← Retour

Les chevaux de Diomède: Roman

16px
100%

—Je ne sais pas... Suis-je pas toujours la même? Elle cria presque, frappant ses seins, bien pétris en pâte saine et ferme:

—C'est Mauve!

Puis elle se mit à rire:

—Je me retrouverai. Qui sait? La source coulera encore. Elle dort. Elle n'est peut-être pas morte.

*

Ils burent naïvement à la perpétuité de leurs natures, mais Diomède savait qu'on ne voit pas deux fois le même paysage et qu'on ne boit pas deux fois à la même fontaine.

*

Mauve ramenée jusque vers la maison de Tanche, Diomède éprouva de l'ennui a se trouver seul. Néo lui paraissait loin, et presque diffuse dans les nuées du passé.

«Hier! Mais il y avait si peu de ma volonté en cette aventure! Et je suis si incapable d'en conduire la suite à mon gré, et même de lui choisir un dénouement! Pourquoi Néo est-elle partie? Pour me fuir? Absurde, puisque je lui obéis. Peut-être pour bien me faire comprendre cela—que je lui obéis, qu'elle peut s'éloigner dédaigneusement, sans me craindre, à l'heure où les cœurs les plus durs souffrent de la solitude. Tout m'est solitude, aujourd'hui, tout m'est ténèbres, et la petite lueur que faisait Mauve était agréable...»

Il alla par les rues, vagibond, songea devant des peintures, à Cyran, à ses fresques, à Cyrène qu'il fallait conduire là-bas.

*

Chez lui, il trouva un billet d'une écriture inconnue, pâle, gauche.

5 heures.

«Je voudrais voir Diomède ce soir. Bien, bien malade.

«Fanette.»


XVIII

LE JONGLEUR

Jongleur inimitable, salut!... Loin ne
tu escamotes bien la vie!

Fanette mourait, submergée par l'amour dans son grand lit de volupté. Sa face fiévreuse aux pommettes rouges, aux lèvres sèches, aux yeux aciérés, signalait le feu intérieur, la flamme dévoratrice de la vie. Elle avait découvert sa poitrine un peu affaissée et ses mains jouaient lentement avec des pages arrachées du livre doux.

*

Diomède s'agenouilla, baisa le sein brûlant. Une voix sourde mais encore douce remercia:

—Tes lèvres sont fraîches. Encore! O Diomède, te voilà, te voilà! Je savais que tu viendrais, toi. Les autres m'ont abandonnée, tous, tous! Mais toi, tu ne pouvais pas m'abandonner, puisque tu es Diomède... O toi, ô toi!... Dire que je vais mourir dans tes bras! Je suis bien heureuse... Toi et le Livre!

Et elle approcha de ses lèvres, les baisant d'un pareil amour, la main de Diomède et les pages arrachées du livre doux.

—Mais tu es jolie, petite Nette, tu souris, tu as les yeux clairs... Donnez votre bras... Fièvre... beaucoup fièvre... Se couvrir, rentrer ses bras, penser à rien, dormir...

—Dormir... Il y a si longtemps que je n'ai dormi! Mais j'attends le grand sommeil... Oh! que je serai bien! Déjà je suis bien... Tu es là! Oui, il est là! Écoute, ils sont venus tantôt, les grands fantômes avec des yeux de feu sous leurs suaires... Ils voulaient m'emmener, mais je les ai priés... Je voulais te voir... Ils vont revenir. N'aie pas peur, Diomède, ils ne sont pas méchants. Ce sont les anges qui viennent prendre les âmes pour les conduire vers la joie, là-bas... Ah! je souffre! Mon cœur est rouge comme un charbon, il se tord, il crie, il éclate, il flambe! Mets ta main pour éteindre les flammes... Ta main est fraîche... Oh! comme je t'aime!

*

Diomède laissa longtemps sa main sur la gorge maigrie, quoique la chaleur fût vraiment d'un brasier; puis, comme Fanette avait fermé les yeux, calmée par le magnétisme du contact, il s'éloigna, allant questionner la bonne, qui pleurait dans sa cuisine.

Alors il comprit que devant la douleur et devant la mort, tout s'effaçait, intelligence, distinctions sociales et morales, castes, vertu, tous les vêtements de hasard dont l'homme recouvre son instinct nu.

Cette vieille femme qui n'avait jamais servi Fanette qu'à contre-cœur, offusquée dans ses mœurs de pauvre par toutes les délicatesses d'une vie sensuelle, cette familiale maritorne pleurait vraiment et ses paroles simples protestaient.

—Si jolie, si jeune, et si bonne, monsieur Diomède! Ce n'est pas juste! Vous me direz qu'elle suivait ses caprices et qu'elle est punie de ses péchés! Oh! monsieur Diomède, la mort, tout de même, c'est une grande punition! Je sais bien qu'elle se promenait toujours toute nue, jusqu'ici devant moi, que j'en tremblais... Ça offense le bon Dieu, ça... On ne m'a jamais vue toute nue, moi, monsieur Diomède, mais chacun a ses idées. Enfin, je lui pardonne bien tout... Le médecin a dit que c'était la fin. Il a dit aussi: Ce que j'en ai vu mourir comme ça, de ces pauvres filles! Il reviendra à minuit. Voilà les remèdes. Il en manque un. J'y retourne. Quand elle étouffera, on lui en fera boire. Alors elle mourra doucement, doucement comme un enfant qui s'endort. A ce qu'il a dit.

*

Diomède revint dans la chambre, apportant les fioles.

