Les conteurs à la ronde
Par une des soirées empourprées de l'automne américain, quand les forêts sont dans toute leur magnificence, au milieu de la riche variété du feuillage, je vis pour la première fois la jeune femme de mon ami. Nous nous rencontrâmes dans une clairière, où de longues perspectives de feuillages aux teintes variées allaient se perdre dans le ciel; et tandis que nous regardions, une obscure arcade de verdure s'illuminait soudain des rayons du couchant; des bosquets d'orangers semblaient lutter d'éclat avec les nuages; ça et là, le feuillage de certains arbres, d'un rouge écarlate, prenait des teintes plus foncées dans l'air couleur d'ambre; une pluie d'or tombait sur d'autres arbres toujours verts; la cascade rejaillissait en riches pierreries, et le lac étincelait comme un grand rubis sur le sein verdoyant de la forêt. Toute cette splendeur du désert avait le calme d'un songe. On entendait le frôlement même d'une feuille qui tombait, tant la forêt entière restait silencieuse! La figure de Léna se détachait flexible, élancée, sur ce fond lumineux. Claude avait bien raison de demander si, de toutes les dames qui foulent les somptueuses salles des cours, une seule pouvait rivaliser avec cette fille de la forêt, portant pour toute couronne ses riches bandeaux de jais, aux reflets ondoyants. L'oeil de Léna était aussi doux que celui du faon; son teint, d'un brun clair, ressemblait aux dernières teintes rougeâtres du soleil couchant sur le ciel envahi par le crépuscule. Que de longues et délicieuses soirées je passai près de Claude, dans sa butte solitaire, à côté d'un bon feu de pin, tandis que la gracieuse Léna l'entourait de ses caresses, comme une vigne sauvage pare de ses lianes le chêne de sa forêt natale. L'étrange magie de l'amour métamorphosait en palais cette retraite agreste. Nous interrompions nos causeries pour écouter le bruit des daims bondissant à travers le feuillage, ou le son de la cascade lointaine; et Léna, heureuse comme un enfant, nous prodiguait les richesses de son coeur, les fleurs du désert, les mélodieuses effusions d'une pensée naïve, la profonde poésie qu'avait développée dans son âme un long isolement. Claude souriait avec amour à sa chère enthousiaste. Il savourait le parfum de ces fleurs sauvages, sans songer à quelle rude épreuve le monde pourrait mettre un jour cette âme vierge et primitive. Il suffisait d'observer le regard de Léna pour sentir qu'elle était destinée à de grandes souffrances, car la fatale puissance d'aimer, hélas! semble n'être donnée par la Providence qu'aux élus de la douleur, qui sont aussi les élus de Dieu.
Ce temps d'épreuve arriva enfin: cinq années de délices s'étaient écoulées pour Claude et Léna; j'errais alors loin de leur demeure. Pour la seconde fois, Claude appuya sa tête fiévreuse sur ce sein fidèle, mais il ne la releva plus… Pour obéir aux volontés du mourant, Léna alla trouver le frère aîné de Claude d'Estrelle avec ses deux enfants, présent qui devait être bien accueilli d'une orgueilleuse famille privée d'héritiers. Le frère prit les enfants, mais il n'eut que des regards dédaigneux pour la mère, dont le visage portait l'empreinte de la souffrance. Il lui ordonna durement de s'éloigner, si elle voulait que ces mêmes enfants oubliassent un jour la tache de leur naissance; car l'union d'un blanc avec une Indienne ne pouvait être plus légitime, à ses yeux, que celle d'un blanc avec une négresse; cette union ne répugnait pas moins à l'orgueil du mauvais frère. Quoi! les abandonner! abandonner le précieux legs de Claude! Non, rien ne saurait étouffer l'amour maternel! Cependant, d'un regard résigné, car le désespoir lui enseignait tout à coup la feinte, Léna demanda à rester quelques instants encore. La nuit venue, elle vola ses enfants et les cacha dans la forêt. Pendant sept jours et sept nuits, elle endura bien des souffrances, forcée d'aller chercher leur nourriture en secret; mais un soir, elle trouva son nid vide. Les cris de la mère, redemandant ses enfants, ne purent fléchir la volonté de fer du frère de Claude; mais pour n'en plus être importuné, il donna Léna au chef d'une tribu indienne, qui, pour un peu d'or, se chargea de la tenir dans un humiliant esclavage, car, parmi les siens, le sang blanc de son père faisait sa honte; mais le coeur de la femme, de quelque nom qu'on la nomme, Indienne ou Anglaise, est toujours le même. Une mère comprit les douleurs de Léna et lui rendit la liberté.
