplier les essais de son anneau, après avoir questionné les bijoux les plus intéressants de sa cour, fut curieux d'entendre quelques bijoux de la ville; mais comme il augurait assez mal de ce qu'il en pourrait apprendre, il eût fort désiré les consulter à son aise, et s'épargner la peine de les aller chercher.
Comment les faire venir? c'est ce qui l'embarrassait.
«Vous voilà bien en peine à propos de rien, lui dit Mirzoza. Vous n'avez, seigneur, qu'à donner un bal, et je vous promets ce soir plus de ces harangueurs, que vous n'en voudrez écouter.
—Joie de mon cœur! vous avez raison, lui répondit Mangogul; votre expédient est même d'autant meilleur, que nous n'aurons, à coup sûr, que ceux dont nous aurons besoin.
Sur-le-champ, ordre au Kislar-Agasi, et au trésorier des plaisirs, de préparer la fête, et de ne distribuer que quatre mille billets. On savait apparemment là, mieux qu'ailleurs, la place que pouvaient occuper six mille personnes.
En attendant l'heure du bal, Sélim, Mangogul et la favorite se mirent à parler nouvelles.
«Madame sait-elle, dit Sélim à la favorite, que le pauvre Codindo est mort?
—En voilà le premier mot: et de quoi est-il mort? demanda la favorite.
—Hélas! madame, lui répondit Sélim, c'est une victime de l'attraction. Il s'était entêté, dès sa jeunesse, de ce système, et la cervelle lui en a tourné sur ses vieux jours.
—Et comment cela? dit la favorite.
—Il avait trouvé, continua Sélim, selon les méthodes d'Halley et de Circino, deux célèbres astronomes du Monoémugi, qu'une certaine comète qui a tant fait de bruit sur la fin du règne de Kanoglou, devait reparaître avant-hier; et dans la crainte qu'elle ne doublât le pas, et qu'il n'eût pas le bonheur de l'apercevoir le premier, il prit le parti de passer la nuit sur son donjon, et il avait encore hier, à neuf heures du matin, l'œil collé à la lunette. Son fils, qui craignait qu'il ne fût incommodé d'une si longue séance, s'approcha de lui sur les huit heures, le tira par la manche et l'appela plusieurs fois:
«Mon père, mon père;» point de réponse: «Mon père, mon père,» réitéra le petit Codindo.
«—Elle va passer, répondit Codindo; elle passera. Oh! parbleu, je la verrai!
«—Mais, vous n'y pensez pas, mon père, il fait un brouillard effroyable...
«—Je veux la voir; je la verrai, te dis-je.
«Le jeune homme, convaincu par ces réponses, que son malheureux père brouillait, se mit à crier au secours. On vint, on envoya chercher Farfadi, et j'étais chez lui, car il est mon médecin, lorsque le domestique de Codindo est arrivé...
«Vite, vite, monsieur, dépêchez-vous; le vieux Codindo, mon maître.
«—Eh bien! qu'y a-t-il, Champagne? Qu'est-il arrivé à ton maître?
«—Monsieur, il est devenu fou.
«—Ton maître est fou?...
«—Eh! oui, monsieur. Il crie qu'il veut voir des bêtes, qu'il verra des bêtes; qu'il en viendra. Monsieur l'apothicaire y est déjà, et l'on vous attend. Venez vite.
«—Manie! disait Farfadi en mettant sa robe et cherchant son bonnet carré; manie, accès terrible de manie! Puis s'adressant au domestique: Champagne, lui demandait-il, ton maître ne voit-il pas des papillons? n'arrache-t-il pas les petits flocons de sa couverture?
«—Eh! non, monsieur, lui répondit Champagne. Le pauvre homme est au haut de son observatoire, où sa femme, ses filles et son fils le tiennent à quatre. Venez vite, vous trouverez votre bonnet carré demain.»
«La maladie de Codindo me parut plaisante: Farfadi monta dans mon carrosse, et nous allâmes ensemble à l'observatoire. Nous entendîmes, du bas de l'escalier, Codindo qui criait comme un furieux: «Je veux voir la comète; je la verrai; retirez-vous, coquins!»
«Apparemment que sa famille, n'ayant pu le déterminer à descendre dans son appartement, avait fait monter son lit au haut de son donjon; car nous le trouvâmes couché. On avait appelé l'apothicaire du quartier, et le bramine de la paroisse, qui lui cornait aux oreilles, lorsque nous arrivâmes:
«Mon frère, mon cher frère, il y va de votre salut; vous ne pouvez, en sûreté de conscience, attendre une comète à l'heure qu'il est; vous vous damnez...
«—C'est mon affaire, lui disait Codindo...
«—Que répondrez-vous à Brama devant qui vous allez paraître? reprenait le bramine.
«—Monsieur le curé, lui répliquait Codindo sans quitter l'œil de la lunette, je lui répondrai que c'est votre métier de m'exhorter pour mon argent, et celui de monsieur l'apothicaire que voilà, de me vanter son eau tiède; que monsieur le médecin fait son devoir de me tâter le pouls, et de n'y rien connaître, et moi le mien d'attendre la comète.»
«On eut beau le tourmenter, on n'en tira pas davantage: il continua d'observer avec un courage héroïque, et il est mort dans sa gouttière, la main gauche sur l'œil du même côté, la droite posée sur le tuyau du télescope, et l'œil droit appliqué au verre oculaire, entre son fils, qui lui criait qu'il avait commis une erreur de calcul, son apothicaire qui lui proposait un remède, son médecin qui prononçait, en hochant de la tête, qu'il n'y avait plus rien à faire, et son curé, qui lui disait: «Mon frère, faites un acte de contrition, et recommandez-vous à Brama...»
—Voilà, dit Mangogul, ce qui s'appelle mourir au lit d'honneur.
—Laissons, ajouta la favorite, reposer en paix ce pauvre Codindo, et passons à quelque objet plus agréable.»
Puis, s'adressant à Sélim:
«Seigneur, lui dit-elle, à votre âge, galant comme vous êtes, dans une cour où régnaient les plaisirs, avec l'esprit, les talents et la bonne mine que vous avez, il n'est pas étonnant que les bijoux vous aient préconisé. Je les soupçonne même de n'avoir pas accusé tout ce qu'ils savent sur votre compte. Je ne vous demande pas le supplément; vous pourriez avoir de bonnes raisons pour le refuser. Mais après toutes les aventures dont vous ont honoré ces messieurs, vous devez connaître les femmes; et c'est une de ces choses sans conséquence dont vous pouvez convenir.
—Ce compliment, madame, lui répondit Sélim, eût flatté mon amour-propre à l'âge de vingt ans: mais j'ai de l'expérience; et une de mes premières réflexions, c'est que plus on pratique en ce genre, et moins on acquiert de lumière. Moi, connaître les femmes! passe pour les avoir beaucoup étudiées.
—Eh bien! qu'en pensez-vous? lui demanda la favorite.
—Madame, répondit Sélim, quoi que leurs bijoux en aient publié, je les tiens toutes pour très-respectables.
—En vérité, mon cher, lui dit le sultan, vous mériteriez d'être bijou; vous n'auriez pas besoin de muselière.
—Sélim, ajouta la sultane, laissez là le ton satirique, et parlez-nous vrai.
—Madame, lui répondit le courtisan, je pourrais mêler à mon récit des traits désagréables; ne m'imposez pas la loi d'offenser un sexe qui m'a toujours assez bien traité, et que je révère par...
—Eh! toujours de la vénération! Je ne connais rien de si caustique que ces gens doucereux, quand ils s'y mettent, interrompit Mirzoza; et, s'imaginant que c'était par égard pour elle que Sélim se défendait: Que ma présence ne vous en impose point, ajouta-t-elle: nous cherchons à nous amuser; et je m'engage, parole d'honneur, à m'appliquer tout ce que vous direz d'obligeant de mon sexe, et de laisser le reste aux autres femmes. Vous avez donc beaucoup étudié les femmes? Eh bien! faites-nous le récit du cours de vos études: il a été des plus brillants, à en juger par les succès connus; et il est à présumer qu'ils ne sont pas démentis par ceux qu'on ignore.»
Le vieux courtisan céda à ses instances, et commença de la sorte:
«Les bijoux ont beaucoup parlé de moi, j'en conviens; mais ils n'ont pas tout dit. Ceux qui pouvaient compléter mon histoire ou ne sont plus, ou ne sont point dans nos climats, et ceux qui l'ont commencée n'ont qu'effleuré la matière. J'ai observé jusqu'à présent le secret inviolable que je leur avais promis, quoique je fusse plus fait qu'eux pour parler; mais puisqu'ils ont rompu le silence, il semble qu'ils m'ont dispensé de le garder.
«Né avec un tempérament de feu, je connus à peine ce que c'était qu'une belle femme, que je l'aimai. J'eus des gouvernantes que je détestai; mais, en récompense, je me plus beaucoup avec les femmes de chambre de ma mère. Elles étaient pour la plupart jeunes et jolies: elles s'entretenaient, se déshabillaient, s'habillaient devant moi sans précaution, m'exhortaient même à prendre des libertés avec elles; et mon esprit, naturellement porté à la galanterie, mettait tout à profit. Je passai à l'âge de cinq ou six ans entre les mains des hommes avec ces lumières; et Dieu sait comment elles s'étendirent, lorsqu'on me mit sous les yeux les anciens auteurs, et que mes maîtres m'interprétèrent certains endroits, dont peut-être ils ne pénétraient point eux-mêmes le sens. Les pages de mon père m'apprirent quelques gentillesses de collége; et la lecture de l'Aloysia[89], qu'ils me prêtèrent, me donna toutes les envies du monde de me perfectionner. J'avais alors quatorze ans.
[89] Joannis Meursii Elegantiæ latini sermonis, seu Aloysia Sigea Toletana, de arcanis amoris et Veneris. Mauvais livre souvent réimprimé et traduit. L'auteur n'est point la savante et vertueuse Portugaise Louise Sigea, mais un avocat de Grenoble, Nicolas Chorier.
«Je jetai les yeux autour de moi, cherchant entre les femmes qui fréquentaient dans la maison celle à qui je m'adresserais; mais toutes me parurent également propres à me défaire d'une innocence qui m'embarrassait. Un commencement de liaison, et plus encore le courage que je me sentais d'attaquer une personne de mon âge, et qui me manquait vis-à-vis des autres, me décidèrent pour une de mes cousines. Émilie, c'était son nom, était jeune, et moi aussi: je la trouvai jolie, et je lui plus: elle n'était pas difficile; et j'étais entreprenant: j'avais envie d'apprendre, et elle n'était pas moins curieuse de savoir. Nous nous faisions souvent des questions très-ingénues et très-fortes: et un jour elle trompa la vigilance de ses gouvernantes, et nous nous instruisîmes. Ah! que la nature est un grand maître! elle nous mit bientôt au fait du plaisir, et nous nous abandonnâmes à son impulsion, sans aucun pressentiment sur les suites: ce n'était pas le moyen de les prévenir. Émilie eut des indispositions qu'elle cacha d'autant moins, qu'elle n'en soupçonnait pas la cause. Sa mère la questionna, lui tira l'aveu de notre commerce, et mon père en fut instruit. Il m'en fit des réprimandes mêlées d'un air de satisfaction; et sur-le-champ il fut décidé que je voyagerais. Je partis avec un gouverneur chargé de veiller attentivement sur ma conduite, et de ne la point gêner; et cinq mois après j'appris, par la gazette, qu'Émilie était morte de la petite-vérole; et par une lettre de mon père, que la tendresse qu'elle avait eue pour moi lui coûtait la vie. Le premier fruit de mes amours sert avec distinction dans les troupes du sultan: je l'ai toujours soutenu par mon crédit; et il ne me connaît encore que pour son protecteur.
«Nous étions à Tunis, lorsque je reçus la nouvelle de sa naissance et de la mort de sa mère: j'en fus vivement touché; et j'en aurais été, je crois, inconsolable, sans l'intrigue que j'avais liée avec la femme d'un corsaire, qui ne me laissait pas le temps de me désespérer: la Tunisienne était intrépide; j'étais fou: et tous les jours, à l'aide d'une échelle de corde qu'elle me jetait, je passais de notre hôtel sur sa terrasse, et de là dans un cabinet où elle me perfectionnait; car Émilie ne m'avait qu'ébauché. Son époux revint de course précisément dans le temps que mon gouverneur, qui avait ses instructions, me pressait à passer en Europe; je m'embarquai sur un vaisseau qui partait pour Lisbonne; mais ce ne fut pas sans avoir fait et réitéré des adieux fort tendres à Elvire, dont je reçus le diamant que vous voyez.
«Le bâtiment que nous montions était chargé de marchandises; mais la femme du capitaine était la plus précieuse à mon gré: elle avait à peine vingt ans: son mari en était jaloux comme un tigre, et ce n'était pas tout à fait sans raison. Nous ne tardâmes pas à nous entendre tous: Dona Velina conçut tout d'un coup qu'elle me plaisait, moi que je ne lui étais pas indifférent, et son époux qu'il nous gênait; le marin résolut aussitôt de ne pas désemparer que nous ne fussions au port de Lisbonne; je lisais dans les yeux de sa chère épouse combien elle enrageait des assiduités de son mari; les miens lui déposaient les mêmes choses, et l'époux nous comprenait à merveille. Nous passâmes deux jours entiers dans une soif de plaisir inconcevable; et nous en serions morts à coup sûr, si le ciel ne s'en fût mêlé; mais il aide toujours les âmes en peine. A peine avions-nous passé le détroit de Gibraltar, qu'il s'éleva une tempête furieuse. Je ne manquerais pas, madame, de faire siffler les vents à vos oreilles, et gronder la foudre sur votre tête, d'enflammer le ciel d'éclairs, de soulever les flots jusqu'aux nues, et de vous décrire la tempête la plus effrayante que vous ayez jamais rencontrée dans aucun roman, si je ne vous faisais une histoire; je vous dirai seulement que le capitaine fut forcé, par les cris des matelots, de quitter sa chambre, et de s'exposer à un danger par la crainte d'un autre: il sortit avec mon gouverneur, et je me précipitai sans hésiter entre les bras de ma belle Portugaise, oubliant tout à fait qu'il y eût une mer, des orages, des tempêtes; que nous étions portés sur un frêle vaisseau, et m'abandonnant sans réserve à l'élément perfide. Notre course fut prompte; et vous jugez bien, madame, que, par le temps qu'il faisait, je vis bien du pays en peu d'heures: nous relâchâmes à Cadix, où je laissai à la signora une promesse de la rejoindre à Lisbonne, s'il plaisait à mon mentor, dont le dessein était d'aller droit à Madrid.
