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Les crimes de l'amour: Précédé d'un avant-propos, suivi des idées sur les romans, de l'auteur des crimes de l'amour à Villeterque, d'une notice bio-bibliographique du marquis de Sade: l'homme et ses écrits et du discours pron

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The Project Gutenberg eBook of Les crimes de l'amour

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Title: Les crimes de l'amour

Author: marquis de Sade

Release date: May 8, 2009 [eBook #28718]

Language: French

Credits: Produced by Miranda van de Heijning, Jean-Adrien Brothier
and the Online Distributed Proofreading Team at
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generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES CRIMES DE L'AMOUR ***

MARQUIS DE SADE

LES

Crimes de l'amour

Précédé d'un avant-propos, suivi des idées sur
les  romans
,  de  l'auteur  des  crimes  de
l'amour    à   villeterque
,   d'une   notice
bio-bibliographique   du   marquis   de
sade :  l'homme  et  ses  écrits
 et  du
discours prononcé par le marquis
de sade à la section des piques.

BRUXELLES
GAY et DOUCÉ
1881.

LE

MARQUIS DE SADE

Édition imprimée en tout à 500 exemplaires

Nº 376


AVIS DES ÉDITEURS

Le trop célèbre de Sade, premier marquis de France et issu d'une des plus anciennes maisons nobles de l'Europe, est universellement connu pour ses débauches. Tout le monde lettré a entendu parler plus ou moins de ses écrits, mais peu de personnes les connaissent.

Cette grande célébrité le fait rechercher dans les bibliothèques, où il a sa place marquée comme originalité; mais ses écrits le rendent presque impossible, car le triste sire n'avait guère d'autre esprit que la monomanie érotico-criminelle.

Justine et Juliette, la Philosophie dans le boudoir, Aline et Valcourt, sont des œuvres souillées d'images obscènes et meurtrières, qui répugnent tellement à la lecture que, peut-être, personne ne les a lues en entier.

Le style en est détestable, car si l'auteur était fou, il n'était pas littéraire.

Zoloé, l'Auteur des Crimes de l'Amour à Villeterque, les Crimes de l'Amour, et autres productions analogues ne sont que de plates satires, ou de mauvaises nouvelles, sans intérêt.

En publiant ici une Nouvelle tirée des Crimes de l'Amour, le pamphlet contre Villeterque, l'Étude sur les romans, et la Notice sur Sade et ses écrits, les bibliophiles ont l'avantage d'avoir un spécimen des ouvrages de cet érotomane, et ils peuvent ainsi se dispenser d'acquérir ses autres œuvres.

G. D.


JULIETTE et RAUNAI

OU

LA CONSPIRATION D'AMBOISE

NOUVELLE HISTORIQUE

L a paix de Cateau-Cambresis n'eut pas plutôt rendu à la France, en 1559, tranquillité dont une multitude innombrable d'ennemis la privait depuis près de trente ans, que des dissensions intestines plus dangereuses que la guerre, vinrent achever de troubler son sein.

La diversité des cultes qui y régnait, la jalousie, l'ambition de la trop grande quantité de héros qui y florissait, la faiblesse du gouvernement, la mort de Henri II, la débilité de François II, toutes ces causes enfin n'étaient que trop capables de faire présumer, que si les ennemis laissaient respirer la France, elle allumerait bientôt elle-même un incendie intérieur, aussi fatal que les troubles qui venaient de la déchirer au dehors.

Philippe II, roi d'Espagne, avait envie de la paix; ne se souciant point de traiter avec les Guise, il se prêta aux arrangements relatifs à la rançon du connétable de Montmorency, qu'il avait fait prisonnier à la journée de Saint-Quentin, afin que ce premier officier de la couronne pût travailler avec Henri II à une paix désirée de toutes les puissances.

Le duc de Guise et le Connétable se trouvant donc prêts à lutter de crédit et de considération, désirèrent avant que d'employer leurs forces, de les étayer par des alliances qui les consolidassent.

Du fond de sa prison, le Connétable agissant dans ces vues, avait marié Damville, son second fils, avec Antoinette de la Mark, petite fille de la célèbre Diane de Poitiers, pour lors duchesse de Valentinois, dirigeant tout à la cour de Henri son amant.

De leur côté, les Guise conclurent dans le même dessein le mariage de Charles III, duc de Lorraine, et chef de leur maison, avec madame Claude, seconde fille du roi[1].

Henri II désirait la paix pour le moins avec autant d'ardeur que le roi d'Espagne. Prince somptueux et galant, ennuyé de guerres, craignant les Guise, voulant ravoir le Connétable qu'il chérissait, et changer enfin les lauriers incertains de Mars, contre les guirlandes de myrthes et de roses dont il aimait à couronner Diane, il mit tout en œuvre pour presser les négociations: elles se conclurent.

Antoine de Bourbon, roi de Navarre, n'avait pu obtenir d'envoyer, en son nom, des ministres au congrès; ceux qu'il avait députés avaient été obligés, pour être entendus, de prendre des commissions du roi de France; Antoine ne se consolait pas de cet affront: c'était le Connétable qui avait fait la paix, il arrivait triomphant à la cour, il y venait avec l'intention de se ressaisir des rênes du gouvernement; les Guise l'accusaient d'avoir pressé des négociations qui brisaient, à la vérité, ses fers, mais dont il s'en fallait bien que la France eût à se louer.

Tels étaient les principaux personnages de la scène, tels étaient les motifs secrets qui les animant les uns et les autres, allumaient sourdement les étincelles de haines qui allaient produire les affreuses catastrophes d'Amboise.

On le voit, l'envie, l'ambition, voilà les causes réelles des troubles dont l'intérêt de Dieu ne fut que le prétexte.

Ô religion! à quelque point que les hommes te respectent, lorsque tant d'horreurs émanent de toi, ne peut-on pas un moment soupçonner que tu n'es parmi nous que le manteau sous lequel s'enveloppe la discorde, quand elle veut distiller ses venins sur la terre. Eh! s'il existe un Dieu, qu'importe la façon dont les hommes l'adorent! sont-ce des vertus ou des cérémonies qu'il exige? S'il ne veut de nous que des cœurs purs, peut-il être honoré plutôt par un culte que par l'autre, quand l'adoption du premier au lieu du second doit coûter tant de crimes aux hommes?

Rien n'égalait pour lors l'étonnant progrès des réformes de Luther et de Calvin: les désordres de la cour de Rome, son intempérance, son ambition, son avarice avaient contraint ces deux illustres sectaires à montrer à l'Europe surprise, combien de fourberies, d'artifices, et d'indignes fraudes se trouvaient au sein d'une religion que l'on supposait venir du Ciel. Tout le monde ouvrait les yeux, et la moitié de la France avait déjà secoué le joug romain pour adorer l'Être Suprême, non comme osaient le dire des hommes pervers et corrompus, mais comme paraissait l'enseigner la nature.

La paix conclue, et les puissants rivaux dont on vient de parler n'ayant plus d'autre soins que de s'envier et de se détruire, on ne manqua pas d'appeler le culte au secours de la vengeance, et d'armer les mains dangereuses de la haine, du glaive sacré de la religion.

Le prince de Condé soutenait le parti des réformés dans le cœur de la France; Antoine de Bourbon, son frère, le protégeait dans le Midi; le Connétable déjà vieux s'expliquait faiblement, mais les Châtillon ses neveux, agissaient avec moins de contrainte. Très-bien avec Catherine de Médicis, on eut même lieu de croire dans la suite qu'ils l'avaient fort adoucie sur les opinions des réformés, et qu'il s'en fallait peu que cette reine ne les adoptât au fond de son âme.

Quant aux Guise, tenant à la cour, ils en favorisaient la croyance, et le cardinal de Lorraine, frère du duc pouvait-il, lié au saint-siège, n'en pas étayer les droits?

Dans cet état de chose n'osant encore se déchirer soi-même, on se prenait aux branches, on attaquait mutuellement les créatures du parti opposé, et pour satisfaire ses passions particulières on immolait toujours quelques victimes.

Henri II vivait encore: on lui fit voir qu'il s'en fallait bien que le parlement fût en état de juger les affaires des réformés condamnés à mort par l'édit d'Ecouen, puisque la plupart des membres de cette compagnie étaient du parti qui déplaisait à la cour.

Le roi se transporte au palais, il voit qu'on ne lui en impose point; les conseillers Dufaur, Dubourg, Fumée, Laporte, et de Foix sont arrêtés, le reste s'évade. Rome aigrit au lieu d'apaiser; la France est pleine d'inquisiteurs; le cardinal de Lorraine organe du Pape, hâte la condamnation des coupables; Dubourg perd la tête sur un échafaud; de ce moment tout s'émeut, tout s'enflamme.

Henri meurt; la France n'est plus conduite que par une italienne peu aimée, par des étrangers qu'on déteste, et par un monarque infirme, à peine âgé de seize ans: les ennemis des Guise croyent toucher à l'instant du triomphe; la haine, l'ambition et l'envie toujours à l'ombre des autels, se flattent d'agir en assurance. Le Connétable, la duchesse de Valentinois sont bientôt éloignés de la cour; le duc, le cardinal sont mis à la tête de tout; et les furies viennent secouer leurs couleuvres sur ce malheureux pays à peine relevé d'une guerre opiniâtre, où ses armées et ses finances avaient été presque entièrement épuisées.

Tel affreux que soit ce tableau, il était nécessaire à tracer avant que d'offrir le trait dont il s'agit. Avant que de dresser les potences d'Amboise, il fallait montrer les causes qui les élevaient... il fallait faire voir quelles mains les arrosaient de sang, de quels prétextes osaient se couvrir enfin les instigateurs de ces troubles.

Tout était encore à Blois dans la plus parfaite sécurité, lorsqu'une multitude d'avis différents vint réveiller l'attention des Guise.

Un courrier chargé de dépêches secrètes et relatives aux circonstances, est assassiné près des portes de Blois; un autre venant de l'inquisition, adressé au cardinal de Lorraine, éprouve à peu près le même sort; l'Espagne, les Pays-Bas, plusieurs cours d'Allemagne avertissent la France qu'il se trame une conspiration dans son sein; le duc de Savoie prévient que les réfugiés de ses états font de fréquentes assemblées, qu'il se munissent d'armes, de chevaux, et publient hautement qu'avant peu et leurs personnes et leur culte seront rétablis en France.

En effet, la Renaudie, l'un des chefs protestants le plus brave et le plus animé, se donnait alors un mouvement qui devait faire ouvrir les yeux: il parcourait l'Europe entière, prenant des avis, en donnant, enflammant les têtes et se disant certain d'une révolution prochaine. De retour à Lyon, il rendit compte aux autres chefs des succès de son voyage, et ce fut là que se prirent les dernières mesures, là que l'on convint de tout mettre en ordre pour commencer les opérations au printemps.

On choisit Nantes pour ville d'assemblée, et sitôt que tout le monde y fut rendu, la Renaudie, dans la maison de la Garai, gentilhomme Breton, harangua ses frères et reçut d'eux les protestations authentiques de tout entreprendre pour obtenir du roi le libre exercice de leur religion, ou d'exterminer ceux qui s'y opposeraient, à commencer par les Guise.

On régla dans cette même assemblée, que la Renaudie lèverait au nom du chef qui ne se nommait point, un corps de troupes composé de cinq cents gentilshommes à cheval et de douze cents hommes d'infanterie pris dans toutes les provinces de France, non pour attaquer, mais pour se défendre. Trente capitaines furent attachés à ce corps, dont les ordres étaient de se trouver aux environs de Blois, le 10 de mars prochain 1560; les provinces se départirent ensuite.

Le baron de Castelnau, l'un des plus illustres de la faction et dont nous allons raconter les aventures, eut pour son département la Gascogne; Mazères, le Béarn; Mesmi, le Périgord et le Limousin; Maille-Brézé, le Poitou; Mirebeau, la Saintonge; Coqueville, la Picardie; Ferriere-Maligni, la Champagne, la Brie et l'Ile-de-France; Mouvans la Provence et le Dauphiné, et Château-Neuf, le Languedoc.

Nous citons ces noms, pour faire voir quels étaient les chefs de cette entreprise, et les rapides progrès de cette réforme qu'on avait l'inepte barbarie de croire digne des mêmes supplices que le meurtre ou le parricide, tant l'intolérance était à la mode pour lors.

Quoi qu'il en fût, tout se tramait avec tant de mystère, ou les Guise étaient si mal informés, que malgré les avis qu'ils recevaient de toutes parts ils étaient au moment d'être surpris dans Blois, et ils allaient l'être assurément, sans une trahison.

Pierre des Avenelles, avocat, chez qui la Renaudie était venu se loger à Paris quoique protestant lui-même, dévoila tout au duc de Guise. On frémit.

Le chancelier Olivier reprocha aux deux frères une sécurité dans laquelle ils n'eussent pas été, si l'on avait écouté ses conseils. Catherine trembla, et dès l'instant on quitta Blois, dont la position ne paraissait pas assez sûre, pour se rendre au château d'Amboise, qui, jadis une place du premier ordre, parut suffisant pour mettre la cour à l'abri d'un coup de main.

Une fois là, l'on tint conseil; l'on fit ce que Charles XII de Suède disait d'Auguste, roi de Pologne, qui, pouvant le prendre, l'avait manqué et avait aussitôt assemblé son conseil. «Il délibère aujourd'hui, disait Charles, sur ce qu'il aurait dû faire hier.»

Il en fut de même à Amboise. Le cardinal, en zélé papiste, prétendait tout exterminer. C'était le seul argument de Rome.

Le duc, plus politique, crut qu'on perdrait beaucoup de monde en suivant l'avis de son frère et qu'on ne découvrirait rien. Il valait mieux, selon lui, faire arrêter le plus de chefs qu'on pourrait, et obtenir d'eux, par l'aspect des tourments, l'aveu de tant de manœuvres sourdes et mystérieuses, dont il était plus essentiel de dévoiler les causes et les auteurs, que d'égorger sans les entendre, ceux qui soutenaient les unes et qui servaient les autres.

Cet avis prévalut. Catherine créa sur-le-champ le duc de Guise lieutenant-général de France, malgré l'opposition du chancelier, qui, trop sage pour ne pas entrevoir le danger d'une autorité si étendue, ne voulut sceller les patentes, qu'aux conditions qu'elles seraient circonscrites au seul instant des troubles.

Le duc de Guise redoutait les Chatillon; il y avait tout à craindre pour le parti du roi, s'ils étaient malheureusement à la tête des protestants. Sachant ces neveux du connétable bien avec la reine, il engagea Catherine à les sonder. L'amiral de Coligni ne déguisa point les risques qu'il y avait, si l'on continuait d'employer avec les religionnaires la rigueur dont faisaient usage les Guise; il dit «que l'on devait savoir que les supplices et la voie des contraintes étaient plus propres à révolter les esprits, qu'à les ramener dans le droit chemin; que l'on pouvait, au surplus, compter assurément sur ses frères, et qu'il répondait à la reine, qu'eux et lui, seraient, dans tous les temps, prêts à donner au souverain les plus grandes preuves de leur zèle.»

À ces témoignages satisfaisants, il joignit le conseil d'un édit qui tolérerait la liberté de conscience; il assura que ce serait le seul moyen de tout calmer. Cet avis passa: l'édit fut publié; il accordait une amnistie générale à tous les réformés, excepté à ceux qui, sous le prétexte de religion, conspireraient contre le gouvernement.