La pauvre Indienne se mit alors à la recherche de ses enfants, à travers des régions sauvages, et hérissées de périls! Parvenue dans l'État lointain de l'Union, où habitait le tyran de sa destinée, elle le pria de l'admettre au nombre de ses esclaves, et de lui laisser respirer au moins le même air que ses enfants bien- aimés. Comme elle se résignait à ne plus porter le nom de mère, il consentit d'abord à lui laisser prendre sa part du travail sur le sol arrosé des sueurs et des larmes des autres esclaves. Mais il savait si peu ce que c'est que le coeur d'une mère, qu'il crut le dompter par le travail. Plus fort que la volonté du maître, l'instinct des enfants ne les trompait pas. Pour effacer dans leur esprit jusqu'à la mémoire de leur mère, il fit secrètement transporter Léna dans une plantation lointaine, sous le ciel brûlant et meurtrier de l'Afrique, horrible lieu, tout plein de misère et de larme. Comment put-elle y vivre vingt années? Dieu seul le sait, Dieu, qui pour adoucir son cruel exil, lui envoyait toutes les nuits un songe où elle revoyait Claude et ses petits enfants (car dans son coeur, ils ne grandissaient jamais). Oh! dans quelle amertume s'écoulèrent son printemps et son âge mûr! Que le temps lui parut long et qu'il exerça sur elle de ravages! Ses cheveux noirs blanchirent. Le feu de ses yeux s'éteignit dans les larmes; mais son opiniâtre et robuste espérance grandissait à mesure que les années détachaient les plus frêles rameaux de la tige. La fuite du temps ne pouvait rien contre son amour; l'absence ne faisait que le nourrir; ses larmes mêmes l'entouraient d'une espèce d'auréole. Les fatigues, les douleurs, la cruauté ne l'éprouvaient que pour montrer que cet amour ne pouvait périr. La vie de Léna se résumait dans une seule pensée: revoir ses enfants! Durant vingt années, elle lutta donc contre le désespoir, et le désespoir fut vaincu. Enfin, elle atteignit le rivage de l'Amérique. Le ciel mit dans le coeur d'un pauvre marin plus de générosité que dans celui d'un des puissants du monde; il prit Léna à son bord sans lui demander le prix du passage.
Léna atteignit le sol natal au déclin de l'année. Étaient-ils morts ces chers enfants? L'avaient-ils oubliée?… oublier leur mère! Oh! non, cela est impossible! Elle allait, demandant son chemin; l'ardeur du but la rendait forte. Des étrangers insouciants lui donnaient des nouvelles qui la faisaient tour-à- tour brûler et frissonner. Ils lui disaient qu'au bout d'un certain nombre d'années, son cruel persécuteur était mort; qu'un autre frère de Claude d'Estrelle, également célibataire, avait voulu alors prendre chez lui les deux enfants; mais que le fils avait préféré, comme son père, la forêt sauvage à une chaîne dorée, et qu'il était devenu habile chasseur. D'autres le disaient mort en bas âge. Quant à sa fille, elle, était l'orgueil de l'opulente maison de son oncle, et partout on citait sa rare beauté. Léna n'a pas besoin d'en savoir davantage. Ce n'est donc pas en vain qu'elle sera revenue. Ses yeux se remplissent de larmes. L'un, au moins, de ses enfants vit encore.
Bientôt Léna debout devant une belle jeune femme dans un splendide salon, admire les longues boucles de sa chevelure. Cependant elle réprime à peine un soupir en pensant combien elle était folle de croire qu'un petit enfant accourrait à sa rencontre sur le seuil de la porte, se laisserait couvrir de caresses et retrouverait son nid sur le sein de sa mère comme aux jours d'autrefois. Ce n'en est pas moins avec un joyeux tressaillement d'orgueil qu'elle voyait sa fille si grande et si belle. «Léna!» c'est le nom de sa mère et le sien, mais la jeune femme ne se retourne pas à ce nom; ni au son de cette voix. Pauvre mère! Cette froide surprise! Ce doute! Quoi! si peu émue! Elle a pourtant les yeux de son père. Comment avec ces yeux-là, peut-elle regarder d'un air si étrange le visage que Claude aimait tant? Pauvre mère! Léna a perdu le petit enfant de ses songes et peut-être ne trouvera-t-elle pas une nouvelle fille. Non, c'est impossible!
Elle a tant de souvenirs à évoquer pour réveiller son instinct filial. Sûrement il lui suffira de lui apprendre qui elle est.
Elle ne lui avait pas encore dit son nom. Elle embrasse ses genoux et cherche à attendrir son orgueil en la pressant des plus touchantes questions de l'amour maternel; à chacune, elle s'arrête pour épier quelque émotion dans ce regard si froid! n'a-t-elle donc pas vu, l'oublieuse jeune fille, ces mêmes yeux la contempler lorsque dans son enfance elle trouvait à son réveil une femme penchée sur son berceau. Ces mêmes mains n'ont-elles pas orné souvent sa tête enfantine d'une guirlande des fleurs de la forêt, et cet air, cet air que son père aimait, combien de fois elle s'est endormie en l'écoutant!
Une inspiration soudaine venait de faire jaillir cet air de la poitrine de Léna. Ce n'était qu'un chant pour faire dormir les enfants; mais elle voulait essayer de son influence. La douce et vieille mélodie réveillerait peut-être les sympathies assoupies de la nature. Imagination bizarre en apparence et née de la crédulité de l'amour! Cet air! oh, comme la voix de Léna tremblait en le chantant! on eût dit un long et douloureux soupir, le dernier adieu de l'Espérance à la Joie et à l'Amour. Ce ne pouvait être un air banal, que cette mélodie à laquelle Claude d'Estrelle lui-même avait adapté de naïves paroles. Ces paroles et cette mélodie, ce visage si rêveur et si doux, cet oeil plein de tendresse, ces joues qui changeaient de couleur exerçaient un charme bien puissant. La main de Léna s'était posée avec amour sur la tête hautaine de sa fille émue et sa fille ne la repoussait pas. Oui, les souvenirs de son enfance semblaient à la fin se réveiller. Mais silence! on entend des pas sur l'escalier, ce sont les pas de l'homme que la fille de Léna aime et qui fier de son sang ne voudrait jamais s'allier au sang indien. Il y a lutte entre l'orgueil de la jeune femme et le charme dont elle sent déjà l'influence: c'est son orgueil qui l'emporte enfin et son orgueil l'égare jusqu'à lui faire dire à sa mère: «Nous ne devons jamais nous revoir!» Après cet adieu cruel elle offrit d'acheter le secret avec de l'or.
