Les Chants de Maldoror
C'était une journée de printemps. Les oiseaux répandaient leurs cantiques en gazouillements, et les humains, rendus à leurs différents devoirs, se baignaient dans la sainteté de la fatigue. Tout travaillait à sa destinée: les arbres, les planètes, les squales. Tout, excepté le Créateur! Il était étendu sur la route, les habits déchirés. Sa lèvre inférieure pendait comme un câble somnifère: ses dents n'étaient pas lavées, et la poussière se mêlait aux ondes blondes de ses cheveux. Engourdi par un assoupissement pesant, broyé contre les cailloux, son corps faisait des efforts inutiles pour se relever. Ses forces l'avaient abandonné, et il gisait, là, faible comme le ver de terre, impassible comme l'écorce. Des flots de vin remplissaient les ornières, creusées par les soubresauts nerveux de ses épaules. L'abrutissement, au groin de porc, le couvrait de ses ailes protectrices, et lui jetait un regard amoureux. Ses jambes, aux muscles détendus, balayaient le sol, comme deux mâts aveugles. Le sang coulait de ses narines: dans sa chute, sa figure avait frappé contre un poteau ... Il était soûl! Horriblement soûl! Soûl comme une punaise qui a mâché pendant la nuit trois tonneaux de sang! Il remplissait l'écho de paroles incohérentes, que je me garderai de répéter ici; si l'ivrogne suprême ne se respecte pas, moi, je dois respecter les hommes. Saviez-vous que le Créateur ... se soûlât! Pitié pour cette lèvre, souillée dans les coupes de l'orgie! Le hérisson, qui passait, lui enfonça ses pointes dans le dos, et dit: «Ça, pour toi. Le soleil est à la moitié de sa course: travaille, fainéant, et ne mange pas le pain des autres. Attends un peu, et tu vas voir, si j'appelle le kakatoès, au bec crochu.» Le pivert et la chouette, qui passaient, lui enfoncèrent le bec entier dans le ventre, et dirent: «Ça, pour toi. Que viens-tu faire sur cette terre? Est-ce pour offrir cette lugubre comédie aux animaux? Mais, ni la taupe ni le casoar, ni le flammant ne t'imiteront, je te le jure.» L'âne, qui passait, lui donna un coup de pied sur la tempe, et dit: «Ça, pour toi. Que t'avais-je fait pour me donner des oreilles si longues? Il n'y a pas jusqu'au grillon qui ne me méprise.» Le crapaud, qui passait, lança un jet de bave sur son front, et dit: «Ça, pour toi. Si tu ne m'avais fait l'œil si gros, et que je t'eusse aperçu dans l'état où je te vois, j'aurais chastement caché la beauté de tes membres sous une pluie de renoncules, de myosotis et de camélias, afin que nul ne te vît.» Le lion, qui passait, inclina sa face royale, et dit: «Pour moi, je le respecte, quoique sa splendeur nous paraisse pour le moment éclipsée. Vous autres, qui faites les orgueilleux, et n'êtes que des lâches, puisque vous l'avez attaqué quand il dormait, seriez-vous contents, si, mis à sa place, vous supportiez, de la part des passants, les injures que vous ne lui avez pas épargnées?» L'homme, qui passait, s'arrêta devant le Créateur méconnu; et, aux applaudissements du morpion et de la vipère, fienta, pendant trois jours, sur son visage auguste! Malheur à l'homme, à cause de cette injure; car, il n'a pas respecté l'ennemi, étendu dans le mélange de boue, de sang et de vin; sans défense et presque inanimé!... Alors, le Dieu souverain, réveillé enfin, par toutes ces insultes mesquines, se releva comme il put; en chancelant, alla s'asseoir sur une pierre, les bras pendants, comme les deux testicules du poitrinaire; et jeta un regard vitreux, sans flamme, sur la nature entière, qui lui appartenait. O humains, vous êtes les enfants terribles; mais, je vous en supplie, épargnons cette grande existence, qui n'a pas encore fini de cuver la liqueur immonde, et, n'ayant pas conservé assez de force pour se tenir droite, est retombée, lourdement, sur cette roche, où elle s'est assise, comme un voyageur. Faites attention à ce mendiant qui passe; il a vu que le derviche tendait un bras affamé, et, sans savoir à qui il faisait l'aumône, il a jeté un morceau de pain dans cette main qui implore la miséricorde. Le Créateur lui a exprimé sa reconnaissance par un mouvement de tête. Oh! vous ne saurez jamais comme de tenir constamment les rênes de l'univers devient une chose difficile! Le sang monte quelquefois à la tête, quand on s'applique à tirer du néant une dernière comète, avec une nouvelle race d'esprits. L'intelligence, trop remuée de fond en comble, se retire comme un vaincu, et peut tomber, une fois dans la vie, dans les égarements dont vous avez été témoins!
Une lanterne rouge, drapeau du vice, suspendue à l'extrémité d'une tringle, balançait sa carcasse au fouet des quatre vents, au-dessus d'une porte massive et vermoulue. Un corridor sale, qui sentait la cuisse humaine, donnait sur un préau, où cherchaient leur pâture des coqs et des poules, plus maigres que leurs ailes. Sur la muraille qui servait d'enceinte au préau, et située du côté de l'ouest, étaient parcimonieusement pratiquées diverses ouvertures, fermées par un guichet grillé. La mousse recouvrait ce corps de logis, qui sans doute, avait été un couvent et servait, à l'heure actuelle, avec le reste du bâtiment, comme demeure de toutes ces femmes qui montraient, chaque jour, à ceux qui entraient, l'intérieur de leur vagin, en échange d'un peu d'or. J'étais sur un pont, dont les piles plongeaient dans l'eau fangeuse d'un fossé de ceinture. De sa surface élevée, je contemplais dans la campagne cette construction penchée sur sa vieillesse et les moindres détails de son architecture intérieure. Quelquefois, la grille d'un guichet s'élevait sur elle-même en grinçant, comme par l'impulsion ascendante d'une main qui violentait la nature du fer; un homme présentait sa tète à l'ouverture dégagée à moitié, avançait ses épaules, sur lesquelles tombait le plâtre écaillé, faisant suivre, dans cette extraction laborieuse, son corps couvert de toiles d'araignées. Mettant ses mains, ainsi qu'une couronne, sur les immondices de toutes sortes qui pressaient le sol de leur poids, tandis qu'il avait encore la jambe engagée dans les torsions de la grille, il reprenait ainsi sa posture naturelle, allait tremper ses mains dans un baquet boiteux, dont l'eau savonnée avait vu s'élever, tomber des générations entières, et s'éloignait ensuite, le plus vite possible, de ces ruelles faubouriennes, pour aller respirer l'air pur vers le centre de la ville. Lorsque le client était sorti, une femme toute nue se portait au dehors, de la même manière, et se dirigeait vers le même baquet. Alors, les coqs et les poules accouraient en foule des divers points du préau, attirés par l'odeur séminale, la renversaient par terre, malgré ses efforts vigoureux, trépignaient la surface de son corps comme un fumier, et déchiquetaient, à coups de bec, jusqu'à ce qu'il sortit du sang, les lèvres flasques de son vagin gonflé. Les poules et les coqs, avec leur gosier rassasié, retournaient gratter l'herbe du préau; la femme, devenue propre, se relevait, tremblante, couverte de blessures, comme lorsqu'on s'éveille après un cauchemar. Elle laissait tomber le torchon qu'elle avait apporté pour essuyer ses jambes; n'ayant plus besoin du baquet commun, elle retournait dans sa tanière, comme elle en était sortie, pour attendre une autre pratique. A ce spectacle, moi, aussi, je voulus pénétrer dans cette maison! J'allais descendre du pont, quand je vis, sur l'entablement d'un pilier, cette inscription, en caractères hébreux: «Vous qui passez sur ce pont, n'y allez pas. Le crime y séjourne avec le vice; un jour, ses amis attendirent en vain un jeune homme qui avait franchi la porte fatale.» La curiosité l'emporta sur la crainte; au bout de quelques instants, j'arrivai devant un guichet, dont la grille possédait de solides barreaux, qui s'entre-croisaient étroitement. Je voulus regarder dans l'intérieur, à travers ce tamis épais. D'abord, je ne pus rien voir; mais, je ne tardai pas à distinguer les objets qui étaient dans la chambre obscure, grâce aux rayons du soleil qui diminuait sa lumière et allait bientôt disparaître à l'horizon. La première et la seule chose qui frappa ma vue fut un bâton blond, composé de cornets, s'enfonçant les uns dans les autres. Ce bâton se mouvait! Il marchait dans la chambre! Ses secousses étaient si fortes que le plancher chancelait; avec ses deux bouts, il faisait des brèches énormes dans la muraille et paraissait un bélier qu'on ébranle contre la porte d'une ville assiégée. Ses efforts étaient inutiles; les murs étaient construits avec de la pierre de taille, et, quand il choquait la paroi, je le voyais se recourber en lame d'acier et rebondir comme une balle élastique. Ce bâton n'était donc pas fait en bois! Je remarquai, ensuite, qu'il se roulait et se déroulait avec facilité comme une anguille. Quoique haut comme un homme, il ne se tenait pas droit. Quelquefois, il l'essayait, et montrait un de ses bouts, devant le grillage du guichet. Il faisait des bonds impétueux, retombait à terre et ne pouvait défoncer l'obstacle. Je me mis à le regarder de plus en plus attentivement et je vis que c'était un cheveu! Après une grande lutte, avec la matière qui l'entourait comme une prison, il alla s'appuyer contre le lit qui était dans cette chambre, la racine reposant sur un tapis et la pointe adossée au chevet. Après quelques instants de silence, pendant lesquels j'entendis des sanglots entrecoupés, il éleva la voix et parla ainsi: «Mon maître m'a oublié dans cette chambre; il ne vient pas me chercher. Il s'est levé de ce lit, où je suis appuyé, il a peigné sa chevelure parfumée et n'a pas songé qu'auparavant j'étais tombé à terre. Cependant, s'il m'avait ramassé, je n'aurais pas trouvé étonnant cet acte de simple justice. Il m'abandonne, dans cette chambre claquemurée, après s'être enveloppé dans les bras d'une femme. Et quelle femme! Les draps sont encore moites de leur contact attiédi et portent, dans leur désordre, l'empreinte d'une nuit passée dans l'amour ...» Et je me demandais qui pouvait être son maître! Et mon œil se recollait à la grille avec plus d'énergie!... «Pendant que la nature entière sommeillait dans sa chasteté, lui, il s'est accouplé avec une femme dégradée, dans des embrassements lascifs et impurs. Il s'est abaissé jusqu'à laisser approcher, de sa face auguste, des joues méprisables par leur impudence habituelle, flétries dans leur sève. Il ne rougissait pas, mais, moi, je rougissais pour lui. Il est certain qu'il se sentait heureux de dormir avec une telle épouse d'une nuit. La femme, étonnée de l'aspect majestueux de cet hôte, semblait éprouver des voluptés incomparables, lui embrassait le cou avec frénésie.» Et je me demandais qui pouvait être son maître! Et mon œil se recollait à la grille avec plus d'énergie!... «Moi, pendant ce temps, je sentais des pustules envenimées qui croissaient plus nombreuses, en raison de son ardeur inaccoutumée pour les jouissances de la chair, entourer ma racine de leur fiel mortel, absorber, avec leurs ventouses, la substance génératrice de ma vie. Plus ils s'oubliaient, dans leurs mouvements insensés, plus je sentais mes forces décroître. Au moment où les désirs corporels atteignaient au paroxysme de la fureur, je m'aperçus que ma racine s'affaissait sur elle-même, comme un soldat blessé par une balle. Le flambeau de la vie s'étant éteint en moi, je me détachai, de sa tête illustre, comme une branche morte; je tombai à terre, sans courage, sans force, sans vitalité; mais, avec une profonde pitié pour celui auquel j'appartenais; mais, avec une éternelle douleur pour son égarement volontaire!...» Et je me demandais qui pouvait être son maître! Et mon œil se recollait à la grille avec plus d'énergie!... «S'il avait, au moins, entouré de son âme le sein innocent d'une vierge. Elle aurait été plus digne de lui et la dégradation aurait été moins grande. Il embrasse, avec ses lèvres, ce front couvert de boue, sur lequel les hommes ont marché avec le talon, plein de poussière!... Il aspire, avec des narines effrontées, les émanations de ces deux aisselles humides!... J'ai vu la membrane des dernières se contracter de honte, pendant que, de leur côté, les narines se refusaient à cette respiration infâme. Mais lui, ni elle, ne faisaient aucune attention aux avertissements solennels des aisselles, à la répulsion morne et blême des narines. Elle levait davantage ses bras, et lui, avec une poussée plus forte, enfonçait son visage dans leur creux. J'étais obligé d'être le complice de cette profanation. J'étais obligé d'être le spectateur de ce déhanchement inouï; d'assister à l'alliage forcé de ces deux êtres, dont un abîme incommensurable séparait les natures diverses ...» Et je me demandais qui pouvait être son maître! Et mon œil se recollait à la grille avec plus d'énergie!... «Quand il fut rassasié de respirer cette femme, il voulut lui arracher ses muscles un par un; mais, comme c'était une femme, il lui pardonna et préféra faire souffrir un être de son sexe. Il appela, dans la cellule voisine, un jeune homme qui était venu dans cette maison pour passer quelques moments d'insouciance avec une de ces femmes, et lui enjoignit de venir se placer à un pas de ses yeux. Il y avait longtemps que je gisais sur le sol. N'ayant pas la force de me lever sur ma racine brûlante, je ne pus voir ce qu'ils firent. Ce que je sais, c'est qu'à peine le jeune homme fut à portée de sa main, que des lambeaux de chair tombèrent aux pieds du lit et vinrent se placer à mes côtés. Ils me racontaient tout bas que les griffes de mon maître les avaient détachés des épaules de l'adolescent. Celui-ci, au bout de quelques heures, pendant lesquelles il avait lutté contre une force plus grande, se leva du lit et se retira majestueusement. Il était littéralement écorché des pieds jusqu'à la tête; il traînait, à travers les dalles delà chambre, sa peau retournée. Il se disait que son caractère était plein de bonté; qu'il aimait à croire ses semblables bons aussi; que pour cela il avait acquiescé au souhait de l'étranger distingué qui l'avait appelé auprès de lui; mais que, jamais, au grand jamais, il ne se serait attendu à être torturé par un bourreau. Par un pareil bourreau, ajoutait-il après une pause. Enfin, il se dirigea vers le guichet, qui se fendit avec pitié jusqu'au nivellement du sol, en présence de ce corps dépourvu d'épiderme. Sans abandonner sa peau, qui pouvait encore lui servir, ne serait-ce que comme manteau, il essaya de disparaître de ce coupe-gorge; une fois éloigné de la chambre, je ne pus voir s'il avait eu la force de regagner la porte de sortie. Oh! comme les poules et les coqs s'éloignaient avec respect, malgré leur faim, de cette longue traînée de sang, sur la terre imbibée!» Et je me demandais qui pouvait être son maître! Et mes yeux se recollaient à la grille avec plus d'énergie!... «Alors, celui qui aurait dû penser davantage à sa dignité et à sa justice, se releva, péniblement, sur son coude fatigué. Seul, sombre, dégoûté et hideux!... Il s'habilla lentement. Les nonnes, ensevelies depuis des siècles dans les catacombes du couvent, après avoir été réveillées en sursaut par les bruits de cette nuit horrible, qui s'entre-choquaient entre eux dans une cellule située au-dessus des caveaux, se prirent par la main, et vinrent former une ronde funèbre autour de lui. Pendant qu'il recherchait les décombres de son ancienne splendeur; qu'il lavait ses mains avec du crachat en les essuyant ensuite sur ses cheveux (il valait mieux les laver avec du crachat, que de ne pas les laver du tout, après le temps d'une nuit entière passée dans le vice et le crime), elles entonnèrent les prières lamentables pour les morts, quand quelqu'un est descendu dans la tombe. En effet, le jeune homme ne devait pas survivre à ce supplice, exercé sur lui par une main divine, et ses agonies se terminèrent pendant le chant des nonnes ...» Je me rappelai l'inscription du pilier; je compris ce qu'était devenu le rêveur pubère que ses amis attendaient encore chaque jour depuis le moment de sa disparition ... Et je me demandais qui pouvait être son maître! Et mes yeux se recollaient à la grille avec plus d'énergie!... «Les murailles s'écartèrent pour le laisser passer; les nonnes, le voyant prendre son essor, dans les airs, avec des ailes qu'il avait cachées jusque-là dans sa robe d'émeraude, se replacèrent en silence dessous le couvercle de la tombe. Il est parti dans sa demeure céleste, en me laissant ici; cela n'est pas juste. Les autres cheveux sont restés sur sa tête; et, moi, je gis, dans cette chambre lugubre, sur le parquet couvert de sang caillé, de lambeaux de viande sèche; cette chambre est devenue damnée, depuis qu'il s'y est introduit; personne n'y entre; cependant, j'y suis enfermé. C'en est donc fait! Je ne verrai plus les légions des anges marcher en phalanges épaisses, ni les astres se promener dans les jardins de l'harmonie. Eh bien, soit ... je saurai supporter mon malheur avec résignation. Mais, je ne manquerai pas de dire aux hommes ce qui s'est passé dans cette cellule. Je leur donnerai la permission de rejeter leur dignité, comme un vêtement inutile, puisqu'ils ont l'exemple de mon maître; je leur conseillerai de sucer la verge du crime, puisqu'un autre l'a déjà fait ...» Le cheveu se tut ... Et je me demandais qui pouvait être son maître! Et mes yeux se recollaient à la grille avec plus d'énergie!... Aussitôt le tonnerre éclata; une lueur phosphorique pénétra dans la chambre. Je reculai, malgré moi, par je ne sais quel instinct d'avertissement; quoique je fusse éloigné du guichet, j'entendis une autre voix, mais, celle-ci rampante et douce, de crainte de se faire entendre: «Ne fais pas de pareils bonds! Tais-toi ... tais-toi ... si quelqu'un t'entendait! je te replacerai parmi les autres cheveux; mais, laisse d'abord le soleil se coucher à l'horizon, afin que la nuit couvre tes pas ... je ne t'ai pas oublié; mais, on t'aurait vu sortir, et j'aurais été compromis. Oh! si tu savais comme j'ai souffert depuis ce moment! Revenu au ciel, mes archanges m'ont entouré avec curiosité; ils n'ont pas voulu me demander le motif de mon absence. Eux, qui n'avaient jamais osé élever leur vue sur moi, jetaient, s'efforçant de deviner l'énigme, des regards stupéfaits sur ma face abattue, quoiqu'ils n'aperçussent pas le fond de ce mystère, et se communiquaient tout bas des pensées qui redoutaient en moi quelque changement inaccoutumé. Ils pleuraient des larmes silencieuses; ils sentaient vaguement que je n'étais plus le même, devenu inférieur à mon identité. Ils auraient voulu connaître quelle funeste résolution m'avait fait franchir les frontières du ciel, pour venir m'abattre sur la terre, et goûter des voluptés éphémères, qu'eux-mêmes méprisent profondément. Ils remarquèrent sur mon front une goutte de sperme, une goutte de sang. La première avait jailli des cuisses de la courtisane! La deuxième s'était élancée des veines du martyr! Stigmates odieux! Rosaces inébranlables! Mes archanges ont retrouvé, pendus aux halliers de l'espace, les débris flamboyants de ma tunique d'opale, qui flottaient sur les peuples béants. Ils n'ont pas pu la reconstruire, et mon corps reste nu devant leur innocence; châtiment mémorable de la vertu abandonnée. Vois les sillons qui se sont tracé un lit sur mes joues décolorées: c'est la goutte de sperme et la goutte de sang, qui filtrent lentement le long de mes rides sèches. Arrivées à la lèvre supérieure, elles font un effort immense, et pénètrent dans le sanctuaire de ma bouche, attirées, comme un aimant, par le gosier irrésistible. Elles m'étouffent, ces deux gouttes implacables. Moi, jusqu'ici, je m'étais cru le Tout-Puissant; mais, non; je dois abaisser le cou devant le remords qui me crie: «Tu n'es qu'un misérable!» Ne fais pas de pareils bonds! Tais-toi ... tais-toi ... si quelqu'un t'entendait! je te replacerai parmi les autres cheveux; mais, laisse d'abord le soleil se coucher à l'horizon, afin que la nuit couvre tes pas ... J'ai vu Satan, le grand ennemi, redresser les enchevêtrements osseux de la charpente, au-dessus de son engourdissement de larve, et, debout, triomphant, sublime, haranguer ses troupes rassemblées; comme je le mérite, me tourner en dérision. Il a dit qu'il s'étonnait beaucoup que son orgueilleux rival, pris en flagrant délit par le succès, enfin réalisé, d'un espionnage perpétuel, pût ainsi s'abaisser jusqu'à baiser la robe de la débauche humaine, par un voyage de long cours à travers les récifs de l'éther, et faire périr, dans les souffrances, un membre de l'humanité. Il a dit que ce jeune homme, broyé dans l'engrenage de mes supplices raffinés, aurait peut-être pu devenir une intelligence de génie; consoler les hommes, sur cette terre, par des chants admirables de poésie, de courage, contre les coups de l'infortune. Il a dit que les nonnes du couvent-lupanar ne retrouvent plus leur sommeil; rôdent dans le préau, gesticulant comme des automates, écrasant avec le pied les renoncules et les lilas; devenues folles d'indignation, mais, non assez, pour ne pas se rappeler la cause qui engendra cette maladie dans leur cerveau ... (Les voici qui s'avancent, revêtues de leur linceul blanc; elles ne se parlent pas; elles se tiennent par la main. Leurs cheveux tombent en désordre sur leurs épaules nues; un bouquet de fleurs noires est penché sur leur sein. Nonnes, retournez dans vos caveaux; la nuit n'est pas encore complètement arrivée; ce n'est que le crépuscule du soir ... O cheveu, tu le vois toi-même; de tous les côtés, je suis assailli par le sentiment déchaîné de ma dépravation!) Il a dit que le Créateur, qui se vante d'être la Providence de tout ce qui existe, s'est conduit avec beaucoup de légèreté, pour ne pas dire plus, en offrant un pareil spectacle aux mondes étoilés; car, il a affirmé clairement le dessein qu'il avait d'aller rapporter dans les planètes orbiculaires comment je maintiens, par mon propre exemple, la vertu et la bonté dans la vastitude de mes royaumes. Il a dit que la grande estime, qu'il avait pour un ennemi si noble, s'était envolée de son imagination, et qu'il préférait porter la main sur le sein d'une jeune fille, quoique cela soit un acte de méchanceté exécrable, que de cracher sur ma figure, recouverte de trois couches de sang et de sperme mêlés, afin de ne pas salir son crachat baveux. Il a dit qu'il se croyait, à juste titre, supérieur à moi, non par le vice, mais par la vertu et la pudeur; non par le crime, mais par la justice. Il a dit qu'il fallait m'attacher à une claie, à cause de mes fautes innombrables; me faire brûler à petit feu dans un brasier ardent, pour me jeter ensuite dans la mer, si toutefois la mer voudrait me recevoir. Que, puisque je me vantais d'être juste, moi, qui l'avais condamné aux peines éternelles pour une révolte légère qui n'avait pas eu de suites graves, je devais donc faire justice sévère sur moi-même, et juger impartialement ma conscience, chargée d'iniquités ... Ne fais pas de pareils bonds! Tais-toi ... tais-toi ... si quelqu'un t'entendait! je te replacerai parmi les autres cheveux; mais, laisse d'abord le soleil se coucher à l'horizon, afin que la nuit couvre tes pas.» Il s'arrêta un instant; quoique je ne le visse point, je compris, par ce temps d'arrêt nécessaire, que la houle de l'émotion soulevait sa poitrine, comme un cyclone giratoire soulève une famille de baleines. Poitrine divine, souillée, un jour, par l'amer contact des tétons d'une femme sans pudeur! Ame royale, livrée, dans un moment d'oubli, au crabe de la débauche, au poulpe de la faiblesse de caractère, au requin de l'abjection individuelle, au boa de la morale absente, et au colimaçon monstrueux de l'idiotisme! Le cheveu et son maître s'embrassèrent étroitement, comme deux amis qui se revoient après une longue absence. Le Créateur continua, accusé reparaissant devant son propre tribunal: «Et les hommes, que penseront-ils de moi, dont ils avaient une opinion si élevée, quand ils apprendront les errements de ma conduite, la marche hésitante de ma sandale, dans les labyrinthes boueux de la matière, et la direction de ma route ténébreuse à travers les eaux stagnantes et les humides joncs de la mare où, recouvert de brouillards, bleuit et mugit le crime, à la patte sombre!... Je m'aperçois qu'il faut que je travaille beaucoup à ma réhabilitation, dans l'avenir, afin de reconquérir leur estime. Je suis le Grand-Tout: et cependant, par un côté, je reste inférieur aux hommes, que j'ai créés avec un peu de sable! Raconte-leur un mensonge audacieux, et dis-leur que je ne suis jamais sorti du ciel, constamment enfermé, avec les soucis du trône, entre les marbres, les statues et les mosaïques de mes palais. Je me suis présenté devant les célestes fils de l'humanité; je leur ai dit: «Chassez le mal de vos chaumières, et laissez entrer au foyer le manteau du bien. Celui qui portera la main sur un de ses semblables, en lui faisant au sein une blessure mortelle, avec le fer homicide, qu'il n'espère point les effets de ma miséricorde, et qu'il redoute les balances de la justice. Il ira cacher sa tristesse dans les bois; mais, le bruissement des feuilles, à travers les clairières, chantera à ses oreilles la ballade du remords; et il s'enfuira de ces parages, piqué à la hanche par le buisson, le houx et le chardon bleu, ses pas rapides entrelacés par la souplesse des lianes et les morsures des scorpions. Il se dirigera vers les galets de la plage; mais, la marée montante, avec ses embruns et son approche dangereuse, lui raconteront qu'ils n'ignorent pas son passé; et il précipitera sa course aveugle vers le couronnement de la falaise, tandis que les vents stridents d'équinoxe, en s'enfonçant dans les grottes naturelles du golfe et les carrières pratiquées sous la muraille des rochers retentissants, beugleront comme les troupeaux immenses des buffles des pampas. Les phares de la côte le poursuivront, jusqu'aux limites du septentrion, de leurs reflets sarcastiques, et les feux follets des maremmes, simples vapeurs en combustion, dans leurs danses fantastiques, feront frissonner les poils de ses pores, et verdir l'iris de ses yeux. Que la pudeur se plaise dans vos cabanes, et soit en sûreté à l'ombre de vos champs. C'est ainsi que vos fils deviendront beaux, et s'inclineront devant leurs parents avec reconnaissance; sinon, malingres, et rabougris comme le parchemin des bibliothèques, ils s'avanceront à grands pas, conduits par la révolte, contre le jour de leur naissance et le clitoris de leur mère impure.» Comment les hommes voudront-ils obéir à ces lois sévères, si le législateur lui-même se refuse le premier à s'y astreindre?... Et ma honte est immense comme l'éternité!» J'entendis le cheveu qui lui pardonnait, avec humilité, sa séquestration, puisque son maître avait agi par prudence et non par légèreté; et le pâle dernier rayon de soleil qui éclairait mes paupières se retira des ravins de la montagne. Tourné vers lui, je le vis se replier ainsi qu'un linceul ... Ne fais pas de pareils bonds! Tais-toi ... tais-toi ... si quelqu'un t'entendait! Il te replacera parmi les autres cheveux. Et, maintenant que le soleil est couché à l'horizon, vieillard cynique et cheveu doux, rampez, tous les deux, vers l'éloignement du lupanar, pendant que la nuit, étendant son ombre sur le couvent, couvre l'allongement de vos pas furtifs dans la plaine ... Alors, le pou, sortant subitement de derrière un promontoire, me dit, en hérissant ses griffes: «Que penses-tu de cela?» Mais, moi, je ne voulus pas lui répliquer. Je me retirai, et j'arrivai sur le pont. J'effaçai l'inscription primordiale, je la remplaçai par celle-ci: «Il est douloureux de garder, comme un poignard, un tel secret dans son cœur; mais, je jure de ne jamais révéler ce dont j'ai été témoin, quand je pénétrai, pour la première fois, dans ce donjon terrible.» Je jetai, par dessus le parapet, le canif qui m'avait servi à graver les lettres; et, faisant quelques rapides réflexions sur le caractère du Créateur en enfance, qui devait encore, hélas! pendant bien de temps, faire souffrir l'humanité (l'éternité est longue), soit par les cruautés exercées, soit par le spectacle ignoble des chancres qu'occasionne un grand vice, je fermai les yeux, comme un homme ivre, à la pensée d'avoir un tel être pour ennemi, et je repris, avec tristesse, mon chemin à travers les dédales des rues.