«Les Espagnoles sont plus étroitement resserrées et plus amoureuses que nos femmes: l'amour se traite là par des espèces d'ambassadrices qui ont ordre d'examiner les étrangers, de leur faire des propositions, de les conduire, de les ramener, et les dames se chargent du soin de les rendre heureux. Je ne passai point par ce cérémonial, grâce à la conjoncture. Une grande révolution venait de placer sur le trône de ce royaume un prince du sang de France; son arrivée et son couronnement donnèrent lieu à des fêtes à la cour, où je parus alors: je fus accosté dans un bal; on me proposa un rendez-vous pour le lendemain; je l'acceptai, et je me rendis dans une petite maison, où je ne trouvai qu'un homme masqué, le nez enveloppé dans un manteau, qui me rendit un billet par lequel dona Oropeza remettait la partie au jour suivant, à pareille heure. Je revins, et l'on m'introduisit dans un appartement assez somptueusement meublé, et éclairé par des bougies: ma déesse ne se fit point attendre; elle entra sur mes pas, et se précipita dans mes bras sans dire mot, et sans quitter son masque. Était-elle laide? était-elle jolie? c'est ce que j'ignorais; je m'aperçus seulement, sur le canapé où elle m'entraîna, qu'elle était jeune, bien faite, et qu'elle aimait le plaisir: lorsqu'elle se crut satisfaite de mes éloges, elle se démasqua, et me montra l'original du portrait que vous voyez dans cette tabatière.»
Sélim ouvrit et présenta en même temps à la favorite une boîte d'or d'un travail exquis, et enrichie de pierreries.
«Le présent est galant! dit Mangogul.
—Ce que j'en estime le plus, ajouta la favorite, c'est le portrait. Quels yeux! quelle bouche! quelle gorge! mais tout cela n'est-il point flatté?
—Si peu, madame, répondit Sélim, qu'Oropeza m'aurait peut-être fixé à Madrid, si son époux, informé de notre commerce, ne l'eût troublé par ses menaces. J'aimais Oropeza, mais j'aimais encore mieux la vie; ce n'était pas non plus l'avis de mon gouverneur, que je m'exposasse à être poignardé du mari, pour jouir quelques mois de plus de la femme: j'écrivis donc à la belle Espagnole une lettre d'adieux fort touchants, que je tirai de quelque roman du pays, et je partis pour la France.
«Le monarque qui régnait alors en France était grand-père du roi d'Espagne, et sa cour passait avec raison pour la plus magnifique, la plus polie et la plus galante de l'Europe: j'y parus comme un phénomène.
«—Un jeune seigneur du Congo, disait une belle marquise; eh! mais cela doit être fort plaisant; ces hommes-là valent mieux que les nôtres. Le Congo, je crois, n'est pas loin de Maroc.»
«On arrangeait des soupers dont je devais être. Pour peu que mon discours fût sensé, on le trouvait délié, admirable; on se récriait, parce qu'on m'avait d'abord fait l'honneur de soupçonner que je n'avais pas le sens commun.
«—Il est charmant, reprenait avec vivacité une autre femme de cour: quel meurtre de laisser retourner une jolie figure comme celle-là dans un vilain pays où les femmes sont gardées à vue par des hommes qui ne le sont plus! Est-il vrai, monsieur? on dit qu'ils n'ont rien: cela est bien déparant pour un homme...»
«—Mais, ajoutait une autre, il faut fixer ici ce grand garçon-là; il a de la naissance: quand on ne le ferait que chevalier de Malte; je m'engage, si l'on veut, à lui procurer de l'emploi; et la duchesse Victoria, mon amie de tous les temps, parlera en sa faveur au roi, s'il le faut.»
«J'eus bientôt des preuves non suspectes de leur bienveillance; et je mis la marquise en état de prononcer sur le mérite des habitants de Maroc et du Congo; j'éprouvai que l'emploi que la duchesse et son amie m'avaient promis était difficile à remplir, et je m'en défis. C'est dans ce séjour que j'appris à former de belles passions de vingt-quatre heures; je circulai pendant six mois dans un tourbillon, où le commencement d'une aventure n'attendait point la fin d'une autre: on n'en voulait qu'à la jouissance; tardait-elle à venir, ou était-elle obtenue, on volait à de nouveaux plaisirs.
—Que me dites-vous là, Sélim? interrompit la favorite; la décence est donc inconnue dans ces contrées?
—Pardonnez-moi, madame, répondit le vieux courtisan; on n'a que ce mot à la bouche: mais les Françaises ne sont pas plus esclaves de la chose que leurs voisines.
—Et quelles voisines? demanda Mirzoza.
—Les Anglaises, repartit Sélim, femmes froides et dédaigneuses en apparence, mais emportées, voluptueuses et vindicatives, moins spirituelles et plus raisonnables que les Françaises: celles-ci aiment le jargon des sentiments; celles-là préfèrent l'expression du plaisir. Mais à Londres comme à Paris, on s'aime, on se quitte, on renoue pour se quitter encore. De la fille d'un lord Bishop[90] (ce sont des espèces de bramines, mais qui ne gardent pas le célibat), je passai à la femme d'un chevalier baronnet: tandis qu'il s'échauffait dans le parlement à soutenir les intérêts de la nation contre les entreprises de la cour, nous avions dans sa maison, sa femme et moi, bien d'autres débats; mais le parlement finit, et madame fut contrainte de suivre son chevalier dans sa gentilhommière: je me rabattis sur la femme d'un colonel dont le régiment était en garnison sur les côtes; j'appartins ensuite à la femme du lord-maire. Ah! quelle femme! je n'aurais jamais revu le Congo, si la prudence de mon gouverneur, qui me voyait dépérir, ne m'eût tiré de cette galère. Il supposa des lettres de ma famille qui me redemandait avec empressement, et nous nous embarquâmes pour la Hollande; notre dessein était de traverser l'Allemagne et de nous rendre en Italie, où nous comptions sur des occasions fréquentes de repasser en Afrique.
[90] Évêque.
«Nous ne vîmes la Hollande qu'en poste: notre séjour ne fut guère plus long en Allemagne; toutes les femmes de condition y ressemblent à des citadelles importantes qu'il faut assiéger dans les formes: on en vient à bout; mais les approches demandent tant de mesures; ce sont tant de si et de mais, quand il s'agit de régler les articles de la capitulation, que ces conquêtes m'ennuyèrent bientôt.
«Je me souviendrai toute ma vie du propos d'une Allemande de la première qualité, sur le point de m'accorder ce qu'elle n'avait pas refusé à beaucoup d'autres.
«—Ah! s'écria-t-elle douloureusement, que dirait le grand Alziki mon père, s'il savait que je m'abandonne à un petit Congo comme vous?
«—Rien, madame, lui répliquai-je: tant de grandeur m'épouvante, et je me retire:» ce fut sagement fait à moi; et si j'avais compromis son altesse avec ma médiocrité, j'aurais pu m'en ressouvenir: Brama, qui protége les saines contrées que nous habitons, m'inspira sans doute dans cet instant critique.
«Les Italiennes, que nous pratiquâmes ensuite, ne se montent point si haut. C'est avec elles que j'appris les modes du plaisir. Il y a, dans ces raffinements, du caprice et de la bizarrerie; mais vous me le pardonnerez, mesdames, il en faut quelquefois pour vous plaire. J'ai apporté de Florence, de Venise et de Rome plusieurs recettes joyeuses, inconnues jusqu'à moi dans nos contrées barbares. J'en renvoie toute la gloire aux Italiennes qui me les communiquèrent.
«Je passai quatre ans ou environ en Europe, et je rentrai par l'Égypte dans cet empire, formé comme vous voyez, et muni des rares découvertes de l'Italie, que je divulguai sur-le-champ.»
Ici l'auteur africain dit que Sélim s'étant aperçu que les lieux communs qu'il venait de débiter à la favorite sur les aventures qu'il avait eues en Europe, et sur les caractères des femmes des contrées qu'il avait parcourues, avaient profondément assoupi Mangogul, craignit de le réveiller, s'approcha de la favorite, et continua d'une voix plus basse.
«Madame, lui dit-il, si je n'appréhendais de vous avoir fatiguée par un récit qui n'a peut-être été que trop long, je vous raconterais l'aventure par laquelle je débutai en arrivant à Paris: je ne sais comment elle m'est échappée.
—Dites, mon cher, lui répondit la favorite; je vais redoubler d'attention, et vous dédommager, autant qu'il est en moi, de celle du sultan qui dort.
—Nous avions pris à Madrid, continua Sélim, des recommandations pour quelques seigneurs de la cour de France, et nous nous trouvâmes, tout en débarquant, assez bien faufilés. On était alors dans la belle saison, et nous allions nous promener le soir au Palais-Royal, mon gouverneur et moi. Nous y fûmes un jour abordés par quelques petits-maîtres, qui nous montrèrent les plus jolies femmes, et nous firent leur histoire vraie ou fausse, ne s'oubliant point dans tout cela, comme vous pensez bien. Le jardin était déjà peuplé d'un grand nombre de femmes; mais il en vint sur les huit heures un renfort considérable. A la quantité de leurs pierreries, à la magnificence de leurs ajustements, et à la foule de leurs poursuivants, je les pris au moins pour des duchesses. J'en dis ma pensée à un des jeunes seigneurs de la compagnie, et il me répondit qu'il s'apercevait bien que j'étais connaisseur, et que, si je voulais, j'aurais le plaisir de souper le soir même avec quelques-unes des plus aimables. J'acceptai son offre, et à l'instant il glissa le mot à l'oreille de deux ou trois de ses amis, qui s'éparpillèrent dans la promenade, et revinrent en moins d'un quart d'heure nous rendre compte de leur négociation. «Messieurs, nous dirent-ils, on vous attendra ce soir à souper chez la duchesse Astérie.» Ceux qui n'étaient pas de la partie se récrièrent sur notre bonne fortune: on fit encore quelques tours: on se sépara, et nous montâmes en carrosse pour en aller jouir.
«Nous descendîmes à une petite porte, au pied d'un escalier fort étroit, d'où nous grimpâmes à un second, dont je trouvai les appartements plus vastes et mieux meublés qu'ils ne me paraîtraient à présent. On me présenta à la maîtresse du logis, à qui je fis une révérence des plus profondes, que j'accompagnai d'un compliment si respectueux, qu'elle en fut presque déconcertée. On servit, et on me plaça à côté d'une petite personne charmante, qui se mit à jouer la duchesse tout au mieux. En vérité, je ne sais comment j'osai en tomber amoureux: cela m'arriva cependant.
—Vous avez donc aimé une fois dans votre vie? interrompit la favorite.
—Eh! oui, madame, lui répondit Sélim, comme on aime à dix-huit ans, avec une extrême impatience de conclure une affaire entamée. Je ne dormis point de la nuit, et dès la pointe du jour, je me mis à composer à ma belle inconnue la lettre du monde la plus galante. Je l'envoyai, on me répondit, et j'obtins un rendez-vous. Ni le ton de la réponse, ni la facilité de la dame, ne me détrompèrent point, et je courus à l'endroit marqué, fortement persuadé que j'allais posséder la femme ou la fille d'un premier ministre. Ma déesse m'attendait sur un grand canapé: je me précipitai à ses genoux; je lui pris la main, et la lui baisant avec la tendresse la plus vive, je me félicitai sur la faveur qu'elle daignait m'accorder. «Est-il bien vrai, lui dis-je, que vous permettez à Sélim de vous aimer et de vous le dire, et qu'il peut, sans vous offenser, se flatter du plus doux espoir?» En achevant ces mots, je pris un baiser sur sa gorge; et comme elle était renversée, je me préparais assez vivement à soutenir ce début, lorsqu'elle m'arrêta, et me dit:
«—Tiens, mon ami, tu es joli garçon; tu as de l'esprit; tu parles comme un ange; mais il me faut quatre louis.
«—Comment dites-vous? l'interrompis-je...
«—Je te dis, reprit-elle, qu'il n'y a rien à faire, si tu n'as pas tes quatre louis...
«—Quoi! mademoiselle, lui répondis-je tout étonné, vous ne valez que cela? c'était bien la peine d'arriver du Congo pour si peu de chose.»
«Et sur-le-champ, je me rajuste, je me précipite dans l'escalier, et je pars.
«Je commençai, madame, comme vous voyez, à prendre des actrices pour des princesses.
—J'en suis du dernier étonnement, reprit Mirzoza; car enfin la différence est si grande!
—Je ne doute point, reprit Sélim, qu'il ne leur ait échappé cent impertinences; mais que voulez-vous? un étranger, un jeune homme n'y regarde pas de si près. On m'avait fait dans le Congo tant de mauvais contes sur la liberté des Européennes...»
Sélim en était là, lorsque Mangogul se réveilla.
«Je crois, Dieu me damne, dit-il en bâillant et se frottant les yeux, qu'il est encore à Paris. Pourrait-on vous demander, beau conteur, quand vous espérez être de retour à Banza, et si j'ai longtemps encore à dormir? Car il est bon, l'ami, que vous sachiez qu'il n'est pas possible d'entamer en ma présence un voyage, que les bâillements ne me prennent. C'est une mauvaise habitude que j'ai contractée en lisant Tavernier et les autres.
—Prince, lui répondit Sélim, il y a plus d'une heure que je suis de retour à Banza.
—Je vous en félicite, reprit le sultan; puis s'adressant à la sultane: Madame, lui dit-il, voilà l'heure du bal; nous partirons, si la fatigue du voyage vous le permet.
—Prince, lui répondit Mirzoza, me voilà prête.»
Mangogul et Sélim avaient déjà leurs dominos; la favorite prit le sien; le sultan lui donna la main, et ils se rendirent dans la salle de bal, où ils se séparèrent, pour se disperser dans la foule. Sélim les y suivit, et moi aussi, dit l'auteur africain, quoique j'eusse plus envie de dormir que de voir danser...
CHAPITRE XLV.
VINGT-QUATRIÈME ET VINGT-CINQUIÈME ESSAIS DE L'ANNEAU.