Mais tout cela venait trop tard. Dès le 11 de mars, les religionnaires s'étaient assemblés à très peu de distance de Blois. Ne trouvant plus la cour où ils la croyaient, ils comprirent aisément qu'ils étaient trahis; cependant les préparatifs étaient faits; les différents corps attendus ne jugeant pas à propos de reculer, ils ne voulurent même admettre d'autres délais à l'entreprise, que le peu de jours qu'il fallait pour s'approcher d'Amboise et pour en reconnaître les environs.

Condé venait d'arriver dans cette ville; il lui avait été facile de voir, en y entrant, qu'il était vivement soupçonné; il crut se déguiser par des propos dont on ne fut pas dupe. Il affecta de paraître plus empressé que qui que ce fût, à l'extinction des protestants, et par cette ruse peu naturelle, il ne satisfit nullement le parti du roi, et se fit soupçonner par le sien.

Cependant les dispositions du parti opposé continuaient de se faire avec vigueur. Le baron de Castelnau-Chalosse s'approchant du coté de Tours avec les troupes de la province qui lui étaient départie, avait près de lui deux personnages, dont il est temps de donner l'idée.

L'un était Raunai, jeune héros, d'une figure charmante, plein d'esprit, d'ardeur et de zèle; il commandait sous le baron; l'autre était la fille de ce premier chef, dont Raunai, depuis l'enfance, était éperdument amoureux.

Juliette de Castelnau, âgée de vingt ans, était l'image de Bellone; grande, faite comme les Grâces, les traits nobles, les plus beaux cheveux bruns, de grands yeux noirs pleins d'éloquence et de vivacité, la démarche fière, rompant une lance au besoin comme le plus brave guerrier de la nation, se servant de toutes les armes en usage alors avec autant de dextérité que de souplesse; bravant les saisons, affrontant les dangers, courageuse, spirituelle, entreprenante, d'un caractère altier, ferme mais franc, incapable de fraude, et d'un zèle au-dessus de tout pour la religion protestante, c'est-à-dire, pour celle de son père et de son amant.

Cette héroïne n'avait jamais voulu se séparer de deux objets si chers; et le baron, lui connaissant de l'adresse, une intelligence infinie, persuadé qu'elle pourrait devenir utile aux opérations, avait consenti à lui en voir partager les risques. Ne devait-il pas, d'ailleurs être bien plus sûr de Raunai, quand ce jeune guerrier, combattant aux yeux de sa maîtresse, aurait pour récompense les lauriers que cette belle fille lui préparerait chaque jour?

Dans le dessein de reconnaître les environs, Castelnau, Juliette et Raunai s'étaient avancés un matin, suivis de très peu de gens de guerre, jusque dans l'un des faubourgs de la ville de Tours.

Le comte de Sancerre, détaché d'Amboise, venait de battre ces quartiers, lorsqu'on lui dit que quelques protestants se trouvent près de là.

Il vole au faubourg indiqué, et pénétrant à la hâte dans l'appartement du baron, il lui demande ce qu'il vient faire dans cette ville... la raison qui l'y amène avec des soldats, et s'il ignore que le port d'armes est défendu?

Castelnau répond qu'il va à la cour pour des affaires dont il n'a nul compte à rendre, et que s'il était vrai que quelques motifs de rébellion l'y conduisissent, il n'aurait pas sa fille avec lui.

Sancerre, peu satisfait de cette réponse, est obligé d'exécuter ses ordres. Il commande à ses soldats d'arrêter le baron; mais celui-ci sautant sur ses armes, seulement aidé de Juliette et de Raunai, a bientôt écarté le peu de monde que lui oppose le comte. Tous trois s'évadent; et Sancerre ayant, dans ce cas-ci, préféré la sagesse et la prudence à la valeur qui le distinguait ordinairement, Sancerre, qui sait que dans des troubles intérieurs, la victoire appartient plutôt à celui qui épargne le sang qu'à l'imprudent qui le prodigue, revient sans honte dans Amboise, rendre compte aux Guise de son peu de succès.

Sancerre, vieil officier, plein de mérite, ami des Guise, mais franc, loyal, ce qu'on appelle un véritable Français, n'avait pourtant pas été assez occupé de son expédition, qu'il n'eût eu le temps d'apercevoir les attraits de Juliette; il en fit les plus grands éloges au duc.

Après avoir peint la noblesse de sa taille et les agréments de sa figure, il la loua sur son courage; il l'avait vue au milieu du feu se défendre, attaquer, n'évitant les dangers qui la menacent que pour en répandre autour d'elle, et cette vaillance peu commune, rendait assurément du plus grand intérêt celle qui joignait à toutes les grâces de son sexe, des vertus qui s'y alliaient aussi rarement.

Monsieur de Guise, curieux de voir cette femme étonnante, conçut aussitôt deux projets pour l'attirer à Amboise: la faire prisonnière, ou profiter de l'ouverture du baron de Castelnau, et lui faire dire que puisqu'il avait assuré Sancerre qu'il n'avait d'autre intention que de parler au roi, il pouvait venir en toute sûreté.

Ce dernier parti s'adopte de préférence.

Le duc écrit. Un homme adroit est chargé de la dépêche; précédé d'un trompette, il s'avance avec les formalités ordinaires, et remet sa missive au baron, dans le château de Noisai où il était logé avec les troupes de Gascogne et de Béarn, mandées pour l'expédition d'Amboise.

Quelques précautions qu'on eût prises avec l'émissaire du duc, il fut facile à celui-ci de s'apercevoir qu'il y avait beaucoup de monde à Noisai; il en rendit compte à son retour, et nous verrons bientôt ce qui en résulta.

Le baron de Castelnau résolu de profiter de la proposition du duc, tant pour déguiser ses projets que pour se ménager en agissant comme il allait le faire, une correspondance sûre dans Amboise, répondit très-honnêtement que la plus grande preuve qu'il pût donner de son obéissance et de sa soumission, était d'envoyer ce qu'il avait de plus cher au monde; qu'étant, lui personnellement, dans l'impossibilité de se rendre à Amboise, à cause d'une blessure qu'il avait reçue à l'escarmouche de Tours, il envoyait à la reine, Juliette sa fille, chargée par lui d'un mémoire dans lequel il réclamait l'édit de tolérance qui venait d'être publié, et la permission, pour ses confrères et lui, de professer leur culte en paix.

Juliette partit, munie d'instructions secrètes et de lettres particulières pour le prince de Condé; ce n'était pas sans peine qu'elle avait adopté ce projet: ce qui la séparait de son père et de son amant était toujours si douloureux pour elle que, quelque courageuse qu'elle fût, elle ne s'y résolvait jamais sans des larmes.

Le baron promit à sa fille d'attaquer quatre jours après la ville d'Amboise, si les négociations qu'elle allait entreprendre étaient infructueuses; et Raunai, aux genoux de sa maîtresse, lui jura de verser tout son sang pour elle, si on lui manquait de respect ou de fidélité.

Mademoiselle de Castelnau arrive à Amboise; elle y est reçue convenablement, et descendue chez Sancerre, ainsi qu'il avait été convenu, elle se fait aussitôt conduire chez le duc de Guise, le supplie de tenir sa parole, et de lui fournir sur-le-champ l'occasion de se jeter aux pieds de Catherine de Médicis, pour lui présenter les supplications de son père.

Mais Juliette ne pensait pas qu'elle possédait des charmes qui pouvaient faire négliger bien des engagements.

Le premier que monsieur de Guise oublia en la voyant, fut la promesse contenue dans ses dépêches au baron; séduit par tant de grâces, son cœur s'ouvrit aux pièges de l'amour, et le duc, auprès de Juliette, ne pensa plus qu'à l'adorer.

Il lui reprocha d'abord avec douceur de s'être défendue contre les troupes du roi, et lui dit agréablement que quand on était aussi sûre de vaincre, on était doublement punissable du projet de rébellion.

Juliette rougit; elle assura le duc qu'il s'en fallait bien que son père et elle eussent jamais pris les armes les premiers; mais qu'elle croyait qu'il était permis à tout le monde de se défendre quand on était injustement attaqué. Elle renouvela ses plus vives instances pour obtenir la permission d'être présentée à la reine.

Le duc qui voulait conserver à Amboise le plus longtemps possible, l'objet touchant de sa nouvelle flamme, lui dit que cela serait difficile de quelques jours.

Juliette qui prévoyait ce qu'allait entreprendre son père, si elle ne réussissait point, insista. Le duc tint ferme et la renvoya chez le comte de Sancerre, en l'assurant qu'il la ferait avertir dès qu'elle pourrait parler à Médicis.

Notre héroïne profita de ces délais pour examiner sourdement la place et pour remettre ses lettres au prince de Condé qui, toujours plus circonspect que jamais dans Amboise, et ne cherchant qu'à s'y déguiser, recommanda à Juliette, pour l'intérêt commun, de l'éviter le plus possible et de cacher surtout avec le plus grand soin, qu'elle eût jamais été chargée d'aucunes négociations vis-à-vis de lui.

Juliette comptant sur la parole du duc, fit dire à son père de temporiser. Le baron la crut, et eut tort.

Pendant ce temps, la Renaudie, dont on a vu précédemment le zèle et l'activité, perdit malheureusement la vie dans la forêt de Château-Renaud[2]. Tout fut trouvé dans les papiers de la Bigne, son secrétaire; et le duc, plus éclairé dès lors sur la réalité des projets du baron de Castelnau, bien convaincu que les démarches de Juliette n'étaient plus qu'un jeu, ayant plus que jamais le dessein de la conserver près de lui, se résolut enfin à la faire expliquer et à n'agir pour ou contre le père, qu'en raison de ce que répondrait la fille. Il l'envoie prendre.

—Juliette, lui dit-il d'un air sombre, tout ce qui vient de se passer, me convainc suffisamment que les dispositions de votre père sont bien éloignées d'être telles qu'il vous a plu de me le persuader; les papiers de la Renaudie nous instruisent. À quoi me servirait-il de vous présenter à la reine, et qu'oseriez-vous dire à cette princesse?

—Monsieur le duc, répond Juliette, je n'imaginais pas que la fidélité d'un homme qui a si bien servi sous vos ordres, qui s'est trouvé dans plusieurs combats à vos côtés, et duquel vous devez connaître les sentiments et le courage, pût jamais vous devenir suspecte.

—Les nouvelles opinions ont corrompu les âmes; je ne reconnais plus le cœur des Français; tous ont changé de caractère, en adoptant ces coupables erreurs.

—N'imaginez jamais que pour avoir dégagé votre culte de toutes les inepties dont de vils imposteurs osèrent le souiller, nous en devenions moins susceptibles des vertus qui nous viennent de la nature; la première de toutes dans le cœur d'un Français, est l'amour de son pays. On ne la perd pas, monsieur, cette sublime vertu, pour avoir ramené à plus de candeur et de simplicité, la manière de servir l'Eternel.

—Je connais vos sophismes à tous, Juliette; c'est sous ces fausses apparences de vertu que vous déguisez tous les vices les plus à redouter dans un état; et dans ce moment-ci, nous le savons, vous ne prétendez à rien moins qu'à culbuter l'administration actuelle, qu'à couronner l'un de vos chefs, et qu'à bouleverser tout en France.

—Je pardonnerais ces préjugés à votre frère, monsieur; nourri dans le sein d'une religion qui nous déteste, tenant une partie de ses honneurs du chef de cette religion qui nous proscrit, il doit nous juger d'après son cœur..... Mais vous, monsieur le duc, vous qui connaissez les Français, vous qui les avez commandés dans les champs de la gloire, pouvez-vous imaginer que le refus d'admettre telle ou telle opinion, puisse jamais éteindre en eux l'amour de la patrie? Voulez-vous les ramener, ces braves gens, le voulez-vous sincèrement? Montrez-vous plus humain et plus juste; usez de votre autorité pour faire des heureux, et non pour verser le sang de ceux dont tout le tort est de penser différemment que vous. Convainquez-nous, monsieur; mais ne nous assassinez pas: que nos ministres puissent raisonner avec vos pasteurs; et le peuple, éclairé par ces discussions, se rendra sans contrainte aux meilleurs arguments. Le plus mauvais de tous est un échafaud; le glaive est l'arme de celui qui a tort, il est la commune ressource de l'ignorance et de la stupidité; il fait des prosélytes, il enflamme le zèle et ne ramène jamais. Sans les édits des Néron, des Dioclétien, la religion chrétienne serait encore ignorée sur la terre; encore une fois, monsieur le duc, nous sommes prêts à quitter les signes de ce que vous appelez la rébellion; mais si c'est avec des bourreaux qu'on veut nous inspirer des opinions absurdes et qui révoltent le bon sens, nous ne nous laisserons pas égorger comme des animaux lancés dans l'arène; nous nous défendrons contre nos persécuteurs; tout en respectant la patrie, nous plaindrons ses chefs de leur aveuglement; et toujours prêts à verser notre sang pour elle, quand elle ne verra plus dans nous que des frères, nous n'offrirons plus à ses yeux que des enfants et des soldats[3].

Ce discours, prononcé d'une voix ferme et d'un maintien assuré, soutenu des grâces nobles de cette fille intéressante, acheva d'enflammer le duc; mais cherchant à déguiser son trouble sous les apparences d'une rigidité feinte:

—Savez-vous, dit-il à Juliette, que vos discours, votre conduite... mon devoir en un mot, me contraindraient de vous envoyer à la mort? Oubliez-vous, impérieuse créature, qu'il ne tient qu'à moi de sévir?

—Avec la même facilité, monsieur le duc, qu'il ne tient qu'à moi de vous mépriser, si vous abusez de la confiance que vous m'avez inspirée par votre lettre à mon père.

—Il n'y a point de serment sacré avec ceux que l'église réprouve.

—Et vous voulez que nous embrassions les sentiments d'une église dont une des premières lois, selon vous, est d'autoriser tous les crimes, en légitimant le parjure?

—Juliette, vous oubliez à qui vous parlez.

—À un étranger, je le sais. Un Français ne m'obligerait pas aux réponses où vous me contraignez.

—Cet étranger est l'oncle de votre roi; il en est le ministre, et vous lui devez tout à ces titres.

—Qu'il en acquiert à mon estime, il ne me reprochera pas de lui manquer.

—J'en désirerais sur votre cœur, dit le duc, en se troublant encore davantage, et réussissant moins à se cacher; il ne tiendrait qu'à vous de me les accorder. Cessez d'envisager dans le duc de Guise, un juge aussi sévère que vous le supposez, Juliette, voyez-y plutôt un amant dévoré du désir de vous plaire et du besoin de vous servir.

—Vous....... m'aimer...... juste ciel! et quelles prétentions pouvez-vous former sur moi, monsieur? Vous êtes enchaîné par les nœuds de l'hymen, et je le suis par les lois de l'amour.

—La seconde difficulté est plus affreuse que l'autre; peut-être vous ferais-je bien des sacrifices.... mais vous seriez loin de vouloir m'imiter.

—Monsieur le duc oublie-t-il que je l'ai supplié de me faire parler à la reine, et que ce n'est que dans cette intention que mon père a permis que je vinsse à Amboise?

—Juliette oublie-t-elle que son père est coupable, et que je n'ai qu'un ordre à donner pour qu'il soit aujourd'hui dans les fers?

—Je me retirerai donc, si vous le permettez, monsieur; car je ne suppose pas que vous abusiez du droit des gens, au point de me retenir ici malgré moi, quand je ne m'y suis rendue que sous votre sauf-conduit?

—Non, Juliette, vous êtes libre; il n'y a que moi qui ne le suis pas devant vous... vous êtes libre, Juliette; mais je vous le redis pour la dernière fois..... je vous adore.... je puis tout pour vous.... il ne sera rien que je n'entreprenne.... ou mon amour, ou ma vengeance.... Choisissez.... Je vous laisse à vos réflexions.