FIN DU TROISIÈME CHANT
CHANT QUATRIÈME
C'est un homme ou une pierre ou un arbre qui va commencer le quatrième chant. Quand le pied glisse sur une grenouille, l'on sent une sensation de dégoût; mais quand on effleure, à peine, le corps humain, avec la main, la peau des doigts se fend, comme les écailles d'un bloc de mica qu'on brise à coups de marteau; et, de même que le cœur d'un requin, mort depuis une heure, palpite encore, sur le pont, avec une vitalité tenace, ainsi nos entrailles se remuent de fond en comble, longtemps après l'attouchement. Tant l'homme inspire de l'horreur à son propre semblable! Peut-être que, lorsque j'avance cela, je me trompe; mais: peut-être qu'aussi je dis vrai. Je connais, je conçois une maladie plus terrible que les yeux gonflés par les longues méditations sur le caractère étrange de l'homme; mais, je la cherche encor ... et je n'ai pas pu la trouver! Je ne me crois pas moins intelligent qu'un autre, et, cependant, qui oserait affirmer que j'ai réussi dans mes investigations? Quel mensonge sortirait de sa bouche! Le temple antique de Denderah est situé à une heure et demie de la rive gauche du Nil. Aujourd'hui, des phalanges innombrables de guêpes se sont emparées des rigoles et des corniches. Elles voltigent autour des colonnes, comme les ondes épaisses d'une chevelure noire. Seuls habitants du froid portique, ils gardent l'entrée des vestibules, comme un droit héréditaire. Je compare le bourdonnement de leurs ailes métalliques, au choc incessant des glaçons, précipités les uns contre les autres, pendant la débâcle des mers polaires. Mais, si je considère la conduite de celui auquel la providence donna le trône sur cette terre, les trois ailerons de ma douleur font entendre un plus grand murmure! Quand une comète, pendant la nuit, apparaît subitement dans une région du ciel, après quatre-vingts ans d'absence, elle montre aux habitants terrestres et aux grillons sa queue brillante et vaporeuse. Sans doute, elle n'a pas conscience de ce long voyage; il n'en est pas ainsi de moi: accoudé sur le chevet de mon lit, pendant que les dentelures d'un horizon aride et morne s'élèvent en vigueur sur le fond de mon âme, je m'absorbe dans les rêves de la compassion et je rougis pour l'homme! Coupé en deux par la bise, le matelot, après avoir fait son quart de nuit, s'empresse de regagner son hamac: pourquoi cette consolation ne m'est-elle pas offerte? L'idée que je suis tombé volontairement, aussi bas que mes semblables, et que j'ai le droit moins qu'un autre de prononcer des plaintes, sur notre sort, qui reste enchaîné à la croûte durcie d'une planète, et sur l'essence de notre âme perverse, me pénètre comme un clou de forge. On a vu des explosions de feu grisou anéantir des familles entières; mais, elles connurent l'agonie peu de temps, parce que la mort est presque subite, au milieu des décombres et des gaz délétères: moi ... j'existe toujours comme le basalte! Au milieu, comme au commencement de la vie, les anges se ressemblent à eux-mêmes: n'y a-t-il pas longtemps que je ne me ressemble plus! L'homme et moi, claquemurés dans les limites de notre intelligence, comme souvent un lac dans une ceinture d'îles de corail, au lieu d'unir nos forces respectives pour nous défendre contre le hasard et l'infortune, nous nous écartons, avec le tremblement de la haine, en prenant deux routes opposées, comme si nous nous étions réciproquement blessés avec la pointe d'une dague! On dirait que l'un comprend le mépris qu'il inspire à l'autre; poussés par le mobile d'une dignité relative, nous nous empressons de ne pas induire en erreur notre adversaire; chacun reste de son côté et n'ignore pas que la paix proclamée serait impossible à conserver. Eh bien, soit! que ma guerre contre l'homme s'éternise, puisque chacun reconnaît dans l'autre sa propre dégradation ... puisque les deux sont ennemis mortels. Que je doive remporter une victoire désastreuse ou succomber, le combat sera beau: moi, seul, contre l'humanité. Je ne me servirai pas d'armes construites avec le bois ou le fer; je repousserai du pied les couches de minéraux extraites de la terre: la sonorité puissante et séraphique de la harpe deviendra, sous mes doigts, un talisman redoutable. Dans plus d'une embuscade, l'homme, ce singe sublime, a déjà percé ma poitrine de sa lance de porphyre: un soldat ne montre pas ses blessures, pour si glorieuses qu'elles soient. Cette guerre terrible jettera la douleur dans les deux partis: deux amis qui cherchent obstinément à se détruire, quel drame!
Deux piliers, qu'il n'était pas difficile et encore moins possible de prendre pour des baobabs, s'apercevaient dans la vallée, plus grands que deux épingles. En effet, c'étaient deux tours énormes. Et, quoique deux baobabs, au premier coup d'œil, ne ressemblent pas à deux épingles, ni même à deux tours, cependant, en employant habilement les ficelles de la prudence, on peut affirmer, sans crainte d'avoir tort (car, si cette affirmation était accompagnée d'une seule parcelle de crainte, ce ne serait plus une affirmation; quoiqu'un même nom exprime ces deux phénomènes de l'âme qui présentent des caractères assez tranchés pour ne pas être confondus légèrement) qu'un baobab ne diffère pas tellement d'un pilier, que la comparaison soit défendue entre ces formes architecturales ... ou géométriques ... ou l'une et l'autre ... ou ni l'une ni l'autre ... ou plutôt formes élevées et massives. Je viens de trouver, je n'ai pas la prétention de dire le contraire, les épithètes propres aux substantifs pilier et baobab: que l'on sache bien que ce n'est pas, sans une joie mêlée d'orgueil, que j'en fais la remarque à ceux qui, après avoir relevé leurs paupières, ont pris la très louable résolution de parcourir ces pages, pendant que la bougie brûle, si c'est la nuit, pendant que le soleil éclaire, si c'est le jour. Et encore, quand même une puissance supérieure nous ordonnerait, dans les termes le plus clairement précis, de rejeter, dans les abîmes du chaos, la comparaison judicieuse que chacun a certainement pu savourer avec impunité, même alors, et surtout alors, que l'on ne perde pas de vue cet axiome principal, les habitudes contractées par les ans, les livres, le contact de ses semblables, et le caractère inhérent à chacun qui se développe dans une efflorescence rapide, imposeraient, à l'esprit humain, l'irréparable stigmate de la récidive, dans l'emploi criminel (criminel, en se plaçant momentanément et spontanément au point de vue de la puissance supérieure) d'une figure de rhétorique que plusieurs méprisent, mais que beaucoup encensent. Si le lecteur trouve cette phrase trop longue, qu'il accepte mes excuses; mais, qu'il ne s'attende pas de ma part à des bassesses. Je puis avouer mes fautes; mais non les rendre plus graves par ma lâcheté. Mes raisonnements se choqueront quelquefois contre les grelots de la folie et l'apparence sérieuse de ce qui n'est en somme que grotesque (quoique, d'après certains philosophes, il soit assez difficile de distinguer le bouffon du mélancolique, la vie elle-même étant un drame comique ou une comédie dramatique); cependant, il est permis à chacun de tuer des mouches et même des rhinocéros, afin de se reposer de temps en temps d'un travail trop escarpé. Pour tuer des mouches, voici la manière la plus expéditive, quoique ce ne soit pas la meilleure: on les écrase entre les deux premiers doigts de la main. La plupart des écrivains qui ont traité ce sujet à fond ont calculé, avec beaucoup de vraisemblance, qu'il est préférable, dans plusieurs cas, de leur couper la tête. Si quelqu'un me reproche de parler d'épingles, comme d'un sujet radicalement frivole, qu'il remarque sans parti pris, que les plus grands effets ont été souvent produits par les plus petites causes. Et, pour ne pas m'éloigner davantage du cadre de cette feuille de papier, ne voit-on pas que le laborieux morceau de littérature que je suis à composer, depuis le commencement de cette strophe, serait peut-être moins goûté, s'il prenait son point d'appui dans une question épineuse de chimie ou de pathologie interne? Au reste, tous les goûts sont dans la nature; et, quand au commencement j'ai comparé les piliers aux épingles avec tant de justesse (certes, je ne croyais pas qu'on viendrait, un jour, me le reprocher), je me suis basé sur les lois de l'optique, qui ont établi que, plus le rayon visuel est éloigné d'un objet, plus l'image se reflète à diminution dans la rétine.
C'est ainsi que ce que l'inclinaison de notre esprit à la farce prend pour un misérable coup d'esprit, n'est, la plupart du temps, dans la pensée de l'auteur, qu'une vérité importante, proclamée avec majesté! Oh! ce philosophe insensé qui éclata de rire, en voyant un âne manger une figue! Je n'invente rien: les livres antiques ont raconté, avec les plus amples détails, ce volontaire et honteux dépouillement de la noblesse humaine. Moi, je ne sais pas rire. Je n'ai jamais pu rire, quoique plusieurs fois j'aie essayé de le faire. C'est très difficile d'apprendre à rire. Ou, plutôt, je crois qu'un sentiment de répugnance à cette monstruosité forme une marque essentielle de mon caractère. Eh bien, j'ai été témoin de quelque chose de plus fort: j'ai vu une figue manger un âne! Et, cependant, je n'ai pas ri; franchement, aucune partie buccale n'a remué. Le besoin de pleurer s'empara de moi si fortement, que mes yeux laissèrent tomber une larme. «Nature! nature! m'écriai-je en sanglotant, l'épervier déchire le moineau, la figue mange l'âne et le ténia dévore l'homme!» Sans prendre la résolution d'aller plus loin, je me demande en moi-même si j'ai parlé de la manière dont on tue les mouches. Oui, n'est-ce pas? Il n'en est pas moins vrai que je n'avais pas parlé de la destruction des rhinocéros! Si certains amis me prétendaient le contraire, je ne les écouterais pas et je me rappellerais que la louange et la flatterie sont deux grandes pierre d'achoppement. Cependant, afin de contenter ma conscience autant que possible, je ne puis m'empêcher de faire remarquer que cette dissertation sur le rhinocéros m'entraînerait hors des frontières de la patience et du sang-froid, et, de son côté, découragerait probablement (ayons, même, la hardiesse de dire certainement) les générations présentes. N'avoir pas parlé du rhinocéros après la mouche! Au moins, pour excuse passable, aurai-je dû mentionner avec promptitude (et je ne l'ai pas fait!) cette omission non préméditée, qui n'étonnera pas ceux qui ont étudié à fond les contradictions réelles et inexplicables qui habitent les lobes du cerveau humain. Rien n'est indigne pour une intelligence grande et simple; le moindre phénomène de la nature, s'il y a mystère en lui, deviendra, pour le sage, inépuisable matière à réflexion. Si quelqu'un voit un âne manger une figue ou une figue manger un âne (ces deux circonstances ne se présentent pas souvent, à moins que ce ne soit en poésie), soyez certain qu'après avoir réfléchi deux ou trois minutes, pour savoir quelle conduite prendre, il abandonnera le sentier de la vertu et se mettra à rire comme un coq! Encore, n'est-il pas exactement prouvé que les coqs ouvrent exprès leur bec pour imiter l'homme et faire une grimace tourmentée. J'appelle grimace dans les oiseaux ce qui porte le même nom dans l'humanité! Le coq ne sort pas de sa nature, moins par incapacité que par orgueil. Apprenez-leur à lire, ils se révoltent. Ce n'est pas un perroquet qui s'extasierait ainsi devant sa faiblesse, ignorante ou impardonnable! Oh! avilissement exécrable! comme on ressemble à une chèvre quand on rit! Le calme du front a disparu pour faire place à deux énormes yeux de poissons qui (n'est-ce pas déplorable?) ... qui ... qui se mettent à briller comme des phares! Souvent, il m'arrivera d'énoncer, avec solennité, les propositions les plus bouffonnes, je ne trouve pas que cela devienne un motif péremptoirement suffisant pour élargir la bouche! Je ne puis m'empêcher de rire, me répondrez-vous; j'accepte cette explication absurde, mais, alors, que ce soit un rire mélancolique. Riez, mais pleurez en même temps. Si vous ne pouvez pas pleurer par les yeux, pleurez par la bouche. Est-ce encore impossible, urinez; mais, j'avertis qu'un liquide quelconque est ici nécessaire, pour atténuer la sécheresse que porte, dans ses flancs, le rire, aux traits fendus en arrière. Quant à moi, je ne me laisserai pas décontenancer par les gloussements cocasses et les beuglements originaux de ceux qui trouvent toujours quelque chose à redire dans un caractère qui ne ressemble pas au leur, parce qu'il est une des innombrables modifications intellectuelles que Dieu, sans sortir d'un type primordial, créa pour gouverner les charpentes osseuses. Jusqu'à nos temps, la poésie fit une route fausse; s'élevant jusqu'au ciel ou rampant jusqu'à terre, elle a méconnu les principes de son existence, et a été, non sans raison, constamment bafouée par les honnêtes gens. Elle n'a pas été modeste ... qualité la plus belle qui doive exister dans un être imparfait! Moi, je veux montrer mes qualités; mais, je ne suis pas assez hypocrite pour cacher mes vices! Le rire, le mal, l'orgueil, la folie, paraîtront, tour à tour, entre la sensibilité et l'amour de la justice, et serviront d'exemple à la stupéfaction humaine; chacun s'y reconnaîtra, non pas tel qu'il devrait être, mais tel qu'il est. Et, peut-être que ce simple idéal, conçu par mon imagination, surpassera, cependant, tout ce que la poésie a trouvé jusqu'ici de plus grandiose et de plus sacré. Car, si je laisse mes vices transpirer dans ces pages, on ne croira que mieux aux vertus que j'y fais resplendir, et dont je placerai l'auréole si haut que les plus grands génies de l'avenir témoigneront, pour moi, une sincère reconnaissance. Ainsi donc, l'hypocrisie sera chassée carrément de ma demeure. Il y aura, dans mes chants, une preuve imposante de puissance, pour mépriser ainsi les opinions reçues. Il chante pour lui seul, et non pas pour ses semblables. Il ne place pas la mesure de son inspiration dans la balance humaine. Libre comme la tempête, il est venu échouer, un jour, sur les plages indomptables de sa terrible volonté! Il ne craint rien, si ce n'est lui-même! Dans ses combats surnaturels, il attaquera l'homme et le Créateur, avec avantage, comme quand l'espadon enfonce son épée dans le ventre de la baleine: qu'il soit maudit, par ses enfants et par ma main décharnée, celui qui persiste à ne pas comprendre les kanguroos implacables du rire et les poux audacieux de la caricature!... Deux tours énormes s'apercevaient dans la vallée; je l'ai dit au commencement. En les multipliant par deux, le produit était quatre ... mais je ne distinguai pas très bien la nécessité de cette opération d'arithmétique. Je continuai ma route, avec la fièvre au visage, et je m'écriai sans cesse: «Non ... non ... je ne distingue pas très bien la nécessité de cette opération d'arithmétique!» J'avais entendu des craquements de chaînes, et des gémissements douloureux. Que personne ne trouve possible, quand il passera dans cet endroit, de multiplier les tours par deux, afin que le produit soit quatre! Quelques-uns soupçonnent que j'aime l'humanité comme si j'étais sa propre mère, et que je l'eusse portée, neuf mois, dans mes flancs parfumés; c'est pourquoi, je ne repasse plus dans la vallée où s'élèvent les deux unités du multiplicande!
Une potence s'élevait sur le sol; à un mètre de celui-ci, était suspendu par les cheveux un homme, dont les bras étaient attachés par derrière. Ses jambes avaient été laissées libres, pour accroître ses tortures, et lui faire désirer davantage n'importe quoi de contraire à l'enlacement de ses bras. La peau du front était tellement tendue par le poids de la pendaison, que son visage, condamné par la circonstance à l'absence de l'expression naturelle, ressemblait à la concrétion pierreuse d'un stalagtite. Depuis trois jours, il subissait ce supplice. Il s'écriait: «Qui me dénouera les bras? qui me dénouera les cheveux? Je me disloque dans des mouvements qui ne font que séparer davantage de ma tête la racine des cheveux; la soif et la faim ne sont pas les causes principales qui m'empêchent de dormir. Il est impossible que mon existence enfonce son prolongement au delà des bornes d'une heure. Quelqu'un pour m'ouvrir la gorge, avec un caillou acéré!» Chaque mot était précédé, suivi de hurlements intenses. Je m'élançai du buisson derrière lequel j'étais abrité, et je me dirigeai vers le pantin ou morceau de lard attaché au plafond. Mais, voici que, du côté opposé, arrivèrent en dansant deux femmes ivres. L'une tenait un sac, et deux fouets, aux cordes de plomb, l'autre, un baril plein de goudron et deux pinceaux. Les cheveux grisonnants de la plus vieille flottaient au vent, comme les lambeaux d'une voile déchirée, et les chevilles de l'autre claquaient entre elles, comme les coups de queue d'un thon sur la dunette d'un vaisseau. Leurs yeux brillaient d'une flamme si noire et si forte, que je ne crus pas d'abord que ces deux femmes appartinssent à mon espèce. Elles riaient avec un aplomb tellement égoïste, et leurs traits inspiraient tant de répugnance, que je ne doutai pas un seul instant que je n'eusse devant les yeux les deux spécimens les plus hideux de la race humaine. Je me recachai derrière le buisson, et je me tins tout coi, comme l'acantophorus serraticornis, qui ne montre que la tête en dehors de son nid. Elles approchaient avec la vitesse de la marée; appliquant l'oreille sur le sol, le son, distinctement perçu, m'apportait l'ébranlement lyrique de leur marche. Lorsque les deux femelles d'orang-outang furent arrivées sous la potence, elles reniflèrent l'air pendant quelques secondes; elles montrèrent, par leurs gestes saugrenus, la quantité vraiment remarquable de stupéfaction qui résulta de leur expérience, quand elles s'aperçurent que rien n'était changé dans ces lieux: le dénoûment de la mort, conforme à leurs vœux, n'était pas survenu. Elles n'avaient pas daigné lever la tête, pour savoir si la mortadelle était encore à la même place. L'une dit: «Est-ce possible que tu sois encore respirant? Tu as la vie dure, mon mari bien-aimé.» Comme quand deux chantres, dans une cathédrale, entonnent alternativement les versets d'un psaume, la deuxième répondit: «Tu ne veux donc pas mourir, ô mon gracieux fils? Dis-moi donc comment tu as fait (sûrement c'est par quelque maléfice) pour épouvanter les vautours? En effet, ta carcasse est devenue si maigre! Le zéphyr la balance comme une lanterne.» Chacune prit un pinceau et goudronna le corps du pendu ... chacune prit un fouet et leva les bras ... J'admirais (il était absolument impossible de ne pas faire comme moi) avec quelle exactitude énergique les lames de métal, au lieu de glisser à la surface, comme quand on se bat contre un nègre et qu'on fait des efforts inutiles, propres au cauchemar, pour l'empoigner aux cheveux, s'appliquaient, grâce au goudron, jusqu'à l'intérieur des chairs, marquées par des sillons aussi creux que l'empêchement des os pouvait raisonnablement le permettre. Je me suis préservé de la tentation de trouver de la volupté dans ce spectacle excessivement curieux, mais moins profondément comique qu'on n'était en droit de l'attendre. Et, cependant, malgré les bonnes résolutions prises d'avance, comment ne pas reconnaître la force de ces femmes, les muscles de leur bras? Leur adresse, qui consistait à frapper sur les parties les plus sensibles, comme le visage et le bas-ventre, ne sera mentionnée par moi, que si j'aspire à l'ambition de raconter la totale vérité! A moins que, appliquant mes lèvres, l'une contre l'autre, surtout dans la direction horizontale (mais, chacun n'ignore pas que c'est la manière la plus ordinaire d'engendrer cette pression), je ne préfère garder un silence gonflé de larmes et de mystères, dont la manifestation pénible sera impuissante à cacher, non seulement aussi bien mais encore mieux que mes paroles (car, je ne crois pas me tromper, quoiqu'il ne faille pas certainement nier en principe, sous peine de manquer aux règles les plus élémentaires de l'habileté, les possibilités hypothétiques d'erreur) les résultats funestes occasionnés par la fureur qui met en œuvre les métacarpes secs et les articulations robustes; quand même on ne se mettrait pas au point de vue de l'observateur impartial et du moraliste expérimenté (il est presque assez important que j'apprenne que je n'admets pas, au moins entièrement, cette restriction plus ou moins fallacieuse), le doute, à cet égard, n'aurait pas la faculté d'étendre ses racines; car, je ne le suppose pas, pour l'instant, entre les mains d'une puissance surnaturelle, et périrait immanquablement, pas subitement peut-être, faute d'une sève remplissant les conditions simultanées de nutrition et d'absence de matières vénéneuses. Il est entendu, sinon ne me lisez pas, que je ne mets en scène que la timide personnalité de mon opinion: loin de moi, cependant, la pensée de renoncer à des droits qui sont incontestables! Certes, mon intention n'est pas de combattre cette affirmation, où brille le critérium de la certitude, qu'il est un moyen plus simple de s'entendre; il consisterait, je le traduis avec quelques mots seulement, mais, qui en valent plus de mille, à ne pas discuter: il est plus difficile à mettre en pratique que ne le veut bien penser généralement le commun des mortels. Discuter est le mot grammatical, et beaucoup de personnes trouveront qu'il ne faudrait pas contredire, sans un volumineux dossier de preuves, ce que je viens de coucher sur le papier; mais, la chose diffère notablement, s'il est permis d'accorder à son propre instinct qu'il emploie une rare sagacité au service de sa circonspection, quand il formule des jugements qui paraîtraient autrement, soyez-en persuadé, d'une hardiesse qui longe les rivages de la fanfaronnade. Pour clore ce petit incident, qui s'est lui-même dépouillé de sa gangue par une légèreté aussi irrémédiablement déplorable que fatalement pleine d'intérêt (ce que chacun n'aura pas manqué de vérifier, à la condition qu'il ait ausculté ses souvenirs les plus récents), il est bon, si l'on possède des facultés en équilibre parfait, ou mieux, si la balance de l'idiotisme ne l'emporte pas de beaucoup sur le plateau dans lequel reposent les nobles et magnifiques attributs de la raison, c'est-à-dire, afin d'être plus clair (car, jusqu'ici je n'ai été que concis, ce que même plusieurs n'admettront pas, à cause de mes longueurs, qui ne sont qu'imaginaires, puisqu'elles remplissent leur but, de traquer, avec le scalpel de l'analyse, les fugitives apparitions de la vérité, jusqu'en leurs derniers retranchements), si l'intelligence prédomine suffisamment sur les défauts sous le poids desquels l'ont étouffée en partie l'habitude, la nature et l'éducation, il est bon, répèté-je pour la deuxième et la dernière fois, car, à force de répéter, on finirait, le plus souvent ce n'est pas faux, par ne plus s'entendre, de revenir la queue basse (si même, il est vrai que j'aie une queue) au sujet dramatique cimenté dans cette strophe. Il est utile de boire un verre d'eau, avant d'entreprendre la suite de mon travail. Je préfère en boire deux, plutôt que de m'en passer. Ainsi, dans une chasse contre un nègre marron, à travers la forêt, à un moment convenu, chaque membre de la troupe suspend son fusil aux lianes, et l'on se réunit en commun, à l'ombre d'un massif, pour étancher la soif et apaiser la faim. Mais, la halte ne dure que quelques secondes, la poursuite est reprise avec acharnement et le hallali ne tarde pas à résonner. Et, de même que l'oxygène est reconnaissable à la propriété qu'il possède, sans orgueil, de rallumer une allumette présentant quelques points en ignition, ainsi, l'on reconnaîtra l'accomplissement de mon devoir à l'empressement que je montre à revenir à la question. Lorsque les femelles se virent dans l'impossibilité de retenir le fouet, que la fatigue laissa tomber de leurs mains, elles mirent judicieusement fin au travail gymnastique qu'elles avaient entrepris pendant près de deux heures, et se retirèrent, avec une joie qui n'était pas dépourvue de menaces pour l'avenir. Je me dirigeai vers celui qui m'appelait au secours, avec un œil glacial (car, la perte de son sang était si grande, que la faiblesse l'empêchait de parler, et que mon opinion était, quoique je ne fusse pas médecin, que l'hémorragie s'était déclarée au visage et au bas-ventre), et je coupai ses cheveux avec une paire de ciseaux, après avoir dégagé ses bras. Il me raconta que sa mère l'avait, un soir, appelé dans sa chambre, et lui avait ordonné de se déshabiller, pour passer la nuit avec elle dans un lit, et que, sans attendre aucune réponse, la maternité s'était dépouillée de tous ses vêtements, en entre-croisant, devant lui, les gestes les plus impudiques. Qu'alors il s'était retiré. En outre, par ses refus perpétuels, il s'était attiré la colère de sa femme, qui s'était bercée de l'espoir d'une récompense, si elle eût pu réussir à engager son mari à ce qu'il prêtât son corps aux passions de la vieille. Elles résolurent, par un complot, de le suspendre à une potence, préparée d'avance dans quelque parage non fréquenté, et de le laisser périr insensiblement, exposé à toutes les misères et à tous les dangers. Ce n'était pas sans de très mûres et de nombreuses réflexions, pleines de difficultés presque insurmontables, qu'elles étaient enfin parvenues à guider leur choix sur le supplice raffiné qui n'avait trouvé la disparition de son terme que dans le secours inespéré de mon intervention. Les marques les plus vives de la reconnaissance soulignaient chaque expression, et ne donnaient pas à ses confidences leur moindre valeur. Je le portai dans la chaumière la plus voisine; car, il venait de s'évanouir, et je ne quittai les laboureurs que lorsque je leur eu laissé ma bourse, pour donner des soins au blessé, et que je leur eusse fait promettre qu'ils prodigueraient au malheureux, comme à leur propre fils, les marques d'une sympathie persévérante. A mon tour, je leur racontai l'événement, et je m'approchai de la porte, pour remettre le pied sur le sentier; mais, voilà qu'après avoir fait une centaine de mètres, je revins machinalement sur mes pas, j'entrai de nouveau dans la chaumière et, m'adressant à leurs propriétaires naïfs, je m'écriai: «Non, non ... ne croyez pas que cela m'étonne!» Cette fois-ci, je m'éloignai définitivement; mais, la plante des pieds ne pouvait pas se poser d'une manière sûre: un autre aurait pu ne pas s'en apercevoir! Le loup ne passe plus sous la potence qu'élevèrent, un jour de printemps, les mains entrelacées d'une épouse et d'une mère, comme quand il faisait prendre, à son imagination charmée, le chemin d'un repas illusoire. Quand il voit, à l'horizon, cette chevelure noire, balancée par le vent, il n'encourage pas sa force d'inertie, et prend la fuite avec une vitesse incomparable! Faut-il voir, dans ce phénomène psychologique, une intelligence supérieure à l'ordinaire instinct des mammifères? Sans rien certifier et même sans rien prévoir, il me semble que l'animal a compris ce que c'est que le crime! Comment ne le comprendrait-il pas, quand des êtres humains, eux-mêmes, ont rejeté, jusqu'à ce point indescriptible, l'empire de la raison, pour ne laisser subsister, à la place de cette reine détrônée, qu'une vengeance farouche!
Je suis sale. Les poux me rongent. Les pourceaux, quand ils me regardent, vomissent. Les croûtes et les escarres de la lèpre ont écaillé ma peau, couverte de pus jaunâtre. Je ne connais pas l'eau des fleuves, ni la rosée des nuages. Sur ma nuque, comme sur un fumier, pousse un énorme champignon, aux pédoncules ombellifères. Assis sur un meuble informe, je n'ai pas bougé mes membres depuis quatre siècles. Mes pieds ont pris racine dans le sol et composent, jusqu'à mon ventre, une sorte de végétation vivace, remplie d'ignobles parasites, qui ne dérive pas encore de la plante, et qui n'est plus de la chair. Cependant mon cœur bat. Mais comment battrait-il, si la pourriture et les exhalaisons de mon cadavre (je n'ose pas dire corps) ne le nourrissaient abondamment? Sous mon aisselle gauche, une famille de crapauds a pris résidence et, quand l'un d'eux remue, il me fait des chatouilles. Prenez garde qu'il ne s'en échappe un, et ne vienne gratter, avec sa bouche, le dedans de votre oreille: il serait ensuite capable d'entrer dans votre cerveau. Sous mon aisselle droite, il y a un caméléon qui leur fait une chasse perpétuelle, afin de ne pas mourir de faim: il faut que chacun vive. Mais quand un parti déjoue complètement les ruses de l'autre, ils ne trouvent rien de mieux que de ne pas se gêner, et sucent la graisse délicate qui couvre mes côtes: j'y suis habitué. Une vipère méchante a dévoré ma verge et a pris sa place: elle m'a rendu eunuque, cette infâme. Oh! si j'avais pu me défendre avec mes bras paralysés; mais, je crois plutôt qu'ils se sont changés en bûches. Quoi qu'il en soit, il importe de constater que le sang ne vient plus y promener sa rougeur. Deux petits hérissons, qui ne croissent plus, ont jeté à un chien, qui n'a pas refusé, l'intérieur de mes testicules: l'épiderme soigneusement lavé, ils ont logé dedans. L'anus a été intercepté par un crabe; encouragé par mon inertie, il garde l'entrée avec ses pinces, et me fait beaucoup de mal! Deux méduses ont franchi les mers, immédiatement alléchées par un espoir qui ne fut pas trompé. Elles ont regardé avec attention les deux parties charnues qui forment le derrière humain, et, se cramponnant à leur galbe convexe, elles les ont tellement écrasées par une pression constante, que les deux morceaux de chair ont disparu, tandis qu'il est resté deux monstres, sortis du royaume de la viscosité, égaux par la couleur, la forme et la férocité. Ne parlez pas de ma colonne vertébrale, puisque c'est un glaive. Oui, oui ... je n'y faisais pas attention ... votre demande est juste. Vous désirez savoir, n'est-ce pas, comment il se trouve implanté verticalement dans mes reins? Moi-même, je ne me le rappelle pas très clairement; cependant, si je me décide à prendre pour un souvenir ce qui n'est peut-être qu'un rêve, sachez que l'homme, quand il a su que j'avais fait vœu de vivre avec la maladie et l'immobilité jusqu'à ce que j'eusse vaincu le Créateur, marcha, derrière moi, sur la pointe des pieds, mais, non pas si doucement, que je ne l'entendisse. Je ne perçus plus rien, pendant un instant qui ne fut pas long. Ce poignard aigu s'enfonça jusqu'au manche, entre les deux épaules du taureau des fêtes, et son ossature frissonna, comme un tremblement de terre. La lame adhère si fortement au corps, que personne, jusqu'ici, n'a pu l'extraire. Les athlètes, les mécaniciens, les philosophes, les médecins ont essayé, tour à tour, les moyens les plus divers. Ils ne savaient pas que le mal qu'a fait l'homme ne peut plus se défaire! J'ai pardonné à la profondeur de leur ignorance native, et je les ai salués des paupières de mes yeux. Voyageur, quand tu passeras près de moi, ne m'adresse pas, je t'en supplie, le moindre mot de consolation: tu affaiblirais mon courage. Laisse-moi réchauffer ma ténacité à la flamme du martyre volontaire. Va-t'en ... que je ne t'inspire aucune pitié. La haine est plus bizarre que tu ne le penses; sa conduite est inexplicable, comme l'apparence brisée d'un bâton enfoncé dans l'eau. Tel que tu me vois, je puis encore faire des excursions jusqu'aux murailles du ciel, à la tête d'une légion d'assassins, et revenir prendre cette posture, pour méditer, de nouveau, sur les nobles projets de la vengeance. Adieu, je ne te retarderai pas davantage; et, pour t'instruire et te préserver, réfléchis au sort fatal qui m'a conduit à la révolte, quand peut-être j'étais né bon! Tu raconteras à ton fils ce que tu as vu; et, le prenant par la main, fais-lui admirer la beauté des étoiles et les merveilles de l'univers, le nid du rouge-gorge et les temples du Seigneur. Tu seras étonné de le voir si docile aux conseils de la paternité, et tu le récompenseras par un sourire. Mais, quand il apprendra qu'il n'est pas observé, jette les yeux sur lui, et tu le verras cracher sa bave sur la vertu; il t'a trompé, celui qui est descendu de la race humaine, mais il ne te trompera plus: tu sauras désormais ce qu'il deviendra. O père infortuné, prépare, pour accompagner les pas de ta vieillesse, l'échafaud ineffaçable qui tranchera la tête d'un criminel précoce, et la douleur qui te montrera le chemin qui conduit à la tombe.