BAL MASQUÉ, ET SUITE DU BAL MASQUÉ.
Les bijoux les plus extravagants de Banza ne manquèrent pas d'accourir où le plaisir les appelait. Il en vint en carrosse bourgeois; il en vint par les voitures publiques, et même quelques-uns à pied. Je ne finirais point, dit l'auteur africain dont j'ai l'honneur d'être le caudataire, si j'entrais dans le détail des niches que leur fit Mangogul. Il donna plus d'exercice à sa bague dans cette nuit seule, qu'elle n'en avait eu depuis qu'il la tenait du génie. Il la tournait, tantôt sur l'une, tantôt sur l'autre, souvent sur une vingtaine à la fois: c'était alors qu'il se faisait un beau bruit; l'un s'écriait d'une voix aigre: Violons, le Carillon de Dunkerque, s'il vous plaît; l'autre, d'une voix rauque: Et moi je veux les Sautriots; et moi les Tricotets, disait un troisième; et une multitude à la fois: Des contredanses usées, comme la Bourrée, les Quatre Faces, la Calotine, la Chaîne, le Pistolet, la Mariée, le Pistolet, le Pistolet. Tous ces cris étaient lardés d'un million d'extravagances. L'on entendait d'un côté: Peste soit du nigaud! Il faut l'envoyer à l'école; de l'autre: Je m'en retournerai donc sans étrenner? Ici: Qui payera mon carrosse? là: Il m'est échappé; mais je chercherai tant, qu'il se retrouvera; ailleurs: A demain; mais vingt louis au moins; sans cela, rien de fait; et partout des propos qui décelaient des désirs ou des exploits.
Dans ce tumulte, une petite bourgeoise, jeune et jolie, démêla Mangogul, le poursuivit, l'agaça, et parvint à déterminer son anneau sur elle. On entendit à l'instant son bijou s'écrier: «Où courez-vous? Arrêtez, beau masque; ne soyez point insensible à l'ardeur d'un bijou qui brûle pour vous.» Le sultan, choqué de cette déclaration téméraire, résolut de punir celle qui l'avait hasardée. Il disparut, et chercha parmi ses gardes quelqu'un qui fût à peu près de sa taille, lui céda son masque et son domino, et l'abandonna aux poursuites de la petite bourgeoise, qui, toujours trompée par les apparences, continua à dire mille folies à celui qu'elle prenait pour Mangogul.
Le faux sultan ne fut pas bête; c'était un homme qui savait parler par signes; il en fit un qui attira la belle dans un endroit écarté, où elle se prit, pendant plus d'une heure, pour la sultane favorite, et Dieu sait les projets qui lui roulèrent dans la tête; mais l'enchantement dura peu. Lorsqu'elle eut accablé le prétendu sultan de caresses, elle le pria de se démasquer; il le fit, et montra une physionomie armée de deux grands crocs, qui n'appartenaient point du tout à Mangogul.
«Ah! fi, s'écria la petite bourgeoise: Fi...
—Eh! mon petit tame, lui répondit le Suisse, qu'avoir vous? Moi l'y croire vous avoir rentu d'assez bons services pour que vous l'y être pas fâchée de me connaître.»
Mais sa déesse ne s'amusa point à lui répondre, s'échappa brusquement de ses mains, et se perdit dans la foule.
Ceux d'entre les bijoux qui n'aspirèrent pas à de si grands honneurs, ne laissèrent pas que de rencontrer le plaisir, et tous reprirent la route de Banza, fort satisfaits de leur voyage.
L'on sortait du bal lorsque Mangogul entendit deux de ses principaux officiers qui se parlaient avec vivacité. «C'est ma maîtresse, disait l'un: je suis en possession depuis un an, et vous êtes le premier qui vous soyez avisé de courir sur mes brisées. A propos de quoi me troubler? Nassès, mon ami, adressez-vous ailleurs: vous trouverez cent femmes aimables qui se tiendront pour trop heureuses de vous avoir.
—J'aime Amine, répondait Nassès; je ne vois qu'elle qui me plaise. Elle m'a donné des espérances, et vous trouverez bon que je les suive.
—Des espérances! reprit Alibeg.
—Oui, des espérances...
—Morbleu! cela n'est point...
—Je vous dis, monsieur, que cela est, et que vous me ferez raison sur l'heure du démenti que vous me donnez.»
A l'instant ils descendirent le grand perron; ils avaient déjà le cimeterre tiré, et ils allaient finir leur démêlé d'une façon tragique, lorsque le sultan les arrêta, et leur défendit de se battre avant que d'avoir consulté leur Hélène.
Ils obéirent et se rendirent chez Amine, où Mangogul les suivit de près. «Je suis excédée du bal, leur dit-elle; les yeux me tombent. Vous êtes de cruelles gens, de venir au moment que j'allais me mettre au lit: mais vous avez tous deux un air singulier. Pourrait-on savoir ce qui vous amène?...
—C'est une bagatelle, lui répondit Alibeg: monsieur se vante, et même assez hautement, ajouta-t-il en montrant son ami, que vous lui donnez des espérances. Madame, qu'en est-il?...»
Amine ouvrait la bouche; mais le sultan tournant sa bague dans le même instant, elle se tut, et son bijou répondit pour elle... «Il me semble que Nassès se trompe: non, ce n'est pas à lui que madame en veut. N'a-t-il pas un grand laquais qui vaut mieux que lui? Oh! que ces hommes sont sots de croire que des dignités, des honneurs, des titres, des noms, des mots vides de sens, en imposent à des bijoux! Chacun a sa philosophie, et la nôtre consiste principalement à distinguer le mérite de la personne, le vrai mérite, de celui qui n'est qu'imaginaire. N'en déplaise à M. de Claville[91], il en sait là-dessus moins que nous, et vous allez en avoir la preuve.
[91] Auteur d'un Traité du vrai mérite de l'homme, considéré dans tous les âges et dans toutes les conditions. Plusieurs fois réimprimé.
«Vous connaissez tous deux, continua le bijou, la marquise Bibicosa. Vous savez ses amours avec Cléandor, et sa disgrâce, et la haute dévotion qu'elle professe aujourd'hui. Amine est bonne amie; elle a conservé les liaisons qu'elle avait avec Bibicosa, et n'a point cessé de fréquenter dans sa maison, où l'on rencontre des bramines de toute espèce. Un d'entre eux pressait un jour ma maîtresse de parler pour lui à Bibicosa.
«Eh! que voulez-vous que je lui demande? lui répondit Amine. C'est une femme noyée, qui ne peut rien pour elle-même. Vraiment elle vous saurait bon gré de la traiter encore comme une personne de conséquence. Allez, mon ami, le prince Cléandor et Mangogul ne feront jamais rien pour elle; et vous vous morfondriez dans les antichambres...
«—Mais, répondit le bramine, madame, il ne s'agit que d'une bagatelle, qui dépend directement de la marquise. Voici ce que c'est. Elle a fait construire un petit minaret dans son hôtel; c'est sans doute pour la Sala, ce qui suppose un iman; et c'est cette place que je demande...
«—Que dites-vous! reprit Amine. Un iman! vous n'y pensez pas; il ne faut à la marquise qu'un marabout qu'elle appellera de temps à autre lorsqu'il pleut, ou qu'on veut avoir fait la Sala, avant que de se mettre au lit: mais un iman logé, vêtu, nourri dans son hôtel, avec des appointements! cela ne va point à Bibicosa. Je connais ses affaires. La pauvre femme n'a pas six mille sequins de revenu; et vous prétendez qu'elle en donnera deux mille à un iman? Voilà-t-il pas qui est bien imaginé!...
«—De par Brama, j'en suis fâché, répliqua l'homme saint; car voyez-vous, si j'avais été son iman, je n'aurais pas tardé à lui devenir plus nécessaire: et quand on est là, il vous pleut de l'argent et des pensions. Tel que vous me voyez, je suis du Monomotapa, et je fais très-bien mon devoir...
«—Eh! mais, lui répondit Amine d'une voix entrecoupée, votre affaire n'est pourtant pas impossible. C'est dommage que le mérite dont vous parlez ne se présume pas...
«—On ne risque rien à s'employer pour les gens de mon pays, reprit l'homme du Monomotapa; voyez plutôt...»
«Il donna sur-le-champ à Amine la preuve complète d'un mérite si surprenant, que de ce moment vous perdîtes, à ses yeux, la moitié de ce qu'elle vous prisait. Ah! vivent les gens du Monomotapa!»
Alibeg et Nassès avaient la physionomie allongée, et se regardaient sans mot dire; mais, revenus de leur étonnement, ils s'embrassèrent; et jetant sur Amine un regard méprisant, ils coururent se prosterner aux pieds du sultan, et le remercier de les avoir détrompés de cette femme, et de leur avoir conservé la vie et l'amitié réciproque. Ils arrivèrent dans le moment que Mangogul, de retour chez la favorite, lui faisait l'histoire d'Amine. Mirzoza en rit, et n'en estima pas davantage les femmes de cour et les bramines.
CHAPITRE XLVI.
SÉLIM A BANZA.
Mangogul alla se reposer au sortir du bal; et la favorite, qui ne se sentait aucune disposition au sommeil, fit appeler Sélim, et le pressa de lui continuer son histoire amoureuse. Sélim obéit, et reprit en ces termes:
«Madame, la galanterie ne remplissait pas tout mon temps: je dérobais au plaisir des instants que je donnais à des occupations sérieuses; et les intrigues dans lesquelles je m'embarquai, ne m'empêchèrent pas d'apprendre les fortifications, le manége, les armes, la musique et la danse; d'observer les usages et les arts des Européens, et d'étudier leur politique et leur milice. De retour dans le Congo, on me présenta à l'empereur aïeul du sultan, qui m'accorda un poste honorable dans ses troupes. Je parus à la cour, et bientôt je fus de toutes les parties du prince Erguebzed, et par conséquent intéressé dans les aventures des jolies femmes. J'en connus de toute nation, de tout âge, de toute condition; j'en trouvai peu de cruelles, soit que mon rang les éblouît, soit qu'elles aimassent mon jargon, ou que ma figure les prévînt. J'avais alors deux qualités avec lesquelles on va vite en amour, de l'audace et de la présomption.
«Je pratiquai d'abord les femmes de qualité. Je les prenais le soir au cercle ou au jeu chez la Manimonbanda; je passais la nuit avec elles; et nous nous méconnaissions presque le lendemain. Une des occupations de ces dames, c'est de se procurer des amants, de les enlever même à leurs meilleures amies, et l'autre de s'en défaire. Dans la crainte de se trouver au dépourvu, tandis qu'elles filent une intrigue, elles en lorgnent deux ou trois autres. Elles possèdent je ne sais combien de petites finesses pour attirer celui qu'elles ont en vue et cent tracasseries en réserve pour se débarrasser de celui qu'elles ont. Cela a toujours été et cela sera toujours. Je ne nommerai personne; mais je connus ce qu'il y avait de femmes à la cour d'Erguebzed en réputation de jeunesse et de beauté; et tous ces engagements furent formés, rompus, renoués, oubliés en moins de six mois.
«Dégoûté de ce monde, je me jetai dans ses antipodes: je vis des bourgeoises que je trouvai dissimulées, fières de leur beauté, toutes grimpées sur le ton de l'honneur et presque toujours obsédées par des maris sauvages et brutaux ou certains pieds-plats de cousins qui faisaient à jours entiers les passionnés auprès de leurs cousines et qui me déplaisaient grandement: on ne pouvait les tenir seules un moment; ces animaux survenaient perpétuellement, dérangeaient un rendez-vous et se fourraient à tout propos dans la conversation. Malgré ces obstacles, j'amenai cinq ou six de ces bégueules au point où je les voulais avant que de les planter là. Ce qui me réjouissait dans leur commerce, c'est qu'elles se piquaient de sentiments, qu'il fallait s'en piquer aussi, et qu'elles en parlaient à mourir de rire: et puis elles exigeaient des attentions, des petits soins; à les entendre, on leur manquait à tout moment; elles prêchaient un amour si correct, qu'il fallut bien y renoncer. Mais le pis, c'est qu'elles avaient incessamment votre nom à la bouche et que quelquefois on était contraint de se montrer avec elles et d'encourir tout le ridicule d'une aventure bourgeoise; je me sauvai un beau jour des magasins et de la rue Saint-Denis pour n'y revenir de ma vie.
«On avait alors la fureur des petites maisons: j'en louai une dans le faubourg oriental et j'y plaçai successivement quelques-unes de ces filles qu'on voit, qu'on ne voit plus; à qui l'on parle, à qui l'on ne dit mot, et qu'on renvoie quand on en est las: j'y rassemblais des amis et des actrices de l'Opéra; on y faisait de petits soupers, que le prince Erguebzed a quelquefois honorés de sa présence. Ah! madame, j'avais des vins délicieux, des liqueurs exquises et le meilleur cuisinier du Congo.
«Mais rien ne m'a tant amusé qu'une entreprise que j'exécutai dans une province éloignée de la capitale, où mon régiment était en quartier: je partis de Banza pour en faire la revue; c'était la seule affaire qui m'éloignait de la ville; et mon voyage eût été court, sans le projet extravagant auquel je me livrai. Il y avait à Baruthi un monastère peuplé des plus rares beautés; j'étais jeune et sans barbe, et je méditais de m'y introduire à titre de veuve qui cherchait un asile contre les dangers du siècle. On me fait un habit de femme; je m'en ajuste et je vais me présenter à la grille de nos recluses; on m'accueillit affectueusement; on me consola de la perte de mon époux; on convint de ma pension, et j'entrai.
«L'appartement qu'on me donna communiquait au dortoir des novices; elles étaient en grand nombre, jeunes pour la plupart et d'une fraîcheur surprenante: je les prévins de politesses et je fus bientôt leur amie. En moins de huit jours, on me mit au fait de tous les intérêts de la petite république; on me peignit les caractères, on m'instruisit des anecdotes; je reçus des confidences de toutes couleurs, et je m'aperçus que nous ne manions pas mieux la médisance et la calomnie, nous autres profanes. J'observai la règle avec sévérité; j'attrapai les airs patelins et les tons doucereux; et l'on se disait à l'oreille que la communauté serait bien heureuse si j'y prenais l'habit.