La pauvre mère s'enfuit comme épouvantée. Durant deux jours et deux nuits, elle poursuit sa route. Ses pieds brûlants ne s'arrêtent plus. On était à l'époque de la nativité du Sauveur; les portes et les coeurs étaient ouverts partout; les amis resserraient les liens de leur amitié et les ennemis se réconciliaient. Partout les lumières et les foyers étincelaient autour de Léna; mais son sentier n'en était pas moins glacé, triste emblème de sa destinée! Cependant l'oeil qui jamais ne se ferme et qui guide les oiseaux dans le ciel, observait aussi ses pas.
Léna tomba enfin de lassitude, dans la troisième nuit, sous un vieux chêne nu et dépouillé, ignorant où elle était. Pour son imagination souffrante et malade, la neige semblait être la seule chose qui n'eût pas changé en ce monde; et ce fut sur la neige qu'elle posa sa tête pour mourir.
Encore un peu plus loin, pauvre amie désolée! soutiens seulement tes pas qui chancellent jusqu'au premier coude du chemin. Mourir ici serait une trop dure destinée. Tu n'es plus qu'à une portée de flèche du bonheur. Écoute! Quelle mélodie s'élève dans l'air glacé de la nuit. C'est un hymne de Noël dont les doux sons parviennent sous le vieux chêne et excitent dans Léna au milieu de l'isolement de la mort le vague sentiment qu'un peu plus loin quelqu'un pourra recevoir son dernier soupir; peut-être son corps épuisé fut-il un instant ranimé par la puissante et mystérieuse impulsion de celui qui l'avait conduit là. Ses pieds la traînèrent encore jusqu'à l'entrée d'un grand village écarté, à la porte d'une maison de prières. D'abord elle ne put voir, car l'éclat soudain des lumières aveuglait ses yeux appesantis; elle ne put voir la foule composée de Peaux-Rouges et de Pâles-Visages, s'agiter, sous le souffle puissant d'un jeune et éloquent ministre de l'Évangile, comme les épis de blé sous le vent.
À la fin, son oreille saisit ces paroles consolantes:
«Une mère même peut oublier, mais moi, je n'oublierai point, dit le Seigneur.» Et la grande et poétique langue indienne sortant à flots harmonieux de la bouche du jeune prédicateur, tandis que son imagination essayait de peindre cet amour auquel le Sauveur divin comparait celui qu'il éprouvait pour ses élus, le plus dévoué des amours terrestres, l'amour d'une mère.
Il racontait une histoire gravée dans sa mémoire et si semblable à celle de Léna, que Léna ferma les yeux de peur de dissiper en le regardant un bienheureux songe. Car tandis que son oreille savourait les sons de cette voix, une folle espérance s'élevait ou s'abaissait avec elle dans son coeur: «Et moi aussi j'avais une mère, dit-il en finissant. Plût au ciel que je connusse sa destinée! J'ignore si elle vit à l'heure où je parle, mais ce que je sais bien c'est que, souffrante encore en cette vallée de larmes ou en paix dans le ciel, elle n'a point oublié Claude d'Estrelle!» En entendant ce nom, Léna ne poussa aucun cri, mais sa tête s'affaissa un peu plus sur sa poitrine. Son existence fut un instant suspendue et c'était une grâce de Dieu, car l'émotion l'eût tuée: ni les paroles du ministre, ni les prières, ni les hymnes, ni le bruit des pas ne purent la tirer de sa longue extase et quand elle reprit ses sens, elle se trouva appuyée sur le bras de son fils; elle vit son grand oeil noir fixé sur elle et rayonnant de tendresse; elle était sous le charme de ce regard, elle eût voulu toujours rester ainsi. Son coeur se trouvait sans force contre l'excès du bonheur. Tout ce qu'elle put dire fut de répéter les dernières paroles du jeune ministre: «Non, elle n'a pas oublié Claude d'Estrelle!» Alors, ses mains tremblantes cherchèrent à écarter les cheveux du front de son fils, pour mieux contempler son visage. Tout en lui rappelait celui qui n'était plus. La vie du jeune homme, consacrée à la nature et à Dieu, lui avait donné de vives perceptions. Son coeur était trop plein pour qu'il pût parler; mais il serrait sa mère dans ses bras en versant de délicieuses larmes. Les femmes sanglotaient à ce spectacle et les hommes d'une écorce plus rude ne se sentaient pas moins attendris; les Indiens mêmes des forêts voisines pleuraient comme des enfants, quand un vieillard, plein de sagesse et de reconnaissance pour l'auteur de tous ces biens, calma toute cette foule émue par un seul mot: «Prions!»
Quelle douce soirée après tant d'infortunes! Claude et sa femme, jeune et belle, s'empressaient autour de Léna avec une joie fière. Le récit de ses malheurs passés faisait couler leurs larmes; ils pansaient ses pieds meurtris; ils la faisaient asseoir entre eux deux, et la jeune femme pressait ce front halé, empreint de tant de souffrances contre ses cheveux blonds soyeux ou ses joues éclatantes de fraîcheur; Claude ne pouvait non plus se lasser de baiser ce pauvre front. Jamais foyer domestique ne vit une plus brillante, une plus heureuse nuit de Noël!