Sur le mur de ma chambre, quelle ombre dessine, avec une puissance incomparable, la fantasmagorique projection de sa silhouette racornie? Quand je place sur mon cœur cette interrogation délirante et muette, c'est moins pour la majesté de la forme, pour le tableau de la réalité, que la sobriété du style se conduit de la sorte. Qui que tu sois, défends-toi; car, je vais diriger vers toi la fronde d'une terrible accusation: ces yeux ne t'appartiennent pas ... où les as-tu pris? Un jour, je vis passer devant moi une femme blonde; elle les avait pareils aux tiens: tu les lui as arrachés. Je vois que tu veux faire croire à ta beauté; mais, personne ne s'y trompe; et moi, moins qu'un autre. Je te le dis, afin que tu ne me prennes pas pour un sot. Toute une série d'oiseaux rapaces, amateurs de la viande d'autrui et défenseurs de l'utilité de la poursuite, beaux comme des squelettes qui effeuillent des panoccos de l'Arkansas, voltigent autour de ton front, comme des serviteurs soumis et agréés. Mais, est-ce un front? Il n'est pas difficile de mettre beaucoup d'hésitation à le croire. Il est si bas, qu'il est impossible de vérifier les preuves, numériquement exiguës, de son existence équivoque. Ce n'est pas pour m'amuser que je te dis cela. Peut-être que tu n'as pas de front, toi, qui promènes, sur la muraille, comme le symbole mal réfléchi d'une danse fantastique, le fiévreux ballottement de tes vertèbres lombaires. Qui donc alors t'a scalpé? si c'est un être humain, parce que tu l'as enfermé, pendant vingt ans, dans une prison, et qui s'est échappé pour préparer une vengeance digne de ses représailles, il a fait comme il devait, et je l'applaudis; seulement, il y a un seulement, il ne fut pas assez sévère. Maintenant, tu ressembles à un Peau-Rouge prisonnier, du moins (notons-le préalablement) par le manque expressif de chevelure. Non pas qu'elle ne puisse repousser, puisque les physiologistes ont découvert que même les cerveaux enlevés reparaissent à la longue, chez les animaux; mais, ma pensée, s'arrêtant à une simple constatation, qui n'est pas dépourvue, d'après le peu que j'en aperçois, d'une volupté énorme, ne va pas, même dans ses conséquences les plus hardies, jusqu'aux frontières d'un vœu pour ta guérison, et reste, au contraire, fondée, par la mise en œuvre de sa neutralité plus que suspecte, à regarder (ou du moins à souhaiter), comme le présage de malheurs plus grands, ce qui ne peut être pour toi qu'une privation momentanée de la peau qui recouvre le dessus de ta tête. J'espère que tu m'as compris. Et même, si le hasard te permettait, par un miracle absurde, mais non pas, quelquefois, raisonnable, de retrouver cette peau précieuse qu'a gardée la religieuse vigilance de ton ennemi, comme le souvenir enivrant de sa victoire, il est presque extrêmement possible que, quand même on n'aurait étudié la loi des probabilités que sous le rapport des mathématiques (or, on sait que l'analogie transporte facilement l'application de cette loi dans les autres domaines de l'intelligence), ta crainte légitime, mais un peu exagérée, d'un refroidissement partiel ou total, ne refuserait pas l'occasion importante, et même unique, qui se présenterait d'une manière si opportune, quoique brusque, de préserver les diverses parties de ta cervelle du contact de l'atmosphère, surtout pendant l'hiver, par une coiffure qui, à bon droit, t'appartient, puisqu'elle est naturelle, et qu'il te serait permis, en outre (il serait incompréhensible que tu le niasses), de garder constamment sur la tête, sans courir les risques toujours désagréables, d'enfreindre les règles les plus simples d'une convenance élémentaire. N'est-il pas vrai que tu m'écoutes avec attention? Si tu m'écoutes davantage, ta tristesse sera loin de se détacher de l'intérieur de tes narines rouges. Mais, comme je suis très impartial, et que je ne te déteste pas autant que je le devrais (si je me trompe, dis-le moi), tu prêtes, malgré toi, l'oreille à mes discours, comme poussé par une force supérieure. Je ne suis pas si méchant que toi: voilà pourquoi tort génie s'incline de lui-même devant le mien ... En effet, je ne suis pas si méchant que toi! Tu viens de jeter un regard sur la cité bâtie sur le flanc de cette montagne. Et maintenant, que vois-je?... Tous les habitants sont morts! J'ai de l'orgueil comme un autre, et c'est un vice de plus, que d'en avoir peut-être davantage. Eh bien, écoute ... écoute, si l'aveu d'un homme, qui se rappelle avoir vécu un demi-siècle sous la forme de requin dans les courants sous-marins qui longent les côtes de l'Afrique, t'intéresse assez vivement pour lui prêter ton attention, sinon avec amertume, du moins sans la faute irréparable de montrer le dégoût que je t'inspire. Je ne jetterai pas à tes pieds le masque de la vertu, pour paraître à tes yeux tel que je suis; car, je ne l'ai jamais porté (si, toutefois, c'est là une excuse); et, dès les premiers instants, si tu remarques mes traits avec attention, tu me reconnaîtras comme ton disciple respectueux dans la perversité, mais, non pas, comme ton rival redoutable. Puisque je ne te dispute pas la palme du mal, je ne crois pas qu'un autre le fasse: il devrait s'égaler auparavant à moi, ce qui n'est pas facile ... Écoute, à moins que tu ne sois la faible condensation d'un brouillard (tu caches ton corps quelque part, et je ne puis le rencontrer): un matin, que je vis une petite fille qui se penchait sur un lac, pour cueillir un lotus rose, elle affermit ses pas, avec une expérience précoce; elle se penchait vers les eaux, quand ses yeux rencontrèrent mon regard (il est vrai que, de mon côté, ce n'était pas sans préméditation). Aussitôt, elle chancela comme le tourbillon qu'engendre la marée autour d'un roc, ses jambes fléchirent, et chose merveilleuse à voir, phénomène qui s'accomplit avec autant de véracité que je cause avec toi, elle tomba jusqu'au fond du lac: conséquence étrange, elle ne cueillit plus aucune nymphéacée. Que fait-elle au dessous?... je ne m'en suis pas informé. Sans doute, sa volonté, qui s'est rangée sous le drapeau de la délivrance, livre des combats acharnés contre la pourriture! Mais toi, ô mon maître, sous ton regard, les habitants des cités sont subitement détruits, comme un tertre de fourmis qu'écrase le talon de l'éléphant. Ne viens-je pas d'être témoin d'un exemple démonstrateur? Vois ... la montagne n'est plus joyeuse ... elle restent isolée comme un vieillard. C'est vrai, les maisons existent; mais ce n'est pas un paradoxe d'affirmer, à voix basse, que tu ne pourrais en dire autant de ceux qui n'y existent plus. Déjà, les émanations des cadavres viennent jusqu'à moi. Ne les sens-tu pas? Regarde ces oiseaux de proie, qui attendent que nous nous éloignions, pour commencer ce repas géant; il en vient un nuage perpétuel des quatre coins de l'horizon. Hélas! ils étaient déjà venus, puisque je vis leurs ailes rapaces tracer, au-dessus de toi, le monument des spirales, comme pour t'exciter de hâter le crime. Ton odorat ne reçoit-il donc pas le moindre effluve? L'imposteur n'est pas autre chose ... Tes nerfs olfactifs sont enfin ébranlés par la perception d'atomes aromatiques: ceux-ci s'élèvent de la cité anéantie, quoique je n'aie pas besoin de te l'apprendre ... Je voudrais embrasser tes pieds, mais mes bras n'entrelacent qu'une transparente vapeur. Cherchons ce corps introuvable, que cependant mes yeux aperçoivent: il mérite, de ma part, les marques les plus nombreuses d'une admiration sincère. Le fantôme se moque de moi: il m'aide à chercher son propre corps. Si je lui fais signe de rester à sa place, voilà qu'il me renvoie le même signe ... Le secret est découvert; mais, ce n'est pas, je le dis avec franchise, à ma plus grande satisfaction. Tout est expliqué, les grands comme les petits détails; ceux-ci sont indifférents à remettre devant l'esprit, comme, par exemple, l'arrachement des yeux à la femme blonde: cela n'est presque rien!... Ne me rappelais-je donc pas que, moi aussi, j'avais été scalpé, quoique ce ne fût que pendant cinq ans (le nombre exact du temps m'avait failli), que j'avais enfermé un être humain dans une prison, pour être témoin du spectacle de ses souffrances, parce qu'il m'avait refusé, à juste titre, une amitié qui ne s'accorde pas à des êtres comme moi? Puisque je fais semblant d'ignorer que mon regard peut donner la mort, même aux planètes qui tournent dans l'espace, il n'aura pas tort, celui qui prétendra que je ne possède pas la faculté des souvenirs. Ce qui me reste à faire, c'est de briser cette glace, en éclats, à l'aide d'une pierre ... Ce n'est pas la première fois que le cauchemar de la perte momentanée de la mémoire établit sa demeure dans mon imagination, quand, par les inflexibles lois de l'optique, il m'arrive d'être placé devant la méconnaissance de ma propre image!
Je m'étais endormi sur la falaise. Celui qui, pendant un jour, a poursuivi l'autruche à travers le désert, sans pouvoir l'atteindre, n'a pas eu le temps de prendre de la nourriture et de fermer les yeux. Si c'est lui qui me lit, il est capable de deviner, à la rigueur, quel sommeil s'appesantit sur moi. Mais, quand la tempête a poussé verticalement un vaisseau, avec la paume de sa main, jusqu'au fond de la mer; si, sur le radeau, il ne reste plus de tout l'équipage qu'un seul homme, rompu par les fatigues et les privations de toute espèce; si la lame le ballotte, comme une épave, pendant des heures plus prolongées que la vie d'homme; et, si, une frégate, qui sillonne plus tard ces parages de désolation d'une carène fendue, aperçoit le malheureux qui promène sur l'océan sa carcasse décharnée, et lui porte un secours qui a failli être tardif, je crois que ce naufragé devinera mieux encore à quel degré fut porté l'assoupissement de mes sens. Le magnétisme et le chloroforme, quand ils s'en donnent la peine, savent quelquefois engendrer pareillement de ces catalepsies léthargiques. Elles n'ont aucune ressemblance avec la mort: ce serait un grand mensonge de le dire. Mais arrivons tout de suite au rêve, afin que les impatients, affamés de ces sortes de lectures, ne se mettent pas à rugir, comme un banc de cachalots macrocéphales qui se battent entre eux pour une femelle enceinte. Je rêvais que j'étais entré dans le corps d'un pourceau, qu'il ne m'était pas facile d'en sortir, et que je vautrais mes poils dans les marécages les plus fangeux. Était-ce comme une récompense? Objet de mes vœux, je n'appartenais plus à l'humanité! Pour moi, j'entendis l'interprétation ainsi, et j'en éprouvai une joie plus que profonde. Cependant, je recherchais activement quel acte de vertu j'avais accompli pour mériter, de la part de la Providence, cette insigne faveur. Maintenant que j'ai repassé dans ma mémoire les diverses phases de cet aplatissement épouvantable contre le ventre du granit, pendant lequel la marée, sans que je m'en aperçusse, passa, deux fois, sur ce mélange irréductible de matière morte et de chair vivante, il n'est peut-être pas sans utilité de proclamer que cette dégradation n'était probablement qu'une punition, réalisée sur moi par la justice divine. Mais, qui connaît ses besoins intimes ou la cause de ses joies pestilentielles? La métamorphose ne parut jamais à mes yeux que comme le haut et magnanime retentissement d'un bonheur parfait, que j'attendais depuis longtemps. Il était enfin venu, le jour où je fus un pourceau! J'essayais mes dents sur l'écorce des arbres; mon groin, je le contemplais avec délice. Il ne restait plus la moindre parcelle de divinité: je sus élever mon âme jusqu'à l'excessive hauteur de cette volupté ineffable. Écoutez-moi donc, et ne rougissez pas, inépuisables caricatures du beau, qui prenez au sérieux le braiement risible de votre âme, souverainement méprisable; et qui ne comprenez pas pourquoi le Tout-Puissant, dans un rare moment de bouffonnerie excellente, qui, certainement, ne dépasse pas les grandes lois générales du grotesque, prit, un jour, le mirifique plaisir de faire habiter une planète par des êtres singuliers et microcosmiques, qu'on appelle humains, et dont la matière ressemble à celle du corail vermeil. Certes, vous avez raison de rougir, os et graisse, mais écoutez-moi. Je n'invoque pas votre intelligence; vous la feriez rejeter du sang par l'horreur qu'elle vous témoigne: oubliez-la, et soyez conséquents avec vous-mêmes ... Là, plus de contrainte. Quand je voulais tuer, je tuais; cela, même, m'arrivait souvent, et personne ne m'en empêchait. Les lois humaines me poursuivaient encore de leur vengeance, quoique je n'attaquasse pas la race que j'avais abandonnée si tranquillement; mais ma conscience ne me faisait aucun reproche. Pendant la journée, je me battais avec mes nouveaux semblables, et le sol était parsemé de nombreuses couches de sang caillé. J'étais le plus fort, et je remportais toutes les victoires. Des blessures cuisantes couvraient mon corps; je faisais semblant de ne pas m'en apercevoir. Les animaux terrestres s'éloignaient de moi, et je restais seul dans ma resplendissante grandeur. Quel ne fut pas mon étonnement, quand, après avoir traversé un fleuve à la nage, pour m'éloigner des contrées que ma rage avait dépeuplées, et gagner d'autres campagnes pour y planter mes coutumes de meurtre et de carnage, j'essayai de marcher sur cette rive fleurie! Mes pieds étaient paralysés; aucun mouvement ne venait trahir la vérité de cette immobilité forcée. Au milieu d'efforts surnaturels, pour continuer mon chemin, ce fut alors que je me réveillai, et que je sentis que je redevenais homme. La Providence me faisait ainsi comprendre, d'une manière qui n'est pas inexplicable, qu'elle ne voulait pas que, même en rêve, mes projets sublimes s'accomplissent. Revenir à ma forme primitive fut pour moi une douleur si grande, que, pendant les nuits, j'en pleure encore. Mes draps sont constamment mouillés, comme s'ils avaient été passés dans l'eau, et, chaque jour, je les fais changer. Si vous ne le croyez pas, venez me voir; vous contrôlerez, par votre propre expérience, non pas la vraisemblance, mais, en outre, la vérité même de mon assertion. Combien de fois, depuis cette nuit passée à la belle étoile, sur une falaise, ne me suis-je pas mêlé à des troupeaux de pourceaux, pour reprendre, comme un droit, ma métamorphose détruite! Il est temps de quitter ces souvenirs glorieux, qui ne laissent, après leur suite, que la pâle voie lactée des regrets éternels.
Il n'est pas impossible d'être témoin d'une déviation anormale dans le fonctionnement latent ou visible des lois de la nature. Effectivement, si chacun se donne la peine ingénieuse d'interroger les diverses phases de son existence (sans en oublier une seule, car c'était peut-être celle-là qui était destinée à fournir la preuve de ce que j'avance), il ne se souviendra pas, sans un certain étonnement, qui serait comique en d'autres circonstances, que, tel jour, pour parler premièrement de choses objectives, il fut témoin de quelque phénomène qui semblait dépasser et dépassait positivement les notions connues fournies par l'observation et l'expérience, comme, par exemple, les pluies de crapauds, dont le magique spectacle dut ne pas être d'abord compris par les savants. Et que, tel autre jour, pour parler en deuxième et dernier lieu de choses subjectives, son âme présenta au regard investigateur de la psychologie, je ne vais pas jusqu'à dire une aberration de la raison (qui cependant, n'en serait pas moins curieuse; au contraire, elle le serait davantage), mais, du moins, pour ne pas faire le difficile auprès de certaines personnes froides, qui ne me pardonneraient jamais les élucubrations flagrantes de mon exagération, un état inaccoutumé, assez souvent très grave, qui marque que la limite accordée par le bon sens à l'imagination est quelquefois, malgré le pacte éphémère conclu entre ces deux puissances, malheureusement dépassée par la pression énergique de la volonté, mais, la plupart du temps aussi, par l'absence de sa collaboration effective: donnons à l'appui quelques exemples, dont il n'est pas difficile d'apprécier l'opportunité; si, toutefois, l'on prend pour compagne une attentive modération. J'en présente deux: les emportements de la colère et les maladies de l'orgueil. J'avertis celui qui me lit qu'il prenne garde à ce qu'il ne se fasse pas une idée vague, et, à plus forte raison fausse, des beautés de littérature que j'effeuille, dans le développement excessivement rapide de mes phrases. Hélas! je voudrais développer mes raisonnements et mes comparaisons lentement et avec beaucoup de magnificence (mais qui dispose de son temps?), pour que chacun comprenne davantage, sinon mon épouvante, du moins ma stupéfaction, quand, un soir d'été, comme le soleil semblait s'abaisser à l'horizon, je vis nager, sur la mer, avec de larges pattes de canard à la place des extrémités des jambes et des bras, porteur d'une nageoire dorsale, proportionnellement aussi longue et aussi effilée que celle des dauphins, un être humain, aux muscles vigoureux, et que des bancs nombreux de poissons (je vis, dans ce cortège, entre autres habitants des eaux, la torpille, l'anarnak groënlandais et la scorpène-horrible) suivaient avec les marques très ostensibles de la plus grande admiration. Quelquefois il plongeait, et son corps visqueux reparaissait presque aussitôt, à deux cents mètres de distance. Les marsouins, qui n'ont pas volé, d'après mon opinion, la réputation de bons nageurs, pouvaient à peine suivre de loin cet amphibie de nouvelle espèce. Je ne crois pas que le lecteur ait lieu de se repentir, s'il prête à ma narration, moins le nuisible obstacle d'une crédulité stupide, que le suprême service d'une confiance profonde, qui discute légalement, avec une secrète sympathie, les mystères poétiques, trop peu nombreux, à son propre avis, que je me charge de lui révéler, quand, chaque fois, l'occasion s'en présente, comme elle s'est inopinément aujourd'hui présentée, intimement pénétrée des toniques senteurs des plantes aquatiques, que la brise fraîchissante transporte dans cette strophe, qui contient un monstre, qui s'est approprié les marques distinctives de la famille des palmipèdes. Qui parle ici d'appropriation? Que l'on sache bien que l'homme, par sa nature multiple et complexe, n'ignore pas les moyens d'en élargir encore les frontières; il vit dans l'eau, comme l'hippocampe; à travers les couches supérieures de l'air, comme l'orfraie; et sous la terre, comme la taupe, le cloporte et la sublimité du vermiceau. Tel est dans sa forme, plus ou moins concise (mais plus, que moins), l'exact critérium de la consolation extrêmement fortifiante que je m'efforçais de faire naître dans mon esprit, quand je songeais que l'être humain que j'apercevais à une grande distance nager des quatre membres, à la surface des vagues, comme jamais cormoran le plus superbe ne le fit, n'avait, peut-être, acquis le nouveau changement des extrémités de ses bras et de ses jambes, que comme l'expiatoire châtiment de quelque crime inconnu. Il n'était pas nécessaire que je me tourmentasse la tête pour fabriquer d'avance les mélancoliques pilules de la pitié; car, je ne savais pas que cet homme, dont les bras frappaient alternativement l'onde amère, tandis que ses jambes, avec une force pareille à celle que possèdent les défenses en spirale du narval, engendraient le recul des couches aquatiques, ne s'était pas plus volontairement approprié ces extraordinaires formes, qu'elles ne lui avaient été imposées comme supplice. D'après ce que j'appris plus tard, voici la simple vérité: la prolongation de l'existence, dans cet élément fluide, avait insensiblement amené, dans l'être humain qui s'était lui-même exilé des continents rocailleux, les changements importants, mais non pas essentiels, que j'avais remarqués, dans l'objet qu'un regard passablement confus m'avait fait prendre, dès les moments primordiaux de son apparition (par une inqualifiable légèreté, dont les écarts engendrent le sentiment si pénible que comprendront facilement les psychologistes et les amants de la prudence) pour un poisson, à forme étrange, non encore décrit dans les classifications des naturalistes; mais, peut-être, dans leurs ouvrages posthumes, quoique je n'eusse pas l'excusable prétention de pencher vers cette dernière supposition, imaginée dans de trop hypothétiques conditions. En effet, cet amphibie (puisque amphibie il y a, sans qu'on puisse affirmer le contraire) n'était visible que pour moi seul, abstraction faite des poissons et des cétacés; car, je m'aperçus que quelques paysans, qui s'étaient arrêtés à contempler mon visage, troublé par ce phénomène surnaturel, et qui cherchaient inutilement à s'expliquer pourquoi mes yeux étaient constamment fixés, avec une persévérance qui paraissait invincible, et qui ne l'était pas en réalité, sur un endroit de la mer où ils ne distinguaient, eux, qu'une quantité appréciable et limitée de bancs de poissons de toutes les espèces, distendaient l'ouverture de leur bouche grandiose, peut-être autant qu'une baleine. «Cela les faisait sourire, mais non, comme à moi, pâlir, disaient-ils dans leur pittoresque langage; et ils n'étaient pas assez bêtes pour ne pas remarquer que, précisément, je ne regardais pas les évolutions champêtres des poissons, mais que ma vue se portait, de beaucoup plus, en avant.» De telle manière que, quant à ce qui me concerne, tournant machinalement les yeux du côté de l'envergure remarquable de ces puissantes bouches, je me disais, en moi-même, qu'à moins qu'on ne trouvât dans la totalité de l'univers un pélican, grand comme une montagne ou au moins comme un promontoire (admirez, je vous prie, la finesse de la restriction qui ne perd aucun pouce de terrain), aucun bec d'oiseau de proie ou mâchoire d'animal sauvage ne serait jamais capable de surpasser, ni même d'égaler, chacun de ces cratères béants, mais trop lugubres. Et, cependant, quoique je réserve une bonne part au sympathique emploi de la métaphore (cette figure de réthorique rend beaucoup plus de services aux aspirations humaines vers l'infini que ne s'efforcent de se le figurer ordinairement ceux qui sont imbus de préjugés ou d'idées fausses, ce qui est la même chose), il n'en est pas moins vrai que la bouche risible de ces paysans reste encore assez large pour avaler trois cachalots. Raccourcissons davantage notre pensée, soyons sérieux, et contentons-nous de trois petits éléphants qui viennent à peine de naître. D'une seule brassée, l'amphibie laissait après lui un kilomètre de sillon écumeux. Pendant le très court moment où le bras tendu en avant reste suspendu dans l'air, avant qu'il s'enfonce de nouveau, ses doigts écartés, réunis à l'aide d'un repli de la peau, à forme de membrane, semblaient s'élancer vers les hauteurs de l'espace, et prendre les étoiles. Debout sur le roc, je me servis de mes mains comme d'un porte-voix, et je m'écriai, pendant que les crabes et les écrevisses s'enfuyaient vers l'obscurité des plus secrètes crevasses: «O toi, dont la natation l'emporte sur le vol des longues ailes de la frégate, si tu comprends encore la signification des grands éclats de voix que, comme fidèle interprétation de sa pensée intime, lance avec force l'humanité, daigne t'arrêter, un instant, dans ta marche rapide, et raconte-moi sommairement les phases de ta véridique histoire. Mais, je t'avertis que tu n'as pas besoin de m'adresser la parole, si ton dessein audacieux est de faire naître en moi l'amitié et la vénération que je sentis pour toi, dès que je te vis, pour la première fois, accomplissant, avec la grâce et la force du requin, ton pèlerinage indomptable et rectiligne.» Un soupir, qui me glaça les os, et qui fit chanceler le roc sur lequel je reposai la plante de mes pieds (à moins que ce ne fût moi-même qui chancelai, par la rude pénétration des ondes sonores, qui portaient à mon oreille un tel cri de désespoir), s'étendit jusqu'aux entrailles de la terre: les poissons plongèrent sous les vagues, avec le bruit de l'avalanche. L'amphibie n'osa pas trop s'avancer jusqu'au rivage; mais, dès qu'il se fut assuré que sa voix parvenait assez distinctement jusqu'à mon tympan, il réduisit le mouvement de ses membres palmés, de manière à soutenir son buste, couvert de goëmons, au-dessus des flots mugissants. Je le vis incliner son front, comme pour invoquer, par un ordre solennel, la meute errante des souvenirs. Je n'osais pas l'interrompre dans cette occupation, saintement archéologique: plongé dans le passé, il ressemblait à un écueil. Il prit enfin la parole en ces termes: «Le scolopendre ne manque pas d'ennemis; la beauté fantastique de ses pattes innombrables, au lieu de lui attirer la sympathie des animaux, n'est, peut-être, pour eux, que le puissant stimulant d'une jalouse irritation. Et, je ne serais pas étonné d'apprendre que cet insecte est en butte aux haines les plus intenses. Je te cacherai le lieu de ma naissance, qui n'importe pas à mon récit: mais, la honte qui rejaillirait sur ma famille importe à mon devoir. Mon père et ma mère (que Dieu leur pardonne!), après un an d'attente, virent le ciel exaucer leurs vœux: deux jumeaux, mon frère et moi, parurent à la lumière. Raison de plus pour s'aimer. Il n'en fut pas ainsi que je parle. Parce que j'étais le plus beau des deux, et le plus intelligent, mon frère me prit en haine, et ne se donna pas la peine de cacher ses sentiments: c'est pourquoi, mon père et ma mère firent rejaillir sur moi la plus grande partie de leur amour, tandis que, par mon amitié sincère et constante, j'efforçai d'apaiser une âme, qui n'avait pas le droit de se révolter, contre celui qui avait été tiré de la même chair. Alors, mon frère ne connut plus de bornes à sa fureur, et me perdit, dans le cœur de nos parents communs, par les calomnies les plus invraisemblables. J'ai vécu, pendant quinze ans, dans un cachot, avec des larves et de l'eau fangeuse pour toute nourriture. Je ne te raconterai pas en détail les tourments inouïs que j'ai prouvés, dans cette longue séquestration injuste. Quelquefois, dans un moment de la journée, un des trois bourreaux, à tour de rôle, entrait brusquement, chargé de pinces, de tenailles et de divers instruments de supplice. Les cris que m'arrachaient les tortures les laissaient inébranlables: la perte abondante de mon sang les faisait sourire. O mon frère, je t'ai pardonné, toi la cause première de tous mes maux! Se peut-il qu'une rage aveugle ne puisse enfin dessiller ses propres yeux! J'ai fait beaucoup de réflexions, dans ma prison éternelle. Quelle devint ma haine générale contre l'humanité, tu le devines. L'étiolement progressif, la solitude du corps et de l'âme ne m'avaient pas fait perdre encore toute ma raison, au point de garder du ressentiment contre ceux que je n'avais cessé d'aimer: triple carcan dont j'étais l'esclave. Je parvins, par la ruse, à recouvrer ma liberté! Dégoûté des habitants du continent, qui, quoiqu'ils s'intitulassent mes semblables, ne paraissaient pas jusqu'ici me ressembler en rien (s'ils trouvaient que je leur ressemblasse, pourquoi me faisaient-ils du mal?), je dirigeai ma course vers les galets de la plage, fermement résolu à me donner la mort, si la mer devait m'offrir les réminiscences antérieures d'une existence fatalement vécue. En croiras-tu tes propres yeux? Depuis le jour que je m'enfuis de la maison paternelle, je ne me plains pas autant que tu le penses d'habiter la mer et ses grottes de cristal. La Providence, comme tu le vois, m'a donné en partie l'organisation du cygne. Je vis en paix avec les poissons, et ils me procurent la nourriture dont j'ai besoin, comme si j'étais leur monarque. Je vais pousser un sifflement particulier, pourvu que cela ne te contrarie pas, et tu vas voir comme ils vont reparaître.» Il arriva comme il le prédit. Il reprit sa royale natation, entouré de son cortège de sujets. Et, quoiqu'au bout de quelques secondes, il eût complètement disparu à mes yeux, avec une longue-vue, je pus encore le distinguer, aux dernières limites de l'horizon. Il nageait, d'une main, et, de l'autre, essuyait ses yeux, qu'avait injectés de sang la contrainte terrible de s'être approché de la terre ferme. Il avait agi ainsi pour me faire plaisir. Je rejetai l'instrument révélateur contre l'escarpement à pic; il bondit de roche en roche, et ses fragments épars, ce sont les vagues qui le reçurent: tels furent la dernière démonstration et le suprême adieu par lesquels je m'inclinai, comme dans un rêve, devant une noble et infortunée intelligence! Cependant, tout était réel dans ce qui s'était passé, pendant ce soir d'été.