«Je ne crus pas plus tôt ma réputation faite dans la maison, que je m'attachai à une jeune vierge qui venait de prendre le premier voile: c'était une brune adorable; elle m'appelait sa maman, je l'appelais mon petit ange; elle me donnait des baisers innocents, et je lui en rendais de fort tendres. Jeunesse est curieuse; Zirziphile me mettait à tout propos sur le mariage et sur les plaisirs des époux; elle m'en demandait des nouvelles; j'aiguisais habilement sa curiosité; et de questions en questions, je la conduisis jusqu'à la pratique des leçons que je lui donnais. Ce ne fut pas la seule novice que j'instruisis; et quelques jeunes nonnains vinrent aussi s'édifier dans ma cellule. Je ménageais les moments, les rendez-vous, les heures, si à propos que personne ne se croisait: enfin, madame, que vous dirai-je? la pieuse veuve se fit une postérité nombreuse; mais lorsque le scandale dont on avait gémi tout bas eut éclaté et que le conseil des discrètes, assemblé, eut appelé le médecin de la maison, je méditai ma retraite. Une nuit donc, que toute la maison dormait, j'escaladai les murs du jardin et je disparus: je me rendis aux eaux de Piombino, où le médecin avait envoyé la moitié du couvent et où j'achevai, sous l'habit de cavalier, l'ouvrage que j'avais commencé sous celui de veuve. Voilà, madame, un fait dont tout l'empire a mémoire et dont vous seule connaissez l'auteur.
«Le reste de ma jeunesse, ajouta Sélim, s'est consumé à de pareils amusements, toujours de femmes, et de toute espèce, rarement du mystère, beaucoup de serments et point de sincérité.
—Mais, à ce compte, lui dit la favorite, vous n'avez donc jamais aimé?
—Bon! répondit Sélim, je pensais bien alors à l'amour! je n'en voulais qu'au plaisir et qu'à celles qui m'en promettaient.
—Mais a-t-on du plaisir sans aimer? interrompit la favorite. Qu'est-ce que cela, quand le cœur ne dit rien?
—Eh! madame, répliqua Sélim, est-ce le cœur qui parle, à dix-huit ou vingt ans?
—Mais enfin, de toutes ces expériences, quel est le résultat? qu'avez-vous prononcé sur les femmes?
—Qu'elles sont la plupart sans caractère, dit Sélim; que trois choses les meuvent puissamment: l'intérêt, le plaisir et la vanité; qu'il n'y en a peut-être aucune qui ne soit dominée par une de ces passions, et que celles qui les réunissent toutes trois sont des monstres.
—Passe encore pour le plaisir, dit Mangogul, qui entrait à l'instant; quoiqu'on ne puisse guère compter sur ces femmes, il faut les excuser: quand le tempérament est monté à un certain degré, c'est un cheval fougueux qui emporte son cavalier à travers champs; et presque toutes les femmes sont à califourchon sur cet animal-là.
—C'est peut-être par cette raison, dit Sélim, que la duchesse Ménéga appelle le chevalier Kaidar son grand écuyer.
—Mais serait-il possible, dit la sultane à Sélim, que vous n'ayez pas eu la moindre aventure de cœur? Ne serez-vous sincère que pour déshonorer un sexe qui faisait vos plaisirs, si vous en faisiez les délices? Quoi! dans un si grand nombre de femmes, pas une qui voulût être aimée, qui méritât de l'être! Cela ne se comprend pas.
—Ah! madame, répondit Sélim, je sens, à la facilité avec laquelle je vous obéis, que les années n'ont point affaibli sur mon cœur l'empire d'une femme aimable: oui, madame, j'ai aimé comme un autre. Vous voulez tout savoir, je vais tout dire; et vous jugerez si je me suis acquitté du rôle d'amant dans les formes.
—Y a-t-il des voyages dans cette partie de votre histoire? demanda le sultan.
—Non, prince, répondit Sélim.
—Tant mieux, reprit Mangogul; car je ne me sens aucune envie de dormir.
—Pour moi, reprit la favorite, Sélim me permettra bien de reposer un moment.
—Qu'il aille se coucher aussi, dit le sultan; et pendant que vous dormirez je questionnerai Cypria.
—Mais, prince, lui répondit Mirzoza, Votre Hautesse n'y pense pas; ce bijou vous enfilera dans des voyages qui ne finiront point.»
L'auteur africain nous apprend ici que le sultan, frappé de l'observation de Mirzoza, se précautionna d'un anti-somnifère des plus violents: il ajoute que le médecin de Mangogul, qui était bien son ami, lui en avait communiqué la recette et qu'il en avait fait la préface de son ouvrage; mais il ne nous reste de cette préface que les trois dernières lignes que je vais rapporter ici.
Prenez de.........................
De.............................
De.............................
De Marianne et du Paysan, par... quatre pages[92].
Des Égarements du cœur[93], une feuille.
Des Confessions[94], vingt-cinq lignes et demie.
[92] La Vie de Marianne et le Paysan parvenu, romans de Marivaux. (Br.)
[93] Les Égarements du cœur et de l'esprit, par Crébillon fils. (Br.)
[94] Les Confessions du Comte de ***, par Duclos. (Br.)
CHAPITRE XLVII.
VINGT-SIXIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.
LE BIJOU VOYAGEUR.
Tandis que la favorite et Sélim se reposaient des fatigues de la veille, Mangogul parcourait avec étonnement les magnifiques appartements de Cypria. Cette femme avait fait, avec son bijou, une fortune à comparer à celle d'un fermier général. Après avoir traversé une longue enfilade de pièces plus richement décorées les unes que les autres, il arriva dans la salle de compagnie, où, au centre d'un cercle nombreux, il reconnut la maîtresse du logis à une énorme quantité de pierreries qui la défiguraient; et son époux, à la bonhomie peinte sur son visage. Deux abbés, un bel esprit, trois académiciens de Banza occupaient les côtés du fauteuil de Cypria; et sur le fond de la salle voltigeaient deux petits-maîtres avec un jeune magistrat rempli d'airs, soufflant sur ses manchettes, sans cesse rajustant sa perruque, visitant sa bouche et se félicitant dans les glaces de ce que son rouge allait bien: excepté ces trois papillons, le reste de la compagnie était dans une vénération profonde pour la respectable momie qui, indécemment étalée, bâillait, parlait en bâillant, jugeait tout, jugeait mal de tout, et n'était jamais contredite.
«Comment, disait en soi-même Mangogul qui n'avait parlé seul depuis longtemps, et qui s'en mourait, comment est-elle parvenue à déshonorer un homme de bonne maison avec un esprit si gauche et une figure comme celle-là?»
Cypria voulait qu'on la prît pour blonde; sa peau petit jaune, bigarrée de rouge, imitait assez bien une tulipe panachée; elle avait les yeux gros, la vue basse, la taille courte, le nez effilé, la bouche plate, le tour du visage coupé, les joues creuses, le front étroit, point de gorge, la main sèche et le bras décharné: c'était avec ces attraits qu'elle avait ensorcelé son mari. Le sultan tourna sa bague sur elle, et l'on entendit glapir aussitôt. L'assemblée s'y trompa, et crut que Cypria parlait par la bouche, et qu'elle allait juger. Mais son bijou débuta par ces mots:
«Histoire de mes voyages.
«Je naquis à Maroc en 17,000,000,012, et je dansais sur le théâtre de l'Opéra, lorsque Méhémet Tripathoud, qui m'entretenait, fut nommé chef de l'ambassade que notre puissant empereur envoya au monarque de la France; je le suivis dans ce voyage: les charmes des femmes françaises m'enlevèrent bientôt mon amant; et sans délai j'usai de représailles. Les courtisans, avides de nouveautés, voulurent essayer de la Maroquine; car c'est ainsi qu'on nommait ma maîtresse; elle les traita fort humainement; et son affabilité lui valut, en six mois de temps, vingt mille écus en bijoux, autant en argent, avec un petit hôtel tout meublé. Mais le Français est volage, et je cessai bientôt d'être à la mode: je ne m'amusai point à courir les provinces; il faut aux grands talents de vastes théâtres; je laissai partir Tripathoud, et je me destinai pour la capitale d'un autre royaume.
«A wealthy lord, travelling through France, dragg'd me to London. Ay, that was a man indeed! He water'd me six times a day, and as often o'nights. His prick like a comet's tail shot flaming darts: I never felt such quick and thrilling thrusts. It was not possible fort mortal prowess to hold out long, at this rate; so he drooped by degrees, and I received his soul distilled through his Tarse. He gave me fifty thousand guineas. This noble lord was succeeded by a couple of privateer-commanders lately return'd from cruising: being intimate friends, they fuck'd me, as they had sail'd, in company, endeavouring who should show most vigour and serve the readiest fire. Whilst the one was riding at anchor, I towed the other by his Tarse and prepared him for a fresh tire. Upon a modest computation, I reckon'd in about eight days time I received a hundred and eighty shot. But I soon grew tired with keeping so strict an account, for there was no end of their broad-sides. I got twelve thousand pounds from them for my share of the prizes they had taken. The winter quarter being over, they were forced to put to sea again, and would fain have engaged me as a tender, but I had made a prior contract with a German count.
«Duxit me Viennam in Austriâ patriam suam, ubi venereâ voluptate, quantâ maximâ poteram, ingurgitatus sum, per menses tres integros ejus splendidè nimis epulatus hospes. Illi, rugosi et contracti Lotharingo more colei, et eo usquè longa, crassaque mentula, ut dimidiam nondùm acciperem, quamvis iterato coïtu fractus rictus mihi miserè pateret. Immanem ast usu frequenti vagina tandem admisit laxè gladium, novasque excogitavimus artes, quibus fututionum quotidianarum vinceremus fastidium. Modò me resupinum agitabat; modò ipsum, eques adhærescens inguinibus, motu quasi tolutario versabam. Sæpè turgentem spumantemque admovit ori priapum, simulque appressis ad labia labiis, fellatrice me linguâ perfricuit. Etsi Veneri nunquam indulgebat posticæ, à tergo me tamen adorsus, cruribus altero sublato, altero depresso, inter femora subibat, voluptaria quærens per impedimenta transire. Amatoria Sanchesii præcepta calluit ad unguem, et festivas Aretini tabulas sic expressit, ut nemo meliùs. His à me laudibus acceptis, multis florenorum millibus mea solvit obsequia, et Romam secessi.
«Quella città è il tempio di Venere, ed il soggiorno delle delizie. Tutta via mi dispiaceva, che le natiche leggiadre fossero là ancora più festeggiate delle più belle potte; quello che provai il terzo giorno del mio arrivo in quel paese. Una cortigiana illustre si offerisce à farmi guadagnare mila scudi, s'io voleva passar la sera con esso lei in una vigna. Accettai l'invito; salimmo in una carozza, e giungemmo in un luogo da lei ben conosciuto nel quale due cavalieri colle braghesse rosse si fecero incontro à noi, e ci condussero in un boschetto spesso e folto, dove cavatosi subito le vesti, vedemmo i più furiosi cazzi che risaltaro mai. Ognuno chiavo la sua. Il trastullo poi si prese a quadrille, dopo per farsi guattare in bocca, poscia nelle tette; alla perfine, uno de chiavatori impadronissi del mio rivale, mentre l'altro mi lavorava. L'istesso fu fatto alla conduttrice mia; e cio tutto dolcemente condito di bacci alla fiorentina. E quando i campioni nostri ebbero posto fine alla battaglia, facemmo la fricarella per risvegliar il gusto à quei benedetti signori i quali ci paganoro con generosità. In più volte simili guadagnai con loro sessanta mila scudi; e due altre volte tanto, con coloro che mi procurava la cortigiana. Mi ricordo di uno che visitava mi spesso e che sborrava sempre due volte senza cavarlo; e d'un altro il quale usciva da me pian piano, per entrare soltimente nel mio vicino; e per questo bastava fare sù è giù le natiche. Ecco una uzanza curiosa che si pratica in Italia.»
Le bijou de Cypria continua son histoire sur un ton moitié congeois et moitié espagnol. Il ne savait pas apparemment assez cette dernière langue pour l'employer seule: on n'apprend une langue, dit l'auteur africain, qui se pendrait plutôt que de manquer une réflexion commune, qu'en la parlant beaucoup; et le bijou de Cypria n'eut presque pas le temps de parler à Madrid.
«Je me sauvai d'Italie, dit-il, malgré quelques désirs secrets qui me rappelaient en arrière, influxo malo del clima! y tuve luego la resolucion de ir me a una tierra, donde pudiesse gozar mis fueros, sin partir los con un usurpador. Je fis le voyage de Castille la Vieille, où l'on sut le réduire à ses simples fonctions: mais cela ne suffit pas à ma vengeance. Le impuse la tarea de batter el compas en los bayles che celebrava de dia y de noche; et il s'en acquitta si bien, que nous nous réconciliâmes. Nous parûmes à la cour de Madrid en bonne intelligence. Al entrar de la ciudad, je liai con un papo venerabile por sus canas: heureusement pour moi; car il eut compassion de ma jeunesse, et me communiqua un secret, le fruit de soixante années d'expérience, para guardar me del mal de que merecieron los Franceses ser padrinos, por haver sido sus primeros pregodes. Avec cette recette, et le goût de la propreté que je tentai vainement d'introduire en Espagne, je me préservai de tout accident à Madrid, où ma vanité seule fut mortifiée. Ma maîtresse a, comme vous voyez, le pied fort petit. Esta prenda es el incentivo mas poderoso de una imaginacion castellana. Un petit pied sert de passe-port à Madrid à la fille que tiene la mas dilatada sima entre las piernas. Je me déterminai à quitter une contrée où je devais la plupart de mes triomphes à un mérite étranger; y me arrime a un definidor muy virtuoso que passava a las Indias. Je vis, sous les ailes de sa révérence, la terre de promission, ce pays où l'heureux Frayle porte, sans scandale, de l'or dans sa bourse, un poignard à sa ceinture, et sa maîtresse en croupe. Que la vie que j'y passai fut délicieuse! quelles nuits! dieux, quelles nuits! Hay de mi! al recordarme de tantos gustos me meo... Algo mas... Ya, ya... Pierdo el sentido... Me muero...