J'appris la fin de cette histoire, à mon retour dans le pays, en partie par le fils de Claude et de Léna, en partie par une femme qui ne pouvait prononcer le nom de sa mère sans une profonde amertume, sans une rougeur plus brûlante que la fièvre, alors que tous les faux amis et tous les gens à gages avaient fui loin d'elle, et que l'homme qui l'avait épousée pour l'or de son oncle, n'osait approcher d'un lit contagieux. Oh! combien elle regrettait alors ce visage aimant qu'elle avait si durement repoussé! Cette mélodie si triste et si touchante, qui avait autrefois charmé le sommeil dans son berceau, hantait son souvenir au milieu de ses douleurs. J'allai chercher Léna, et Léna vint. Son amour était l'amour véritable qui souffre en silence et n'oublie que le mal. Léna pressait de ses lèvres cette bouche brûlante, la disputant aux baisers de la mort. Elle répandit sur cet esprit en proie au remords, la rosée du pardon; la colombe céleste finit par se poser sur la couche fatale avec un rameau d'olivier. Il restait un dernier désir à la mourante, celui d'entendre l'air qui l'avait bercée. Léna ne voulut pas lui refuser cette consolation. Elle chanta donc au milieu de la chambre lugubre où commençait à s'étendre l'ombre de la mort; elle chanta son air favori; mais si sa voix s'efforçait d'être calme, son coeur saignait, car elle savait que celle qui l'écoutait, mourrait avec les derniers accords. Quand le chant qui berçait l'enfance de la malade eut cessé de résonner, nous la trouvâmes endormie du dernier sommeil.
Nous devions encore nous rencontrer souvent, Léna et moi. Sa vieillesse ressemblait à une belle soirée après une journée de pluie et d'orage. Elle lisait d'un oeil serein le Livre de la Vie arrivé pour elle à ses dernières pages. Entourée de ses petits enfants et de tous les petits enfants comme le divin maître, cette femme simple et naïve, mais grande par l'amour et la foi, semblait déjà appartenir au ciel.
XI — LE RETOUR DE L'ÉMIGRANT
ou
NOËL APRÈS QUINZE ANS D'ABSENCE.
Seize ans sont écoulés depuis le jour où, turbulent et mécontent jeune homme, je quittai l'Angleterre pour l'Australie. Pour la première fois j'étudiai sérieusement la géographie, quand je fis pivoter un grand globe terrestre, afin d'y chercher l'Australie méridionale, la colonie alors à la mode. Mes tuteurs, j'étais orphelin, furent charmés de se débarrasser d'un personnage si tracassier; je me trouvai donc bientôt le fier possesseur d'un lot de terre urbaine et d'un lot de terre rurale dans la colonie modèle de l'Australie méridionale.
Mon voyage fut assez agréable sur un excellent navire, avec la meilleure table tous les jours, et personne pour me dire: «Charles, c'est assez de vin comme cela!» C'était dans des circonstances bien différentes que se trouvaient beaucoup de mes compagnons d'émigration. Parmi eux des pères et des mères de famille, avec leur enfants, avaient quitté de confortables demeures, de bons petits revenus, de jolies propriétés ou des professions respectables, séduits par les orateurs des meetings publics ou par ces éblouissants prospectus qui décrivent les charmes de la vie coloniale dans une colonie modèle.
J'appris à fumer, à boire du grog et à briser d'une balle de fusil ou de pistolet une bouteille suspendue à un bout de vergue. Nous avions à bord de très aimables vauriens, des ex-cornettes, des ex- lieutenants, des anciens employés du gouvernement, des avocats sans cause, des médecins sans malades, des fruits-secs d'Oxford, la bourse aussi vide que la tête pour la plupart, mais de bonne mine et bien mis. Bon nombre avaient fumé dans de magnifiques pipes d'écume de mer, sablé le champagne, le bourgogne et le vin du Rhin, échangé des coups d'épée ou de pistolet, galopé dans les courses au clocher, et contracté des dettes dans toutes les capitales de l'Europe. Ces fils de famille fumèrent mes cigares, me permirent de leur payer du champagne, et m'enseignèrent, moyennant quelques menus frais, l'art de jouer au whist, à l'écarté et à la mouche dans le style fashionable; ils m'apprirent aussi à recevoir avec la hauteur convenable les avances des passagers du second ordre.
À la fin des cent jours de notre traversée, j'étais remarquablement changé, mais valais-je mieux? Là était la question: car mes nouveaux amis m'avaient inculqué leurs grands principes: regarder tout travail comme dégradant, et les dettes comme séant à merveille à un gentleman. Les idées que je m'étais faites d'une colonie modèle, avec tous les éléments de la civilisation, telle qu'on nous la promettait à Londres, furent un peu renversées quand j'aperçus en débarquant, dans l'espace même que devait envahir la marée haute et sur la plage sablonneuse, des monceaux de meubles, un ou deux pianos, un grand nombre d'armoires et de commodes, et, — je m'en souviens surtout, — un grand coffre en chêne bardé de fer, à moitié plein de sable, et vide du reste. La cause de cet abandon de mobilier me fut clairement expliquée par la demande qu'on me fit de dix livres sterlings pour transporter mes bagages à, la ville d'Adélaïde, distante de sept milles du port, sur un chariot attelé de boeufs. Notez que lesdits bagages ne formaient pas la moitié du chargement. La ville même d'Adélaïde, si magnifique en aquarelle dans les salons de la Société d'émigration à Londres, n'était à cette époque qu'un amas pittoresque, si l'on veut, mais à coup sûr très peu confortable, de tentes en toile, de huttes en boue, et de cottages en bois, un peu plus grands que le chenil d'un chien de Terre-neuve, mais dont la location coûtait aussi cher que celle d'un manoir rural dans n'importe quel comté d'Angleterre.