Chaque nuit, plongeant l'envergure de mes ailes dans ma mémoire agonisante, j'évoquais le souvenir de Falmer ... chaque nuit. Ses cheveux blonds, sa figure ovale, ses traits majestueux étaient encore empreints dans mon imagination, indestructiblement ... surtout ses cheveux blonds. Éloignez, éloignez donc cette tête sans chevelure, polie comme la carapace de la tortue. Il avait quatorze ans, et je n'avais qu'un an de plus. Que cette lugubre voix se taise. Pourquoi vient-elle me dénoncer? Mais c'est moi-même qui parle. Me servant de ma propre langue pour émettre ma pensée, je m'aperçois que mes lèvres remuent, et que c'est moi-même qui parle. Et, c'est moi-même qui, racontant une histoire de ma jeunesse, et sentant le remords pénétrer dans mon cœur ... c'est moi-même, à moins que je ne me trompe ... c'est moi-même qui parle. Je n'avais qu'un an de plus. Quel est donc celui auquel je fais allusion? C'est un ami que je possédais dans les temps passés, je crois. Oui, oui, j'ai déjà dit comment il s'appelle ... je ne veux pas épeler de nouveau ces six lettres, non, non. Il n'est pas utile non plus de répéter que j'avais un an de plus. Qui le sait? Répétons-le, cependant, mais, avec un pénible murmure: je n'avais qu'un an de plus. Même alors, la prééminence de ma force physique était plutôt un motif de soutenir, à travers le rude sentier de ma vie, celui qui s'était donné à moi, que de maltraiter un être visiblement plus faible. Or, je crois en effet qu'il était plus faible ... Même alors. C'est un ami que je possédais dans les temps passés, je crois. La prééminence de ma force physique ... chaque nuit ... Surtout ses cheveux blonds. Il existe plus d'un être humain qui a vu des têtes chauves: la vieillesse, la maladie, la douleur (les trois ensemble ou prises séparément) expliquent ce phénomène négatif d'une manière satisfaisante. Telle est, du moins, la réponse que me ferait un savant, si je l'interrogeais là-dessus. La vieillesse, la maladie, la douleur. Mais je n'ignore pas (moi, aussi, je suis savant) qu'un jour, parce qu'il m'avait arrêté la main, au moment où je levais mon poignard pour percer le sein d'une femme, je le saisis par les cheveux avec un bras de fer, et le fis tournoyer dans l'air avec une telle vitesse, que la chevelure me resta dans la main, et que son corps, lancé par la force centrifuge, alla cogner contre le tronc d'un chêne ... Je n'ignore pas qu'un jour sa chevelure me resta dans la main. Moi, aussi, je suis savant. Oui, oui, j'ai déjà dit comment il s'appelle. Je n'ignore pas qu'un jour j'accomplis un acte infâme, tandis que son corps était lancé par la force centrifuge. Il avait quatorze ans. Quand, dans un accès d'aliénation mentale, je cours à travers les champs, en tenant, pressée sur mon cœur, une chose sanglante que je conserve depuis longtemps, comme une relique vénérée, les petits enfants qui me poursuivent ... les petits enfants et les vieilles femmes qui me poursuivent à coups de pierre, poussent ces gémissements lamentables: «Voilà la chevelure de Falmer.» Éloignez, éloignez donc cette tête chauve, polie comme la carapace de la tortue. Une chose sanglante. Mais c'est moi-même qui parle. Sa figure ovale, ses traits majestueux. Or, je crois en effet qu'il était plus faible. Les vieilles femmes et les petits enfants. Or, je crois en effet ... qu'est-ce que je voulais dire?... or, je crois en effet qu'il était plus faible. Avec un bras de fer. Ce choc, ce choc l'a-t-il tué? Ses os ont-ils été brisés contre l'arbre ... irréparablement? L'a-t-il tué, ce choc engendré par la vigueur d'un athlète? A-t-il conservé la vie, quoique ses os se soient irréparablement brisés ... irréparablement? Ce choc l'a-t-il tué? Je crains de savoir ce dont mes yeux fermés ne furent pas témoins. En effet ... Surtout ses cheveux blonds. En effet, je m'enfuis au loin avec une conscience désormais implacable. Il avait quatorze ans. Avec une conscience désormais implacable. Chaque nuit. Lorsqu'un jeune homme, qui aspire à la gloire, dans un cinquième étage, penché sur sa table de travail, à l'heure silencieuse de minuit, perçoit un bruissement qu'il ne sait à quoi attribuer, il tourne, de tous les côtés, sa tête, alourdie par la méditation et les manuscrits poudreux; mais, rien, aucun indice surpris ne lui révèle la cause de ce qu'il entend si faiblement, quoique cependant il l'entende. Il s'aperçoit, enfin, que la fumée de sa bougie, prenant son essor vers le plafond, occasionne, à travers l'air ambiant, les vibrations presque imperceptibles d'une feuille de papier accrochée à un clou figé contre la muraille. Dans un cinquième étage. De même qu'un jeune homme, qui aspire à la gloire, entend un bruissement qu'il ne sait à quoi attribuer, ainsi j'entends une voix mélodieuse qui prononce à mon oreille: «Maldoror!» Mais, avant de mettre fin à sa méprise, il croyait entendre les ailes d'un moustique ... penché sur sa table de travail. Cependant, je ne rêve pas; qu'importe que je sois étendu sur mon lit de satin? Je fais avec sang-froid la perspicace remarque que j'ai les yeux ouverts, quoiqu'il soit l'heure des dominos roses et des bals masqués. Jamais ... oh! non, jamais! une voix mortelle ne fit entendre ces accents séraphiques, en prononçant, avec tant de douloureuse élégance, les syllabes de mon nom! Les ailes d'un moustique ... Comme sa voix est bienveillante. M'a-t-il donc pardonné? Son corps alla cogner contre le tronc d'un chêne ... «Maldoror!»
FIN DU QUATRIÈME CHANT
CHANT CINQUIÈME
Que le lecteur ne se fâche pas contre moi, si ma prose n'a pas le bonheur de lui plaire. Tu soutiens que mes idées sont au moins singulières. Ce que tu dis là, homme respectable, est la vérité; mais, une vérité partiale. Or, quelle source abondante d'erreurs et de méprises n'est pas toute vérité partiale! Les bandes d'étourneaux ont une manière de voler qui leur est propre, et semble soumise à une tactique uniforme et régulière, telle que serait celle d'une troupe disciplinée, obéissant avec précision à la voix d'un seul chef. C'est à la voix de l'instinct que les étourneaux obéissent, et leur instinct les porte à se rapprocher toujours du centre du peloton, tandis que la rapidité de leur vol les emporte sans cesse au delà; en sorte que cette multitude d'oiseaux, ainsi réunis par une tendance commune vers le même point aimanté, allant et venant sans cesse, circulant et se croisant en tous sens, forme une espèce de tourbillon fort agité, dont la masse entière, sans suivre de direction bien certaine, paraît avoir un mouvement général d'évolution sur elle-même, résultant des mouvements particuliers de circulation propre à chacune de ses parties, et dans lequel le centre, tendant perpétuellement à se développer, mais sans cesse pressé, repoussé par l'effort contraire des lignes environnantes qui pèsent sur lui, est constamment plus serré qu'aucune de ces lignes, lesquelles le sont elles-mêmes d'autant plus, qu'elles sont plus voisines du centre. Malgré cette singulière manière de tourbillonner, les étourneaux n'en fendent pas moins, avec une vitesse rare, l'air ambiant, et gagnent sensiblement, à chaque seconde, un terrain précieux pour le terme de leurs fatigues, et le but de leur pèlerinage. Toi, de même, ne fais pas attention à la manière bizarre dont je chante chacune de ces strophes. Mais, sois persuadé que les accents fondamentaux de la poésie n'en conservent pas moins leur intrinsèque droit sur mon intelligence. Ne généralisons pas des faits exceptionnels, je ne demande pas mieux: cependant mon caractère est dans l'ordre des choses possibles. Sans doute, entre les deux termes extrêmes de la littérature, telle que tu l'entends, et de la mienne, il en est une infinité d'intermédiaires et il serait facile de multiplier les divisions; mais, il n'y aurait nulle utilité, et il y aurait le danger de donner quelque chose d'étroit et de faux à une conception éminemment philosophique, qui cesse d'être rationnelle, dès qu'elle n'est plus comprise comme elle a été imaginée, c'est-à-dire avec ampleur. Tu sais allier l'enthousiasme et le froid intérieur, observateur d'une humeur concentrée; enfin, pour moi, je te trouve parfait ... Et tu ne veux pas me comprendre! Si tu n'es pas en bonne santé, suis mon conseil (c'est le meilleur que je possède à ta disposition), et va faire une promenade dans la campagne. Triste compensation, qu'en dis-tu? Lorsque tu auras pris l'air, reviens me trouver: tes sens seront plus reposés. Ne pleure plus; je ne voulais pas te faire de la peine. N'est-il pas vrai, mon ami, que, jusqu'à un certain point, ta sympathie est acquise à mes chants? Or, qui t'empêche de franchir les autres degrés? La frontière entre ton goût et le mien est invisible; tu ne pourras jamais la saisir: preuve que cette frontière elle-même n'existe pas. Réfléchis donc qu'alors (je ne fais ici qu'effleurer la question) il ne serait pas impossible que tu eusses signé un traité d'alliance avec l'obstination, cette agréable fille du mulet, source si riche d'intolérance. Si je ne savais pas que tu n'étais pas un sot, je ne te ferais pas un semblable reproche. Il n'est pas utile pour toi que tu t'encroûtes dans la cartilagineuse carapace d'un axiome que tu crois inébranlable. Il y a d'autres axiomes aussi qui sont inébranlables, et qui marchent parallèlement avec le tien. Si tu as un penchant marqué pour le caramel (admirable farce de la nature), personne ne le concevra comme un crime; mais, ceux dont l'intelligence, plus énergique et capable de plus grandes choses, préfère le poivre et l'arsenic, ont de bonnes raisons pour agir de la sorte, sans avoir l'intention d'imposer leur pacifique domination à ceux qui tremblent de peur devant une musaraigne ou l'expression parlante des surfaces d'un cube. Je parle par expérience, sans venir jouer ici le rôle de provocateur. Et, de même que les rotifères et les tardigrades peuvent être chauffés à une température voisine de l'ébullition, sans perdre nécessairement leur vitalité, il en sera de même pour toi, si tu sais t'assimiler, avec précaution, l'âcre sérosité suppurative qui se dégage avec lenteur de l'agacement que causent mes intéressantes élucubrations. Eh! quoi, n'est-on pas parvenu à greffer sur le dos d'un rat vivant la queue détachée du corps d'un autre rat? Essaie donc pareillement de transporter dans ton imagination les diverses modifications de ma raison cadavérique. Mais, sois prudent. A l'heure que j'écris, de nouveaux frissons parcourent l'atmosphère intellectuelle: il ne s'agit que d'avoir le courage de les regarder en face. Pourquoi fais-tu cette grimace? Et même tu l'accompagnes d'un geste que l'on ne pourrait imiter qu'après un long apprentissage. Sois persuadé que l'habitude est nécessaire en tout; et, puisque la répulsion instinctive, qui s'était déclarée dès les premières pages, a notablement diminué de profondeur, en raison inverse de l'application à la lecture, comme un furoncle qu'on incise, il faut espérer, quoique ta tête soit encore malade, que ta guérison ne tardera certainement pas à rentrer dans sa dernière période. Pour moi, il est indubitable que tu vogues déjà en pleine convalescence; cependant ta figure est restée bien maigre, hélas! Mais ... courage! il y a en toi un esprit peu commun, je t'aime, et je ne désespère pas de ta complète délivrance, pourvu que tu absorbes quelques substances médicamenteuses, qui ne feront que hâter la disparition des derniers symptômes du mal. Comme nourriture astringente et tonique, tu arracheras d'abord les bras de ta mère (si elle existe encore), tu les dépèceras en petits morceaux, et tu les mangeras ensuite, en un seul jour, sans qu'aucun trait de ta figure ne trahisse ton émotion. Si ta mère était trop vieille, choisis un autre sujet chirurgique, plus jeune et plus frais, sur lequel la rugine aura prise, et dont les os tarsiens, quand il marche, prennent aisément un point d'appui pour faire la bascule: ta sœur, par exemple. Je ne puis m'empêcher de plaindre son sort, et je ne suis pas de ceux dans lesquels un enthousiasme très froid ne fait qu'affecter la bonté. Toi et moi, nous verserons pour elle, pour cette vierge aimée (mais, je n'ai pas de preuves pour établir qu'elle soit vierge), deux larmes incoercibles, deux larmes de plomb. Ce sera tout. La potion la plus lénitive, que je te conseille, est un bassin, plein d'un pus blennorragique à noyaux, dans lequel on aura préalablement dissous un kyste pileux de l'ovaire, un chancre folliculaire, un prépuce enflammé, renversé en arrière du gland par une paraphimosis, trois limaces rouges. Si tu suis mes ordonnances, ma poésie te recevra à bras ouverts, comme un pou résèque, avec ses baisers, la racine d'un cheveu.
Je voyais, devant moi, un objet debout sur un tertre. Je ne distinguais pas clairement sa tête; mais, déjà, je devinais qu'elle n'était pas d'une forme ordinaire, sans, néanmoins, préciser la proportion exacte de ses contours. Je n'osais m'approcher de cette colonne immobile; et, quand même j'aurais eu à ma disposition les pattes ambulatoires de plus de trois mille crabes (je ne parle même pas de celles qui servent à la préhension et à la mastication des aliments), je serais encore resté à la même place, si un événement, très futile par lui-même, n'eût prélevé un lourd tribut sur ma curiosité, qui faisait craquer ses digues. Un scarabée, roulant, sur le sol, avec ses mandibules et ses antennes, une boule, dont les principaux éléments étaient composés de matières excrémentielles, s'avançait d'un pas rapide, vers le tertre désigné, s'appliquant à bien mettre en évidence la volonté qu'il avait de prendre cette direction. Cet animal articulé n'était pas de beaucoup plus grand qu'une vache! Si l'on doute de ce que je dis, que l'on vienne à moi, et je satisferai les plus incrédules par le témoignage de bons témoins. Je le suivis de loin, ostensiblement intrigué. Que voulait-il faire de cette grosse boule noire? O lecteur, toi qui te vantes sans cesse de ta perspicacité (et non à tort), serais-tu capable de me le dire? Mais, je ne veux pas soumettre à une rude épreuve ta passion connue pour les énigmes. Qu'il te suffise de savoir que la plus douce punition que je puisse t'infliger, est encore de te faire observer que ce mystère ne te sera révélé (il te sera révélé) que plus tard, à la fin de ta vie, quand tu entameras des discussions philosophiques avec l'agonie sur le bord de ton chevet ... et peut-être même à la fin de cette strophe. Le scarabée était arrivé au bas du tertre. J'avais emboîté mon pas sur ses traces, et j'étais encore à une grande distance du lieu de la scène; car, de même que les stercoraires, oiseaux inquiets comme s'ils étaient toujours affamés, se plaisent dans les mers qui baignent les deux pôles, et n'avancent qu'accidentellement dans les zones tempérées, ainsi je n'étais pas tranquille, et je portais mes jambes en avant avec beaucoup de lenteur. Mais qu'était-ce donc que la substance corporelle vers laquelle j'avançais? Je savais que la famille des pélécaninés comprend quatre genres distincts: le fou, le pélican, le cormoran, la frégate. La forme grisâtre qui m'apparaissait n'était pas un fou. Le bloc plastique que j'apercevais n'était pas une frégate. La chair cristallisée que j'observais n'était pas un cormoran. Je le voyais maintenant, l'homme à l'encéphale dépourvu de protubérance annulaire! Je recherchais vaguement, dans les replis de ma mémoire, dans quelle contrée torride ou glacée, j'avais déjà remarqué ce bec très long, large, convexe, en voûte, à arête marquée, onguiculée, renflée et très crochue à son extrémité; ces bords dentelés, droits; cette mandibule inférieure, à branches séparées jusqu'auprès de la pointe; cet intervalle rempli par une peau membraneuse; cette large poche, jaune et sacciforme, occupant toute la gorge et pouvant se distendre considérablement: et ces narines très étroites, longitudinales, presque imperceptibles, creusées dans un sillon bazal! Si cet être vivant, à respiration pulmonaire et simple, à corps garni de poils, avait été un oiseau entier jusqu'à la plante des pieds, et non plus seulement jusqu'aux épaules, il ne m'aurait pas alors été si difficile de le reconnaître: chose très facile à faire, comme vous allez le voir vous-même. Seulement, cette fois, je m'en dispense; pour la clarté de ma démonstration, j'aurais besoin qu'un de ces oiseaux fût placé sur ma table de travail, quand même il ne serait qu'empaillé. Or, je ne suis pas assez riche pour m'en procurer. Suivant pas à pas une hypothèse antérieure, j'aurais de suite assigné sa véritable nature et trouvé une place, dans les cadres d'histoire naturelle, à celui dont j'admirais la noblesse dans sa pose maladive. Avec quelle satisfaction de n'être pas tout à fait ignorant sur les secrets de son double organisme, et quelle avidité d'en savoir davantage, je le contemplais dans sa métamorphose durable! Quoiqu'il ne possédât pas un visage humain, il me paraissait beau comme les deux longs filaments tentaculiformes d'un insecte; ou plutôt, comme une inhumation précipitée; ou encore, comme la loi de la reconstitution des organes mutilés; et surtout, comme un liquide éminemment putrescible! Mais, ne prêtant aucune attention à ce qui se passait aux alentours, l'étranger regardait toujours devant lui, avec sa tête de pélican! Un autre jour, je reprendrai la fin de cette histoire. Cependant, je continuerai ma narration avec un morne empressement; car, si, de votre côté, il vous tarde de savoir où mon imagination veut en venir (plût au ciel qu'en effet, ce ne fût là que de l'imagination!), du mien, j'ai pris la résolution de terminer en une seule fois (et non en deux!) ce que j'avais à vous dire, quoique cependant personne n'ait le droit de m'accuser de manquer de courage. Mais, quand on se trouve en présence de pareilles circonstances, plus d'un sent battre contre la paume de sa main les pulsations de son cœur. Il vient de mourir, presque inconnu, dans un petit port de Bretagne, un maître caboteur, vieux marin, qui fut le héros d'une terrible histoire. Il était alors capitaine au long cours, et voyageait pour un armateur de Saint-Malo. Or, après une absence de treize mois, il arriva au foyer conjugal, au moment où sa femme, encore alitée, venait de lui donner un héritier, à la reconnaissance duquel il ne se reconnaissait aucun droit. Le capitaine ne fit rien paraître de sa surprise et de sa colère; il pria froidement sa femme de s'habiller, et de l'accompagner à une promenade, sur les remparts de la ville. On était en janvier. Les remparts de Saint-Malo sont élevés, et, lorsque souffle le vent du nord, les plus intrépides reculent. La malheureuse obéit, calme et résignée; en rentrant, elle délira. Elle expira dans la nuit. Mais, ce n'était qu'une femme. Tandis que moi, qui suis un homme, en présence d'un drame non moins grand, je ne sais si je conservai assez d'empire sur moi-même, pour que les muscles de ma figure restassent immobiles! Dès que le scarabée fut arrivé au bas du tertre, l'homme leva son bras vers l'ouest (précisément, dans cette direction, un vautour des agneaux et un grand-duc de Virginie avaient engagé un combat dans les airs), essuya sur son bec une longue larme qui présentait un système de coloration diamantée, et dit au scarabée: «Malheureuse boule! ne l'as-tu pas fait rouler assez longtemps? Ta vengeance n'est pas encore assouvie; et, déjà, cette femme, dont tu avais attaché, avec des colliers de perles, les jambes et les bras, de manière à réaliser un polyèdre amorphe, afin de la traîner, avec tes tarses, à travers les vallées et les chemins, sur les ronces et les pierres (laisse-moi m'approcher pourvoir si c'est encore elle!), a vu ses os se creuser de blessures, ses membres se polir par la loi mécanique du frottement rotatoire, se confondre dans l'unité de la coagulation, et son corps présenter, au lieu des linéaments primordiaux et des courbes naturelles, l'apparence monotone d'un seul tout homogène qui ne ressemble que trop, par la confusion de ses divers éléments broyés, à la masse d'une sphère! Il y a longtemps qu'elle est morte; laisse ces dépouilles à la terre, et prends garde d'augmenter, dans d'irréparables proportions, la rage qui te consume: ce n'est plus de la justice: car, l'égoïsme, caché dans les téguments de ton front, soulève lentement, comme un fantôme, la draperie qui le recouvre.» Le vautour des agneaux et le grand-duc de Virginie, portés insensiblement, par les péripéties de leur lutte, s'étaient rapprochés de nous. Le scarabée trembla devant ces paroles inattendues, et, ce qui, dans une autre occasion, aurait été un mouvement insignifiant, devint, cette fois, la marque distinctive d'une fureur qui ne connaissait plus de bornes; car, il frotta redoutablement ses cuisses postérieures contre le bord des élytres, en faisant entendre un bruit aigu: «Qui es-tu, donc, toi, être pusillanime? Il paraît que tu as oublié certains développements étranges des temps passés; tu ne les retiens pas dans ta mémoire, mon frère. Cette femme nous a trahis, l'un après l'autre. Toi le premier, moi le second. Il me semble que cette injure ne doit pas (ne doit pas!) disparaître du souvenir si facilement. Si facilement! Toi, ta nature magnanime te permet de pardonner. Mais, sais-tu si, malgré la situation anormale des atomes de cette femme, réduite à pâte de pétrin (il n'est pas maintenant question de savoir si l'on ne croirait pas, à la première investigation, que ce corps ait été augmenté d'une quantité notable de densité plutôt par l'engrenage de deux fortes roues que par les effets de ma passion fougueuse), elle n'existe pas encore? Tais-toi, et permets que je me venge.» Il reprit son manège, et s'éloigna, la boule poussée devant lui. Quand il se fut éloigné, le pélican s'écria: «Cette femme, par son pouvoir magique, m'a donné une tête de palmipède, et a changé mon frère en scarabée: peut-être qu'elle mérite même de pires traitements que ceux que je viens d'énumérer.» Et moi, qui n'étais pas certain de ne pas rêver, devinant, par ce que j'avais entendu, la nature des relations hostiles qui unissaient, au-dessus de moi, dans un combat sanglant, le vautour des agneaux et le grand-duc de Virginie, je rejetai, comme un capuchon, ma tête en arrière, afin de donner au jeu de mes poumons, l'aisance et l'élasticité susceptibles, et je leur criai, en dirigeant mes yeux vers le haut: «Vous autres, cessez votre discorde. Vous avez raison tous les deux; car, à chacun elle avait promis son amour; par conséquent, elle vous a trompés ensemble. Mais, vous n'êtes pas les seuls. En outre, elle vous dépouilla de votre forme humaine, se faisant un jeu cruel de vos plus saintes douleurs. Et, vous hésiteriez à me croire! D'ailleurs elle est morte; et le scarabée lui a fait subir un châtiment d'ineffaçable empreinte, malgré la pitié du premier trahi.» A ces mots, ils mirent fin à leur querelle, et ne s'arrachèrent plus les plumes, ni les lambeaux de chair: ils avaient raison d'agir ainsi. Le grand-duc de Virginie, beau comme un mémoire sur la courbe que décrit un chien en courant après son maître, s'enfonça dans les crevasses d'un couvent en ruines. Le vautour des agneaux, beau comme la loi de l'arrêt de développement de la poitrine chez les adultes dont la propension à la croissance n'est pas en rapport avec la quantité de molécules que leur organisme s'assimile, se perdit dans les hautes couches de l'atmosphère. Le pélican, dont le généreux pardon m'avait causé beaucoup d'impression, parce que je ne le trouvais pas naturel, reprenant sur son tertre l'impassibilité majestueuse d'un phare, comme pour avertir les navigateurs humains de faire attention à son exemple, et de préserver leur sort de l'amour des magiciennes sombres, regardait toujours devant lui. Le scarabée, beau comme le tremblement des mains dans l'alcoolisme, disparaissait à l'horizon. Quatre existences de plus que l'on pouvait rayer du livre de vie. Je m'arrachai un muscle entier dans le bras gauche, car je ne savais plus ce que je faisais, tant je me trouvais ému devant cette quadruple infortune. Et, moi, qui croyais que c'étaient des matières excrémentielles. Grande bête que je suis, va.
L'anéantissement intermittent des facultés humaines: quoi que votre pensée penchât à supposer, ce ne sont pas là des mots. Du moins, ce ne sont pas des mots comme les autres. Qu'il lève la main, celui qui croirait accomplir un acte juste, en priant quelque bourreau de l'écorcher vivant. Qu'il redresse la tête, avec la volupté du sourire, celui qui, volontairement, offrirait sa poitrine aux balles de la mort. Mes yeux chercheront la marque des cicatrices; mes dix doigts concentreront la totalité de leur attention à palper soigneusement la chair de cet excentrique; je vérifierai que les éclaboussures de la cervelle ont rejailli sur le satin de mon front. N'est-ce pas qu'un homme, amant d'un pareil martyre, ne se trouverait pas dans l'univers entier? Je ne connais pas ce que c'est que le rire, c'est vrai, ne l'ayant jamais éprouvé par moi-même. Cependant, quelle imprudence n'y aurait-il pas à soutenir que mes lèvres ne s'élargiraient pas, s'il m'était donné de voir celui qui prétendrait que, quelque part, cet homme-là existe? Ce qu'aucun ne souhaiterait pour sa propre existence, m'a été échu par un lot inégal. Ce n'est pas que mon corps nage dans le lac de la douleur; passe alors. Mais, l'esprit se dessèche par une réflexion condensée et continuellement tendue; il hurle comme les grenouilles d'un marécage, quand une troupe de flamants voraces et de hérons affamés vient s'abattre sur les joncs de ses bords. Heureux celui qui dort paisiblement dans un lit de plumes, arrachées à la poitrine de l'eider, sans remarquer qu'il se trahit lui-même. Voilà plus de trente ans que je n'ai pas encore dormi. Depuis l'imprononçable jour de ma naissance, j'ai voué aux planches somnifères une haine irréconciliable. C'est moi qui l'ai voulu; que nul ne soit accusé. Vite, que l'on se dépouille du soupçon avorté. Distinguez-vous, sur mon front, cette pâle couronne? Celle qui la tressa de ses doigts maigres fut la ténacité. Tant qu'un reste de sève brûlante coulera dans mes os, comme un torrent de métal fondu, je ne dormirai point. Chaque nuit, je force mon œil livide à fixer les étoiles, à travers les carreaux de ma fenêtre. Pour être plus sûr de moi-même, un éclat de bois sépare mes paupières gonflées. Lorsque l'aurore apparaît, elle me retrouve dans la même position, le corps appuyé verticalement, et debout contre le plâtre de la muraille froide. Cependant, il m'arrive quelquefois de rêver, mais sans perdre un seul instant le vivace sentiment de ma personnalité et la libre faculté de me mouvoir: sachez que le cauchemar qui se cache dans les angles phosphoriques de l'ombre, la fièvre qui palpe mon visage avec son moignon, chaque animal impur qui dresse sa griffe sanglante, eh bien, c'est ma volonté qui, pour donner un aliment stable à son activité perpétuelle, les fait tourner en rond. En effet, atome qui se venge en son extrême faiblesse, le libre arbitre ne craint pas d'affirmer, avec une autorité puissante, qu'il ne compte pas l'abrutissement parmi le nombre de ses fils: celui qui dort, est moins qu'un animal châtré la veille. Quoique l'insomnie entraîne, vers les profondeurs de la fosse, ces muscles qui déjà répandent une odeur de cyprès, jamais la blanche catacombe de mon intelligence n'ouvrira ses sanctuaires aux yeux du Créateur. Une secrète et noble justice, vers les bras tendus de laquelle je me lance par instinct, m'ordonne de traquer sans trêve cet ignoble châtiment. Ennemi redoutable de mon âme imprudente, à l'heure où l'on allume un falot sur la côte, je défends à mes reins infortunés de se coucher sur la rosée de gazon. Vainqueur, je repousse les embûches de l'hypocrite pavot. Il est en conséquence certain que, par cette lutte étrange, mon cœur a muré ses desseins, affamé qui se mange lui-même. Impénétrable comme les géants, moi, j'ai vécu sans cesse avec l'envergure des yeux béante. Au moins, il est avéré que, pendant le jour, chacun peut opposer une résistance utile contre le Grand Objet Extérieur (qui ne sait pas son nom?); car, alors, la volonté veille à sa propre défense avec un remarquable acharnement. Mais aussitôt que le voile des vapeurs nocturnes s'étend, même sur les condamnés que l'on va pendre, oh! voir son intellect entre les sacrilèges mains d'un étranger. Un implacable scalpel en scrute les broussailles épaisses. La conscience exhale un long râle de malédiction; car, le voile de sa pudeur reçoit de cruelles déchirures. Humiliation! notre porte est ouverte à la curiosité farouche du Céleste Bandit. Je n'ai pas mérité ce supplice infâme, toi, le hideux espion de ma causalité! Si j'existe, je ne suis pas un autre. Je n'admets pas en moi cette équivoque pluralité. Je veux résider seul dans mon intime raisonnement. L'autonomie ... ou bien qu'on me change en hippopotame. Abîme-toi sous terre, ô anonyme stygmate, et ne reparais plus devant mon indignation hagarde. Ma subjectivité et le Créateur, c'est trop pour un cerveau. Quand la nuit obscurcit le cours des heures, quel est celui qui n'a pas combattu contre l'influence du sommeil, dans sa couche mouillée d'une glaciale sueur? Ce lit, attirant contre son sein les facultés mourantes, n'est qu'un tombeau composé de planches de sapin équarri. La volonté se retire insensiblement, comme en présence d'une force invisible. Une poix visqueuse épaissit le cristallin des yeux. Les paupières se recherchent comme deux amis. Le corps n'est plus qu'un cadavre qui respire. Enfin, quatre énormes pieux clouent sur le matelas la totalité des membres. Et remarquez, je vous prie, qu'en somme les draps ne sont que des linceuls. Voici la cassolette où brûle l'encens des religions. L'éternité mugit, ainsi qu'une mer lointaine, et s'approche à grands pas. L'appartement a disparu: prosternez-vous, humains, dans la chapelle ardente! Quelquefois, s'efforçant inutilement de vaincre les imperfections de l'organisme, au milieu du sommeil le plus lourd, le sens magnétisé s'aperçoit avec étonnement qu'il n'est plus qu'un bloc de sépulture, et raisonne admirablement, appuyé sur une subtilité incomparable: «Sortir de cette couche est un problème plus difficile qu'on ne le pense. Assis sur la charrette, l'on m'entraîne vers la binarité des poteaux de la guillotine. Chose curieuse, mon bras inerte s'est assimilé savamment la raideur de la souche. C'est très mauvais de rêver qu'on marche à l'échafaud.» Le sang coule à large flots à travers la figure. La poitrine effectue des soubresauts répétés, et se gonfle à des sifflements. Le poids d'un obélisque étouffe l'expansion de la rage. Le réel a détruit les rêves de la somnolence! Qui ne sait pas que, lorsque la lutte se prolonge entre le moi, plein de fierté, et l'accroissement terrible de la catalepsie, l'esprit halluciné perd le jugement? Rongé par le désespoir, il se complaît dans son mal, jusqu'à ce qu'il ait vaincu la nature, et que le sommeil, voyant sa proie lui échapper, s'enfuie sans retour loin de son cœur, d'une aile irritée et honteuse. Jetez un peu de cendre sur mon orbite en feu. Ne fixez pas mon œil qui ne se ferme jamais. Comprenez-vous les souffrances que j'endure? (cependant, l'orgueil est satisfait). Dès que la nuit exhorte les humains au repos, un homme, que je connais, marche à grands pas dans la campagne. Je crains que ma résolution ne succombe aux atteintes de la vieillesse. Qu'il arrive, ce jour fatal où je m'endormirai! Au réveil mon rasoir, se frayant un passage à travers le cou, prouvera que rien n'était, en effet, plus réel.
—Mais qui donc!... mais qui donc ose, ici, comme un conspirateur, traîner les anneaux de son corps vers ma poitrine noire? Qui que tu sois, excentrique python, par quel prétexte excuses-tu ta présence ridicule? Est-ce un vaste remords qui te tourmente? Car, vois-tu, boa, ta sauvage majesté n'a pas, je le suppose, l'exorbitante prétention de se soustraire à la comparaison que j'en fais avec les traits du criminel. Cette bave écumeuse et blanchâtre est, pour moi, le signe de la rage. Ecoute-moi: sais-tu que ton œil est loin de boire un rayon céleste? N'oublie pas que si ta présomptueuse cervelle m'a cru capable de t'offrir quelques paroles de consolation, ce ne peut être que par le motif d'une ignorance totalement dépourvue de connaissances physiognomoniques. Pendant un temps, bien entendu, suffisant, dirige la lueur de tes yeux vers ce que j'ai le droit, comme un autre, d'appeler mon visage! Ne vois-tu pas comme il pleure? Tu t'es trompé, basilic. Il est nécessaire que tu cherches ailleurs la triste ration de soulagement, que mon impuissance radicale te retranche, malgré les nombreuses protestations de ma bonne volonté. Oh! quelle force, en phrases exprimables, fatalement t'entraîna vers ta perte? Il est presque impossible que je m'habitue à ce raisonnement que tu ne comprennes pas que, plaquant sur le gazon rougi, d'un coup de mon talon, les courbes fuyantes de ta tête triangulaire, je pourrais pétrir un innommable mastic avec l'herbe de la savane et la chair de l'écrasé.
—Disparais le plus tôt possible loin de moi, coupable à la face blême! Le mirage fallacieux de l'épouvantement t'a montré ton propre spectre! Dissipe tes injurieux soupçons, si tu ne veux pas que je t'accuse à mon tour, et que je ne porte contre toi une récrimination qui serait certainement approuvée par le jugement du serpentaire reptilivore. Quelle monstrueuse aberration de l'imagination t'empêche de me reconnaître! Tu ne te rappelles donc pas les services importants que je t'ai rendus, par la gratification d'une existence que je fis émerger du chaos, et, de ton coté, le vœu, à jamais inoubliable, de ne pas déserter mon drapeau, afin de me rester fidèle jusqu'à la mort? Quand tu étais enfant (ton intelligence était alors dans sa plus belle phase), le premier, tu grimpais sur la colline, avec la vitesse de l'isard, pour saluer, par un geste de ta petite main, les multicolores rayons de l'aurore naissante. Les notes de ta voix jaillissaient, de ton larynx sonore, comme des perles diamantines, et résolvaient leurs collectives personnalités, dans l'agrégation vibrante d'un long hymne d'adoration. Maintenant, tu rejettes à tes pieds, comme un haillon souillé de boue, la longanimité dont j'ai fait trop longtemps preuve. La reconnaissance a vu ses racines se dessécher, comme le lit d'une mare; mais, à sa place, l'ambition a crû dans des proportions qu'il me serait pénible de qualifier. Quel est-il, celui qui m'écoute, pour avoir une telle confiance dans l'abus de sa propre faiblesse?
—Et qui es-tu, toi-même, substance audacieuse? Non!... non!... je ne me trompe pas; et, malgré les métamorphoses multiples auxquelles tu as recours, toujours ta tête de serpent reluira devant mes yeux comme un phare d'éternelle injustice, et de cruelle domination! Il a voulu prendre les rênes du commandement, mais il ne sait pas régner! Il a voulu devenir un objet d'horreur pour tous les êtres de la création, et il a réussi. Il a voulu prouver que lui seul est le monarque de l'univers, et c'est en cela qu'il s'est trompé. O misérable! as-tu attendu jusqu'à cette heure pour entendre les murmures et les complots qui, s'élevant simultanément de la surface des sphères, viennent raser d'une aile farouche les rebords papillacés de ton destructible tympan? Il n'est pas loin, le jour, où mon bras te renversera dans la poussière, empoisonnée par ta respiration, et, arrachant de tes entrailles une nuisible vie, laissera sur le chemin ton cadavre, criblé de contorsions, pour apprendre au voyageur consterné, que cette chair palpitante, qui frappe sa vue d'étonnement, et cloue dans son palais sa langue muette, ne doit plus être comparée, si l'on garde son sang-froid, qu'au tronc pourri d'un chêne, qui tomba de vétusté! Quelle pensée de pitié me retient devant ta présence? Toi-même, recule plutôt devant moi, te dis-je, et va laver ton incommensurable honte dans le sang d'un enfant qui vient de naître: voilà quelles sont tes habitudes. Elles sont dignes de toi. Va ... marche toujours devant toi. Je te condamne à devenir errant. Je te condamne à rester seul et sans famille. Chemine constamment, afin que tes jambes te refusent leur soutien. Traverse les sables des déserts jusqu'à ce que la fin du monde engloutisse les étoiles dans le néant. Lorsque tu passeras près de la tanière du tigre, il s'empressera de fuir, pour ne pas regarder, comme dans un miroir, son caractère exhaussé sur le socle de la perversité idéale. Mais, quand la fatigue impérieuse t'ordonnera d'arrêter ta marche devant les dalles de mon palais, recouvertes de ronces et de chardons, fais attention à tes sandales en lambeaux, et franchis, sur la pointe des pieds, l'élégance des vestibules. Ce n'est pas une recommandation inutile. Tu pourrais éveiller ma jeune épouse et mon fils en bas âge, couchés dans les caveaux de plomb qui longent les fondements de l'antique château. Si tu ne prenais tes précautions d'avance, ils pourraient te faire pâlir par leurs hurlements souterrains. Quand ton impénétrable volonté leur ôta l'existence, ils n'ignoraient pas que ta puissance est redoutable, et n'avaient aucun doute à cet égard; mais, ils ne s'attendaient point (et leurs adieux suprêmes me confirmèrent leur croyance) que ta Providence se serait montrée à ce point impitoyable! Quoi qu'il en soit, traverse rapidement ces salles abandonnées et silencieuses, aux lambris d'émeraude, mais aux armoiries fanées, où reposent les glorieuses statues de mes ancêtres. Ces corps de marbre sont irrités contre toi; évite leurs regards vitreux. C'est un conseil que te donne la langue de leur unique et dernier descendant. Regarde comme leur bras est levé dans l'attitude de la défense provocatrice, la tête fièrement renversée en arrière. Sûrement ils ont deviné le mal que tu m'as fait; et, si tu passes à portée des piédestaux glacés qui soutiennent ces blocs sculptés, la vengeance t'y attend. Si ta défense a besoin de m'objecter quelque chose, parle. Il est trop tard pour pleurer maintenant. Il fallait pleurer dans des moments plus convenables, quand l'occasion était propice. Si tes yeux sont enfin dessillés, juge toi-même quelles ont été les conséquences de ta conduite. Adieu! je m'en vais respirer la brise des falaises; car, mes poumons, à moitié étouffés, demandent à grands cris un spectacle plus tranquille et plus vertueux que le tien!
O pédérastes incompréhensibles, ce n'est pas moi qui lancerai des injures à votre grande dégradation; ce n'est pas moi qui viendrai jeter le mépris sur votre anus infundibuliforme. Il suffit que les maladies honteuses, et presque incurables, qui vous assiègent, portent avec elles leur immanquable châtiment. Législateurs d'institutions stupides, inventeurs d'une morale étroite, éloignez-vous de moi, car je suis une âme impartiale. Et vous, jeunes adolescents ou plutôt jeunes filles, expliquez-moi comment et pourquoi (mais, tenez-vous à une convenable distance, car, moi non plus, je ne sais pas résister à mes passions) la vengeance a germé dans vos cœurs, pour avoir attaché au flanc de l'humanité une pareille couronne de blessures. Vous la faites rougir de ses fils par votre conduite (que, moi, je vénère!); votre prostitution, s'offrant au premier venu, exerce la logique des penseurs les plus profonds, tandis que votre sensibilité exagérée comble la mesure de la stupéfaction de la femme elle-même. Êtes-vous d'une nature moins ou plus terrestre que celle de vos semblables? Possédez-vous un sixième sens qui nous manque? Ne mentez pas, et dites ce que vous pensez. Ce n'est pas une interrogation que je vous pose; car, depuis que je fréquente en observateur la sublimité de vos intelligences grandioses, je sais à quoi m'en tenir. Soyez bénis par ma main gauche, soyez sanctifiés par ma main droite, anges protégés par mon amour universel. Je baise votre visage, je baise votre poitrine, je baise, avec mes lèvres suaves, les diverses parties de votre corps harmonieux et parfumé. Que ne m'aviez-vous dit tout de suite ce que vous étiez, cristallisations d'une beauté morale supérieure? Il a fallu que je devinasse par moi-même les innombrables trésors de tendresse et de chasteté que recélaient les battements de votre cœur oppressé. Poitrine ornée de guirlandes de roses et de vétyver. Il a fallu que j'entr'ouvrisse vos jambes pour vous connaître et que ma bouche se suspendit aux insignes de votre pudeur. Mais (chose importante à représenter) n'oubliez pas chaque jour de laver la peau de vos parties, avec de l'eau chaude, car, sinon, des chancres vénériens pousseraient infailliblement sur les commissures fendues de mes lèvres inassouvies. Oh! si au lieu d'être un enfer, l'univers n'avait été qu'un céleste anus immense, regardez le geste que je fais du côté de mon bas-ventre: oui, j'aurais enfoncé ma verge à travers son sphyncter sanglant, fracassant, par mes mouvements impétueux, les propres parois de son bassin! Le malheur n'aurait pas alors soufflé, sur mes yeux aveuglés, des dunes entières de sable mouvant; j'aurais découvert l'endroit souterrain où gît la vérité endormie, et les fleuves de mon sperme visqueux auraient trouvé de la sorte un océan où se précipiter! Mais, pourquoi me surprends-je à regretter un état de choses imaginaire et qui ne recevra jamais le cachet de son accomplissement ultérieur? Ne nous donnons pas la peine de construire de fugitives hypothèses. En attendant, que celui qui brûle de l'ardeur de partager mon lit vienne me trouver; mais, je mets une condition rigoureuse à mon hospitalité: il faut qu'il n'ait pas plus de quinze ans. Qu'il ne croie pas de son côté que j'en ai trente; qu'est-ce que cela y fait? L'âge ne diminue pas l'intensité des sentiments, loin de là; et, quoique mes cheveux soient devenus blancs comme la neige, ce n'est pas à cause de la vieillesse: c'est, au contraire, pour le motif que vous savez. Moi, je n'aime pas les femmes! Ni même les hermaphrodites! Il me faut des êtres qui me ressemblent, sur le front desquels la noblesse humaine soit marquée en caractères plus tranchés et ineffaçables! Êtes-vous certain que celles qui portent de longs cheveux, soient de la même nature que la mienne? Je ne le crois pas, et je ne déserterai pas mon opinion. Une salive saumâtre coule de ma bouche, je ne sais pas pourquoi. Qui veut me la sucer, afin que j'en sois débarrassé? Elle monte ... elle monte toujours! Je sais ce que c'est. J'ai remarqué que, lorsque je bois à la gorge le sang de ceux qui se couchent à côté de moi (c'est à tort que l'on me suppose vampire, puisqu'on appelle ainsi des morts qui sortent de leur tombeau; or, moi, je suis un vivant), j'en rejette le lendemain une partie par la bouche: voilà l'explication de la salive infecte. Que voulez-vous que j'y fasse, si les organes, affaiblis par le vice, se refusent à l'accomplissement des fonctions de la nutrition? Mais, ne révélez mes confidences à personne. Ce n'est pas pour moi que je vous dis cela; c'est pour vous-même et les autres, afin que le prestige du secret retienne dans les limites du devoir et de la vertu ceux qui, aimantés par l'électricité de l'inconnu, seraient tentés de m'imiter. Ayez ma bonté de regarder ma bouche (pour le moment, je n'ai pas le temps d'employer une formule plus longue de politesse); elle vous frappe au premier abord par l'apparence de sa structure, sans mettre le serpent dans vos comparaisons; c'est que j'en contracte le tissu jusqu'à la dernière réduction, afin de faire croire que je possède un caractère froid. Vous n'ignorez pas qu'il est diamétralement opposé. Que ne puis-je regarder à travers ces pages séraphiques le visage de celui qui me lit. S'il n'a pas dépassé la puberté, qu'il s'approche. Serre-moi contre toi, et ne crains pas de me faire du mal; rétrécissons progressivement les liens de nos muscles. Davantage. Je sens qu'il est inutile d'insister; l'opacité, remarquable à plus d'un titre, de cette feuille de papier, est un empêchement des plus considérables à l'opération de notre complète jonction. Moi, j'ai toujours éprouvé un caprice infâme pour la pâle jeunesse des collèges, et les enfants étiolés des manufactures! Mes paroles ne sont pas les réminiscences d'un rêve, et j'aurais trop de souvenirs à débrouiller, si l'obligation m'était imposée de faire passer devant vos yeux les événements qui pourraient affermir de leur témoignage la véracité de ma douloureuse affirmation. La justice humaine ne m'a pas encore surpris en flagrant délit, malgré l'incontestable habileté de ses agents. J'ai même assassiné (il n'y a pas longtemps!) un pédéraste qui ne se prêtait pas suffisamment à ma passion; j'ai jeté son cadavre dans un puits abandonné, et l'on n'a pas de preuves décisives contre moi. Pourquoi frémissez-vous de peur, adolescent qui me lisez? Croyez-vous que je veuille en faire autant envers vous? Vous vous montrez souverainement injuste ... Vous avez raison: méfiez-vous de moi, surtout si vous êtes beau. Mes parties offrent éternellement le spectacle lugubre de la turgescence; nul ne peut soutenir (et combien ne s'en ont-ils pas approchés!) qu'il les a vues à l'état de tranquillité normale, pas même le décrotteur qui m'y porta un coup de couteau dans un moment de délire. L'ingrat! Je change de vêtements deux fois par semaine, la propreté n'étant pas le principal motif de ma détermination. Si je n'agissais pas ainsi, les membres de l'humanité disparaîtraient au bout de quelques jours, dans des combats prolongés. En effet, dans quelque contrée que je me trouve, ils me harcèlent continuellement de leur présence et viennent lécher la surface de mes pieds. Mais, quelle puissance possèdent-elles donc, mes gouttes séminales, pour attirer vers elles tout ce qui respire par des nerfs olfactifs! Ils viennent des bords des Amazones, ils traversent les vallées qu'arrose le Gange, ils abandonnent le lichen polaire, pour accomplir de longs voyages à ma recherche, et demander aux cités immobiles, si elles n'ont pas vu passer, un instant, le long de leurs remparts, celui dont le sperme sacré embaume les montagnes, les lacs, les bruyères, les forêts, les promontoires et la vastitude des mers! Le désespoir de ne pas pouvoir me rencontrer (je me cache secrètement dans les endroits les plus inaccessibles, afin d'alimenter leur ardeur) les porte aux actes les plus regrettables. Ils se mettent trois cent mille de chaque côté, et les mugissements des canons servent de prélude à la bataille. Toutes les ailes s'ébranlent à la fois, comme un seul guerrier. Les carrés se forment et tombent aussitôt pour ne plus se relever. Les chevaux effarés s'enfuient dans toutes les directions. Les boulets labourent le sol, comme des météores implacables. Le théâtre du combat n'est plus qu'un vaste champ de carnage, quand la nuit révèle sa présence et que la lune silencieuse apparaît entre les déchirures d'un nuage. Me montrant du doigt un espace de plusieurs lieues recouvert de cadavres, le croissant vaporeux de cet astre m'ordonne de prendre un instant, comme le sujet de méditatives réflexions, les conséquences funestes qu'entraîne, après lui, l'inexplicable talisman enchanteur que la Providence m'accorda. Malheureusement que de siècles ne faudra-t-il pas encore, avant que la race humaine périsse entièrement par mon piège perfide! C'est ainsi qu'un esprit habile, et qui ne se vante pas, emploie, pour atteindre à ses fins, les moyens mêmes qui paraîtraient d'abord y porter un invincible obstacle. Toujours mon intelligence s'élève vers cette imposante question, et vous êtes témoin vous-même qu'il ne m'est plus possible de rester dans le sujet modeste qu'au commencement j'avais le dessein de traiter. Un dernier mot ... c'était une nuit d'hiver. Pendant que la bise sifflait dans les sapins, le Créateur ouvrit sa porte au milieu des ténèbres et fit entrer un pédéraste.
Silence! il passe un cortège funéraire à côté de vous. Inclinez la binarité de vos rotules vers la terre et entonnez un chant d'outre-tombe. (Si vous considérez mes paroles plutôt comme une simple forme impérative, que comme un ordre formel qui n'est pas à sa place, vous montrerez de l'esprit et du meilleur.) Il est possible que vous parveniez de la sorte à réjouir extrêmement l'âme du mort, qui va se reposer de la vie dans une fosse. Même le fait est, pour moi, certain. Remarquez que je ne dis pas que votre opinion ne puisse jusqu'à un certain point être contraire à la mienne; mais, ce qu'il importe avant tout, c'est de posséder des notions justes sur les bases de la morale, de telle manière que chacun doive se pénétrer du principe qui commande de faire à autrui ce que l'on voudrait peut-être qui fût fait à soi-même. Le prêtre des religions ouvre le premier la marche, en tenant à la main un drapeau blanc, signe de la paix, et de l'autre un emblème d'or qui représente les parties de l'homme et de la femme, comme pour indiquer que ces membres charnels sont la plupart du temps, abstraction faite de toute métaphore, des instruments très dangereux entre les mains de ceux qui s'en servent, quand ils les manipulent aveuglément pour des buts divers qui se querellent entre eux, au lieu d'engendrer une opportune réaction contre la passion connue qui cause presque tous nos maux. Au bas de son dos est attachée (artificiellement, bien entendu) une queue de cheval, aux crins épais, qui balaie la poussière du sol. Elle signifie de prendre garde de ne pas nous ravaler par notre conduite au rang des animaux. Le cercueil connaît sa route et marche après la tunique flottante du consolateur. Les parents et les amis du défunt, par la manifestation de leur position, ont résolu de fermer la marche du cortège. Celui-ci s'avance avec majesté, comme un vaisseau qui fend la pleine mer, et ne craint pas le phénomène de l'enfoncement; car, au moment actuel, les tempêtes et les écueils ne se font pas remarquer par quelque chose de moins que leur explicable absence. Les grillons et les crapauds suivent à quelques pas la fête mortuaire; eux, aussi, n'ignorent pas que leur modeste présence aux funérailles de quiconque leur sera un jour comptée. Ils s'entretiennent à voix basse dans leur pittoresque langage (ne soyez pas assez présomptueux, permettez-moi de vous donner ce conseil non intéressé, pour croire que vous seul possédez la précieuse faculté de traduire les sentiments de votre pensée) de celui qu'ils regardèrent plus d'une fois courir à travers les prairies verdoyantes, et plonger la sueur de ses membres dans les bleuâtres vagues des golfes arénacés. D'abord, la vie parut lui sourire sans arrière-pensée, et, magnifiquement, le couronna de fleurs; mais, puisque votre intelligence elle-même s'aperçoit ou plutôt devine qu'il s'est arrêté aux limites de l'enfance, je n'ai pas besoin, jusqu'à l'apparition d'une rétractation véritablement nécessaire, de continuer les prolégomènes de ma rigoureuse démonstration. Dix ans. Nombre exactement calqué, à s'y méprendre, sur celui des doigts de la main. C'est peu et c'est beaucoup Dans le cas qui nous préoccupe, cependant, je m'appuierai sur votre amour envers la vérité, pour que vous prononciez, avec moi, sans tarder une seconde de plus, que c'est peu. Et, quand je réfléchis sommairement à ces ténébreux mystères, par lesquels un être humain disparaît de la terre, aussi facilement qu'une mouche ou une libellule, sans conserver l'espérance d'y revenir, je me surprends à couver le vif regret de ne pas probablement pouvoir vivre assez longtemps, pour vous bien expliquer ce que je n'ai pas la prétention de comprendre moi-même. Mais, puisqu'il est prouvé que, par un hasard extraordinaire, je n'ai pas encore perdu la vie depuis ce temps lointain où je commençai, plein de terreur, la phrase précédente, je calcule mentalement qu'il ne sera pas inutile ici, de construire l'aveu complet de mon impuissance radicale, quand il s'agit surtout, comme à présent, de cette imposante et inabordable question. C'est, généralement parlant, une chose singulière que la tendance attractive qui nous porte à rechercher (pour ensuite les exprimer) les ressemblances et et les différences que recèlent, dans leurs naturelles propriétés, les objets les plus opposés entre eux, et quelquefois les moins aptes, en apparence, à se prêter à ce genre de combinaisons sympathiquement curieuses, et qui, ma parole d'honneur, donnent gracieusement au style de l'écrivain, qui se paie cette personnelle satisfaction, l'impossible et inoubliable aspect d'un hibou sérieux jusqu'à l'éternité. Suivons en conséquence le courant qui nous entraîne. Le milan royal a les ailes proportionnellement plus longues que les buses, et le vol bien plus aisé: aussi passe-t-il sa vie dans l'air. Il ne se repose presque jamais et parcourt chaque jour des espaces immenses; et ce grand mouvement n'est point un exercice de chasse, ni poursuite de proie, ni même de découverte; car, il ne chasse pas; mais, il semble que le vol soit son état naturel, sa favorite situation. L'on ne peut s'empêcher d'admirer la manière dont il l'exécute. Ses ailes longues et étroites paraissent immobiles; c'est la queue qui croit diriger toutes les évolutions, et la queue ne se trompe pas: elle agit sans cesse. Il s'élève sans effort; il s'abaisse comme s'il glissait sur un plan incliné; il semble plutôt nager que voler; il précipite sa course, il la ralentit, s'arrête, et reste comme suspendu ou fixé à la même place, pendant des heures entières. L'on ne peut s'apercevoir d'aucun mouvement dans ses ailes: vous ouvririez les yeux comme la porte d'un four, que ce serait d'autant inutile. Chacun a le bon sens de confesser sans difficulté (quoique avec un peu de mauvaise grâce) qu'il ne s'aperçoit pas, au premier abord, du rapport, si lointain qu'il soit, que je signale entre la beauté du vol du milan royal, et celle de la figure de l'enfant, s'élevant doucement, au-dessus du cercueil découvert, comme un nénuphar qui perce la surface des eaux; et voilà précisément en quoi consiste l'impardonnable faute qu'entraîne l'inamovible situation d'un manque de repentir, touchant l'ignorance volontaire dans laquelle on croupit. Ce rapport de calme majesté entre les deux termes de ma narquoise comparaison n'est déjà que trop commun, et d'un symbole assez compréhensible, pour que je m'étonne davantage de ce qui ne peut avoir, comme seule excuse, que ce même caractère de vulgarité qui fait appeler, sur tout objet ou spectacle qui en est atteint, un profond sentiment d'indifférence injuste. Comme si ce qui se voit quotidiennement n'en devrait pas moins réveiller l'attention de notre admiration! Arrivé à l'entrée du cimetière, le cortège s'empresse de s'arrêter; son intention n'est pas d'aller plus loin. Le fossoyeur achève le creusement de la fosse; l'on y dépose le cercueil avec toutes les précautions prises en pareil cas; quelques pelletées de terre inattendues viennent recouvrir le corps de l'enfant. Le prêtre des religions, au milieu de l'assistance émue, prononce quelques paroles pour bien enterrer le mort, davantage, dans l'imagination des assistants. «Il dit qu'il s'étonne beaucoup de ce que l'on verse ainsi tant de pleurs, pour un acte d'une telle insignifiance. Textuel. Mais il craint de ne pas qualifier suffisamment ce qu'il prétend, lui, être un incontestable bonheur. S'il avait cru que la mort est aussi peu sympathique dans sa naïveté, il aurait renoncé à son mandat, pour ne pas augmenter la légitime douleur des nombreux parents et amis du défunt; mais, une secrète voix l'avertit de leur donner quelques consolations, qui ne seront pas inutiles, ne fût-ce que celle qui ferait entrevoir l'espoir d'une prochaine rencontre dans les cieux entre celui qui mourut et ceux qui survécurent.» Maldoror s'enfuyait au grand galop, en paraissant diriger sa course vers les murailles du cimetière. Les sabots de son coursier élevaient autour de son maître une fausse couronne de poussière épaisse. Vous autres, vous ne pouvez savoir le nom de ce cavalier; mais, moi, je le sais. Il s'approchait de plus en plus; sa figure de platine commençait à devenir perceptible, quoique le bas en fût entièrement enveloppé d'un manteau que le lecteur s'est gardé d'ôter de sa mémoire et qui ne laissait apercevoir que les yeux. Au milieu de son discours, le prêtre des religions devient subitement pâle, car son oreille reconnaît le galop irrégulier de ce célébré cheval blanc qui n'abandonna jamais son maître. «Oui, ajouta-t-il de nouveau, ma confiance est grande dans cette prochaine rencontre; alors, on comprendra, mieux qu'auparavant, quel sens il fallait attacher à la séparation temporaire de l'âme et du corps. Tel qui croit vivre sur cette terre se berce d'une illusion dont il importerait d'accélérer l'évaporation.» Le bruit du galop s'accroissait de plus en plus; et, comme le cavalier, étreignant la ligne d'horizon, paraissait en vue, dans le champ d'optique qu'embrassait le portail du cimetière, rapide comme un cyclone giratoire, le prêtre des religions plus gravement reprit: «Vous ne semblez pas vous douter que celui-ci, que la maladie força de ne connaître que les premières phases de la vie, et que la fosse vient de recevoir dans son sein, est l'indubitable vivant; mais, sachez au moins que celui-là, dont vous apercevez la silhouette équivoque emportée par un cheval nerveux, et sur lequel je vous conseille de fixer le plus tôt possible les yeux, car il n'est plus qu'un point, et va bientôt disparaître dans la bruyère, quoiqu'il ait beaucoup vécu, est le seul véritable mort.»
«Chaque nuit, à l'heure où le sommeil est parvenu à son plus grand degré d'intensité, une vieille araignée de la grande espèce sort lentement sa tête d'un trou placé sur le sol, à l'une des intersections des angles de la chambre. Elle écoute attentivement si quelque bruissement remue encore ses mandibules dans l'atmosphère. Vu sa conformation d'insecte, elle ne peut pas faire moins, si elle prétend augmenter de brillantes personnifications les trésors de la littérature, que d'attribuer des mandibules au bruissement. Quand elle s'est assurée que le silence règne aux alentours, elle retire successivement, des profondeurs de son nid, sans le secours de la méditation, les diverses parties de son corps, et s'avance à pas comptés vers ma couche. Chose remarquable! moi qui fais reculer le sommeil et les cauchemars, je me sens paralysé dans la totalité de mon corps, quand elle grimpe le long des pieds d'ébène de mon lit de satin. Elle m'étreint la gorge avec les pattes, et me suce le sang avec son ventre. Tout simplement! Combien de litres d'une liqueur pourprée, dont vous n'ignorez pas le nom, n'a-t-elle pas bus, depuis qu'elle accomplit le même manège avec une persistance digne d'une meilleure cause! Je ne sais pas ce que je lui ait fait, pour qu'elle se conduise de la sorte à mon égard. Lui ai-je broyé une patte par inattention? Lui ai-je enlevé ses petits? Ces deux hypothèses, sujettes à caution, ne sont pas capables de soutenir un sérieux examen; elles n'ont même pas de la peine à provoquer un haussement dans mes épaules et un sourire sur mes lèvres, quoique l'on ne doive se moquer de personne. Prends garde à toi, tarentule noire; si ta conduite n'a pas pour excuse un irréfutable syllogisme, une nuit je me réveillerai en sursaut, par un dernier effort de ma volonté agonisante, je romprai le charme avec lequel tu retiens mes membres dans l'immobilité, et je t'écraserai entre les os de mes doigts, comme un morceau de matière mollasse. Cependant, je me rappelle vaguement que je t'ai donné la permission de laisser tes pattes grimper sur l'éclosion de la poitrine, et de là jusqu'à la peau qui recouvre mon visage; que par conséquent, je n'ai pas le droit de te contraindre. Oh! qui démêlera mes souvenirs confus! Je lui donne pour récompense ce qui reste de mon sang: en comptant la dernière goutte inclusivement, il y en a pour remplir au moins la moitié d'une coupe d'orgie.» Il parle, et il ne cesse de se déshabiller. Il appuie une jambe sur le matelas, et de l'autre, pressant le parquet de saphir afin de s'enlever, il se trouve étendu dans une position horizontale. Il a résolu de ne pas fermer les yeux, afin d'attendre son ennemi de pied ferme. Mais, chaque fois, ne prend-il pas la même résolution, et n'est-elle pas toujours détruite par l'inexplicable image de sa promesse fatale? Il ne dit plus rien, et se résigne avec douleur; car, pour lui le serment est sacré. Il s'enveloppe majestueusement dans les replis de la soie, dédaigne d'entrelacer les glands d'or de ses rideaux, et, appuyant les boucles ondulées de ses longs cheveux noirs sur les franges du coussin de velours, il tâte, avec la main, la large blessure de son cou, dans laquelle la tarentule a pris l'habitude de se loger, comme dans un deuxième nid, tandis que son visage respire la satisfaction. Il espère que cette nuit actuelle (espérez avec lui!) verra la dernière représentation de la succion immense; car, son unique vœu serait que le bourreau en finit avec son existence: la mort, et il sera content. Regardez cette vieille araignée de la grande espèce, qui sort lentement sa tête d'un trou placé sur le sol, à l'une des intersections des angles de la chambre. Nous ne sommes plus dans la narration. Elle écoute attentivement si quelque bruissement remue encore ses mandibules dans l'atmosphère. Hélas! nous sommes maintenant arrivés dans le réel, quant à ce qui regarde la tarentule, et, quoique l'on pourrait mettre un point d'exclamation à la fin de chaque phrase, ce n'est peut-être pas une raison pour s'en dispenser! Elle s'est assurée que le silence règne aux alentours; la voilà qui retire successivement des profondeurs de son nid, sans le secours de la méditation, les diverses parties de son corps, et s'avance à pas comptés vers la couche de l'homme solitaire. Un instant elle s'arrête; mais il est court, ce moment d'hésitation. Elle se dit qu'il n'est pas temps encore de cesser de torturer, et qu'il faut auparavant donner au condamné les plausibles raisons qui déterminèrent la perpétualité du supplice. Elle a grimpé à côté de l'oreille de l'endormi. Si vous voulez ne pas perdre une seule parole de ce qu'elle va dire, faites abstraction des occupations étrangères qui obstruent le portique de votre esprit, et soyez, au moins, reconnaissant de l'intérêt que je vous porte, en faisant assister votre présence aux scènes théâtrale qui me paraissent dignes d'exciter une véritable attention de votre part; car, qui m'empêcherait de garder, pour moi seul, les événements que je raconte? «Réveille-toi, flamme amoureuse des anciens jours, squelette décharné. Le temps est venu d'arrêter la main de la justice. Nous ne te ferons pas attendre longtemps l'explication que tu souhaites. Tu nous écoutes, n'est-ce pas? Mais ne remue pas tes membres; tu es encore aujourd'hui sous notre magnétique pouvoir, et l'atonie encéphalique persiste: c'est pour la dernière fois. Quelle impression la figure d'Elseneur fait-elle dans ton imagination? Tu l'as oublié! Et ce Réginald, à la démarche fière, as-tu gravé ses traits dans ton cerveau fidèle? Regarde-le caché dans les replis des rideaux; sa bouche est penchée vers ton front; mais il n'ose te parler, car il est plus timide que moi. Je vais te raconter un épisode de ta jeunesse, et te remettre dans le chemin de la mémoire ...» Il y avait longtemps que l'araignée avait ouvert son ventre, d'où s'étaient élancés deux adolescents, à la robe bleue, chacun un glaive flamboyant à la main, et qui avaient pris place aux côtés du lit, comme pour garder désormais le sanctuaire du sommeil. «Celui-ci, qui n'a pas encore cessé de te regarder, car il t'aima beaucoup, fut le premier de nous deux auquel tu donnas ton amour. Mais tu le fis souvent souffrir par les brusqueries de ton caractère. Lui, il ne cessait d'employer ses efforts à n'engendrer de ta part aucun sujet de plainte contre lui: un ange n'aurait pas réussi. Tu lui demandas, un jour s'il voulait aller se baigner avec toi, sur le rivage de la mer. Tous les deux, comme deux cygnes, vous vous élançâtes en même temps d'une roche à pic. Plongeurs éminents, vous glissâtes dans la masse aqueuse, les bras étendus entre la tête et se réunissant aux mains. Pendant quelques minutes, vous nageâtes entre deux courants. Vous reparûtes à une grande distance, vos cheveux entremêlés entre eux, et ruisselants du liquide salé. Mais quel mystère s'était donc passé sous l'eau, pour qu'une longue trace de sang s'aperçût à travers les vagues? Revenus à la surface, toi, tu continuais de nager, et tu faisais semblant de ne pas remarquer la faiblesse croissante de ton compagnon. Il perdait rapidement ses forces, et tu n'en poussais pas moins tes larges brassées vers l'horizon brumeux, qui s'estompait devant toi. Le blessé poussa des cris de détresse, et tu fis le sourd. Réginald frappa trois fois l'écho des syllabes de ton nom, et trois fois tu répondis par un cri de volupté. Il se trouvait trop loin du rivage pour y revenir, et s'efforçait en vain de suivre les sillons de ton passage afin de t'atteindre, et reposer un instant sa main sur ton épaule. La chasse négative se prolongea pendant une heure, lui, perdant ses forces, et, toi, sentant croître les tiennes. Désespérant d'égaler ta vitesse, il fit une courte prière au Seigneur pour lui recommander son âme, se plaça sur le dos comme quand on fait la planche, de telle manière qu'on apercevait le cœur battre violemment sous sa poitrine, et attendit que la mort arrivât, afin de ne plus attendre. En cet instant, tes membres vigoureux étaient à perte de vue, et s'éloignaient encore, rapides comme une sonde qu'on laisse filer. Une barque, qui revenait de placer ses filets au large, passa dans ces parages. Les pêcheurs prirent Réginald pour un naufragé, et le halèrent, évanoui, dans leur embarcation. On constata la présence d'une blessure au flanc droit; chacun de ces matelots expérimentés émit l'opinion qu'aucune pointe d'écueil ou fragment de rocher n'était susceptible de percer un trou si microscopique et en même temps si profond. Une arme tranchante, comme le serait un stylet des plus aigus, pouvait seule s'arroger des droits à la paternité d'une si fine blessure. Lui, ne voulut jamais raconter les diverses phases du plongeon, à travers les entrailles des flots, et ce secret, il l'a gardé jusqu'à présent. Des larmes coulent maintenant sur ses joues un peu décolorées, et tombent sur tes draps: le souvenir est quelquefois plus amer que la chose. Mais moi, je ne ressentirai pas de la pitié: ce serait te montrer trop d'estime. Ne roule pas dans leur orbite ces yeux furibonds. Reste calme plutôt. Tu sais que tu ne peux pas bouger. D'ailleurs, je n'ai pas terminé mon récit.—Relève ton glaive, Réginald, et n'oublie pas si facilement la vengeance. Qui sait? peut-être un jour elle viendrait te faire des reproches.—Plus tard, tu conçus des remords dont l'existence devait être éphémère; tu résolus de racheter ta faute par le choix d'un autre ami, afin de le bénir et de l'honorer. Par ce moyen expiatoire, tu effaçais les taches du passé, et tu faisais retomber sur celui qui devint la deuxième victime, la sympathie que tu n'avais pas su montrer à l'autre. Vain espoir; le caractère ne se modifie pas d'un jour à l'autre, et ta volonté resta pareille à elle-même. Moi, Elseneur, je te vis pour la première fois, et, dès ce moment, je ne pus t'oublier. Nous nous regardâmes pendant quelques instants, et tu te mis à sourire. Je baissais les yeux, parce que je vis dans les tiens une flamme surnaturelle. Je me demandais si, à l'aide d'une nuit obscure, tu t'étais laissé choir secrètement jusqu'à nous de la surface de quelque étoile; car, je le confesse, aujourd'hui qu'il n'est pas nécessaire de feindre, tu ne ressemblais pas aux marcassins de l'humanité; mais une auréole de rayons étincelants enveloppait la périphérie de ton front. J'aurais désiré lier des relations intimes avec toi; ma présence n'osait approcher devant la frappante nouveauté de cette étrange noblesse, et une tenace terreur rôdait autour de moi. Pourquoi n'ai-je pas écouté ces avertissements de la conscience? Pressentiments fondés. Remarquant mon hésitation, tu rougis à ton tour, et tu avanças le bras. Je mis courageusement ma main dans la tienne, et, après cette action, je me sentis plus fort; désormais un souffle de ton intelligence était passé dans moi. Les cheveux au vent et respirant les haleines des brises, nous marchâmes quelques instants devant nous, à travers des bosquets touffus de lentisques, de jasmins, de grenadiers et d'orangers, dont les senteurs nous enivraient. Un sanglier frôla nos habits à toute course, et une larme tomba de son œil, quand il me vit avec toi: je ne m'expliquais pas sa conduite. Nous arrivâmes à la tombée de la nuit devant les portes d'une cité populeuse. Les profils des dômes, les flèches des minarets et les boules de marbre des belvédères découpaient vigoureusement leurs dentelures, à travers les ténèbres, sur le bleu intense du ciel. Mais tu ne voulus pas te reposer en cet endroit, quoique nous fussions accablés de fatigue. Nous longeâmes le bas des fortifications externes, comme des chacals nocturnes; nous évitâmes la rencontre des sentinelles aux aguets; et nous parvînmes à nous éloigner, par la porte opposée, de cette réunion solennelle d'animaux raisonnables, civilisés comme les castors. Le vol de la fulgore porte-lanterne, le craquement des herbes sèches, les hurlements intermittents de quelque loup lointain accompagnaient l'obscurité de notre marche incertaine, à travers la campagne. Quels étaient donc tes valables motifs pour fuir les ruches humaines? Je me posais cette question avec un certain trouble; mes jambes d'ailleurs commençaient à me refuser un service trop longtemps prolongé. Nous atteignîmes enfin la lisière d'un bois épais, dont les arbres étaient entrelacés entre eux par un fouillis de hautes lianes inextricables, de plantes parasites, et de cactus à épines monstrueuses. Tu t'arrêtas devant un bouleau. Tu me dis de m'agenouiller pour me préparer à mourir; tu m'accordais un quart d'heure pour sortir de cette terre. Quelques regards furtifs, pendant notre longue course, jetés à la dérobée sur moi, quand je ne t'observais pas, certains gestes dont j'avais remarqué l'irrégularité de mesure et de mouvement se présentèrent aussitôt à ma mémoire, comme les pages ouvertes d'un livre. Mes soupçons étaient confirmés. Trop faible pour lutter contre toi, tu me renversas à terre, comme l'ouragan abat la feuille du tremble. Un de tes genoux sur ma poitrine, et l'autre appuyé sur l'herbe humide, tandis qu'une de tes mains arrêtait la binarité de mes bras dans son étau, je vis l'autre sortir un couteau, de la gaîne appendue à ta ceinture. Ma résistance était presque nulle, et je fermai les yeux: les trépignements d'un troupeau de bœufs s'entendirent à quelque distance, apportés par le vent. Il s'avançait comme une locomotive, harcelé par le bâton d'un pâtre et les mâchoires d'un chien. Il n'y avait pas de temps à perdre, et c'est ce que tu compris; craignant de ne pas parvenir à tes fins, car l'approche d'un secours inespéré avait doublé ma puissance musculaire, et t'apercevant que tu ne pouvais rendre immobile qu'un de mes bras à la fois, tu te contentas, par un rapide mouvement imprimé à la lame d'acier, de me couper le poignet droit. Le morceau, exactement détaché, tomba par terre. Tu pris la fuite, pendant que j'étais étourdi par la douleur. Je ne te raconterai pas comment le pâtre vint à mon secours, ni combien de temps devint nécessaire à ma guérison. Qu'il te suffise de savoir que cette trahison, à laquelle je ne m'attendais pas, me donna l'envie de rechercher la mort. Je portai ma présence dans les combats, afin d'offrir ma poitrine aux coups. J'acquis de la gloire dans les champs de bataille; mon nom était devenu redoutable même aux plus intrépides, tant mon artificielle main de fer répandait le carnage et la destruction dans les rangs ennemis. Cependant, un jour que les obus tonnaient beaucoup plus fort qu'à l'ordinaire, et que les escadrons, enlevés de leur base, tourbillonnaient, comme des pailles, sous l'influence du cyclone de la mort, un cavalier, à la démarche hardie, s'avança devant moi, pour me disputer la palme de la victoire. Les deux armées s'arrêtèrent, immobiles, pour nous contempler en silence. Nous combattîmes longtemps, criblés de blessures, et les casques brisés. D'un commun accord, nous cessâmes la lutte, afin de nous reposer, et la reprendre ensuite avec plus d'énergie. Plein d'admiration pour son adversaire, chacun lève sa propre visière: «Elseneur!...», «Réginald!...», telles furent les simples paroles que nos gorges haletantes prononcèrent en même temps. Ce dernier, tombé dans le désespoir d'une tristesse inconsolable, avait pris, comme moi, la carrière des armes, et les balles l'avaient épargné. Dans quelles circonstances nous nous retrouvions! Mais ton nom ne fut pas prononcé! Lui et moi, nous nous jurâmes une amitié éternelle; mais, certes, différente des deux premières dans lesquelles tu avais été le principal acteur. Un archange, descendu du ciel et messager du Seigneur, nous ordonna de nous changer en une araignée unique, et de venir chaque nuit te sucer la gorge, jusqu'à ce qu'un commandement venu d'en haut arrêtât le cours du châtiment. Pendant près de dix ans, nous avons hanté ta couche. Dès aujourd'hui, tu es délivré de notre persécution. La promesse vague dont tu parlais, ce n'est pas à nous que tu la fis, mais bien à l'Être qui est plus fort que toi: tu comprenais toi-même qu'il valait mieux se soumettre à ce décret irrévocable. Réveille-toi, Maldoror! Le charme magnétique qui a pesé sur ton système cérébro-spinal, pendant les nuits de deux lustres, s'évapore.» Il se réveille comme il lui a été ordonné, et voit deux formes célestes disparaître dans les airs, les bras entrelacés. Il n'essaie pas de se rendormir. Il sort lentement, l'un après l'autre, ses membres hors de sa couche. Il va réchauffer sa peau glacée aux tisons rallumés de la cheminée gothique. Sa chemise seule recouvre son corps. Il cherche des yeux la carafe de cristal afin d'humecter son palais desséché. Il ouvre les contrevents de la fenêtre. Il s'appuie sur le rebord. Il contemple la lune qui verse, sur sa poitrine, un cône de rayons extatiques, où palpitent, comme des phalènes, des atomes d'argent d'une douceur ineffable. Il attend que le crépuscule du matin vienne apporter, par le changement de décors, un dérisoire soulagement à son cœur bouleversé.
FIN DU CINQUIÈME CHANT
CHANT SIXIÈME
Vous, dont le calme enviable ne peut pas faire plus que d'embellir le faciès, ne croyez pas qu'il s'agisse encore de pousser, dans des strophes de quatorze ou quinze lignes, ainsi qu'un élève de quatrième, des exclamations qui passeront pour inopportunes, et des gloussements sonores de poule cochinchinoise, aussi grotesques qu'on serait capable de l'imaginer, pour peu qu'on s'en donnât la peine; mais il est préférable de prouver par des faits les propositions que l'on avance. Prétendriez-vous donc que, parce que j'aurais insulté, comme en me jouant, l'homme, le Créateur et moi-même, dans mes explicables hyperboles, ma mission fût complète? Non: la partie la plus importante de mon travail n'en subsiste pas moins, comme tâche qui reste à faire. Désormais, les ficelles du roman remueront les trois personnages nommés plus haut: il leur sera ainsi communiqué une puissance moins abstraite. La vitalité se répandra magnifiquement dans le torrent de leur appareil circulatoire, et vous verrez comme vous serez étonné vous-même de rencontrer, là où d'abord vous n'aviez cru voir que des entités vagues appartenant au domaine de la spéculation pure, d'une part, l'organisme corporel avec ses ramifications de nerfs et ses membranes muqueuses, de l'autre, le principe spirituel qui préside aux fonctions physiologiques de la chair. Ce sont des êtres doués d'une énergique vie qui, les bras croisés et la poitrine en arrêt, poseront prosaïquement (mais, je suis certain que l'effet sera très poétique) devant votre visage, placés seulement à quelques pas de vous, de manière que les rayons solaires, frappant d'abord les tuiles des toits et le couvercle des cheminées, viendront ensuite se refléter, visiblement sur leurs cheveux terrestres et matériels. Mais, ce ne seront plus des anathèmes, possesseurs de la spécialité de provoquer le rire; des personnalités fictives qui auraient bien fait de rester dans la cervelle de l'auteur; ou des cauchemars placés trop au-dessus de l'existence ordinaire. Remarquez que, par cela même, ma poésie n'en sera que plus belle. Vous toucherez avec vos mains des branches ascendantes d'aorte et des capsules surrénales; et puis des sentiments! Les cinq premiers récits n'ont pas été inutiles; ils étaient le frontispice de mon ouvrage, le fondement de la construction, l'explication préalable de ma poétique future: et je devais à moi-même, avant de boucler ma valise et me mettre en marche pour les contrées de l'imagination, d'avertir les sincères amateurs de la littérature, par l'ébauche rapide d'une généralisation claire et précise, du but que j'avais résolu de poursuivre. En conséquence, mon opinion est que, maintenant, la partie synthétique de mon œuvre est complète et suffisamment paraphrasée. C'est par elle que vous avez appris que je me suis proposé d'attaquer l'homme et Celui qui le créa. Pour le moment et pour plus tard, vous n'avez pas besoin d'en savoir davantage! Des considérations, nouvelles me paraissent superflues, car elles ne feraient que répéter, sous une autre forme, plus ample, il est vrai, mais identique, l'énoncé de la thèse dont la fin de ce jour verra le premier développement. Il résulte, des observations qui précèdent, que mon intention est d'entreprendre, désormais, la partie analytique; cela est si vrai qu'il n'y a que quelques minutes seulement, que j'exprimai le vœu ardent que vous fussiez emprisonné dans les glandes sudoripares de ma peau, pour vérifier la loyauté de ce que j'affirme, en connaissance de cause. Il faut, je le sais, étayer d'un grand nombre de preuves l'argumentation qui se trouve comprise dans mon théorème; eh bien, ces preuves existent, et vous savez que je n'attaque personne, sans avoir des motifs sérieux! Je ris à gorge déployée, quand je songe que vous me reprochez de répandre d'amères accusations contre l'humanité, dont je suis un des membres (cette seule remarque me donnerait raison!) et contre la Providence: je ne rétracterai pas mes paroles; mais, racontant ce que j'aurai vu, il ne me sera pas difficile, sans autre ambition que la vérité, de les justifier. Aujourd'hui, je vais fabriquer un petit roman de trente pages; cette mesure restera dans la suite à peu près stationnaire. Espérant voir promptement, un jour ou l'autre, la consécration de mes théories acceptée par telle ou telle forme littéraire, je crois avoir enfin trouvé, après quelques tâtonnements, ma formule définitive. C'est la meilleure: puisque c'est le roman! Cette préface hybride a été exposée d'une manière qui ne paraîtra peut-être pas assez naturelle, en ce sens qu'elle surprend, pour ainsi dire, le lecteur, qui ne voit pas très bien où l'on veut d'abord le conduire; mais, ce sentiment de remarquable stupéfaction, auquel on doit généralement chercher à soustraire ceux qui passent leur temps à lire des livres ou des brochures, j'ai fait tous mes efforts pour le produire. En effet, il m'était impossible de faire moins, malgré ma bonne volonté: ce n'est que plus tard, lorsque quelques romans auront paru, que vous comprendrez mieux la préface du renégat, à la figure fuligineuse.
Avant d'entrer en matière, je trouve stupide qu'il soit nécessaire (je pense que chacun ne sera pas de mon avis, si je me trompe) que je place à côté de moi un encrier ouvert, et quelques feuillets de papier non mâché. De cette manière, il me sera possible de commencer, avec amour, par ce sixième chant, la série des poëmes instructifs qu'il me tarde de produire. Dramatiques épisodes d'une implacable utilité! Notre héros s'aperçut qu'en fréquentant les cavernes, et prenant pour refuge les endroits inaccessibles, il transgressait les règles de la logique, et commettait un cercle vicieux. Car, si d'un côté, il favorisait ainsi sa répugnance pour les hommes, par le dédommagement de la solitude et de l'éloignement, et circonscrivait passivement son horizon borné, parmi des arbustes rabougris, des ronces et des lambrusques, de l'autre, son activité ne trouvait plus aucun aliment pour nourrir le minotaure de ses instincts pervers. En conséquence, il résolut de se rapprocher des agglomérations humaines, persuadé que parmi tant de victimes toutes préparées, ses passions diverses trouveraient amplement de quoi se satisfaire. Il savait que la police, ce bouclier de la civilisation, le recherchait avec persévérance, depuis nombre d'années, et qu'une véritable armée d'agents et d'espions était continuellement à ses trousses. Sans, cependant, parvenir à le rencontrer. Tant son habileté renversante déroutait, avec un suprême chic, les ruses les plus indiscutables au point de vue de leur succès, et l'ordonnance de la plus savante méditation. Il avait une faculté spéciale pour prendre des formes méconnaissables aux yeux exercés. Déguisements supérieurs, si je parle en artiste! Accoutrements d'un effet réellement médiocre, quand je songe à la morale. Par ce point, il touchait presqu'au génie. N'avez-vous pas remarqué la gracilité d'un joli grillon, aux mouvements alertes, dans les égouts de Paris? Il n'y a que celui-là: c'était Maldoror! Magnétisant les florissantes capitales, avec un fluide pernicieux, il les amène dans un état léthargique où elles sont incapables de se surveiller comme il le faudrait. État d'autant plus dangereux qu'il n'est pas soupçonné. Aujourd'hui il est à Madrid; demain il sera à Saint-Pétersbourg; hier il se trouvait à Pékin. Mais, affirmer exactement l'endroit actuel que remplissent de terreur les exploits de ce poétique Rocambole, est un travail au-dessus des forces possibles de mon épaisse ratiocination. Ce bandit est, peut-être, à sept cents lieues de ce pays; peut-être, il est à quelques pas de vous. Il n'est pas facile de faire périr entièrement les hommes, et les lois sont là; mais, on peut, avec de la patience, exterminer, une par une, les fourmis humanitaires. Or, depuis les jours de ma naissance, où je vivais avec les premiers aïeuls de notre race, encore inexpérimenté dans la tension de mes embûches; depuis les temps reculés, placés, au delà de l'histoire, où, dans de subtiles métamorphoses, je ravageais, à diverses époques, les contrées du globe par les conquêtes et le carnage, et répandais la guerre civile au milieu des citoyens, n'ai-je pas déjà écrasé sous mes talons, membre par membre ou collectivement, des générations entières, dont il ne serait pas difficile de concevoir le chiffre innombrable? Le passé radieux a fait de brillantes promesses à l'avenir: il les tiendra. Pour le ratissage de mes phrases, j'emploierai forcément la méthode naturelle, en rétrogradant jusque chez les sauvages, afin qu'ils me donnent des leçons. Gentlemen simples et majestueux, leur bouche gracieuse ennoblit tout ce qui découle de leurs lèvres tatouées. Je viens de prouver que rien n'est risible dans cette planète. Planète cocasse, mais superbe. M'emparant d'un style que quelques-uns trouveront naïf (quand il est si profond), je le ferai servir à interpréter des idées qui, malheureusement, ne paraîtront peut-être pas grandioses! Par cela même, me dépouillant des allures légères et sceptiques de l'ordinaire conversation, et, assez prudent pour ne pas poser ... je ne sais plus ce que j'avais l'intention de dire, car, je ne me rappelle pas le commencement de la phrase. Mais, sachez que la poésie se trouve partout où n'est pas le sourire, stupidement railleur, de l'homme, à la figure de canard. Je vais d'abord me moucher, parce que j'en ai besoin; et ensuite, puissamment aidé par ma main, je reprendrai le porte-plume que mes doigts avaient laissé tomber. Comment le pont du Carrousel put-il garder la constance de sa neutralité, lorsqu'il entendit les cris déchirants que semblait pousser le sac!
I
Les magasins de la rue Vivienne étalent leurs richesses aux yeux émerveillés. Éclairés par de nombreux becs de gaz, les coffrets d'acajou et les montres en or répandent à travers les vitrines des gerbes de lumière éblouissante. Huit heures ont sonné à l'horloge de la Bourse: ce n'est pas tard! A peine le dernier coup de marteau s'est-il fait entendre, que la rue, dont le nom a été cité, se met à trembler, et secoue ses fondements depuis la place Royale jusqu'au boulevard Montmartre. Les promeneurs hâtent le pas, et se retirent pensifs dans leurs maisons. Une femme s'évanouit et tombe sur l'asphalte. Personne ne la relève: il tarde à chacun de s'éloigner de ce parage. Les volets se referment avec impétuosité, et les habitants s'enfoncent dans leurs couvertures. On dirait que la peste asiatique a révélé sa présence. Ainsi, pendant que la plus grande partie de la ville se prépare à nager dans les réjouissances des fêtes nocturnes, la rue Vivienne se trouve subitement glacée par une sorte de pétrification. Comme un cœur qui cesse d'aimer, elle a sa vie éteinte. Mais, bientôt, la nouvelle du phénomène se répand dans les autres couches de la population, et un silence morne plane sur l'auguste capitale. Où sont-ils passés, les becs de gaz? Que sont-elles devenues, les vendeuses d'amour? Rien ... la solitude et l'obscurité! Une chouette, volant dans une direction rectiligne, et dont la patte est cassée, passe au-dessus de la Madeleine, et prend son essor vers la barrière du Trône, en s'écriant: «Un malheur se prépare.» Or, dans cet endroit que ma plume (ce véritable ami qui me sert de compère) vient de rendre mystérieux, si vous regardez du côté par où la rue Colbert s'engage dans la rue de Vivienne, vous verrez, à l'angle formé par le croisement de ces deux voies, un personnage montrer sa silhouette, et diriger sa marche légère vers les boulevards. Mais, si l'on s'approche davantage, de manière à ne pas amener sur soi-même l'attention de ce passant, on s'aperçoit, avec un agréable étonnement, qu'il est jeune! De loin on l'aurait pris en effet pour un homme mûr. La somme des jours ne compte plus, quand il s'agit d'apprécier la capacité intellectuelle d'une figure sérieuse. Je me connais à lire l'âge dans les lignes physiognomoniques du front: il a seize ans et quatre mois! Il est beau comme la rétractilité des serres des oiseaux rapaces; ou encore, comme l'incertitude des mouvements musculaires dans les plaies des parties molles de la région cervicale postérieure; ou plutôt, comme ce piège à rats perpétuel, toujours retendu par l'animal pris, qui peut prendre seul des rongeurs indéfiniment, et fonctionner même caché sous la paille; et surtout, comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie! Mervyn, ce fils de la blonde Angleterre, vient de prendre chez son professeur une leçon d'escrime, et, enveloppé dans son tartan écossais, il retourne chez ses parents. C'est huit heures et demie, et il espère arriver chez lui à neuf heures: de sa part, c'est une grande présomption que de feindre d'être certain de connaître l'avenir. Quelque obstacle imprévu ne peut-il l'embarrasser dans sa route? Et cette circonstance, serait-elle si peu fréquente, qu'il dût prendre sur lui de la considérer comme une exception? Que ne considère-t-il plutôt, comme un fait anormal, la possibilité qu'il a eue jusqu'ici de se sentir dépourvu d'inquiétude et pour ainsi dire heureux? De quel droit en effet prétendrait-il gagner indemne sa demeure, lorsque quelqu'un le guette et le suit par derrière comme sa future proie? (Ce serait bien peu connaître sa profession d'écrivain à sensation, que de ne pas, au moins, mettre en avant, les restrictives interrogations après lesquelles arrive immédiatement la phrase que je suis sur le point de terminer.) Vous avez reconnu le héros imaginaire qui, depuis un long temps, brise par la pression de son individualité ma malheureuse intelligence! Tantôt Maldoror se rapproche de Mervyn, pour graver dans sa mémoire les traits de cet adolescent; tantôt, le corps rejeté en arrière, il recule sur lui-même comme le boomerang d'Australie, dans la deuxième période de son trajet, ou plutôt, comme une machine infernale. Indécis sur ce qu'il doit faire. Mais, sa conscience n'éprouve aucun symptôme d'une émotion la plus embryogénique, comme à tort vous le supposeriez. Je le vis s'éloigner un instant dans une direction opposée: était-il accablé par le remords? Mais, il revint sur ses pas avec un nouvel acharnement. Mervyn ne sait pas pourquoi ses artères temporales battent avec force, et il presse le pas, obsédé par une frayeur dont lui et vous cherchent vainement la cause. Il faut lui tenir compte de son application à découvrir l'énigme. Pourquoi ne se retourne-t-il pas? Il comprendrait tout. Songe-t-on jamais aux moyens les plus simples de faire cesser un état alarmant? Quand un rôdeur de barrières traverse un faubourg de la banlieue, un saladier de vin blanc dans le gosier et la blouse en lambeaux, si, dans le coin d'une borne, il aperçoit un vieux chat musculeux, contemporain des révolutions auxquelles ont assisté nos pères, contemplant mélancoliquement les rayons de la lune, qui s'abattent sur la plaine endormie, il s'avance tortueusement dans une ligne courbe, et fait signe à un chien cagneux, qui se précipite. Le noble animal de la race féline attend son adversaire avec courage, et dispute chèrement sa vie. Demain quelque chiffonnier achètera une peau électrisable. Que ne fuyait-il donc? C'était si facile. Mais, dans le cas qui nous préoccupe actuellement. Mervyn complique encore le danger par sa propre ignorance. Il a comme quelques lueurs, excessivement rares, il est vrai, dont je ne m'arrêterai pas à démontrer le vague qui les recouvre; cependant, il lui est impossible de deviner la réalité. Il n'est pas prophète, je ne dis pas le contraire, et il ne se reconnaît pas la faculté de l'être. Arrivé sur la grande artère, il tourne à droite et traverse le boulevard Poissonnière et le boulevard Bonne-Nouvelle. A ce point de son chemin, il s'avance dans la rue du Faubourg-Saint-Denis, laisse derrière lui l'embarcadère du chemin de fer de Strasbourg, et s'arrête devant un portail élevé, avant d'avoir atteint la superposition perpendiculaire de la rue Lafayette. Puisque vous me conseillez de terminer en cet endroit la première strophe, je veux bien, pour cette fois, obtempérer à votre désir. Savez-vous que, lorsque je songe à l'anneau de fer caché sous la pierre par la main d'un maniaque, un invincible frisson me passe par les cheveux?