«Après un an de séjour à Madrid et aux Indes, je m'embarquai pour Constantinople. Je ne goûtais point les usages d'un peuple chez qui les bijoux sont barricadés; et je sortis promptement d'une contrée où je risquais ma liberté. Je pratiquai pourtant assez les musulmans, pour m'apercevoir qu'ils se sont bien policés par le commerce des Européens; et je leur trouvai la légèreté du Français, l'ardeur de l'Anglais, la force de l'Allemand, la longanimité de l'Espagnol, et d'assez fortes teintures des raffinements italiens: en un mot, un aga vaut, à lui seul, un cardinal, quatre ducs, un lord, trois grands d'Espagne, et deux princes allemands.
«De Constantinople, j'ai passé, messieurs, comme vous savez, à la cour du grand Erguebzed, où j'ai formé nos seigneurs les plus aimables; et quand je n'ai plus été bon à rien, je me suis jeté sur cette figure-là, dit le bijou, en indiquant, par un geste qui lui était familier, l'époux de Cypria. La belle chute!»
L'auteur africain finit ce chapitre par un avertissement aux dames qui pourraient être tentées de se faire traduire les endroits où le bijou de Cypria s'est exprimé dans des langues étrangères.
«J'aurais manqué, dit-il, au devoir de l'historien, en les supprimant; et au respect que j'ai pour le sexe, en les conservant dans mon ouvrage, sans prévenir les dames vertueuses, que le bijou de Cypria s'était excessivement gâté le ton dans ses voyages; et que ses récits sont infiniment plus libres qu'aucune des lectures clandestines qu'elles aient jamais faites.»
CHAPITRE XLVIII.
CYDALISE.
Mangogul revint chez la favorite, où Sélim l'avait devancé.
«Eh bien! prince, lui dit Mirzoza, les voyages de Cypria vous ont-ils fait du bien?
—Ni bien ni mal, répondit le sultan; je ne les ai point entendus.
—Et pourquoi donc? reprit la favorite.
—C'est, dit le sultan, que son bijou parle, comme une polyglotte, toutes sortes de langues, excepté la mienne. C'est un assez impertinent conteur, mais ce serait un excellent interprète.
—Quoi! reprit Mirzoza, vous n'avez rien compris du tout dans ses récits?
—Qu'une chose, madame, répondit Mangogul; c'est que les voyages sont plus funestes encore pour la pudeur des femmes, que pour la religion des hommes; et qu'il y a peu de mérite à savoir plusieurs langues. On peut posséder le latin, le grec, l'italien, l'anglais et le congeois dans la perfection, et n'avoir non plus d'esprit qu'un bijou. C'est votre avis, madame? Et celui de Sélim? Qu'il commence donc son aventure, mais surtout plus de voyages. Ils me fatiguent à mourir.»
Sélim promit au sultan que la scène serait en un seul endroit, et dit:
«J'avais environ trente ans; je venais de perdre mon père; je m'étais marié, pour ne pas laisser tomber la maison, et je vivais avec ma femme comme il convient; des égards, des attentions, de la politesse, des manières peu familières, mais fort honnêtes. Le prince Erguebzed était monté sur le trône: j'avais sa bienveillance longtemps avant son règne. Il me l'a continuée jusqu'à sa mort, et j'ai tâché de justifier cette marque de distinction par mon zèle et par ma fidélité. La place d'inspecteur général de ses troupes vint à vaquer, je l'obtins; et ce poste m'obligea à de fréquents voyages sur la frontière.
—De fréquents voyages! s'écria le sultan. Il n'en faut qu'un pour m'endormir jusqu'à demain. Avisez-y.
—Prince, continua Sélim, ce fut dans une de ces tournées que je connus la femme d'un colonel de spahis, nommé Ostaluk, brave homme, bon officier, mais mari peu commode, jaloux comme un tigre, et qui avait en sa personne de quoi justifier cette rage; car il était affreusement laid.
«Il avait épousé depuis peu Cydalise, jeune, vive, jolie; de ces femmes rares, pour lesquelles on sent, dès la première entrevue, quelque chose de plus que de la politesse, dont on se sépare à regret, et qui vous reviennent cent fois dans l'idée jusqu'à ce qu'on les revoie.
«Cydalise pensait avec justesse, s'exprimait avec grâce; sa conversation attachait; et si l'on ne se lassait point de la voir, on se lassait encore moins de l'entendre. Avec ces qualités, elle avait droit de faire des impressions fortes sur tous les cœurs, et je m'en aperçus. Je l'estimais beaucoup; je pris bientôt un sentiment plus tendre, et tous mes procédés eurent incessamment la vraie couleur d'une belle passion. La facilité de mes premiers triomphes m'avait un peu gâté: lorsque j'attaquai Cydalise, je m'imaginai qu'elle tiendrait peu, et que, très-honorée de la poursuite de monsieur l'inspecteur général, elle ne ferait qu'une défense convenable. Qu'on juge donc de la surprise où me jeta la réponse qu'elle fit à ma déclaration.
«—Seigneur, me dit-elle, quand j'aurais la présomption de croire que vous êtes touché de quelques appas qu'on me trouve, je serais une folle d'écouter sérieusement des discours avec lesquels vous en avez trompé mille autres avant que de me les adresser. Sans l'estime, qu'est-ce que l'amour? peu de chose; et vous ne me connaissez pas assez pour m'estimer. Quelque esprit, quelque pénétration qu'on ait, on n'a point en deux jours assez approfondi le caractère d'une femme pour lui rendre des soins mérités. Monsieur l'inspecteur général cherche un amusement, il a raison; et Cydalise aussi, de n'amuser personne.»
«J'eus beau lui jurer que je ressentais la passion la plus vraie, que mon bonheur était entre ses mains, et que son indifférence allait empoisonner le reste de ma vie.
«—Jargon, me dit-elle, pur jargon! Ou ne pensez plus à moi, ou ne me croyez pas assez étourdie pour donner dans des protestations usées. Ce que vous venez de me dire là, tout le monde le dit sans le penser, et tout le monde l'écoute sans le croire.»
«Si je n'avais eu du goût pour Cydalise, ses rigueurs m'auraient mortifié; mais je l'aimais, elles m'affligèrent. Je partis pour la cour, son image m'y suivit; et l'absence, loin d'amortir la passion que j'avais conçue pour elle, ne fit que l'augmenter.
«Cydalise m'occupait au point que je méditai cent fois de lui sacrifier les emplois et le rang qui m'attachaient à la cour; mais l'incertitude du succès m'arrêta toujours.
«Dans l'impossibilité de voler où je l'avais laissée, je formai le projet de l'attirer où j'étais. Je profitai de la confiance dont Erguebzed m'honorait: je lui vantai le mérite et la valeur d'Ostaluk. Il fut nommé lieutenant des spahis de la garde, place qui le fixait à côté du prince; et Ostaluk parut à la cour, et avec lui Cydalise, qui devint aussitôt la beauté du jour.
—Vous avez bien fait, dit le sultan, de garder vos emplois, et d'appeler votre Cydalise à la cour; car je vous jure, par Brama, que je vous laissais partir seul pour sa province.
—Elle fut lorgnée, considérée, obsédée, mais inutilement, continua Sélim. Je jouis seul du privilége de la voir tous les jours. Plus je la pratiquai, plus je découvris en elle de grâces et de qualités, et plus j'en devins éperdu. J'imaginai que peut-être la mémoire toute récente de mes nombreuses aventures me nuisait dans son esprit: pour l'effacer et la convaincre de la sincérité de mon amour, je me bannis de la société, et je ne vis de femmes que celles que le hasard m'offrait chez elle. Il me parut que cette conduite l'avait touchée, et qu'elle se relâchait un peu de son ancienne sévérité. Je redoublai d'attention; je demandai de l'amour, et l'on m'accorda de l'estime. Cydalise commença à me traiter avec distinction; j'eus part dans sa confiance: elle me consultait souvent sur les affaires de sa maison; mais elle ne me disait pas un mot de celles de son cœur. Si je lui parlais sentiments, elle me répondait des maximes, et j'étais désolé. Cet état pénible avait duré longtemps, lorsque je résolus d'en sortir, et de savoir une bonne fois pour toutes à quoi m'en tenir.
—Et comment vous y prîtes-vous? demanda Mirzoza.
—Madame, vous l'allez savoir,» répondit Mangogul.
Et Sélim continua:
«Je vous ai dit, madame, que je voyais Cydalise tous les jours: d'abord je la vis moins souvent; mes visites devinrent encore plus rares, enfin, je ne la vis presque plus. S'il m'arrivait de l'entretenir tête à tête quelquefois par hasard, je lui parlais aussi peu d'amour que si je n'en eusse jamais ressenti la moindre étincelle. Ce changement l'étonna, elle me soupçonna de quelque engagement secret; et un jour que je lui faisais l'histoire galante de la cour:
«Sélim, me dit-elle d'un air distrait, vous ne m'apprenez rien de vous-même; vous racontez à ravir les bonnes fortunes d'autrui, mais vous êtes fort discret sur les vôtres.
«—Madame, lui répondis-je, c'est qu'apparemment je n'en ai point, ou que je crois qu'il est à propos de les taire.
«—Oh! oui, m'interrompit-elle, c'est fort à propos que vous me célez aujourd'hui des choses que toute la terre saura demain.
«—A la bonne heure, madame, lui répliquai-je; mais personne au moins ne les tiendra de moi.
«—En vérité, reprit-elle, vous êtes merveilleux avec vos réserves; et qui est-ce qui ignore que vous en voulez à la blonde Misis, à la petite Zibeline, à la brune Séphéra?
«—A qui vous voudrez encore, madame, ajoutai-je froidement.
«—Vraiment, reprit-elle, je croirais volontiers que ce ne sont pas les seules: depuis deux mois qu'on ne vous voit que par grâce, vous n'êtes pas resté dans l'inaction; et l'on va vite avec ces dames-là.
«—Moi, rester dans l'inaction! lui répondis-je; j'en serais au désespoir. Mon cœur est fait pour aimer, et même un peu pour l'être; et je vous avouerai même qu'il l'est; mais ne m'en demandez pas davantage, peut-être en ai-je déjà trop dit.
«—Sélim, reprit-elle sérieusement, je n'ai point de secret pour vous, et vous n'en aurez point pour moi, s'il vous plaît. Où en êtes-vous?
«—Presque à la fin du roman.
«—Et avec qui? demanda-t-elle avec empressement.
«—Vous connaissez Martéza?
«—Oui, sans doute; c'est une femme fort aimable.
«—Eh bien! après avoir tout tenté vainement pour vous plaire, je me suis retourné de ce côté-là. On me désirait depuis plus de six mois, deux entrevues m'ont aplani les approches; une troisième achèvera mon bonheur, et ce soir Martéza m'attend à souper. Elle est d'un commerce amusant, légère, un peu caustique; mais du reste, c'est la meilleure créature du monde. On fait mieux ses petites affaires avec ces folles-là, qu'avec des collets montés, qui...
«—Mais, seigneur, interrompit Cydalise, la vue baissée, en vous faisant compliment sur votre choix, pourrait-on vous observer que Martéza n'est pas neuve, et qu'avant vous elle a compté des amants?...
«—Qu'importe, madame? repris-je; si Martéza m'aime sincèrement, je me regarderai comme le premier. Mais l'heure de mon rendez-vous approche, permettez...
«—Encore un mot, seigneur. Est-il bien vrai que Martéza vous aime?
«—Je le crois.
«—Et vous l'aimez? ajouta Cydalise.
«—Madame, lui répondis-je, vous m'avez jeté vous-même dans les bras de Martéza; c'est vous en dire assez.»
«J'allais sortir; mais Cydalise me tira par mon doliman, et se retourna brusquement.
«Madame me veut-elle quelque chose? a-t-elle quelque ordre à me donner?
«—Non, monsieur; comment, vous voilà? Je vous croyais déjà bien loin.
«—Madame, je vais doubler le pas.
«—Sélim...
«—Cydalise...
«—Vous partez donc?
«—Oui, madame.
«—Ah! Sélim, à qui me sacrifiez-vous? L'estime de Cydalise ne valait-elle pas mieux que les faveurs d'une Martéza?
«—Sans doute, madame, lui répliquai-je, si je n'avais eu pour vous que de l'estime. Mais je vous aimais...
«—Il n'en est rien, s'écria-t-elle avec transport; si vous m'aviez aimée, vous auriez démêlé mes véritables sentiments; vous auriez pressenti, vous vous seriez flatté qu'à la fin votre persévérance l'emporterait sur ma fierté: mais vous vous êtes lassé; vous m'avez délaissée, et peut-être au moment...»
«A ce mot, Cydalise s'interrompit, un soupir lui échappa, et ses yeux s'humectèrent.
«Parlez, madame, lui dis-je, achevez. Si, malgré les rigueurs dont vous m'avez accablé, ma tendresse durait encore, vous pourriez...
«—Je ne peux rien; et vous ne m'aimez plus, et Martéza vous attend.
«—Si Martéza m'était indifférente; si Cydalise m'était plus chère que jamais, que feriez-vous?
«—Une folie de m'expliquer sur des suppositions.
«—Cydalise, de grâce, répondez-moi comme si je ne supposais rien. Si Cydalise était toujours la femme du monde la plus aimable à mes yeux, et si je n'avais jamais eu le moindre dessein sur Martéza, encore une fois, que feriez-vous?
«—Ce que j'ai toujours fait, ingrat, me répondit enfin Cydalise. Je vous aimerais...
«—Et Sélim vous adore,» lui dis-je en me jetant à ses genoux, et baisant ses mains que j'arrosais de larmes de joie.»
«Cydalise fut interdite; ce changement inespéré la troubla; je profitai de son désordre, et notre réconciliation fut scellée par des marques de tendresse auxquelles elle n'était pas en état de se refuser.
—Et qu'en disait le bon Ostaluk? interrompit Mangogul. Sans doute qu'il permit à sa chère moitié de traiter généreusement un homme à qui il devait une lieutenance des spahis.
—Prince, reprit Sélim, Ostaluk se piqua de gratitude tant qu'on ne m'écouta point; mais sitôt que je fus heureux, il devint incommode, farouche, insoutenable pour moi, et brutal pour sa femme. Non content de nous troubler en personne, il nous fit observer; nous fûmes trahis; et Ostaluk, sûr de son prétendu déshonneur, eut l'audace de m'appeler en duel. Nous nous battîmes dans le grand parc du sérail; je le blessai de deux coups, et le contraignis à me devoir la vie. Pendant qu'il guérissait de ses blessures, je ne quittai pas un moment sa femme; mais le premier usage qu'il fit de sa santé, fut de nous séparer et de maltraiter Cydalise. Elle me peignit toute la tristesse de sa situation; je lui proposai de l'enlever; elle y consentit; et notre jaloux de retour de la chasse où il avait accompagné le sultan, fut très-étonné de se trouver veuf. Ostaluk, sans s'exhaler en plaintes inutiles contre l'auteur du rapt, médita sur-le-champ sa vengeance.