Tous ces manèges lui semblaient vilains. Il aurait voulu autour de la mort moins de médicaments, plus de dignité, des fleurs, une musique lointaine, des lumières pâles. L'idée de faire boire de l'opium à un moribond lui agréa, cependant. Il aima ce médecin, puis, songeant à sa fortune, s'estima heureux de n'avoir pas à craindre l'hôpital, cette prison des malades, ce laboratoire où toute chair est vile, où tout corps s'ouvre comme une bible banale à la curiosité de la Science. Tristes paraboles lues dans les nerfs détendus et dans les muscles putréfiés!... Ainsi Fanette allait mourir... Il éprouvait de l'horreur, de la pitié, mais peu de tristesse.

«Pauvre enfant! Mais qu'elle est privilégiée! Elle va mourir, mais en joie! Ses yeux défaillants auront pour dernière vision mon visage grave et la lumière d'un adieu muet; ses mains naufragées s'accrocheront à la main d'un ami; et, lourde d'être pleine de néant, sa tête penchante s'arrêtera sur mon épaule fraternelle. Ah! meurs en joie, Fanette, puisque tu dois mourir et donne-moi, bonne petite fille, l'exemple du sourire, à l'heure où le sourire est toute la beauté...

*

Diomède entendit, à peine, lente et basse, la voix de Fanette:

—Tu es là?

Il posa sa main sur son front chaud.

—Il est là... Je sens sa main sur mon front... Sa main est fraîche... Mon front se baigne dans l'eau fraîche... Maintenant je me coiffe... Mon peigne est tombé... Ça ne fait rien... Donne-moi ma robe blanche et mon grand voile... Oui, madame, c'est ma petite communiante.—Elle est bien gentille.—C'est un petit ange, madame... Tiens, il fait nuit... Non, c'est un nuage... Je ne sais plus, je ne sais plus...

*

Diomède, dès que la voix eut cessé, perdue dans le prolongement d'un souffle, se retourna un peu, car il croyait avoir entendu marcher sur le tapis. En effet, et la servante disait:

—Monsieur Diomède, j'ai cru bien faire. En revenant de la pharmacie, je l'ai rencontré. Le voilà.

Diomède se retourna tout à fait. Un ecclésiastique était debout, au pied du lit, le chapeau à la main comme un visiteur, l'air neutre, presque intimidé. Ce prêtre de hasard... Diomède hésita, craignant des récitations de formules, un banal ministère, une voix dure et peut-être rauque qui allait terrifier la douce endormie... Mais il songea:

«Il faut que les liturgies s'accomplissent.»

Puis:

«Il est peut-être appelé par le désir de Fanette.»

Et il trembla à l'idée que ce désir eût pu être inexaucé, se méprisa de n'avoir pas mieux lu dans l'âme obscure de la petite mourante.

Cependant le prêtre, ne se voyant pas hostile, s'était agenouillé. La tête dans ses mains, il priait. Diomède trouva son attitude très belle. Son manteau rejeté en arrière, ses cheveux un peu longs lui donnaient l'air d'un grand ange noir, d'un mystérieux messager de miséricorde et de grâce. Il releva la tête, les yeux pleins de larmes.

*

Diomède surpris demanda, très bas:

—Vous pleurez, monsieur! Vous la connaissez donc?

—Non, mais toute mort me touche le cœur, répondit le prêtre, en regardant Diomède avec de grands yeux voilés, très doux. Et celle-ci me semble d'abord si douloureusement pure... J'ai entendu les aveux du délire... On ne meurt pas avec cette grâce et cet abandon en Dieu quand on a eu, même pendant une journée, une vilaine âme.

—Elle a péché, reprit Diomède, qui croyait à une méprise. Elle a même été par excellence, dans la mesure de sa force, a pécheresse.

—Je le sais. La servante m'a instruit. Qu'importe! Le péché se révèle dans la conscience d'avoir péché. En soi, les actes ne sont que des gestes; l'âme n'est guère responsable des mouvements de l'automate. Seuls ont fait le mal ceux qui ont voulu le mal. Elle a obéi au rythme de la vie, pouvait-elle le briser? La force n'est pas donnée à tout le monde. Vivre selon sa nature, c'est vivre selon Dieu...

*

Fanette, les yeux ouverts tout â coup et fixes, s'agita dans un grand sursaut. Les mains, secouant les couvertures, remontèrent vers sa gorge qu'elle pressurait comme des grappes rebelles. Un souffle chargé de brumes sortait de sa bouche ouverte.

Soulevant la tête pâle aux joues marquées de feu. Diomède fit couler entre les lèvres un peu de la liqueur de paix. Alors, Fanette parut revivre; ses yeux se tournèrent doux vers les yeux de Diomède. La vue du prêtre ne lui causa aucun effroi; elle leva vers lui sa main lasse, aussitôt retombée,—et déjà les yeux se refermaient, la tête s'enfonçait...

Le prêtre posa ses lèvres sur la main de cire. Il avait l'air de vouloir être béni et absous par cette âme qui battait des ailes.

Le souffle de brumes sortait plus sourd, presque dur; les muscles du cou tremblaient; le prêtre murmura, pendant que Diomède tenait en ses mains les doigts maigres qui remuaient comme des herbes au fil de l'eau:

*

«Délivre-toi, pauvre âme, va-t'en vers la Miséricorde. L'amour te tend les bras et la pitié, sa sœur, s'agenouille pour aplanir le chemin où vont poser tes pieds nus.

Délivre-toi, pauvre âme!

Ne souffre plus, créature ingénue, va-t'en vers la Miséricorde. Que les grandes ailes blanches de l'Espoir soient les voiles de ta nef et que les bons vents du ciel te poussent vers le rivage!

Délivre-toi, pauvre âme!