II
Il tire le bouton de cuivre, et le portail de l'hôtel moderne tourne sur ses gonds. Il arpente la cour, parsemée de sable fin, et franchit les huit degrés du perron. Les deux statues, placées à droite et à gauche comme les gardiennes de l'aristocratique villa, ne lui barrent pas le passage. Celui qui a tout renié, père, mère, Providence, amour, idéal, afin de ne plus penser qu'à lui seul, s'est bien gardé de ne pas suivre les pas qui précédaient. Il l'a vu entrer dans un spacieux salon du rez-de-chaussée, aux boiseries de cornaline. Le fils de famille se jette sur un sofa, et l'émotion l'empêche de parler. Sa mère, à la robe longue et traînante, s'empresse autour de lui, et l'entoure de ses bras. Ses frères, moins âgés que lui, se groupent autour du meuble, chargé d'un fardeau; ils ne connaissent pas la vie d'une manière suffisante, pour se faire une idée nette de la scène qui se passe. Enfin, le père élève sa canne, et abaisse sur les assistants un regard plein d'autorité. Appuyant le poignet sur les bras du fauteuil, il s'éloigne de son siège ordinaire, et s'avance, avec inquiétude, quoique affaibli par les ans, vers le corps immobile de son premier-né. Il parle dans une langue étrangère, et chacun l'écoute dans un recueillement respectueux: «Qui a mis le garçon dans cet état? La Tamise brumeuse charriera encore une quantité notable de limon avant que mes forces soient complètement épuisées. Des lois préservatrices n'ont pas l'air d'exister dans cette contrée inhospitalière. Il éprouverait la vigueur de mon bras, si je connaissais le coupable. Quoique j'aie pris ma retraite, dans l'éloignement des combats maritimes, mon épée de commodore, suspendue à la muraille, n'est pas encore rouillée. D'ailleurs, il est facile d'en repasser le fil. Mervyn, tranquillise-toi; je donnerai des ordres à mes domestiques, afin de rencontrer la trace de celui que, désormais, je chercherai, pour le faire périr de ma propre main. Femme, ôte toi de là, et va t'accroupir dans un coin; tes yeux m'attendrissent, et tu ferais mieux de refermer le conduit de tes glandes lacrymales. Mon fils, je t'en supplie, réveille tes sens, et reconnais ta famille; c'est ton père qui te parle ...» La mère se tient à l'écart, et, pour obéir aux ordres de son maître, elle a pris un livre entre ses mains, et s'efforce de demeurer tranquille, en présence du danger que court celui que sa matrice enfanta. « ... Enfants, allez vous amuser dans le parc, et prenez garde, en admirant la natation des cygnes, de ne pas tomber dans la pièce d'eau ...» Les frères, les mains pendantes, restent muets; tous, la toque surmontée d'une plume arrachée à l'aile de l'engoulevent de la Caroline, avec le pantalon de velours s'arrêtant aux genoux, et les bas de soie rouge, se prennent par la main et se retirent du salon, ayant soin de ne presser le parquet d'ébène que de la pointe des pieds. Je suis certain qu'ils ne s'amuseront pas, et qu'ils se promèneront avec gravité dans les allées de platanes. Leur intelligence est précoce. Tant mieux pour eux. « ... Soins inutiles, je te berce dans mes bras, et tu es insensible à mes supplications. Voudrais-tu relever la tête? J'embrasserai tes genoux, s'il le faut. Mais non ... elle retombe inerte.»—«Mon doux maître, si tu le permets à ton esclave, je vais chercher dans mon appartement un flacon rempli d'essence de térébenthine, et dont je me sers habituellement quand la migraine envahit mes tempes, après être revenue du théâtre, ou lorsque la lecture d'une narration émouvante, consignée dans les annales britanniques de la chevaleresque histoire de nos ancêtres, jette ma pensée rêveuse dans les tourbières de l'assoupissement.»—«Femme, je ne t'avais pas donné la parole, et tu n'avais pas le droit de la prendre. Depuis notre légitime union, aucun nuage n'est venu s'interposer entre nous. Je suis content de toi, je n'ai jamais eu de reproches à te faire: et réciproquement. Va chercher dans ton appartement un flacon rempli d'essence de térébenthine. Je sais qu'il s'en trouve un dans les tiroirs de ta commode, et tu ne viendras pas me l'apprendre. Dépêche-toi de franchir les degrés de l'escalier en spirale, et reviens me trouver avec un visage content.» Mais la sensible Londonienne est à peine arrivée aux premières marches (elle ne court pas aussi promptement qu'une personne des classes inférieures) que déjà une de ses demoiselles d'atour redescend du premier étage, les joues empourprées de sueur, avec le flacon qui, peut-être, contient la liqueur de vie dans ses parois de cristal. La demoiselle s'incline avec grâce en présentant son offre, et la mère, avec sa démarche royale, s'est avancée vers les franges qui bordent le sofa, seul objet qui préoccupe sa tendresse. Le commodore, avec un geste fier, mais bienveillant, accepte le flacon des mains de son épouse. Un foulard d'Inde y est trempé, et l'on entoure la tête de Mervyn avec les méandres orbiculaires de la soie. Il respire des sels; il remue un bras. La circulation se ranime, et l'on entend les cris joyeux d'un kakatoès des Philippines, perché sur l'embrasure de la fenêtre. «Qui va là?... Ne m'arrêtez point ... Où suis-je? Est-ce une tombe qui supporte mes membres alourdis? Les planches m'en paraissent douces ... Le médaillon qui contient le portrait de ma mère, est-il encore attaché à mon cou?... Arrière, malfaiteur, à la tête échevelée. Il n'a pu m'atteindre, et j'ai laissé entre ses doigts un pan de mon pourpoint. Détachez les chaînes des bouledogues, car, cette nuit, un voleur reconnaissable peut s'introduire chez nous avec effraction, tandis que nous serons plongés dans le sommeil. Mon père et ma mère, je vous reconnais, et je vous remercie de vos soins. Appelez mes petits frères. C'est pour eux que j'avais acheté des pralines, et je veux les embrasser.» A ces mots, il tombe dans un profond état léthargique. Le médecin, qu'on a mandé en toute hâte, se frotte les mains et s'écrie: «La crise est passée. Tout va bien. Demain votre fils se réveillera dispos. Tous, allez-vous-en dans vos couches respectives, je l'ordonne, afin que je reste seul à côté du malade, jusqu'à l'apparition de l'aurore et du chant du rossignol.» Maldoror, caché derrière la porte, n'a perdu aucune parole. Maintenant, il connaît le caractère des habitants de l'hôtel, et agira en conséquence. Il sait où demeure Mervyn, et ne désire pas en savoir davantage. Il a inscrit dans un calepin le nom de la rue et le numéro du bâtiment. C'est le principal. Il est sûr de ne pas les oublier. Il s'avance, comme une hyène, sans être vu, et longe les côtés de la cour. Il escalade la grille avec agilité, et s'embarrasse un instant dans les pointes de fer; d'un bond, il est sur la chaussée. Il s'éloigne à pas de loup. «Il me prenait pour un malfaiteur, s'écrie-t-il: lui, c'est un imbécile. Je voudrais trouver un homme exempt de l'accusation que le malade a portée contre moi. Je ne lui ai pas enlevé un pan de son pourpoint, comme il l'a dit. Simple hallucination hypnagogique causée par la frayeur. Mon intention n'était pas aujourd'hui de m'emparer de lui; car, j'ai d'autres projets ultérieurs sur cet adolescent timide.» Dirigez-vous du côté où se trouve le lac des cygnes; et, je vous dirai plus tard pourquoi il s'en trouve un de complètement noir parmi la troupe, et dont le corps, supportant une enclume, surmontée du cadavre en putréfaction d'un crabe tourteau, inspire à bon droit de la méfiance à ses autres aquatiques camarades.
III
Mervyn est dans sa chambre; il a reçu une missive. Qui donc lui écrit une lettre? Son trouble l'a empêché de remercier l'agent postal. L'enveloppe a les bordures noires, et les mots sont tracés d'une écriture hâtive. Ira-t-il porter cette lettre à son père? Et si le signataire le lui défend expressément? Plein d'angoisse, il ouvre sa fenêtre pour respirer les senteurs de l'atmosphère; les rayons du soleil reflètent leurs prismatiques irradiations sur les glaces de Venise et les rideaux de damas. Il jette la missive de côté, parmi les livres à tranche dorée et les albums à couverture de nacre, parsemés sur le cuir repoussé qui recouvre la surface de son pupitre d'écolier. Il ouvre son piano, et fait courir ses doigts effilés sur les touches d'ivoire. Les cordes de laiton ne résonnent point. Cet avertissement indirect l'engage à reprendre le papier vélin; mais celui-ci recula, comme s'il avait été offensé de l'hésitation du destinataire. Prise à ce piège, la curiosité de Mervyn s'accroît et il ouvre le morceau de chiffon préparé. Il n'avait vu jusqu'à ce moment que sa propre écriture. «Jeune homme, je m'intéresse à vous: je veux faire votre bonheur. Je vous prendrai pour compagnon, et nous accomplirons de longues pérégrinations dans les îles de l'Océanie. Mervyn, tu sais que je t'aime, et je n'ai pas besoin de te le prouver. Tu m'accorderas ton amitié, j'en suis persuadé. Quand tu me connaîtras davantage, tu ne te repentiras pas de la confiance que tu m'auras témoignée. Je te préserverai des périls que courra ton inexpérience. Je serai pour toi un frère, et les bons conseils ne te manqueront pas. Pour de plus longues explications, trouve-toi, après-demain matin, à cinq heures, sur le pont du Carrousel. Si je ne suis pas arrivé, attends-moi; mais, j'espère être rendu à l'heure juste. Toi, fais de même. Un Anglais n'abandonnera pas facilement l'occasion de voir clair dans ses affaires. Jeune homme, je te salue, et à bientôt. Ne montre cette lettre à personne.»—«Trois étoiles au lieu d'une signature, s'écrie Mervyn; et une tache de sang au bas de la page!» Des larmes abondantes coulent sur les curieuses phrases que ses yeux ont dévorées, et qui ouvrent à son esprit le champ illimité des horizons incertains et nouveaux. Il lui semble (ce n'est que depuis la lecture qu'il vient de terminer) que son père est un peu sévère et sa mère trop majestueuse. Il possède des raisons qui ne sont pas parvenues à ma connaissance et que, par conséquent, je ne pourrais vous transmettre, pour insinuer que ses frères ne lui conviennent pas non plus. Il cache cette lettre dans sa poitrine. Ses professeurs ont observé que, ce jour-là, il n'a pas ressemblé à lui-même; ses yeux se sont assombris démesurément, et le voile de la réflexion excessive s'est abaissé sur la région péri-orbitaire. Chaque professeur a rougi, de crainte de ne pas se trouver à la hauteur intellectuelle de son élève, et, cependant, celui-ci, pour la première fois, a négligé ses devoirs et n'a pas travaillé. Le soir, la famille s'est réunie dans la salle à manger, décorée de portraits antiques. Mervyn admire les plats chargés de viandes succulentes et les fruits odoriférants, mais, il ne mange pas; les polychromes ruissellements des vins du Rhin et le rubis mousseux du Champagne s'enchâssent dans les étroites et hautes coupes de pierre de Bohême, et laissent même sa vue indifférente. Il appuie son coude sur la table, et reste absorbé dans ses pensées comme un somnambule. Le commodore, au visage boucané par l'écume de la mer, se penche à l'oreille de son épouse: «L'aîné a changé de caractère, depuis le jour de la crise; il n'était déjà que trop porté aux idées absurdes; aujourd'hui il rêvasse encore plus de coutume. Mais enfin, je n'étais pas comme cela, moi, lorsque j'avais son âge. Fais semblant de ne t'apercevoir de rien. C'est ici qu'un remède efficace, matériel ou moral, trouverait aisément son emploi. Mervyn, toi qui goûtes la lecture des livres de voyages et d'histoire naturelle, je vais te lire un récit qui ne te déplaira pas. Qu'on m'écoute avec attention; chacun y trouvera son profit, moi, le premier. Et vous autres, enfants, apprenez, par l'attention que vous saurez prêter à mes paroles, à perfectionner le dessin de votre style, et à vous rendre compte des moindres intentions d'un auteur.» Comme si cette nichée d'adorables moutards aurait pu comprendre ce que c'était que la rhétorique! Il dit, et, sur un geste de sa main, un des frères se dirige vers la bibliothèque paternelle, et en revient avec un volume sous le bras. Pendant ce temps, le couvert et l'argenterie sont enlevés, et le père prend le livre. A ce nom électrisant de voyages, Mervyn a relevé la tête, et s'est efforcé de mettre un terme à ses méditations hors de propos. Le livre est ouvert vers le milieu, et la voix métallique du commodore prouve qu'il est resté capable, comme dans les jours de sa glorieuse jeunesse, de commander à la fureur des hommes et des tempêtes. Bien avant la fin de la lecture, Mervyn est retombé sur son coude, dans l'impossibilité de suivre plus longtemps le raisonné développement des phrases passées à la filière et la saponification des obligatoires métaphores. Le père s'écrie: «Ce n'est pas cela qui l'intéresse: lisons autre chose. Lis, femme; tu seras plus heureuse que moi, pour chasser le chagrin des jours de notre fils.» La mère ne conserve plus d'espoir; cependant, elle s'est emparée d'un autre livre, et le timbre de sa voix de soprano retentit mélodieusement aux oreilles du produit de sa conception. Mais, après quelques paroles, le découragement l'envahit, et elle cesse d'elle-même l'interprétation de l'œuvre littéraire. Le premier-né s'écrie: «Je vais me coucher.» Il se retire, les yeux baissés avec une fixité froide, et sans rien ajouter. Le chien se met à pousser un lugubre aboiement, car il ne trouve pas cette conduite naturelle, et le vent du dehors, s'engouffrant inégalement dans la fissure longitudinale de la fenêtre, fait vaciller la flamme rabattue par deux coupoles de cristal rosé, de la lampe de bronze. La mère appuie ses mains sur son front, et le père relève les yeux vers le ciel. Les enfants jettent des regards effarés sur le vieux marin. Mervyn ferme la porte de sa chambre à double tour, et sa main court rapidement sur le papier: «J'ai reçu votre lettre à midi, et vous me pardonnerez si je vous ai fait attendre la réponse. Je n'ai pas l'honneur de vous connaître personnellement, et je ne savais pas si je devais vous écrire. Mais, comme l'impolitesse ne loge pas dans notre maison, j'ai résolu, de prendre la plume, et de vous remercier chaleureusement de l'intérêt que vous prenez pour un inconnu. Dieu me garde de ne pas montrer de la reconnaissance pour la sympathie dont vous me comblez. Je connais mes imperfections, et je ne m'en montre pas plus fier. Mais, s'il est convenable d'accepter l'amitié d'une personne âgée, il l'est aussi de lui faire comprendre que nos caractères ne sont pas les mêmes. En effet, vous paraissez être plus âgé que moi, puisque vous m'appelez jeune homme, et cependant je conserve des doutes sur votre âge véritable. Car, comment concilier la froideur de vos syllogismes avec la passion qui s'en dégage? Il est certain que je n'abandonnerai pas le lieu qui m'a vu naître, pour vous accompagner dans les contrées lointaines; ce qui ne serait possible qu'à la condition de demander auparavant aux auteurs de mes jours, une permission impatiemment attendue. Mais, comme vous m'avez enjoint de garder le secret (dans le sens du mot cubique) sur cette affaire spirituellement ténébreuse, je m'empresserai d'obéir à votre sagesse incontestable. A ce qu'il paraît, elle n'affronterait pas avec plaisir la clarté de la lumière. Puisque vous paraissez souhaiter que j'aie de la confiance en votre propre personne (vœu qui n'est pas déplacé, je me plais à le confesser), ayez la bonté, je vous prie, de témoigner, à mon égard, une confiance analogue, et de ne pas avoir la prétention de croire que je serais tellement éloigné de votre avis, qu'après-demain matin, à l'heure indiquée, je ne serais pas exact au rendez-vous. Je franchirai le mur de clôture du parc, car la grille sera fermée, et personne ne sera témoin de mon départ. A parler avec franchise, que ne ferais-je pas pour vous, dont l'inexplicable attachement a su promptement se révéler à mes yeux éblouis, surtout étonnés d'une telle preuve de bonté, à laquelle je me suis assuré que je ne me serais pas attendu. Puisque je ne ne vous connaissais pas. Maintenant je vous connais. N'oubliez pas la promesse que vous m'avez faite de vous promener sur le pont du Carrousel. Dans le cas que j'y passe, j'ai une certitude à nulle autre pareille, de vous y rencontrer et de vous toucher la main, pourvu que cette innocente manifestation d'un adolescent qui, hier encore, s'inclinait devant l'autel de la pudeur, ne doive pas vous offenser par sa respectueuse familiarité. Or, la familiarité n'est-elle pas avouable dans le cas d'une forte et ardente intimité, lorsque la perdition est sérieuse et convaincue? Et quel mal y aurait-il après tout, je vous le demande à vous-même, à ce que je vous dise adieu tout en passant, lorsque après-demain, qu'il pleuve ou non, cinq heures auront sonné? Vous apprécierez vous-même, gentleman, le tact avec lequel j'ai conçu ma lettre; car, je ne me permets pas dans une feuille volante, apte à s'égarer, de vous en dire davantage. Votre adresse au bas de la page est un rébus. Il m'a fallu près d'un quart d'heure pour la déchiffrer. Je crois que vous avez bien fait d'en tracer les mots d'une manière microscopique. Je me dispense de signer et en cela je vous imite: nous vivons dans un temps trop excentrique, pour s'étonner un instant de ce qui pourrait arriver. Je serais curieux de savoir comment vous avez appris l'endroit ou demeure mon immobilité glaciale, entourée d'une longue rangée de salles désertes, immondes charniers de mes heures d'ennui. Comment dire cela? Quand je pense à vous, ma poitrine s'agite, retentissante comme l'écroulement d'un empire en décadence; car, l'ombre de votre amour accuse un sourire qui, peut-être, n'existe pas: elle est si vague, et remue ses écailles si tortueusement! Entre vos mains, j'abandonne mes sentiments impétueux, tables de marbre toutes neuves, et vierges encore d'un contact mortel. Prenons patience jusqu'aux premières lueurs du crépuscule matinal, et, dans l'attente du moment qui me jettera dans l'entrelacement hideux de vos bras pestiférés, je m'incline humblement à vos genoux, que je presse.» Après avoir écrit cette lettre coupable, Mervyn la porte à la poste et revient se mettre au lit. Ne comptez pas y trouver son ange gardien. La queue de poisson ne volera que pendant trois jours, c'est vrai; mais, hélas! la poutre n'en sera pas moins brûlée; et une balle cylindro-conique percera la peau du rhinocéros, malgré la fille de neige et le mendiant! C'est que le fou couronné aura dit la vérité sur la fidélité des quatorze poignards.
VI
Je me suis aperçu que je n'avais qu'un œil au milieu du front! O miroirs d'argent, incrustés dans les panneaux des vestibules, combien de services ne m'avez-vous pas rendus par votre pouvoir réflecteur! Depuis le jour où un chat angora me rongea, pendant une heure, la bosse pariétale, comme un trépan qui perfore le crâne, en s'élançant brusquement sur mon dos, parce que j'avais fait bouillir ses petits dans une cuve remplie d'alcool, je n'ai pas cessé de lancer contre moi-même la flèche des tourments. Aujourd'hui, sous l'impression des blessures que mon corps a reçues dans diverses circonstances, soit par la fatalité de ma naissance, soit par le fait de ma propre faute; accablé par les conséquences de ma chute morale (quelques-unes ont été accomplies; qui prévoira les autres?); spectateur impassible des monstruosités acquises ou naturelles, qui décorent les aponévroses et l'intellect de celui qui parle, je jette un long regard de satisfaction sur la dualité qui me compose ... et je me trouve beau! Beau comme le vice de conformation congénital des organes sexuels de l'homme, consistant dans la brièveté relative du canal de l'urètre et la division ou l'absence de sa paroi inférieure, de telle sorte que ce canal s'ouvre à une distance variable du gland et au-dessous du pénis; ou encore, comme la caroncule charnue, de forme conique, sillonnée par des rides transversales assez profondes, qui s'élève sur la base du bec supérieur du dindon; ou plutôt, comme la vérité qui suit: «Le système des gammes, des modes et de leur enchaînement harmonique ne repose pas sur des lois naturelles invariables, mais il est, au contraire, la conséquence de principes esthétiques qui ont varié avec le développement progressif de l'humanité, et qui varieront encore;» et surtout, comme une corvette cuirassée à tourelles! Oui, je maintiens l'exactitude de mon assertion. Je n'ai pas d'illusion présomptueuse, je m'en vante, et je ne trouverais aucun profit dans le mensonge; donc, ce que j'ai dit, vous ne devez mettre aucune hésitation à le croire. Car, pourquoi m'inspirerais-je à moi-même de l'horreur, devant les témoignages élogieux qui partent de ma conscience? Je n'envie rien au Créateur; mais, qu'il me laisse descendre le fleuve de ma destinée, à travers une série croissante de crimes glorieux. Sinon, élevant à la hauteur de son front un regard irrité de tout obstacle, je lui ferai comprendre qu'il n'est pas le seul maître de l'univers; que plusieurs phénomènes qui relèvent directement d'une connaissance plus approfondie de la nature des choses, déposent en faveur de l'opinion contraire, et opposent un formel démenti à la viabilité de l'unité de la puissance. C'est que nous sommes deux à nous contempler les cils des paupières, vois-tu ... et tu sais, que plus d'une fois a retenti, dans ma bouche sans lèvres, le clairon de la victoire. Adieu, guerrier illustre; ton courage dans le malheur inspire de l'estime à ton ennemi le plus acharné; mais Maldoror te retrouvera bientôt pour te disputer la proie qui s'appelle Mervyn. Ainsi, sera réalisée la prophétie du coq, quand il entrevit l'avenir au fond du candélabre. Plût au ciel que le crabe tourteau rejoigne à temps la caravane des pèlerins, et leur apprenne en quelques mots la narration du chiffonnier de Clignancourt!
V
Sur un banc du Palais-Royal, du côté gauche et non loin de la pièce d'eau, un individu, débouchant de la rue de Rivoli, est venu s'asseoir. Il a les cheveux en désordre, et ses habits dévoilent l'action corrosive d'un dénûment prolongé. Il a creusé un trou dans le sol avec un morceau de bois pointu, et a rempli de terre le creux de sa main. Il a porté cette nourriture à la bouche et l'a rejetée avec précipitation. Il s'est relevé, et, appliquant sa tête contre le banc, il a dirigé ses jambes vers le haut. Mais, comme cette situation funambulesque est en dehors des lois de la pesanteur qui régissent le centre de gravité, il est retombé lourdement sur la planche, les bras pendants, la casquette lui cachant la moitié de la figure, et les jambes battant le gravier dans une situation d'équilibre instable, de moins en moins rassurante. Il reste longtemps dans cette position. Vers l'entrée mitoyenne du nord, à côté de la rotonde qui contient une salle de café, le bras de notre héros est appuyé contre la grille. Sa vue parcourt la superficie du rectangle, de manière à ne laisser échapper aucune perspective. Ses yeux reviennent sur eux-mêmes, après l'achèvement de l'investigation, et il aperçoit, au milieu du jardin, un homme qui fait de la gymnastique titubante avec un banc sur lequel il s'efforce de s'affermir, en accomplissant des miracles de force et d'adresse. Mais, que peut la meilleure intention, apportée au service d'une cause juste, contre les dérèglements de l'aliénation mentale? Il s'est avancé vers le fou, l'a aidé avec bienveillance à replacer sa dignité dans une position normale, lui a tendu la main, et s'est assis à côté de lui. Il remarque que la folie n'est qu'intermittente; l'accès a disparu; son interlocuteur répond logiquement à toutes les questions. Est-il nécessaire de rapporter le sens de ses paroles? Pourquoi rouvrir, à une page quelconque, avec un empressement blasphématoire, l'in-folio des misères humaines? Rien n'est d'un enseignement plus fécond. Quand même je n'aurais aucun événement de vrai à vous faire entendre, j'inventerais des récits imaginaires pour les transvaser dans votre cerveau. Mais, le malade ne l'est pas devenu pour son propre plaisir; et la sincérité de ses rapports s'allie à merveille avec la crédulité du lecteur. «Mon père était un charpentier de la rue de la Verrerie ... Que la mort des trois Marguerite retombe sur sa tête, et que le bec du canari lui ronge éternellement l'axe du bulbe oculaire! Il avait contracté l'habitude de s'enivrer; dans ces moments-là, quand il revenait à la maison, après avoir couru les comptoirs des cabarets, sa fureur devenait presque incommensurable, et il frappait indistinctement les objets qui se présentaient à sa vue. Mais, bientôt, devant les reproches de ses amis, il se corrigea complètement, et devint d'une humeur taciturne. Personne ne pouvait l'approcher, pas même notre mère. Il conservait un secret ressentiment contre l'idée du devoir qui l'empêchait de se conduire à sa guise. J'avais acheté un serin pour mes trois sœurs; c'était pour mes trois sœurs que j'avais acheté un serin. Elles l'avaient enfermé dans une cage, au-dessus de la porte, et les passants s'arrêtaient, chaque fois, pour écouter les chants de l'oiseau, admirer sa grâce fugitive et étudier ses formes savantes. Plus d'une fois, mon père avait donné l'ordre de faire disparaître la cage et son contenu, car il se figurait que le serin se moquait de sa personne, en lui jetant le bouquet des cavatines aériennes de son talent de vocaliste. Il alla détacher la cage du clou, et glissa de la chaise, aveuglé par la colère. Une légère excoriation au genou fut le trophée de son entreprise. Après être resté quelques secondes à presser la partie gonflée avec un copeau, il rabaissa son pantalon, les sourcils froncés, prit mieux ses précautions, mit la cage sous son bras et se dirigea vers le fond de son atelier. Là, malgré les cris et les supplications de sa famille (nous tenions beaucoup à cet oiseau, qui était, pour nous, comme le génie de la maison) il écrasa de ses talons ferrés la boîte d'osier, pendant qu'une varlope, tournoyant autour de sa tête, tenait à distance les assistants. Le hasard fit que le serin ne mourut pas sur le coup; ce flocon de plumes vivait encore, malgré la maculation sanguine. Le charpentier s'éloigna, et referma la porte avec bruit. Ma mère et moi, nous nous efforçâmes de retenir la vie de l'oiseau, prête à s'échapper; il atteignait à sa fin, et le mouvement de ses ailes ne s'offrait plus à la vue, que comme le miroir de la suprême convulsion d'agonie. Pendant ce temps, les trois Marguerite, quand elles s'aperçurent que tout espoir allait être perdu, se prirent par la main, d'un commun accord, et la chaîne vivante alla s'accroupir, après avoir repoussé à quelques pas un baril de graisse, derrière l'escalier, à côté du chenil de notre chienne. Ma mère ne discontinuait pas sa tâche, et tenait le serin entre ses doigts, pour le réchauffer de son haleine. Moi, je courais éperdu par toutes les chambres, me cognant aux meubles et aux instruments. De temps à autre, une de mes sœurs montrait sa tête devant le bas de l'escalier pour se renseigner sur le sort du malheureux oiseau, et la retirait avec tristesse. La chienne était sortie de son chenil, et, comme si elle avait compris l'étendue de notre perte, elle léchait avec la langue de la stérile consolation la robe des trois Marguerite. Le serin n'avait plus que quelques instants à vivre. Une de mes sœurs, à son tour (c'était la plus jeune) présenta sa tête dans la pénombre formée par la raréfaction de lumière. Elle vit ma mère pâlir, et l'oiseau, après avoir, pendant un éclair, relevé le cou, par la dernière manifestation de son système nerveux, retomber entre ses doigts, inerte à jamais. Elle annonça la nouvelle à ses sœurs. Elles ne firent entendre le bruissement d'aucune plainte, d'aucun murmure. Le silence régnait dans l'atelier. L'on ne distinguait que le craquement saccadé des fragments de la cage qui, en vertu de l'élasticité du bois, reprenaient en partie la position primordiale de leur construction. Les trois Marguerite ne laissaient écouler aucune larme, et leur visage ne perdait point sa fraîcheur pourprée; non ... elles restaient seulement immobiles. Elles se traînèrent jusqu'à l'intérieur du chenil, et s'étendirent sur la paille, l'une à côté de l'autre, pendant que la chienne, témoin passif de leur manœuvre, les regardait faire avec étonnement. A plusieurs reprises, ma mère les appela; telles ne rendirent le son d'aucune réponse. Fatiguées par les émotions précédentes, elles dormaient, probablement! Elle fouilla tous les coins de la maison sans les apercevoir. Elle suivit la chienne, qui la tirait par la robe, vers le chenil. Cette femme s'abaissa et plaça sa tête à l'entrée. Le spectacle dont elle eut la possibilité d'être témoin, mises à part les exagérations malsaines de la peur maternelle, ne pouvait être que navrant, d'après les calculs de mon esprit. J'allumai une chandelle et la lui présentai; de cette manière, aucun détail ne lui échappa. Elle ramena sa tête, couverte de brins de paille, de la tombe prématurée, et me dit: «Les trois Marguerite sont mortes.» Comme nous ne pouvions les sortir de cet endroit, car, retenez bien ceci, elles étaient étroitement entrelacées ensemble, j'allai chercher dans l'atelier un marteau, pour briser la demeure canine. Je me mis, sur-le-champ, à l'œuvre de démolition, et les passants purent croire, pour peu qu'ils eussent de l'imagination, que le travail ne chômait pas chez nous. Ma mère, impatientée de ces retards qui, cependant, étaient indispensables, brisait ses ongles contre les planches. Enfin, l'opération de la délivrance négative se termina; le chenil fendu s'entr'ouvrit de tous les côtés; et nous retirâmes, des décombres, l'une après l'autre, après les avoir séparées difficilement, les filles du charpentier. Ma mère quitta le pays. Je n'ai plus revu mon père. Quant à moi, l'on dit que je suis fou, et j'implore la charité publique. Ce que je sais, c'est que le canari ne chante plus.» L'auditeur approuve dans son intérieur ce nouvel exemple apporté à l'appui de ses dégoûtantes théories. Comme si, à cause d'un homme, jadis pris de vin, l'on était en droit d'accuser l'entière humanité. Telle est du moins la réflexion paradoxale qu'il cherche à introduire dans son esprit; mais elle ne peut en chasser les enseignements importants de la grave expérience. Il console le fou avec une compassion feinte, et essuie ses larmes avec son propre mouchoir. Il l'amène dans un restaurant, et ils mangent à la même table. Ils s'en vont chez un tailleur de la fashion et le protégé est habillé comme un prince. Ils frappent chez le concierge d'une grande maison de la rue Saint-Honoré, et le fou est installé dans un riche appartement du troisième étage. Le bandit le force à accepter sa bourse, et, prenant le vase de nuit au-dessous du lit, il le met sur la tête d'Aghone. «Je te couronne roi des intelligences, s'écrie-t-il avec une emphase préméditée: à ton moindre appel j'accourrai; puise à pleines mains dans mes coffres; de corps et d'âme je t'appartiens. La nuit, tu rapporteras la couronne d'albâtre à sa place ordinaire, avec la permission de t'en servir; mais, le jour, dès que l'aurore illuminera les cités, remets-la sur ton front, comme le symbole de ta puissance. Les trois Marguerite revivront en moi, sans compter que je serai ta mère.» Alors le fou recula de quelques pas, comme s'il était la proie d'un insultant cauchemar; les lignes du bonheur se peignirent sur son visage, ridé par les chagrins; il s'agenouilla, plein d'humiliation, aux pieds de son protecteur. La reconnaissance était entrée, comme un poison, dans le cœur du fou couronné! Il voulut parler, et sa langue s'arrêta. Il pencha son corps en avant, et il retomba sur le carreau. L'homme aux lèvres de bronze se retire. Quel était son but? Acquérir un ami à toute épreuve, assez naïf pour obéir au moindre de ses commandements. Il ne pouvait mieux rencontrer et le hasard l'avait favorisé. Celui qu'il a trouvé, couché sur le banc, ne sait plus, depuis un événement de sa jeunesse, reconnaître le bien du mal. C'est Aghone même qu'il lui faut.
VI
Le Tout-Puissant avait envoyé sur la terre un de ses archanges, afin de sauver l'adolescent d'une mort certaine. Il sera forcé de descendre lui-même! Mais, nous ne sommes point encore arrivés à cette partie de notre récit, et je me vois dans l'obligation de fermer ma bouche, parce que je ne puis pas tout dire à la fois: chaque truc à effet paraîtra dans son lieu, lorsque la trame de cette fiction n'y verra point d'inconvénient. Pour ne pas être reconnu, l'archange avait pris la forme d'un crabe tourteau, grand comme une vigogne. Il se tenait sur la pointe d'un écueil, au milieu de la mer, et attendait le favorable moment de la marée pour opérer sa descente sur le rivage. L'homme aux lèvres de jaspe, caché derrière une sinuosité de la plage, épiait l'animal, un bâton à la main. Qui aurait désiré lire dans la pensée de ces deux êtres? Le premier ne se cachait pas qu'il avait une mission difficile à accomplir: «Et comment réussir, s'écriait-il, pendant que les vagues grossissantes battaient son refuge temporaire, là où mon maître a vu plus d'une fois échouer sa force et son courage? Moi, je ne suis qu'une substance limitée, tandis que l'autre, personne ne sait d'où il vient et quel est son but final. A son nom, les armées célestes tremblent; et plus d'un raconte, dans les régions que j'ai quittées, que Satan lui-même, Satan, l'incarnation du mal, n'est pas si redoutable.» Le second faisait les réflexions suivantes: elles trouvèrent un écho, jusque dans la coupole azurée qu'elles souillèrent: «Il a l'air plein d'inexpérience; je lui réglerai son compte avec promptitude. Il vient sans doute d'en haut, envoyé par celui qui craint tant de venir lui-même! Nous verrons, à l'œuvre, s'il est aussi impérieux qu'il en a l'air; ce n'est pas un habitant de l'abricot terrestre; il trahit son origine séraphique par ses yeux errants et indécis.» Le crabe tourteau, qui, depuis quelque temps, promenait sa vue sur un espace délimité de la côte, aperçut notre héros (celui-ci alors, se releva de toute la hauteur de sa taille herculéenne), et l'apostropha dans les termes qui vont suivre: «N'essaie pas la lutte et rends-toi. Je suis envoyé par quelqu'un qui est supérieur à nous deux, afin de te charger de chaînes, et mettre les deux membres complices de ta pensée dans l'impossibilité de remuer. Serrer des couteaux et des poignards entre tes doigts, il faut que désormais cela te soit défendu, crois-m'en; aussi bien dans ton intérêt que dans celui des autres. Mort ou vif, je t'aurai; j'ai l'ordre de t'amener vivant. Ne me mets pas dans l'obligation de recourir au pouvoir qui m'a été prêté. Je me conduirai avec délicatesse; de ton côté, ne m'oppose aucune résistance. C'est ainsi que je reconnaîtrai, avec empressement et allégresse, que tu auras fait un premier pas vers le repentir.» Quand notre héros entendit cette harangue, empreinte d'un sel si profondément comique, il eut de la peine à conserver le sérieux sur la rudesse de ses traits hâlés. Mais, enfin, chacun ne sera pas étonné si j'ajoute qu'il finit par éclater de rire. C'était plus fort que lui! Il n'y mettait pas de la mauvaise intention! Il ne voulait certes pas s'attirer les reproches du crabe tourteau! Que d'efforts ne fit-il pas pour chasser l'hilarité! Que de fois ne serra-t-il point ses lèvres l'une contre l'autre, afin de ne pas avoir l'air d'offenser son interlocuteur épaté! Malheureusement son caractère participait de la nature de l'humanité, et il riait ainsi que font les brebis! Enfin il s'arrêta! Il était temps! Il avait failli s'étouffer! Le vent porta cette réponse à l'archange de l'écueil: «Lorsque ton maître ne m'enverra plus des escargots et des écrevisses pour régler ses affaires, et qu'il daignera parlementer personnellement avec moi, l'on trouvera, j'en suis sûr, le moyen de s'arranger, puisque je suis inférieur à celui qui t'envoya, comme tu l'as dit avec tant de justesse. Jusque là, les idées de réconciliation m'apparaissent prématurées, et aptes à produire seulement un chimérique résultat. Je suis très loin de méconnaître ce qu'il y a de censé dans chacune de tes syllabes; et, comme nous pourrions fatiguer inutilement notre voix, afin de lui faire parcourir trois kilomètres de distance, il me semble que tu agirais avec sagesse, si tu descendais de ta forteresse inexpugnable, et gagnais la terre ferme à la nage: nous discuterons plus commodément les conditions d'une reddition qui, pour si légitime qu'elle soit, n'en est pas moins finalement, pour moi, d'une perspective désagréable.» L'archange, qui ne s'attendait pas à cette bonne volonté, sortit des profondeurs de la crevasse sa tête d'un cran, et répondit: «O Maldoror, est-il enfin arrivé le jour où tes abominables instincts verront s'éteindre le flambeau d'injustifiable orgueil qui les conduit à l'éternelle damnation! Ce sera donc moi, qui, le premier, raconterai ce louable changement aux phalanges des chérubins, heureux de retrouver un des leurs. Tu sais toi-même et tu n'as pas oublié qu'une époque existait où tu avais la première place parmi nous. Ton nom volait de bouche en bouche; tu es actuellement le sujet de nos solitaires conversations. Viens donc ... viens faire une paix durable avec ton ancien maître; il te recevra comme un fils égaré, et ne s'apercevra point de l'énorme quantité de culpabilité que tu as, comme une montagne de cornes d'élan élevée par les Indiens, amoncelée sur ton cœur.» Il dit, et il retire toutes les parties de son corps du fond de l'ouverture obscure. Il se montre, radieux, sur la surface de l'écueil; ainsi un prêtre des religions quand il a la certitude de ramener une brebis égarée. Il va faire un bond sur l'eau, pour se diriger à la nage vers le pardonné. Mais, l'homme aux lèvres de saphir a calculé longtemps à l'avance un perfide coup. Son bâton est lancé avec force; après maints ricochets sur les vagues, il va frapper à la tête l'archange bienfaiteur. Le crabe, mortellement atteint, tombe dans l'eau. La marée porte sur le rivage l'épave flottante. Il attendait la marée pour opérer plus facilement sa descente. Eh bien, la marée est venue; elle l'a bercé de ses chants, et l'a mollement déposé sur la plage: le crabe n'est-il pas content? Que lui faut-il de plus? Et Maldoror, penché sur le sable des grèves, reçoit dans ses bras deux amis, inséparablement réunis par les hasards de la lame: le cadavre du crabe tourteau et le bâton homicide! «Je n'ai pas encore perdu mon adresse, s'écrie-t-il; elle ne demande qu'à s'exercer; mon bras conserve sa force et mon œil sa justesse.» Il regarde l'animal inanimé. Il craint qu'on ne lui demande compte du sang versé. Où cachera-t-il l'archange? Et, en même temps, il se demande si la mort n'a pas été instantanée. Il a mis sur son dos une enclume et un cadavre; il s'achemine vers une vaste pièce d'eau, dont toutes les rives sont couvertes et comme murées par un inextricable fouillis de grands joncs. Il voulait d'abord prendre un marteau, mais c'est un instrument trop léger, tandis qu'avec un objet plus lourd, si le cadavre donne signe de vie, il le posera sur le sol et le mettra en poussière à coups d'enclume. Ce n'est pas la vigueur qui manque à son bras, allez; c'est le moindre de ses embarras. Arrivé en vue du lac, il le voit peuplé de cygnes. Il se dit que c'est une retraite sûre pour lui; à l'aide d'une métamorphose, sans abandonner sa charge, il se mêle à la bande des autres oiseaux. Remarquez la main de la Providence là où l'on était tenté de la trouver absente, et faites votre profit du miracle dont je vais vous parler. Noir comme l'aile d'un corbeau, trois fois il nagea parmi le groupe de palmipèdes, à la blancheur éclatante; trois fois, il conserva cette couleur distinctive qui l'assimilait à un bloc de charbon. C'est que Dieu, dans sa justice, ne permit point que son astuce pût tromper même une bande de cygnes. De telle manière qu'il resta ostensiblement dans l'intérieur du lac; mais, chacun se tint à l'écart, et aucun oiseau ne s'approcha de son plumage honteux, pour lui tenir compagnie. Et, alors, il circonscrivit ses plongeons dans une baie écartée, à l'extrémité de la pièce d'eau, seul parmi les habitants de l'air, comme il l'était parmi les hommes! C'est ainsi qu'il préludait à l'incroyable événement de la place Vendôme!
VII
Le corsaire aux cheveux d'or, a reçu la réponse de Mervyn. Il suit dans cette page singulière la trace des troubles intellectuels de celui qui l'écrivit, abandonné aux faibles forces de sa propres suggestion. Celui-ci aurait beaucoup mieux fait de consulter ses parents, avant de répondre à l'amitié de l'inconnu. Aucun bénéfice ne résultera pour lui de se mêler, comme principal acteur, à cette équivoque intrigue. Mais, enfin, il l'a voulu. A l'heure indiquée, Mervyn, de la porte de sa maison, est allé droit devant lui, en suivant le boulevard Sébastopol, jusqu'à la fontaine Saint-Michel. Il prend le quai des Grands-Augustins et traverse le quai Conti; au moment où il passe sur le quai Malaquais, il voit marcher sur le quai du Louvre, parallèlement à sa propre direction, un individu, porteur d'un sac sous le bras, et qui paraît l'examiner avec attention. Les vapeurs du matin se sont dissipées. Les deux passants débouchent en même temps de chaque côté du pont du Carrousel. Quoiqu'ils ne se fussent jamais vus, ils se reconnurent! Vrai, c'était touchant de voir ces deux êtres, séparés par l'âge, rapprocher leurs âmes par la grandeur des sentiments. Du moins, c'eût été l'opinion de ceux qui se seraient arrêtés devant ce spectacle, que plus d'un, même avec un esprit mathématique, aurait trouvé émouvant. Mervyn, le visage en pleurs, réfléchissait qu'il rencontrait, pour ainsi dire à l'entrée de la vie, un soutien précieux dans les futures adversités. Soyez persuadé que l'autre ne disait rien. Voici ce qu'il fit: il déplia le sac qu'il portait, dégagea l'ouverture, et, saisissant l'adolescent par la tête, il fit passer le corps entier dans l'enveloppe de toile. Il noua, avec son mouchoir, l'extrémité qui servait d'introduction. Comme Mervyn poussait des cris aigus, il enleva le sac, ainsi qu'un paquet de linges, et en frappa, à plusieurs reprises, le parapet du pont. Alors, le patient, s'étant aperçu du craquement de ses os, se tut. Scène unique, qu'aucun romancier ne retrouvera! Un boucher passait, assis sur la viande de sa charrette. Un individu court à lui, l'engage à s'arrêter, et lui dit: «Voici un chien, enfermé dans ce sac; il a la gale: abattez-le au plus vite.» L'interpellé se montre complaisant. L'interrupteur, en s'éloignant, aperçoit une jeune fille en haillons qui lui tend la main. Jusqu'où va donc le comble de l'audace et de l'impiété? Il lui donne l'aumône! Dites-moi si vous voulez que je vous introduise, quelques heures plus tard, à la porte d'un abattoir reculé. Le boucher est revenu, et a dit à ses camarades, en jetant à terre un fardeau: «Dépêchons-nous de tuer ce chien galeux.» Ils sont quatre, et chacun saisit le marteau accoutumé. Et, cependant, ils hésitaient, parce que le sac remuait avec force.» Quelle émotion s'empare de moi?» cria l'un d'eux en abaissant lentement son bras. «Ce chien pousse, comme un enfant, des gémissements de douleur, dit un autre; on dirait qu'il comprend le sort qui l'attend.» «C'est leur habitude, répondit un troisième; même quand il ne sont pas malades, comme c'est le cas ici, il suffit que leur maître reste quelques jours absent du logis, pour qu'ils se mettent à faire entendre des hurlements qui, véritablement, sont pénibles à supporter.» «Arrêtez!... arrêtez!... cria le quatrième, avant que tous les bras se fussent levés en cadence pour frapper résolument, cette fois, sur le sac. Arrêtez, vous dis-je; il y a ici un fait qui nous échappe. Qui vous dit que cette toile renferme un chien? Je veux m'en assurer.» Alors, malgré les railleries de ses compagnons, il dénoua le paquet et en retira l'un après l'autre les membres de Mervyn! Il était presque étouffé par la gène de cette position. Il s'évanouit en revoyant la lumière. Quelques moments après, il donna des signes indubitables d'existence. Le sauveur dit: «Apprenez, une autre fois, à mettre de la prudence jusque dans votre métier. Vous avez failli remarquer, par vous-mêmes, qu'il ne sert de rien de pratiquer l'inobservance de cette loi.» Les bouchers s'enfuirent. Mervyn, le cœur serré et plein de pressentiments funestes, rentre chez soi et s'enferme dans sa chambre. Ai-je besoin d'insister sur cette strophe? Eh! qui n'en déplorera les événements consommés! Attendons la fin pour porter un jugement encore plus sévère. Le dénoûment va se précipiter; et, dans ces sortes de récits, où une passion, de quelque genre qu'elle soit, étant donnée, celle-ci ne craint aucun obstacle pour se frayer un passage, il n'y a pas lieu de délayer dans un godet la gomme laque de quatre cents pages banales. Ce qui peut être dit dans une demi-douzaine de strophes, il faut le dire, et puis se taire.
VIII
Pour construire mécaniquement la cervelle d'un conte somnifère, il ne suffit pas de disséquer des bêtises et abrutir puissamment à doses renouvelées l'intelligence du lecteur, de manière à rendre ses facultés paralytiques pour le reste de sa vie, par la loi infaillible de la fatigue; il faut, en outre, avec du bon fluide magnétique, le mettre ingénieusement dans l'impossibilité somnambulique de se mouvoir, en le forçant à obscurcir ses yeux contre son naturel par la fixité des vôtres. Je veux dire, afin de ne pas me faire mieux comprendre, mais seulement pour développer ma pensée qui intéresse et agace en même temps par une harmonie des plus pénétrantes, que je ne crois pas qu'il soit nécessaire, pour arriver au but que l'on se propose, d'inventer une poésie tout à fait en dehors de la marche ordinaire de la nature, et dont le souffle pernicieux semble bouleverser même les vérités absolues; mais, amener un pareil résultat (conforme, du reste, aux règles de l'esthétique, si l'on y réfléchit bien), cela n'est pas aussi facile qu'on le pense: voilà ce que je voulais dire. C'est pourquoi je ferai tous mes efforts pour y parvenir! Si la mort arrête la maigreur fantastique des deux bras longs de mes épaules, employés à l'écrasement lugubre de mon gypse littéraire, je veux au moins que le lecteur en deuil puisse se dire: «Il faut lui rendre justice. Il m'a beaucoup crétinisé. Que n'aurait-t-il pas fait, s'il eût pu vivre davantage! c'est le meilleur professeur d'hypnotisme que je connaisse!» On gravera ces quelques mots touchants sur le marbre de ma tombe, et mes mânes seront satisfaits!—Je continue! Il y avait une queue de poisson qui remuait au fond d'un trou, à côté d'une botte éculée. Il n'était pas naturel de se demander: «Où est le poisson? Je ne vois que la queue qui remue.» Car, puisque, précisément, on avouait implicitement ne pas apercevoir le poisson, c'est qu'en réalité il n'y était pas. La pluie avait laissé quelques gouttes d'eau au fond de cet entonnoir, creusé dans le sable. Quant à la botte éculée, quelques-uns ont pensé depuis qu'elle provenait de quelque abandon volontaire. Le crabe tourteau, par la puissance divine, devait renaître de ses atomes résolus. Il tira du puits la queue de poisson et lui promit de la rattacher à son corps perdu, si elle annonçait au Créateur l'impuissance de son mandataire à dominer les vagues en fureur de mer maldororienne. Il lui prêta deux ailes d'albatros, et la queue de poisson prit son essor. Mais elle s'envola vers la demeure du renégat, pour lui raconter ce qui se passait et trahir le crabe tourteau. Celui-ci devina le projet de l'espion, et, avant que le troisième jour fût parvenu à sa fin, il perça la queue du poisson d'une flèche envenimée. Le gosier de l'espion poussa une faible exclamation, qui rendit le dernier soupir avant de toucher la terre. Alors, une poutre séculaire, placée sur le comble d'un château, se releva de toute sa hauteur, en bondissant sur elle-même, et demanda vengeance à grands cris. Mais le Tout-Puissant, changé en rhinocéros, lui apprit que cette mort était méritée. La poutre s'apaisa, alla se placer au fond du manoir, reprit sa position horizontale, et rappela les araignées effarouchées, afin qu'elles continuassent, comme par le passé, à tisser leur toile à ses coins. L'homme aux lèvres de soufre apprit la faiblesse de son alliée; c'est pourquoi, il commanda au fou couronné de brûler la poutre et de la réduire en cendres. Aghone exécuta cet ordre sévère. «Puisque, d'après vous, le moment est venu, s'écria-t-il, j'ai été reprendre l'anneau que j'avais enterré sous la pierre, et je l'ai attaché à un des bouts du câble. Voici le paquet.» Et il présenta une corde épaisse, enroulée sur elle-même, de soixante mètres de longueur. Son maître lui demanda ce que faisaient les quatorze poignards. Il répondit qu'ils restaient fidèles et se tenaient prêts à tout événement, si c'était nécessaire. Le forçat inclina sa tête en signe de satisfaction. Il montra de la surprise, et même de l'inquiétude, quand Aghone ajouta qu'il avait vu un coq fendre avec son bec un candélabre en deux, plonger tour à tour le regard dans chacune des parties, et s'écrier, en battant ses ailes d'un mouvement frénétique: «Il n'y a pas si loin qu'on le pense depuis la rue de la Paix jusqu'à la place du Panthéon. Bientôt, on en verra la preuve lamentable!» Le crabe tourteau, monté sur un cheval fougueux, courait à toute bride vers la direction de l'écueil, le témoin du lancement du bâton par un bras tatoué, l'asile du premier jour de sa descente sur la terre. Une caravane de pèlerins était en marche pour visiter cet endroit, désormais consacré par une mort auguste. Il espérait l'atteindre, pour lui demander des secours pressants contre la trame qui se préparait, et dont il avait eu connaissance. Vous verrez quelques lignes plus loin, à l'aide de mon silence glacial, qu'il n'arriva pas à temps, pour leur raconter ce que lui avait rapporté un chiffonnier, caché derrière l'échafaudage voisin d'une maison en construction, le jour où le pont du Carrousel, encore empreint de l'humide rosée de la nuit, aperçut avec horreur l'horizon de sa pensée s'élargir confusément en cercles concentriques, à l'apparition matinale du rythmyque pétrissage d'un sac icosaèdre, contre son parapet calcaire! Avant qu'il stimule leur compassion, par le souvenir de cet épisode, ils feront bien de détruire en eux la semence de l'espoir ... Pour rompre votre paresse, mettez en usage les ressources d'une bonne volonté, marchez à côté de moi et ne perdez pas de vue ce fou, la tête surmontée d'un vase de nuit, qui pousse, devant lui, la main armée d'un bâton, celui que vous auriez de la peine à reconnaître, si je ne prenais soin de vous avertir, et de rappeler à votre oreille le mot qui se prononce Mervyn. Comme il est changé! Les mains liées derrière le dos, il marche devant lui, comme s'il allait à l'échafaud, et, cependant, il n'est coupable d'aucun forfait. Ils sont arrivés dans l'enceinte circulaire de la place Vendôme. Sur l'entablement de la colonne massive, appuyé contre la balustrade carrée, à plus de cinquante mètres de hauteur du sol, un homme a lancé et déroulé un câble, qui tombe jusqu'à terre, à quelques pas d'Aghone. Avec de l'habitude, on fait vite une chose; mais, je puis dire que celui-ci n'employa pas beaucoup de temps pour attacher les pieds de Mervyn à l'extrémité de la corde. Le rhinocéros avait appris ce qui allait arriver. Couvert de sueur, il apparut haletant, au coin de la rue Castiglione. Il n'eut même pas la satisfaction d'entreprendre le combat. L'individu, qui examinait les alentours du haut de la colonne, arma son revolver, visa avec soin et pressa la détente. Le commodore qui mendiait par les rues depuis le jour où avait commencé ce qu'il croyait être la folie de son fils et la mère, qu'on avait appelée la fille de neige, à cause de son extrême pâleur, portèrent en avant leur poitrine pour protéger le rhinocéros. Inutile soin. La balle troua sa peau, comme une vrille; l'on aurait pu croire, avec une apparence de logique, que la mort devait infailliblement apparaître. Mais nous savions que, dans ce pachyderme, s'était introduite la substance du Seigneur. Il se retira avec chagrin. S'il n'était pas bien prouvé qu'il ne fût trop bon pour une de ses créatures, je plaindrais l'homme de la colonne! Celui-ci, d'un coup sec de poignet, ramène à soi la corde ainsi lestée. Placée hors de la normale, ses oscillations balancent Mervyn, dont la tête regarde le bas. Il saisit vivement, avec ses mains, une longue guirlande d'immortelles, qui réunit deux angles consécutifs de la base, contre laquelle il cogne son front. Il emporte avec lui, dans les airs, ce qui n'était pas un point fixe. Après avoir amoncelé à ses pieds, sous forme d'ellipses superposées, une grande partie du câble, de manière que Mervyn reste suspendu à moitié hauteur de l'obélisque de bronze, le forçat évadé fait prendre, de la main droite, à l'adolescent, un mouvement accéléré de rotation uniforme, dans un plan parallèle de l'axe de la colonne, et ramasse, de la main gauche, les enroulements serpentins du cordage, qui gisent à ses pieds. La fronde siffle dans l'espace; le corps de Mervyn la suit partout, toujours éloigné du centre par la force centrifuge, toujours gardant sa position mobile et équidistante, dans une circonférence aérienne, indépendante de la matière. Le sauvage civilisé lâche peu à peu, jusqu'à l'autre bout, qu'il retient avec un métacarpe ferme, ce qui ressemble à tort à une barre d'acier. Il se met à courir autour de la balustrade, en se tenant à la rampe par une main. Cette manœuvre a pour effet de changer le plan primitif de la révolution du câble, et d'augmenter sa force de tension, déjà si considérable. Dorénavant, il tourne majestueusement dans un plan horizontal, après avoir successivement passé, par une marche insensible, à travers plusieurs plans obliques. L'angle droit formé par la colonne et le fil végétal a ses côtés égaux! Le bras du renégat et l'instrument meurtrier sont confondus dans l'unité linéaire, comme les éléments atomistiques d'un rayon de lumière pénétrant dans la chambre noire. Les théorèmes de la mécanique me permettent de parler ainsi; hélas! on sait qu'une force, ajoutée à une autre force, engendre une résultante composée des deux forces primitives! Qui oserait prétendre que le cordage linéaire se serait déjà rompu, sans la vigueur de l'athlète, sans la bonne qualité du chanvre? Le corsaire au cheveux d'or, brusquement et en même temps, arrête sa vitesse acquise, ouvre la main et lâche le câble. Le contre-coup de cette opération, si contraire aux précédentes, fait craquer la balustrade dans ses joints. Mervyn, suivi de la corde, ressemble à une comète traînant après elle sa queue flamboyante. L'anneau de fer du nœud coulant, miroitant aux rayons du soleil, engage à compléter soi-même l'illusion. Dans le parcours de sa parabole, le damné à mort fend l'atmosphère jusqu'à la rive gauche, la dépasse en vertu de la force d'impulsion que je suppose infinie, et son corps va frapper le dôme du Panthéon, tandis que la corde étreint, en partie, de ses replis, la paroi supérieure de l'immense coupole. C'est sur sa superficie sphérique et convexe, qui ne ressemble à une orange que pour la forme, qu'on voit à toute heure du jour, un squelette desséché, resté suspendu. Quand le vent le balance, l'on raconte que les étudiants du quartier Latin, dans la crainte d'un pareil sort, font une courte prière: ce sont des bruits insignifiants auxquels on n'est point tenu de croire, et propres seulement à faire peur aux petits enfants. Il tient entre ses mains crispées, comme un grand ruban de vieilles fleurs jaunes. Il faut tenir compte de la distance, et nul ne peut affirmer, malgré l'attestation de sa bonne vue, que ce soient là, réellement, ces immortelles dont je vous ai parlé, et qu'une lutte inégale, engagée près du nouvel Opéra, vit détacher d'un piédestal grandiose. Il n'en est pas moins vrai que les draperies en forme de croissant de lune n'y reçoivent plus l'expression de leur symétrie définitive dans le nombre quaternaire: allez-y voir vous-même, si vous ne voulez pas me croire.