«J'avais caché Cydalise dans une maison de campagne, à deux lieues de Banza; et de deux nuits l'une, je me dérobais de la ville pour aller à Cisare. Cependant Ostaluk mit à prix la tête de son infidèle, corrompit mes domestiques à prix d'argent, et fut introduit dans mon parc. Ce soir j'y prenais le frais avec Cydalise: nous nous étions enfoncés dans une allée sombre; et j'allais lui prodiguer mes plus tendres caresses, lorsqu'une main invisible lui perça le sein d'un poignard à mes yeux. C'était celle du cruel Ostaluk. Le même sort me menaçait; mais je prévins Ostaluk; je tirai ma dague, et Cydalise fut vengée. Je me précipitai sur cette chère femme: son cœur palpitait encore; je me hâtais de la transporter à la maison, mais elle expira avant que d'y arriver, la bouche collée sur la mienne.
«Lorsque je sentis les membres de Cydalise se refroidir entre mes bras, je poussai les cris les plus aigus; mes gens accoururent, et m'arrachèrent de ces lieux pleins d'horreur. Je revins à Banza, et je me renfermai dans mon palais, désespéré de la mort de Cydalise, et m'accablant des plus cruels reproches. J'aimais vraiment Cydalise; j'en étais fortement aimé; et j'eus tout le temps de concevoir la grandeur de la perte que j'avais faite, et de la pleurer.
—Mais enfin, reprit la favorite, vous vous consolâtes?
—Hélas! madame, répondit Sélim, longtemps je crus que je ne m'en consolerais jamais; et j'appris seulement alors qu'il n'y a point de douleurs éternelles.
—Qu'on ne me parle plus des hommes, dit Mirzoza; les voilà tous. C'est-à-dire, seigneur Sélim, que cette pauvre Cydalise, dont l'histoire vient de nous attendrir, et que vous avez tant regrettée, fut bien sotte de compter sur vos serments; et que, tandis que Brama la châtie peut-être rigoureusement de sa crédulité, vous passez assez doucement vos instants entre les bras d'une autre.
—Eh! madame, reprit le sultan, apaisez-vous. Sélim aime encore. Cydalise sera vengée.
—Seigneur, répondit Sélim, Votre Hautesse pourrait être mal informée: n'ai-je pas dû comprendre pour toute ma vie, par mon aventure avec Cydalise, qu'un amour véritable nuisait trop au bonheur?
—Sans doute, interrompit Mirzoza; et malgré vos réflexions, je gage qu'à l'heure qu'il est, vous en aimez une autre plus ardemment encore...
—Pour plus ardemment, reprit Sélim, je n'oserais l'assurer: depuis cinq ans je suis attaché, mais attaché de cœur, à une femme charmante: ce n'est pas sans peine que je m'en suis fait écouter; car on avait toujours été d'une vertu!...
—De la vertu! s'écria le sultan; courage, mon ami, je suis enchanté quand on m'entretient de la vertu d'une femme de cour.
—Sélim, dit la favorite, continuez votre histoire.
—Et croyez toujours en bon musulman dans la fidélité de votre maîtresse, ajouta le sultan.
—Ah! prince, reprit Sélim avec vivacité, Fulvia m'est fidèle.
—Fidèle ou non, répondit Mangogul, qu'importe à votre bonheur? vous le croyez, cela suffit.
—C'est donc Fulvia que vous aimez à présent? dit la favorite.
—Oui, madame, répondit Sélim.
—Tant pis, mon cher, ajouta Mangogul: je n'ai point du tout foi en elle; elle est perpétuellement obsédée de bramines, et ce sont de terribles gens que ces bramines; et puis je lui trouve de petits yeux à la chinoise, avec un nez retroussé, et l'air tout à fait tourné du côté du plaisir: entre nous, qu'en est-il?
—Prince, répondit Sélim, je crois qu'elle ne le hait pas.
—Eh bien! répliqua le sultan, tout cède à cet attrait; c'est ce que vous devez savoir mieux que moi, ou vous n'êtes...
—Vous vous trompez, reprit la favorite; on peut avoir tout l'esprit du monde, et ne point savoir cela: je gage...
—Toujours des gageures, interrompit Mangogul; cela m'impatiente: ces femmes sont incorrigibles: eh! madame, gagnez votre château, et vous gagerez ensuite.
—Madame, dit Sélim à la favorite, Fulvia ne pourrait-elle pas vous être bonne à quelque chose?
—Et comme quoi? demanda Mirzoza.
—Je me suis aperçu, répondit le courtisan, que les bijoux n'ont presque jamais parlé qu'en présence de Sa Hautesse; et je me suis imaginé que le génie Cucufa, qui a opéré tant de choses surprenantes en faveur de Kanoglou, grand-père du sultan, pourrait bien avoir accordé à son petit-fils le don de les faire parler. Mais le bijou de Fulvia n'a point encore ouvert la bouche, que je sache; n'y aurait-il pas moyen de l'interroger, et de vous procurer le château, et de me convaincre de la fidélité de ma maîtresse?
—Sans doute, reprit le sultan; qu'en pensez-vous, madame?
—Oh! je ne me mêle point d'une affaire si scabreuse: Sélim est trop de mes amis pour l'exposer, à l'appât d'un château, à perdre le bonheur de sa vie.
—Mais vous n'y pensez pas, reprit le sultan; Fulvia est sage, Sélim en mettrait sa main au feu; il l'a dit, il n'est pas homme à s'en dédire.
—Non, prince, répondit Sélim; et si Votre Hautesse me donne rendez-vous chez Fulvia, j'y serai certainement le premier.
—Prenez garde à ce que vous proposez, reprit la favorite; Sélim, mon pauvre Sélim, vous allez bien vite; et tout aimable que vous soyez...
—Rassurez-vous, madame; puisque le sort en est jeté, j'entendrai Fulvia; le pis qui puisse en arriver, c'est de perdre une infidèle.
—Et de mourir de regret de l'avoir perdue, ajouta la sultane.
—Quel conte! dit Mangogul; vous croyez donc que Sélim est devenu bien imbécile? Il a perdu la tendre Cydalise, et le voilà tout plein de vie; et vous prétendez que, s'il venait à reconnaître Fulvia pour une infidèle, il en mourrait? Je vous le garantis éternel, s'il n'est jamais assommé que de coup-là. Sélim, à demain chez Fulvia, entendez-vous? on vous dira mon heure.»
Sélim s'inclina, Mangogul sortit; la favorite continua de représenter au vieux courtisan qu'il jouait gros jeu; Sélim la remercia des marques de sa bienveillance, et tous se retirèrent dans l'attente du grand événement.
CHAPITRE XLIX.
VINGT-SEPTIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.
FULVIA.
L'auteur africain, qui avait promis quelque part le caractère de Sélim, s'est avisé de le placer ici; j'estime trop les ouvrages de l'antiquité pour assurer qu'il eût été mieux ailleurs. Il y a, dit-il, quelques hommes à qui leur mérite ouvre toutes les portes, qui, par les grâces de leur figure et la légèreté de leur esprit, sont dans leur jeunesse la coqueluche de bien des femmes, et dont la vieillesse est respectée, parce qu'ayant su concilier leurs devoirs avec leurs plaisirs, ils ont illustré le milieu de leur vie par des services rendus à l'État: en un mot, des hommes qui font en tout temps les délices des sociétés. Tel était Sélim: quoiqu'il eût atteint soixante ans, et qu'il fût entré de bonne heure dans la carrière des plaisirs, une constitution robuste et des ménagements l'avaient préservé de la caducité. Un air noble, des manières aisées, un jargon séduisant, une grande connaissance du monde fondée sur une longue expérience, l'habitude de traiter avec le sexe, le faisaient considérer à la cour comme l'homme auquel tout le monde eût aimé ressembler; mais qu'on eût imité sans succès, faute de tenir de la nature les talents et le génie qui l'avaient distingué.
Je demande à présent, continue l'auteur africain, si cet homme avait raison de s'inquiéter sur le compte de sa maîtresse, et de passer la nuit comme un fou? car le fait est que mille réflexions lui roulèrent dans la tête, et que plus il aimait Fulvia, plus il craignait de la trouver infidèle. «Dans quel labyrinthe me suis-je engagé! se disait-il à lui-même; et à quel propos? Que m'en reviendra-t-il, si la favorite gagne un château? et quel sort pour moi si elle le perd?... Mais pourquoi le perdrait-elle? Ne suis-je pas certain de la tendresse de Fulvia?... Ah! je l'occupe tout entière, et si son bijou parle, ce ne sera que de moi... Mais si le traître!... non, non, je l'aurais pressenti; j'aurais remarqué des inégalités; depuis cinq ans on se serait démenti... Cependant l'épreuve est périlleuse... mais il n'est plus temps de reculer; j'ai porté le vase à ma bouche: il faut achever, dussé-je répandre toute la liqueur... Peut-être aussi que l'oracle me sera favorable... Hélas! qu'en puis-je attendre? Pourquoi d'autres auraient-ils attaqué sans succès une vertu dont j'ai triomphé?... Ah! chère Fulvia, je t'offense par ces soupçons, et j'oublie ce qu'il m'en a coûté pour te vaincre: un rayon d'espoir me luit, et je me flatte que ton bijou s'obstinera à garder le silence...»
Sélim était dans cette agitation dépensée, lorsqu'on lui rendit, de la part du sultan, un billet qui ne contenait que ces mots: Ce soir, à onze heures et demie précises, vous serez où vous savez. Sélim prit la plume, et écrivit en tremblant: Prince, j'obéirai.
Sélim passa le reste du jour, comme la nuit qui l'avait précédé, flottant entre l'espérance et la crainte. Rien n'est plus vrai que les amants ont de l'instinct; si leur maîtresse est infidèle, ils sont saisis d'un frémissement assez semblable à celui que les animaux éprouvent à l'approche du mauvais temps: l'amant soupçonneux est un chat à qui l'oreille démange dans un temps nébuleux: les animaux et les amants ont encore ceci de commun, que les animaux domestiques perdent cet instinct, et qu'il s'émousse dans les amants lorsqu'ils sont devenus époux.
Les heures parurent bien lentes à Sélim; il regarda cent fois à sa pendule: enfin, le moment fatal arriva, et le courtisan se rendit chez sa maîtresse: il était tard; mais comme on l'introduisait à toute heure, l'appartement de Fulvia lui fut ouvert...
«Je ne vous attendais plus, lui dit-elle, et je me suis mise au lit avec une migraine que je dois aux impatiences où vous me jetez...
—Madame, lui répondit Sélim, des devoirs de bienséance, et même des affaires, m'ont comme enchaîné chez le sultan; et depuis que je me suis séparé de vous, je n'ai pas disposé d'un moment.
—Et moi, répliqua Fulvia, j'en ai été d'une humeur affreuse. Comment, deux jours entiers sans vous apercevoir!...
—Vous savez, reprit Sélim, à quoi je suis obligé par mon rang, et quelque assurée que paraisse la faveur des grands...
—Comment, interrompit Fulvia, le sultan vous aurait-il marqué de la froideur? aurait-on oublié vos services? Sélim, vous êtes distrait; vous ne me répondez pas... Ah! si vous m'aimez, qu'importe à votre bonheur le bon ou le mauvais accueil du prince? Ce n'est pas dans ses yeux, c'est dans les miens, c'est entre mes bras que vous le chercherez.»
Sélim écoutait attentivement ce discours, examinant le visage de sa maîtresse, et cherchait dans ses mouvements ce caractère de vérité auquel on ne se trompe point, et qu'il est impossible de bien simuler: quand je dis impossible, c'est à nous autres hommes; car Fulvia se composait si parfaitement, que Sélim commençait à se reprocher de l'avoir soupçonnée. Lorsque Mangogul arriva, Fulvia se tut aussitôt; Sélim frémit, et le bijou dit: «Madame a beau faire des pèlerinages à toutes les Pagodes du Congo, elle n'aura point d'enfants, et pour causes que je sais bien, moi qui suis son bijou...»
A ce début, Sélim se couvrit d'une pâleur mortelle; il voulut se lever, mais ses genoux tremblants se dérobèrent sous lui, et il retomba dans son fauteuil. Le sultan, invisible, s'approcha, et lui dit à l'oreille:
—En avez-vous assez?...
—Ah! prince, s'écria douloureusement Sélim, pourquoi n'ai-je pas écouté les avis de Mirzoza et les pressentiments de mon cœur? Mon bonheur vient de s'éclipser; j'ai tout perdu: je me meurs si son bijou se tait; s'il parle, je suis mort. Qu'il parle pourtant. Je m'attends à des lumières affreuses; mais je les redoute moins que je ne hais l'état perplexe où je suis.»
Cependant le premier mouvement de Fulvia avait été de porter la main sur son bijou et de lui fermer la bouche: ce qu'il avait dit jusque-là supportait une interprétation favorable; mais elle appréhendait pour le reste. Lorsqu'elle commençait à se rassurer sur le silence qu'il gardait, le sultan, pressé par Sélim, retourna sa bague: Fulvia fut contrainte d'écarter les doigts, et le bijou continua:
«Je ne prendrai jamais, on me fatigue trop. Les visites trop assidues de tant de saints personnages nuiront toujours à mes intentions, et madame n'aura point d'enfants. Si je n'étais fêté que par Sélim, je deviendrais peut-être fécond; mais je mène une vie de forçat. Aujourd'hui c'est l'un, demain c'est l'autre, et toujours à la rame. Le dernier homme que voit Fulvia, c'est toujours celui qu'elle croit destiné par le ciel à perpétuer sa race. Personne n'est à l'abri de cette fantaisie. La condition fatigante, que celle du bijou d'une femme titrée qui n'a point d'héritiers! Depuis dix ans je suis abandonné à des gens qui n'étaient pas faits seulement pour lever l'œil sur moi.»
Mangogul crut en cet endroit que Sélim en avait assez entendu pour être guéri de sa perplexité: il lui fit grâce du reste, retourna sa bague, et sortit, abandonnant Fulvia aux reproches de son amant.