Réjouis-toi, cœur plein de grâce, et va-t'en vers la Miséricorde. Allégé du péché, purifié du mensonge, entre dans le chœur des anges et deviens la viole qui redit en mélodies la pensée de l'Infini.

Délivre-toi, chère âme et, entrée dans la gloire, daigne prier pour nous, pauvres pécheurs. Ainsi soit-il.»

*

A ces dernières paroles, Fanette expira, emportée par un grand frisson.

Le prêtre sortit.

Demeuré seul, pendant les sanglots de la servante, Diomède songeait.

Cette douce mort Lavait ému sans qu'il sentît un vrai chagrin.

«Si je n'avais appris sa mort que dans quelques semaines, à peine en aurais-je été troublé. Je n'aimais donc pas Fanette! Pourtant? Non, je l'aimais moins cordialement que cette servante par qui elle fut méprisée en secret. J'aimais son corps, ses cheveux, sa voix, tout ce qui était Fanette, mais elle? Non. Elle était pour moi un des moments et une des formes de la race et je ne lui demandai jamais rien qu'une communion toute charnelle. C'est moi seul que j'aimais, répercuté pas la vibration de ses nerfs, moi, moi, toujours moi... Eh! Oui, cela seul est possible, cela seul est vrai. Ah! je me trouve sans m'être cherché, aujourd'hui. Triste nuit où je vais comprendre que ma nature m'exclut du banquet... Et Néo? Est-ce que j'aime Néo? Hier... C'était hier, à l'heure même de cette agonie... Comme tout est simple, comme tout se range selon l'ordre, comme tout se succède naïvement! Quelle suite de miracles résolus avec une élégance vraiment divine et candide! Jongleur inimitable, salut! Tes mouvements sûrs sont si rapides que je renonce à suivre le fil du réseau qu'ils écrivent dans l'espace. Comme tu escamotes bien la vie! Et du gobelet vide empli seulement d'une odeur de mort, avec quelle grâce tu verses à l'assistance le vin des fécondations éternelles! Je ne suis qu'un des points noirs figurés sur tes dés, et tu me fais tourner comme tu veux, jongleur divin, jongleur inimitable, mais j'ai confiance en toi, et je répète avec le prêtre de hasard le mot qui dit tout: Ainsi soit-il.

Comme ça rend lâche, d'avoir vécu, d'avoir compris que nulle volonté ne peut briser le rythme de la vie! La force? Elle en est prévue dans sa mesure et dans sa direction. Pas une étincelle du feu ne sera dérobée! Une seule et j'incendierais le monde... Alors, il faut se tenir en dehors des circuits, loin de la foudre, et regarder ceux qui meurent...

Et soi-même. Je me regarde, Ah! saute, grenouille! Tu es, comme es autres, un des pantins que la vie balance à son fil de fer!»

Là, Diomède fut requis par la servante, pour les soins funéraires. Écumée de sa première surprise, la douleur de cette femme s'apaisait; on l'entendait freindre doucement, au-dedans, sans que la sûreté de son travail en fût diminuée. Elle excusa même, en souriant, les maladresses de Diomède:

—Tirez un peu. Là... Ma mère était ensevelisseuse, elle m'emmenait avec elle... Ensuite, j'ai été novice chez les Sœurs de la Bonne-Mort à la Maison-Blanche. C'est dur, c'est triste... Demain, j'irai en chercher une pour veiller, la mère Sainte-Praxède, si elle est libre. Celle-là, monsieur Diomède, depuis quarante ans qu'elle ensevelit, il lui en a passé des morts par les mains... Elle sait ce que c'est que la mort, allez! oui, elle le sait.

*

Allant partir, sortir de cette chambre où Fanette tant de fois avait joué avec lui, nue et souple, ou somptueuse ou émue par ses lectures, par ses rêves, Diomède sentit à sa gorge le heurt d'un sanglot.

Il pleura longtemps, mordant nerveusement les cheveux parfumés de la petite amie dont les mains se croisaient pieuses sur le Livre, comme sur un coussin d'amour.


XIX

LES FEUILLES

«Oh! Comme ma vie se défeuille!»

Au sortir du cimetière, Pellegrin joignit leurs mains. Seuls hommes, Diomède, le poète vagabond et le prêtre de hasard avaient suivi la petite voiture de pauvre en forme de coffre que des fleurs candides mentaient virginale; ils entrèrent tous les trois sous des feuilles vertes, d'où la vision de marbres couchés affirmait la fin certaine et digne de toute activité et de tout amour. Pellegrin, d'après une ancienne rencontre, présentait l'abbé Quentin comme un prêtre unique, tout à fait supérieur à la plèbe ecclésiastique; mais celui-ci protesta, se voulant le plus modeste des apôtres, quoique tourmenté par les singulières idées d'art, de liberté et de beauté. Se tournant vers Diomède, il dit:

—Mon attitude près de la mourante vous parut sans doute étrange, Monsieur, car il est probable que vous n'ignorez ni les liturgies ni leur puissance incantatoire? Cette puissance ne peut cependant s'exercer que sur des intelligences capables de comprendre et les mots récités et la valeur intentionnelle de la formule. Les simples mots «Vous êtes sauvé» peuvent sauver, mais leur force est intellectuelle et non verbale. Les syllabes que l'esprit ne spiritualise pas sont sans pouvoir, soit pour condamner, soit pour absoudre. Ce n'est pas le prêtre qui délivre du péché; c'est le pécheur qui se délivre lui-même par la connaissance que ses liens viennent d'être brisés; à cet acte volontaire le prêtre n'apporte que le secours de ses mains et l'encouragement de sa présence et d'un ton solennel. Le peuple, c'est-à-dire tous les hommes, croit éternellement à la magie: que ce sont les mots qui importent; qu'il y dans le code et dans le rituel des rubriques dont la récitation scelle un mariage; qu'il faut un costume pour tuer et un costume pour bénir; qu'une étoffe au bout d'une hampe est protectrice; quels soie est vénérable brodée d'une femme en blanc (et l'étamine, admirable tripartie, n'est, unicolore, qu'un rideau); que la communion avec l'infini exige du pain timbré aux armes de Dieu; que l'eau munie de sel est purificatoire et, munie d'une croix, conjuratoire; qu'un pont s'écroulerait si sa première pierre n'était calée avec des gestes cérémoniels. Il y a une magie papale, une magie d'État et une magie populaire. Toutes les trois se méprisent les unes les autres, sans comprendre qu'elles ne sont qu'un seul et même caméléon, varié de couleurs, unique de nom: la Foi. C'est beau, parce que c'est cordial, humain, naturel et universel. Heureux celui qui croit! La simplicité de son âme affirme l'accomplissement de son salut, selon le mode où il peut être sauvé. Mais celui qui ne croit pas, qu'il agisse comme s'il croyait, afin de ne pas se séparer de l'harmonie et de ne pas mourir seul sur le sable comme une méduse rejetée par la mer.

*

Il parlait doucement, d'une voix lente, nette, un peu oratoire, sans hésitation ni arrêts que voulus. Pellegrin buvait ses paroles. Diomède écoutait avec attention, intéressé aussi par le menton volontaire, la bouche large, le nez fort, le front bombé, sous lequel les yeux s'encastraient comme des cabochons dans la tiare d'un roi barbare.

Il continua.

—Un jour, je terrifiai un vicaire occupé à des pratiques dont nous ne pourrions justifier un nègre, en lui disant: Dieu n'est pas si bête que vous le croyez. J'avais tort. L'intelligence et la stupidité sont sans doute des formes et non des degrés de l'esprit. La superstition qui nous choque et l'acte de liberté qui nous émeut peuvent avoir des significations également profondes ou également nulles... Qu'en pensez-vous?

*

Il s'était arrêté brusquement, regardant Diomède, qui répondit:

—Je pense que vous venez de vous contredire et que vous vous en êtes aperçu.

—Oui, oui... Je voudrais joindre les contradictions, je voudrais unir la foi et l'intelligence.

—En niant l'intelligence!

—Non j'ai dit une sottise... Et pourtant?

—Ce n'est pas une sottise, reprit Diomède; c'est une manière de voir et assez défendable, car l'intelligence est une échelle et la stupidité est une brouette...

Pellegrin se mit à rire:

—Mon cher Diomède, si vous intercalez des métaphores dans une discussion philosophique, la nuit va se faire, une nuit peuplée de songes...

—Une nuit peuplée de songes... Ça, c'est bien l'image de ma vie.

—Et de toutes les vies, reprit l'abbé Quentin. Dès qu'une tête veut penser, le crépuscule descend sur elle. On cherche parmi l'obscurité ses clefs tombées.

—Oui, dit Diomède, vous voudriez ouvrir la porte de la chambre où la Vérité se contemple éternellement dans plusieurs miroirs pendus aux murs. Elle se sourit à elle-même et badine avec ses compagnes, qu'elle méprise, car elle est la Vérité... Avez-vous lu Palafox? Il faut lire Palafox.

—Vous me rejetez vers la magie, Monsieur, répondit le prêtre, qui crut à une raillerie. Mais je sais ce que je veux. Je veux aider les hommes à souffrir et je veux les aider à se délivrer de la souffrance. C'est pourquoi; ai parlé à votre mourante comme vous l'avez entendu.

—Mais c'était de la magie, cela aussi; c'était conjuratoire.

—Non, c'était l'encouragement d'une âme à une âme. Ai-je bien fait?

—Votre petit poème était agréable, Monsieur, répondit Diomède, mais moins que les paroles liturgiques. Et en cela précisément, il m'a semblé que vous vous exiliez de l'harmonie. Songez que de ces paroles, plusieurs sans doute sont plus vieilles que toutes les religions connues, très vieux balbutiements de la terreur primitive! Ce que vous nommez avec dédain des formules, c'est de la beauté verbale cristallisée dans la mémoire des siècles. Il y a dans le Zend-Avesta quelques phrases qui pourraient encore me consoler et bénir ma vie et mon pain; mais elles sont inusitées et peut-être inefficaces. Les mots ont leur magie, Monsieur, et je crois très fermement que des vers de Virgile ont produit des incantations.

*

Le prêtre semblait suivre un discours intérieur. Il proféra, l'air inspiré:

—Dieu et la vie... La vie en Dieu, sérieuse, cordiale, riche d'amour et de joies... C'est la mort qui m'a fait aimer la vie. C'est en voyant mourir que j'ai compris combien la vie est grave et combien elle devrait être heureuse pour justifier la mort. Ayant connu l'injustice, j'ai cru à l'infini où tout s'annule et au magistère de Dieu, qui est la douleur infinie et l'absolu de nos souffrances. Dieu souffre de ne pouvoir se connaître et nous soufrons de ne pouvoir connaître Dieu. Aimons Dieu et nous le connaîtrons; allons à son secours; aimé des hommes, il se connaîtra dans l'amour des hommes, et toute vie de douleur cessera et toutes les âmes, les âmes humaines et l'âme divine, seront béatifiées dans l'infini. La création de la vie est le moyen de salut que Dieu au commencement des siècles trouva pour lui-même; elle est le miroir où il voulait se voir, mais la méchanceté des hommes a obscurci la face de la terre. Et devant la mort, je songe à l'inutilité de la souffrance et à toutes ces vies douloureuses éternellement sacrifiées. J'attends le règne de l'Amour. Et quand une âme s'est séparée de la vie charnelle, elle s'en va dans les douces ténèbres attendre le règne de l'Amour. Elle ne souffre pas, elle attend—et non pas en vain.

*

Diomède loua de tels sentiments, trouvant d'ailleurs cette théologie assez curieuse.

En secret, il jugeait l'écclésiastique un peu divagant, eût préféré un curé de campagne, apte à jouer aux boules.

Puis:

«Opinion de mauvaise humeur... Que j'ai donc l'esprit de dénigrement!»

Puis:

«Encore une journée où j'aurai bien peu pensé à moi... Une lettre de Néo m'attend, certainement. Aussi, il faut que j'enlève mon portrait et ceux de Fanette, avant la venue des stupides héritiers... Le règne de l'amour. Fanette était cela, un peu. Pauvre enfant!»

*

Brusquement, il abandonna Pellegrin et le prêtre; au bout de quelques pas, se repentit:

«J'aurais dû garder Pellegrin. Je vais m'ennuyer jusqu'aux larmes.»

Il revint; ils étaient partis.

«Oh! Comme ma vie se défeuille!»

*

Il n'osa pas retourner chez Fanette, revoir l'abandon du lit et ce fauteuil où la sœur de la Mort semblait s'être assise pour éternité.

Où pouvaient, songea-t-il, se recruter de telles vocations? Quelle corne, sonnant dans la nuit, sonnait assez haut, pour assembler un troupeau d'aussi lamentables femmes? Donner toute sa vie à la mort, n'avoir d'autre souci que la toilette des cadavres, la veillée solitaire près des corps rigides et des faces froides où l'ombre du nez marque une heure immuable sur la putréfaction de la joue!

Ces créatures choisissait un métier aussi triste sans doute par plusieurs motifs. D'abord il était nécessaire et traditionnel, hérité des anciennes corporations mortuaires dont la bêche pieuse avait creusé tant de catacombes. Diomède ensuite admettait cet impérieux besoin du salut qui incline les êtres soit au sacrifice, soit au crime, si, comme pour les musulmans, le crime; est un des chemins du paradis. Mais surtout la cause du choix était la vocation, l'instinctive marche à l'appel de la corne, l'absurde tendance humaine à obéir aux voix...

«Ces sœurs et les hommes qui vivent pareillement de la mort sont les scarabées nécrophores de l'humanité. Leur destinée est invicible. Leurs nerfs tressaillent aux parfums de la pourriture comme d'autres nerfs à tous les parfums de la vie, et, comme disait l'abbé Quentin, c'est beau, parce que c'est cordial et humain.»

Songeant aux mâles et aux femelles qui vivent ensemble sans communion corporelle, en colonies d'un seul sexe, Diomède parvint enfin à comprendre: de sexes différents, leurs dermes se repoussaient; du même, il y avait attraction; mais chaste, car le motif d'un tel exil était précisément l'inaptitude sexuelle.

«La chasteté n'est aucunement la compagne nécessaire de l'intelligence, mais pourtant elle est peut-être l'une de ses amies les moins équivoques. Ce qui fait surtout l'agrément de cet état, c'est l'absence totale de sentimentalisme dont se peuvent glorifier les âmes libérées du vice. Le vice est sentimental, et cela seul peut-être fait sa laideur.»

*

Alors Diomède se jugea lui-même avec sévérité, honteux d'avoir négligé les idées pour les sentiments; d'avoir accomplices actes d'amour en y mêlant cette sorte de pitié que les femmes veulent contemplera genoux devant l'autel de leurs grâces, Il prit la résolution, tout en ne négligeant envers Néobelle aucun des égards sociaux dus à son attitude, de ne la fréquenter que comme un animal intellectuel, sans autres abandons que ceux de la chair et ceux de l'esprit.

*

Mais, presque aussitôt, il se trouva stupide;

«Ainsi je serais dupe de mes principes et je souffrirais qu'un souci ce logique me dictât ma conduite? Non. Je me contredirai, s'il me plaît. D'ailleurs il faut que j'éprouve tous les sentiments aussi bien que toutes les sensations. Rien ne doit me surprendre, mais rien ne doit m'être indifférent. Lever la voile et attendre le plaisir du vent, et s'il me mène à l'écueil et au naufrage, je serai encore supérieur à ceux qui ne naviguèrent jamais que sur les eaux tristes des canaux pleins de feuilles mortes.»


XX

LES NUÉES

Des lueurs passent, des nuées
passent. Il y a des arabesques aux
murs.

—Comment, disait Cyrène, vous avez laissé partir Néo?

—Elle est libre.

—Elle ne vous aime donc plus?

—Je n'en sais rien.

—Et vous?

—Je n'en sais rien.

—Vous êtes libre.

—Je l'espère.

—Je veux dire libre de ne pas me répondre.

—Mais je ne sais rien, vraiment, mon amie, reprit Diomède, très doucement. Sur Néo, rien. Sur moi, rien. Je ne sais jamais rien sur moi. Des lueurs passent, des nuées passent; il y a des arabesques aux murs; des petits visages se dessinent, grandissent, éclatent, meurent... J'ai oublié ce que disaient leurs yeux, et, si le mur redevient lumineux, j'ignore ce qu'ils diront et même s'ils voudront parler encore; Franchement, Cyrène, si Néo a voulu, comme s'expriment les femmes, me faire subir une épreuve, elle s'est trompée d'homme; son absence ne me cause aucun tourment. Si notre rencontre doit avoir des conséquences sociales, je les accepterai, sans déplaisir, voilà tout. S'il arrive que j'aie l'apparence d'avoir agi selon un égoïsme facilement qualifié de criminel, j'accepterai encore. Enfin, je suis entre ses mains. J'avais bien raison de la craindre, puisque je l'aimais. Il ne faut jamais relever ni la draperie de la statue qu'on adore, ni la robe de la femme qu'on aime; l'étoffe retombe comme une trappe.

—Elle est votre maîtresse?

—Vous le saviez, Cyrène, et c'était le seul motif de vos questions.

—Je le savais.

—Elle vous a écrit?

—Non. Confidence avant de partir.

—Surprise?

—Qui?

—Vous.

—A peine.

—En effet.

—Ne m'injuriez pas, Diomède, car enfin vos injures, à cette heure, je pourrais vous les rendre.

—A peine. D'ailleurs les unes et les autres sont hypocrites et de jeu. Nous n'y croyons pas. Comme il n'y a en nous rien de social, nous pouvons nous sourire sans cruauté.

—Rien de social? En nous, peut-être, mais il s'agit de Néo. Vous devez l'aimer bien peu, la connaissant si mal. Elle vous est presque aussi inconnue qu'à elle-même. Pourtant, vous avez bu sa volonté, lentement, jour par jour, et vos idées sont devenues les principes d'action de cette intelligence passionnée. Froide et ironique, Néo m'avait toujours paru insoucieuse des sentimentalités, la créature faite pour rester debout, la femme la moins destinée à une brusque aventure d'alcôve. Si elle s'est donnée, ce fut par littérature, par curiosité d'esprit, pour affirmer son droit à l'acte, au geste libre,—pour vous étonner, mon cher, et non pour vous plaire. Ainsi je vous en veux de n'avoir conquis que sa vanité intellectuelle...

—Qu'en savez-vous?

—Elle épouse dans quinze jours Lord Grouchy.

—Ah!

—C'est tout? Mais partez! Qu'elle vous voie et elle vous suivra.

—Cyrène, que vous êtes mélodrame! Septième tableau: Le Manoir de Flowerbury.

—Comment, vous savez où elle est, et vous restez à Paris à jouer l'Ami des petites courtisanes!

—Pellegrin vous a dit la mort de Fanette? Elle fut édifiante et me causa de la peine. Quant à Néo, si je ne la connais pas, elle ignore peu mon caractère, car elle m'a prévenu de son départ, sachant fort bien que nulle fantaisie ne m'inciterait à fréquenter les paquebots. Je n'irai pas à Flowerbury. Ah! elle se marie? Je trouve cela vulgaire, voilà tout. L'acte est laid, comme un mensonge... Opinion provisoire... Je réfléchirai.

Il y a beaucoup à réfléchir, là-dessus. Abondantes méditations... Bonnes après-midi sous les arbres du Luxembourg, parmi les enfants, les canards et les jets d'eau... Nous allons?

—Non. Moi aussi, je veux réfléchir. Ma vie se trouble et mon cœur se durcit. D'heure en heure, je désire moins de choses et les désirs que je réalise me donnent des joies chaque fois diminuées. J'avais tant espéré vous voir épouser Néo et vivre avec elle et moi, et nous, une large vie de philosophe ironiste. Vous deux, moi et Cyran, c'était un monde en quatre personnes; du haut de notre planète nous aurions jugé les hommes avec un dédain aimable et presque divin. Cyran tout rêve, moi tout cœur, Néo tout esprit et vous, toute âme et lien des autres âmes... Cela aurait duré peu d'années, oui, je sais: Cyran s'est vieilli, son sort me guette... Mais nous aurions vécu en vous au delà de la tombe... Absurde, n'est-ce pas? Tout est absurde, hormis la sensation. Je crois que les hommes redeviendront des animaux... Enfin, je renonce à Cyran. Hé! Diomède, la petite bourgeoise sentimentale, elle s'efface, elle s'abolit, s'en va, s'en va...

*

Diomède répondit peu. Cependant, content qu'elle se détournât de Cyran, il loua délicatement un tel sacrifice. Puis:

—Il faut qu'il meure seul, comme il le veut, avec peur, mais avec beauté. Que lui auriez-vous, donné? Pas même une campagne. Des images gardent la porte de sa cellule et n'y laissent plus rien entrer que d'incorporel. Laissez-le, et aimons-le tel qu'il est, vieux dans son rêve nouveau. Alors?

—Il me reste ça, dit Cyrène, en écrasant sa poitrine lourde, mon corps, l'étui de nacre.

Diomède avait l'air si peu intéressé que Cyrène cessa de parler, aussi bien que de pétrir sa gorge complaisante. Peut-être allait-elle s'offrir, remplacer la promenade par une heure de canapé? Il le craignit.

Mais cette crainte se localisait dans sa chair et il comprit qu'une tentation, même banale, pouvait terrasser les plus violents scrupules. Afin de profiter de l'expérience, il se voulut la femelle devant le mâle odorant, la femelle vertueuse qui ne veut ni tomber ni fuir. En cet état psychologique, il se sentit le désir d'entendre parler des choses de l'amour et de ne répondre que par des rires déconcertants. Cependant, il fallait ouvrir le jeu. Il dit sur un ton distrait:

—L'étui de nacre, l'étui de nacre!

*

Cyrène fut surprise. L'émoi s'écrivait en rouge à ses joues mates. Elle n'avait perçu aucune nuance de doute dans l'exclamation de Diomède, elle crut donc que les mots «étui de nacre» avaient évoqué en lui une image sensuelle; par choc en retour, elle se vit nue.

Il lui sembla utile de se topographier:

—Mon cher, je n'ai pas bougé d'une ligne depuis que vous avez couché avec moi; à peine si mes seins sont un peu plus lourds, mais j'ai la même taille, les mêmes hanches; mon ventre n'a pas un pli et on voit le jour entre mes jambes comme entre deux arbre's jumeaux...

Diomède suivait comme sur le transparent d'une lanterne magique; chaque mot entrait en image dans le rond de lumière. Les jambes furent celles de Néo, ses genoux blancs creusés tout autour de jolis trous pleins d'ombre, des genoux comme d'un enfant gras et fort. A ce moment, femme, il eût été vaincu par le moindre contact; il eût fermé les yeux pour ne les ouvrir que d'accord avec la bouche et les mains...

Cyrène continuait, un peu haletante, disant sa joie quand elle se dressa pour la première fois nue devant un homme...

«Si je ne la prends pas; songea Diomède, elle va se croire méprisée et, à cause de son âge, elle souffrira, malgré les certitudes que* lui donnent tant de jeunes hommes. Plus loin dans le chemin, je suis plus difficile à tenter surtout par un fruit dont je connais la saveur... Mon Dieu! que j'ai peu envie de me réjouir avec Cyrène!

Il s'approcha, lui prit les mains, mais Cyrène, heureuse du geste, se refusa:»

—Non, non, mon cher, Néo pense peut-être à vous, en ce moment. Adieu.


XXI

LES PENSÉES

Les Pensées sont faites pour être
pensées et non pour être agies.

Flowerbury Manor. Saturday.

«Très Cher Dio,

«Vous saurez toute la tragédie de mon amour.

«J'étais si libre et maîtresse chez moi que mon père jamais n'osa me dénier le droit d'une seule de mes volontés. Il me laissa sortir, un soir, avec vous, mais il attendit mon retour, triste et soupçonneux, m'apprit sa résolution de m'emmener à Flowerbury, dès le lendemain. Je savais. J'attendais cela. Le mariage, pour une fille, c'est une seconde première communion, et rien de plus; l'acte est pareil, quoique moins pur et, humainement, plus significatif; ses conséquences, toutes de l'ordre matériel, sont vulgaires et traditionnelles.

«Moi, ses mystères ne pouvaient plus m'émouvoir; Lord Grouchy n'a manifesté qu'une satisfaction discrète, comme à tuer une oie sauvage ou à respirer la virginité d'une vieille eau-de-vie de France retrouvée dans lu poussière des caves. Il m'a témoigné cette confiance de me dévoiler tous ses goûts; il n'est pas hypocrite; il désire un mâle de son sang. Dieu le satisfasse: la vérité, c'est ce que Ton croit,—selon vos enseignements, Diomède,—mais, moi, je lirai l'âme du père dans les yeux du fils.

«Vous vous souvenez, ami, de cette lettre que vous n'avez pas su lire, même à travers l'enveloppe? Relisez-la. Elle vous paraîtra claire, maintenant, si vous voyez, au mot amant, que, dès lors, je me considérerais comme mariée. Opération purement juridique, formule la plus usitée pour la transmission de la propriété, usage social dont je n'ai subi que l'ombre, en souriant! J'ai souri de tromper la société, le monde, et toutes les dupes du jeu; je vous souris par-dessus la mer, mon délicieux complice!

»Dio, c'est maintenant que je vous aime!

»Je t'aime, Dio! Tu m'as rendue si différente des autres femmes! Il me semble qu'un aigle m'a transportée sur les cimes d'une forêt, parmi les feuilles, dans la maison du vent; c'est là que je vis et c'est là que je pense à toi, pendant que sous les branches que frôlent les têtes humaines, des êtres se réjouissent de la solidité de leurs jambes et du poids de leurs reins. Moi, je me lève jusqu'à ton front et j'explore le royaume de ta pensée, et je réalise tes discours par la beauté de mes attitudes.

»Je me suis donnée à toi pour être digne de toi, et avec si peu d'amour encore que je fus laide, peut-être, pendant le sacrifice. Il faut aimer pour se donner avec grâce. Mais à cette heure, pleine d'harmonie, je trouverais la joie qui se perdit dans ma chair, et nos yeux seraient de la même couleur.

«Attends-moi...

«Belle

*

«Lettre interrompue par la rentrée de la meute, songea Diomède, très froid. Mais je ne prévoyais pas tant de lyrisme. Cela ne m'intéresse plus. Où le mensonge a passé, je ne mets pas les pieds. Il y a des herbes fraîches. J'irai le long du ruisseau, dans le pré, parmi les joncs en fleur et j'écorcerai les joncs pour voir trembler entre mes doigts la blancheur de leur moelle. J'aimerai les âmes franches comme le jonc des prés et aussi vertes et aussi innocentes...

Je me suis trompé. On ne peut rien dire dans la vie qui ne tombe en des oreilles maladroites, et des êtres se hâtent de travestir en actes vos pensées. Les pensées sont faites pour êtres pensées et non pour être agies. Action, tu n'es pas la sœur, tu es la fille du rêve, sa fille ridicule et déformée. Action, abstiens-toi d'écouter aux portes des cerveaux; trouve en toi-même, si tu en es capable, ton motif et ta justification.

Sois stérile, Pensée. Ne lâche que desséchées par l'ironie tes graines pestilentes. Sois un engrais et non une semence. Mais si le fumier fleurit, résigne-toi à empoisonner le monde. Ton odeur fera se coucher les femmes au milieu du cercle des mâles sanglants et ta beauté sourira dans les cheveux parés pour la luxure.

Il faut se taire, Dès qu'on ouvre la bouche, les flèches partent, s'en vont, portant des mots, pénétrer les membres et les forcer au mouvement. La pensée s'agite en danses et en gestes; elle se ment à elle-même, elle se nie en devenant principe de force, c'est-à-dire inconsciente et stupide. Il avait raison, le prêtre de hasard: la stupidité est une des formes de l'intelligence; c'est l'intelligence devenue acte: c'est la phrase de Beethoven devenue la main qui fouille les croupes; c'est l'idée de la liberté sexuelle devenue le motif d'une turpitude.

Toute idée qui se réalise, se réalise laide ou nulle. Il faut séparer les deux domaines: l'instinct guidera les actes; et la pensée, délivrée de la crainte des déformations basses, s'épanouira libre et seule selon la beauté énorme de sa nature absolue.

La pensée ne doit pas être agie; l'acte ne doit pas être pensé. Quand je songe mes actions, je les enlaidis encore; isolées dans leur catégorie, elles seraient peut-être innocentes comme des pensées sont innocentes. Quelques actes, si peu! non des miens, peuvent, comme des agneaux blancs, entrer dans l'enclos des pensées innocentes...

Néo, qu'elle a été vulgaire! «Je réalise tes discours par la beauté de mes attitudes.» O stupidité! Néo, tu réalises les discours qui sont entrés dans ton oreille et non: eux qui sont sortis de ma bouche.

«Délicieux complice!» Cela, c'est mieux et c'est vrai. Je vais lui répondre. Puis-je injurier une femme parce qu'elle oublia d'élucider un point obscur de la métaphysique des idées? Délicieuse complice, tu reviendras: ci, tes pieds nus feront encore de pâles fleurs sur le tapis bleu et je te verrai encore étendue sur mon lit comme une statue éternelle couchée sur un tombeau... Je n'ai plus peur de toi; je sais que ton amour n'est que le désir de m'étonner «par la beauté de tes attitudes, et quand tes yeux bruns voudront sourire, je serai content...»

*

Diomède sortit, désirant se calmer par un spectacle indifférent.

Avenue des Champs-Élysées, il rencontra Cyrène dans son landeau, avec Elian et Flavie, roses et rieurs. Elle les grondait comme de petits chiens, leur faisait manger des bonbons.

*

Plus loin, sous les arbres, Pascase et Christine s'en revenaient vite, l'air un peu égaré: Diomède crut voir un homme rude qui les chassait à coups de fouet.

«Ombre charmante!»

*

Une voiture passa rapide où une femme pleurait: il reconnut Mauve, puis Tanche, qui, penché vers elle semblait la consoler; la voiture frôla une sœur de la Mort qui se recula, glissa. Diomède lui tendit les mains, mais la religieuse se releva seule, redressa son voile, et, sans que rien bougeât sur sa figure de cire, dure, plate, morne, dit, regardant la voiture déjà loin et reniflant comme une bête:

«Ça sent la mort.»

Elle agitait ses coudes pour traverser la foule.

—Laissez passer la bonne sœur de la Mort, dit un prêtre, en saluant la religieuse qui disparut, suivie par la peur de tous les yeux.

—Vous la reverrez, reprit l'abbé Quentin, s'adressant à Diomède. Mais craignez-la; elle est un présage.

*

Au café, en attendant Cyran, Diomède lut les dernières nouvelles des journaux du soir; «Jérusalem, midi.—Soit descendus à l'Hôtel du Golgotha...

*

«Encore une idée qui s'est bien mal réalisée, ou un acte que la pensée a déformé au point qu'un prêtre même n'en sait plus l'histoire...»

... Golgotha: La comtesse Ephrem de Sina...»

Plus loin:

«Mort de M. Cyran.—... On l'a trouvé mort, la brosse à la main, couché aux pieds de l'agneau qui semblait veiller sur lui...»

Au milieu de son chagrin, Diomède songea:

«Le journaliste a achevé la phrase de Cyran. Vivre, c'est achever une phrase commencée par un autre, mais celle que l'or, commence, un autre l'achève. Et cela s'en va vers l'infini selon une courbe dont nous ne comprenons pas bien la beauté...»

*

Puis encore:

«Je vais adopter Agneau. Selon le vœu de Cyran. J'en ferai un bélier qui perpétuera sa race, sans perpétuer la pensée qui corrompt les races et brise l'harmonie de l'unité. Agneau est un être dont les actes seront toujours purs, puisque leur rythme ne pourra être troublé par aucun scrupule. Le mal, c'est la pensée déformatrice avec toutes ses tentations, ses labyrinthes d'où nul n'est ressorti, sinon estropié par les luttes, enfiévré par les angoisses intellectuelles.

Cyran meurt d'avoir voulu écrire des idées sur les murs d'une église: les murs ont refusé l'écriture; repoussées par la pierre, les idées comme des lances ont percé le cœur de Cyran.

*

Sois maudite, Pensée, créatrice de tout, mais créatrice meurtrière, mère maladroite qui n'as jamais mis au monde que des êtres dont les épaules sont l'escabeau du hasard et les yeux, la risée de la vie.»


TABLE

I.Les roses
II.Les peupliers
III.La ceinture
IV.Le jet d'eau
V.Le bourdon
VI.Le souci
VII.L'abeille
VIII.Les landes
IX.Le cygne
X.Les mains
XI.La barque
XII.L'odeur
XIII.L'agneau
XIV.Les marronniers
XV.Le songe
XVI.L'éventail
XVII.Le laurier
XVIII.Le jongleur
XIX.Les feuilles
XX.Les nuées
XXI.Les pensées
Chargement de la publicité...