Les Contemporains, 5ème Série: Études et Portraits Littéraires,
PAYSAGE.
Sur l'Othrys.
L'air fraîchit. Le soleil plonge au ciel radieux.
Le bétail ne craint plus le taon ni le bupreste.
Aux pentes de l'Othrys l'ombre est plus longue. Reste,
Reste avec moi, cher hôte envoyé par les dieux.
Tandis que tu boiras un lait fumant, tes yeux
Contempleront, du seuil de ma cabane agreste,
Des cimes de l'Olympe aux neiges du Thympreste,
La riche Thessalie et ses monts glorieux.
Vois la mer et l'Eubée et, rouge au crépuscule,
Le Callidrome sombre et l'Œta, dont Hercule
Fit son bûcher suprême et son premier autel;
Et là-bas, à travers la lumineuse gaze,
Le Parnasse où, le soir, las d'un vol immortel,
Se pose, et d'où s'envole, à l'aurore, Pégase!
Il est certain que, si vous écriviez Otris, Timpreste, Olimpe, Eta, Tessalie, ce ne serait plus cela, mais plus du tout!—J'espère que ce sonnet somptueux vous plaira, ma cousine. Vous goûterez la belle rareté des rimes en reste. Vous apprécierez la coupe du troisième vers qui peint si bien l'allongement de l'ombre par l'allongement du rythme jusqu'à la onzième syllabe, et vous admirerez par quel art d'interrompre le rythme et de le reprendre, de le ralentir et de le précipiter, les deux derniers vers expriment à l'oreille la légèreté du cheval divin quand il s'arrête, et l'aisance sereine de son élan quand il repart. Enfin, vous aimerez la beauté des mots, doublée par la place qu'ils occupent, leur sonorité, leur éclat, l'air de gloire et d'allégresse héroïque répandu sur ces alexandrins si savants. Ce sonnet, c'est de l'antique flamboyant.
Quant à la généreuse colère de M. de Heredia contre les «logoclastes» ou massacreurs de mots, la loyauté m'oblige à dire qu'elle est un peu excessive. Car, vous vous en souvenez, les réformes proposées par M. Havet sont modestes et, naturellement, ne seraient point obligatoires. Tout pourrait donc s'arranger. Il y aurait, en France, deux orthographes, comme il y a deux littératures (celle de M. de Heredia, si vous voulez, et celle des romans-feuilletons), deux cuisines (celle des riches et celle des pauvres), deux façons de s'habiller, etc., etc... Il y aurait une orthographe simplifiée, toute nue, facile à apprendre, pour les philistins, les marchands d'épices et les journalistes, et une orthographe ornée, compliquée, héraldique et décorative pour les poètes, les artistes, les lettrés et les érudits; bref, une orthographe vulgaire et une orthographe noble. Et chacun aurait, bien entendu, le droit d'employer l'une ou l'autre, selon son goût ou ses prétentions, ou même selon les circonstances. Pourquoi pas?... Cela fut presque ainsi autrefois.
Paris, 10 septembre.
Il y avait bien deux mois que je ne les avais vues, les petites danseuses javanaises. Ah! ma cousine, comme elles sont changées! Presque plus mystiques ni hiératiques. Elles ont, en dansant, des clignements d'yeux vers la salle, et des sourires et des airs de tête d'une gaminerie déjà montmartroise. Elles portent leur diadème sur l'oreille. Les petites prêtresses, comme on les appelait, se sont laïcisées. Il paraît qu'on les a conduites à Cluny, aux Petits Mystères de l'Exposition. Là elles ont vu la parodie de leurs danses; cela les a follement amusées, et, depuis, elles se parodient elles-mêmes!
Ainsi, l'esprit de Paris déteint sur ses hôtes. Il faut s'en réjouir. J'attends, pour ma part, les meilleurs résultats de ce congrès multicolore des races dans la ville de Renan et de Meilhac, dans la cité railleuse aux boulevards illustres. J'espère que les étrangers, même les plus jaunes et les plus noirs, s'y imprégneront, fût-ce à leur insu, de cette ironie indulgente qu'on trouve surtout chez nous, et dont l'abus nous perdra peut être, mais qui serait un grand bienfait si elle se pouvait répandre, à doses modérées, à travers le monde.
Ce sera, du reste, un très heureux échange de services entre les autres peuples et nous. Car, pour nous aussi, cette accumulation, sous nos yeux, d'êtres et de choses exotiques aura des effets excellents. D'abord, elle nous fera mieux apprécier ce que nous avons chez nous. Je l'ai déjà éprouvé plusieurs fois. Et, par exemple, saturé comme je l'étais de toutes les danses du ventre et même de la danse ardente et brutale des gitanes, j'ai eu l'autre soir un plaisir inattendu à revoir, dans un café-concert des Champs-Élysées, le «quadrille naturaliste» qui est notre danse nationale à nous. J'y ai trouvé une gaieté, un entrain, une grâce facile, une gentillesse spirituelle et un peu folle, et j'ajoute une décence (car tout est relatif), oui, en vérité, une décence dont les secouements d'entrailles et les tortillements de croupes de là-bas m'avaient déshabitué. Ce quadrille m'a été un rafraîchissement!
Je vous dirai demain un autre bénéfice imprévu que nous pouvons retirer du spectacle de toute cette exoticaillerie.
Paris, 11 septembre.
Le second avantage, ma cousine, c'est que l'Exposition va assouvir en une seule fois toutes nos curiosités d'exotisme, en sorte qu'après cela nous aurons l'esprit plus tranquille pour «cultiver notre jardin».
À dire vrai, nous commençons à avoir une indigestion de géographie pittoresque. L'Orient surtout, celui des palmiers et des minarets, des odalisques et des chameaux, l'Orient d'Afrique ou celui de Turquie et d'Asie-Mineure, nous sort décidément par les yeux.
Notez qu'à l'heure qu'il est, cet Orient, qui fut si cher aux romantiques, est, en littérature et en art, terriblement bourgeois. Tranchons le mot, cet Orient-là est d'un Louis-Philippe!... Je sais bien que nous l'avons dépassé et que nous en sommes à l'Extrême-Orient. Nous avons eu le japonisme, devenu banal à son tour; nous avons maintenant le javanisme et l'annamisme. Quant aux Peaux-Rouges et aux bons nègres, il y a longtemps qu'ils ne nous gardent plus de surprises. Nous savons à présent, tout en gros, quel est l'aspect extérieur de l'humanité sur les divers points de sa planète. Nous savons à quoi nous en tenir sur la valeur décorative des plus lointaines civilisations jaunes ou noires. Ah! ma cousine, que c'est donc toujours à peu près la même chose! Du moment qu'on ne peut pas nous faire voir le costume, l'habitation, l'ameublement et les danses des habitants de la lune, ce n'est vraiment plus la peine de nous déranger.
Je feuilletais, un de ces derniers matins, les relations de voyages du bon Regnard. Ce poète préféré de J.-J. Weiss avait parcouru toute l'Europe jusqu'à la Laponie, et il avait eu la chance d'être «captif en Alger», comme ces personnages mystérieux et bienveillants qui viennent dénouer la moitié des comédies de Molière. Bref, Regnard avait presque autant voyagé que notre suave et triste Pierre Loti. Or, il n'avait rien vu. Voulez-vous savoir ce que lui inspire Alger? Voici: «Alger est situé sur le penchant d'une colline, que la mer mouille de ses flots du côté du nord. Ses maisons, bâties en amphithéâtre et terminées en terrasses, forment une vue très agréable à ceux qui abordent par mer.» C'est tout; et, en effet, qu'y a-t-il de plus?... Eh bien, ma cousine, si nous revenions ou si nous faisions semblant de revenir, par satiété (et en prenant le plus long), à cette incuriosité des yeux, qui d'ailleurs n'excluait pas le plaisir, et dont s'accommodaient si bien nos pères avant Bernardin et Chateaubriand, ces deux agités; si nous renoncions à ce qu'il y a d'insincérité, de snobisme et de rhétorique apprise dans ce que nous appelons notre «sens du pittoresque», et si, par suite, nous devenions plus attentifs aux âmes, j'entends aux âmes de chez nous, qui sont souvent si curieuses..., croyez-vous que l'exoticaillerie de l'Exposition nous aurait rendu un si mauvais service?
Étretat, 12 septembre.
Ma cousine, il me serait tout à fait impossible de vous dire quelle était la douceur du ciel de septembre hier soir, vers six heures, entre les Ifs et Étretat. Les talus des chemins étaient de velours; les vaches immobiles qui nous regardaient passer nous conseillaient, par leur exemple, la paix de l'âme; et la plaine aux larges ondulations se déroulait avec une sérénité divine. À vingt plans différents se déployaient, comme des décors dressés dans tous les sens, des rideaux de hêtres et de peupliers graduellement décolorés par la distance: les premiers, d'un vert généreux et dru; les derniers, à l'horizon, bleus, violets ou couleur de fumée. Et je songeais avec un peu d'étonnement que ce pays élyséen était pourtant celui des contes de Maupassant, le pays de Maît'Omont ou de Maît'Hauchecorne, et que, par des champs semblables à ceux-là, Emma Bovary, il y a quelque quarante ans, courait à ses rendez-vous chez Rodolphe de la Huchette...
Puis, voici Étretat, entre les deux portes de sa falaise, qui donnent l'impression, même par les plus lourdes chaleurs, qu'on est rafraîchi par un courant d'air; Étretat avec sa plage de galets, où l'eau est si limpide, d'un vert délicat et tout pénétré de lumière; station bonne enfant, jadis chère aux «artisses» et aux hommes de lettres, et où s'avoisinent aujourd'hui, sans se mêler, deux sociétés bien tranchées: ici la bande parisienne, un peu bohème, et qui s'amuse; là, des familles de pasteurs protestants comme s'il en pleuvait.
Vu au casino quelques frimousses éminemment modernes. L'image d'Emma Bovary me revient. Pauvre petite femme, si naïve en somme, qui croyait, chaque fois qu'elle aimait, à l'éternité de son amour, et qui mourut parce qu'elle avait des dettes! Aujourd'hui la femme du médecin d'Yonville viendrait sûrement passer la saison à Étretat. Elle aurait lu les livres brutaux ou ironiques des quinze dernières années; elle aurait lu les contes de son compatriote Maupassant et, naturellement, Madame Bovary; et alors elle ne serait plus du tout romanesque. Elle ne proposerait plus à Rodolphe de s'en aller au bout du monde; elle ne ferait pas, toutes les semaines, des heures de diligence pour un petit clerc de notaire. Elle trouverait autre chose,—peut-être au casino d'Étretat. Et elle ne s'empoisonnerait pas; ou, si cette idée d'un autre âge lui venait, elle le ferait avec de la morphine, non avec de l'arsenic,—ce poison canaille. Tout a marché, ma cousine.
X...-sur-Mer, 16 septembre.
Les Romains, ma cousine, qui étaient gens experts dans l'art de vivre, n'avaient peut-être pas inventé tout à fait les casinos; mais ils ne manquaient point de passer la saison d'été au bord de la Méditerranée, dans leurs villas de Baïes et de Tarente; ils aimaient comme nous à se retrouver et à converser sur les plages, et ils y faisaient venir, pour se distraire, des histrions et des joueuses de flûte. Il ne faut donc pas dire trop de mal des bains de mer. La vie y est douce et élégante, et c'est, en somme, une ingénieuse combinaison des plaisirs de la société polie et de ceux de la campagne, avec plus de variété et de liberté que n'en offre la «vie de château»...
Je veux maintenant vous dire une petite histoire vraie: c'est son seul mérite. Nous faisions hier une grande promenade le long de la mer. Nous avions avec nous des jeunes femmes et des fillettes en toilette claire, rieuses et florissantes de santé, d'une santé propre et soignée, délicate dans sa fraîcheur: une santé de riches. Nous rencontrâmes un grand troupeau de bœufs parqués au haut de la falaise. Il n'y a rien de plus beau (le peintre Duez le sait bien), que des bœufs se profilant sur la mer et sur le ciel. Mais, comme le parc était ouvert, les enfants eurent peur et ne voulaient point passer. Tout à coup une forme humaine surgit de l'herbe où elle était couchée: un pauvre homme couvert d'une peau de bique, le visage couleur de terre. C'était le bouvier. Il appela son chien et rassura poliment la compagnie. Il y avait avec lui un enfant chétif et laid, et qui paraissait avoir six ou sept ans. Une dame demanda: «C'est votre petit garçon?—Oui, madame.—Quel âge a-t-il?—Onze ans.» La dame se récria un peu étourdiment: «Onze ans! mais c'est l'âge de Jeanne!» Or Jeanne est une belle petite fille déjà grande comme une femme, avec une bonne figure ronde et rose. L'homme considéra la fillette et dit:
—Oh! madame, c'est que votre demoiselle mange de la viande, elle!
Il dit cela avec simplicité, sans amertume, et même sans étonnement. La dame l'interrogea. Il nous apprit qu'il avait huit enfants, qu'il gagnait vingt sous par jour, mais qu'il payait 50 francs à la ferme où il était employé, pour loger sa femme et ses enfants. Il ne se plaignait pas; il ajouta que ses deux aînés pourraient bientôt gagner quelque chose. Il était absolument résigné: misérable, mais non point malheureux, à ce qu'il semblait. Je vous dis ce que j'ai vu.
On donna quelques pièces à l'homme; mais l'élégante compagnie resta pensive à cette révélation subite d'une existence si différente de la sienne, d'une humanité si peu semblable à celle qui fréquente les exquis casinos d'été. Il y a des choses tristes que l'on sait bien, mais auxquelles on ne songe jamais. Les dames aux savantes toilettes, jolies à voir comme des fleurs, se demandaient comment deux grandes personnes et huit enfants peuvent bien vivre avec vingt sous par jour, et elles faisaient des calculs; et j'essayais de me figurer l'âme de ce berger, quelles étaient ses pensées et quelles pouvaient être ses joies. Deux formes extrêmes de la vie, la plus proche de la nature et la plus éloignée, la plus nue et la plus ornée, la plus rude et la plus amollie par l'industrie humaine, venaient soudain de se trouver en présence,—sous l'œil des grands bœufs qui ne s'en souciaient guère, et au bord de la mer qui, il est vrai, roulait ses flots longtemps avant l'apparition de la vie humaine et les roulera longtemps après sa disparition... Voilà, ma cousine, une idée fort propre à nous consoler des maux d'autrui, et même des nôtres quelquefois.
Demain, je serai à Paris et reviendrai (il en est grand temps) aux choses parisiennes.
Les âmes de gloire effrénées,
Par un essor inattendu,
Se plongent dans leurs destinées
À travers l'obstacle éperdu.
—De qui sont ces vers? Ne dirait-on pas du Victor Hugo tout pur? «Obstacle éperdu», surtout, porte bien la marque du poète des Contemplations. Ne serait-ce pas le commencement d'une strophe des Mages? Si ces vers ne sont point de Victor Hugo, ils sont donc de M. Clovis Hugues. En tout cas, ils ont dû être écrits dans ces cinquante dernières années.
Eh bien, ma cousine, ces vers sont d'Écouchard Lebrun en personne (Ode sur l'enthousiasme). J'ai été bien surpris de les rencontrer dans un vieux petit bouquin intitulé Recueil de poésies du second ordre que j'avais pris au hasard dans la bibliothèque de mes hôtes pour lire en voyage.
Là-dessus, je me suis mis à me réciter des vers. On est très bien pour cela en wagon, la nuit. Tandis que la lumière de la lampe danse sur les visages renversés des dormeurs et, lorsqu'ils remuent, allonge sur la paroi des ombres soudaines et fantastiques, vous appliquez votre oreille contre la portière et, dans les vibrations de la vitre mêlées au grondement des roues, vous entendez tout ce que vous voulez, même des scènes d'opéra avec leur orchestration complète. Les vers que je me récite, il me semble qu'ils sont chantés dans l'ombre par une mystérieuse voix d'harmonica...
J'en cherche, par amusement, qui puissent, comme ceux d'Écouchard Lebrun, servir «d'attrape». Voici ce que je trouve d'abord:
Ces herbes ne sont pas d'une vertu commune;
Moi-même en les cueillant je fis pâlir la lune
Quand, les cheveux flottants, le bras et le pied nu,
J'en dépouillai jadis un climat inconnu.
Ces vers sont de Corneille (Médée); ils pourraient à la rigueur être de Leconte de Lisle.
Et celui-ci:
J'ai montré ma blessure aux deux mers d'Italie.
Il pourrait, il devrait être d'Alfred de Musset. C'est un vers des Nuits, il n'y a rien de plus sûr.—Or, il a été volé à Musset par Maynard, qui vivait, comme vous savez, sous Louis XIII.
Et ce petit morceau:
Deux démons à leur gré partagent notre vie
Et de son patrimoine ont chassé la raison;
Je ne vois point de cœur qui ne leur sacrifie.
Si vous me demandez leur état et leur nom,
J'appelle l'un amour et l'autre ambition.
Ne jurerait-on pas un sixain de Musset qui aurait perdu en route un de ses vers? Mouvement, expression, tournure, rimes et le je ne sais quoi, l'accent, le timbre, tout y est... Cela doit être dans Namouna, ou plutôt dans quelque pièce un peu oubliée des premières poésies. C'est bien votre impression, n'est-ce pas?—Or, ces vers sont tout bonnement de La Fontaine, et vous les trouverez dans le Berger et le Roi, au 10e livre des Fables.
Je vous chercherai, si vous voulez, d'autres exemples. On peut faire avec cela un petit jeu innocent et pédant pour les soirées d'hiver à la campagne.
Paris, 18 septembre.
Jean-Paul Mounet faisait hier ses seconds débuts (je crois) à la Comédie-Française, dans le rôle de Jean Baudry. L'autre Mounet, dans la salle, couvait des yeux son cadet et frissonnait d'admiration et d'orgueil. Car les Mounet sont ainsi: chacun d'eux est persuadé que son frère est le plus grand artiste dramatique de tous les temps. Mounet-Sully, chargé de gloire, vous dit tranquillement de Jean-Paul: «C'est lui qui a du génie.» Et, comme il est parfaitement sincère, cela est touchant.
Ils sont beaux et ils sont bons, ces deux Mounet. Musclés comme les deux Ajax (ceux d'Homère): des jambes! des bras! des torses! Ce sont des gars! Pas Parisiens pour un sou. Ils viennent du Midi, d'un Midi âpre et rude, qui n'a rien de commun avec celui de Tartarin: c'est pour cela qu'avec tout son talent Jean-Paul a si mal joué Numa. Ils sont d'origine huguenote. Ils seraient encore huguenots au fond que je n'en serais pas trop surpris. En tout cas, ces deux comédiens sont hommes de grand sérieux et de grande foi.
La noble candeur de Mounet-Sully est célèbre. Il y a, chez lui, de l'inspiré. Il ose tout, il n'a pas le moindre sentiment du ridicule. Après avoir rugi comme un lion, il se mettra à pousser, pendant plusieurs minutes, de petites plaintes de nouveau-né. C'est qu'il sent comme cela. Sa sincérité et, par suite, sa sécurité est admirable. Son art est vraiment toute son âme. Il s'est préparé des années au rôle d'Hamlet, travaillant à se donner réellement et partout, chez lui, dans la rue, en prenant un bock, en mangeant une côtelette, l'air, les pensées, les sentiments du prince de Danemark. Il me disait que, deux fois, dans Hamlet et dans Œdipe roi, il avait eu un moment sublime, un moment où il croyait être, où il était vraiment Œdipe ou Hamlet. Il vous confie ces choses avec une gravité sacerdotale. Il a des mots singuliers. Un jour, à une répétition, son partenaire lui soufflant sa réplique: «Vous savez donc mon rôle? dit Mounet très étonné.—Oui.—Mais, si vous savez d'avance ce que je vais dire, comment pouvez-vous m'écouter et me répondre avec vérité?»
Jean-Paul a quelque chose de plus égal, de plus raisonnable, de moins aventureux que son frère; mais c'est la même conviction, le même sentiment du grand, la même ferveur. Il médite depuis longtemps un ouvrage sur «la mort au théâtre»: mort par le poison, par le fer, par les différentes sortes de maladie, par l'excès de surprise et de douleur morale, etc... Comme il a été étudiant en médecine, il tient beaucoup à ce qu'on meure, sur les planches, conformément aux règles de la pathologie. Il suffit peut-être que l'on y meure de façon à toucher ou à effrayer. Mais ce que je vous en dis n'est que pour vous montrer la conscience et les scrupules de Jean-Paul.
C'est amusant, ma cousine, de rencontrer dans Paris des acteurs qui, Dieu me pardonne! ressemblent un peu à des prêtres, mettons, si vous voulez, à des hiérophantes. Je recommande à votre estime, et presque à votre respect, ces frères excellents, j'allais dire ces saints frères et ces vénérables comédiens.
À Monsieur Édouard Hervé.
Paris, 21 septembre.
Vous êtes, monsieur, l'ami et le confident de M. le comte de Paris, vous êtes membre de l'Académie française et directeur d'un journal de tenue distinguée. Vos adversaires même ont pour vous de l'estime et du respect, et l'on dit que l'Académie vous a choisi autant peut-être pour vos belles relations et pour votre réputation de galant homme et d'homme de goût que pour le mérite de vos ouvrages.
J'ajoute que votre extérieur ne dément pas l'idée qu'on se fait généralement de vous. Le Gaulois, l'autre jour, donnait votre biographie et votre portrait, et vantait à ses lecteurs votre «physique de diplomate». Si j'en juge d'après ce portrait (car je n'ai jamais eu l'honneur de vous rencontrer), vous avez bien plutôt cet air spécial de réserve, de circonspection, de modestie et de gravité qu'on remarque, dans les églises, chez les personnes recommandables préposées à l'entretien des autels et des ornements sacerdotaux.
Il semble dès lors que, même parmi les besognes de la politique active, vous deviez conserver quelque chose de ce caractère et répudier, par exemple, dans vos façons de solliciter les suffrages des électeurs, certains procédés un peu ... voyants.
Quelle n'a donc pas été ma surprise hier, en allant à l'Exposition! Des pans énormes de la longue palissade qui ferme le Jardin de Paris sont couverts d'affiches à votre nom. Il y en a des centaines et des milliers; c'est une orgie, un délire d'affichage. Votre nom tapisse entièrement, du haut en bas et sur les quatre faces, le piédestal d'une des grosses dames de la place de la Concorde. Et, comme si ce nom respecté n'était pas assez significatif par lui-même, il y a d'autres affiches où on le voit entouré de formules telles que Délivrance nationale, et où la disposition typographique de ce nom et de ces formules rappelle les réclames les plus originales de nos plus ingénieux commerçants. Jamais, depuis la candidature de M. Boulanger, on n'avait vu sur les murs de Paris affichage plus exubérant ni, si j'ose dire, plus forain; et, devant ce débordement indiscret—et inutile—j'ai éprouvé pour vous, monsieur, je le confesse, un peu de gêne et un secret sentiment de pudeur.
Et, comme je suis persuadé qu'une pareille faute de goût n'est point de votre fait, et que c'est sans le savoir que vous couvrez de votre nom et de vos devises des espaces si démesurés, j'ai cru bien faire en vous prévenant.
Paris, 30 septembre.
À Monsieur Osiris.
Monsieur,
Le dieu Osiris, votre homonyme, n'était autre que le soleil; et comme lui, en effet, vous «éclairez», dirait quelque vaudevilliste. Vous venez d'offrir un prix de cent mille francs à l'auteur de l'œuvre la plus utile de l'Exposition, et il paraît que maintenant vous voulez remplir Paris de statues.
C'est ce que m'apprend un journal du matin. Le reporter ajoute que vous lui avez dit: «Il n'y a rien de plus bête qu'un homme riche. Tous les hommes riches vivent bêtement. Eh bien! je veux avoir vécu le plus artistement possible.»
Ce souci n'est pas d'une âme vulgaire. Oh! que vous avez raison, monsieur, de croire que la profession d'homme très riche est difficile à exercer! (Il n'y a peut-être que celle de pauvre qui présente encore plus de difficultés.)
Autrefois, cela allait tout seul. Les patriciens de l'ancienne Rome et aussi les seigneurs féodaux, rois sur leurs terres, vivaient «artistement» sans y songer. Aujourd'hui encore, les membres de l'aristocratie anglaise, dit-on, et peut-être, chez nous, quelques rares héritiers de grandes fortunes territoriales savent être riches avec aisance et noblesse. «C'est de naissance», comme dit l'amiral suisse.
Mais, quand on a gagné sa fortune dans l'industrie ou la finance, ou quand cette fortune ne remonte qu'à une ou deux générations, c'est autre chose. Pour peu qu'on ait une vingtaine de millions, on ne sait vraiment plus qu'en faire dans nos démocraties.
Donc, on s'ingénie; on achète un château historique en Normandie ou en Touraine, et un hôtel au parc Monceau; on fait construire un chalet à Dieppe et un autre à Menton. Et l'on a trente ou quarante domestiques. Qu'est-ce que c'est que cela? Les Romains vraiment riches en avaient deux ou trois mille.
Quelques-uns, pleins de bonne volonté, se mettent à collectionner des tableaux et des œuvres d'art. Mais, comme ils n'y entendent rien, ils sont dupés par les marchands et raillés par leurs amis. Et bientôt ils s'en dégoûtent. Ou bien, au contraire, ils finissent par s'y connaître un peu ... et alors, ils redeviennent (telle est la force du naturel) commerçants et brocanteurs. D'autres font courir et se retrouvent, par un détour, marchands et maquignons. D'autres font de la politique, sont députés ou sénateurs. Tous ces gens-là ne savent pas être riches.
Il y en a (de braves gens) qui fondent de leur vivant des hôpitaux et des œuvres philanthropiques. Il y en a d'autres (des malins) qui laissent pour cela des sommes après leur mort: ce qui est encore très bien. Et il y a des naïfs, parmi ces malins, qui lèguent des prix à l'Académie française.
Certes, tout cela est digne d'éloges, mais c'est à la portée du premier millionnaire venu. Or, ce que nous cherchons, ce sont les moyens d'être riche «artistement». Vous en avez trouvé un, dites-vous. Nous en reparlerons demain, monsieur, avec votre permission.
Paris, 1er octobre.
Monsieur,
J'ai oublié, dans ma lettre d'hier, l'occupation la plus commune des pauvres gens qui ont trop de millions. Elle nous est révélée par Théodore de Banville dans ses Occidentales. Le poète nous montre M. de Rothschild, dès l'aurore, mettant ses manches vertes et s'asseyant à son bureau de palissandre:
Il fait le compte, ô ciel! de ses deux milliards.
Cette somme en démence,
Et, si le malheureux s'est trompé de deux liards,
Il faut qu'il recommence!
Il y a beaucoup de sens dans cette hyperbole lyrique. Les grandes fortunes étant aujourd'hui dans la banque, les hommes les plus riches ignorent les beaux loisirs, travaillent comme des commis et emploient principalement leurs millions ... à en gagner d'autres.
Vous, monsieur, vous avez trouvé un moyen de dépenser avec noblesse les funestes revenus dont vous êtes embarrassé. Le journaliste à qui vous vous êtes confié vous fait dire: «... Chez moi, j'ai partout des tableaux sous les yeux. C'est très bien. Mais, quand je suis dehors? Je suis ennuyé de ne pas voir d'objets d'art... Eh bien, que voulez-vous? pour ne pas me condamner à vivre dans une galerie de tableaux, j'ai résolu de me composer un petit musée de statues à travers les rues de Paris.»
Ainsi, monsieur, il vous est réellement impossible de vivre sans voir des «objets d'art», et cela, même quand d'aventure vous vous promenez dans la rue?... Alors contentez-vous. Cela fera bien des statues. Mais quand on les aime!
Pour moi, il en est peu, je l'avoue, que je regarde avec plaisir. J'excepte, si vous voulez, le maréchal Ney de la place de l'Observatoire, à cause de son geste; le Dante qui est devant le Collège de France, à cause de son beau grand nez et de sa capuce; le Dumas de la place Malesherbes, à cause de sa bonne tête; et le Lamartine du square de Passy, à cause de son lévrier... Les autres ne me disent pas grand'chose.
Il y a, boulevard Haussmann, un Shakespeare qui pourrait être, indifféremment, un Bernard Palissy, un Ronsard, un Jean Goujon, ou n'importe quel autre personnage du seizième siècle. De même pour nos contemporains: il n'y a rien qui ressemble à un bonhomme en redingote et en bronze comme un autre bonhomme de bronze en redingote. Sont-ce de nouvelles redingotes de bronze que vous voulez semer sur nos places?
Je comprends les Grecs dressant aux athlètes vainqueurs des statues en pied et nues. Mais chez nos grands hommes, c'est la tête seule qui est intéressante et expressive. Il ne faut donc pas la percher si haut, sur un corps inutile, qu'on n'en puisse plus du tout distinguer les traits dans la noirceur du bronze. Si vous m'en croyez, monsieur, vous élèverez aux morts que vous aimez non point des statues, mais des monuments qui fassent rêver d'eux. La statue de Musset, que vous préméditez, ne sera jamais que la statue d'un grand sec. Faites autre chose. Commandez que l'on grave sur le piédestal, dans un médaillon, le délicat profil du poète, que nous pourrons ainsi voir de près. Puis, laissez à Falguière ou à Saint-Marceaux le soin de sculpter en marbre (oh! pas de bronze) quelque figure de femme, habillée ou non, qui sera la Muse des Nuits, ou l'Âme de Musset, ou Marianne ou Carmosine..., enfin, qui éveillera en nous des ressouvenirs et des images de l'œuvre aimée...
Et ainsi pour les autres. Voilà mon idée.
Ah! pendant que vous y êtes, ne pourriez-vous faire remplacer par de vraies femmes les vieilles dames d'honneur de la reine Amélie qui gardent le beau jardin du Luxembourg?
Paris, 3 octobre.
Aimez-vous les mots d'enfants?
Vous me direz que vous les aimez quelquefois, et quand ce ne sont pas les chroniqueurs ou les vaudevillistes qui les font. Mais cela devient très difficile à discerner. Les enfants d'aujourd'hui sont d'une telle force qu'ils font souvent des mots d'enfants qui ressemblent à des mots d'auteurs. Telle cette réflexion d'un affreux bambin qui avait sans doute étudié les albums de Gavarni et qui, surprenant sa mère en faute, lui dit d'un air entendu:
—Hein! maman, t'en as d'la chance que j'sois pas un enfant terrible!
Celui-là, après tout, je ne vous en garantis pas l'authenticité. Mais, en voici un que j'ai entendu de mes oreilles. Il est de Nicole, la petite sœur de Bob. Elle a huit ans, elle est fort paresseuse et rapporte régulièrement, du couvent où elle est élève externe, des bulletins déplorables. Un jour, sa mère lui faisait honte devant des étrangers de son ignorance, et Nicole protestait. Alors M. l'abbé, l'abbé de Bob, intervint:
—Mme Gyp a malheureusement raison, dit-il; et tenez! je parie que Mlle Nicole ne répond pas à la question pourtant bien simple que je vais lui poser... Quelles sont les cinq parties du monde?
Nicole commença: «l'Europe ... l'Europe...» Elle finit par trouver l'Amérique; et puis plus rien. L'abbé ricanait.
—Zut! dit Nicole exaspérée.
Vous jugez du scandale. On enferma Nicole. Le soir, au dîner (où elle était privée de dessert), elle avait les yeux si rouges et l'air si malheureux que sa mère eut pitié d'elle:
—Vois, ma petite fille, lui dit-elle doucement, comme tu as été méchante...
—Dame! pourquoi qu'il me laissait pas tranquille?
—Mais il me semble que M. l'abbé avait bien le droit de te poser cette question-là.
Alors Nicole, fort tranquillement:
—Oh! pour sûr que sa question n'était pas indiscrète!
C'est effrayant, n'est-ce pas? À huit ans! Voici, pour vous remettre, un vrai mot d'enfant, de bon petit enfant pareil à ceux d'autrefois, un mot de Suzon, une de mes petites amies, qui a sept ans. Sa mère lui apprenait l'arithmétique, et on en était aux exercices sur la soustraction:
—Si tu as huit pommes et que tu m'en donnes trois, combien en reste-t-il?... Si la fermière a vingt poules et qu'elle en vende neuf ... etc.
Tout à coup Suzon eut une idée:
—Écoute, maman.
Et, clignant de petits yeux pleins de malice, étouffant de rire, toute cramoisie de la bonne farce qu'elle faisait à sa mère, elle lui posa cette question dont je vous prie d'admirer l'étonnante fantaisie et le tour déjà tintamarresque et chat-noiriste:
—Si j'ai cinq-z-yeux et que tu m'en creuves six, combien qu'i' m'en reste?
Paris, 3 octobre.
La pauvre Amiati, la chanteuse de l'Eldorado qui vient de mourir, ne faisait pas, comme Victorine Demay, la joie des lettrés, des curieux, ni des membres des classes dirigeantes. Elle n'avait pas été, elle, présentée à M. Renan. Mais elle ravissait, elle enthousiasmait la vraie foule. Notre grosse Demay fut «à la mode»; la pâle Amiati était «populaire».
Je me souviens de l'avoir entendue en 1872. C'était une grande fille brune, le visage à la fois tragique et ingénu, une voix généreuse, étoffée, avec de belles notes de contralto. En ce temps-là on se recueillait, on essayait de devenir sérieux, et l'on venait de découvrir que c'était le maître d'école allemand qui nous avait vaincus. Et c'est pourquoi Amiati chantait des chants patriotiques et des couplets sur les réformes de l'enseignement. Avec une conviction religieuse, elle lançait des refrains comme celui-ci:
Un peuple est fort quand il sait lire,
Quand il sait lire, un peuple est grand!
ou des vers de cette force:
L'instruction laïque, obligatoire,
Doit être enfin le dogme des Français!
(Prononcez «l'instructi-on», fredonnez cela sur l'air de T'en souviens-tu? ou sur un air de même qualité, et vous pourrez vous rendre compte de l'effet.)
Elle a chanté ces choses-là pendant dix-huit années, la bonne Amiati. Elle y joignait la romance sur l'amour maternel, sur les pauvres, sur le printemps. Profondément admirée des ouvriers et des petits bourgeois, elle représentait, au café-concert, la littérature morale et élevée.
Elle était parfaitement naïve. Du premier jour que je l'ai vue, j'ai eu l'impression que cette grande fille devait être sage, qu'elle nourrissait sa mère, soignait ses petits frères et repassait ses chansons en leur tricotant des bas... Je ne sais si elle faisait rien de tout cela. Mais plusieurs de ses camarades m'ont dit, depuis, que c'était une excellente et honnête créature. Je lui ai moi-même parlé une fois (c'est la grosse Demay qui m'avait présenté à elle), et j'ai été frappé de son air de candeur.
Dans un monde de pitres et de petites gourgandines, la bonne Amiati était à part. Elle était grave, se sentant une mission. Quand on ne chante que des choses sur la patrie, la gloire, la justice, la Révolution, quand on traduit tous les soirs, devant deux mille personnes, de si beaux sentiments, c'est bien le moins qu'on se respecte, n'est-ce pas? Amiati fut la vestale populaire de la chanson patriotique. C'est évidemment son répertoire qui l'a sauvegardée, maintenue sérieuse et digne. Son cas n'est-il pas amusant et touchant?
Paris, 5 octobre.
Depuis qu'il fait froid, un des endroits les plus solitaires de Paris, c'est assurément l'esplanade des Invalides, entre neuf et dix heures, quand la foule est aux fontaines lumineuses ou à l'embrasement de la tour.
J'errais hier, à cette heure-là, dans le dédale que forment les pavillons des diverses colonies, les tentes kabyles, les kiosques, les restaurants, la pagode d'Angkor, les villages nègres et le kampong javanais. On se croirait dans une ville de rêve, où il y aurait de la boue pourtant. L'argent bleuâtre de la lumière électrique et l'or jaune du gaz baignent inégalement, d'une clarté plus singulière et plus factice encore que celle des théâtres, le désordre lyrique des architectures pareilles à des strophes d'Orientales. Çà et là, des angles de toits ou de murailles coloriées éclatent crûment, puis tout à coup on entre dans des pans d'ombre, on longe des tentes basses et toutes bossues, et des buttes sombres de bamboulas où grouille on ne sait quoi.
J'entends des râles féroces qu'accompagnent un tintamarre fêlé de casseroles et le cri aigu d'une flûte inhumaine: c'est le théâtre annamite... Je me penche par-dessus la barrière qui enclôt, comme une cour de ferme, un village du Congo ou du Gabon. Je me dis qu'à deux pas de moi, dans ces buttes, sous le crâne épais de quelque nègre qui rêve, vivent les images des grands fleuves, des plaines et des forêts de l'Afrique tropicale. Et j'entends un chant mélancolique à trois notes, qui semble venir de dessous terre, quelque chose qui rappelle la plainte si douce du crapaud par les soirs élégiaques...
Je continue d'errer. Je suis seul, absolument seul. Le silence est complet, un silence énorme, pour parler comme Flaubert. Et ce silence est d'autant plus étrange que tous les édifices de cette cité des songes sont éclairés intérieurement. Un seul bruit, bizarre et sec, bruit de crécelle, de roue dentée: cra cra ... cra cra cra... À chaque instant, et de tous les côtés à la fois, j'entends ce léger grincement. D'où vient-il? De quelles bêtes invisibles? Vraiment cela est sinistre, cela rappelle les imaginations d'Edgar Poe... Mais je découvre tout à coup que ce bruit vient des globes de lumière électrique. Par quoi est-il produit? Je ne suis pas assez grand clerc pour vous l'expliquer.
Je regagne l'allée centrale.
De petits hommes jaunes la traversent de temps en temps. Deux nègres, l'un habillé de rouge et l'autre de blanc, causent avec le petit soldat qui est en faction à la porte du palais de la Guerre. Une Fatma du concert tunisien, enveloppée d'un manteau sombre, et grelottante, passe au bras d'un homme à fez. L'un des nègres lâche une plaisanterie nègre, en sabir. Fatma riposte. Le petit soldat s'en mêle: il en trouve de drôles, le petit soldat. Les deux bons nègres se tordent. Et je me sens flatté dans mon amour-propre national...
À Monsieur Bob, à propos du dernier livre de Gyp:
Bob à l'Exposition.
Paris, 8 octobre.
Je vous ai beaucoup aimé, mon cher Bob, et cela depuis le premier jour où votre charmante mère eut l'idée de noter pour nous vos instructives conversations. Et c'est parce que je vous aime encore que je voudrais vous dire, en toute franchise, combien m'ont surpris et affligé les derniers propos que vous avez tenus, si j'en crois Mme Gyp, à votre excellent abbé.
Il est vraiment étrange qu'un bambin de votre âge, visitant l'exposition, nous entretienne tout le temps de la Haute Cour et que, devant les petites Javanaises, au pied de la tour Eiffel, le long de la rue du Caire et même dans la galerie des jouets d'enfants, il éprouve l'invincible besoin de nous exprimer ses mauvais sentiments à l'endroit de M. Carnot et son enthousiasme pour M. Boulanger.
Vous reprochez à M. le président de la République d'avoir la barbe noire et le teint pâle, de n'avoir pas les épaules de Tom Cannon et de ne pas monter à cheval. Vous lui reprochez aussi, avec une amertume particulière, de présider un grand nombre de cérémonies, de se tenir très droit en public, de saluer beaucoup et de ne pas parler argot. Bref, vous lui en voulez mortellement de sa patience, de sa correction, de son sang-froid, du haut sentiment qu'il a de ses devoirs et de son exactitude scrupuleuse à les remplir.
M. le président de la République vous déplaît. À cela il n'y a rien à dire. Il ne faut pas demander à un petit bonhomme comme vous, très étourdi, très en dehors et, Dieu merci! très enfant malgré sa précoce affectation de blague, d'être sensible à un genre de mérite qui ne se sent bien qu'à la réflexion et qui suppose une dépense d'énergie toute silencieuse et toute intérieure. Cette antipathie irraisonnée pour un honnête homme qui ne vous paraît pas suffisamment «décoratif» est bien, après tout, dans le caractère de notre ami Bob, du digne frère de Paulette et de Loulou.
Mais où j'ai peine à vous reconnaître et où vous me faites un réel chagrin, c'est quand je vous vois étaler un si furieux fanatisme pour l'ancien général au cheval noir.
Entendez-moi bien: ce que je vous reproche, ce n'est pas de penser et de sentir autrement que moi, c'est de n'être plus vous-même et de contrarier absolument l'idée que je m'étais faite de vous.
Car, raisonnons un peu. Vous êtes un gamin très indocile, très mal élevé, pas toujours très naturel malgré votre sans-gêne et votre argot, enfin très vaniteux et très content de vous. Mais avec tout cela vous avez du cœur et du bon sens; vous êtes «un bon gosse», comme vous dites, et je crois que ce que vous estimez avant tout chez les hommes, c'est la franchise, la loyauté, le courage, le sentiment raffiné de l'honneur. Vous aimez encore mieux ces belles vertus quand il s'y joint un peu de «panache»; mais ce goût est bien de votre âge. Je vois avec plaisir que vous admirez M. le maréchal de Mac-Mahon (page 5). Dans un autre endroit, vous vous emballez pour les hommes de 89, parce qu'ils avaient, dites-vous, «une crâne allure», et vous ajoutez: «Enfin, m'sieu l'abbé, y a pas à dire mon bel ami, c'étaient des zigs!»
Or, si vous aimez tant les «zigs» et les hommes de «crâne allure», comment vous arrangez-vous, mon cher monsieur Bob, pour admirer à ce point l'homme des petites lettres au duc d'Aumale, des lunettes bleues et de la fuite à Londres, même sans parler du reste? Le cheval noir suffit-il à compenser tant de traits fâcheux? Et remarquez, encore une fois, que ce que je fais ici avec vous, ce n'est ni de la morale, ni de la politique. Je me place à votre point de vue de «bon gosse» un peu snob. Vous appréciez extrêmement ce qui est «chic». Eh bien! permettez-moi de vous dire que votre héros n'est pas «chic», mon pauvre Bobichon. Et si, comme je crois, ce mot mystérieux signifie pour vous, entre autres choses, une certaine élégance morale, c'est bien plutôt, Dieu me pardonne! M. Carnot qui serait «chic».
Réfléchissez, mon cher Bob; renoncez à une erreur de goût que rien ne justifie; renoncez-y sans le dire, puisque l'objet de votre flamme est aujourd'hui malheureux, et redevenez le vrai Bob ... ou j'essaierai de ne plus vous aimer.
À M. Maurice Barrès, député boulangiste.
Paris, 9 octobre.
Monsieur,
Je ne pense pas que les sept mille citoyens qui vous ont donné leurs suffrages aient lu les livres par lesquels vous avez perverti ce pauvre Paul Bourget. Mais sans doute ceux qui, d'aventure, en ont entendu parler ont cru, sur la foi du titre, que Sous l'œil des barbares était un opuscule patriotique, et Un homme libre une brochure éminemment républicaine.
Pour moi, bien que j'aie toujours été aussi anti-boulangiste que possible, pour des raisons très simples qui me paraissent très fortes et qui n'ont rien de littéraire, je prends aisément mon parti de votre succès, par amitié pour vous et principalement par curiosité; et je sens que je vous suivrai, dans votre nouvelle carrière, avec le plus vif intérêt.
J'ai bien été un peu surpris, tout d'abord, de votre sympathie pour un homme de qui devaient vous détourner, semble-t-il, votre grande distinction morale et votre extrême raffinement intellectuel. Je ne croyais pas non plus, quand j'ai lu vos premiers écrits, que la politique pût jamais tenter un artiste aussi délicat et aussi dédaigneux que vous. Mais, en y réfléchissant, je vois que vous êtes parfaitement logique. Vous rêviez, dans votre Homme libre, la vie d'action, qui vous permettrait de faire sur les autres et sur vous un plus grand nombre d'expériences et, par là, de multiplier vos plaisirs. Vous avez pris, pour y arriver, la voie la plus rapide. Peut-être, d'ailleurs, éprouviez-vous déjà ce «besoin de déconsidération» que vous louez si fort dans votre méditation ignatienne sur Benjamin Constant.
Votre aventure n'est point commune. Je ne prétends pas qu'il n'y ait jamais eu que des illettrés dans les Chambres françaises. Mais ce sera assurément la première fois qu'on verra entrer au Parlement, et dans un âge aussi tendre, un député d'une littérature si spéciale et si ésotérique.
Et j'en suis bien aise, car il vous arrivera infailliblement de deux choses l'une:
Ou bien vous resterez ce que vous êtes: un humoriste quelquefois exquis. Après l'ironie écrite, vous pratiquerez l'ironie en action. Cela ne m'inquiète pas, car je suis sûr que vous saurez vous arrêter où il faut dans votre manie d'expériences, et que ce seront vos collègues, jamais votre pays, qui en feront les frais. J'en ai pour garant, dans Un homme libre, cette étude fine et secrètement attendrie sur la Lorraine, que M. Ernest Lavisse considère comme un excellent morceau de psychologie historique. Votre esprit s'enrichira d'observations dont votre talent profitera; et, si vous transportez à la tribune votre style et vos idées d'ultra-renaniste et de néo-dilettante, on ne s'ennuiera pas tous les jours aux Folies-Bourbon.
Ou bien ... ou bien vous valez moins que je n'avais cru, et alors vous finirez par être comme les autres. Insensiblement la politique agira sur vous. Vous prendrez goût aux petites intrigues de couloir. Vous deviendrez brouillon, vaniteux et cupide. Votre esprit, loin de s'élargir par des expériences nouvelles, ira se rétrécissant. Votre ironie supérieure se tournera en blague chétive; ou peut-être, au contraire, deviendrez-vous emphatique et solennel. Bref, vous vous abêtirez peu à peu. Vous n'aurez plus de style, et vous en viendrez à employer couramment, dans vos discours, le mot «agissement», cauchemar de Bergerat.
Et ce sera encore plus drôle.
Mais, dans l'un et l'autre cas, je suis certain que vous m'amuserez et, à cause de cela, je vous envoie tous mes compliments.
Le tsar a répondu en français au toast que l'empereur Guillaume II lui avait porté en allemand. Certes, l'événement n'est pas considérable, et il n'y a presque aucune conséquence à en tirer. Mais, pourquoi ne pas l'avouer? ce rien nous a fait grand plaisir.
Que ce soit intérêt, espoir caché, sympathie naturelle, admiration toute chaude pour une littérature récemment révélée, ce qui est sûr, c'est que nous aimons la Russie. Nous la connaissons, sans doute, très mal, mais nous l'aimons. Et alors, malgré nous, nous attendons un peu de retour. Et notre ingénuité est telle que nous sommes tentés de prendre pour une marque indirecte et secrète d'amitié pour nous ce qui n'implique peut-être, chez le tsar, que le respect d'une très ancienne tradition.
Le français est, depuis plusieurs siècles, la langue des relations internationales. Cela prouve que nous sommes un très vieux peuple, et qui fut puissant par l'action et par la parole. L'avenir est promis, dit-on, à des peuples plus jeunes, mais nous avons un long et beau passé. Notre démocratie possède de plus anciens titres de noblesse que les monarchies absolues. Or, au fond, nous y tenons beaucoup, à ces titres, et nous en sommes très fiers,—fiers comme des rois.
Et ainsi, le tsar ne saurait échapper à notre reconnaissance. Nous avons beau savoir qu'il n'a rien fait de surprenant ni d'étrange en se rappelant que notre langue est encore, dans la politique, la langue européenne: nous lui savons gré de s'en être souvenu, et de s'en être souvenu si à propos. Nous sommes touchés que les seuls mots français qu'on ait entendus ces jours-ci dans une cour où notre langue est, dit-on, soigneusement pourchassée, et jusque sur les menus des dîners de gala, aient été prononcés par l'empereur de toutes les Russies. Cela chatouille notre fierté et, si vous voulez, notre vanité nationale dans ce qu'elle a de plus innocent, de plus légitime, de moins agressif. Pour ces raisons, et pour d'autres encore que le tsar connaît mieux que nous, ce qu'il a fait là nous a paru tout à fait spirituel.
Paris, 15 octobre.
Il faut, ma cousine, que vous ayez aujourd'hui (qui est jour de terme) une pensée compatissante pour les honnêtes gens qui déménagent, car c'est là un grand ennui.
J'en sais quelque chose, étant moi-même un de ces malheureux. Ce déplacement de mes humbles pénates m'apparaît comme un événement considérable et qui bouleverse mon existence. J'étais fait à mon logis, à ma rue, à mon quartier. Je savais, chez moi, où trouver chaque objet. De là, une grande quiétude d'esprit et une sérieuse économie de mouvements. Puis, j'avais ma marchande de journaux, mon bureau de tabac, mon bureau de poste, ma station de voitures. Partout des figures de connaissance, devenues des figures amies. Je regrette tout cela; je regrette les habitudes de mes yeux. Il n'est point de départ, même pour l'Atlantide, qui ne soit mélancolique.
Changer de quartier à Paris, c'est se transporter d'une ville dans une autre. C'est toute une vie nouvelle qu'il me faudra apprendre lentement. Et peut-être deviendrai-je aussi un homme nouveau. Les quartiers façonnent leurs habitants. Il y a quelques années, quand je perchais non loin du boulevard Saint-Michel, j'étais à la fois ingénu et bohème. Ensuite, ayant passé les ponts et vivant au centre de Paris, j'ai acquis, à ce que je crois, un peu de sens pratique et de sagesse égoïste et, autant que ma simplicité me le permettait, d'utiles notions sur la vie parisienne. Le quartier que je vais maintenant habiter est calme et opulent (car on peut être pauvre et demeurer dans une rue riche). Je n'y ai point vu de brasseries. Il est probable que mes habitudes s'en ressentiront. Je serai moins souvent dans la rue. Peut-être voudrai-je vivre avec plus de confort; et qui sait si la turlutaine des «objets d'art» ne me viendra pas, ou le désir de ressembler un peu plus aux «gens du monde»?... Tout arrive, hélas!
Et peut-être aussi ces transformations que j'ai notées ou que je prévois sont-elles le triste effet des années autant que des déménagements...
Paris, 18 octobre.
... Toute réflexion faite, l'Exposition est encore plus belle par ces jours d'automne.
Sans doute la mélancolie des feuilles qui tombent et du ciel rouillé étonne d'abord un peu dans cette artificielle cité des fêtes, car il ne semble pas que ce qu'on va chercher au Champ-de-Mars, ce soit un endroit pour rêver et pour se réciter les vers de Lamartine:
Salut, bois couronné d'un reste de verdure,
Feuillages jaunissants sur les gazons épars!...
(On a soin d'ailleurs de ratisser chaque matin les feuilles mortes.) Mais je ne sais si, après tout, la somptueuse tristesse de l'automne ne fait pas, à la cité bleue, une parure plus harmonieuse que celle du frais printemps ou du flamboyant été.
Car voici que les architectures de faïence et de métal, moins neuves, ont un éclat moins cru. Les couleurs se sont adoucies et fondues. Il y a maintenant, des jardins au palais, de délicieux rappels de tons. Le brun rouge de la tour, les chamarrures d'or roux du dôme central, les jaunes et les roses apaisés des céramiques répondent aux brocarts et aux ors sombres ou clairs des feuillages mordus par le froid. Et les deux dômes bleus sont d'un bleu pâle comme l'azur frileux des dernières matinées.
Je vois une autre harmonie encore entre l'automne et l'Exposition. Les richesses étalées dans les galeries des palais bleus et roux, ne sont-ce pas les productions de l'automne des peuples? Ces merveilles de la civilisation industrielle, ces machines ingénieuses, mues par la vapeur, à la fois servantes des hommes et mangeuses de vies humaines, ces recherches de commodité et de confort, ces mille inventions d'un luxe minutieux et tourmenté, ces œuvres d'art où cherchent à s'exprimer des âmes fines, inquiètes et tristes, tout cela suppose un long passé de science et d'art, tout cela est l'effort ou l'amusement d'une humanité entrée déjà dans son arrière-saison. Et ainsi la livrée d'automne est peut-être ce qui convient le mieux à ces fêtes où les races célèbrent les labeurs savants de leur maturité.
Hélas! nous ne verrons pas l'Exposition en livrée d'hiver.
J'arrive de Bruxelles, où je crois avoir vu un homme heureux, et qui mérite de l'être. Comme l'une et l'autre chose sont fort rares, et comme la réunion des deux est un hasard absolument merveilleux et extravagant, je vous fais part tout de suite de ma découverte.
C'est de M. le vicomte de Spœlberch de Lovenjoul, le scrupuleux auteur de l'Histoire des œuvres de Théophile Gautier, que j'entends vous parler. Il est, selon toute apparence, l'homme du monde qui possède la plus belle et la plus riche collection de manuscrits autographes des grands écrivains contemporains. Et la plupart de ces manuscrits sont inédits. J'ai vu, j'ai touché, avec respect, avec émotion. Et ce ne sont pas de maigres portefeuilles courant l'un après l'autre; ce sont, dans une vaste bibliothèque si bien disposée pour l'étude qu'on y voudrait vivre et mourir, des manuscrits à pleins cartons, et des cartons à pleines caisses ou à pleins casiers.
Il y a là, entre autres curiosités sans prix, un Cromwell en cinq actes et en vers, écrit par Balzac à vingt-quatre ans, une comédie du même en cinq actes et en prose, plusieurs nouvelles, des commencements de romans, des brassées de lettres à la comtesse Hanska; bref, de quoi faire cinq ou six volumes d'œuvres inédites. Il y a des protêts et des exploits d'huissiers par centaines, toute l'histoire, en papier timbré, des dettes de Balzac. Il y a un mémoire de serrurier qui nous apprend que Balzac, rentrant chez lui pour la première fois après son mariage... Mais j'ai promis de ne rien révéler. Il y a une facture d'orfèvre où nous voyons que la pomme de la fameuse canne... Mais M. de Lovenjoul m'a fait jurer de ne rien dire. Il a des lettres de Musset à George Sand et de George Sand à Musset où il apparaît clairement que... Mais je suis honnête homme, vous ne tirerez pas de moi un seul mot de plus.
(Et il y a une lettre écrite par Balzac à l'âge de dix ans, où il assure à sa mère «qu'il se frotte les dents avec son mouchoir comme elle le lui a recommandé». Tant pis! je trahis ce secret-là.)
M. de Lovenjoul est heureux, vous ai-je dit. Je l'ai été, moi, pendant l'heure trop courte où j'ai pu tenir entre mes doigts, sur ces feuilles jaunies, un peu de la vie quotidienne et familière, de la vie toute nue et toute franche de quelques-uns des esprits que j'aime ou que j'admire le plus. Quels plaisirs ne doit-il pas éprouver, lui qui ne les quitte pas, qui vit avec eux, et dans une intimité si secrète qu'il connaît sur eux des choses insoupçonnées.
Et ces joies, il les mérite, car nul bénédictin n'a plus travaillé que lui. Tout est étiqueté, catalogué, classé par ordre chronologique. Un prodige ininterrompu de patience et d'ingéniosité, telle est la vie de M. de Lovenjoul. Et quelle persévérance, quelle ténacité il lui a fallu pour assembler de telles merveilles! Tous les moyens ont dû lui être bons pour cela. Pendant des années, il a dû, sinistrement, guetter des morts... Pourtant, il m'a affirmé qu'il n'était jamais allé jusqu'au crime...
C'est plutôt maintenant qu'il est en train de devenir un grand coupable. Ces chers manuscrits, il les aime tant qu'il voudrait les éditer tous lui-même, ce qui est impossible, car «ils sont trop!» Je crois d'ailleurs qu'il n'a aucune hâte, au fond, de les livrer au grand jour. Et c'est cela qui est mal, très mal. Je le supplie d'y réfléchir. Son devoir évident est de s'adjoindre une petite brigade d'élèves de l'École normale ou de l'École des hautes études, et de tirer tout cela au clair et, vite, de tout publier; bref, de se donner un peu de peine pour notre plaisir... Un collectionneur égoïste n'est qu'un receleur distingué. Parfaitement!
Paris, 31 octobre.
Hier soir, 30 octobre, au théâtre du Gymnase, la langue française s'est enrichie d'une locution nouvelle qui est sûre de faire son chemin et qui, pour commencer, a eu grand succès dans les couloirs, pendant les entr'actes.
Les origines de cette locution, on les retrouverait dans une vieille image chère à la poésie élégiaque. Je ne vous rappellerai que cette strophe de Lamartine:
Ainsi toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l'océan des âges
Jeter l'ancre un seul jour?
Si le temps est un océan et s'il y passe des barques d'amoureux, il peut donc y passer aussi des navires ou, en style moins noble, des bateaux.
Ces bateaux, ce sont les générations humaines.
Vous avez maintenant toutes les clartés qu'il faut pour bien entendre des phrases comme celle-ci:
—Voilà comme nous sommes dans mon bateau. Plus de préjugés! Plus rien! Ça embarrasse, les colis.
Ou bien:
—Vois-tu mon cher, nous ne sommes pas du même bateau.
Ou encore:
—Papa? Ah! le pauvre homme, il est d'un trop vieux bateau pour ça!
Si Paul Astier n'ose pas aller jusqu'au bout de son crime, c'est qu'au fond il n'est pas du bon bateau, du vrai bateau, du dernier bateau, celui des petits struggleforlifers de vingt ans. Il n'est que de l'avant-dernier, celui des struggleforlifers de trente à trente-cinq ans.
Elle est amusante, cette vieille image ainsi renouvelée par un homme qui a le génie du pittoresque.
On les voit à la queue leu leu, tout le long du fleuve des âges, ces navires qui portent les générations successives et qui, par leur construction même, leur aspect et leur allure, expriment quelque chose de l'âme et des mœurs des passagers: le bateau d'aujourd'hui, net, lisse, à vapeur, en acier, tout à l'utile,—le haut vaisseau royal, majestueux et lourd, chargé d'ornements et de dorures,—la trirème antique, élégante comme un beau vase et berçant à sa proue une sirène couronnée de fleurs ... et ainsi de suite jusqu'à l'arche de Noé, le plus vieux des bateaux et le plus innocent, parce qu'il est celui qui contient le plus de bêtes.
Paris, 5 novembre.
Hier, dans une maison où j'étais, on parlait de la Lutte pour la vie et l'on discutait la scène du verre empoisonné.
Une femme se mit à dire:
«Qu'est-ce que ce struggleforlifeur ou struggleur for life en carton qui, au moment de faire son coup, se trouble, pâlit, ne se domine plus, crie involontairement comme une femmelette nerveuse, puis s'effondre en demandant pardon d'avoir été méchant?
«Voici comment j'aurais, moi, conçu la scène.
«Paul Astier apporte le verre d'eau et, très calme, le tend à la duchesse. Elle a compris. Elle prend ce verre et le pose sur la table, mais sans le lâcher. Puis, comme si elle oubliait de boire, elle se met à parler de choses insignifiantes ... du monocle d'Herscher ou de la toilette de Mme de Rocanère... Cela, pendant plusieurs minutes. (Plus cela durera, plus l'effet sera grand.) Et, tout en conversant ainsi de l'air le plus tranquille du monde, elle regarde Astier dans les yeux... Il ne bronche pas. Seulement il trouve le temps long et, malgré lui, ses yeux se portent sur le verre... Ah ça! est-ce que la vieille ne va pas boire à la fin?
«... Lentement, d'un geste indifférent et en suivant la causerie commencée, la duchesse se décide à approcher le verre de ses lèvres... Rien! Paul Astier n'a pas bougé...
«Alors elle remet le verre sur la table, se redresse et éclate:—Ah! misérable! tu m'aurais laissé boire, n'est-ce pas? Etc... Je vais appeler, et montrer à tout le monde qui tu es!...
«Mais lui, beau joueur:—Soit!... c'est la cour d'assises.
«Elle n'avait pas pensé à cela. La cour d'assises? la prison? l'échafaud, peut-être? Non, pas cela! non!... Elle jette le verre:—Je te sauve; et je vais te délivrer de moi... Car tu recommencerais, j'en suis sûr... Tu l'auras donc, ton divorce. Etc...
«Le reste comme au Gymnase.»
Ainsi parla la dame...
Paris, 7 novembre.
C'est fini. On l'a fermée hier: cela est triste. Car, bien que je sois allé la voir trente ou quarante fois, je ne l'ai pas vue. Personne ne l'a vue: il y avait trop de monde.
Je songe tout à coup, et j'éprouve en y songeant le tragique sentiment de l'irréparable, que je n'ai jamais été sur le pont roulant de la galerie des machines et que j'ai même oublié de monter au balcon du dôme central. Il y a une quantité de petits pavillons, de baraques pittoresques, d'édicules exotiques où l'on voyait sans doute des choses merveilleuses et où je ne suis jamais entré, parce que je n'ai pas la vertu qu'il faut pour faire la queue. Personne ne l'a vue, vous dis-je, votre Exposition! personne, excepté les pauvres, les résignés, ceux qui sont patients, ceux qui savent attendre. Et cela est très bien ainsi.
Hier, dernier jour, je voulais revoir d'abord les choses que j'avais aimées, puis me mettre en quête de celles que je n'avais pas vues et réparer un peu mes oublis ou mes paresses... Mais la foule était d'une densité plus cruelle encore que les autres fois. Alors j'ai cherché des coins paisibles. J'en ai trouvé! Je me suis reposé dans une grande salle pareille à un ouvroir protestant, où sont exposées des dentelles et où des dames affables causent discrètement. C'est le pavillon Dillmont... J'ai été bien tranquille aussi dans une salle où l'on voit des casseroles de cuivre et des robinets. Enfin, je n'ai pas été trop dérangé non plus dans un petit coin du pavillon du gaz, où j'ai vu une amusante collection de tous les anciens ustensiles d'éclairage, lampes grecques et romaines, chandeliers rébarbatifs et torchères du moyen âge, lampes naïves et flambeaux des derniers siècles, etc... J'ai remarqué une exquise petite lampe antique, en forme de pied, l'orteil relevé et percé pour laisser passer la mèche. Ç'a été ma suprême découverte.
... Une dernière fois, la cité féerique nous est apparue dans un immense et surnaturel flamboiement! Puis, tout est rentré dans la nuit. Et nous sommes au lendemain d'un rêve.
Rêve bienfaisant? Oui, certes. L'Exposition nous a fait croire à notre propre renaissance. Elle a présenté à nos yeux de vives et brillantes images de paix et de fraternité humaine. Elle a été la fête magnifique du travail.
Mais, justement, les jours de fête on ne travaille pas, et il est dur, ensuite, de s'y remettre. Puis, les lendemains de rêve sont dangereux. On se heurte de nouveau à la réalité, on la trouve plus rude qu'auparavant, et l'on s'irrite... Et il arrive ainsi qu'en exaltant notre espoir, mais sans nous apporter plus de vertu, la fête de la paix sème en nous des germes de guerre. Rappelons-nous ce qui suivit la délicieuse et sublime fête de la Fédération de 1790, et soyons les gardiens vigilants de nos propres cœurs.
Paris, 10 novembre.
Je me suis trouvé par hasard à ce dîner du Journal des Débats où M. Léon Say a dit de si bonnes choses.
C'est la première fois que je l'entendais parler. Son éloquence est très particulière. Elle est uniquement faite de clarté et de placidité. J'imagine que, auprès de M. Say, Thiers était un pur lyrique et que Dufaure semblait pindariser. C'est une causerie lente et posée; le ton est modeste et uni, le geste rare; le mouvement n'est que dans les idées. À peine, çà et là, une inflexion imperceptiblement railleuse. Rien de moins oratoire, mais rien de plus persuasif ni qui inspire plus de confiance... Il faut ajouter qu'un nom illustre, une très grande fortune, un long et brillant passé politique,—ce sont de ces choses qui permettent la simplicité et qui donnent à cette simplicité un assez bon air. Puis, on sent bien ici que l'orateur est désintéressé, que son passé et ses moyens le lui permettent; que, s'il peut avoir de hautes et légitimes ambitions, il n'a point de fringale; qu'il est à peu près exempt de la tentation de subordonner l'utilité publique à son propre intérêt, et qu'il est donc dans les meilleures conditions pourvoir le vrai et pour le dire... Bref, j'ai connu clairement, en écoutant ces phrases paisibles d'un monsieur tout à fait dépourvu d'emphase, ce que c'est que «l'autorité» chez un orateur.
Une phrase de ce discours m'a frappé entre beaucoup d'autres: «Nous avons une grande nouveauté à vous montrer durant cette législature: des hommes qui sont eux-mêmes, et cette nouveauté seule est peut-être appelée à produire de grands effets.»
Être soi-même! Avoir son sentiment et son jugement à soi, et non pas le jugement ni le sentiment des autres, professer une opinion parce qu'on l'a, non parce que d'autres l'ont et parce que c'est l'opinion présumée d'une circonscription électorale ou l'opinion affichée d'un groupe parlementaire... Ah! si nos représentants pouvaient faire cela! Si chacun d'eux pouvait penser tout, seul et agir selon qu'il a pensé!... Ne dites point qu'il y aurait alors autant d'opinions que de têtes. Il n'y a guère plus de deux ou trois grandes façons de juger et de sentir en politique. Les esprits finiraient donc par se ranger en un petit nombre de catégories. Mais ils s'y rangeraient spontanément. Au lieu des groupements artificiels d'autrefois, nous aurions des groupements naturels; et chacun, étant plus sincère, travaillerait mieux et de meilleur cœur.
Notez que ce qu'on demande ici à nos députés, ce n'est même pas d'être plus vertueux, plus intelligents, plus désintéressés; c'est seulement d'être un peu moins humbles, d'oser un peu interroger leur propre expérience et leur propre conscience. S'ils faisaient ce petit effort, nous aurions tout de suite une meilleure politique.
C'est comme en littérature. Si les jeunes gens ne copiaient point ce qu'ils ont lu, s'ils voulaient être sincères et ne traduire que ce qu'ils ont vu et senti, nous aurions de bien meilleurs livres.
Il y a pourtant une difficulté. «Être soi-même», cela est beau; mais, pour être soi-même, il faut d'abord être quelque chose... Cette réflexion me refroidit un peu sur la phrase de M. Léon Say.
G..., 12 novembre.
Les abords du palais Bourbon doivent être, à l'heure qu'il est, fort tumultueux, et la journée sera, j'imagine, des plus intéressantes. Que va-t-il se passer de l'un et de l'autre côté de l'enceinte si consciencieusement fortifiée par M. Madier de Montjau?... Mais je suis loin de Paris et n'aurai les nouvelles que demain. Laissez-moi donc, tandis que je regarde tomber les dernières feuilles, vous entretenir de choses paisibles et innocentes.
Justement, ce sont aussi des feuilles d'arrière-automne, ces Poèmes épars, de mon respectable ami M. Édouard Grenier, que j'ai pris avec moi pour faire le voyage. Lisez-les, ma cousine; lisez particulièrement, dans ce livre d'un sage, les Sonnets et les Rayons d'hiver.
Il serait peut-être inexact de dire que M. Édouard Grenier est encore jeune; mais il serait également faux de dire qu'il ne l'est plus. En tous cas, il a imaginé une façon bien spirituelle de ne plus l'être.
Vous vous rappelez les beaux vers de Sully Prudhomme:
Viennent les ans! J'aspire à cet âge sauveur
Où mon sang coulera plus sage dans mes veines...
Le noble poète des Épreuves songe qu'il sera un jour «affranchi du baiser», et il ajoute avec une triste joie,—ah! si triste au fond:
Et vous! oh! quel poignard de ma poitrine ôté!
Femmes, quand du désir il n'y sera plus traces,
Et qu'alors je pourrai ne voir dans la beauté
Que le dépôt en vous du moule pur des races.
Eh bien, M. Grenier a su ne pas retirer tout à fait de son cœur vieillissant le poignard cruel et délicieux. Que dis-je! C'est depuis que les premiers «rayons d'hiver» ont touché son front qu'il a su se faire un plus riche sérail. M. Grenier est le don Juan paternel des amitiés féminines.
Les pâles amitiés remplacent les amours,
nous dit-il. Ne le croyez point: elles ne sont pas si pâles. Le sentiment qu'il voue à ses amies est encore un peu l'amour. Il en garde les formes extérieures, les caresses de langage et, si je puis dire, la liturgie, et même, parfois, les inquiétudes, les vivacités, les ardeurs. On devine, à certains passages, que le doux poète s'est fait gronder, tout comme un jeune homme, par ses belles amies. Il s'excuse, à plusieurs reprises, de la chaleur de ses adorations:
La nature m'a fait d'une argile trop tendre,
Et j'aime à me donner, même sans recevoir.
Mais, le plus souvent, il a l'adresse charmante de s'en tenir au rôle de consolateur. Son amour, qui flatte sans effrayer, lui vaut du moins des confidences d'une espèce particulière, la confidence des douleurs qui viennent de l'amour. Les jeunes femmes sentent que son cœur est tout à elles et l'en récompensent en lui parlant de leur propre cœur...
... Hélas! toutes ou presque toutes,
Dans ce noble et charmant essaim,
Perdent leur sang à larges gouttes
Et portent une plaie au sein.
Pas une qui n'ait sa blessure:
L'une, après des jours triomphants,
De rien au monde n'est plus sûre;
L'autre a perdu tous ses enfants.
L'autre, encor si digne qu'on l'aime,
N'a rencontré qu'un cœur glacé;
Tout a trompé la quatrième
Dans le présent et le passé...
M. Édouard Grenier a trouvé ceci, d'être l'ami des heures douloureuses, de ces heures où l'amitié s'attendrit et se livre au point d'imiter un peu, au moins dans ce qu'ils ont de purement sentimental, les abandons de l'amour. Comprenez-vous?
L'auteur des Poèmes épars est donc un sage bien ingénieux. Nous l'envions. Peut-être aussi envie-t-il ceux qui n'ont pas encore besoin de tant d'ingéniosité?... De là la grâce mélancolique répandue sur ce petit livre.
Je viens de lire avec le plus vif intérêt une brochure anonyme: La Vérité sur Mgr Darboy (Gien, Paul Pigelet, éditeur). C'est la réponse serrée, véhémente, spirituelle souvent et incisive, d'un prêtre ultramontain à deux biographes de l'ancien archevêque de Paris: l'abbé Guillermin et le cardinal Foulon.
Je ne puis analyser l'ouvrage ni en discuter le fond: la place me manque, et sans doute la compétence. Mais je vous dirai l'impression singulière que j'ai eue en le lisant. J'y ai senti à l'improviste quel abîme (et principalement depuis le concile du Vatican) peut séparer la pensée d'un honnête homme plutôt chrétien, comme je suppose que vous êtes, de la pensée d'un prêtre catholique.
Sur les faits, il est impossible de n'être pas d'accord avec l'auteur de la brochure. Il résulte évidemment des lettres de l'archevêque et de Pie IX, et d'autres documents officiels, que Darboy a été le plus décidé des gallicans; que, ayant nié la juridiction ordinaire et immédiate du pape sur le diocèse, il ne s'est jamais rétracté formellement; «qu'il a toujours été du côté du gouvernement contre le pape, contre le concile, contre l'Église, à l'archevêché, aux Tuileries, au Sénat, à Rome comme à Paris». Lors donc que l'abbé X... nous dit que Darboy n'a été qu'un diplomate et un grand fonctionnaire, cela ne nous semble point si mal jugé. Même sa conclusion nous paraît assez juste, à la malveillance près: «Si la chronologie fait tort à Mgr Darboy en le nommant avant le cardinal Guibert et après le cardinal Morlot, l'histoire le servira peut-être mieux en le plaçant entre Noailles et Maury.»
Seulement ... il se trouve que les documents sur lesquels il appuie sa très solide démonstration et qui ne lui inspirent, à lui, que tristesse et que colère, nous rendent intéressante, ou même sympathique, la figure de l'intelligent prélat, et que, tandis qu'il croit l'accabler, il le sert auprès de nous.
«La grande préoccupation de cet évêque, nous dit-il en rapportant les propres expressions de Darboy, est de former un épiscopat et, par conséquent, un clergé compact, unanime et marchant d'un même pas dans le sens de son époque et de son pays, et qui surtout ne soit pas trop dépendant de la cour de Rome, parce que ç'a été la cause du schisme religieuse du seizième siècle.» Une autre fois, Darboy a osé écrire, à propos de la nomination d'un évêque: «Ceux-là doivent être préférés, toutes choses égales d'ailleurs, qui croient que la société n'a pas moins besoin d'être consolée que d'être instruite, qu'il faut la plaindre et la servir encore plus que la blâmer et la craindre...» De telles paroles scandalisent l'auteur de la brochure. Il songe avec épouvante que, «si l'Empire avait duré, si Mgr Darboy avait vécu, l'Église de France se serait trouvée, une fois encore et malgré le concile, sous la domination d'un semi-gallicanisme pratique, parlementaire et régulier». Il constate enfin, et avec douleur, que «Mgr Darboy a été plus chrétien que prêtre, plus prêtre qu'évêque, et que le baptême avait laissé plus de traces dans son âme que le sacrement de l'ordre».
Or, nous avons beau faire, tout cela ne nous effraye ni ne nous chagrine. Chose inattendue et tout à fait curieuse, les sentiments que les hommes d'esprit modéré et qui souhaitent la paix religieuse voudraient rencontrer aujourd'hui chez ceux qui représentent au Parlement la foi et les intérêts catholiques, ce sont précisément les sentiments du grand-aumônier de Napoléon III.
Il est très vrai que Darboy fut surtout un politique et un honnête homme. L'héroïsme même de sa mort fut tout humain, sans l'exaltation des martyrs des premiers temps ou des missionnaires. Il mourut très courageusement et très dignement, parce qu'il le fallait...
Je me souviens de l'avoir vu et entendu plusieurs fois, quand j'avais de quinze à dix-sept ans. Il parlait avec une pureté et une abondance merveilleuses et que je n'ai retrouvées, depuis, que chez Alfred Fouillée. C'étaient des sermons de morale chrétienne, très généreuse et très virile. Pas une fois il ne nous parla des dogmes.
Sans doute, d'autres questions encore que celle de l'infaillibilité du pape lui semblaient «hérissées de difficultés théologiques et historiques».
Au concile du Vatican, lorsque le secrétaire de l'assemblée annonça la majorité en ces termes: Fere omnes surrexerunt, Darboy se pencha vers son voisin, le cardinal Manning, et lui glissa dans l'oreille ce calembour: «Toutes les bêtes ont voté oui!... feræ omnes...»
Je ne tire point de conclusion. Tout ce que je sais, c'est que je n'ai jamais rencontré visage plus profondément mélancolique, d'une expression plus douloureuse, que celui de Darboy.
Qu'avait-il donc, l'archevêque de Paris?...
Paris, 21 novembre.
Il y a vraiment trop longtemps, ma cousine, que nous n'avons joué au noble jeu des citations.
Dites-moi de qui sont ces deux vers:
Enfin, j'ai vu la Peste au sommet des collines
S'asseoir, comme un berger qui compte ses troupeaux.
L'image est ample et belle, mais n'est pas très précise. Un esprit lucide et sec y trouverait à reprendre. La Peste, si on veut la personnifier, n'est nullement, avec les victimes qu'elle entasse, dans le même rapport que le berger avec son troupeau. À moins de dire (mais le poète n'y a probablement pas songé) que le berger dénombre ses moutons pour l'abattoir, comme la Peste dénombre les hommes pour la mort?... La comparaison n'est donc pas d'une exactitude bien scrupuleuse.
Mais, d'autre part, en faisant asseoir la Peste sur une colline, le poète exprime très heureusement l'idée du fléau planant sur toute une région; et, quant aux troupeaux de moutons (les voyez-vous qui cheminent le soir en se serrant les uns contre les autres?), ils sont là pour donner l'impression du foisonnement, de l'accumulation des cadavres dans la ville pestiférée... En somme, l'image est grande, et ce qu'elle a peut-être de vague et d'indéterminé en accroît encore la magnificence. Ces deux vers ressemblent à de très beaux vers de Lamartine.
Or, ils sont de Mlle Louise Michel.
Un mot d'enfant. Mag a cinq ans, et son frère en a trois. On leur a donné un gros baba et un petit gâteau sec. Mag prend le baba et dit à son frère, d'un air de charité angélique:
—Tiens! mange le joli petit! Moi, je mangerai le vilain gros.
Tout l'art de la diplomatie en une ligne!
Un mot de gamin. Je le tiens du docteur Félizet. Il avait soigné à l'hôpital un gamin de dix ans, qui montrait de rares dispositions pour le dessin et qui, sans avoir rien appris, crayonnait drôlement les têtes de ses voisins ou les silhouettes des bonnes sœurs. Quand l'enfant fut guéri, Félizet, qui l'avait pris en affection, lui demanda:
—Est-ce que ça t'amuserait d'être peintre, de faire des tableaux?
—Peut-être bien, dit l'enfant; mais j'ai une autre idée.
—Et laquelle?
—Je voudrais être livreur d'eau de Seltz.
Être livreur d'eau de Seltz, c'est-à-dire descendre les rues au grand trot en faisant claquer son fouet, parmi le branlebas des siphons secoués... Comprenez-vous quelle ivresse!
Paris, 25 novembre.
Un vestibule de château féodal gardé par quatre armures vides tenant des lances et des hallebardes; un retable en bois sculpté et colorié, qui représente Jésus portant sa croix; de vieux saints en bois; des tapisseries de haute lisse; un large escalier de pierre; des portes de fer; une salle immense éclairée par des vitraux; une cheminée de la Légende des siècles, dans laquelle un fagot tout entier et trois ou quatre troncs d'arbre reposent sur les landiers de fer; d'autres saints en bois, des stalles, un lutrin; des meubles ouvragés comme le portail de Notre-Dame, lourds, massifs et noirs, et qu'on dirait façonnés pour Roland ou pour Eviradnus; une chambre à coucher purpurine; un lit carré, un lit royal, en fer et en noyer (pour changer un peu); partout du chêne sculpté et du fer forgé; l'assemblage de meubles le plus majestueux, le plus imposant, le plus lugubre, le plus sinistre; un mobilier de cathédrale dans la salle des gardes d'un château historique.
Ce que je vous décris là? C'est la maison et c'est le mobilier d'un vaudevilliste.
D'un vaudevilliste de beaucoup de gaieté et, parfois, de beaucoup d'esprit, qui, depuis vingt-cinq ou trente ans, fournit au Figaro des facéties presque quotidiennes, et des vaudevilles et des opérettes aux plus joyeux théâtres du boulevard.
C'est sans doute pour cela qu'il est triste et que, ayant à s'arranger un intérieur, il a conçu et réalisé un musée de Cluny poussé au sombre. Il se reposait ainsi de sa gaieté professionnelle. Ou peut-être notre vaudevilliste avait-il entendu dire que tous nos grands comiques portaient en eux une mélancolie secrète et a-t-il cru qu'il seyait de les imiter du moins en cela.
Mais le malheureux avait trop présumé de ses forces. Il n'a pu supporter longtemps la tristesse accablante des objets majestueux dont il vivait entouré. Ces meubles qu'il a eu tant de peine à découvrir et à rassembler lui font peur à présent. Il n'en veut plus; il les vend ces jours-ci aux enchères publiques; et c'est ce qui m'a permis de les voir et de vous en parler.
Je voudrais que cette histoire du vaudevilliste chassé de chez lui par ses meubles servît de leçon à ceux de mes contemporains qui ont la rage des mobiliers artistiques... Je suis sévère; mais c'est qu'aussi il y a des choses par trop pénibles! Quand on a une cheminée féodale, comme dans l'hôtel en question, on n'y fourre pas des boutons de sonnerie électrique! et quand on y entasse des chênes, on les allume, monsieur! On ne laisse pas la poussière les recouvrir et on ne met pas, devant l'âtre seigneurial, un misérable choubersky!
Paris, 28 novembre.
À feu le duc de Saint-Simon.
Voulez-vous savoir, monsieur, où en est aujourd'hui la noblesse de France, cette noblesse pour les droits et l'intégrité de laquelle vous avez tant lutté, tant écumé de colère, entassé tant d'épithètes forcenées et de métaphores incohérentes, mais admirables?
Un «grand mariage» doit être célébré ces jours-ci: un vrai duc, un descendant non point de ducs à brevet, mais de ducs et pairs, épouse la fille d'une vraie duchesse. Voilà qui est bien. Un duc qui n'épouse pas la fille d'un banquier juif, cela est rare en ce temps-ci, et cela excite presque un étonnement respectueux... Mais si vous saviez jusqu'où sont descendues, au temps où nous vivons, les façons des gentilshommes!
Non seulement, monsieur, les cadeaux offerts à la fiancée sont étalés dans les salons grands ouverts comme dans une boutique foraine, et les folliculaires même et les plus minces grimauds sont invités à les voir, mais la liste de ces objets a été imprimée tout du long dans les gazettes, avec les noms des donateurs, comme pour faire le public juge de leur générosité et exciter par là leur émulation!
Et notez, monsieur, que ceci n'a pu être fait par surprise. L'inventaire est de quatre cents lignes environ et remplit deux colonnes entières de journal. Il faut ou que la noble famille ait pris la peine de le dicter à quelque reporter, ou qu'elle l'ait communiqué elle-même aux feuilles publiques.
N'est-ce pas une grande pitié?
Passe encore, monsieur, si cette exhibition était magnifique et vraiment digne des grands seigneurs qui prétendent en régaler la foule. Mais quelqu'un qui y est allé voir, ayant «suivi le monde», m'assure que presque tous les objets qui figurent là semblent sortis des mêmes magasins de bimbeloterie. C'est du bon article de Paris. Il y a une demi-douzaine de crayons, autant de buvards, un tire-boutons, une boîte à timbres et douze encriers. Mais vous n'y découvrirez ni une carafe de Gallé, ni un émail de Soyer, ni une statuette de Rodin.
Ô le médiocre et le banal étalage! Nos gentilshommes eurent pourtant, autrefois, de l'initiative et du goût en ces matières. Mais la noblesse est morte, monsieur. Et il n'y a plus que des roturiers comme moi qui conçoivent quel élégant déclin elle aurait pu avoir si elle avait voulu.
Paris, 1er décembre.
Je suis, je vous assure, un démocrate respectueux et doux; je voudrais aimer tout le passé de la France, tous ses rois, toute sa vieille noblesse. Comme je cherche ce qu'il put y avoir de vertu et de désintéressement chez quelques-uns des hommes qui firent la Terreur, ainsi je serais bien aise qu'on me montrât ce qu'il y eut, sans doute, chez les émigrés, de générosité et de loyalisme. Mais les faits se permettent souvent de résister à nos plus pieux désirs, et c'est une impitoyable chose que l'histoire.
M. Ernest Daudet continue sa curieuse histoire de l'émigration. Après l'avoir prise par sa fin, il revient à ses commencements et nous donne un volume intitulé: Coblentz. M. Ernest Daudet n'est certes pas un révolutionnaire ni un démagogue. Or voilà que, sans nul parti pris, ayant plutôt, à l'origine, quelque sympathie en réserve pour les émigrés, ou du moins le désir de les trouver dignes d'intérêt et d'estime, il a, comme malgré lui, écrit sur eux, rien qu'avec des documents émanés d'eux, un livre terrible, écrasant pour leur mémoire, qui est une condamnation définitive et, je crois, sans appel possible.
«Incapacité ... présomption ... folles tentatives ... imprudence criminelle», tels sont les mots qui reviennent sans cesse sous la plume de M. Ernest Daudet. À un moment, après avoir cité une lettre du comte de Provence, il ajoute: «Cette lettre est abominable. Elle résume toutes les haines, tous les préjugés, toutes les exigences des émigrés.» Et ailleurs: «On peut dire que, jusqu'à sa mort, le roi n'eut pas de pire ennemi que les émigrés et qu'ils furent les principaux auteurs de ses maux.»
Tout le livre est la démonstration détaillée de cette phrase. Une vérité en ressort, que l'on soupçonnait sans doute, mais qui n'avait jamais été établie avec cette force: c'est qu'en effet les vrais meurtriers de Louis XVI et de Marie-Antoinette, ce sont les deux frères du roi et ce sont ses bons gentilshommes. «Caïn! Caïn!» s'écriait un jour la reine en parlant du comte de Provence.
Nous comprenons que les nobles aient pu préférer la royauté à la patrie, ou plutôt confondre la patrie avec la royauté, et qu'ils aient cru pouvoir combattre la Révolution sans combattre la France. Mais à une condition expresse: ils devaient se montrer alors d'autant plus scrupuleusement soumis au roi et d'autant plus étroitement attachés à sa personne. Car, si, rebelles à la France révolutionnaire, ils étaient également rebelles au roi, on ne voit plus de quel droit ou de quel principe supérieur ils pouvaient se réclamer.
Or, non seulement ils désobéissent chaque jour au roi, mais ils parlent de lui avec insolence, avec mépris, presque avec outrage. Ils n'ont plus qu'un sentiment: la haine de qui leur a pris leurs biens et arraché leurs privilèges, le désir furieux de reprendre tout cela et de tirer vengeance de leurs ennemis. Rien de plus. Et, à coup sûr, cela est humain, mais cela est misérablement humain. Il est permis d'être très dur pour l'émigration, parce que, au fond, et sauf des exceptions que l'on pourrait compter, l'émigration eut l'âme médiocre et, parfois, elle l'eut basse.
On haïrait ces exilés impies s'ils n'étaient, après tout, fort à plaindre. La plupart des souverains d'Europe les rebutent durement parce qu'ils sont insupportables, mais aussi parce qu'ils sont malheureux. L'argent leur manque; ils font tous les métiers pour vivre. Ces misères et cette bohème de l'émigration, M. Ernest Daudet nous les décrit dans un bien amusant chapitre. Il a fait, lui aussi, à sa façon (et cette façon est claire, sincère et vivante), ses Rois en exil.
Paris, 27 décembre 1889.
Ma chère cousine,
J'ai vu récemment Léna, drame tiré d'un roman anglais par un comédien français et par une dame hollandaise, dont l'action se passe dans la banlieue de Londres, à Monaco et en Écosse, et qui est joué par des comédiens dont les uns reviennent d'Amérique, le jeune premier de Pétersbourg et la grande jeune première de partout.
Les journaux vous ont dit que Mme Sarah Bernhardt mourait merveilleusement. C'est vrai. Mme Sarah Bernhardt est, au théâtre, une grande réaliste, j'entends une réaliste qui garde le souci de la beauté. Dans les autres actes, elle est énervante. Elle psalmodie son rôle du ton d'une petite communiante de dix ans qui récite les Vœux. Est-ce habitude de «déblayer» pour des publics qui ne savent point le français? Je crois plutôt qu'à force d'exprimer des sentiments violents, de mimer les drames sanguinaires de M. Sardou, de jouer les scènes où l'on crie, où l'on se roule par terre, où l'on est torturé, où l'on tue, où l'on se tue, où l'on est tué, Mme S. Bernhardt a perdu la faculté de comprendre et de traduire les sentiments moyens, ceux de la vie de tous les jours. Elle n'est entièrement elle-même que lorsqu'elle tue ou lorsqu'elle meurt. Elle n'est plus que l'incomparable actrice des derniers actes, des dénouements sinistres et rouges.
Je me demandais, à ce propos, quel peut bien être, au milieu de la vie extraordinaire qu'elle mène depuis dix ans, l'état d'esprit de cette originale personne. Songez qu'elle a connu la gloire énorme, concrète, enivrante, affolante, la gloire des conquérants et des césars. On lui a fait, et dans tous les pays, des réceptions qu'on ne fait point aux rois. Elle a eu ce que n'auront jamais les princes de la pensée. Elle a dû croire, à certaines heures, qu'elle pouvait tout ce qu'elle voulait. L'absence de toute résistance autour d'elle, les servilités qui l'environnent, l'universalité des acclamations, le mensonge de la scène devenu à la longue plus vrai pour elle que la réalité même, la conscience d'être unique au monde ... je suis tenté de croire que tout cela a fort bien pu créer en elle ce que nous appellerons—si vous le voulez bien, ma cousine,—l'état d'esprit néronien, c'est-à-dire l'oubli des conditions ordinaires de la vie humaine, le caprice incessant, monstrueux et stérile dans l'incurable ennui, et peut-être, qui sait? des désirs de cruauté, pour rien, pour éprouver sa puissance—ou pour changer. Très sérieusement, si cette charmante femme a un peu d'étoffe (ce que j'ignore), son âme pourrait bien être, dans le monde rétréci où nous vivons, ce que nous avons de plus semblable à l'âme du chimérique Héliogabale ou de Théodora la chercheuse.
Mais non, je la flatte: car, toute-puissante par un côté, la pauvre impératrice a un maître: le public. Là est la limite du néronisme—virtuel, d'ailleurs, ou même purement hypothétique—de Mme Sarah Bernhardt. Il faut que Théodora apprenne ses rôles, il faut qu'elle les répète; et je vous assure que cela est dur. Un de mes amis, qui est vaudevilliste, m'emmenait l'an dernier à ces répétitions: j'ai admiré le courage et la patience des comédiens, et j'ai compris la grande misère du métier qu'ils font. Quand l'heure est venue, celle pour qui les Suédois ont semé de roses les vagues de la Baltique et sous les pieds de qui les Péruviens étalaient leurs habits et leurs manteaux, doit obéir comme les camarades à l'appel du régisseur. Là est son salut, et ce qui l'empêche de perdre pied. Et cela met tout de même un peu de différence entre elle et le divin Domitius.
Mais, c'est égal, je voudrais bien savoir ce qui se passe sous sa tignasse qui fut noire et qui est rousse. Comment se voit-elle? Comment le monde lui apparaît-il? Que sent-elle? Que pense-t-elle? Rien, peut-être... Ah! ma cousine, remercions Dieu, qui nous condamna aux voies communes et ne fit point de nous des phénomènes.[Retour à la Table des Matières]
TABLE DES MATIÈRES
- Pages.
- Guy de Maupassant 1
- André Theuriet 13
- Paul Chalon 21
- Marcel Prévost et Paul Margueritte 25
- Gilbert Augustin-Thierry 37
- Stéphane Mallarmé 43
- Édouard Rod 49
- Choses d'autrefois 63
- L'exposition Bodinier 73
- Une âme en péril 83
- Donec eris felix. 99
- Contre une légende 107
- Les legs de l'Exposition.—Philosophie de la danse 117
- Le théâtre annamite 125
- Rêveries sur un empereur 131
- Le termite 141
- Les derniers rois 151
- Quelques «billets du matin» 159
POITIERS.—TYPOGRAPHIE OUDIN ET Cie.
Note 1: Fort comme la mort, chez Ollendorff.[Retour au Texte Principal]
Note 2: L'Amoureux de la préfète, par André Theuriet.—Charpentier, éditeur.[Retour au Texte Principal]
Note 3: Nouvelles, par Paul Chalon.—Lemerre, éditeur.[Retour au Texte Principal]
Note 4: Mademoiselle Jaufre, par Marcel Prévost.—Lemerre, éditeur.[Retour au Texte Principal]
Note 5: Jours d'épreuves, par M. Paul Margueritte.—Ernest Kolb, éditeur.[Retour au Texte Principal]
Note 6: Depuis, M. Marcel Prévost a écrit la Confession d'un amant, et M. Paul Margueritte, ce quasi-chef-d'œuvre: la Force des choses.[Retour au Texte Principal]
Note 7: La Tresse blonde, par Gilbert Augustin-Thierry.—Librairie moderne.[Retour au Texte Principal]
Note 8: Les Poèmes d'Edgar Poe, traduction de Stéphane Mallarmé.—Denan, à Bruxelles.[Retour au Texte Principal]
Note 9: Le Sens de la vie, par Édouard Rod.—Perrin et Cie, éditeurs.[Retour au Texte Principal]
Note 10: Histoire d'une grande dame au XVIIIe siècle: la Princesse Hélène de Ligne, par Lucien Pérey. (Calmann-Lévy, éditeur.)[Retour au Texte Principal]