D'abord le malheureux Sélim avait été pétrifié; mais la fureur lui rendant les forces et la parole, il lança un regard méprisant sur son infidèle, et lui dit:
«Ingrate, perfide, si je vous aimais encore, je me vengerais; mais indigne de ma tendresse, vous l'êtes aussi de mon courroux. Un homme comme moi! Sélim compromis avec un tas de faquins...
—En vérité, l'interrompit brusquement Fulvia du ton d'une courtisane démasquée, vous avez bonne grâce de vous formaliser d'une bagatelle; au lieu de me savoir gré de vous avoir dérobé des choses dont la connaissance vous eût désespéré dans le temps, vous prenez feu, vous vous emportez comme si l'on vous avait offensé. Et quelle raison, monsieur, auriez-vous de vous préférer à Séton, à Rikel, à Molli, à Tachmas, aux cavaliers les plus aimables de la cour, à qui l'on ne se donne seulement pas la peine de déguiser les passades qu'on leur fait? Un homme comme vous, Sélim, est un homme épuisé, caduc, hors d'état depuis une éternité de fixer seul une jolie femme qui n'est pas une sotte. Convenez donc que votre présomption est déplacée, et votre courroux impertinent. Au reste, vous pouvez, si vous êtes mécontent, laisser le champ libre à d'autres qui l'occuperont mieux que vous.
—Aussi fais-je, et de très-grand cœur,» répliqua Sélim outré d'indignation; et il sortit, bien résolu de ne point revoir cette femme.
Il entra dans son hôtel, et s'y renferma quelques jours, moins chagrin, dans le fond, de la perte qu'il avait faite que de sa longue erreur. Ce n'était pas son cœur, c'était sa vanité qui souffrait. Il redoutait les reproches de la favorite et les plaisanteries du sultan, et il évitait l'une et l'autre.
Il s'était presque déterminé à renoncer à la cour, à s'enfoncer dans la solitude et à achever en philosophe une vie dont il avait perdu la plus grande partie sous l'habit d'un courtisan, lorsque Mirzoza, qui devinait ses pensées, entreprit de le consoler, le manda au sérail et lui tint ce discours: «Eh bien! mon pauvre Sélim, vous m'abandonnez donc? Ce n'est pas Fulvia, c'est moi que vous punissez de ses infidélités. Nous sommes tous fâchés de votre aventure: nous convenons qu'elle est chagrinante; mais si vous faites quelque cas de la protection du sultan et de mon estime, vous continuerez d'animer notre société, et vous oublierez cette Fulvia, qui ne fut jamais digne d'un homme tel que vous.
—Madame, lui répondit Sélim, l'âge m'avertit qu'il est temps de me retirer. J'ai vu suffisamment le monde; je me serais vanté il y a quatre jours de le connaître; mais le trait de Fulvia me confond. Les femmes sont indéfinissables, et toutes me seraient odieuses, si vous n'étiez comprise dans un sexe dont vous avez tous les charmes. Fasse Brama que vous n'en preniez jamais les travers! Adieu, madame; je vais dans la solitude m'occuper de réflexions utiles. Le souvenir des bontés dont vous et le sultan m'avez honoré, m'y suivra; et si mon cœur y forme encore quelques vœux, se sera pour votre bonheur et sa gloire.
—Sélim, lui répondit la favorite, vous prenez conseil du dépit. Vous craignez un ridicule que vous éviterez moins en vous éloignant de la cour, qu'en y demeurant. Ayez de la philosophie tant qu'il vous plaira; mais ce n'est pas ici le moment d'en faire usage: on ne verra dans votre retraite qu'humeur et que chagrin. Vous n'êtes point fait pour vous confiner dans un désert; et le sultan...»
L'arrivée de Mangogul interrompit la favorite; elle lui communiqua le dessein de Sélim.
«Il est donc fou! dit le prince: est-ce que les mauvais procédés de cette petite Fulvia lui ont tourné la tête?»
Puis s'adressant à Sélim: «Il n'en sera pas ainsi, notre ami; vous demeurerez, continua-t-il: j'ai besoin de vos conseils, et madame, de votre société. Le bien de mon empire et la satisfaction de Mirzoza l'exigent; et cela sera.»
Sélim, touché des sentiments de Mangogul et de la favorite, s'inclina respectueusement, demeura à la cour, et fut aimé, chéri, recherché et distingué, par sa faveur auprès du sultan et de Mirzoza.
CHAPITRE L.
ÉVÉNEMENTS PRODIGIEUX DU RÈGNE DE KANOGLOU, GRAND-PÈRE DE MANGOGUL.
La favorite était fort jeune. Née sur la fin du règne d'Erguebzed elle n'avait presque aucune idée de la cour de Kanoglou. Un mot échappé par hasard lui avait donné de la curiosité pour les prodiges que le génie Cucufa avait opérés en faveur de ce bon prince; et personne ne pouvait l'en instruire plus fidèlement que Sélim: il en avait été témoin, y avait eu part, et possédait à fond l'histoire de ces temps. Un jour qu'il était seul avec elle, Mirzoza le mit sur ce chapitre, et lui demanda si le règne de Kanoglou, dont on faisait tant de bruit, avait vu des merveilles plus étonnantes que celles qui fixaient aujourd'hui l'attention du Congo.
«Je ne suis point intéressé, madame, lui répondit Sélim, à préférer le vieux temps à celui du prince régnant. Il se passe de grandes choses; mais ce n'est peut-être que l'essai de celles qui continueront d'illustrer Mangogul; et ma carrière est trop avancée pour que je puisse me flatter de les voir.
—Vous vous trompez, lui répondit Mirzoza; vous avez acquis et vous conserverez l'épithète d'éternel. Mais dites-moi ce que vous avez vu.
—Madame, continua Sélim, le règne de Kanoglou a été long, et nos poëtes l'ont surnommé l'âge d'or. Ce titre lui convient à plusieurs égards. Il a été signalé par des succès et des victoires; mais les avantages ont été mêlés de revers, qui montrent que cet or était quelquefois de mauvais aloi. La cour, qui donne le ton au reste de l'empire, était fort galante. Le sultan avait des maîtresses; les seigneurs se piquèrent de l'imiter; et le peuple prit insensiblement le même air. La magnificence dans les habits, les meubles, les équipages, fut excessive. On fit un art de la délicatesse dans les repas. On jouait gros jeu; on s'endettait, on ne payait point, et l'on dépensait tant qu'on avait de l'argent et du crédit. On publia contre le luxe de très-belles ordonnances qui ne furent point exécutées. On prit des villes, on conquit des provinces, on commença des palais et l'on épuisa l'empire d'hommes et d'argent. Les peuples chantaient victoire et se mouraient de faim. Les grands avaient des châteaux superbes et des jardins délicieux, et leurs terres étaient en friche. Cent vaisseaux de haut bord nous avaient rendus les maîtres de la mer et la terreur de nos voisins; mais une bonne tête calcula juste ce qu'il en coûtait à l'État pour l'entretien de ces carcasses; et malgré les représentations des autres ministres, il fut ordonné qu'on en ferait un feu de joie. Le trésor royal était un grand coffre vide, que cette misérable économie ne remplit point; et l'or et l'argent devinrent si rares, que les fabriques de monnaies furent un beau matin converties en moulins à papier. Pour comble de bonheur, Kanoglou se laissa persuader par des fanatiques, qu'il était de la dernière importance que tous ses sujets lui ressemblassent, et qu'ils eussent les yeux bleus, le nez camard, et la moustache rouge comme lui, et il en chassa du Congo plus de deux millions qui n'avaient point cet uniforme, ou qui refusèrent de le contrefaire[95].
[95] Révocation de l'édit de Nantes.
«Voilà, madame, cet âge d'or; voilà ce bon vieux temps que vous entendez regretter tous les jours; mais laissez dire les radoteurs; et croyez que nous avons nos Turenne et nos Colbert; que le présent, à tout prendre, vaut mieux que le passé; et que, si les peuples sont plus heureux sous Mangogul qu'ils ne l'étaient sous Kanoglou, le règne de Sa Hautesse est plus illustre que celui de son aïeul, la félicité des sujets étant l'exacte mesure de la grandeur des princes. Mais revenons aux singularités de celui de Kanoglou.
«Je commencerai par l'origine des pantins.
—Sélim, je vous en dispense: je sais cet événement par cœur, lui dit la favorite; passez à d'autres choses.
—Madame, lui demanda le courtisan, pourrait-on vous demander d'où vous le tenez?
—Mais, répondit Mirzoza, cela est écrit.
—Oui, madame, répliqua Sélim, et par des gens qui n'y ont rien entendu. J'entre en mauvaise humeur quand je vois de petits particuliers obscurs, qui n'ont jamais approché des princes qu'à la faveur d'une entrée dans la capitale, ou de quelque autre cérémonie publique, se mêler d'en faire l'histoire.
«Madame, continua Sélim, nous avions passé la nuit à un bal masqué dans les grands salons du sérail, lorsque le génie Cucufa, protecteur déclaré de la famille régnante, nous apparut, et nous ordonna d'aller coucher et de dormir vingt-quatre heures de suite: on obéit; et, ce terme expiré, le sérail se trouva transformé en une vaste et magnifique galerie de pantins; on voyait, à l'un des bouts, Kanoglou sur son trône; une longue ficelle usée lui descendait entre les jambes; une vieille fée décrépite[96] l'agitait sans cesse, et d'un coup de poignet mettait en mouvement une multitude innombrable de pantins subalternes, auxquels répondaient des fils imperceptibles et déliés qui partaient des doigts et des orteils de Kanoglou: elle tirait, et à l'instant le sénéchal dressait et scellait des édits ruineux, ou prononçait à la louange de la fée un éloge que son secrétaire lui soufflait; le ministre de la guerre envoyait à l'armée des allumettes; le surintendant des finances bâtissait des maisons et laissait mourir de faim les soldats; ainsi des autres pantins.
[96] Mme de Maintenon.
«Si quelques pantins exécutaient leurs mouvements de mauvaise grâce, ne levaient pas assez les bras, ne fléchissaient pas assez les jambes, la fée rompait leurs attaches d'un coup d'arrière-main, et ils devenaient paralytiques. Je me souviendrai toujours de deux émirs très-vaillants qu'elle prit en guignon, et qui demeurèrent perclus des bras pendant toute leur vie[97].
[97] Ces deux émirs sont Vendôme, que Mme de Maintenon haïssait, et Catinat qu'elle soupçonnait de jansénisme.
«Les fils qui se distribuaient de toutes les parties du corps de Kanoglou, allaient se rendre à des distances immenses, et faisaient remuer ou se reposer, du fond du Congo jusque sur les confins du Monoémugi, des armées de pantins: d'un coup de ficelle une ville s'assiégeait, on ouvrait la tranchée, l'on battait en brèche, l'ennemi se préparait à capituler; mais il survenait un second coup de ficelle, et le feu de l'artillerie se ralentissait, les attaques ne se conduisaient plus avec la même vigueur, on arrivait au secours de la place, la division s'allumait entre nos généraux; nous étions attaqués, surpris et battus à plate couture.
«Ces mauvaises nouvelles n'attristaient jamais Kanoglou; il ne les apprenait que quand ses sujets les avaient oubliées; et la fée ne les lui laissait annoncer que par des pantins qui portaient tous un fil à l'extrémité de la langue, et qui ne disaient que ce qu'il lui plaisait, sous peine de devenir muets.
«Une autre fois nous fûmes tous charmés, nous autres jeunes fous, d'une aventure qui scandalisa amèrement les dévots: les femmes se mirent à faire des culbutes, et à marcher la tête en bas, les pieds en l'air et les mains dans leurs mules[98].
[98] Les convulsions à Saint-Médard.
«Cela dérouta d'abord toutes les connaissances, et il fallut étudier les nouvelles physionomies; on en négligea beaucoup, qu'on cessa de trouver aimables lorsqu'elles se montrèrent; et d'autres, dont on n'avait jamais rien dit, gagnèrent infiniment à se faire connaître. Les jupons et les robes tombant sur les yeux, on risquait à s'égarer ou à faire de faux pas; c'est pourquoi on raccourcit les uns, et l'on ouvrit les autres: telle est l'origine des jupons courts et des robes ouvertes. Quand les femmes se retournèrent sur leurs pieds, elles conservèrent cette partie de leur habillement comme elle était; et si l'on considère bien les jupons de nos dames, on s'apercevra facilement qu'ils n'ont point été faits pour être portés comme on les porte aujourd'hui.
«Toute mode qui n'aura qu'un but passera promptement; pour durer, il faut qu'elle soit au moins à deux fins. On trouva dans le même temps le secret de soutenir la gorge en dessus, et l'on s'en sert aujourd'hui pour la soutenir en dessous.
«Les dévotes, surprises de se trouver la tête en bas et les jambes en l'air, se couvrirent d'abord avec leurs mains; mais cette attention leur faisait perdre l'équilibre et trébucher lourdement. De l'avis des bramines, elles nouèrent dans la suite leurs jupons sur leurs jambes avec de petits rubans noirs; les femmes du monde trouvèrent cet expédient ridicule, et publièrent que cela gênait la respiration et donnait des vapeurs; ce prodige eut des suites heureuses; il occasionna beaucoup de mariages, ou de ce qui y ressemble, et une foule de conversions; toutes celles qui avaient les fesses laides se jetèrent à corps perdu dans la dévotion et prirent des petits rubans noirs: quatre missions de bramines n'en auraient pas tant fait.
«Nous sortions à peine de cette épreuve que nous en subîmes une autre moins générale, mais non moins instructive. Les jeunes filles, depuis l'âge de treize ans jusqu'à dix-huit, dix-neuf, vingt et par delà, se levèrent un beau matin le doigt du milieu pris, devinez où, madame? dit Sélim à la favorite. Ce n'était ni dans la bouche, ni dans l'oreille, ni à la turque: on soupçonna leur maladie, et l'on courut au remède. C'est depuis ce temps que nous sommes dans l'usage de marier des enfants à qui l'on devrait donner des poupées.
«Autre bénédiction: la cour de Kanoglou abondait en petits-maîtres; et j'avais l'honneur d'en être. Un jour que je les entretenais des jeunes seigneurs français, je m'aperçus que nos épaules s'élevaient et devenaient plus hautes que nos têtes; mais ce ne fut pas tout: sur-le-champ nous nous mîmes à pirouetter sur un talon.