Juliette rentra chez le comte de Sancerre; le connaissant pour un brave militaire, incapable d'une lâcheté ou d'une trahison, elle ne lui cacha pas ce qui venait de se passer. Elle surprit infiniment ce général; il devint prêt à se repentir de s'être mêlé de la négociation.

Juliette demanda au comte, si dans une aussi affreuse circonstance, il ne serait pas mieux qu'elle retournât près du baron de Castelnau.

Monsieur de Sancerre n'osa lui rien conseiller, de peur d'aigrir le duc de Guise; mais il lui dit qu'elle ferait bien d'en demander la permission expresse, soit au duc, soit au cardinal.

Mademoiselle de Castelnau, très-fâchée d'être venue se prendre dans un tel piège, s'adressa au prince de Condé qui, révolté des procédés du duc, lui promit de faire avertir sur-le-champ le baron de tout ce qui se passait.

Mais pendant ce temps, le duc de Guise voyant bien qu'il ne réussirait à vaincre la résistance de Juliette qu'en prenant sur elle un empire assez grand pour lui ôter possibilité des refus, profitant des lumières qu'il acquérait chaque jour sur la force et sur la conduite des réformés, prit la résolution de faire attaquer le baron de Castelnau dans son quartier de Noisai. Il ne doutait pas que s'il parvenait à s'emparer de ce chef, sa fille ne se rendît dès le même instant.

Jacques de Savoie, duc de Nemours, l'un des plus lestes et des meilleurs capitaines du parti des Guise, est aussitôt chargé de l'expédition, et le duc lui recommande, sur toutes choses, de ne blesser ni tuer Castelnau, mais de l'amener vivant dans Amboise, parce qu'étant un des principaux chefs du parti opposé, on attendait de lui les plus sérieux éclaircissements.

Nemours part, il environne Noisai, il se montre de telles forces que Castelnau conçoit l'impossibilité de se défendre; l'oserait-il d'ailleurs dans la sorte de négociation qu'il a eu l'air d'entamer, et sachant encore aux mains des Guise, sa chère Juliette, qui chaque jour lui fait dire de temporiser.

Castelnau propose une conférence, Nemours l'accorde, et demande au baron sitôt qu'il le voit, quel est l'objet de ces dispositions militaires; comment il a pu naître dans l'esprit d'un brave homme comme lui, de n'aborder la cour que les armes à la main, et de renoncer par cette imprudente démarche, à la gloire dont avait toujours joui la nation française d'être, de toutes celles de l'Europe, la plus fidèle à la patrie.

Castelnau répond que loin de renoncer à cette gloire, il travaille à la mériter, que la plus grande preuve de sa soumission est la démarche qu'il a faite en envoyant sa fille unique aux genoux de la reine, qu'un sujet qui se révolte agit rarement de cette manière.

—Mais pourquoi des armes, dit Nemours.

—Ces armes répliqua le baron, n'ont été destinées qu'à nous ouvrir un chemin jusqu'au trône; elles sont faites pour nous venger de ceux qui veulent nous en interdire les abords; qu'on ne nous les ferme plus et nous y arriverons l'olivier à la main.

—Si c'est tout ce que vous désirez, dit Nemours, remettez-moi ces inutiles épées, et je m'offre à vous satisfaire... je me charge de vous conduire au roi.

Le baron accepte, tout se rend, on part pour le quartier royal; et malgré les représentations de Nemours qui réclame hautement devant les Guise la parole qu'il a donnée à ces braves gens, c'est au fond des cachots d'Amboise qu'on a l'infamie de les recevoir.

Heureusement, Raunai, détaché pour lors, n'était pas au château de son général lorsque tout ceci s'était passé.

Trouvant inutile d'y rentrer seul, il fut se joindre à Champs, à Coqueville, à Lamotte, à Bertrand-Chaudieu, qui conduisaient les milices de l'Ile-de-France, et concevant le danger que le baron et Juliette couraient vraisemblablement dans Amboise, il anima ces capitaines à la vengeance et les décida à une tentative dont nous apprendrons bientôt le succès.

Juliette ne tarda pas à savoir le malheureux sort de son père: elle ne douta plus qu'elle ne fût la cause des indignes procédés du duc de Guise.

—Le barbare, s'écria-t-elle, au comte de Sancerre assez généreux pour recevoir ses larmes et pour les partager, croit-il en m'enlevant ce que j'ai de plus précieux me contraindre à l'ignominie qu'il exige?... Ah! je lui prouverai quelle est Juliette; je lui ferai voir qu'elle sait mourir ou se venger, mais qu'elle est incapable de se souiller d'opprobres.

Furieuse, elle vole chez le duc de Guise.

—Monsieur, lui dit-elle fièrement, j'imaginais que la grandeur et la noblesse de l'âme devaient guider dans toutes les actions, ceux sur qui l'état se repose du soin de le conduire, et que les ressorts d'un gouvernement, en un mot, ne se confiaient qu'aux mains de la vertu. Mon père m'envoie vers vous pour négocier sa justification; non-seulement vous me fermez les avenues du trône, non-seulement vous empêchez que je ne puisse me faire entendre, mais vous profitez même de cet instant pour plonger mon malheureux père dans une affreuse prison.

Ah! monsieur le duc, ceux qui, comme lui, ont versé près de vous leur sang pour la patrie, me paraissaient mériter plus d'égards; ainsi donc pour éluder ma première demande, vous me contraignez d'en faire une seconde, et vous me précipitez dans de nouveaux malheurs, pour éteindre en moi le souvenir des premiers?... Ah! monsieur, la rigueur, toujours voisine de l'injustice et de la cruauté, énerve les âmes, leur enlève l'énergie qu'elles ont reçue de la nature, par conséquent le goût des vertus; et l'état alors, au lieu de la gloire de commander à des hommes libres, entraînés vers lui par le cœur, n'a plus sous sa verge de fer que des esclaves qui l'abhorrent.

—Votre père est coupable, Juliette, il est maintenant impossible de se faire illusion sur sa conduite; le château dans lequel il était s'est trouvé rempli d'armes et de munitions; on le croit, en un mot, le second chef de l'entreprise.

—Jamais mon père n'a changé de langage, monsieur: il a dit à Nemours, il a dit à Sancerre: «Qu'on me conduise aux pieds du trône, je ne demande qu'à être entendu. Les armes que vous me voyez, ne sont destinées que contre ceux qui veulent nous empêcher de l'être, et qui abusent d'un crédit usurpé, pour établir leur puissance sur la faiblesse et le malheur des peuples».....

Voilà ce que mon père à dit; voilà ce qu'il vous crie encore du fond de sa prison. Serais-je, en un mot, près de vous, monsieur, si mon père se croyait coupable? Sa fille viendrait-elle dresser l'échafaud qu'il aurait cru mériter?

—Un mot, un seul mot peut finir vos malheurs, Juliette.... Dites que vous ne me haïssez pas; ne détruisez point l'espoir au fond d'un cœur qui vous adore, et je serai le premier à persuader de mon mieux à la cour, l'innocence et la fidélité de votre père.

—Ainsi donc vous serez juste, si je consens à être criminelle, et je n'aurai droit aux vertus où je dois prétendre, qu'en foulant aux pieds celles qui m'enchaînent! ces procédés sont-ils équitables, monsieur? Ne rougissez-vous pas de les afficher, et voudriez-vous que je les publiasse?

—Vous comprenez mal ce que je vous offre, Juliette; je ne suppose pas votre père coupable, il l'est; tel est le point dont il faut partir. Castelnau est coupable, il mérite la mort; je lui sauve la vie si vous vous rendez à moi; je ne controuve point des crimes au baron pour avoir droit à votre reconnaissance. Ces torts existent, ils lui méritent l'échafaud, je les anéantis si vous devenez sensible à ma flamme; votre supposition me prêterait une manière de penser qui ne s'allierait pas à ma franchise: celle qui me dirige s'accorde avec l'honneur; elle prouve, au plus, un peu de faiblesse.... Mais j'ai vos attraits pour excuse.

—S'il est possible, monsieur, que mon père soit libre, tel coupable que vous le supposiez, n'est-il pas plus noble à vous de le sauver sans conditions, que de m'en imposer qu'il m'est impossible d'accepter? Dès que vous pouvez me le rendre, le croyant coupable, pourquoi ne le pouvez-vous de même, son innocence étant assurée?

—Elle ne l'est point: je veux bien passer pour indulgent, mais je ne veux pas que l'on me croie injuste.

—Vous l'êtes en n'absolvant pas un homme auquel il vous est impossible de trouver un seul tort.

—Terminons ces débats, Juliette, votre père professe le culte prescrit par le gouvernement, il est de la religion qui a mérité la mort à Dubourg; il a de plus, été trouvé en armes aux environs du quartier royal. Nous faisons mourir tous les jours des gens dont les dépositions le condamnent; le baron périra comme eux, si des réflexions plus sages de votre part ne vous déterminent promptement à ce qui peut seul le sauver.

—Oh, monsieur, daignez réfléchir au sang qui m'a donné la vie, suis-je faite pour être votre maîtresse, et tant qu'Anne d'Est existera, puis-je être votre femme?

—Ah! Juliette, assurez-moi qu'il n'est que cet obstacle à vaincre, et vous comblerez tous mes vœux.

—Oh ciel! cet obstacle n'est-il donc pas insurmontable? Envelopperez-vous votre illustre épouse dans la proscription générale? lui composerez-vous comme à mon père, des torts, pour avoir droit de l'immoler? et sera-ce au moyen de cette foule de crimes que vous croirez obtenir ma main!

—Fille adorée, dites un mot.... un seul mot; assurez-moi que je peux mériter votre cœur, et je me charge des moyens de l'acquérir. Ces chaînes indissolubles pour les mortels ordinaires, se brisent facilement chez ceux que la fortune et la naissance élèvent.... il est, sans explication, mille moyens de m'appartenir, Juliette, et c'est à vous de prononcer.

—Je vous l'ai dit, monsieur, je ne suis pas maîtresse de mon cœur.

—Et quel est donc celui que vous me préférez?

—Vous le nommer!...... Vous offrir une victime de plus!...... Ne l'imaginez pas.

—Allez, mademoiselle, allez, dit le duc irrité, je saurai punir vos refus: le spectacle de votre père aux pieds de l'échafaud, fléchira peut-être vos injustes rigueurs.

—Ah! souffrez du moins que j'aille embrasser ses genoux, ne m'empêchez pas, monsieur, d'aller arroser son sein de mes larmes; je lui ferai part de vos projets; s'il préfère la vie à l'honneur de sa fille... peut-être immolerai-je mon amour. Mon père est tout ce que j'ai de plus sacré: il n'en est aucun dans le monde dont j'aimasse mieux être la fille...... Mais, monsieur le duc, quelle action! n'aurez-vous nul remords d'une victoire acquise au prix de tant de crimes... d'un triomphe dont vous ne jouirez qu'en nous couvrant de larmes... qu'en plongeant trois mortels au sein de l'infortune? quelle différente opinion j'avais de votre âme...... je la supposais l'asile des vertus, et je n'y vois régner que des passions.

Le duc promit à Juliette qu'il lui serait permis de voir son père, et elle se retira dans le plus grand accablement.

Cependant, disent nos historiens, «tout prenait dans Amboise le train de la plus excessive rigueur; les capitaines envoyés par le duc de Guise, ne furent pas moins heureux que Nemours; cachés dans des ravines ou dans des broussailles, aux endroits où les conjurés devaient passer, ils les enlevaient sans résistance, et les amenaient par bandes dans la ville d'Amboise; on mettait en prison les plus apparents; les autres étaient jugés prévôtalement, et pendus tout bottés et éperonnés, aux créneaux du château ou à de longues perches scellées dans les murailles».

Ces rigueurs révoltèrent.

Le chancelier Olivier, qui, dans le fond de l'âme, penchait pour le nouveau culte, fit entrevoir que des malheurs sans nombre pouvaient devenir la suite de ces cruautés. Il proposa d'accorder des lettres de rémission à tous ceux qui se retireraient paisiblement.

Le duc de Guise n'osait trop combattre cet avis: peu sûr des dispositions de la reine toujours livrée aux Chatillon qu'il soupçonnait les secrets moteurs des troubles, craignant l'inquiétude du roi qui, malgré les chaînes dont on l'entourait, ne pouvait s'empêcher de témoigner que tant d'horreurs ne lui plaisaient pas; le duc accepta tout, bien sûr que Castelnau pris en armes, ne pourrait pas lui échapper, et qu'il serait toujours le maître de Juliette, en tenant dans ses mains la destinée du baron. L'édit se publia: on se crut tranquille à Amboise; les troupes se dispersèrent dans les environs, et cette sécurité pensa coûter bien cher.

Tel fut l'instant que Raunai crut propice pour se rapprocher de Juliette. Il enflamme ses camarades; il leur fait voir qu'Amboise, dégarnie, n'est plus en état de tenir contre eux; qu'il est temps d'aller délivrer la cour de l'indigne esclavage où la tiennent les Guise, et d'obtenir d'elle, non de vaines lettres de rémission, sur lesquelles il est impossible de compter, et qui ne servent qu'à prouver et la faiblesse du gouvernement et l'excessive crainte qu'on a d'eux, mais l'exercice assuré de leur religion, et la pleine liberté de leurs prêches.

Raunai, bien plus excité par l'amour que par quelque autre cause que ce pût être, empruntant l'éloquence de ce dieu pour convaincre ses amis, trouva bientôt dans leur âme la même vigueur dont il leur parut embrâsé; tous jurent de le suivre, et dès la même nuit, ce brave lieutenant de Castelnau les mène sous les remparts d'Amboise.

—Ô murs, qui renfermez ce que j'ai de plus cher, s'écrie Raunai en les apercevant, je fais serment au ciel, ou de vous abattre ou de vous franchir; et, quels que soient les obstacles qui puissent m'être opposés, l'astre du jour n'éclairera plus l'univers sans me revoir aux pieds de Juliette.

On se dispose à la plus vigoureuse attaque: un malentendu fait tout perdre. Les différents corps des conjurés n'arrivent pas ensemble aux rendez-vous qui leur sont indiqués; les coups ne peuvent se porter à la fois; on est averti dans Amboise; on se tient sur la défensive, et tout manque. Le seul Raunai, avec sa troupe, pénètre jusque dans les faubourgs; il arrive à l'une des portes; il la trouve fermée et bien défendue. Pas assez fort pour entreprendre de l'enfoncer, exposé au feu du château qui lui tue beaucoup de monde, il ordonne une décharge d'arquebuserie sur ceux qui gardent les murailles, laisse fuir sa troupe, et lui seul, se débarrassant de ses armes, se jette dans un fossé, franchit les murs et tombe dans la ville.

Connaissant les rues, les soupçonnant désertes à cause de la nuit et d'une attaque qui doit avoir appelé tout le monde au rempart, il vole chez le comte de Sancerre, où il sait bien qu'est logée celle qu'il aime.

Il ose, à tout événement, se fier à la noblesse, à la candeur de ce brave militaire. Il arrive chez lui.... Juste ciel!.... on rapportait le comte blessé des coups de celui qui venait l'implorer.......

—Ô! monsieur, s'écrie Raunai, en mouillant de ses pleurs la blessure du comte, vengez-vous, voilà votre ennemi, voilà celui qui vient de verser votre sang.... ce sang précieux que je voudrais racheter au prix du mien...... Grand dieu! c'est donc ainsi que ma main barbare a traité le bienfaiteur de celle qui m'est chère!

Je viens me rendre à vous, monsieur, je suis votre prisonnier. La malheureuse fille de Castelnau, à laquelle votre générosité donne asile, vous a dit ses malheurs et les miens; je l'adore depuis mon enfance; elle daigne m'estimer un peu... je venais la trouver... recevoir ses ordres... mourir après, s'il l'eût fallu. Vous voyez, aux périls que j'ai franchis, qu'il n'est rien qui puisse m'être plus cher qu'elle.... Je sais ce qui m'attend.... ce que je mérite.

Chef de l'attaque qui vient de se faire, je sais que des chaînes et la mort vont devenir mon partage; mais j'aurai vu ma Juliette, je serai consolé par elle, et les supplices ne m'effrayent plus si je les subis sous ses yeux.

Ne trahissez point votre devoir, monsieur; voilà mes mains; enchaînez-les.... vous le devez; votre sang coule, et c'est moi qui l'ai répandu!

—Infortuné jeune homme, dit le brave Sancerre, console-toi; ma blessure n'est rien; ce sont des périls que tu as courus comme moi; nous avons tous deux fait notre devoir. Quant à ton imprudence, Raunai, n'imagine pas que j'en abuse; apprends que je ne compte au rang de mes prisonniers, que ceux que ma valeur enchaîne sur le champ de bataille. Tu verras celle que tu adores; ne crains point que je manque aux devoirs de l'hospitalité; tu les réclames chez moi, tu y seras libre comme dans ta propre maison; trouve bon, seulement, que pour ton repos, comme pour le mien, je t'indique un logement plus sûr.

Raunai se précipite aux genoux du comte; les termes manquent à sa reconnaissance... à ses regrets; et Sancerre le prenant aussitôt par la main, tout affaibli qu'il est de sa blessure, le relève et le conduit dans l'appartement de sa femme que Juliette partageait depuis qu'elle était dans Amboise.

Il faudrait d'autres pinceaux que les miens pour rendre la joie de ces deux fidèles amants quand ils se revirent. Mais ce langage de l'amour, ces instants qui ne sont connus que des cœurs sensibles.... ces moments délicieux, où l'ame se réunit à celle de l'objet qu'on adore, où l'on se tait, parce qu'on sent bien qu'aucun mot ne rendrait ce qu'on éprouve, où l'on laisse au sentiment le soin de se peindre lui-même, ce silence, dis-je, n'est-il pas au-dessus de toutes les phrases? Et ceux qui se sont enivrés de ces situations célestes, oseraient-ils dire qu'il puisse en exister de plus divines au monde.... de plus impossibles à tracer?

Cependant Juliette fit bientôt taire les accents de l'amour pour se livrer à ceux de la reconnaissance.

Inquiète de l'état de monsieur de Sancerre, elle voulut partager avec la comtesse et les gens de l'art, le soin de veiller à sa sûreté.

La blessure se trouvant sans aucune sorte de conséquence, le comte exigea alors de Juliette d'aller employer près de son amant des instants aussi précieux.

Mademoiselle de Castelnau obéit, et ayant laissé la comtesse avec son mari, vint retrouver Raunai. Elle lui apprit tout ce qui s'était passé depuis leur séparation, elle ne lui cacha point les vues de monsieur de Guise.

Raunai s'en alarma. Un rival de cet ordre est fait pour inquiéter un amant, et un amant coupable, qu'un seul mot de ce rival terrible peut à l'instant couvrir de chaînes.

Le lendemain, monsieur de Sancerre qui allait beaucoup mieux, les rassura l'un et l'autre; il promit même de parler au duc; mais il fut résolu qu'on cacherait les démarches de Raunai qui, dès le même instant, irait vivre ignoré chez un particulier de la même religion que lui, et que chaque soir, dans un cabinet du jardin du comte, ce valeureux amant pourrait entretenir sa maîtresse.

Tous deux tombèrent encore une fois aux pieds de Sancerre et de son épouse; des larmes s'exprimèrent pour eux; et sur le soir, Raunai, conduit par un page, fut s'enfermer dans son asile.

L'attaque de la nuit précédente suffit à persuader aux Guise qu'ils ne devaient plus se croire engagés par l'édit qu'on venait de publier.

Le sang recommence donc à couler dans Amboise; des échafauds dressés dans tous les coins, offrent à chaque instant de nouvelles horreurs; des troupes répandues dans les environs, font main basse sur tous les protestants; ou on les égorge sur l'heure même, ou on les précipite pieds et mains liés dans la Loire; les capitaines seuls, et les gens de marque, sont réservés aux tourments de la question, afin d'arracher de leur bouche le nom des vrais chefs du complot.

On soupçonnait le prince de Condé; mais on n'osait pas se l'avouer. Catherine frémissait de l'obligation de trouver un tel coupable; et les Guise sentaient bien que l'ayant découvert, il fallait l'immoler ou le craindre.

Que d'inconvénients dans l'un ou dans l'autre cas.

Mais plus les protestants montraient d'énergie, plus le duc voyait de moyens à la condamnation de Castelnau, et plus, par conséquent, l'espoir d'obtenir Juliette s'allumait doucement dans son âme. Celui qui a le malheur de projeter un crime, ne voit pas, sans une joie secrète, les événements secondaires concourir au succès de ses desseins.

Il n'y avait plus d'autres amusements à Amboise que ceux de ces horribles meurtres. La tyrannie, qui effraie d'abord les souverains, ou plutôt ceux qui les gouvernent, finit presque toujours par leur composer des jouissances. Toute la cour assistait régulièrement à ces actes sanglants, comme celle de Néron autrefois aux exécutions des premiers chrétiens.

Les deux reines, Catherine de Médicis, et Marie Stuart, étaient avec les dames de la cour, dans une galerie du château d'où l'on découvrait toute la place; et, pour amuser davantage les spectateurs, les bourreaux avaient soin de varier les supplices, ou l'attitude des victimes.

Telle était l'école où se formait Charles IX; tel était l'atelier où s'aiguisaient les poignards de la Saint-Barthélemi.

Grand Dieu! voilà comme on a souillé plus de deux cents ans tes autels; voilà comme des êtres raisonnables ont cru devoir t'honorer; c'est en arrosant ton temple du sang de tes créatures, c'est en se souillant d'horreurs et d'infamies, c'est par des férocités dignes des cannibales, que plusieurs races d'hommes sur la terre ont cru remplir tes vœux, et plaire à ta justice. Être des êtres, pardonne-leur cet aveuglement; il fut la peine dont tu crus devoir punir leur dépravation et leurs crimes; tant d'atrocités ne peuvent naître dans le cœur de l'homme, que, lorsqu'abandonné de tes lumières, il est comme Nabuchodonosor, réduit par ta main même au stupide esclavage des bêtes.

La seule Anne d'Est cette respectable épouse du duc de Guise, cette femme intéressante qu'il était prêt de sacrifier à ses passions, elle seule eut l'horreur de ces monstrueuses barbaries.

Elle s'évanouit un jour dans les gradins de la sanglante arêne, on la rapporta chez elle baignée de larmes; Catherine y vole, elle lui demande la cause de son accident.

—Hélas! madame, répondit la duchesse, jamais mère eut-elle plus de raison de s'affliger. Quel affreux tourbillon de haine, de sang et de vengeance s'élève sur la tête de mes malheureux enfants[4].

Le comte de Sancerre dont la blessure n'était rien, et qui allait mieux de jour en jour, tint à mademoiselle de Castelnau la parole qu'il lui avait donnée; il fut trouver le duc de Guise, dont il était chéri, et dont il devait être respecté à toute sorte d'égards, et ne lui déguisant que le séjour de Raunai dans Amboise, il ne lui cacha rien de ce qu'il avait appris de Juliette.

—Quel est votre objet, monsieur, lui dit fermement le comte: est-ce à celui qui gouverne l'état de se livrer à des passions.... toujours dangereuses, quand on a la possibilité de faire autant de mal? Oserez-vous immoler Castelnau pour vous rendre maître de Juliette? et ferez-vous dépendre le sort de ce malheureux père de l'ignominie de la fille?

Le duc un peu surpris de voir monsieur de Sancerre si parfaitement au fait, lui fit entrevoir, que quoiqu'il eût des enfants d'Anne d'Est, il pourrait néanmoins trouver des moyens de rupture à son mariage avec elle....

—Ô mon cher duc! interrompit le comte, voilà comme les passions déraisonnent toujours! Quoi! vous romprez l'alliance contractée avec une princesse, pour épouser la fille d'un homme, contre lequel vous faites la guerre; vous vous brouillerez avec François II, dont ces nœuds vous rendent l'oncle; avec le duc de Ferrare dont ils vous font devenir le gendre, vous culbuterez l'édifice d'une fortune où vous travaillez depuis tant d'années, et tout cela pour le vain plaisir d'un moment, pour une passion qui s'éteindra sitôt qu'elle sera satisfaite, et qui ne vous laissera que des remords? Sont-ce là les sentiments qui doivent animer un héros? Est-ce à l'amour à nuire à l'ambition? vous avez déjà beaucoup trop d'ennemis, monsieur; ne cherchez point à en accroître le nombre. Excusez ma franchise, j'ai acquis le droit, par mon âge et par mes travaux, de vous parler comme je le fais; l'estime dont vous m'honorez m'y autorise......

Ah! croyez-moi, gardez-vous de laisser soupçonner que l'amour puisse entrer pour quelque chose dans les troubles que vos rigueurs excitent. Le Français courbe avec peine sous le joug d'un ministre étranger; quelque grand que vous puissiez être, le sang de sa nation ne coule pas dans vos veines, et c'est un grand tort à ses yeux quand on veut prétendre à le régir; amis, ennemis, tout vous condamne, tout attribue au désir de vous élever les malheurs dont vous affligez la France.

On connaît vos prétentions à vous dire issu de la seconde race de nos rois, et à revendiquer la couronne à ce titre sur les descendants de Hugues Capet. Admettons un instant cette idée, la favoriserez-vous en rompant d'illustres alliances pour en contracter une si forte au-dessous de vous?

Ainsi, soit que vous aspiriez au plus haut degré de gloire, soit que vous vous contentiez de celui où vous êtes, dans tous les cas, vos projets sont indignes de vous; monsieur le duc, vous devez aux Français l'exemple des vertus, peut-être avez-vous besoin d'en montrer plus qu'un autre pour effacer les torts dont on vous accuse. Que ce ne soit donc pas dans un moment tel que celui-ci, où la plus répréhensible des faiblesses vienne achever de répandre sur vos actions, un louche, dont vos ennemis ne profiteraient que trop vite. C'est à la postérité, monsieur, qu'un homme comme vous répond de ses démarches, et il ne doit pas en être une seule dans tout le cours de sa vie qui puisse le faire rougir un instant.

—Comte, répondit monsieur de Guise, si vous aviez jamais éprouvé les sentiments que Juliette m'inspire, vous auriez un peu plus d'indulgence pour moi: jamais, mon ami, jamais aucune passion ne s'introduisit plus vivement dans un cœur; ses yeux ont changé mon existence entière, il n'est pas une seule minute dans la journée où je ne sois rempli de son image; et si quelquefois la reine ou son époux veulent trouver en moi le ministre, anéanti du trouble qui me presse, je ne leur montre plus que l'amant. Avec l'âme que vous me connaissez, Sancerre, cette passion peut-elle être soumise à des devoirs? Et vous étonnerez-vous de tous les moyens que je prendrai pour m'assurer l'objet de mon idolâtrie?...... Non, il n'en sera aucun que je n'emploie pour devenir l'amant ou le mari de Juliette; fortune, honneur, considération, crédit, espoir, hymen, enfants, tout...... tout s'immolera dans l'instant aux genoux de celle que j'adore, je ne me plaindrai que de la médiocrité des sacrifices; et si comme vous le dites l'ambition pouvait me donner des remords, ce serait tout au plus ceux de ne pouvoir lui offrir que la seconde place de l'état.

Sancerre combattit vivement ces résolutions du délire, il employa tout ce qu'il crut de plus persuasif, et de plus éloquent; mais, monsieur de Guise fut inébranlable; et le comte n'osant plus insister se retira, content de rapporter au moins à sa protégée, la permission de voir le baron de Castelnau, promise depuis plusieurs jours, et retardée par les nouveaux troubles.

Juliette versa des larmes bien amères, en apprenant que rien au monde ne pouvait changer les résolutions de monsieur de Guise.

—Ô mon ami, dit-elle le même soir à Raunai! il n'est donc que trop sûr que le Ciel ne nous avait pas destinés l'un à l'autre! Quel horrible avenir se présente à mes yeux! il faudra que je devienne la femme de cet homme barbare, souillé du meurtre de nos frères!... Je serai réduite à l'horreur de partager son lit!.... Infortunée! il faut que je perde mon amant ou mon père; il faut que j'immole ou mon amour ou l'être précieux qui m'a donné la vie! voilà donc l'usage que ces hommes d'état font des pouvoirs qui leur sont confiés! et ces fers qui s'appesantissent sur nous, tous ces fléaux qui nous accablent...... au nom d'un souverain...... à chaque instant trompé lui-même, ne sont donc que les moyens des passions de ces hommes puissants.... que les armes secrètes dont ils usent pour les assouvir!..... Il faut qu'elles le soient ou que nous gémissions...; il faut qu'ils deviennent heureux, ou que le sang coule!..... Je voudrais que mes jours... Hélas! ils ne sauveraient rien.... nous n'en péririons pas moins tous les deux.

—Juliette, répondit Raunai, mille sentiments confus m'animent à la fois.... Je puis sortir d'Amboise comme j'y suis entré.... je puis rejoindre mes amis, revenir avec eux sous ces remparts délivrer et ton père et toi, trancher sans aucune pitié les jours de ces cruels despotes qui se font un jeu d'abréger les nôtres, les pulvériser tous au pied du trône que leur tyrannie déshonore, et mériter enfin ton cœur, après avoir immolé nos bourreaux.

L'inaction où je reste pendant que l'on s'abreuve du sang de nos frères m'avilit à mes propres yeux; je voulais embrasser tes genoux.... J'ai réussi... Laisse-moi revoler au combat...... laisse-moi fuir les murs de cette ville odieuse, je ne veux plus y revenir que triomphant; je ne veux plus que tu m'y voyes, qu'apportant à tes pieds la tête de nos persécuteurs.

—Non, calme-toi Raunai, je verrai demain mon père..... Je l'entendrai... peut-être après, te communiquerai-je un dessein plus sûr pour finir nos maux personnels, puisque nous ne pouvons aspirer à l'honneur de terminer ceux de nos compagnons d'infortune.... calme-toi, cher et unique amant, aime Juliette, que l'idée d'en être adoré te console, et sois sûr que qui que ce soit dans l'univers n'acquerra sur son cœur, des droits.... qui ne peuvent appartenir qu'à toi seul.

Mademoiselle de Castelnau ne tarda point à profiter de la permission qu'elle avait obtenue de voir son père; elle vole à la prison. Le baron n'était point prévenu; cette surprise pensa lui coûter la vie; il fut quelques instants sans connaissance dans les bras de Juliette.

—Oh! chère fille, s'écria-t-il, dès que ses yeux furent rouverts au jour, je craignais bien que les barbares ne me traînassent à l'échafaud sans qu'il me fût possible de t'embrasser pour la dernière fois.

—Vous ne mourrez point, mon père, répondit Juliette; je suis la maîtresse de vos jours; un mot de moi peut vous les conserver.

—Un mot! que veux tu dire?... Si ce mot te coûtait l'honneur, Juliette, je ne voudrais point d'une vie payée de ton opprobre.

—Ô! mon père, ce n'est pourtant qu'à ces conditions que je puis vous arracher des mains de nos ennemis... Le duc de Guise.... Il veut que je cède à sa passion; et dès qu'il est enchaîné par l'hymen, ce qu'il exige peut-il avoir lieu sans qu'il en coûte un crime, à lui, ou l'honneur à votre malheureuse fille?

—Ah! Juliette, reprit fermement Castelnau, laisse-moi périr; j'ai vécu; ce serait acheter trop cher le peu de jours que je dois languir ici-bas.... Non, mon enfant, non; je ne les paierai point au prix de ton honneur et de ta félicité. Je le savais trop bien que ces tyrans n'étaient mus que par l'égoïsme, et que l'ambition était l'unique cause de leurs crimes. Mais il est un Dieu juste qui nous vengera, chère fille, un Dieu puissant aux yeux duquel les malheurs sont des droits, et les vertus des titres. Élevée dans la plus pure des religions, garde-toi d'en oublier les principes; qu'ils te servent à jamais d'égide contre les séductions de ces idolâtres, et puisque ma vie ne peut plus garantir ta jeunesse, que ma mort au moins t'encourage.... Tu la verras, ma fille, oui, je demanderai de mourir dans tes bras, et mon âme, bientôt aux pieds de l'Eternel, obtiendra de lui cette protection, que mes revers m'empêchent de t'accorder....

Et Juliette, anéantie dans les bras de son père, ne pouvait que gémir et répandre des larmes.

—Ne pleurs pas, chère fille, reprit le baron, ne t'afflige pas; tu le retrouveras dans le ciel ce père infortuné que l'on t'enlève sur la terre; il va préparer l'Être Suprême à te faire jouir des faveurs que ta conduite et ta religion doivent te faire espérer de lui.... il va t'attendre dans le sein d'un Dieu.... Ô! ma fille, voilà donc ce que c'est que le monde.... ses espérances.... et ses biens!... Élevé à la cour, fait pour prétendre à tout, l'ami, le compagnon de ces gens-ci, ayant versé près d'eux mon sang pour la patrie.... parce que je ne veux pas adopter leurs erreurs...... parce que je hais leurs sacrilèges et leur impiété...... que je veux en un mot, adorer Dieu dans la pureté de l'Evangile.... tous ces amis.... tous ces camarades sont aujourd'hui mes juges, et demain seront mes bourreaux. Eh! qui leur a donc dit que leur cause est la bonne? Ont-ils entendu mieux que moi la parole divine? Fut-il même vrai que je me trompasse...... une erreur dans le culte doit-elle être mise au rang des crimes? L'Eternel peut-il être honoré par du sang; et ceux qui, pour le servir, osent lui sacrifier des hommes, ne sont-ils point, par cela seul, dans l'erreur et le mauvais chemin?.... N'importe, ma fille, n'importe; je mourrai, puisqu'il le faut...... Oui, je mourrai certainement, puisque je ne pourrais conserver la vie qu'aux dépens de ton honneur.... Mais le brave Raunai, chère fille, qu'est-il devenu dans ce tumulte?

Mademoiselle de Castelnau apprit à son père tout ce qui concernait son amant... elle lui dit qu'il était dans Amboise; elle lui conta comme il s'y était introduit, et l'envie qu'il avait d'en sortir pour tenter un nouveau coup de main.

—Il ne réussirait pas, reprit le baron, ils sont maintenant sur la défensive; tout est manqué; nous avons été trahis...... Ô! Juliette, la bonne cause n'est pas toujours la plus sûre, quand elle est dans les mains du faible.... Mais le ciel est notre recours, je l'implore: il nous exaucera.

Juliette entretint ensuite le baron des honnêtetés du comte de Sancerre.... de tous les soins que son épouse et lui recevaient journellement d'elle, et des démarches infructueuses que le comte avait faites près du duc.

—Sancerre est mon ami depuis l'enfance, reprit le baron; nous avons été élevés tous les deux dans la maison du duc d'Orléans fils de François 1er; nous combattions ensemble à la journée de Saint-Quentin; il a été forcé à ce qu'il a fait vis-à-vis de nous dans la ville de Tours; il le répare par mille procédés nobles. Je reconnais bien là son âme honnête et son cœur vertueux.... peut-être le verrai-je avant ma mort; je le prierai de te servir de père.... de te réunir à ton amant; mais quand je ne serai plus, chère fille, qui sait ce que feront nos tyrans! Proscrite par ta religion, en haine au duc par ta vertu, ô! Juliette, que de malheurs peuvent éclater sur toi!.....

Puis levant les mains vers le ciel......

—Être Suprême, s'écria ce malheureux père, daignez vous contenter de mon supplice; ne permettez pas que cette fille chérie devienne la victime des méchants! son seul crime est de vous servir... de vous adorer comme vous avez désiré de l'être.... comme vous l'avez enseigné par votre sainte loi..... Voudriez-vous, Seigneur, que ses vertus et sa religion, que tout ce qui l'approche le plus de votre sublime essence, devînt la cause de son opprobre, de ses tourments et de sa mort!....

Et l'infortuné Castelnau retombait en larmes dans le sein de sa fille; il la serrait... il la pressait entre ses bras. Craignant peut-être que ce ne fût la dernière fois qu'il lui devînt permis de la voir, son âme paternelle s'exhalait toute entière dans ses sombres caresses; on eût dit qu'il voulait la confondre avec celle de sa fille, afin que quelque chose de lui pût exister encore dans l'objet le plus précieux qui lui restât sur la terre.

—Ô! mon père, dit Juliette, au milieu des sanglots que lui arrachait cette scène de douleur, puis-je consentir à votre supplice? Raunai lui-même peut-il donc le permettre? Ah! croyez-le, mon père, il aimera mille fois mieux renoncer au bonheur de sa vie, que de m'obtenir aux dépends de la vôtre.... Mais quoi! partagerais-je les torts du duc de Guise, si je ne faisais que consentir à devenir son épouse, en le laissant se charger seul des forfaits qui doivent me lier à lui? Au moins vous vivriez, mon père; j'aurais conservé vos jours, je serais l'appui de votre vieillesse, j'en pourrais faire le bonheur.

—Et j'achèterais quelques moments de vie par une multitude de crimes?

—Ce ne seront pas les vôtres.

—N'est-ce pas les partager que d'y donner lieu? Non, ne l'espère pas, ma fille; je ne souffrirai pas qu'Anne d'Est soit immolée pour moi; il faut que l'un des deux périsse; le duc de Guise ne répudiera point sa femme; il ne sera à toi qu'en tranchant les jours de cette vertueuse princesse. Voudrais-tu devenir l'épouse d'un tel homme, d'un barbare qui, non content de ce crime, remplit chaque jour la France de deuil et de larmes?.... Dis, Juliette, dis, pourrais-tu goûter un instant de tranquillité dans les bras d'un tel monstre?..... Et cette vie, qui t'aurait coûté si cher.... ô! mon enfant, crois-tu que j'en pourrais jouir moi-même?.. Non, ma fille; c'est à moi de mourir, mon heure est venue; il faut qu'elle s'accomplisse. Et que sont quelques instants de plus ou de moins? N'est-ce pas un supplice que la vie, quand on ne voit autour de soi que des horreurs et des crimes? Il est temps d'aller chercher dans les bras de Dieu la paix et la tranquillité que les hommes m'ont refusée sur la terre...

Ne pleure pas, Juliette, ne pleure pas; je ne suis pas plus malheureux que le navigateur qui, après des périls sans nombre, touche, à la fin, au port qu'il a tant désiré....

Faut-il t'en dire davantage? je te défends, par toute l'autorité que j'ai sur toi, de songer à me conserver par les moyens infâmes qu'on te propose; et si j'apprenais ta désobéissance sur ce point, je ne te verrais plus.

—Eh bien! mon père, dit Juliette, avec cet élan de l'âme qui annonce qu'elle est remplie d'un projet important, eh bien! il me reste un moyen de vous sauver, et je cours le mettre en usage.

—Qu'il ne soit surtout jamais aux dépends de ce que tu dois à Dieu.... à toi-même.... à Raunai.... Songe que je ne voudrais pas ajouter vingt ans de plus à ma carrière, si ce long terme pouvait coûter un seul soupir à ton bonheur ou à tes vertus.

Juliette sort et va trouver Raunai.

—Ô! mon ami, lui dit-elle, voici l'instant de me prouver les sentiments que tu m'as jurés dès l'enfance... M'aimes-tu, Raunai? te sens-tu capable du plus grand effort de l'humanité pour me prouver ta flamme?

—Ah! peux-tu croire qu'il puisse exister quelque chose au monde que je ne sois prêt à exécuter pour toi?

—Oui, mon ami, j'en peux douter... Tu trembleras quand je t'aurai tout dit; et néanmoins, il faudra m'obéir, ou me laisser dans l'affreuse idée que tu n'as jamais aimé ta maîtresse.

—Que veux-tu dire, Juliette? tes discours..... l'agitation dans laquelle tu es.... tes yeux, où je ne vois plus que désespoir au lieu d'amour... tout me fait frémir; explique-toi.

—Songe que je m'immolerai moi-même dans le sacrifice que je vais t'expliquer.... Il me coûtera plus qu'à toi; je m'y résous pourtant; que mon exemple t'encourage.... Raunai, m'aimes-tu assez pour consentir à ne plus me revoir........ assez, pour me perdre à jamais?

—Juste ciel!

—Écoute-moi, Raunai, ne t'alarme pas sans être instruit; je vais te proposer un acte de vertu: ton âme accepte, je l'entends. Nos bourreaux n'ont qu'un objet; c'est de savoir quel est le chef.... quel est le principal moteur de tout ceci.

Va trouver le duc de Guise; dis-lui que le seul désir de sauver un ami qui n'est point coupable, t'a fait franchir tous les obstacles qui se trouvaient à pénétrer dans Amboise; assure-le de l'innocence de mon père; dis-lui que bien plus craint qu'aimé dans le parti, Castelnau ne s'est jamais occupé que de le trahir et de se donner au roi; dis-lui que toi seul est au fait de tout, et que sous l'unique clause qu'on rendra le baron à sa fille, tu es prêt à tout révéler.

Donne ta liberté pour garant de ta parole; dis que tu veux remplacer le baron dans les fers, que tu t'offres au supplice qu'on lui a préparé, si tu ne dévoiles pas ce qu'on désire..... On acceptera tout; on ne veut que découvrir les auteurs du complot; la crainte d'être trompé par toi ne les arrêtera point, puisque tu remplaceras mon père, puisque tu seras dans leurs mains comme lui....

Tu vois l'immensité du sacrifice que je te propose, car ils n'arracheront rien de toi, je le sais; tu mourras donc, mon ami; c'est à la mort que je t'envoie; mais n'imagine pas que je te survive, je te suis dans l'obscurité du tombeau; mon âme y vole avec la tienne.

Ce respectable vieillard n'a-t-il pas mérité de jouir de son dernier âge? N'a-t-il donc pas plus de droit à la vie que ses enfants? Ah! le prix de ce que nous allons faire, mon ami, s'offre à nous de toutes parts; nous le trouverons dans le sein de Dieu, il nous attend pour y couronner cette grande action, elle se conservera dans le souvenir des hommes, ils la graveront dans le temple de mémoire. Raunai, qu'un tel sort est au-dessus des jouissances mondaines! comme les palmes de l'immortalité sont préférables aux jours obscurs et languissants que nous traînerions sur la terre.

—Embrasse-moi; fille céleste, embrasse-moi, s'écria Raunai. Ah! j'aurai donc pu te prouver mon amour, j'aurai donc su te convaincre une fois qu'il n'est pas un seul être dans le monde qui sache t'aimer comme je le fais.

—Tu consens?

—En doutes-tu?.... Homme digne de moi, s'écria Juliette, viens dans mes bras, viens cueillir sur mes lèvres les premiers et les derniers baisers de l'amour... Ah! quelle âme est la tienne, Raunai, combien je t'aime et combien je t'estime!

N'imagine pourtant pas que je te laisse traîner à l'échafaud sans travailler à ta vengeance, il en coûtera la vie au barbare qui prononcera ton arrêt; vois ce fer, poursuivit-elle, en sortant un poignard de son sein, il ne me quitte pas depuis que je suis dans Amboise, et dès l'instant que tu seras sous les chaînes de mon père, je m'attache aux pas du duc de Guise; il faudra qu'il te sauve ou qu'il périsse lui-même....

Oh ciel! on nous écoute, dit Juliette en entendant du bruit près du cabinet du jardin où elle avait la liberté d'entretenir son amant.... On nous écoute, Raunai, Dieu veuille que nous ne soyons point trahis.... Va! cours, fais ce que j'exige, et sois certain d'être vengé, avant que je ne m'immole avec toi.

Juliette rentra chez madame de Sancerre, sans découvrir la cause de ce qui l'avait effrayée; elle fit part de son inquiétude à la comtesse, qui l'assura que personne n'avait pu s'introduire dans le jardin pendant qu'on lui permettait d'y recevoir Raunai; que monsieur de Sancerre et elle, étaient l'un et l'autre trop intéressés au mystère, pour ne pas avoir pris toutes les précautions qui pouvaient l'assurer: mais Juliette ne se calma point.

Raunai lui obéissait-il? elle ne devait plus le revoir, et dans ce cas, l'avait-elle assez remercié, lui avait-elle assez fait sentir combien elle était touchée d'un sacrifice aussi grand de sa part? Si les amants ordinaires n'ont jamais fini de se parler, combien devait-il rester à ceux-ci, de choses importantes à se dire?

Raunai était loin de balancer; ce qu'il avait promis lui paraissait tellement fait pour sa belle âme, qu'il n'eut pas un instant de repos, que l'échange ne fût proposé. Dès qu'il est jour, il vole chez le duc de Guise.

—Vous Raunai, dans ces lieux, lui dit le ministre étonné.

—Oui, monsieur le duc, moi-même, et la façon dont j'y viens, met à découvert, ce me semble, les intérêts qui m'y conduisent. Vous faites une injustice, monsieur, je la répare.

Le baron de Castelnau que vous retenez dans les fers n'est pas plus coupable que celui des officiers de votre parti qui le servent avec le plus de zèle; c'était à nous de le punir, puisqu'il a dû nous trahir cent fois; daignez le rendre à sa malheureuse fille que vous plongez au désespoir, et ne redoutez pas des ennemis aussi peu dangereux que lui.

Vous exigez le secret de l'entreprise, monsieur; moi seul je puis vous le révéler: que le baron soit libre, à l'instant tout vous sera découvert; n'imaginez pas que je veuille faire échapper une victime de vos mains, pour vous tromper après. Je vous demande la place et les fers du baron, et ma tête est à vous, si je manque au serment que je fais de vous dire tout.

—Avez-vous réfléchi, Raunai, dit le duc, à l'imprudence de votre procédé? Avez-vous senti que dès l'instant que vous étiez dans Amboise, vous deveniez prisonnier du roi sans qu'il fût besoin de vous livrer vous-même, et que dès lors les conditions que vous mettez à nous apprendre ce qu'on désire, devenaient d'autant plus inutiles, que les tourments nous suffisent pour obtenir de vous ces aveux.

—Si ma démarche est inconséquente, monsieur, reprit Raunai avec plus de fierté que de prudence, votre discours l'est bien davantage; il faut bien peu connaître la nation, il faut être, comme vous, étranger dans son sein, pour ignorer qu'on peut tout obtenir du Français par l'honneur, et rien par les supplices; essayez-les, monsieur, que vos bourreaux paraissent, vous verrez s'ils m'arracheront le moindre aveu.

—Et quel est l'intérêt que vous prenez à Castelnau?

—Celui qui devrait vous émouvoir, l'envie d'épargner une injustice à l'homme qui conduit l'état; eh! monsieur, votre conscience ne vous en reproche-t-elle pas assez, sans vous noircir encore de celle-ci? des discussions comme celles qui nous divisent, devraient-elles donc coûter autant? Si les ennemis qui viennent de persécuter trente ans notre patrie, se préparaient à l'accabler encore, peut-être se repentirait-on d'avoir sacrifié tant de braves gens à des divisions qu'un seul mot pourrait arranger. C'est pendant les malheurs de la France qu'on regrette ceux qui savent la servir.

L'infortuné baron de Castelnau tant de fois blessé sous vos yeux... tant de fois utile à l'état, ne mérite pas de finir ses jours sur un échafaud; je vous demande encore une fois sa grâce avec instance, monsieur, et vous renouvelle ma parole de vous dévoiler les choses les plus importantes, quand vous aurez rendu à Juliette le plus cher objet de ses désirs.

—Il n'est pas malaisé de voir qu'elle seule vous occupe ici.

—Oui, je l'adore, je ne m'en cache pas, monsieur; mais est-ce à l'obtenir que je travaille, et ce que j'entreprends, poursuivit Raunai, en lançant sur monsieur de Guise un regard énergique, ce que je vous propose enfin, peut-il effrayer mes rivaux? Mon dessein est de lui rendre un père...., un père innocent et qu'elle aime, je vous offre à ce prix l'aveu du secret qui vous intéresse, et vous avez ma vie si je vous en impose.

—Raunai, vous aimez Juliette, dit le duc, avec un trouble dont il lui fut impossible d'être maître.

—Si je l'aime, grand Dieu! elle est l'unique arbitre de mes jours, elle seule dirige mon sort, elle est ma gloire sur la terre, mon espérance dans un monde meilleur.... elle est ma vie... elle est mon âme; elle est tout, monsieur, tout pour l'infortuné qui vous parle.

—Vous auriez pu le dire avec plus de détours, vous deviez soupçonner qu'elle était aimée de moi, puisque je l'avais vue, et que vos transports n'étaient plus qu'une offense, dont il ne tient qu'à moi de me venger.

—Faites, monsieur, faites, répondit fermement Raunai, rendez-vous plus odieux que vous ne l'êtes, achevez de susciter pour ennemis à la France tous les individus qui l'habitent; que tout ce qui respire dans cette belle partie de l'Europe devienne la proie des viles passions qui vous subjuguent, que le citoyen ne prononçant votre nom qu'avec horreur, le maudisse à tous les instants du jour, soyez à la fois l'épouvante et l'exécration de la patrie, inondez-la par des fleuves de sang, couvrez-la par des champs de carnage; mais ne vous flattez pas de triompher toujours, les Français trouveront encore un Marcel qui saura poignarder dans le sein de leur maître, les vils flatteurs qui les gouvernent; craignez, si la voix de l'honneur n'est pas éteinte en vous, d'offrir une seconde fois ces fléaux à la France, immolez jusqu'au dernier de nous; mais de nos cendres mêmes sortiront des héros qui sauront nous venger.[5]

—Retirez-vous Raunai, dit le duc, trop bon politique pour ne pas se contenir à des reproches aussi durs et aussi mérités. Je ne puis rien vous dire avant que d'avoir entendu Castelnau.... Juliette doit vous savoir gré de ce que vous faites pour elle!

—Elle l'ignore, monsieur.

—Je veux le croire; quoi qu'il en soit retirez-vous....

Et du ton de la plus sanglante ironie:

—Il faudra travailler à vous conserver tous; des officiers aussi pleins d'ardeur doivent être précieux à l'état, et je ne veux pas que vous m'en regardiez toujours comme le tyran.

Raunai sortit, fâché de s'être trop livré à des mouvements, dont son amour et sa fierté l'avaient empêché d'être maître, et craignant qu'un peu trop de chaleur, n'eût plutôt gâté que servi les affaires du baron.

Pour monsieur de Guise, il ne tarda pas d'apprendre à son ami Sancerre, tout ce qui venait de se passer; le comte n'avoua point qu'il savait Raunai dans la ville, mais il persista à engager le duc à des voies de clémence, qu'il croyait indispensables dans la situation des choses.

—Raunai s'immortalise, dit Sancerre; ce trait est digne des Romains.... Monsieur le Duc, quand la postérité racontera son histoire auprès de la vôtre, elle dira: «Raunai, le brave Raunai, offrit sa tête pour sauver celle du père de sa maîtresse, pendant qu'un duc de Guise, un étranger qui gouvernait l'état, croyait le servir alors par une foule de crimes et d'assassinats journaliers».

Le duc se taisait, mais il était facile de démêler dans ses yeux une sorte de contrainte et d'embarras qui peignait l'agitation de son âme.

Ébranlé par des reproches aussi vifs, et qui lui arrivaient de toutes parts, ne pouvant vaincre sa passion, ne se dissimulant pas quel tort elle lui ferait dans l'esprit de la cour, si jamais elle se découvrait, il demandait des conseils au comte; il rejetait ceux qui ne favorisaient pas ses désirs; quelquefois il se décidait à des sacrifices, l'instant d'après on n'entendait plus de lui que des menaces; il s'étonnait qu'on lui résistât; il voulait en faire repentir ceux qui l'osaient, et ces oscillations perpétuelles, ce flux et ce reflux orageux d'une âme tour à tour emportée par l'amour et par le devoir, le rendait le plus infortuné des hommes.

Castelnau fut appelé devant ses juges; quelles que dussent être les intentions du duc de Guise, cet interrogatoire était inévitable; ayant été impossible au baron de revoir sa fille depuis les démarches de Raunai, ses réponses ne purent être analogues aux désirs de ceux qui voulaient le sauver; il n'y avait rien que n'eût entrepris Raunai pour lui faire part de ses desseins, et pour l'engager à parler d'après les plans concertés entre Juliette et lui; mais il n'avait pu réussir, Castelnau parut donc et ne put agir que d'après lui.

Les deux Guise et le Chancelier assistaient à cette séance.

Castelnau débuta par réclamer la parole du duc de Nemours.

—Il m'a juré, dit-il, de me conduire aux pieds du roi, pourquoi suis-je dans les fers?

—Toutes les paroles que Nemours a pu vous donner sont vaines, lui dit le duc de Guise; il n'y a aucun serment qui puisse être regardé comme sacré quand il est fait à un rebelle ou à un hérétique.[6]

—Ainsi donc, reprit Castelnau, je ne dois pas parler davantage de la lettre qu'il vous a plu de m'écrire: voilà des supercheries et des trahisons bien atroces envers un officier français!

On le somma de répondre avec la plus grande justesse à ce qui allait lui être proposé, en le menaçant de la question s'il altérait la vérité.

Castelnau se troubla, il pâlit.

—Vous avez peur baron, lui dit aussitôt le duc de Guise.

—Monsieur, répondit fermement Castelnau, je n'ai jamais tremblé devant les ennemis de la France, vous le savez; mais je suis intimidé devant les miens; peut-être dans le fond de votre âme en savez-vous la raison mieux qu'un autre; faites-moi rendre mes armes, monsieur le duc, ces armes qui m'ont fait si longtemps triompher près de vous, et qu'il paraisse alors celui qui pourra m'accuser d'avoir peur...... Ah! qui sait, monsieur, qui sait si vous ne trembleriez-pas plus que moi, dans le cas où le sort vous mettrait à ma place.... N'importe, que l'on m'interroge et je n'en répondrai pas moins juste.

Alors, suivant le droit insolent et barbare que les juges croyaient avoir de mentir en pareil cas, on lui dit que Raunai l'avait inculpé.

Il répondit que c'était impossible; on lui fit lecture des dépositions de la Bigue et de Mazère; il dit que ceux qui s'avilissaient jusqu'à devenir dénonciateurs, perdaient le droit d'être entendus comme témoins.

Obligés de se contenter de cette récusation, les juges lui dirent, que professant la religion réformée et ayant été pris les armes à la main, il ne pouvait éviter le dernier supplice qu'en dévoilant les chefs dont il avait suivi les ordres.

—Je n'ignore pas, dit Castelnau, que mes juges au nombre desquels je vois mes plus grands ennemis n'aient, et le pouvoir de me faire périr et toute l'habileté nécessaire à en trouver les moyens; mais je déteste le mensonge, et rien ne me contraindra à l'employer pour sauver ma vie. Il faut bien peu connaître la nation pour oser accuser des Français du crime que l'on me suppose, non que l'État, ni celui qui le gouverne, ne redoutent rien de nous; nous ne voulons qu'offrir au souverain la pitoyable situation de la France; lui faire voir les campagnes désertes; d'infortunés citoyens arrachés des bras de leurs épouses, traînés dans les plus obscures prisons; des enfants abandonnés dans les rues, mourant de faim et de misère, réclamant par des cris douloureux des parents que le despotisme leur enlève[7]; des scélérats profitant de ces troubles pour ravager la France, toutes les parties de l'administration en désordre, la sûreté des chemins négligée, le peuple accablé d'impôts, le malheureux habitant de la campagne attelé lui-même à sa charrue faute d'animaux qui puissent ouvrir le sein de la terre aux chétives semences qu'il va lui confier, et qui ne germeront, arrosées de ses larmes, que pour devenir la proie d'insolents collecteurs; le sang du peuple répandu dans toutes les villes, et le royaume enfin à la veille d'être la conquête de l'ennemi:

Voilà, messieurs, les tableaux que nous devons tracer...... les malheurs que nous voudrions peindre.... les fléaux que nous voudrions éviter! Ces intentions supposent-elles des projets de révolte? Nés Français, nous n'avons pas besoin que personne nous apprenne comment nous devons approcher de nos chefs. Un de nos premiers droits est de réclamer leur justice... de leur faire entendre nos plaintes, nous en usons.....

Mais nous nous armons, dites-vous? Cela est vrai; un voyageur le peut quand il doit traverser une forêt remplie de brigands: voilà l'excuse de nos armes, et nous la croyons légitime; rompez les barrières que vous élevez entre le gouvernement et nous, on ne nous y verra plus arriver que des réclamations à la main.

Nous les avons posées ces armes, sitôt qu'un général en qui nous croyons pouvoir prendre confiance[8] nous a donné sa parole de faciliter nos desseins; vous voyez l'estime que nous devons avoir pour des promesses qui n'ont été faites que pour nous tromper, que pour nous ravir des moyens de justification, et pour nous composer de nouveaux crimes: mais qu'on n'imagine pas que la nation puisse s'abuser longtemps sur les projets des Guise à se frayer un chemin au trône; il leur faut malheureusement pour y parvenir, le sang et les malheurs du peuple; on les verra bientôt au comble de leurs vœux.

Puissent ceux qui nous suivront se trouver bien de ces dangereux changements! si le contraire arrive.... et il arrivera, nous aurons au moins, nous autres victimes immolées par vous aujourd'hui, comme de tendres brebis sans défense, nous aurons, dis-je, pour consolation dans un monde meilleur, l'idée d'avoir perdu nos jours pour le bonheur de la patrie et pour la prospérité de l'État.

Voilà ma tête, faites-la tomber sous vos coups; la voilà, je l'offre et la perds sans regrets; ce n'est pas mourir que d'emporter avec soi d'aussi flatteuses espérances; elle est pour vous cette mort où vous croyez nous condamner...., pour vous seuls, dont la postérité ne parlera qu'avec horreur, tandis qu'objet de son culte et de son admiration, elle daignera nous faire parvenir encore aux pieds de l'éternel ces hommages flatteurs que son équité rend à qui servit les hommes.»

On renouvela les interrogations: Castelnau s'en tint toujours aux mêmes réponses; on lui tendit des pièges, imaginant le trouver en défaut sur la religion..... croyant qu'un guerrier comme lui, plutôt entraîné par l'esprit de parti que par amour de la vérité, serait à coup sûr mauvais théologien; on l'interrogea sur le dogme.

L'érudition de Castelnau confondit tous ses juges; parmi plusieurs autres questions, on lui demanda quelle répugnance il avait à croire la présence réelle de la divinité dans l'eucharistie.

—Monseigneur, dit le baron au cardinal qui lui adressait la parole, ces espèces que vous croyez transubstantiées dans le véritable corps et le véritable sang du fils de Dieu, se corrompent-elles ou non après les paroles du prêtre?

—Elles se corrompent, dit le cardinal.

—Bon, répondit Castelnau: monsieur le duc je vous prends à témoin de l'aveu de votre frère; et vous voudriez, messieurs, poursuit-il, que des espèces qui ne seraient plus matérielles, mais qui selon vous contiendraient le corps et le sang de Notre-Seigneur fussent sujettes aux dissolutions.... aux dégradations de la matière? Ah! messieurs quelle effrayante idée vous avez de la grandeur de l'Eternel! sous quel aspect vous osez nous l'offrir! et comment un gouvernement raisonnable peut-il vouloir cimenter ces blasphèmes absurdes, par le sang précieux des hommes?

—Baron, dit le chancelier, il est aisé de voir que vous avez étudié votre leçon.

—Je me regarderais comme bien méprisable, répondit Castelnau, si ayant à prendre parti dans une affaire qui regarde le salut de mon âme et les intérêts de ma patrie, je m'y étais engagé comme un sot et sans savoir le fond de la question.

—Lorsque vous fréquentiez la cour, reprit le chancelier, vous me paraissiez moins au fait de toutes ces disputes de controverse.

—Cela est vrai, dit le baron, mais j'ai eu des malheurs; j'ai été fait prisonnier de guerre en Flandre, ces moments de vide m'ont fait naître l'envie de m'instruire; je l'ai cru nécessaire, je l'ai fait.

À mon retour je passai chez vous, monseigneur, continua le baron en fixant le chancelier; vous étiez alors dans votre terre de Leuville; vous me demandâtes à quoi j'avais passé le temps durant ma prison, et lorsque je vous eus répondu que c'était à étudier l'écriture sainte et à me mettre au fait des disputes qui agitaient si fort les esprits, vous approuvâtes mon travail; vous dissipâtes les doutes qui me restaient; nous étions, s'il m'en souvient, parfaitement d'accord. Comment se peut-il qu'en si peu de temps l'un de nous deux ait tellement changé de façon de penser, que nous ne puissions plus nous entendre? mais alors vous étiez dans la disgrâce et vous parliez à cœur ouvert.

Malheureux esclave de la faveur, pourquoi faut-il que pour complaire à un homme qui peut-être vous méprise, vous trahissiez aujourd'hui votre Dieu et votre conscience?

Le chancelier confondu, ne digéra point ce reproche; ennemi des Guise et de leur manière de gouverner, il mourut peu après du chagrin d'avoir partagé leurs torts. Le cardinal de Lorraine averti qu'il était très-mal, vint le voir; Olivier, las de feindre, se retourna vers le mur, et ne daigna pas même lui dire une parole.

Cependant la présence d'esprit et la fermeté du baron fixèrent tous les regards sur lui, et lui attirèrent des partisans.

Au lieu de prononcer son arrêt, le duc le renvoya dans sa prison, mais sans s'expliquer, sans que son ami même, le comte de Sancerre, pût entrevoir ses résolutions.

Monsieur de Guise soupçonnait le baron instruit de ses vues sur Juliette, il voyait bien que c'était par prudence que Castelnau n'avait rien révélé sur cela.... Que la crainte d'entraîner avec lui sa malheureuse fille, l'avait déterminé à ne point parler de l'intérêt personnel que le duc avait à le condamner, si Juliette en cédent, ne rachetait les jours de son malheureux père.

Mais cet adroit ministre déguisa sa façon de penser; il se contenta d'interdire sévèrement à Raunai et à Juliette la présence du baron de Castelnau.

Ce fut alors que Raunai se remontra.

Il dit au duc qu'il se rendait à ses ordres, que l'interrogatoire de monsieur de Castelnau étant fait, et que le ministre lui ayant dit de reparaître à cette époque, il venait lui demander instamment la liberté d'un homme.... de l'innocence duquel on avait dû se convaincre.... la permission de prendre sa place en prison, et à l'échafaud s'il n'éclaircissait sur-le-champ ce que paraissait désirer la cour.... c'est-à-dire à l'instant où le baron et sa fille auraient sans nuls dangers quitté le séjour d'Amboise.

—Si vous aviez pu vous concerter avec Castelnau, dit le duc, assurément il aurait parlé d'une autre manière; nous n'avons point encore vu de protestant plus entêté de son erreur; n'importe, Raunai, j'accepte vos offres; mais il faut que ce que vous avez à me dire soit révélé devant Juliette et le baron; ce sont mes ordres, et je ne m'en départirai point.

Songez à votre parole pourtant, c'est sur votre tête que va s'appesantir la hache levée sur celle de Castelnau, si vous ne découvrez vos complices et vos chefs.

—Ma promesse est inviolable, monsieur, répondit Raunai, mais à quoi sert que Juliette se trouve à cet entretien, et qu'espérez-vous que je vous dise devant elle et son père, puisque je ne m'engage à parler que lorsque l'un et l'autre seront hors de ces murs?

—Soit, répondit monsieur de Guise, mais il faut avant que je vous entretienne devant eux.

—Juliette chez vous.... elle.... qui me répond?.... dans cette circonstance.... des fers à Juliette.... la seule idée m'en fait frémir!

—Ai-je besoin de vous pour l'en accabler? je n'ai qu'un ordre à donner pour en devenir maître.

—Oui, vous pouvez tout, homme cruel; eh bien! j'obéirai, Juliette sera demain ici, mais si vous abusez de ma confiance, si vous avez l'infamie d'employer ma main pour vous assurer la victime, non-seulement vous n'apprendrez rien de ce que vous désirez savoir, mais nous nous immolerons plutôt tous deux près de vous, que de devenir l'un et l'autre la proie de votre insigne lâcheté. Homme trop favorisé de la fortune, vous ne savez pas ce que le malheur inspire à deux cœurs courageux, ce qu'il suggère, ce qu'il fait entreprendre; vous ignorez, quelle est l'énergie que le désespoir prête à l'âme, sauvez-nous de l'horreur de vous en convaincre, il n'y aurait ni fers ni supplices qui pussent vous préserver de notre fureur.

—Toujours dur et toujours défiant, Raunai, dit le duc.... Sortez, souvenez-vous de mes ordres; souvenez-vous que votre mort est sûre, si vous échappez l'un ou l'autre d'Amboise avant que je ne vous parle.

—Adieu.

Le premier soin de Raunai fut de rendre à Juliette tout ce qui venait de se passer; il ne déguisa point ses craintes, l'impossibilité qu'il y avait de démêler dans les regards du duc quels pouvaient être ses projets.

—Ô Juliette, dit Raunai dans la plus extrême agitation, si ce barbare allait nous sacrifier l'un et l'autre! Si nous avions nous-mêmes aiguisé le fer dont il va trancher le fil de nos jours, sans réussir à sauver Castelnau.

—Ne crains rien, dit fermement Juliette; obéissons et remettons-nous au ciel du soin de nous préserver.... Il le fera, il n'abandonne jamais ni le malheur, ni la vertu; Raunai.... fut-il entouré de tous ses gardes, il ne m'échappera pas, s'il veut nous trahir.

L'heure est venue.... nos deux amants s'embrassent; ils prennent le ciel à témoin de leur infortune, de leur tendresse.... ils l'implorent, ils se jurent de périr ensemble, s'ils sont contraints de céder à la force et se préparent à se rendre chez monsieur de Guise.

Juliette aurait bien voulu voir avant le comte de Sancerre, il n'avait point paru chez lui du jour.... cette circonstance.... celle du bruit entendu dans le jardin.... tout cela la troublait, mais elle n'osait témoigner son embarras; elle sentait le besoin d'inspirer de la confiance à Raunai, et paraissait encore plus courageuse que lui.

Dans le trajet de la maison du comte à celle du ministre, il leur fut impossible de ne pas s'apercevoir que des soldats les suivaient et ne les perdaient point de vue.

—Ô mon ami, dit Juliette à Raunai, en se précipitant dans ses bras un moment avant que d'entrer, sois sûr que quels que puissent être les événements, je ne te survivrai pas d'une minute.

Ils pénètrent, le duc est seul; mais les gardes restent en dehors.

—Raunai, dit monsieur de Guise, j'ai imaginé que la présence de celle que vous aimez ferait plus d'effet sur vous que des tourments, et que la crainte de l'en voir accablée elle-même, suffirait à vous faire avouer ce que vous prétendez savoir.

—Ainsi donc, répondit Raunai, vous abusez de la confiance que vous avez cherché à m'inspirer, et ce que vous avez exigé de moi, n'est que pour me trahir plus sûrement? Ignorez-vous les conditions auxquelles j'ai consenti de vous instruire? Avez-vous oublié que la liberté du baron en est la clause essentielle?

—Je n'imaginais pas qu'on dût composer dans les fers.

—Y sommes-nous, monsieur, dit Juliette avec fermeté? Et seriez-vous assez lâche pour nous obliger à craindre?

—Votre sort dépend de Raunai, madame, dit le duc.... qu'il parle, ou dans l'instant le cachot du baron va se fermer sur vous.

—Elle prisonnière, dit Raunai au désespoir..., gardez-vous, monsieur.... ah! vous avez bien raison, cette menace est plus cruelle que les tourments.... Eh bien! apprenez....

—Tais-toi, interrompit Juliette, ne vois-tu pas que c'est un piège; l'âme des traîtres éclate sur leur figure.... elle les décèle.

—Raunai, reprit le duc, vous m'en avez imposé, je sais tout; vous n'avez rien à me dire; votre seule intention était de sauver Castelnau; lui libre, et vous dans sa prison, cette femme, que mon seul tort est d'avoir adorée... d'idolâtrer peut-être encore... cette femme dis-je, s'attachait à mes pas, et ne les quittait plus qu'elle n'eût son amant ou ma vie.... Ai-je tort Juliette?

—Il n'est pas vrai que ce brave jeune homme ne puisse vous rien apprendre, monsieur; mais il est certain, dit-elle en faisant étinceler son poignard aux yeux du duc de Guise, il est certain que voilà l'arme qui nous vengeait tous deux, ordonnez son supplice ou mes fers, et vous allez connaître Juliette.

—Il est donc temps, dit le duc, sans jamais quitter le flegme le plus entier, il est donc temps que je punisse l'insolent subterfuge de cet imposteur, ainsi que vos dédains, madame: paraissez Castelnau, venez voir les tourments que je destine à ceux qui vous sont chers....

Quel étonnement pour Juliette et Raunai de voir le baron dégagé de ses chaînes!

—Mon ami, mon vieux camarade, lui dit le duc de Guise, que je joigne au plaisir de vous rendre l'honneur et la vie, celui de remettre en vos mains et votre gendre et votre fille. Vive Castelnau, voilà Juliette... et vous, madame, voilà votre amant, je veux qu'il soit votre époux demain, Juliette...; Castelnau... Raunai, vous ne soupçonnerez plus au moins les vertus impossibles dans l'âme de ceux qui professent ce culte que vous abhorrez.

—Ô grand homme! Monsieur le duc, dit Raunai, dans le délire du bonheur, jamais la France n'aura de serviteurs qui nous vaillent.

Le duc:

—Raunai, serai-je votre ami?

Raunai:

—Ah! mon libérateur.

Le duc:

—Votre ami Raunai, votre ami, et c'est à ce seul titre que je vous conjure d'abandonner des erreurs, dont votre âme sera la triste victime.

—Raunai, dit impétueusement Castelnau, offre ton sang à notre libérateur... le mien... celui de ton épouse; mais ne trahis jamais ta conscience; ne sacrifie point par un désaveu humiliant dont ton âme serait loin, le bonheur éternel qui t'attend au sein de notre religion pure.

—Allez mes amis, dit le duc, vous presser davantage serait perdre le fruit de l'action que vient de me dicter mon cœur. Jouissez de votre grâce et de ma protection; Dieu seul jugera nos âmes.

—Ah! monsieur le duc, s'écria Castelnau en se retirant avec sa fille et son gendre, que cette tolérance précieuse vous éclaire jusqu'à votre dernier soupir, et notre malheureux pays ne verra plus son sein inondé du sang de ses enfants; ce sang qui n'est dû qu'à la patrie, ne se répandra plus que pour elle, et bientôt la maîtresse du monde, elle verra tomber l'univers à ses pieds.

Le comte de Sancerre ne laissa point ignorer à la cour, la grande action du duc de Guise.

Les deux reines voulurent embrasser Juliette et Raunai. Ce fut là qu'on leur permit d'aller jouir en repos, dans leur province, de la liberté qu'on leur laissait sous le serment de ne jamais porter les armes contre l'état. Les reines accablèrent Juliette de présents.

Anne d'Est, même, qui n'avait appris une partie des torts de son époux, qu'avec leur sublime réparation, voulut voir sa rivale; elle la pria en l'embrassant, d'accepter son portrait.

—Je vous le donne, lui dit cette princesse, afin qu'il ajoute à votre triomphe.... afin qu'en vous comparant à lui, vous vous rappelliez chaque jour, combien devait être effrayée celle à qui la noblesse de votre âme rend le bonheur et la tranquillité et qui vous demande à tant de titres, d'être éternellement votre amie.

Ce grand trait de la générosité du duc de Guise ne calma pourtant point les troubles.

Nous laissons à l'histoire le soin de les apprendre, et nous nous bornons à remener dans leur province, Castelnau, Raunai et Juliette, où la prospérité, l'union la plus intime, les plus longs jours, et les plus beaux enfants, leur composèrent un bonheur solide.... digne récompense de leurs vertus.

Ô vous qui tenez dans vos mains le sort de vos compatriotes, puissent de tels exemples vous convaincre que voilà les vrais ressorts avec lesquels on meut toutes les âmes! les chaînes, les délations, les mensonges, les trahisons, les échafauds, font des esclaves, et produisent des crimes; ce n'est qu'à la tolérance qu'il appartient d'éclairer et de conquérir des cœurs; elle seule en offrant des vertus, les inspire et les fait adorer.

Nota. Une exactitude trop scrupuleuse à suivre l'histoire n'eut jeté aucune sorte d'intérêt dans cette nouvelle; il a fallu s'en écarter pour ôter à ce récit appartenant plus au roman qu'à la vérité, l'air de massacre et de boucherie qu'il y a dans nos historiens.

Nous avons donc créé les personnages de Juliette, de Castelnau et de Raunai, ainsi que le trait du duc de Guise.

Raunai et Castelnau existent pourtant dans l'histoire; tous deux périrent sur les échafauds d'Amboise, et n'agirent point comme nous les présentons, à l'exception néanmoins de Castelnau dont l'interrogatoire ici ressemble assez à celui de l'histoire.

On a fort peu parlé du prince de Condé, parce qu'il agit peu dans Amboise, il y est ou trop grand, ou absolument inactif; comme trop grand il eut écrasé Castelnau et Raunai sur lesquels nous voulions répandre l'intérêt; comme inactif, il n'eut que du froid dans une anecdote...... la plus ingrate de nos annales, pour en sortir, une action nerveuse et dramatique, comme doit l'être celle d'une nouvelle historique.

[1] Le duc François de Guise, dans son contrat de mariage avec Anne d'Est, fille du duc de Ferrare et de Renée de France, ce qui le rendait oncle du roi, prend la qualité de duc d'Anjou, fondée sur la prétention qu'avait cette maison de descendre d'Iolande, fille de Renée d'Anjou; c'est celui-là, et le même dont il s'agit ici, qui fut assassiné devant Orléans; il fut la tige de la branche de Mayenne, éteinte en 1621, et père de Henri massacré à Blois; le fils de Henri, nommé Charles, fut père de Henri, duc de Guise, qui souleva la ville de Naples et qui n'eut point d'enfant. La postérité de ses frères a fini en 1675. (Voyez de Thou, et Hainault.)

[2] Il fut tué par un page du jeune Pardaillan: celui-ci l'ayant rencontré dans la forêt de Château-Renaud, courut sur lui le pistolet à la main; la Renaudie passa deux fois son épée au travers du corps de Pardaillan, dont il était cousin. Le page décharge sur-le-champ son arquebuse sur la Renaudie et l'étend sur le corps de son maître. On apporta le cadavre de la Renaudie à Amboise; on l'attacha à une haute potence au milieu du pont, avec cette inscription: «La Renaudie, dit la Forêt, chef des rebelles».

[3] Voilà comme germaient déjà dans ces âmes fières les premières semences de la liberté.

[4] L'événement où Henri de Guise, un des enfants d'Anne d'Est fut assassiné à Blois, ne rendait-il pas cette très-véritable complainte une sorte de prédiction?

[5] Raunai parle ici de l'anecdote de 1358, pendant que Charles V était régent du royaume, lors de la prison du roi Jean après la bataille de Poitiers. Les mécontents de la capitale ayant à leur tête Étienne Marcel, prévôt des marchands, massacrèrent dans la chambre même du dauphin régent, et à ses pieds, Robert de Clermont, maréchal de Normandie, et Jean de Conflans, maréchal de Champagne. C'est ce Marcel qui, la même année, voulut livrer Paris aux Anglais; mais comme il s'avançait vers la Porte Saint-Antoine, Maillard, fidèle citoyen, dont la statue devrait être érigée sur le lieu même, sauva la ville et assomma le traître d'un coup de hache. Nous avons bâti beaucoup d'églises, depuis, et pas un malheureux piédestal à cet homme célèbre.

[6] Le conseil de guerre présidé par le maréchal de Saint-André l'avait décidé de cette manière.

[7] Peu avant ces troubles, il y avait eu des enlèvements d'enfants qui n'avaient point la religion pour cause; on voyait dans les campagnes les mères éplorées s'enfuir en pressant leurs enfants dans leur sein; d'autres les cachaient dans des trous, dans des buissons où elles revenaient les chercher après; la désolation était générale, on ne sut jamais trop le véritable sujet de ces rapts; on les trouve à quatre différentes époques dans les annales secrètes de la monarchie; une fois sous la première race, ensuite sous Louis XI, sous François II et sous Louis XV. On en a douté, mais à tort, ils ont eu lieu très-certainement à chacune des ces époques.

[8] Le duc de Nemours.


IDÉE

SUR LES ROMANS

On appelle roman, l'ouvrage fabuleux composé d'après les plus singulières aventures de la vie des hommes.

Mais pourquoi ce genre d'ouvrage porte-t-il le nom de roman?

Chez quel peuple devons-nous en chercher la source, quels sont les plus célèbres?

Et quelles sont, enfin, les règles qu'il faut suivre pour arriver à la perfection de l'art de l'écrire?

Voilà les trois questions que nous nous proposons de traiter; commençons par l'étymologie du mot.

Rien ne nous apprenant le nom de cette composition chez les peuples de l'antiquité, nous ne devons, ce me semble, nous attacher qu'à découvrir par quel motif elle porta chez nous celui que nous lui donnons encore.