Mon intention n'est pas de raconter ici la rapide décadence de la colonie modèle et des colons de l'Australie méridionale, ni l'élévation et le progrès des mines de cuivre. Je ne restai pas assez longtemps à Adélaïde pour être témoin de ces doux événements. Dans le premier sauve-qui-peut général, j'acceptai l'offre d'un homme qui, sous une rude enveloppe, avait de grandes qualités, une espèce de diamant brut, un colon de la vieille colonie, qui avait traversé tout le pays pour venir vendre aux Adélaïdiens un lot de bêtes à cornes et de chevaux. Je fus redevable de sa faveur à l'habileté que j'avais déployée en saignant un poulain de prix dans un moment critique. C'était l'une des rares choses utiles que j'eusse apprises en Angleterre. Tandis que mes fashionables compagnons, cruellement désappointés s'enivraient jusqu'à se donner le delirium tremens, s'enrôlaient dans la police, acceptaient des emplois de bergers, piquaient l'assiette de gens de rien, suppliaient les capitaines en partance de les laisser regagner l'Angleterre sur le gaillard d'avant, il m'offrit de m'emmener avec lui sur sa terre dans l'intérieur, et de faire de moi un homme. Tournant le dos à l'Australie méridionale, j'abandonnai à la nature mon lot rural, situé sur une hauteur inaccessible, et je vendis mon lot urbain pour cinq livres. Le travail, je commençai à m'en apercevoir, était le seul moyen de se tirer d'affaire dans une colonie, plus encore qu'ailleurs.
Me voilà donc parti pour le Bush lointain et les plaines solitaires d'un district où la colonisation en était à ses débuts; constamment exposé aux attaques des sauvages Indiens, constamment occupé à surveiller les bergers presque aussi sauvages du gros et du petit bétail de mon nouveau patron, tantôt passant des jours entiers à cheval, tantôt forcé de donner toute mon attention aux détails d'un vaste établissement agricole, j'eus bientôt fait «peau neuve.»
Mes prétentions fashionables se trouvaient mises à néant; ma vie devint une réalité qui dépendait de mes propres efforts. Ce fut alors que mon coeur changea à son tour; ce fut alors que je commençai à penser tendrement aux frères et aux soeurs que j'avais laissés derrière moi et tant négligés aux jours de mon égoïsme. Rarement l'occasion de leur faire parvenir mes lettres s'offrait plus de deux fois l'an; mais la plume, qui me répugnait tant jadis, devint ma grande ressource aux heures de loisir. Combien de fois, assis dans ma hutte, j'ai passé une partie de la nuit à confier au papier mes pensées, mes sentiments, mes regrets! Cependant le feu allumé devant cette hutte et autour duquel étaient étendus mes hommes endormis, me faisait souvenir que je n'étais pas seul dans le grand désert pastoral qui se déroulait à plusieurs centaines de milles autour de moi. Puis soudain des sons étranges parlaient à mon esprit comme la voix de ces contrées étranges où j'étais transplanté. C'étaient le hurlement du dingo, espèce de chien-loup, rôdant autour de nos bergeries; l'aboiement de défi des chiens vigilants; le cri des oiseaux nocturnes; les chants sauvages des indigènes exécutant sur les hauteurs montagneuses leurs danses fantastiques, et jouant des drames où ils représentaient le meurtre de l'homme blanc et le pillage de ses troupeaux. Quand ces bruits parvenaient à mon oreille, mes yeux se portaient instinctivement sur le râtelier auquel étaient suspendues mes armes chargées, et hors de la hutte, à l'endroit où le rebelle irlandais O'Donohue et l'ancien braconnier Giles Brown, transformés en sentinelles fidèles, se promenaient en long et en large, le fusil sur l'épaule, prêts à mourir plutôt que de se rendre. Dans ce vaste désert, tous les petits soucis de la vie des cités, toutes les petites roueries de la spéculation, tous les petits moyens de garder les apparences, devenaient inutiles et s'oubliaient bientôt. Non seulement je lus et relus le peu de livres que je possédais, mais je les appris par coeur. Si, dans la matinée, je fatiguais les chevaux pour faire mes rondes, si je maintenais la paix entre mes hommes par de rudes paroles et même par des coups; assis à l'écart, dans la soirée, j'ouvrais la Bible et je me laissais absorber tout entier dans les pérégrinations d'Abraham, les épreuves de Job ou les Psaumes de David; puis, passant de la loi ancienne à la loi nouvelle, je suivais saint Jean dans un désert qui n'était pas sans ressemblance avec celui que j'avais sous les yeux; ou j'écoutais, loin des villes, «le Sermon sur la montagne.» D'autres fois, lorsque je traversais à pied les forêts, j'y répétais le dialogue des personnages de Shakespeare ou, à l'aide d'une traduction de Pope, les discours des héros d'Homère, que je pouvais souvent m'appliquer à moi-même; car, dans ces régions solitaires, comme ces héros, j'étais chef guerrier et presque prêtre. En effet, survenait-il une mort, je lisais le service funèbre. Ce fut ainsi que je refis mon éducation.
Aux heures où je me rappelais mes amis négligés, les occasions perdues et les scènes riantes de mon comté natal, j'aimais surtout à me figurer que j'assistais encore aux fêtes de Noël dans ma vieille Angleterre bien-aimée.
Pendant notre été brûlant du mois de décembre, en Australie, quand la grande rivière qui arrosait et bornait nos pâturages n'était plus qu'une suite d'étangs, en grande partie desséchés, quand nos troupeaux pantelaient autour de moi, à l'heure tranquille du soir; quand les étoiles, brillant d'un éclat inconnu aux climats septentrionaux, réalisaient l'idée de la nuit bienheureuse où l'étoile de Bethléem apparut et guida les rois d'Orient dans leur pieux pèlerinage, mes pensées voyageaient à travers la mer. Je ne sentais plus la chaleur étouffante; je n'entendais plus le cri des oiseaux de nuit ni les hurlements du dingo. J'étais au-delà des mers, au milieu de ceux qui célébraient la Noël; je voyais les joyeux visages de mes proches et de mes amis rayonner autour de la table de Noël; on disait les grâces; on proposait un toast… un toast aux absents; lorsqu'on prononçait mon nom, les plus gais visages devenaient tristes. Alors je me réveillais de mon rêve; je me retrouvais seul et je pleurais. Mais une vie d'action ne laisse pas de temps pour les chagrins inutiles, bien qu'elle en laisse assez pour les réflexions et les projets d'avenir. Je résolus donc, après beaucoup de visions semblables, qu'un temps viendrait où par une belle soirée de Noël, l'Australien lui-même répondrait au toast porté: «aux amis absents!»
Ce temps est, en effet, venu, l'année même qui a terminé le dernier demi-siècle. Un travail sérieux, une sage économie m'avaient fait prospérer. Le riche district, dont j'avais été l'un des premiers pionniers, s'était colonisé et pacifié sur toute l'étendue qu'embrasse la rivière. Les sauvages Myals s'étaient laissé apprivoiser, avaient renoncé à leur indépendance et s'offraient eux-mêmes pour garder nos troupeaux. Des milliers de bêtes à laine sur les collines et de bêtes à cornes dans les riches prairies m'appartenaient; la hutte d'écorce s'était changée en un cottage entouré de balcons comme les chalets suisses. Intérieurement les livres et les tableaux ne formaient pas une insignifiante part du mobilier. J'avais des voisins à la distance d'une promenade à cheval; et de douces voix d'enfants réveillaient souvent l'écho du rivage.
Alors je me dis à moi-même: «maintenant je puis retourner… non pour ne plus revenir, car la terre que j'ai conquise sur le désert sera ma demeure pour le reste de ma vie; mais je retournerai pour serrer les mains qui depuis tant d'années désirent serrer les miennes; pour sécher les larmes que des soeurs chéries répandent, quand elles pensent à moi, le banni volontaire; pour prendre sur mes genoux ces pauvres petites à qui l'on apprend à prier pour leur oncle dans un lointain pays au-delà de la vaste et profonde mer.» Peut-être avais-je aussi l'arrière-pensée de décider quelque visage de la vieille Angleterre, quelque vrai coeur anglais, à partager ma demeure pastorale.
Je retournai donc, et je foulai de nouveau le sol de la mère- patrie. La, folle attente du jeune homme avait été déçue; mais j'avais réalisé de meilleures espérances. Si je ne revenais pas chargé de trésors; pour rivaliser avec les objets de ma juvénile et jalouse vanité, je revenais reconnaissant, satisfait de moi- même, indépendant, pour revoir une fois encore mon pays natal et retourner me fixer sur la terre de mon adoption.
On était au milieu de l'hiver, quand je débarquai à un petit port de l'extrémité occidentale de l'Angleterre, car mon impatience me fit profiter, durant un calme dans le canal d'Irlande, du premier bateau de pêcheur qui nous accosta.
Plus nous approchions, plus croissait mon impatience d'être à terre. Je voulus absolument me mettre à l'une des rames, et, à peine le bateau eut-il touché le fond, que me jetant dans l'eau, je gagnai à gué le rivage. Oh! gens du grand monde à qui la vie est si facile! il y a des plaisirs que vous ne goûterez jamais, et parmi ces plaisirs-là, l'enthousiasme, l'admiration profondément sentie de l'habitant des plaines pastorales, quand il se retrouve sur le sol paternel, au milieu des jardins de l'Angleterre.
Oui, jardin est le seul mot qui exprime bien l'aspect de notre Angleterre, surtout dans l'ouest où le myrte conserve sa feuille verte et lustrée, tout l'hiver, et où les routes, près de toutes les villes, sont bordées de charmants cottages. Je trouvais, à chaque mille, un nouvel objet d'admiration; j'admirais surtout le coloris frais et sain des gens du peuple. Les robustes jeunes filles, au teint pourtant si délicat, revenant en grand nombre du marché le panier à la main, n'étaient pas la moins attrayante des surprises, pour un homme habitué, depuis longtemps, à vivre dans une contrée où l'arrivée d'un joli visage blanc et rose était un événement.
L'approche de la première grande ville me fut signalée par des indices moins agréables, et même très pénibles. Des mendiants, couverts de haillons, se tenaient sur mon passage et invoquaient la charité du voyageur; d'autres personnes d'un extérieur non moins digne de pitié, ne mendiaient pas, mais semblaient si exténuées, si souffreteuses que mon coeur saignait. Il n'y eut aucune des mains tendues vers moi qui ne reçût mon aumône. Je donnais également à celles qui n'osaient la réclamer, au grand étonnement du cocher, qui s'étonna bien davantage quand je lui dis que je venais d'un pays où il n'y avait d'autres pauvres que les ivrognes et les fainéants.
À mon entrée dans une grande ville, le tumulte, le tourbillon des passants à pied, à cheval, en véhicules de toutes sortes, m'étourdit. J'eus une espèce de cauchemar. Les signes extérieurs de la richesse, les conforts de la civilisation, allant au-devant de tous les besoins imaginables, avaient un air tout à fait étrange pour moi qui sortais d'un pays où le travail valide était constamment requis; où on n'hésitait pas à entreprendre le plus long voyage, à travers des déserts non frayés, avec une couverture et un pot d'étain, pour tout équipement et tout appareil culinaire.
Je consultai le maître de l'auberge pour lui demander si je pourrais gagner en deux jours le Yorkshire, car il me tardait d'être avec mes amis. «Si vous couchez ici ce soir,» me répondit- il, «vous pourrez arriver à temps demain, par le chemin de fer, pour prendre votre part de la fête de Noël…» Jamais je ne me serais imaginé cela, et je ne me faisais qu'une idée bien vague de ce que pouvait être un chemin de fer.
Arrivé, le lendemain matin, au débarcadère, juste à temps pour prendre place dans le train de départ, je fus un peu déconcerté quand, au bruit strident d'un sifflet, la locomotive se mit en mouvement et nous nous sentîmes emportés comme dans un tourbillon. J'avais honte de ma peur, et pourtant bien des gens dans ce convoi auraient reculé durant un voyage de mer comme celui que je venais de faire et trouvé peut-être plus effrayant encore un des solitaires voyages à cheval dans le Bush de l'Australie, qui me semblaient à moi tout naturels. J'atteignis sans accident la station voisine d'York. Là je devais prendre un moyen de transport particulier pour atteindre, par une route de traverse, la maison où l'un de mes frères faisait valoir une ferme de quelques centaines d'acres de ses propres terres, et réunissait, je le savais, à l'époque de la Noël, le plus grand nombre possible des membres de la famille.
La petite auberge, dans laquelle j'étais descendu, me fournit un cabriolet conduit par un postillon, visiblement tombé en décadence. Quand je voulus le questionner, je retrouvai dans mon nouveau compagnon une ancienne connaissance. Cependant je ne lui révélai pas tout d'abord qui j'étais. Mon aîné de quelques années seulement, mais aigri par la perte de son métier, menacé de la misère, n'ayant plus qu'une santé ruinée, le pauvre postillon envisageait la vie d'un tout autre point de vue que tous ceux avec qui j'avais lié conversation. Sur toute ma route à travers l'Angleterre, l'état de prospérité visible des voyageurs de première classe m'avait frappé. Pour lui, au contraire, il avait tout perdu, son emploi et sa gloire; il était obligé «de faire tout, de porter tout,» au lieu de son ancien costume si pimpant, de son ancien métier si agréable! Adieu la veste écarlate, adieu le joyeux galop, les généreux pourboires des voyageurs, les bons dîners des hôtels où s'arrêtaient les chaises de poste! Dans son humour noir, l'infortuné avait à raconter vingt histoires plus tristes que la sienne et dont les héros étaient d'anciens maîtres de postes réduits à entrer au dépôt de mendicité, des cochers mendiant leur pain avec la main qui conduisait naguère quatre chevaux à longues guides, des fermiers descendus au métier de laboureurs salariés: ces récits se terminaient par une lamentation sur la destinée de ceux qui n'étaient pas assez forts pour suivre la course du progrès en Angleterre. Je commençai alors à reconnaître moi-même qu'il pouvait y avoir deux faces à ce séduisant tableau qu'on admire à travers les glaces d'un wagon de première classe.
Les jouissances du luxe, les douceurs de la vie que procurent les taxes et les droits payés pour les barrières, valent bien ce qu'elles coûtent pour ceux qui peuvent les payer. Mais ceux qui ne le peuvent pas, feront mieux de chercher fortune aux colonies. Pensant et parlant ainsi, à mesure que j'approchais de l'endroit où je devais apparaître à l'improviste devant une réunion de mes parents, je sentais mon premier enthousiasme s'évanouir. Mon coeur avait d'abord été rempli d'une joie expansive par la fière conscience d'avoir été l'artisan de ma fortune, et par la beauté des scènes de l'hiver, car l'hiver couvrant de ses blanches stalactites les arbres et le feuillage, avait une éblouissante beauté pour des yeux accoutumés, comme les miens, à la perpétuelle et brune verdure de l'Australie semi-tropicale. Je répondais gaiement au «bonsoir, monsieur,» des paysans qui passaient à côté de nous, et les vigoureuses bouffées de ma pipe favorite mêlaient leurs nuages à ceux qu'exhalait notre hôte en sueur. Mais les tristes histoires que le postillon se plaisait à raconter avaient refroidi beaucoup ma bonne humeur. Je laissai ma pipe s'épuiser et s'éteindre; mon menton retomba tristement sur ma poitrine. Puis tout-à-coup je lui demandai s'il connaissait les Barnards? «Oh! oui, il les connaissait tous. M. John avait eu une chance toute particulière, car le chemin de fer passait à travers une de ses fermes. Il avait mené un monsieur et sa dame aux noces de miss Marguerite et conduit une voiture de deuil à l'enterrement de miss Marie. La jument du cabriolet avait appartenu à M. John; et ça avait été autrefois un fameux cheval de chasse. M. Robert l'avait traité lui-même pour des rhumatismes.» Je lui demandai s'il ne connaissait pas d'autres membres de la famille. Oh! si fait, je connais, c'est-à-dire, je connaissais aussi M. Charles; mais celui-là, est parti pour les pays étrangers. Les uns disent qu'il y est mort, qu'il s'est fait tuer, pendre… ou quelque chose d'approchant; d'autres assurent qu'il a fait fortune. C'était un fameux gaillard, celui-là. Bien des fois il s'est mis en campagne avec quelqu'un de ma connaissance toute particulière pour tendre des pièges aux lièvres ou enfumer des faisans. Je porte encore au front la marque d'un coup que je reçus en tombant le jour où celui que je veux dire mit un bouchon de genêts épineux dans la queue d'un cheval que je dressais. C'était un drôle de corps, sur mon âme! Il ne restait guère de bon sentiment dans le coeur du pauvre diable de postillon. La perte de son emploi, la misère, la boisson, avaient terriblement changé le beau et vigoureux gaillard qui paraissait avoir à peine dix ans de plus que moi, à l'époque de mon départ d'Angleterre. «Eh quoi! Joe,» lui dis-je en me tournant tout à fait vers lui, vous ne semblez pas vous souvenir de moi. Je suis Charles Barnard. «Bon Dieu, monsieur!» me répondit-il d'un ton pleureur et servile: «Je vous en demande bien pardon, Vous êtes devenu un homme si important! J'étais toujours sûr que vous iriez loin. Ainsi donc vous allez dîner avec M. John! Ah çà, monsieur, j'espère qu'en faveur de la vieille connaissance, vous n'oublierez pas ma tirelire de Noël?» Je me sentis repoussé par ces paroles; j'aurais voulu être déjà de retour eu Australie. Mon esprit commençait à concevoir des craintes sur la sagesse de ma visite imprévue à ma famille.
Il faisait un beau clair de lune quand notre cabriolet entra dans le village. J'avais encore un mille à faire à pied, car je voulais me débarrasser du bavardage peu récréatif de Joe. Laissant donc l'ex-postillon se régaler d'un souper chaud et noyer ses soucis dans des flots d'ale, je marchai rapidement jusqu'à proximité de la vieille maison, autrefois le manoir patrimonial; mais les terres en avaient été depuis longtemps divisées. Je m'arrêtai. Mon courage faiblit au moment où je traversai la grille, dont le bruit fit aboyer violemment les chiens. J'étais un étranger pour eux, Les chiens qui me connaissaient étaient morts depuis longtemps. Deux fois je fis le tour de la maison, réprimant avec peine mon émotion, avant de trouver le courage d'approcher de la porte. Les éclats de rire, la joyeuse musique qui résonnait de temps en temps, les lumières qui voltigeaient d'une croisée à l'autre dans les chambres d'en haut, me remplissaient d'émotions à la fois douces et pénibles qui depuis longtemps m'étaient inconnues. Il y avait du roman dans ma mystérieuse arrivée; mais le roman a toujours sa part dans une vie de solitude. Très déraisonnablement, j'éprouvai d'abord une certaine vexation de voir qu'on était si joyeux en mon absence; mais, l'instant d'après, de meilleurs sentiments prévalurent. Je m'approchai de la porte que je reconnaissais si bien, et je frappai un grand coup. La servante ouvrit sans me faire de question, car on attendait beaucoup de convives. Au moment où je me baissais pour me débarrasser de mon manteau et de mon chapeau, une jolie enfant en robe blanche descendit l'escalier en courant, jeta ses bras autour de mon cou, m'appliqua un gros baiser et s'écria: «Je vous ai attrapé sous le gui, cousin Alfred.» Puis, presque aussitôt, en me regardant avec ses grands yeux bruns timides: «Qui êtes-vous donc? êtes-vous encore un nouvel oncle?» Oh! combien mon coeur se sentit soulagé! L'enfant avait saisi une ressemblance; je ne serais donc pas méconnu par les miens! Tous mes plans, tous mes préparatifs furent oubliés; j'étais au milieu d'eux; et je voyais, après quinze ans, le foyer de Noël, la table de Noël, les visages de Noël dont j'avais si souvent rêvé.
Décrire cette nuit-là me serait impossible. Longtemps après minuit, nous étions encore assis tous ensemble. Les enfants ne voulaient pas quitter mes genoux pour aller au lit; mes frères ne se lassaient pas de me regarder; mes soeurs étaient groupées autour de moi, baisaient mes joues barbues et brunies, et pressaient mes mains brûlées du soleil. Je verrai peut-être encore bien de nouvelles et riantes scènes de Noël, mais jamais une Noël semblable à celle qui accueillit le banni volontaire à son retour.
Cependant, quoique l'Angleterre ait ses bienheureuses saisons et ses joyeuses fêtes, en tête desquelles figure la Noël, et quoique cette Noël-là doive bien des fois encore revivre dans ma mémoire, je ne puis rester en Angleterre. Ma vie a pris le moule de mon pays adoptif. Là où j'ai fait ma fortune, là je dois en jouir. Les entraves, les conventions, les liens créés par les divisions infinies de la société, sont plus que je ne puis supporter. Le souci semble siéger sur tous les fronts, et, sur un trop grand nombre, le dédaigneux orgueil d'une supériorité sociale imaginaire.
J'ai trouvé le visage au teint de rose et le loyal coeur de l'inconnue dont j'avais souvent rêvé dans mes nuits solitaires. Une jeune personne écoutait d'une oreille attentive, émue, durant la semaine de Noël, les récits de l'Australien, que mes amis ne se lassaient pas d'entendre; elle est prête à tout quitter pour me suivre dans ma demeure pastorale. Je fais actuellement mes préparatifs de départ, et ni la société, ni les livres, ni la musique ne manqueront dans ce qui n'était, quand j'y arrivai pour la première fois, qu'une forêt et un désert d'herbages, peuplé d'oiseaux sauvages et de kangourous. Prés de vingt parents m'accompagnent, dont plusieurs passablement pauvres; mais là-bas peu importe. Dans quelques années, vous verrez figurer l'établissement de Barnard-Town sur toutes les cartes d'Australie; et là, au temps de la Noël, comme en tout temps, les hommes au coeur franc, les femmes au bon coeur, trouveront toujours aide et sympathique accueil, car je n'oublierai jamais comment j'ai débuté moi-même dans ce monde lointain, berger perdu dans la solitude, regardant luire les étoiles dans un ciel sans nuages.
[1] L'équivalent français du «Château en l'air, a Castle in the air», est le «Château en Espagne»; mais le traducteur a cru devoir conserver le sens littéral de l'expression anglaise. [2] Hauteurs déboisées couvertes de bruyères et servant généralement de pâturages. [3] Sic
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