—Et qu'y avait-il de rare en cela? demanda la favorite.
—Rien, madame, lui répondit Sélim, sinon que la première métamorphose est l'origine des gros dos, si fort à la mode dans votre enfance; et la seconde, celle des persifleurs, dont le règne n'est pas encore passé. On commençait alors, comme aujourd'hui, à quelqu'un un discours, qu'on allait en pirouettant continuer à un autre et finir à un troisième, pour qui il devenait moitié obscur, moitié impertinent.
«Une autre fois, nous nous trouvâmes tous la vue basse; il fallut recourir à Bion[99]: le coquin nous fit des lorgnettes, qu'il nous vendait dix sequins, et dont nous continuâmes de nous servir, même après que nous eûmes recouvré la vue. De là viennent, madame, les lorgnettes d'opéra.
[99] Ingénieur et opticien mort en 1733. Il écrivait des livres et vendait des globes et des instruments de mathématiques. Voir Plan d'une Université, t. III, p. 460.
«Je ne sais ce que les femmes galantes firent, à peu près dans ce temps, à Cucufa; mais il se vengea d'elles cruellement. A la fin d'une année, dont elles avaient passé les nuits au bal, à table et au jeu, et les jours dans leurs équipages ou entre les bras de leurs amants, elles furent tout étonnées de se trouver laides: l'une était noire comme une taupe, l'autre couperosée, celle-ci pâle et maigre, celle-là jaunâtre et ridée: il fallut pallier ce funeste enchantement; et nos chimistes découvrirent le blanc, le rouge, les pommades, les eaux, les mouchoirs de Vénus, le lait virginal, les mouches et mille autres secrets dont elles usèrent pour cesser d'être laides et devenir hideuses. Cucufa les tenait sous cette malédiction, lorsque Erguebzed, qui aimait les belles personnes, intercéda pour elles: le génie fit ce qu'il put; mais le charme avait été si puissant, qu'il ne put le lever qu'imparfaitement; et les femmes de cour restèrent telles que vous les voyez encore.
—En fut-il de même des hommes? demanda Mirzoza.
—Non, madame, répondit Sélim; ils durèrent les uns plus, les autres moins: les épaules hautes s'affaissèrent peu à peu; on se redressa; et de crainte de passer pour gros dos, on porta la tête au vent, et l'on minauda; on continua de pirouetter, et l'on pirouette encore aujourd'hui; entamez une conversation sérieuse ou sensée en présence d'un jeune seigneur du bel air, et, zest, vous le verrez s'écarter de vous en faisant le moulinet, pour aller marmotter une parodie à quelqu'un qui lui demande des nouvelles de la guerre ou de sa santé, ou lui chuchoter à l'oreille qu'il a soupé la veille avec la Rabon; que c'est une fille adorable; qu'il paraît un roman nouveau; qu'il en a lu quelques pages, que c'est du beau, mais du grand beau: et puis, zest, des pirouettes vers une femme à qui il demande si elle a vu le nouvel opéra, et à qui il répond que la Dangeville a fait à ravir.»
Mirzoza trouva ces ridicules assez plaisants, et demanda à Sélim s'il les avait eus.
«Comment! madame, reprit le vieux courtisan, était-il permis de ne les pas avoir, sans passer pour un homme de l'autre monde? Je fis le gros dos, je me redressai, je minaudai, je lorgnai, je pirouettai, je persiflai comme un autre; et tous les efforts de mon jugement se réduisirent à prendre ces travers des premiers, et à n'être pas des derniers à m'en défaire.»
Sélim en était là, lorsque Mangogul parut.
L'auteur africain ne nous apprend ni ce qu'il était devenu, ni ce qui l'avait occupé pendant le chapitre précédent: apparemment qu'il est permis aux princes du Congo de faire des actions indifférentes, de dire quelquefois des misères et de ressembler aux autres hommes, dont une grande partie de la vie se consume à des riens, ou à des choses qui ne méritent pas d'être sues.
CHAPITRE LI.
VINGT-HUITIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.
OLYMPIA.
«Madame, réjouissez-vous, dit Mangogul en entrant chez la favorite. Je vous apporte une nouvelle agréable. Les bijoux sont de petits fous qui ne savent ce qu'ils disent. La bague de Cucufa peut les faire parler, mais non leur arracher la vérité.
—Et comment Votre Hautesse les a-t-elle surpris en mensonge? demanda la favorite.
—Vous l'allez savoir, répondit le sultan. Sélim vous avait promis toutes ses aventures; et vous ne doutez point qu'il ne vous ait tenu parole. Eh bien! je viens de consulter un bijou qui l'accuse d'une méchanceté qu'il ne vous a pas confessée, qu'assurément il n'a point eue, et qui même n'est pas de son caractère. Tyranniser une jolie femme, la mettre à contribution sous peine d'exécution militaire, reconnaissez-vous là Sélim?
—Eh! pourquoi non, seigneur? répliqua la favorite. Il n'y a point de malice dont Sélim n'ait été capable; et s'il a tu l'aventure que vous avez découverte, c'est peut-être qu'il s'est réconcilié avec ce bijou, qu'ils sont bien ensemble, et qu'il a cru pouvoir me dérober une peccadille, sans manquer à sa promesse.
—La fausseté perpétuelle de vos conjectures, lui répondit Mangogul, aurait dû vous guérir de la maladie d'en faire. Ce n'est point du tout ce que vous imaginez; c'est une extravagance de la première jeunesse de Sélim. Il s'agit d'une de ces femmes dont on tire parti dans la minute, et qu'on ne conserve point.
—Madame, dit Sélim à la favorite, j'ai beau m'examiner, je ne me rappelle plus rien, et je me sens à présent la conscience tout à fait pure.
—Olympia, dit Mangogul...
—Ah! prince, interrompit Sélim, je sais ce que c'est: cette historiette est si vieille, qu'il n'est pas étonnant qu'elle me soit échappée.
—Olympia, reprit Mangogul, femme du premier caissier du Hasna, s'était coiffée d'un jeune officier, capitaine dans le régiment de Sélim. Un matin, son amant vint tout éperdu lui annoncer les ordres donnés à tous les militaires de partir, et de joindre leurs corps. Mon aïeul Kanoglou avait résolu cette année d'ouvrir la campagne de bonne heure, et un projet admirable qu'il avait formé n'échoua que par la publicité des ordres. Les politiques en frondèrent, les femmes en maudirent: chacun avait ses raisons. Je vous ai dit celles d'Olympia. Cette femme prit le parti de voir Sélim, et d'empêcher, s'il était possible, le départ de Gabalis: c'était le nom de son amant. Sélim passait déjà pour un homme dangereux. Olympia crut qu'il convenait de se faire escorter; et deux de ses amies, femmes aussi jolies qu'elle, s'offrirent à l'accompagner. Sélim était dans son hôtel lorsqu'elles arrivèrent. Il reçut Olympia, car elle parut seule, avec cette politesse aisée que vous lui connaissez, et s'informa de ce qui lui attirait une si belle visite.
«—Monsieur, lui dit Olympia, je m'intéresse pour Gabalis, il a des affaires importantes qui rendent sa présence nécessaire à Banza, et je viens vous demander un congé de semestre.
«—Un congé de semestre, madame? Vous n'y pensez pas, lui répondit Sélim; les ordres du sultan sont précis: je suis au désespoir de ne pouvoir me faire auprès de vous un mérite d'une grâce qui me perdrait infailliblement. Nouvelles instances de la part d'Olympia: nouveaux refus de la part de Sélim.
«—Le vizir m'a promis que je serais compris dans la promotion prochaine. Pouvez-vous exiger, madame, que je me noie pour vous obliger?
«—Et non, monsieur, vous ne vous noierez point, et vous m'obligerez.
«—Madame, cela n'est pas possible; mais si vous voyiez le vizir.
«—Ah! monsieur, à qui me renvoyez-vous là? Cet homme n'a jamais rien fait pour les dames.
«—J'ai beau rêver, car je serais comblé de vous rendre service, et je n'y vois plus qu'un moyen.
«—Et quel est-il? demanda vivement Olympia.
«—Votre dessein, répondit Sélim, serait de rendre Gabalis heureux pour six mois; mais, madame, ne pourriez-vous pas disposer d'un quart d'heure des plaisirs que vous lui destinez?»
«Olympia le comprit à merveille, rougit et bégaya, et finit par se récrier sur la dureté de la proposition.
«—N'en parlons plus, madame, reprit le colonel d'un air froid, Gabalis partira; il faut que le service du prince se fasse. J'aurais pu prendre sur moi quelque chose, mais vous ne vous prêtez à rien. Au moins, madame, si Gabalis part, c'est vous qui le voulez.
«—Moi! s'écria vivement Olympia; ah, monsieur! expédiez promptement sa patente, et qu'il reste.» Les préliminaires essentiels du traité furent ratifiés sur un sofa, et la dame croyait pour le coup tenir Gabalis, lorsque le traître que vous voyez, s'avisa, comme par réminiscence, de lui demander ce que c'était que les deux dames qui l'avaient accompagnée, et qu'elle avait laissées dans l'appartement voisin.
«—Ce sont deux de mes intimes, répondit Olympia.
«—Et de Gabalis aussi, ajouta Sélim; il n'en faut pas douter. Cela supposé, je ne crois pas qu'elles refusent d'acquitter chacune un tiers des droits du traité. Oui, cela me paraît juste; je vous laisse, madame, le soin de les y disposer.
«—En vérité, monsieur, lui répondit Olympia, vous êtes étrange. Je vous proteste que ces dames n'ont nulle prétention à Gabalis; mais pour les tirer et sortir moi-même d'embarras, si vous me trouvez bonne, je tâcherai d'acquitter la lettre de change que vous tirez sur elles.» Sélim accepta l'offre. Olympia fit honneur à sa parole; et voilà, madame, ce que Sélim aurait dû vous apprendre.
—Je lui pardonne, dit la favorite; Olympia n'était pas assez bonne à connaître, pour que je lui fasse un procès de l'avoir oubliée. Je ne sais où vous allez déterrer ces femmes-là: en vérité, prince, vous avez toute la conduite d'un homme qui n'a nulle envie de perdre un château.
—Madame, il me semble que vous avez bien changé d'avis depuis quelques jours, lui répondit Mangogul: faites-moi la grâce de vous rappeler quel est le premier essai de ma bague que je vous proposai; et vous verrez qu'il n'a pas dépendu de moi de perdre plus tôt.
—Oui, reprit la sultane, je sais que vous m'avez juré que je serais exceptée du nombre des bijoux parlants, et que depuis ce temps vous ne vous êtes adressé qu'à des femmes décriées; à une Aminte, une Zobéide, une Thélis, une Zulique, dont la réputation était presque décidée.
—Je conviens, dit Mangogul, qu'il eût été ridicule de compter sur ces bijoux: mais, faute d'autres, il a bien fallu s'en tenir à ceux-là. Je vous l'ai déjà dit, et je vous le répète, la bonne compagnie en fait de bijoux est plus rare que vous ne pensez; et si vous ne vous déterminez à gagner vous-même....
—Moi, interrompit vivement Mirzoza! je n'aurai jamais de château de ma vie, si, pour en avoir un, il faut en venir là. Un bijou parlant! fi donc! cela est d'une indécence... Prince, en un mot, vous savez mes raisons; et c'est très-sérieusement que je vous réitère mes menaces.
—Mais, ou ne vous plaignez plus de mes essais, ou du moins indiquez-nous à qui vous prétendez que nous ayons recours; car je suis désespéré que cela ne finisse point. Des bijoux libertins, et puis quoi encore, des bijoux libertins, et toujours des bijoux libertins.
—J'ai grande confiance, répondit Mirzoza, dans le bijou d'Églé; et j'attends avec impatience la fin des quinze jours que vous m'avez demandés.
—Madame, reprit Mangogul, ils expirèrent hier; et tandis que Sélim vous faisait des contes de la vieille cour, j'apprenais du bijou d'Églé, que, grâce à la mauvaise humeur de Célébi, et aux assiduités d'Almanzor, sa maîtresse ne vous est bonne à rien.
—Ah! prince, que me dites-vous là? s'écria la favorite.
—C'est un fait, reprit le sultan: je vous régalerai de cette histoire une autre fois; mais en attendant, cherchez une autre corde à votre arc.
—Églé, la vertueuse Églé, s'est enfin démentie! disait la favorite surprise; en vérité, je n'en reviens pas.
—Vous voilà toute désorientée, reprit Mangogul, et vous ne savez plus où donner de la tête.
—Ce n'est pas cela, répondit la favorite; mais je vous avoue que je comptais beaucoup sur Églé.
—Il n'y faut plus penser, ajouta Mangogul; dites-nous seulement si c'était la seule femme sage que vous connussiez?
—Non, prince; il y en a cent autres, et des femmes aimables que je vais vous nommer, repartit Mirzoza. Je vous réponds comme de moi-même, de... de...»
Mirzoza s'arrêta tout court, sans avoir articulé le nom d'une seule. Sélim ne put s'empêcher de sourire, et le sultan d'éclater de l'embarras de la favorite, qui connaissait tant de femmes sages, et qui ne s'en rappelait aucune.
Mirzoza piquée se tourna du côté de Sélim, et lui dit: «Mais, Sélim, aidez-moi donc, vous qui vous y connaissez. Prince, ajouta-t-elle en portant la parole au sultan, adressez-vous à... Qui dirai-je? Sélim, aidez-moi donc.
—A Mirzoza, continua Sélim.
—Vous me faites très-mal votre cour, reprit la favorite. Je ne crains pas l'épreuve; mais je l'ai en aversion. Nommez-en vite une autre, si vous voulez que je vous pardonne.
—On pourrait, dit Sélim, voir si Zaïde a trouvé la réalité de l'amant idéal qu'elle s'est figuré, et auquel elle comparait jadis tous ceux qui lui faisaient la cour.
—Zaïde? reprit Mangogul; je vous avoue que cette femme est assez propre à me faire perdre.
—C'est, ajouta la favorite, peut-être la seule dont la prude Arsinoé et le fat Jonéki aient épargné la réputation.
—Cela est fort, dit Mangogul; mais l'essai de ma bague vaut encore mieux. Allons droit à son bijou: