Les contemplations: Aujourd'hui, 1843-1856
Tu graves au fronton sévère de ton oeuvre
Un nom proscrit que mord en sifflant la couleuvre;
Au malheur, dont le flanc saigne et dont l'oeil sourit,
A la proscription, et non pas au proscrit,
--Car le proscrit n'est rien que de l'ombre, moins noire
Que l'autre ombre qu'on nomme éclat, bonheur, victoire;--
A l'exil pâle et nu, cloué sur des débris,
Tu donnes ton grand drame où vit le grand Paris,
Cette cité de feu, de nuit, d'airain, de verre,
Et tu fais saluer par Rome le Calvaire.
Sois loué, doux penseur, toi qui prends dans ta main
Le passé, l'avenir, tout le progrès humain,
La lumière, l'histoire, et la ville, et la France,
Tous les dictâmes saints qui calment la souffrance,
Raison, justice, espoir, vertu, foi, vérité,
Le parfum poésie et le vin liberté,
Et qui sur le vaincu, coeur meurtri, noir fantôme,
Te penches, et répands l'idéal comme un baume!
Paul, il me semble, grâce à ce fier souvenir
Dont tu viens nous bercer, nous sacrer, nous bénir,
Que dans ma plaie, où dort la douleur, ô poëte!
Je sens de la charpie avec un drapeau faite.
Marine-Terrace, août 1855.
XXII
Je payai le pêcheur qui passa son chemin,
Et je pris cette bête horrible dans ma main;
C'était un être obscur comme l'onde en apporte,
Qui, plus grand, serait hydre, et, plus petit, cloporte;
Sans forme comme l'ombre, et, comme Dieu, sans nom.
Il ouvrait une bouche affreuse, un noir moignon
Sortait de son écaille; il tâchait de me mordre;
Dieu, dans l'immensité formidable de l'ordre,
Donne une place sombre à ces spectres hideux;
Il tâchait de me mordre, et nous luttions tous deux;
Ses dents cherchaient mes doigts qu'effrayait leur approche;
L'homme qui me l'avait vendu tourna la roche;
Comme il disparaissait, le crabe me mordit;
Je lui dis: «Vis! et sois béni, pauvre maudit!»
Et je le rejetai dans la vague profonde,
Afin qu'il allât dire à l'océan qui gronde,
Et qui sert au soleil de vase baptismal,
Que l'homme rend le bien au monstre pour le mal.
Jersey, grève d'Azette, juillet 1855.
XXIII
PASTEURS ET TROUPEAUX
A MADAME LOUISE C.
Le vallon où je vais tous les jours est charmant;
Serein, abandonné, seul sous le firmament,
Plein de ronces en fleurs; c'est un sourire triste.
Il vous fait oublier que quelque chose existe,
Et, sans le bruit des champs remplis de travailleurs.
On ne saurait plus là si quelqu'un vit ailleurs.
Là, l'ombre fait l'amour; l'idylle naturelle
Rit; le bouvreuil avec le verdier s'y querelle,
Et la fauvette y met de travers son bonnet;
C'est tantôt l'aubépine et tantôt le genêt;
De noirs granits bourrus, puis des mousses riantes;
Car Dieu fait un poëme avec des variantes;
Comme le vieil Homère, il rabâche parfois,
Mais c'est avec les fleurs, les monts, l'onde et les bois!
Une petite mare est là, ridant sa face,
Prenant des airs de flot pour la fourmi qui passe,
Ironie étalée au milieu du gazon,
Qu'ignore l'océan grondant à l'horizon.
J'y rencontre parfois sur la roche hideuse
Un doux être; quinze ans, yeux bleus, pieds nus, gardeuse
De chèvres, habitant, au fond d'un ravin noir,
Un vieux chaume croulant qui s'étoile le soir;
Ses soeurs sont au logis et filent leur quenouille;
Elle essuie aux roseaux ses pieds que l'étang mouille;
Chèvres, brebis, béliers, paissent; quand, sombre esprit,
J'apparais, le pauvre ange a peur, et me sourit;
Et moi, je la salue, elle étant l'innocence.
Ses agneaux, dans le pré plein de fleurs qui l'encense,
Bondissent, et chacun, au soleil s'empourprant,
Laisse aux buissons, à qui la bise le reprend,
Un peu de sa toison, comme un flocon d'écume.
Je passe; enfant, troupeau, s'effacent dans la brume;
Le crépuscule étend sur les longs sillons gris
Ses ailes de fantôme et de chauve-souris;
J'entends encore au loin dans la plaine ouvrière
Chanter derrière moi la douce chevrière,
Et, là-bas, devant moi, le vieux gardien pensif
De l'écume, du flot, de l'algue, du récif,
Et des vagues sans trêve et sans fin remuées,
Le pâtre promontoire au chapeau de nuées,
S'accoude et rêve au bruit de tous les infinis,
Et dans l'ascension des nuages bénis,
Regarde se lever la lune triomphale,
Pendant que l'ombre tremble, et que l'âpre rafale
Disperse à tous les vents avec son souffle amer
La laine des moulons sinistres de la mer.
Jersey, Gronville, avril 1855.
XXIV
J'ai cueilli cette fleur pour toi sur la colline.
Dans l'âpre escarpement qui sur le flot s'incline,
Que l'aigle connaît seul et peut seul approcher,
Paisible, elle croissait aux fentes du rocher.
L'ombre baignait les flancs du morne promontoire
Je voyais, comme on dresse au lieu d'une victoire
Un grand arc de triomphe éclatant et vermeil,
A l'endroit où s'était englouti le soleil,
La sombre nuit bâtir un porche de nuées.
Des voiles s'enfuyaient, au loin diminuées
Quelques toits, s'éclairant au fond d'un entonnoir,
Semblaient craindre de luire et de se laisser voir.
J'ai cueilli cette fleur pour toi, ma bien-aimée.
Elle est pâle et n'a pas de corolle embaumée.
Sa racine n'a pris sur la crête des monts
Que l'amère senteur des glauques goëmons;
Moi, j'ai dit: «Pauvre fleur, du haut de cette cime,
Tu devais t'en aller dans cet immense abîme
Où l'algue et le nuage et les voiles s'en vont.
Va mourir sur un coeur, abîme plus profond.
Fane-toi sur ce sein en qui palpite un monde.
Le ciel, qui te créa pour t'effeuiller dans l'onde,
Te fit pour l'océan, je te donne à l'amour.»
Le vent mêlait les flots; il ne restait du jour
Qu'une vague lueur, lentement effacée.
Oh! comme j'étais triste au fond de ma pensée
Tandis que je songeais, et que le gouffre noir
M'entrait dans l'âme avec tous les frissons du soir!
Ile de Serk, août 1855.
XXV
O strophe du poëte, autrefois, dans les fleurs,
Jetant mille baisers à leurs mille couleurs,
Tu jouais, et d'avril tu pillais la corbeille,
Papillon pour la rose et pour la ruche abeille,
Tu semais de l'amour et tu faisais du miel;
Ton âme bleue était presque mêlée au ciel;
Ta robe était d'azur et ton oeil de lumière;
Tu criais aux chansons, tes soeurs: «Venez chaumière,
Hameau, ruisseau, forêt, tout chante. L'aube a lui!»
Et, douce, tu courais et tu riais. Mais lui,
Le sévère habitant de la blême caverne
Qu'en haut le jour blanchit, qu'en bas rougit l'Averne,
Le poëte qu'ont fait avant l'heure vieillard
La douleur dans la vie et le drame dans l'art,
Lui, le chercheur du gouffre obscur, le chasseur d'ombres,
Il a levé la tête un jour hors des décombres,
Et t'a saisie au vol dans l'herbe et dans les blés,
Et, malgré tes effrois et tes cris redoublés,
Toute en pleurs, il t'a prise à l'idylle joyeuse;
Il t'a ravie aux champs, à la source, à l'yeuse,
Aux amours dans les bois près des nids palpitants;
Et maintenant, captive et reine en même temps,
Prisonnière au plus noir de son âme profonde,
Parmi les visions qui flottent comme l'onde,
Sous son crâne à la fois céleste et souterrain,
Assise, et t'accoudant sur un trône d'airain,
Voyant dans ta mémoire, ainsi qu'une ombre vaine,
Fuir l'éblouissement du jour et de la plaine,
Par le maître gardée, et calme et sans espoir,
Tandis que, près de toi, les drames, groupe noir,
Des sombres passions feuillettent le registre,
Tu rêves dans sa nuit, Proserpine sinistre.
Jersey, novembre 1854.
XXVI
LES MALHEUREUX
A MES ENFANTS
Puisque déjà l'épreuve aux luttes vous convie,
O mes enfants! parlons un peu de cette vie.
Je me souviens qu'un jour, marchant dans un bois noir
Où des ravins creusaient un farouche entonnoir,
Dans un de ces endroits où sous l'herbe et la ronce
Le chemin disparaît et le ruisseau s'enfonce,
Je vis, parmi les grès, les houx, les sauvageons,
Fumer un toit bâti de chaumes et de joncs.
La fumée avait peine à monter dans les branches;
Les fenêtres étaient les crevasses des planches;
On eût dit que les rocs cachaient avec ennui
Ce logis tremblant, triste, humble; et que c'était lui
Que les petits oiseaux, sous le hêtre et l'érable,
Plaignaient, tant il était chétif et misérable!
Pensif, dans les buissons j'en cherchais le sentier.
Comme je regardais ce chaume, un muletier
Passa, chantant, fouettant quelques bêtes de somme.
«Qui donc demeure là?» demandai-je à cet homme.
L'homme, tout en chantant, me dit: «Un malheureux.»
J'allai vers la masure au fond du ravin creux;
Un arbre, de sa branche où brillait une goutte,
Sembla se faire un doigt pour m'en montrer la route,
Et le vent m'en ouvrit la porte; et j'y trouvai
Un vieux, vêtu de bure, assis sur un pavé.
Ce vieillard, près d'un âtre où séchaient quelques toiles,
Dans ce bouge aux passants ouvert, comme aux étoiles,
Vivait, seul jour et nuit, sans clôture, sans chien,
Sans clef; la pauvreté garde ceux qui n'ont rien.
J'entrai; le vieux soupait d'un peu d'eau, d'une pomme;
Sans pain; et je me mis à plaindre ce pauvre homme.
--Comment pouvait-il vivre ainsi? Qu'il était dur
De n'avoir même pas un volet à son mur;
L'hiver doit être affreux dans ce lieu solitaire;
Et pas même un grabat! il couchait donc à terre?
Là, sur ce tas de paille, et dans ce coin étroit!
Vous devez être mal, vous devez avoir froid,
Bon père, et c'est un sort bien triste que le vôtre!
«--Fils,» dit-il doucement, «allez en plaindre un autre.
Je suis dans ces grands bois et sous le ciel vermeil,
Et je n'ai pas de lit, fils, mais j'ai le sommeil.
Quand l'aube luit pour moi, quand je regarde vivre
Toute cette forêt dont la senteur m'enivre,
Ces sources et ces fleurs, je n'ai pas de raison
De me plaindre, je suis le fils de la maison.
Je n'ai point fait de mal. Calme, avec l'indigence
Et les haillons, je vis en bonne intelligence,
Et je fais bon ménage avec Dieu mon voisin.
Je le sens près de moi dans le nid, dans l'essaim,
Dans les arbres profonds où parle une voix douce,
Dans l'azur où la vie à chaque instant nous pousse,
Et dans cette ombre vaste et sainte où je suis né.
Je ne demande à Dieu rien de trop, car je n'ai
Pas grande ambition, et, pourvu que j'atteigne
Jusqu'à la branche où pend la mûre ou la châtaigne,
Il est content de moi, je suis content de lui.
Je suis heureux.»
J'étais jadis, comme aujourd'hui,
Le passant qui regarde en bas, l'homme des songes.
Mes enfants, à travers les brumes, les mensonges,
Les lueurs des tombeaux, les spectres des chevets,
Les apparences d'ombre et de clarté, je vais
Méditant, et toujours un instinct me ramène
A connaître le fond de la souffrance humaine.
L'abîme des douleurs m'attire. D'autres sont
Les sondeurs frémissants de l'océan profond;
Ils fouillent, vent des cieux, l'onde que tu balaies;
Ils plongent dans les mers; je plonge dans les plaies.
Leur gouffre est effrayant, mais pas plus que le mien.
Je descends plus bas qu'eux, ne leur enviant rien,
Sachant qu'à tout chercheur Dieu garde une largesse,
Content s'ils ont la perle et si j'ai la sagesse.
Or, il semble, à qui voit tout ce gouffre en rêvant,
Que les justes, parmi la nuée et le vent,
Sont un vol frissonnant d'aigles et de colombes.
·
J'ai souvent, à genoux que je suis sur les tombes,
La grande vision du sort; et par moment
Le destin m'apparaît, ainsi qu'un firmament
Où l'on verrait, au lieu des étoiles, des âmes.
Tout ce qu'on nomme angoisse, adversité, les flammes,
Les brasiers, les billots, bien souvent tout cela
Dans mon noir crépuscule, enfants, étincela.
J'ai vu, dans cette obscure et morne transparence,
Passer l'homme de Rome et l'homme de Florence,
Caton au manteau blanc, et Dante au fier sourcil,
L'un ayant le poignard au flanc, l'autre l'exil;
Caton était joyeux et Dante était tranquille.
J'ai vu Jeanne au poteau qu'on brûlait dans la ville,
Et j'ai dit: Jeanne d'Arc, ton noir bûcher fumant
A moins de flamboiement que de rayonnement.
J'ai vu Campanella songer dans la torture,
Et faire à sa pensée une âpre nourriture
Des chevalets, des crocs, des pinces, des réchauds
Et de l'horreur qui flotte au plafond des cachots.
J'ai vu Thomas Morus, Lavoisier, Loiserolle,
Jane Gray, bouche ouverte ainsi qu'une corolle,
Toi, Charlotte Corday, vous, madame Roland,
Camille Desmoulins, saignant et contemplant,
Robespierre à l'oeil froid, Danton aux cris superbes;
J'ai vu Jean qui parlait au désert, Malesherbes,
Egmont, André Chénier, rêveur des purs sommets,
Et mes yeux resteront éblouis à jamais
Du sourire serein de ces têtes coupées.
Coligny, sous l'éclair farouche des épées,
Resplendissait devant mon regard éperdu.
Livide et radieux, Socrate m'a tendu
Sa coupe en me disant:--As-tu soif? bois la vie.
Huss, me voyant pleurer, m'a dit:--Est-ce d'envie?
Et Thraséas, s'ouvrant les veines dans son bain,
Chantait:--Rome est le fruit du vieux rameau sabin;
Le soleil est le fruit de ces branches funèbres
Que la nuit sur nous croise et qu'on nomme ténèbres,
Et la joie est le fruit du grand arbre douleur.--
Colomb, l'envahisseur des vagues, l'oiseleur
Du sombre aigle Amérique, et l'homme que Dieu mène,
Celui qui donne un monde et reçoit une chaîne,
Colomb aux fers criait:--Tout est bien. En avant!
Saint-Just sanglant m'a dit:--Je suis libre et vivant.
Phocion m'a jeté, mourant, cette parole:
--Je crois, et je rends grâce aux Dieux!--Savonarole,
Comme je m'approchais du brasier d'où sa main
Sortait, brûlée et noire et montrant le chemin,
M'a dit, en faisant signe aux flammes de se taire:
--Ne crains pas de mourir. Qu'est-ce que cette terre?
Est-ce ton corps qui fait ta joie et qui t'est cher?
La véritable vie est où n'est plus la chair.
Ne crains pas de mourir. Créature plaintive,
Ne sens-tu pas en toi comme une aile captive?
Sous ton crâne, caveau muré, ne sens-tu pas
Comme un ange enfermé qui sanglote tout bas?
Qui meurt, grandit. Le corps, époux impur de l'âme,
Plein des vils appétits d'où naît le vice infâme,
Pesant, fétide, abject, malade à tous moments,
Branlant sur sa charpente affreuse d'ossements,
Gonflé d'humeurs, couvert d'une peau qui se ride,
Souffrant le froid, le chaud, la faim, la soif aride,
Traîne un ventre hideux, s'assouvit, mange et dort.
Mais il vieillit enfin, et, lorsque vient la mort,
L'âme, vers la lumière éclatante et dorée,
S'envole, de ce monstre horrible délivrée.--
Une nuit que j'avais, devant mes yeux obscurs,
Un fantôme de ville et des spectres de murs,
J'ai, comme au fond d'un rêve où rien n'a plus de forme,
Entendu, près des tours d'un temple au dôme énorme,
Une voix qui sortait de dessous un monceau
De blocs noirs d'où le sang coulait en long ruisseau;
Cette voix murmurait des chants et des prières.
C'était le lapidé qui bénissait les pierres;
Étienne le martyr, qui disait:--O mon front,
Rayonne! Désormais les hommes s'aimeront;
Jésus règne. O mon Dieu, récompensez les hommes!
Ce sont eux qui nous font les élus que nous sommes.
Joie! amour! pierre à pierre, ô Dieu, je vous le dis,
Mes frères m'ont jeté le seuil du paradis!
·
Elle était là debout, la mère douloureuse.
L'obscurité farouche, aveugle, sourde, affreuse,
Pleurait de toutes parts autour du Golgotha.
Christ, le jour devint noir quand on vous en ôta,
Et votre dernier souffle emporta la lumière.
Elle était là debout près du gibet, la mère!
Et je me dis: Voilà la douleur! et je vins.
--Qu'avez-vous donc, lui dis-je, entre vos doigts divins?
Alors, aux pieds du fils saignant du coup de lance,
Elle leva sa droite et l'ouvrit en silence,
Et je vis dans sa main l'étoile du matin.
Quoi! ce deuil-là, Seigneur, n'est pas même certain!
Et la mère, qui râle au bas de la croix sombre,
Est consolée, ayant les soleils dans son ombre,
Et, tandis que ses yeux hagards pleurent du sang,
Elle sent une joie immense en se disant:
--Mon fils est Dieu! mon fils sauve la vie au monde!--
Et pourtant où trouver plus d'épouvante immonde,
Plus d'effroi, plus d'angoisse et plus de désespoir
Que dans ce temps lugubre où le genre humain noir,
Frissonnant du banquet autant que du martyre,
Entend pleurer Marie et Trimalcion rire!
·
Mais la foule s'écrie:--Oui, sans doute, c'est beau,
Le martyre, la mort, quand c'est un grand tombeau!
Quand on est un Socrate, un Jean Huss, un Messie!
Quand on s'appelle vie, avenir, prophétie!
Quand l'encensoir s'allume au feu qui vous brûla,
Quand les siècles, les temps et les peuples sont là
Qui vous dressent, parmi leurs brumes et leurs voiles,
Un cénotaphe énorme au milieu des étoiles,
Si bien que la nuit semble être le drap du deuil,
Et que les astres sont les cierges du cercueil!
Le billot tenterait même le plus timide
Si sa bière dormait sous une pyramide.
Quand on marche à la mort, recueillant en chemin
La bénédiction de tout le genre humain,
Quand des groupes en pleurs baisent vos traces fières,
Quand on s'entend crier par les murs, par les pierres,
Et jusque par les gonds du seuil de sa prison:
«Tu vas de ta mémoire éclairer l'horizon;
Fantôme éblouissant, tu vas dorer l'histoire,
Et, vêtu de ta mort comme d'une victoire,
T'asseoir au fronton bleu des hommes immortels!»
Lorsque les échafauds ont des aspects d'autels,
Qu'on se sent admiré du bourreau qui vous tue.
Que le cadavre va se relever statue,
Mourant plein de clarté, d'aube, de firmament,
D'éclat, d'honneur, de gloire, on meurt facilement!
L'homme est si vaniteux, qu'il rit à la torture
Quand c'est une royale et tragique aventure,
Quand c'est une tenaille immense qui le mord.
Quand les durs instruments d'agonie et de mort
Sortent de quelque forge inouïe et géante,
Notre orgueil, oubliant la blessure béante,
Se console des clous en voyant le marteau.
Avoir une montagne auguste pour poteau,
Être battu des flots ou battu des nuées,
Entendre l'univers plein de vagues huées
Murmurer:--Regardez ce colosse! les noeuds,
Les fers et les carcans le font plus lumineux!
C'est le vaincu Rayon, le damné Météore!
Il a volé la foudre et dérobé l'aurore!--
Être un supplicié du gouffre illimité,
Être un titan cloué sur une énormité,
Cela plaît. On veut bien des maux qui sont sublimes;
Et l'on se dit: Souffrons, mais souffrons sur les cimes!
Eh bien, non!--Le sublime est en bas. Le grand choix,
C'est de choisir l'affront. De même que parfois
La pourpre est déshonneur, souvent la fange est lustre.
La boue imméritée atteignant l'âme illustre,
L'opprobre, ce cachot d'où l'auréole sort,
Le cul de basse-fosse où nous jette le sort,
Le fond noir de l'épreuve où le malheur nous traîne,
Sont le comble éclatant de la grandeur sereine.
Et, quand, dans le supplice où nous devons lutter,
Le lâche destin va jusqu'à nous insulter,
Quand sur nous il entasse outrage, rire, blâme,
Et tant de contre-sens entre le sort et l'âme
Que notre vie arrive à la difformité,
La laideur de l'épreuve en devient la beauté.
C'est Samson à Gaza, c'est Épictète à Rome;
L'abjection du sort fait la gloire de l'homme.
Plus de brume ne fait que couvrir plus d'azur.
Ce que l'homme ici-bas peut avoir de plus pur,
De plus beau, de plus noble en ce monde où l'on pleure,
C'est chute, abaissement, misère extérieure,
Acceptés pour garder la grandeur du dedans.
Oui, tous les chiens de l'ombre, autour de vous grondants,
Le blâme ingrat, la haine aux fureurs coutumière,
Oui, tomber dans la nuit quand c'est pour la lumière,
Faire horreur, n'être plus qu'un ulcère, indigner
L'homme heureux, et qu'on raille en vous voyant saigner,
Et qu'on marche sur vous, qu'on vous crache au visage,
Quand c'est pour la vertu, pour le vrai, pour le sage,
Pour le bien, pour l'honneur, il n'est rien de plus doux.
Quelle splendeur qu'un juste abandonné de tous,
N'ayant plus qu'un haillon dans le mal qui le mine,
Et jetant aux dédains, au deuil, à la vermine,
A sa plaie, aux douleurs, de tranquilles défis!
Même quand Prométhée est là, Job, tu suffis
Pour faire le fumier plus haut que le Caucase.
Le juste, méprisé comme un ver qu'on écrase,
M'éblouit d'autant plus que nous le blasphémons.
Ce que les froids bourreaux à faces de démons
Mêlent avec leur main monstrueuse et servile
A l'exécution pour la rendre plus vile,
Grandit le patient au regard de l'esprit.
O croix! les deux voleurs sont deux rayons du Christ!
·
Ainsi, tous les souffrants m'ont apparu splendides,
Satisfaits, radieux, doux, souverains, candides,
Heureux, la plaie au sein, la joie au coeur; les uns
Jetés dans la fournaise et devenant parfums,
Ceux-là jetés aux nuits et devenant aurores;
Les croyants, dévorés dans les cirques sonores,
Râlaient un chant, aux pieds des bêtes étouffés;
Les penseurs souriaient aux noirs autodafés,
Aux glaives, aux carcans, aux chemises de soufre;
Et je me suis alors écrié: Qui donc souffre?
Pour qui donc, si le sort, ô Dieu, n'est pas moqueur,
Toute cette pitié que tu m'as mise au coeur?
Qu'en dois-je faire? à qui faut-il que je la garde?
Où sont les malheureux?--et Dieu m'a dit:--Regarde.
·
Et j'ai vu des palais, des fêtes, des festins,
Des femmes qui mêlaient leurs blancheurs aux satins,
Des murs hautains ayant des jaspes pour écorces,
Des serpents d'or roulés dans des colonnes torses,
Avec de vastes dais pendant aux grands plafonds;
Et j'entendais chanter:--Jouissons! triomphons!--
Et les lyres, les luths, les clairons dont le cuivre
A l'air de se dissoudre en fanfare et de vivre,
Et l'orgue, devant qui l'ombre écoute et se tait,
Tout un orchestre énorme et monstrueux chantait;
Et ce triomphe était rempli d'hommes superbes
Qui riaient et portaient toute la terre en gerbes,
Et dont les fronts dorés, brillants, audacieux,
Fiers, semblaient s'achever en astres dans les cieux.
Et, pendant qu'autour d'eux des voix criaient:--Victoire
A jamais! à jamais force, puissance et gloire!
Et fête dans la ville! et joie à la maison!--
Je voyais, au-dessus du livide horizon,
Trembler le glaive immense et sombre de l'archange.
Ils s'épanouissaient dans une aurore étrange,
Ils vivaient dans l'orgueil comme dans leur cité,
Et semblaient ne sentir que leur félicité.
Et Dieu les a tous pris alors l'un après l'autre,
Le puissant, le repu, l'assouvi qui se vautre,
Le czar dans son Kremlin, l'iman au bord du Nil,
Comme on prend les petits d'un chien dans un chenil,
Et, comme il fait le jour sous les vagues marines,
M'ouvrant avec ses mains ces profondes poitrines,
Et, fouillant de son doigt de rayons pénétré
Leurs entrailles, leur foie et leurs reins, m'a montré
Des hydres qui rongeaient le dedans de ces âmes.
Et j'ai vu tressaillir ces hommes et ces femmes;
Leur visage riant comme un masque est tombé,
Et leur pensée, un monstre effroyable et courbé,
Une naine hagarde, inquiète, bourrue,
Assise sous leur crâne affreux, m'est apparue.
Alors, tremblant, sentant chanceler mes genoux,
Je leur ai demandé: «Mais qui donc êtes-vous?»
Et ces êtres n'ayant presque plus face d'homme
M'ont dit: «Nous sommes ceux qui font le mal; et comme
C'est nous qui le faisons, c'est nous qui le souffrons!»
·
Oh! le nuage vain des pleurs et des affronts
S'envole, et la douleur passe en criant: Espère!
Vous me l'avez fait voir et toucher, ô vous, Père,
Juge, vous le grand juste et vous le grand clément!
Le rire du succès et du triomphe ment;
Un invisible doigt caressant se promène
Sous chacun des chaînons de la misère humaine;
L'adversité soutient ceux qu'elle fait lutter;
L'indigence est un bien pour qui sait la goûter;
L'harmonie éternelle autour du pauvre vibre
Et le berce; l'esclave, étant une âme, est libre,
Et le mendiant dit: Je suis riche, ayant Dieu.
L'innocence aux tourments jette ce cri: C'est peu.
La difformité rit dans Ésope, et la fièvre
Dans Scarron; l'agonie ouvre aux hymnes sa lèvre;
Quand je dis: «La douleur est-elle un mal?» Zénon
Se dresse devant moi paisible, et me dit: «Non.»
Oh! le martyre est joie et transport, le supplice
Est volupté, les feux du bûcher sont délice,
La souffrance est plaisir, la torture est bonheur;
Il n'est qu'un malheureux: c'est le méchant, Seigneur.
·
Aux premiers jours du monde, alors que la nuée,
Surprise, contemplait chaque chose créée,
Alors que sur le globe, où le mal avait crû,
Flottait une lueur de l'Éden disparu,
Quand tout encor semblait être rempli d'aurore,
Quand sur l'arbre du temps les ans venaient d'éclore,
Sur la terre, où la chair avec l'esprit se fond,
Il se faisait le soir un silence profond,
Et le désert, les bois, l'onde aux vastes rivages,
Et les herbes des champs, et les bêtes sauvages,
Émus, et les rochers, ces ténébreux cachots,
Voyaient, d'un antre obscur couvert d'arbres si hauts
Que nos chênes auprès sembleraient des arbustes,
Sortir deux grands vieillards, nus, sinistres, augustes.
C'étaient Ève aux cheveux blanchis, et son mari,
Le pâle Adam, pensif, par le travail meurtri,
Ayant la vision de Dieu sous sa paupière.
Ils venaient tous les deux s'asseoir sur une pierre,
En présence des monts fauves et soucieux,
Et de l'éternité formidable des cieux.
Leur oeil triste rendait la nature farouche,
Et là, sans qu'il sortit un souffle de leur bouche,
Les mains sur leurs genoux et se tournant le dos,
Accablés comme ceux qui portent des fardeaux,
Sans autre mouvement de vie extérieure
Que de baisser plus bas la tête d'heure en heure,
Dans une stupeur morne et fatale absorbés,
Froids, livides, hagards, ils regardaient, courbés
Sous l'être illimité sans figure et sans nombre,
L'un, décroître le jour, et l'autre, grandir l'ombre;
Et, tandis que montaient les constellations,
Et que la première onde aux premiers alcyons
Donnait sous l'infini le long baiser nocturne,
Et qu'ainsi que des fleurs tombant à flots d'une urne
Les astres fourmillants emplissaient le ciel noir,
Ils songeaient, et, rêveurs, sans entendre, sans voir,
Sourds aux rumeurs des mers d'où l'ouragan s'élance,
Toute la nuit, dans l'ombre, ils pleuraient en silence;
Ils pleuraient tous les deux, aïeux du genre humain,
Le père sur Abel, la mère sur Caïn.
Marine-Terrace, septembre 1855.
LIVRE SIXIÈME
AU BORD DE L'INFINI
I
LE PONT
J'avais devant les yeux les ténèbres. L'abîme
Qui n'a pas de rivage et qui n'a pas de cime,
Était là, morne, immense; et rien n'y remuait.
Je me sentais perdu dans l'infini muet.
Au fond, à travers l'ombre, impénétrable voile,
On apercevait Dieu comme une sombre étoile.
Je m'écriai:--Mon âme, ô mon âme! il faudrait,
Pour traverser ce gouffre où nul bord n'apparaît,
Et pour qu'en cette nuit jusqu'à ton Dieu tu marches,
Bâtir un pont géant sur des millions d'arches.
Qui le pourra jamais! Personne! ô deuil! effroi!
Pleure!--Un fantôme blanc se dressa devant moi
Pendant que je jetais sur l'ombre un oeil d'alarme,
Et ce fantôme avait la forme d'une larme;
C'était un front de vierge avec des mains d'enfant;
Il ressemblait au lys que la blancheur défend;
Ses mains en se joignant faisaient de la lumière.
Il me montra l'abîme où va toute poussière,
Si profond, que jamais un écho n'y répond;
Et me dit:--Si tu veux je bâtirai le pont.
Vers ce pâle inconnu je levai ma paupière.
--Quel est ton nom? lui dis-je. Il me dit:--La prière.
Jersey, décembre 1852.
II
IBO
Dites, pourquoi, dans l'insondable
Au mur d'airain,
Dans l'obscurité formidable
Du ciel serein,
Pourquoi, dans ce grand sanctuaire
Sourd et béni,
Pourquoi, sous l'immense suaire
De l'infini,
Enfouir vos lois éternelles
Et vos clartés?
Vous savez bien que j'ai des ailes,
O vérités!
Pourquoi vous cachez-vous dans l'ombre
Qui nous confond?
Pourquoi fuyez-vous l'homme sombre
Au vol profond?
Que le mal détruise ou bâtisse,
Rampe ou soit roi,
Tu sais bien que j'irai, Justice,
J'irai vers toi!
Beauté sainte, Idéal qui germes
Chez les souffrants,
Toi par qui les esprits sont fermes
Et les coeurs grands,
Vous le savez, vous que j'adore,
Amour, Raison,
Qui vous levez comme l'aurore
Sur l'horizon,
Foi, ceinte d'un cercle d'étoiles,
Droit, bien de tous,
J'irai, Liberté qui te voiles,
J'irai vers vous!
Vous avez beau, sans fin, sans borne
Lueurs de Dieu,
Habiter la profondeur morne
Du gouffre bleu,
Ame à l'abîme habituée
Dès le berceau,
Je n'ai pas peur de la nuée;
Je suis oiseau.
Je suis oiseau comme cet être
Qu'Amos rêvait,
Que saint Marc voyait apparaître
A son chevet,
Qui mêlait sur sa tête fière,
Dans les rayons,
L'aile de l'aigle à la crinière
Des grands lions.
J'ai des ailes. J'aspire au faîte;
Mon vol est sûr;
J'ai des ailes pour la tempête
Et pour l'azur.
Je gravis les marches sans nombre.
Je veux savoir;
Quand la science serait sombre
Comme le soir!
Vous savez bien que l'âme affronte
Ce noir degré,
Et que, si haut qu'il faut qu'on monte,
J'y monterai!
Vous savez bien que l'âme est forte
Et ne craint rien
Quand le souffle de Dieu l'emporte!
Vous savez bien
Que j'irai jusqu'aux bleus pilastres,
Et que mon pas,
Sur l'échelle qui monte aux astres,
Ne tremble pas!
L'homme en cette époque agitée,
Sombre océan,
Doit faire comme Prométhée
Et comme Adam.
Il doit ravir au ciel austère
L'éternel feu;
Conquérir son propre mystère,
Et voler Dieu.
L'homme a besoin, dans sa chaumière,
Des vents battu,
D'une loi qui soit sa lumière
Et sa vertu.
Toujours ignorance et misère!
L'homme en vain fuit,
Le sort le tient; toujours la serre!
Toujours la nuit!
Il faut que le peuple s'arrache
Au dur décret,
Et qu'enfin ce grand martyr sache
Le grand secret!
Déjà l'amour, dans l'ère obscure
Qui va finir,
Dessine la vague figure
De l'avenir.
Les lois de nos destins sur terre,
Dieu les écrit;
Et, si ces lois sont le mystère,
Je suis l'esprit.
Je suis celui que rien n'arrête
Celui qui va,
Celui dont l'âme est toujours prête
A Jéhovah;
Je suis le poëte farouche,
L'homme devoir,
Le souffle des douleurs, la bouche
Du clairon noir;
Le rêveur qui sur ses registres
Met les vivants,
Qui mêle des strophes sinistres
Aux quatre vents;
Le songeur ailé, l'âpre athlète
Au bras nerveux,
Et je traînerais la comète
Par les cheveux.
Donc, les lois de notre problème,
Je les aurai;
J'irai vers elles, penseur blême,
Mage effaré!
Pourquoi cacher ces lois profondes?
Rien n'est muré.
Dans vos flammes et dans vos ondes
Je passerai;
J'irai lire la grande bible;
J'entrerai nu
Jusqu'au tabernacle terrible
De l'inconnu,
Jusqu'au seuil de l'ombre et du vide,
Gouffres ouverts
Que garde la meute livide
Des noirs éclairs,
Jusqu'aux portes visionnaires
Du ciel sacré;
Et, si vous aboyez, tonnerres,
Je rugirai.
Au dolmen de Rozel, janvier 1853.
III
Un spectre m'attendait dans un grand angle d'ombre,
Et m'a dit:
--Le muet habite dans le sombre.
L'infini rêve, avec un visage irrité.
L'homme parle et dispute avec l'obscurité,
Et la larme de l'oeil rit du bruit de la bouche.
Tout ce qui vous emporte est rapide et farouche.
Sais-tu pourquoi tu vis? sais-tu pourquoi tu meurs?
Les vivants orageux passent dans les rumeurs,
Chiffres tumultueux, flots de l'océan Nombre,
Vous n'avez rien à vous qu'un souffle dans de l'ombre;
L'homme est à peine né, qu'il est déjà passé,
Et c'est avoir fini que d'avoir commencé.
Derrière le mur blanc, parmi les herbes vertes,
La fosse obscure attend l'homme, lèvres ouvertes.
La mort est le baiser de la bouche tombeau.
Tâche de faire un peu de bien, coupe un lambeau
D'une bonne action dans cette nuit qui gronde;
Ce sera ton linceul dans la terre profonde.
Beaucoup s'en sont allés qui ne reviendront plus
Qu'à l'heure de l'immense et lugubre reflux;
Alors, on entendra des cris. Tâche de vivre;
Crois. Tant que l'homme vit, Dieu pensif lit son livre.
L'homme meurt quand Dieu fait au coin du livre un pli.
L'espace sait, regarde, écoute. Il est rempli
D'oreilles sous la tombe, et d'yeux dans les ténèbres.
Les morts ne marchant plus, dressent leurs pieds funèbres;
Les feuilles sèches vont et roulent sous les cieux.
Ne sens-tu pas souffler le vent mystérieux?
Au dolmen de Rozel, avril 1853.
IV
Écoutez. Je suis Jean. J'ai vu des choses sombres.
J'ai vu l'ombre infinie où se perdent les nombres,
J'ai vu les visions que les réprouvés font,
Les engloutissements de l'abîme sans fond;
J'ai vu le ciel, l'éther, le chaos et l'espace.
Vivants! puisque j'en viens, je sais ce qui s'y passe;
Je vous affirme à tous, écoutez bien ma voix,
J'affirme même à ceux qui vivent dans les bois,
Que le Seigneur, le Dieu des esprits, des prophètes,
Voit ce que vous pensez et sait ce que vous faites.
C'est bien. Continuez, grands, petits, jeunes, vieux!
Que l'avare soit tout à l'or, que l'envieux
Rampe et morde en rampant, que le glouton dévore,
Que celui qui faisait le mal, le fasse encore,
Que celui qui fut lâche et vil, le soit toujours!
Voyant vos passions, vos fureurs, vos amours,
J'ai dit à Dieu: «Seigneur, jugez où nous en sommes.
Considérez la terre et regardez les hommes.
Ils brisent tous les noeuds qui devaient les unir.»
Et Dieu m'a répondu: «Certes, je vais venir!»
Serk, juillet 1853.
V
CROIRE; MAIS PAS EN NOUS
Parce qu'on a porté du pain, du linge blanc,
A quelque humble logis sous les combles tremblant
Comme le nid parmi les feuilles inquiètes;
Parce qu'on a jeté ses restes et ses miettes
Au petit enfant maigre, au vieillard pâlissant,
Au pauvre qui contient l'éternel tout-puissant;
Parce qu'on a laissé Dieu manger sous sa table,
On se croit vertueux, on se croit charitable!
On dit: «Je suis parfait! louez-moi; me voilà!»
Et, tout en blâmant Dieu de ceci, de cela,
De ce qu'il pleut, du mal dont on le dit la cause,
Du chaud, du froid, on fait sa propre apothéose.
Le riche qui, gorgé, repu, fier, paresseux,
Laisse un peu d'or rouler de son palais sur ceux
Que le noir janvier glace et que la faim harcèle,
Ce riche-là, qui brille et donne une parcelle
De ce qu'il a de trop à qui n'a pas assez,
Et qui, pour quelques sous du pauvre ramassés,
S'admire et ferme l'oeil sur sa propre misère,
S'il a le superflu, n'a pas le nécessaire:
La justice; et le loup rit dans l'ombre en marchant
De voir qu'il se croit bon pour n'être pas méchant.
Nous bons! nous fraternels! ô fange et pourriture!
Mais tournez donc vos yeux vers la mère nature!
Que sommes-nous, coeurs froids où l'égoïsme bout,
Auprès de la bonté suprême éparse en tout?
Toutes nos actions ne valent pas la rose.
Dès que nous avons fait par hasard quelque chose,
Nous nous vantons, hélas! vains souffles qui fuyons!
Dieu donne l'aube au ciel sans compter les rayons,
Et la rosée aux fleurs sans mesurer les gouttes;
Nous sommes le néant; nos vertus tiendraient toutes
Dans le creux de la pierre où vient boire l'oiseau.
L'homme est l'orgueil du cèdre emplissant le roseau.
Le meilleur n'est pas bon, vraiment, tant l'homme est frêle;
Et tant notre fumée à nos vertus se mêle!
Le bienfait par nos mains pompeusement jeté
S'évapore aussitôt dans notre vanité;
Même en le prodiguant aux pauvres d'un air tendre,
Nous avons tant d'orgueil que notre or devient cendre;
Le bien que nous faisons est spectre comme nous.
L'Incréé, seul vivant, seul terrible et seul doux,
Qui juge, aime, pardonne, engendre, construit, fonde,
Voit nos hauteurs avec une pitié profonde.
Ah! rapides passants! ne comptons pas sur nous,
Comptons sur lui. Pensons et vivons à genoux;
Tâchons d'être sagesse, humilité, lumière;
Ne faisons point un pas qui n'aille à la prière;
Car nos perfections rayonneront bien peu
Après la mort, devant l'étoile et le ciel bleu.
Dieu seul peut nous sauver. C'est un rêve de croire
Que nos lueurs d'en bas sont là-haut de la gloire;
Si lumineux qu'il ait paru dans notre horreur,
Si doux qu'il ait été pour nos coeurs pleins d'erreur,
Quoi qu'il ait fait, celui que sur la terre on nomme
Juste, excellent, pur, sage et grand, là-haut est l'homme,
C'est-à-dire la nuit en présence du jour;
Son amour semble haine auprès du grand amour;
Et toutes ses splendeurs, poussant des cris funèbres,
Disent en voyant Dieu: Nous sommes les ténèbres!
Dieu, c'est le seul azur dont le monde ait besoin.
L'abîme en en parlant prend l'atome à témoin.
Dieu seul est grand! c'est là le psaume du brin d'herbe;
Dieu seul est vrai! c'est là l'hymne du flot superbe;
Dieu seul est bon! c'est là le murmure des vents;
Ah! ne vous faites pas d'illusions, vivants!
Et d'où sortez-vous donc, pour croire que vous êtes
Meilleurs que Dieu, qui met les astres sur vos têtes,
Et qui vous éblouit, à l'heure du réveil,
De ce prodigieux sourire, le soleil!
Marine-Terrace, décembre 1854.
VI
PLEURS DANS LA NUIT
I
Je suis l'être incliné qui jette ce qu'il pense;
Qui demande à la nuit le secret du silence;
Dont la brume emplit l'oeil;
Dans une ombre sans fond mes paroles descendent,
Et les choses sur qui tombent mes strophes rendent
Le son creux du cercueil.
Mon esprit, qui du doute a senti la piqûre,
Habite, âpre songeur, la rêverie obscure
Aux flots plombés et bleus,
Lac hideux où l'horreur tord ses bras, pâle nymphe,
Et qui fait boire une eau morte comme la lymphe
Aux rochers scrofuleux.
Le Doute, fils bâtard de l'aïeule Sagesse,
Crie:--A quoi bon?--devant l'éternelle largesse,
Nous fait tout oublier,
S'offre à nous, morne abri, dans nos marches sans nombre,
Nous dit:--Es-tu las? Viens!--et l'homme dort à l'ombre
De ce mancenilier.
L'effet pleure et sans cesse interroge la cause.
La création semble attendre quelque chose.
L'homme à l'homme est obscur.
Où donc commence l'âme? où donc finit la vie?
Nous voudrions, c'est là notre incurable envie,
Voir par-dessus le mur.
Nous rampons, oiseaux pris sous le filet de l'être;
Libres et prisonniers, l'immuable pénètre
Toutes nos volontés;
Captifs sous le réseau des choses nécessaires,
Nous sentons se lier des fils à nos misères
Dans les immensités.
II
Nous sommes au cachot; la porte est inflexible;
Mais, dans une main sombre, inconnue, invisible,
Qui passe par moment,
A travers l'ombre, espoir des âmes sérieuses,
On entend le trousseau des clefs mystérieuses
Sonner confusément.
La vision de l'être emplit les yeux de l'homme.
Un mariage obscur sans cesse se consomme
De l'ombre avec le jour;
Ce monde, est-ce un éden tombé dans la géhenne?
Nous avons dans le coeur des ténèbres de haine
Et des clartés d'amour.
La création n'a qu'une prunelle trouble.
L'être éternellement montre sa face double,
Mal et bien, glace et feu;
L'homme sent à la fois, âme pure et chair sombre,
La morsure du ver de terre au fond de l'ombre
Et le baiser de Dieu.
Mais à de certains jours, l'âme est comme une veuve.
Nous entendons gémir les vivants dans l'épreuve.
Nous doutons, nous tremblons,
Pendant que l'aube épand ses lumières sacrées
Et que mai sur nos seuils mêle les fleurs dorées
Avec les enfants blonds.
Qu'importe la lumière, et l'aurore, et les astres,
Fleurs des chapiteaux bleus, diamants des pilastres
Du profond firmament,
Et mai qui nous caresse, et l'enfant qui nous charme,
Si tout n'est qu'un soupir, si tout n'est qu'une larme,
Si tout n'est qu'un moment!
III
Le sort nous use au jour, triste meule qui tourne.
L'homme inquiet et vain croit marcher, il séjourne;
Il expire en créant.
Nous avons la seconde et nous rêvons l'année;
Et la dimension de notre destinée,
C'est poussière et néant.
L'abîme, où les soleils sont les égaux des mouches,
Nous tient; nous n'entendons que des sanglots farouches
Ou des rires moqueurs;
Vers la cible d'en haut qui dans l'azur s'élève,
Nous lançons nos projets, nos voeux, l'espoir, le rêve,
Ces flèches de nos coeurs.
Nous voulons durer, vivre, être éternels. O cendre!
Où donc est la fourmi qu'on appelle Alexandre?
Où donc le ver César?
En tombant sur nos fronts, la minute nous tue.
Nous passons, noir essaim, foule de deuil vêtue,
Comme le bruit d'un char.
Nous montons à l'assaut du temps comme une armée.
Sur nos groupes confus que voile la fumée
Des jours évanouis,
L'énorme éternité luit, splendide et stagnante;
Le cadran, bouclier de l'heure rayonnante.
Nous terrasse éblouis!
IV
A l'instant où l'on dit: Vivons! tout se déchire.
Les pleurs subitement descendent sur le rire.
Tête nue! à genoux!
Tes fils sont morts, mon père est mort, leur mère est morte.
O deuil! qui passe là? C'est un cercueil qu'on porte.
A qui le portez-vous?
Ils le portent à l'ombre, au silence, à la terre;
Ils le portent au calme obscur, à l'aube austère,
A la brume sans bords,
Au mystère qui tord ses anneaux sous des voiles,
Au serpent inconnu qui lèche les étoiles
Et qui baise les morts!
V
Ils le portent aux vers, au néant, à Peut-Être!
Car la plupart d'entre eux n'ont point vu le jour naître;
Sceptiques et bornés,
La négation morne et la matière hostile,
Flambeaux d'aveuglement, troublent l'âme inutile
De ces infortunés.
Pour eux le ciel ment, l'homme est un songe et croit vivre;
Ils ont beau feuilleter page à page le livre,
Ils ne comprennent pas;
Ils vivent en hochant la tête, et, dans le vide,
L'écheveau ténébreux que le doute dévide
Se mêle sous leurs pas.
Pour eux l'âme naufrage avec le corps qui sombre.
Leur rêve a les yeux creux et regarde de l'ombre;
Rien est le mot du sort;
Et chacun d'eux, riant de la voûte étoilée,
Porte en son coeur, au lieu de l'espérance ailée,
Une tête de mort.
Sourds à l'hymne des bois, au sombre cri de l'orgue,
Chacun d'eux est un champ plein de cendre, une morgue
Où pendent des lambeaux,
Un cimetière où l'oeil des frémissants poëtes
Voit planer l'ironie et toutes ses chouettes,
L'ombre et tous ses corbeaux.
Quand l'astre et le roseau leur disent: Il faut croire;
Ils disent au jonc vert, à l'astre en sa nuit noire:
Vous êtes insensés!
Quand l'arbre leur murmure à l'oreille: Il existe;
Ces fous répondent: Non! et, si le chêne insiste,
Ils lui disent: Assez!
Quelle nuit! le semeur nié par la semence!
L'univers n'est pour eux qu'une vaste démence,
Sans but et sans milieu;
Leur âme, en agitant l'immensité profonde,
N'y sent même pas l'être, et dans le grelot monde
N'entend pas sonner Dieu!
VI
Le corbillard franchit le seuil du cimetière.
Le gai matin, qui rit à la nature entière,
Resplendit sur ce deuil;
Tout être a son mystère où l'on sent l'âme éclore,
Et l'offre à l'infini; l'astre apporte l'aurore,
Et l'homme le cercueil.
Le dedans de la fosse apparaît, triste crèche.
Des pierres par endroits percent la terre fraîche;
Et l'on entend le glas;
Elles semblent s'ouvrir ainsi que des paupières,
Et le papillon blanc dit: «Qu'ont donc fait ces pierres?»
Et la fleur dit: «Hélas!»
VII
Est-ce que par hasard ces pierres sont punies,
Dieu vivant, pour subir de telles agonies?
Ah! ce que nous souffrons
N'est rien...--Plus bas que l'arbre en proie aux froides bises,
Sous cette forme horrible, est-ce que les Cambyses,
Est-ce que les Nérons,
Après avoir tenu les peuples dans leur serre,
Et crucifié l'homme au noir gibet misère,
Mis le monde en lambeaux,
Souillé l'âme, et changé, sous le vent des désastres,
L'univers en charnier, et fait monter aux astres
La vapeur des tombeaux,
Après avoir passé joyeux dans la victoire,
Dans l'orgueil, et partout imprimé sur l'histoire
Leurs ongles furieux,
Et, monstres qu'entrevoit l'homme en ses léthargies.
Après avoir sur terre été des effigies
Du mal mystérieux,
Après avoir peuplé les prisons élargies,
Et versé tant de meurtre aux vastes mers rougies,
Tant de morts, glaive au flanc,
Tant d'ombre, et de carnage, et d'horreurs inconnues,
Que le soleil, le soir, hésitait dans les nues
Devant ce bain sanglant!
Après avoir mordu le troupeau que Dieu mène,
Et tourné tour à tour de la torture humaine
L'atroce cabestan,
Et régné sous la pourpre et sous le laticlave,
Et plié six mille ans Adam, le vieil esclave,
Sous le vieux roi Satan,
Est-ce que le chasseur Nemrod, Sforce le pâtre,
Est-ce que Messaline, est-ce que Cléopâtre,
Caligula, Macrin,
Et les Achabs, par qui renaissaient les Sodomes,
Et Phalaris, qui fit du hurlement des hommes
La clameur de l'airain,
Est-ce que Charles Neuf, Constantin, Louis Onze,
Vitellius, la fange, et Busiris, le bronze,
Les Cyrus dévorants,
Les Égystes montrés du doigt par les Électres,
Seraient dans cette nuit, d'hommes devenus spectres,
Et pierres de tyrans?
Est-ce que ces cailloux, tout pénétrés de crimes,
Dans l'horreur étouffés, scellés dans les abîmes,
Enviant l'ossement,
Sans air, sans mouvement, sans jour, sans yeux, sans bouche,
Entre l'herbe sinistre et le cercueil farouche,
Vivraient affreusement?
Est-ce que ce seraient des âmes condamnées,
Des maudits qui, pendant des millions d'années,
Seuls avec le remords,
Au lieu de voir, des yeux de l'astre solitaire,
Sortir les rayons d'or, verraient les vers de terre
Sortir des yeux des morts?
Homme et roche, exister, noir dans l'ombre vivante!
Songer, pétrifié dans sa propre épouvante!
Rêver l'éternité!
Dévorer ses fureurs, confusément rugies!
Être pris, ouragan de crimes et d'orgies,
Dans l'immobilité!
Punition! problème obscur! questions sombres!
Quoi! ce caillou dirait:--J'ai mis Thèbe en décombres!
J'ai vu Suze à genoux!
J'étais Bélus à Tyr! j'étais Sylla dans Rome!--
Noire captivité des vieux démons de l'homme!
O pierres, qu'êtes-vous?
Qu'a fait ce bloc, béant dans la fosse insalubre?
Glacé du froid profond de la terre lugubre,
Informe et châtié,
Aveugle, même aux feux que la nuit réverbère,
Il pense et se souvient...--Quoi! ce n'est que Tibère!
Seigneur, ayez pitié!
Ce dur silex noyé dans la terre, âpre, fruste,
Couvert d'ombre, pendant que le ciel s'ouvre au juste
Qui s'y réfugia,
Jaloux du chien qui jappe et de l'âne qui passe,
Songe et dit: Je suis là!--Dieu vivant, faites grâce!
Ce n'est que Borgia!
O Dieu bon, penchez-vous sur tous ces misérables!
Sauvez ces submergés, aimez ces exécrables!
Ouvrez les soupiraux.
Au nom des innocents, Dieu, pardonnez aux crimes.
Père, fermez l'enfer. Juge, au nom des victimes,
Grâce pour les bourreaux!
De toutes parts s'élève un cri: Miséricorde!
Les peuples nus, liés, fouettés à coups de corde,
Lugubres travailleurs,
Voyant leur maître en proie aux châtiments sublimes,
Ont pitié du despote, et, saignant de ses crimes,
Pleurent de ses douleurs;
Les pâles nations regardent dans le gouffre,
Et ces grands suppliants, pour le tyran qui souffre,
T'implorent, Dieu jaloux;
L'esclave mis en croix, l'opprimé sur la claie,
Plaint le satrape au fond de l'abîme, et la plaie
Dit: Grâce pour les clous!
Dieu serein, regardez d'un regard salutaire
Ces reclus ténébreux qu'emprisonne la terre
Pleine d'obscurs verrous,
Ces forçats dont le bagne est le dedans des pierres,
Et levez, à la voix des justes en prières,
Ces effrayants écrous.
Père, prenez pitié du monstre et de la roche.
De tous les condamnés que le pardon s'approche!
Jadis, roi des combats,
Ces bandits sur la terre ont fait une tempête;
Étant montés plus haut dans l'horreur que la bête,
Ils sont tombés plus bas.
Grâce pour eux! démence, espoir, pardon, refuge,
Au jonc qui fut un prince, au ver qui fut un juge!
Le méchant, c'est le fou.
Dieu, rouvrez au maudit! Dieu, relevez l'infâme!
Rendez à tous l'azur. Donnez au tigre une âme,
Des ailes au caillou!
Mystère! obsession de tout esprit qui pense!
Échelle de la peine et de la récompense!
Nuit qui monte en clarté!
Sourire épanoui sur la torture amère!
Vision du sépulcre! êtes-vous la chimère,
Ou la réalité?
VIII
La fosse, plaie au flanc de la terre, est ouverte,
Et, béante, elle fait frissonner l'herbe verte
Et le buisson jauni;
Elle est là, froide, calme, étroite, inanimée,
Et l'âme en voit sortir, ainsi qu'une fumée,
L'ombre de l'infini.
Et les oiseaux de l'air, qui, planant sur les cimes,
Volant sous tous les cieux, comparent les abîmes
Dans les courses qu'ils font,
Songent au noir Vésuve, à l'Océan superbe,
Et disent, en voyant cette fosse dans l'herbe:
Voici le plus profond!
IX
L'âme est partie, on rend le corps à la nature.
La vie a disparu sous cette créature;
Mort, où sont tes appuis?
Le voilà hors du temps, de l'espace et du nombre.
On le descend avec une corde dans l'ombre
Comme un seau dans un puits.
Que voulez-vous puiser dans ce puits formidable?
Et pourquoi jetez-vous la sonde à l'insondable?
Qu'y voulez-vous puiser?
Est-ce l'adieu lointain et doux de ceux qu'on aime?
Est-ce un regard? hélas! est-ce un soupir suprême?
Est-ce un dernier baiser?
Qu'y voulez-vous puiser, vivants, essaim frivole?
Est-ce un frémissement du vide où tout s'envole,
Un bruit, une clarté,
Une lettre du mot que Dieu seul peut écrire?
Est-ce, pour le mêler à vos éclats de rire,
Un peu d'éternité?
Dans ce gouffre où la larve entr'ouvre son oeil terne,
Dans cette épouvantable et livide citerne,
Abîme de douleurs,
Dans ce cratère obscur des muettes demeures,
Que voulez-vous puiser, ô passants de peu d'heures,
Hommes de peu de pleurs?
Est-ce le secret sombre? est-ce la froide goutte
Qui, larme du néant, suinte de l'âpre voûte
Sans aube et sans flambeau?
Est-ce quelque lueur effarée et hagarde?
Est-ce le cri jeté par tout ce qui regarde
Derrière le tombeau?
Vous ne puiserez rien. Les morts tombent. La fosse
Les voit descendre, avec leur âme juste ou fausse,
Leur nom, leurs pas, leur bruit.
Un jour, quand souffleront les célestes haleines,
Dieu seul remontera toutes ces urnes pleines
De l'éternelle nuit.
X
Et la terre, agitant la ronce à sa surface,
Dit:--L'homme est mort; c'est bien; que veut-on que j'en fasse?
Pourquoi me le rend-on?
Terre! fais-en des fleurs! des lys que l'aube arrose!
De cette bouche aux dents béantes, fais la rose
Entr'ouvrant son bouton!
Fais ruisseler ce sang dans tes sources d'eaux vives,
Et fais-le boire aux boeufs mugissants, tes convives;
Prends ces chairs en haillons;
Fais de ces seins bleuis sortir des violettes,
Et couvre de ces yeux que t'offrent les squelettes
L'aile des papillons.
Fais avec tous ces morts une joyeuse vie.
Fais-en le fier torrent qui gronde et qui dévie,
La mousse aux frais tapis!
Fais-en des rocs, des joncs, des fruits, des vignes mûres,
Des brises, des parfums, des bois pleins de murmures,
Des sillons pleins d'épis!
Fais-en des buissons verts, fais-en de grandes herbes!
Et qu'en ton sein profond d'où se lèvent les gerbes,
A travers leur sommeil,
Les effroyables morts sans souffle et sans paroles
Se sentent frissonner dans toutes ces corolles
Qui tremblent au soleil!
XI
La terre, sur la bière où le mort pâle écoute,
Tombe, et le nid gazouille, et, là-bas, sur la route
Siffle le paysan;
Et ces fils, ces amis que le regret amène,
N'attendent même pas que la fosse soit pleine
Pour dire: Allons-nous-en!
Le fossoyeur, payé par ces douleurs hâtées,
Jette sur le cercueil la terre à pelletées.
Toi qui, dans ton linceul,
Rêvais le deuil sans fin, cette blanche colombe,
Avec cet homme allant et venant sur ta tombe,
O mort, te voilà seul!
Commencement de l'âpre et morne solitude!
Tu ne changeras plus de lit ni d'attitude;
L'heure aux pas solennels
Ne sonne plus pour toi; l'ombre te fait terrible;
L'immobile suaire a sur ta forme horrible
Mis ses plis éternels.
Et puis le fossoyeur s'en va boire la fosse.
Il vient de voir des dents que la terre déchausse,
Il rit, il mange, il mord;
Et prend, en murmurant des chansons hébétées,
Un verre dans ses mains à chaque instant heurtées
Aux choses de la mort.
Le soir vient; l'horizon s'emplit d'inquiétude;
L'herbe tremble et bruit comme une multitude;
Le fleuve blanc reluit;
Le paysage obscur prend les veines des marbres;
Ces hydres que, le jour, on appelle des arbres,
Se tordent dans la nuit.
Le mort est seul. Il sent la nuit qui le dévore.
Quand naît le doux matin, tout l'azur de l'aurore,
Tous ses rayons si beaux,
Tout l'amour des oiseaux et leurs chansons sans nombre,
Vont aux berceaux dorés; et, la nuit, toute l'ombre
Aboutit aux tombeaux.
Il entend des soupirs dans les fosses voisines,
Il sent la chevelure affreuse des racines
Entrer dans son cercueil;
Il est l'être vaincu dont s'empare la chose;
Il sent un doigt obscur, sous sa paupière close,
Lui retirer son oeil.
Il a froid; car le soir, qui mêle à son haleine
Les ténèbres, l'horreur, le spectre et le phalène,
Glace ces durs grabats;
Le cadavre, lié de bandelettes blanches,
Grelotte, et dans sa bière entend les quatre planches
Qui lui parlent tout bas.
L'une dit:--Je fermais ton coffre-fort.--Et l'autre
Dit:--J'ai servi de porte au toit qui fut le nôtre.--
L'autre dit:--Aux beaux jours,
La table où rit l'ivresse et que le vin encombre,
C'était moi.--L'autre dit:--J'étais le chevet sombre
Du lit de tes amours.
Allez, vivants! riez, chantez; le jour flamboie.
Laissez derrière vous, derrière votre joie
Sans nuage et sans pli,
Derrière la fanfare et le bal qui s'élance,
Tous ces morts qu'enfouit dans la fosse silence
Le fossoyeur oubli!
XII
Tous y viendront.
XIII
Assez! et levez-vous de table.
Chacun prend à son tour la route redoutable;
Chacun sort en tremblant;
Chantez, riez; soyez heureux, soyez célèbres;
Chacun de vous sera bientôt dans les ténèbres
Le spectre au regard blanc.
La foule vous admire et l'azur vous éclaire;
Vous êtes riche, grand, glorieux, populaire,
Puissant, fier, encensé;
Vos licteurs devant vous, graves, portent la hache;
Et vous vous en irez sans que personne sache
Où vous avez passé.
Jeunes filles, hélas! qui donc croit à l'aurore?
Votre lèvre pâlit pendant qu'on danse encore
Dans le bal enchanté;
Dans les lustres blêmis on voit grandir le cierge;
La mort met sur vos fronts ce grand voile de vierge
Qu'on nomme éternité.
Le conquérant, debout dans une aube enflammée,
Penche, et voit s'en aller son épée en fumée;
L'amante avec l'amant
Passe; le berceau prend une voix sépulcrale;
L'enfant rose devient larve horrible, et le râle
Sort du vagissement.
Ce qu'ils disaient hier, le savent-ils eux-mêmes?
Des chimères, des voeux, des cris, de vains problèmes!
O néant inouï!
Rien ne reste; ils ont tout oublié dans la fuite
Des choses que Dieu pousse et qui courent si vite
Que l'homme est ébloui!
O promesses! espoirs! cherchez-les dans l'espace.
La bouche qui promet est un oiseau qui passe.
Fou qui s'y confierait!
Les promesses s'en vont où va le vent des plaines,
Où vont les flots, où vont les obscures haleines
Du soir dans la forêt!
Songe à la profondeur du néant où nous sommes.
Quand tu seras couché sous la terre où les hommes
S'enfoncent pas à pas,
Tes enfants, épuisant les jours que Dieu leur compte,
Seront dans la lumière ou seront dans la honte;
Tu ne le sauras pas!
Ce que vous rêvez tombe avec ce que vous faites.
Voyez ces grands palais; voyez ces chars de fêtes
Aux tournoyants essieux;
Voyez ces longs fusils qui suivent le rivage;
Voyez ces chevaux, noirs comme un héron sauvage
Qui vole sous les cieux,
Tout cela passera comme une voix chantante.
Pyramide, à tes pieds tu regardes la tente,
Sous l'éclatant zénith;
Tu l'entends frissonner au vent comme une voile,
Chéops, et tu te sens, en la voyant de toile,
Fière d'être en granit;
Et toi, tente, tu dis: Gloire à la pyramide!
Mais, un jour, hennissant comme un cheval numide,
L'ouragan libyen
Soufflera sur ce sable où sont les tentes frêles,
Et Chéops roulera pêle-mêle avec elles
En s'écriant: Eh bien!
Tu périras, malgré ton enceinte murée,
Et tu ne seras plus, ville, ô ville sacrée,
Qu'un triste amas fumant,
Et ceux qui t'ont servie et ceux qui t'ont aimée
Frapperont leur poitrine en voyant la fumée
De ton embrasement.
Ils diront:--O douleur! ô deuil! guerre civile!
Quelle ville a jamais égalé cette ville?
Ses tours montaient dans l'air;
Elle riait aux chants de ses prostituées;
Elle faisait courir ainsi que des nuées
Ses vaisseaux sur la mer.
Ville! où sont tes docteurs qui t'enseignaient à lire?
Tes dompteurs de lions qui jouaient de la lyre,
Tes lutteurs jamais las?
Ville! est-ce qu'un voleur, la nuit, t'a dérobée?
Où donc est Babylone? Hélas! elle est tombée!
Elle est tombée, hélas!
On n'entend plus chez toi le bruit que fait la meule.
Pas un marteau n'y frappe un clou. Te voilà seule.
Ville, où sont tes bouffons?
Nul passant désormais ne montera tes rampes;
Et l'on ne verra plus la lumière des lampes
Luire sous tes plafonds.
Brillez pour disparaître et montez pour descendre.
Le grain de sable dit dans l'ombre au grain de cendre:
Il faut tout engloutir.
Où donc est Thèbes? dit Babylone pensive.
Thèbes demande: Où donc est Ninive? et Ninive
S'écrie: Où donc est Tyr?
En laissant fuir les mots de sa langue prolixe,
L'homme s'agite et va, suivi par un oeil fixe;
Dieu n'ignore aucun toit;
Tous les jours d'ici-bas ont des aubes funèbres;
Malheur à ceux qui font le mal dans les ténèbres;
En disant: Qui nous voit?
Tous tombent; l'un au bout d'une course insensée,
L'autre à son premier pas; l'homme sur sa pensée,
La mère sur son nid;
Et le porteur de sceptre et le joueur de flûte
S'en vont; et rien ne dure; et le père qui lutte
Suit l'aïeul qui bénit.
Les races vont au but qu'ici-bas tout révèle.
Quand l'ancienne commence à pâlir, la nouvelle
A déjà le même air;
Dans l'éternité, gouffre où se vide la tombe,
L'homme coule sans fin, sombre fleuve qui tombe
Dans une sombre mer.
Tout escalier, que l'ombre ou la splendeur le couvre,
Descend au tombeau calme, et toute porte s'ouvre
Sur le dernier moment;
Votre sépulcre emplit la maison où vous êtes;
Et tout plafond, croisant ses poutres sur nos têtes,
Est fait d'écroulement.
Veillez! veillez! Songez à ceux que vous perdîtes;
Parlez moins haut, prenez garde à ce que vous dites,
Contemplez à genoux;
L'aigle trépas du bout de l'aile nous effleure;
Et toute notre vie, en fuite heure par heure,
S'en va derrière nous.
O coups soudains! départs vertigineux! mystère!
Combien qui ne croyaient parler que pour la terre,
Front haut, coeur fier, bras fort,
Tout à coup, comme un mur subitement s'écroule,
Au milieu d'une phrase adressée à la foule,
Sont entrés dans la mort,
Et, sous l'immensité qui n'est qu'un oeil sublime,
Ont pâli, stupéfaits de voir, dans cet abîme
D'astres et de ciel bleu,
Où le masqué se montre, où l'inconnu se nomme,
Que le mot qu'ils avaient commencé devant l'homme
S'achevait devant Dieu!
Un spectre au seuil de tout tient le doigt sur sa bouche.
Les morts partent. La nuit de sa verge les touche.
Ils vont, l'antre est profond,
Nus, et se dissipant, et l'on ne voit rien luire.
Où donc sont-ils allés? On n'a rien à vous dire.
Ceux qui s'en vont, s'en vont.
Sur quoi donc marchent-ils? sur l'énigme, sur l'ombre,
Sur l'être. Ils font un pas: comme la nef qui sombre,
Leur blancheur disparaît;
Et l'on n'entend plus rien dans l'ombre inaccessible,
Que le bruit sourd que fait dans le gouffre invisible
L'invisible forêt.
L'infini, route noire et de brume remplie,
Et qui joint l'âme à Dieu, monte, fuit, multiplie
Ses cintres tortueux,
Et s'efface...--et l'horreur effare nos pupilles
Quand nous entrevoyons les arches et les piles
De ce pont monstrueux.
O sort! obscurité! nuée! on rêve, on souffre,
Les êtres, dispersés à tous les vents du gouffre,
Ne savent ce qu'ils font.
Les vivants sont hagards. Les morts sont dans leurs couches.
Pendant que nous songeons, des pleurs, gouttes farouches,
Tombent du noir plafond.
XIV
On brave l'immuable; et l'un se réfugie
Dans l'assoupissement, et l'autre dans l'orgie.
Cet autre va criant:
--A bas vertu, devoir et foi! l'homme est un ventre!--
Dans ce lugubre esprit, comme un tigre en son antre,
Habite le néant.
Écoutez-le:--Jouir est tout. L'heure est rapide.
Le sacrifice est fou, le martyre est stupide;
Vivre est l'essentiel.
L'immensité ricane et la tombe grimace.
La vie est un caillou que le sage ramasse
Pour lapider le ciel.--
Il souffle, forçat noir, sa vermine sur l'ange.
Il est content, il est hideux; il boit, il mange;
Il rit, la lèvre en feu,
Tous les rires que peut inventer la démence;
Il dit tout ce que peut dire en sa haine immense
Le ver de terre à Dieu.
Il dit: Non! à celui sous qui tremble le pôle.
Soudain l'ange muet met la main sur l'épaule
Du railleur effronté;
La mort derrière lui surgit pendant qu'il chante;
Dieu remplit tout à coup cette bouche crachante
Avec l'éternité.
XV
Qu'est-ce que tu feras de tant d'herbes fauchées,
O vent? que feras-tu des pailles desséchées
Et de l'arbre abattu?
Que feras-tu de ceux qui s'en vont avant l'heure,
Et de celui qui rit et de celui qui pleure,
O vent, qu'en feras-tu?
Que feras-tu des coeurs! que feras-tu des âmes?
Nous aimâmes, hélas! nous crûmes, nous pensâmes:
Un moment nous brillons;
Puis, sur les panthéons ou sur les ossuaires,
Nous frissonnons, ceux-ci drapeaux, ceux-là suaires,
Tous, lambeaux et haillons!
Et ton souffle nous tient, nous arrache et nous ronge!
Et nous étions la vie, et nous sommes le songe!
Et voilà que tout fuit!
Et nous ne savons plus qui nous pousse et nous mène,
Et nous questionnons en vain notre âme pleine
De tonnerre et de nuit!
O vent, que feras-tu de ces tourbillons d'êtres,
Hommes, femmes, vieillards, enfants, esclaves, maîtres,
Souffrant, priant, aimant,
Doutant, peut-être cendre et peut-être semence,
Qui roulent, frémissants et pâles, vers l'immense
Évanouissement!
XVI
L'arbre Éternité vit sans faîte et sans racines.
Ses branches sont partout, proches du ver, voisines
Du grand astre doré;
L'espace voit sans fin croître la branche Nombre,
Et la branche Destin, végétation sombre,
Emplit l'homme effaré.
Nous la sentons ramper et grandir sous nos crânes,
Lier Deutz à Judas, Nemrod à Schinderhannes
Tordre ses mille noeuds,
Et, passants pénétrés de fibres éternelles,
Tremblants, nous la voyons croiser dans nos prunelles
Ses fils vertigineux.
Et nous apercevons, dans le plus noir de l'arbre,
Les Hobbes contemplant avec des yeux de marbre,
Les Kant aux larges fronts;
Leur cognée à la main, le pied sur les problèmes,
Immobiles; la mort a fait des spectres blêmes
De tous ces bûcherons.
Ils sont là, stupéfaits et chacun sur sa branche.
L'un se redresse, et l'autre, épouvanté, se penche.
L'un voulut, l'autre osa,
Tous se sont arrêtés en voyant le mystère.
Zénon rêve tourné vers Pyrrhon, et Voltaire
Regarde Spinosa.
Qu'avez-vous donc trouvé, dites, chercheurs sublimes?
Quels nids avez-vous vus, noirs comme des abîmes,
Sur ces rameaux noueux?
Cachaient-ils des essaims d'ailes sombres ou blanches?
Dites, avez-vous fait envoler de ces branches
Quelque aigle monstrueux?
De quelqu'un qui se tait nous sommes les ministres;
Le noir réseau du sort trouble nos yeux sinistres;
Le vent nous courbe tous;
L'ombre des mêmes nuits mêle toutes les têtes.
Qui donc sait le secret? le savez-vous, tempêtes?
Gouffres, en parlez-vous?
Le problème muet gonfle la mer sonore,
Et, sans cesse oscillant, va du soir à l'aurore
Et de la taupe au lynx;
L'énigme aux yeux profonds nous regarde obstinée;
Dans l'ombre nous voyons sur notre destinée
Les deux griffes du sphynx.
Le mot, c'est Dieu. Ce mot luit dans les âmes veuves,
Il tremble dans la flamme; onde, il coule en tes fleuves,
Homme, il coule en ton sang;
Les constellations le disent au silence;
Et le volcan, mortier de l'infini, le lance
Aux astres en passant.
Ne doutons pas. Croyons. Emplissons l'étendue
De notre confiance, humble, ailée, éperdue.
Soyons l'immense Oui.
Que notre cécité ne soit pas un obstacle;
A la création donnons ce grand spectacle
D'un aveugle ébloui.
Car, je vous le redis, votre oreille étant dure,
Non est un précipice. O vivants! rien ne dure;
La chair est aux corbeaux;
La vie autour de vous croule comme un vieux cloître;
Et l'herbe est formidable, et l'on y voit moins croître
De fleurs que de tombeaux.
Tout, dès que nous doutons, devient triste et farouche.
Quand il veut, spectre gai, le sarcasme à la bouche
Et l'ombre dans les yeux,
Rire avec l'infini, pauvre âme aventurière,
L'homme frissonnant voit les arbres en prière
Et les monts sérieux;
Le chêne ému fait signe au cèdre qui contemple;
Le rocher rêveur semble un prêtre dans le temple
Pleurant un déshonneur;
L'araignée, immobile au centre de ses toiles,
Médite; et le lion, songeant sous les étoiles,
Rugit: Pardon, Seigneur!
Jersey, cimetière de Saint-Jean, avril 1854.
VII
Un jour, le morne esprit, le prophète sublime
Qui rêvait à Patmos,
Et lisait, frémissant, sur le mur de l'abîme
De si lugubres mots,
Dit à son aigle: «O monstre! il faut que tu m'emportes.
Je veux voir Jéhovah.»
L'aigle obéit. Des cieux ils franchirent les portes;
Enfin, Jean arriva;
Il vit l'endroit sans nom dont nul archange n'ose
Traverser le milieu,
Et ce lieu redoutable était plein d'ombre, à cause
De la grandeur de Dieu.
Jersey, septembre 1855.
VIII
CLAIRE
Quoi donc! la vôtre aussi! la vôtre suit la mienne!
O mère au coeur profond, mère, vous avez beau
Laisser la porte ouverte afin qu'elle revienne,
Cette pierre là-bas dans l'herbe est un tombeau!
La mienne disparut dans les flots qui se mêlent;
Alors, ce fut ton tour, Claire, et tu t'envolas.
Est-ce donc que là-haut dans l'ombre elles s'appellent,
Qu'elles s'en vont ainsi l'une après l'autre, hélas?
Enfant qui rayonnais, qui chassais la tristesse,
Que ta mère jadis berçait de sa chanson,
Qui d'abord la charmas avec ta petitesse
Et plus tard lui remplis de clarté l'horizon,
Voilà donc que tu dors sous cette pierre grise!
Voilà que tu n'es plus, ayant à peine été!
L'astre attire le lys, et te voilà reprise,
O vierge, par l'azur, cette virginité!
Te voilà remontée au firmament sublime,
Échappée aux grands cieux comme la grive aux bois,
Et, flamme, aile, hymne, odeur, replongée à l'abîme
Des rayons, des amours, des parfums et des voix!
Nous ne t'entendrons plus rire en notre nuit noire.
Nous voyons seulement, comme pour nous bénir,
Errer dans notre ciel et dans notre mémoire
Ta figure, nuage, et ton nom, souvenir!
Pressentais-tu déjà ton sombre épithalame?
Marchant sur notre monde à pas silencieux,
De tous les idéals tu composais ton âme,
Comme si tu faisais un bouquet pour les cieux!
En te voyant si calme et toute lumineuse,
Les coeurs les plus saignants ne haïssaient plus rien.
Tu passais parmi nous comme Ruth la glaneuse,
Et, comme Ruth l'épi, tu ramassais le bien.
La nature, ô front pur, versait sur toi sa grâce,
L'aurore sa candeur, et les champs leur bonté;
Et nous retrouvions, nous sur qui la douleur passe,
Toute cette douceur dans toute ta beauté!
Chaste, elle paraissait ne pas être autre chose
Que la forme qui sort des deux éblouissants,
Et de tous les rosiers elle semblait la rose,
Et de tous les amours elle semblait l'encens.
Ceux qui n'ont pas connu cette charmante fille
Ne peuvent pas savoir ce qu'était ce regard
Transparent comme l'eau qui s'égaye et qui brille
Quand l'étoile surgit sur l'océan hagard.
Elle était simple, franche, humble, naïve et bonne;
Chantant à demi-voix son chant d'illusion,
Ayant je ne sais quoi dans toute sa personne
De vague et de lointain comme la vision.
On sentait qu'elle avait peu de temps sur la terre,
Qu'elle n'apparaissait que pour s'évanouir,
Et qu'elle acceptait peu sa vie involontaire;
Et la tombe semblait par moments l'éblouir.
Elle a passé dans l'ombre où l'homme se résigne;
Le vent sombre soufflait; elle a passé sans bruit,
Belle, candide, ainsi qu'une plume de cygne
Qui reste blanche, même en traversant la nuit!
Elle s'en est allée à l'aube qui se lève,
Lueur dans le matin, vertu dans le ciel bleu,
Bouche qui n'a connu que le baiser du rêve,
Âme qui n'a dormi que dans le lit de Dieu!
Nous voici maintenant en proie aux deuils sans bornes,
Mère, à genoux tous deux sur des cercueils sacrés,
Regardant à jamais dans les ténèbres mornes
La disparition des êtres adorés!
Croire qu'ils resteraient! quel songe! Dieu les presse.
Même quand leurs bras blancs sont autour de nos cous,
Un vent du ciel profond fait frissonner sans cesse
Ces fantômes charmants que nous croyons à nous.
Ils sont là, près de nous, jouant sur notre route;
Ils ne dédaignent pas notre soleil obscur,
Et derrière eux, et sans que leur candeur s'en doute,
Leurs ailes font parfois de l'ombre sur le mur.
Ils viennent sous nos toits; avec nous ils demeurent;
Nous leur disons: Ma fille! ou: Mon fils! ils sont doux,
Riants, joyeux, nous font une caresse, et meurent.--
O mère, ce sont là les anges, voyez-vous!
C'est une volonté du sort, pour nous sévère
Qu'ils rentrent vite au ciel resté pour eux ouvert;
Et qu'avant d'avoir mis leur lèvre à notre verre,
Avant d'avoir rien fait et d'avoir rien souffert,
Ils partent radieux; et qu'ignorant l'envie,
L'erreur, l'orgueil, le mal, la haine, la douleur,
Tous ces êtres bénis s'envolent de la vie
A l'âge où la prunelle innocente est en fleur!
Nous qui sommes démons ou qui sommes apôtres,
Nous devons travailler, attendre, préparer;
Pensifs, nous expions pour nous-même ou pour d'autres;
Notre chair doit saigner, nos yeux doivent pleurer.
Eux, ils sont l'air qui fuit, l'oiseau qui ne se pose
Qu'un instant, le soupir qui vole, avril vermeil
Qui brille et passe; ils sont le parfum de la rose
Qui va rejoindre, aux cieux le rayon du soleil!
Ils ont ce grand dégoût mystérieux de l'âme
Pour notre chair coupable et pour notre destin;
Ils ont, êtres rêveurs qu'un autre azur réclame,
Je ne sais quelle soif de mourir le matin!
Ils sont l'étoile d'or se couchant dans l'aurore,
Mourant pour nous, naissant pour l'autre firmament;
Car la mort, quand un astre en son sein vient éclore,
Continue, au delà, l'épanouissement!
Oui, mère, ce sont là les élus du mystère,
Les envoyés divins, les ailés, les vainqueurs,
A qui Dieu n'a permis que d'effleurer la terre
Pour faire un peu de joie à quelques pauvres coeurs.
Comme l'ange à Jacob, comme Jésus à Pierre,
Ils viennent jusqu'à nous qui loin d'eux étouffons,
Beaux, purs, et chacun d'eux portant sous sa paupière
La sereine clarté des paradis profonds.
Puis, quand ils ont, pieux, baisé toutes les plaies,
Pansé notre douleur, azuré nos raisons,
Et fait luire un moment l'aube à travers nos claies,
Et chanté la chanson du ciel dans nos maisons,
Ils retournent là-haut parler à Dieu des hommes,
Et, pour lui faire voir quel est notre chemin,
Tout ce que nous souffrons et tout ce que nous sommes,
S'en vont avec un peu de terre dans la main.
Ils s'en vont; c'est tantôt l'éclair qui les emporte,
Tantôt un mal plus fort que nos soins superflus.
Alors, nous, pâles, froids, l'oeil fixé sur la porte,
Nous ne savons plus rien, sinon qu'ils ne sont plus.
Nous disons:--A quoi bon l'âtre sans étincelles?
A quoi bon la maison où ne sont plus leurs pas?
A quoi bon la ramée où ne sont plus les ailes:
Qui donc attendons-nous s'ils ne reviendront pas?--
Ils sont partis, pareils au bruit qui sort des lyres.
Et nous restons là, seuls, près du gouffre où tout fuit,
Tristes; et la lueur de leurs charmants sourires
Parfois nous apparaît vaguement dans la nuit.
Car ils sont revenus, et c'est là le mystère;
Nous entendons quelqu'un flotter, un souffle errer,
Des robes effleurer notre seuil solitaire,
Et cela fait alors que nous pouvons pleurer.
Nous sentons frissonner leurs cheveux dans notre ombre;
Nous sentons, lorsqu'ayant la lassitude en nous,
Nous nous levons après quelque prière sombre,
Leurs blanches mains toucher doucement nos genoux.
Ils nous disent tout bas de leur voix la plus tendre:
«Mon père! encore un peu! ma mère! encore un jour!
M'entends-tu? Je suis là, je reste pour t'attendre
Sur l'échelon d'en bas de l'échelle d'amour.
«Je t'attends pour pouvoir nous en aller ensemble.
Cette vie est amère, et tu vas en sortir.
Pauvre coeur, ne crains rien, Dieu vit! la mort rassemble.
Tu redeviendras ange ayant été martyr.»
Oh! quand donc viendrez-vous? vous retrouver, c'est naître.
Quand verrons-nous, ainsi qu'un idéal flambeau,
La douce étoile mort, rayonnante, apparaître
A ce noir horizon qu'on nomme le tombeau?
Quand nous en irons-nous où vous êtes, colombes!
Où sont les enfants morts et les printemps enfuis,
Et tous les chers amours dont nous sommes les tombes,
Et toutes les clartés dont nous sommes les nuits?
Vers ce grand ciel clément où sont tous les dictames,
Les aimés, les absents, les êtres purs et doux,
Les baisers des esprits et les regards des âmes,
Quand nous en irons-nous? quand nous en irons-nous?
Quand nous en irons-nous où sont l'aube et la foudre?
Quand verrons-nous, déjà libres, hommes encor,
Notre chair ténébreuse en rayons se dissoudre,
Et nos pieds faits de nuit éclore en ailes d'or?
Quand nous enfuirons-nous dans la joie infinie
Où les hymnes vivants sont des anges voilés,
Où l'on voit, à travers l'azur de l'harmonie,
La strophe bleue errer sur les luths étoilés?
Quand viendrez-vous chercher notre humble coeur qui sombre,
Quand nous reprendrez-vous à ce monde charnel,
Pour nous bercer ensemble aux profondeurs de l'ombre,
Sous l'éblouissement du regard éternel?
Décembre 1846.
IX
À LA FENÊTRE PENDANT LA NUIT
I
Les étoiles, points d'or, percent les branches noires;
Le flot huileux et lourd décompose ses moires
Sur l'océan blêmi;
Les nuages ont l'air d'oiseaux prenant la fuite;
Par moments le vent parle, et dit des mots sans suite,
Comme un homme endormi.
Tout s'en va. La nature est l'urne mal fermée.
La tempête est écume et la flamme est fumée.
Rien n'est hors du moment,
L'homme n'a rien qu'il prenne, et qu'il tienne, et qu'il garde.
Il tombe heure par heure, et, ruine, il regarde
Le monde, écroulement.
L'astre est-il le point fixe en ce mouvant problème?
Ce ciel que nous voyons fut-il toujours le même?
Le sera-t-il toujours?
L'homme a-t-il sur son front des clartés éternelles?
Et verra-t-il toujours les mêmes sentinelles
Monter aux mêmes tours?
II
Nuits, serez-vous pour nous toujours ce que vous êtes?
Pour toute vision, aurons-nous sur nos têtes
Toujours les mêmes cieux?
Dis, larve Aldebaran, réponds, spectre Saturne,
Ne verrons-nous jamais sur le masque nocturne
S'ouvrir de nouveaux yeux?
Ne verrons-nous jamais briller de nouveaux astres?
Et des cintres nouveaux, et de nouveaux pilastres
Luire à notre oeil mortel,
Dans cette cathédrale aux formidables porches
Dont le septentrion éclaire avec sept torches,
L'effrayant maître-autel?
A-t-il cessé, le vent qui fit naître ces roses,
Sirius, Orion, toi, Vénus, qui reposes
Notre oeil dans le péril?
Ne verrons-nous jamais sous ces grandes haleines
D'autres fleurs de lumière éclore dans les plaines
De l'éternel avril?
Savons-nous où le monde en est de son mystère?
Qui nous dit, à nous, joncs du marais, vers de terre
Dont la bave reluit,
A nous qui n'avons pas nous-mêmes notre preuve,
Que Dieu ne va pas mettre une tiare neuve
Sur le front de la nuit?
III
Dieu n'a-t-il plus de flamme à ses lèvres profondes?
N'en fait-il plus jaillir des tourbillons de mondes?
Parlez, Nord et Midi!
N'emplit-il plus de lui sa création sainte?
Et ne souffle-t-il plus que d'une bouche éteinte
Sur l'être refroidi?
Quand les comètes vont et viennent, formidables,
Apportant la lueur des gouffres insondables,
A nos fronts soucieux,
Brûlant, volant, peut-être âmes, peut-être mondes,
Savons-nous ce que font toutes ces vagabondes
Qui courent dans nos cieux?
Qui donc a vu la source et connaît l'origine?
Qui donc, ayant sondé l'abîme, s'imagine
En être mage et roi?
Ah! fantômes humains, courbés sous les désastres!
Qui donc a dit:--C'est bien, Éternel. Assez d'astres.
N'en fais plus. Calme-toi!--
L'effet séditieux limiterait la cause?
Quelle bouche ici-bas peut dire à quelque chose:
Tu n'iras pas plus loin?
Sous l'élargissement sans fin, la borne plie;
La création vit, croît et se multiplie;
L'homme n'est qu'un témoin.
L'homme n'est qu'un témoin frémissant d'épouvante.
Les firmaments sont pleins de la sève vivante
Comme les animaux.
L'arbre prodigieux croise, agrandit, transforme,
Et mêle aux cieux profonds, comme une gerbe énorme,
Ses ténébreux rameaux.
Car la création est devant, Dieu derrière.
L'homme, du côté noir de l'obscure barrière,
Vit, rôdeur curieux;
Il suffit que son front se lève pour qu'il voie
A travers la sinistre et morne claire-voie
Cet oeil mystérieux.
IV
Donc ne nous disons pas:--Nous avons nos étoiles.--
Des flottes de soleils peut-être à pleines voiles
Viennent en ce moment;
Peut-être que demain le Créateur terrible,
Refaisant notre nuit, va contre un autre crible
Changer le firmament.
Qui sait? que savons-nous? sur notre horizon sombre,
Que la création impénétrable encombre
De ses taillis sacrés,
Muraille obscure où vient battre le flot de l'être,
Peut-être allons-nous voir brusquement apparaître
Des astres effarés;
Des astres éperdus arrivant des abîmes,
Venant des profondeurs ou descendant des cimes,
Et, sous nos noirs arceaux,
Entrant en foule, épars, ardents, pareils au rêve,
Comme dans un grand vent s'abat sur une grève
Une troupe d'oiseaux;
Surgissant, clairs flambeaux, feux purs, rouges fournaises,
Aigrettes de rubis ou tourbillons de braises,
Sur nos bords, sur nos monts,
Et nous pétrifiant de leurs aspects étranges,
Car dans le gouffre énorme il est des mondes anges
Et des soleils démons!
Peut-être en ce moment, du fond des nuits funèbres,
Montant vers nous, gonflant ses vagues de ténèbres
Et ses flots de rayons,
Le muet Infini, sombre mer ignorée,
Roule vers notre ciel une grande marée
De constellations!
Marine-Terrace, avril 1854.
X
ÉCLAIRCIE
L'Océan resplendit sous sa vaste nuée.
L'onde, de son combat sans fin exténuée,
S'assoupit, et, laissant l'écueil se reposer,
Fait de toute la rive un immense baiser.
On dirait qu'en tous lieux, en même temps, la vie
Dissout le mal, le deuil, l'hiver, la nuit, l'envie,
Et que le mort couché dit au vivant debout:
Aime! et qu'une âme obscure, épanouie en tout,
Avance doucement sa bouche vers nos lèvres.
L'être, éteignant dans l'ombre et l'extase ses fièvres,
Ouvrant ses flancs, ses seins, ses yeux, ses coeurs épars,
Dans ses pores profonds reçoit de toutes parts
La pénétration de la sève sacrée.
La grande paix d'en haut vient comme une marée.
Le brin d'herbe palpite aux fentes du pavé;
Et l'âme a chaud. On sent que le nid est couvé.
L'infini semble plein d'un frisson de feuillée.
On croit être à cette heure où la terre éveillée
Entend le bruit que fait l'ouverture du jour,
Le premier pas du vent, du travail, de l'amour,
De l'homme, et le verrou de la porte sonore,
Et le hennissement du blanc cheval aurore.
Le moineau d'un coup d'aile, ainsi qu'un fol esprit,
Vient taquiner le flot monstrueux qui sourit;
L'air joue avec la mouche et l'écume avec l'aigle;
Le grave laboureur fait ses sillons et règle
La page où s'écrira le poëme des blés;
Des pêcheurs sont là-bas sous un pampre attablés;
L'horizon semble un rêve éblouissant où nage
L'écaille de la mer, la plume du nuage,
Car l'Océan est hydre et le nuage oiseau.
Une lueur, rayon vague, part du berceau
Qu'une femme balance au seuil d'une chaumière,
Dore les champs, les fleurs, l'onde et devient lumière
En touchant un tombeau qui dort près du clocher.
Le jour plonge au plus noir du gouffre, et va chercher
L'ombre, et la baise au front sous l'eau sombre et hagarde.
Tout est doux, calme, heureux, apaisé; Dieu regarde.
Marine-Terrace, juillet 1855.
XI
Oh! par nos vils plaisirs, nos appétits, nos fanges,
Que de fois nous devons vous attrister, archanges!
C'est vraiment une chose amère de songer
Qu'en ce monde où l'esprit n'est qu'un morne étranger
Où la volupté rit, jeune, et si décrépite!
Où dans les lits profonds l'aile d'en bas palpite,
Quand, pâmé, dans un nimbe ou bien dans un éclair,
On tend sa bouche ardente aux coupes de la chair,
A l'heure ou l'on s'enivre aux lèvres d'une femme,
De ce qu'on croit l'amour, de ce qu'on prend pour l'âme,
Sang du coeur, vin des sens âcre et délicieux,
On fait rougir là-haut quelque passant des cieux!
Juin 1855.
XII
AUX ANGES QUI NOUS VOIENT
--Passant, qu'es-tu? je te connais.
Mais, étant spectre, ombre et nuage,
Tu n'as plus de sexe ni d'âge.
--Je suis ta mère, et je venais!
--Et toi dont l'aile hésite et brille,
Dont l'oeil est noyé de douceur,
Qu'es-tu, passant?--Je suis ta soeur
--Et toi, qu'es-tu?--Je suis ta fille.
--Et toi, qu'es-tu, passant?--Je suis
Celle à qui tu disais: «Je t'aime!»
--Et toi?--Je suis ton âme même.--
Oh! cachez-moi, profondes nuits!
Juin 1855.
XIII
CADAVER
O mort! heure splendide! ô rayons mortuaires!
Avez-vous quelquefois soulevé des suaires?
Et, pendant qu'on pleurait, et qu'au chevet du lit,
Frères, amis, enfants, la mère qui pâlit,
Éperdus, sanglotaient dans le deuil qui les navre,
Avez-vous regardé sourire le cadavre?
Tout à l'heure il râlait, se tordait, étouffait;
Maintenant il rayonne. Abîme! qui donc fait
Cette lueur qu'a l'homme en entrant dans les ombres?
Qu'est-ce que le sépulcre? et d'où vient, penseurs sombres,
Cette sérénité formidable des morts?
C'est que le secret s'ouvre et que l'être est dehors;
C'est que l'âme--qui voit, puis brille, puis flamboie,--
Rit, et que le corps même a sa terrible joie.
La chair se dit:--Je vais être terre, et germer,
Et fleurir comme sève, et, comme fleur, aimer!
Je vais me rajeunir dans la jeunesse énorme
Du buisson, de l'eau vive, et du chêne, et de l'orme,
Et me répandre aux lacs, aux flots, aux monts, aux prés,
Aux rochers, aux splendeurs des grands couchants pour prés,
Aux ravins, aux halliers, aux brises de la nue,
Aux murmures profonds de la vie inconnue!
Je vais être oiseau, vent, cri des eaux, bruit des cieux,
Et palpitation du tout prodigieux!--
Tous ces atomes las, dont l'homme était le maître,
Sont joyeux d'être mis en liberté dans l'être,
De vivre, et de rentrer au gouffre qui leur plaît.
L'haleine, que la fièvre aigrissait et brûlait,
Va devenir parfum, et la voix harmonie;
Le sang va retourner à la veine infinie,
Et couler, ruisseau clair, aux champs où le boeuf roux
Mugit le soir avec l'herbe jusqu'aux genoux;
Les os ont déjà pris la majesté des marbres;
La chevelure sent le grand frisson des arbres,
Et songe aux cerfs errants, au lierre, aux nids chantants
Qui vont l'emplir du souffle adoré du printemps.
Et voyez le regard, qu'une ombre étrange voile,
Et qui, mystérieux, semble un lever d'étoile!
Oui, Dieu le veut, la mort, c'est l'ineffable chant
De l'âme et de la bête à la fin se lâchant;
C'est une double issue ouverte à l'être double.
Dieu disperse, à cette heure inexprimable et trouble,
Le corps dans l'univers et l'âme dans l'amour.
Une espèce d'azur que dore un vague jour,
L'air de l'éternité, puissant, calme, salubre,
Frémit et resplendit sous le linceul lugubre;
Et des plis du drap noir tombent tous nos ennuis.
La mort est bleue. O mort! ô paix! l'ombre des nuits,
Le roseau des étangs, le roc du monticule,
L'épanouissement sombre du crépuscule,
Le vent, souffle farouche ou providentiel,
L'air, la terre, le feu, l'eau, tout, même le ciel,
Se mêle à cette chair qui devient solennelle.
Un commencement d'astre éclôt dans la prunelle.
Au cimetière, août 1855.
XIV
Ô gouffre! l'âme plonge et rapporte le doute.
Nous entendons sur nous les heures, goutte à goutte,
Tomber comme l'eau sur les plombs;
L'homme est brumeux, le monde est noir, le ciel est sombre;
Les formes de la nuit vont et viennent dans l'ombre;
Et nous, pâles, nous contemplons.
Nous contemplons l'obscur, l'inconnu, l'invisible.
Nous sondons le réel, l'idéal, le possible,
L'être, spectre toujours présent.
Nous regardons trembler l'ombre indéterminée.
Nous sommes accoudés sur notre destinée,
L'oeil fixe et l'esprit frémissant.
Nous épions des bruits dans ces vides funèbres;
Nous écoutons le souffle, errant dans les ténèbres,
Dont frissonne l'obscurité;
Et, par moment, perdus dans les nuits insondables,
Nous voyons s'éclairer de lueurs formidables
La vitre de l'éternité.
Marine-Terrace, septembre 1853.
XV
A CELLE QUI EST VOILÉE
Tu me parles du fond d'un rêve
Comme une âme parle aux vivants.
Comme l'écume de la grève,
Ta robe flotte dans les vents.
Je suis l'algue des flots sans nombre,
Le captif du destin vainqueur;
Je suis celui que toute l'ombre
Couvre sans éteindre son coeur.
Mon esprit ressemble à cette île,
Et mon sort à cet océan;
Et je suis l'habitant tranquille
De la foudre et de l'ouragan.
Je suis le proscrit qui se voile,
Qui songe, et chante loin du bruit,
Avec la chouette et l'étoile,
La sombre chanson de la nuit.
Toi, n'es-tu pas, comme moi-même,
Flambeau dans ce monde âpre et vif,
Ame, c'est-à-dire problème,
Et femme, c'est-à-dire exil?
Sors du nuage, ombre charmante.
O fantôme, laisse-toi voir!
Sois un phare dans ma tourmente,
Sois un regard dans mon ciel noir!
Cherche-moi parmi les mouettes!
Dresse un rayon sur mon récif,
Et, dans mes profondeurs muettes,
La blancheur de l'ange pensif!
Sois l'aile qui passe et se mêle
Aux grandes vagues en courroux.
Oh! viens! tu dois être bien belle,
Car ton chant lointain est bien doux;
Car la nuit engendre l'aurore;
C'est peut-être une loi des cieux
Que mon noir destin fasse éclore
Ton sourire mystérieux!
Dans ce ténébreux monde où j'erre,
Nous devons nous apercevoir,
Toi, toute faite de lumière,
Moi, tout composé de devoir!
Tu me dis de loin que tu m'aimes,
Et que, la nuit, à l'horizon,
Tu viens voir sur les grèves blêmes
Le spectre blanc de ma maison.
Là, méditant sous le grand dôme,
Près du flot sans trêve agité,
Surprise de trouver l'atome
Ressemblant à l'immensité,
Tu compares, sans me connaître,
L'onde à l'homme, l'ombre au banni,
Ma lampe étoilant ma fenêtre
A l'astre étoilant l'infini!
Parfois, comme au fond d'une tombe,
Je te sens sur mon front fatal,
Bouche de l'inconnu d'où tombe
Le pur baiser de l'Idéal.
A ton souffle, vers Dieu poussées,
Je sens en moi, douce frayeur,
Frissonner toutes mes pensées,
Feuilles de l'arbre intérieur.
Mais tu ne veux pas qu'on te voie;
Tu viens et tu fuis tour à tour;
Tu ne veux pas te nommer joie,
Ayant dit: Je m'appelle amour.
Oh, fais un pas de plus! viens, entre,
Si nul devoir ne le défend;
Viens voir mon âme dans son antre,
L'esprit lion, le coeur enfant;
Viens voir le désert où j'habite,
Seul sous mon plafond effrayant;
Sois l'ange chez le cénobite,
Sois la clarté chez le voyant.
Change en perles dans mes décombres
Toutes mes gouttes de sueur!
Viens poser sur mes oeuvres sombres
Ton doigt d'où sort une lueur!
Du bord des sinistres ravines
Du rêve et de la vision,
J'entrevois les choses divines...--
Complète l'apparition!
Viens voir le songeur qui s'enflamme
A mesure qu'il se détruit,
Et de jour en jour dans son âme
A plus de mort et moins de nuit!
Viens! viens dans ma brume hagarde,
Où naît la foi, d'où l'esprit sort,
Où confusément je regarde
Les formes obscures du sort.
Tout s'éclaire aux lueurs funèbres;
Dieu, pour le penseur attristé,
Ouvre toujours dans les ténèbres
De brusques gouffres de clarté.
Avant d'être sur cette terre,
Je sens que jadis j'ai plané;
J'étais l'archange solitaire,
Et mon malheur, c'est d'être né.
Sur mon âme, qui fut colombe,
Viens, toi qui des cieux as le sceau.
Quelquefois une plume tombe
Sur le cadavre d'un oiseau.
Oui, mon malheur irréparable,
C'est de pendre aux deux éléments,
C'est d'avoir en moi, misérable,
De la fange et des firmaments!
Hélas! hélas! c'est d'être un homme;
C'est de songer que j'étais beau,
D'ignorer comment je me nomme,
D'être un ciel et d'être un tombeau!
C'est d'être un forçat qui promène
Son vil labeur sous le ciel bleu;
C'est de porter la hotte humaine
Où j'avais vos ailes, mon Dieu!
C'est de traîner de la matière;
C'est d'être plein, moi, fils du jour,
De la terre du cimetière,
Même quand je m'écrie: Amour!
Marine-Terrace, janvier 1854.
XVI
HORROR
I
Esprit mystérieux qui, le doigt sur ta bouche,
Passes... ne t'en va pas! parle à l'homme farouche
Ivre d'ombre et d'immensité,
Parle-moi, toi, front blanc, qui dans ma nuit te penches;
Réponds-moi, toi qui luis et marches sous les branches,
Comme un souffle de la clarté!
Est-ce toi que chez moi minuit parfois apporte?
Est-ce toi qui heurtais l'autre nuit à ma porte,
Pendant que je ne dormais pas?
C'est donc vers moi que vient lentement ta lumière?
La pierre de mon seuil peut-être est la première
Des sombres marches du trépas.
Peut-être qu'à ma porte ouvrant sur l'ombre immense,
L'invisible escalier des ténèbres commence;
Peut-être, ô pâles échappés,
Quand vous montez du fond de l'horreur sépulcrale,
O morts, quand vous sortez de la froide spirale,
Est-ce chez moi que vous frappez!
Car la maison d'exil, mêlée aux catacombes,
Est adossée au mur de la ville des tombes.
Le proscrit est celui qui sort;
Il flotte submergé comme la nef qui sombre;
Le jour le voit à peine et dit: Quelle est cette ombre?
Et la nuit dit: Quel est ce mort?
Sois la bienvenue, ombre! ô ma soeur! ô figure
Qui me fais signe alors que sur l'énigme obscure
Je me penche, sinistre et seul;
Et qui viens, m'effrayant de ta lueur sublime,
Essuyer sur mon front la sueur de l'abîme
Avec un pan de ton linceul!
II
Oh! que le gouffre est noir et que l'oeil est débile!
Nous avons devant nous le silence immobile.
Qui sommes-nous? où sommes-nous?
Faut-il jouir? faut-il pleurer? Ceux qu'on rencontre
Passent. Quelle est la loi? La prière nous montre
L'écorchure de ses genoux.
D'où viens-tu?--Je ne sais.--Où vas-tu?--Je l'ignore.
L'homme ainsi parle à l'homme et l'onde au flot sonore.
Tout va, tout vient, tout ment, tout fuit.
Parfois nous devenons pâles, hommes et femmes,
Comme si nous sentions se fermer sur nos âmes
La main de la géante nuit.
Nous voyons fuir la flèche et l'ombre est sur la cible.
L'homme est lancé. Par qui? vers qui? Dans l'invisible.
L'arc ténébreux siffle dans l'air.
En voyant ceux qu'on aime en nos bras se dissoudre,
Nous demandons si c'est pour la mort, coup de foudre,
Qu'est faite, hélas! la vie éclair!
Nous demandons, vivants douteux qu'un linceul couvre,
Si le profond tombeau qui devant nous s'entr'ouvre,
Abîme, espoir, asile, écueil,
N'est pas le firmament plein d'étoiles sans nombre,
Et si tous les clous d'or qu'on voit au ciel dans l'ombre
Ne sont pas les clous du cercueil?
Nous sommes là; nos dents tressaillent, nos vertèbres
Frémissent; on dirait parfois que les ténèbres,
O terreur! sont pleines de pas.
Qu'est-ce que l'ouragan, nuit?--C'est quelqu'un qui passe.
Nous entendons souffler les chevaux de l'espace
Traînant le char qu'on ne voit pas.
L'ombre semble absorbée en une idée unique.
L'eau sanglote; à l'esprit la forêt communique
Un tremblement contagieux;
Et tout semble éclairé, dans la brume où tout penche,
Du reflet que ferait la grande pierre blanche
D'un sépulcre prodigieux.
III
La chose est pour la chose ici-bas un problème.
L'être pour l'être est sphinx. L'aube au jour paraît blême
L'éclair est noir pour le rayon.
Dans la création vague et crépusculaire,
Les objets effarés qu'un jour sinistre éclaire
Sont l'un pour l'autre vision.
La cendre ne sait pas ce que pense le marbre;
L'écueil écoute en vain le flot; la branche d'arbre
Ne sait pas ce que dit le vent.
Qui punit-on ici? Passez sans vous connaître!
Est-ce toi le coupable, enfant qui viens de naître?
O mort, est-ce toi le vivant?
Nous avons dans l'esprit des sommets, nos idées,
Nos rêves, nos vertus, d'escarpements bordées,
Et nos espoirs construits si tôt;
Nous tâchons d'appliquer à ces cimes étranges
L'âpre échelle de feu par où montent les anges;
Job est en bas, Christ est en haut.
Nous aimons. A quoi bon? Nous souffrons. Pour quoi faire?
Je préfère mourir et m'en aller. Préfère.
Allez, choisissez vos chemins.
L'être effrayant se tait au fond du ciel nocturne,
Et regarde tomber de la bouche de l'urne
Le flot livide des humains.
Nous pensons. Après? Rampe, esprit! garde tes chaînes.
Quand vous vous promenez le soir parmi les chênes
Et les rochers aux vagues yeux,
Ne sentez-vous pas l'ombre où vos regards se plongent
Reculer? Savez-vous seulement à quoi songent
Tous ces muets mystérieux?
Nous jugeons. Nous dressons l'échafaud. L'homme tue
Et meurt. Le genre humain, foule d'erreur vêtue,
Condamne, extermine, détruit,
Puis s'en va. Le poteau du gibet, ô démence!
O deuil! est le bâton de cet aveugle immense
Marchant dans cette immense nuit.
Crime! enfer! quel zénith effrayant que le nôtre,
Où les douze Césars toujours l'un après l'autre
Reviennent, noirs soleils errants!
L'homme, au-dessus de lui, du fond des maux sans borne,
Voit éternellement tourner dans son ciel morne
Ce zodiaque de tyrans.
IV
Depuis quatre mille ans que, courbé sous la haine,
Perçant sa tombe avec les débris de sa chaîne,
Fouillant le bas, creusant le haut,
Il cherche à s'évader à travers la nature,
L'esprit forçat n'a pas encor fait d'ouverture
A la voûte du ciel cachot.
Oui, le penseur en vain, dans ses essors funèbres,
Heurte son âme d'ombre au plafond de ténèbres;
Il tombe, il meurt; son temps est court;
Et nous n'entendons rien, dans la nuit qu'il nous lègue
Que ce que dit tout bas la création bègue
A l'oreille du tombeau sourd.
Nous sommes les passants, les foules et les races.
Nous sentons, frissonnants, des souffles sur nos faces.
Nous sommes le gouffre agité;
Nous sommes ce que l'air chasse au vent de son aile;
Nous sommes les flocons de la neige éternelle
Dans l'éternelle obscurité.
Pour qui luis-tu, Vénus? Où roules-tu, Saturne?
Ils vont: rien ne répond dans l'éther taciturne.
L'homme grelotte, seul et nu.
L'étendue aux flots noirs déborde, d'horreur pleine;
L'énigme a peur du mot; l'infini semble à peine
Pouvoir contenir l'inconnu.
Toujours la nuit! jamais l'azur! jamais l'aurore!
Nous marchons. Nous n'avons point fait un pas encore!
Nous rêvons ce qu'Adam rêva;
La création flotte et fuit, des vents battue;
Nous distinguons dans l'ombre une immense statue
Et nous lui disons: Jéhovah!
Marine-Terrace, nuit du 30 mars 1854.
XVII
DOLOR
Création! figure en deuil! Isis austère!
Peut-être l'homme est-il son trouble et son mystère?
Peut-être qu'elle nous craint tous,
Et qu'à l'heure où, ployés sous notre loi mortelle,
Hagards et stupéfaits, nous tremblons devant elle,
Elle frissonne devant nous!
Ne riez point. Souffrez gravement. Soyons dignes,
Corbeaux, hiboux, vautours, de redevenir cygnes!
Courbons-nous sous l'obscure loi.
Ne jetons pas le doute aux flots comme une sonde.
Marchons sans savoir où, parlons sans qu'on réponde,
Et pleurons sans savoir pourquoi.
Homme, n'exige pas qu'on rompe le silence;
Dis-toi: Je suis puni. Baisse la tête et pense.
C'est assez de ce que tu vois.
Une parole peut sortir du puits farouche;
Ne la demande pas. Si l'abîme est la bouche,
Ô Dieu, qu'est-ce donc que la voix?
Ne nous irritons pas. Il n'est pas bon de faire,
Vers la clarté qui luit au centre de la sphère,
A travers les cieux transparents,
Voler l'affront, les cris, le rire et la satire,
Et que le chandelier à sept branches attire
Tous ces noirs phalènes errants.
Nais, grandis, rêve, souffre, aime, vis, vieillis, tombe.
L'explication sainte et calme est dans la tombe.
O vivants, ne blasphémons point.
Qu'importe à l'Incréé, qui, soulevant ses voiles,
Nous offre le grand ciel, les mondes, les étoiles,
Qu'une ombre lui montre le poing?
Nous figurons-nous donc qu'à l'heure où tout le prie,
Pendant qu'il crée et vit, pendant qu'il approprie
A chaque astre une humanité,
Nous pouvons de nos cris troubler sa plénitude,
Cracher notre néant jusqu'en sa solitude,
Et lui gâter l'éternité?
Être! quand dans l'éther tu dessinas les formes,
Partout où tu traças les orbites énormes
Des univers qui n'étaient pas,
Des soleils ont jailli, fleurs de flamme, et sans nombre,
Des trous qu'au firmament, en s'y posant dans l'ombre,
Fit la pointe de ton compas!
Qui sommes-nous? La nuit, la mort, l'oubli, personne.
Il est. Cette splendeur suffit pour qu'on frissonne.
C'est lui l'amour, c'est lui le feu.
Quand les fleurs en avril éclatent pêle-mêle,
C'est lui. C'est lui qui gonfle, ainsi qu'une mamelle,
La rondeur de l'océan bleu.
Le penseur cherche l'homme et trouve de la cendre.
Il trouve l'orgueil froid, le mal, l'amour à vendre,
L'erreur, le sac d'or effronté,
La haine et son couteau, l'envie et son suaire,
En mettant au hasard la main dans l'ossuaire
Que nous nommons humanité.
Parce que nous souffrons, noirs et sans rien connaître,
Stupide, l'homme dit:--Je ne veux pas de l'Être!
Je souffre; donc, l'Être n'est pas!--
Tu n'admires que toi, vil passant, dans ce monde!
Tu prends pour de l'argent, ô ver, ta bave immonde
Marquant la place où tu rampas!
Notre nuit veut rayer ce jour qui nous éclaire;
Nous crispons sur ce nom nos doigts pleins de colère;
Rage d'enfant qui coûte cher!
Et nous nous figurons, race imbécile et dure,
Que nous avons un peu de Dieu dans notre ordure
Entre notre ongle et notre chair!
Nier l'Être! à quoi bon? L'ironie âpre et noire
Peut-elle se pencher sur le gouffre et le boire,
Comme elle boit son propre fiel?
Quand notre orgueil le tait, notre douleur le nomme.
Le sarcasme peut-il, en crevant l'oeil à l'homme,
Crever les étoiles au ciel?
Ah! quand nous le frappons, c'est pour nous qu'est la plaie.
Pensons, croyons. Voit-on l'océan qui bégaie,
Mordre avec rage son bâillon?
Adorons-le dans l'astre, et la fleur, et la femme.
O vivants, la pensée est la pourpre de l'âme;
Le blasphème en est le haillon.
Ne raillons pas. Nos coeurs sont les pavés du temple.
Il nous regarde, lui que l'infini contemple.
Insensé qui nie et qui mord!
Dans un rire imprudent, ne faisons pas, fils d'Ève,
Apparaître nos dents devant son oeil qui rêve,
Comme elles seront dans la mort.
La femme nue, ayant les hanches découvertes,
Chair qui tente l'esprit, rit sous les feuilles vertes;
N'allons pas rire à son côté.
Ne chantons pas:--Jouir est tout. Le ciel est vide.--
La nuit a peur, vous dis-je! elle devient livide
En contemplant l'immensité.
O douleur! clef des deux, l'ironie est fumée.
L'expiation rouvre une porte fermée;
Les souffrances sont des faveurs.
Regardons, au-dessus des multitudes folles,
Monter vers les gibets et vers les auréoles
Les grands sacrifiés rêveurs.
Monter, c'est s'immoler. Toute cime est sévère.
L'Olympe lentement se transforme en Calvaire;
Partout le martyre est écrit;
Une immense croix gît dans notre nuit profonde;
Et nous voyons saigner aux quatre coins du monde
Les quatre clous de Jésus-Christ.
Ah! vivants, vous doutez! ah! vous riez, squelettes!
Lorsque l'aube apparaît, ceinte de bandelettes
D'or, d'émeraude et de carmin,
Vous huez, vous prenez, larves que le jour dore,
Pour la jeter au front céleste de l'aurore,
De la cendre dans votre main.
Vous criez:--Tout est mal. L'aigle vaut le reptile;
Tout ce que nous voyons n'est qu'une ombre inutile.
La vie au néant nous vomit.
Rien avant, rien après. Le sage doute et raille.--
Et, pendant ce temps-là, le brin d'herbe tressaille,
L'aube pleure, et le vent gémit.
Chaque fois qu'ici-bas l'homme, en proie aux désastres,
Rit, blasphème, et secoue, en regardant les astres,
Le sarcasme, ce vil lambeau,
Les morts se dressent froids au fond du caveau sombre,
Et de leur doigt de spectre écrivent--DIEU--dans l'ombre,
Sous la pierre de leur tombeau.
Marine-Terrace, 31 mars 1854.