La langue Romane était comme on le sait, un mélange de l'idiome celtique et latin, en usage sous les deux premières races de nos rois, il est assez raisonnable de croire que les ouvrages du genre dont nous parlons, composés dans cette langue, durent en porter le nom, et l'on put dire une romane, pour exprimer l'ouvrage où il s'agissait d'aventures amoureuses, comme on a dit une romance pour parler des complaintes du même genre. En vain chercherait-on une étymologie différente à ce mot; le bon sens n'en offrant aucune autre, il paraît simple d'adopter celle-là.

Passons donc à la seconde question.

Chez quel peuple devons-nous trouver la source de ces sortes d'ouvrages, et quels sont les plus célèbres?

L'opinion commune croit la découvrir chez les Grecs; elle passa de là chez les Mores, d'où les Espagnols la prirent pour la transmettre ensuite à nos troubadours, de qui nos romanciers de chevalerie la reçurent.

Quoique je respecte cette filiation, et que je m'y soumette quelquefois, je suis loin cependant de l'adopter rigoureusement; n'est-elle pas en effet bien difficile dans des siècles où les voyages étaient si peu connus, et les communications si interrompues; il est des modes, des usages, des goûts qui ne se transmettent point; inhérents à tous les hommes, ils naissent naturellement avec eux: partout où ils existent, se retrouvent des traces inévitables de ces goûts, de ces usages et de ces modes.

N'en doutons point, ce fut dans les contrées qui, les premières reconnurent des Dieux, que les romans prirent leur source, et par conséquent en Égypte, berceau certain de tous les cultes; à peine les hommes eurent-ils soupçonné des êtres immortels, qu'ils les firent agir et parler; dès lors, voilà des métamorphoses, des fables, des paraboles, des romans; en un mot voilà des ouvrages de fictions, dès que la fiction s'empare de l'esprit des hommes. Voilà des livres fabuleux, dès qu'il est question de chimères; quand les peuples, d'abord guidés par des prêtres, après s'être égorgés pour leurs fantastiques divinités, s'arment enfin pour leur rois ou pour leur patrie, l'hommage offert à l'héroïsme, balance celui de la superstition; non-seulement on met, très-sagement alors, les héros à la place des Dieux, mais on chante les enfants de Mars comme on avait célébré ceux du ciel; on ajoute aux grandes actions de leur vie, ou, las de s'entretenir d'eux, on crée des personnages qui leur ressemblent... qui les surpassent, et bientôt de nouveaux romans paraissent, plus vraisemblables sans doute, et bien plus faits pour l'homme que ceux qui n'ont célébré que des fantômes. Hercule,[9] grand capitaine, dut vaillamment combattre ses ennemis, voilà le héros et l'histoire; Hercule détruisant des monstres, pourfendant des géants, voilà le Dieu... la fable et l'origine de la superstition; mais de la superstition raisonnable, puisque celle-ci n'a pour base que la récompense de l'héroïsme, la reconnaissance due aux libérateurs d'une nation, au lieu que celle qui forge des êtres incréés, et jamais aperçus, n'a que la crainte, l'espérance, et le dérèglement d'esprit pour motifs. Chaque peuple eut donc ses Dieux, ses demi-dieux, ses héros, ses véritables histoires et ses fables; quelque chose comme on vient de le voir, put être vrai dans ce qui concernait les héros; tout fut controuvé, tout fut fabuleux dans le reste, tout fut ouvrage d'invention, tout fut roman, parce que les Dieux ne parlèrent que par l'organe des hommes, qui plus ou moins intéressés à ce ridicule artifice, ne manquèrent pas de composer le langage des fantômes de leur esprit, de tout ce qu'ils imaginèrent de plus fait pour séduire ou pour effrayer, et par conséquent de plus fabuleux; «c'est une opinion reçue, (dit le savant Huet) que le nom de roman se donnait autrefois aux histoires, et qu'il s'appliqua depuis aux fictions, ce qui est un témoignage invincible que les uns sont venus des autres.»

Il y eut donc des romans écrits dans toutes les langues, chez toutes les nations, dont le style et les faits se trouvèrent calqués, et sur les mœurs nationales, et sur les opinions reçues par ces nations.

L'homme est sujet à deux faiblesses qui tiennent à son existence, qui la caractérisent. Partout il faut qu'il prie, partout il faut qu'il aime; et voilà la base de tous les romans; il en a fait pour peindre les êtres qu'il implorait, il en a fait pour célébrer ceux qu'il aimait. Les premiers, dictés par la terreur ou l'espoir, durent être sombres, gigantesques, pleins de mensonges et de fictions, tels sont ceux qu'Esdras composa durant la captivité de Babylone. Les seconds, remplis de délicatesse et de sentiment, tel est celui de Théagène et de Chariclée, par Héliodore; mais comme l'homme pria, comme il aima partout, sur tous les points du globe qu'il habita, il y eut des romans, c'est-à-dire des ouvrages de fictions qui, tantôt peignirent les objets fabuleux de son culte, tantôt ceux plus réels de son amour.

Il ne faut donc pas s'attacher à trouver la source de ce genre d'écrire, chez telle ou telle nation de préférence; on doit se persuader par ce qui vient d'être dit, que toutes l'ont plus ou moins employé, en raison du plus ou moins de penchant qu'elles ont éprouvé, soit à l'amour, soit à la superstition.

Un coup d'œil rapide maintenant sur les nations qui ont le plus accueilli ces ouvrages mêmes, et sur ceux qui les ont composés; amenons le fil jusqu'à nous, pour mettre nos lecteurs à même d'établir quelques idées de comparaison.

Aristide de Milet est le plus ancien romancier dont l'antiquité parle; mais ses ouvrages n'existent plus. Nous savons seulement qu'on nommait ses contes, les Milésiaques; un trait de la préface de l'âne d'or, semble prouver que les productions d'Aristide étaient licencieuses, je vais écrire dans ce genre, dit Apulée en commençant son âne d'or.

Antoine Diogène, contemporain d'Alexandre, écrivit d'un style plus châtié les amours de Dinias et de Dercillis, roman plein de fictions, de sortilèges, de voyages et d'aventures fort extraordinaires, que le Seurre copia en 1745 dans un petit ouvrage plus singulier encore; car non content de faire comme Diogène voyager ses héros dans des pays connus, il les promène tantôt dans la lune, et tantôt dans les enfers.

Viennent ensuite les aventures de Sinonis et de Rhodanis, par Jamblique; les amours de Théagène et de Chariclée, que nous venons de citer; la Cyropédie, de Xénophon; les amours de Daphnis et Chloé, de Longus; ceux d'Ismène, et beaucoup d'autres, ou traduits, ou totalement oubliés de nos jours.

Les Romains plus portés à la critique, à la méchanceté qu'à l'amour ou qu'à la prière, se contentèrent de quelques satyres, telle que celles de Pétrone et de Varron, qu'il faudrait bien se garder de classer au nombre des romans.

Les Gaulois, plus près de ces deux faiblesses, eurent leurs bardes qu'on peut regarder comme les premiers romanciers de la partie de l'Europe que nous habitons aujourd'hui. La profession de ces bardes, dit Lucain, était d'écrire en vers, les actions immortelles des héros de leur nation, et de les chanter au son d'un instrument qui ressemblait à la lyre; bien peu de ces ouvrages sont connus de nos jours. Nous eûmes ensuite, les faits et gestes de Charles-le-Grand, attribués à l'archevêque Turpin, et tous les romans de la Table ronde, les Tristan, les Lancelot du lac, les Perce-Forêts, tous écrits dans la vue d'immortaliser des héros connus, ou d'en inventer d'après ceux-là qui, parés par l'imagination, les surpassassent en merveilles; mais quelle distance de ces ouvrages longs, ennuyeux, empestés de superstition, aux romans grecs qui les avaient précédés! Quelle barbarie, quelle grossièreté succédaient aux romans pleins de goût et d'agréables fictions, dont les Grecs nous avaient donné les modèles; car bien qu'il y en eût sans doute d'autres avant eux, au moins alors ne connaissait-on que ceux-là.

Les troubadours parurent ensuite; et quoiqu'on doive les regarder, plutôt comme des poètes que comme des romanciers, la multitude de jolis contes qu'ils composèrent en prose, leur obtiennent cependant avec juste raison, une place parmi les écrivains dont nous parlons. Qu'on jette, pour s'en convaincre, les yeux sur leurs fabliaux, écrits en langue romane, sous le règne de Hugues Capet, et que l'Italie copia avec tant d'empressement.

Cette belle partie de l'Europe, encore gémissante sous le joug des Sarrasins, encore loin de l'époque où elle devait être le berceau de la renaissance des arts, n'avait presque point eu de romanciers jusqu'au dixième siècle; ils y parurent à peu près à la même époque que nos troubadours en France, et les imitèrent; mais osons convenir de cette gloire, ce ne furent point les Italiens qui devinrent nos maîtres dans cet art, comme le dit Laharpe, (pag. 242, vol. 3) ce fut au contraire chez nous qu'ils se formèrent; ce fut à l'école de nos troubadours que Dante, Boccace, Tassoni, et même un peu Pétrarque, esquissèrent leurs compositions; presque toutes les nouvelles de Boccace, se retrouvent dans nos fabliaux.

Il n'en est pas de même des Espagnols, instruits dans l'art de la fiction, par les Dores, qui eux-mêmes le tenaient des Grecs, dont ils possédaient tous les ouvrages de ce genre, traduits en Arabe: ils firent de délicieux romans, imités par nos écrivains; nous y reviendrons.

À mesure que la galanterie prit une face nouvelle en France, le roman se perfectionna, et ce fut alors, c'est-à-dire au commencement du siècle dernier que d'Urfé écrivit son roman de l'Astrée qui nous fit préférer, à bien juste titre, ses charmants bergers du Lignon aux preux extravagants des onzième et douzième siècles; la fureur de l'imitation s'empara dès lors de tous ceux à qui la nature avait donné le goût de ce genre; l'étonnant succès de l'Astrée, que l'on lisait encore au milieu de ce siècle, avait absolument embrasé les têtes, et on l'imita sans l'atteindre. Gomberville, la Calprenède, Desmarets, Scudéri, crurent surpasser leur original, en mettant des princes ou des rois, à la place des bergers du Lignon, et ils retombèrent dans le défaut qu'évitait leur modèle; la Scudéri fit la même faute que son frère; comme lui, elle voulut ennoblir le genre de d'Urfé, et comme lui, elle mit d'ennuyeux héros à la place de jolis bergers. Au lieu de représenter dans la personne de Cyrus un roi tel que le peint Hérodote, elle composa un Artamène plus fou que tous les personnages de l'Astrée... un amant qui ne sait que pleurer du matin au soir, et dont les langueurs excèdent au lieu d'intéresser; mêmes inconvénients dans sa Célie où elle prête aux Romains qu'elle dénature, toutes les extravagances des modèles qu'elle suivait, et qui jamais n'avaient été mieux défigurés.

Qu'on nous permette de rétrograder un instant, pour accomplir la promesse que nous venons de faire de jeter un coup d'œil sur l'Espagne.

Certes, si la chevalerie avait inspiré nos romanciers en France, à quel degré n'avait-elle pas également monté les têtes au delà des monts? Le catalogue de la bibliothèque de dom Quichotte, plaisamment fait par Miguel Cervantes, le démontre évidemment; mais quoi qu'il en puisse être, le célèbre auteur des mémoires du plus grand fou qui ait pu venir à l'esprit d'un romancier, n'avait assurément point de rivaux. Son immortel ouvrage connu de toute la terre, traduit dans toutes les langues, et qui doit se considérer comme le premier de tous les romans, possède sans doute plus qu'aucun d'eux, l'art de narrer, d'entremêler agréablement les aventures, et particulièrement d'instruire en amusant. Ce livre, disait St.-Evremond, est le seul que je relis sans m'ennuyer, et le seul que je voudrais avoir fait. Les Douze Nouvelles du même auteur, remplies d'intérêt, de sel et de finesse, achèvent de placer au premier rang ce célèbre écrivain espagnol, sans lequel peut-être nous n'eussions eu, ni le charmant ouvrage de Scarron, ni la plupart de ceux de Lesage.

Après d'Urfé et ses imitateurs, après les Ariane, les Cléopâtre, les Pharamond, les Polixandre, tous ces ouvrages enfin où le héros soupirant neuf volumes, était bien heureux de se marier au dixième; après, dis-je, tout ce fatras inintelligible aujourd'hui, parut madame de Lafayette qui, quoique séduite par le langoureux ton qu'elle trouva établi dans ceux qui la précédaient, abrègea néanmoins beaucoup, et en devenant plus concise, elle se rendit plus intéressante. On a dit, parce qu'elle était femme, (comme si ce sexe, naturellement plus délicat, plus fait pour écrire le roman, ne pouvait en ce genre, prétendre à bien plus de lauriers que nous) on a prétendu dis-je, qu'infiniment aidée, Lafayette n'avait fait ses romans qu'avec le secours de Larochefoucauld pour les pensées, et de Segrais pour le style; quoi qu'il en soit, rien d'intéressant comme Zaïde, rien d'écrit agréablement comme la princesse de Clèves. Aimable et charmante femme, si les grâces tenaient ton pinceau, n'était-il donc pas permis à l'amour, de le diriger quelquefois?

Fénélon parut, et crut se rendre intéressant, en dictant poétiquement une leçon à des souverains qui ne la suivirent jamais; voluptueux amant de Guion, ton âme avait besoin d'aimer, ton esprit éprouvait celui de peindre; en abandonnant le pédantisme, ou l'orgueil d'apprendre à régner, nous eussions eu de toi des chefs-d'œuvre, au lieu d'un livre qu'on ne lit plus. Il n'en sera pas de même de toi, délicieux Scarron, jusqu'à la fin du monde, ton immortel roman fera rire, tes tableaux ne vieilliront jamais. Télémaque qui n'avait qu'un siècle à vivre, périra sous les ruines de ce siècle qui n'est déjà plus; et tes comédiens du Mans, cher et aimable enfant de la folie, amuseront même les plus graves lecteurs, tant qu'il y aura des hommes sur la terre.

Vers la fin du même siècle, la fille du célèbre Poisson, (madame de Gomez) dans un genre bien différent que les écrivains de son sexe qui l'avaient précédée, écrivit des ouvrages qui, pour cela n'en étaient pas moins agréables, et ses Journées amusantes, ainsi que ses Cent Nouvelles nouvelles feront toujours, malgré bien des défauts, le fond de la bibliothèque de tous les amateurs de ce genre. Gomez entendait son art, on ne saurait lui refuser ce juste éloge. Mademoiselle de Lussan, mesdames de Tencin, de Graffigni, Elie de Beaumont et Riccoboni la rivalisèrent; leurs écrits pleins de délicatesse et de goût, honorent assurément leur sexe. Les lettres Péruviennes de Graffigni seront toujours un modèle de tendresse et de sentiment, comme celles de myladi Castesbi par Riccoboni, pourront éternellement servir à ceux qui ne prétendent qu'à la grâce et à la légèreté du style. Mais reprenons le siècle où nous l'avons quitté, pressé par le désir de louer des femmes aimables, qui donnaient en ce genre, de si bonnes leçons aux hommes.

L'épicuréïsme des Ninon-de-Lenclos, des Marion-de-Lorme, des marquis de Sévigné et de Lafare, des Chaulieu, des St Evremond, de toute cette société charmante enfin, qui, revenue des langueurs du dieu de Cythère, commençait à penser comme Buffon, qu'il n'y avait de bon en amour que le physique, changea bientôt le ton des romans; les écrivains qui parurent ensuite, sentirent, que les fadeurs n'amuseraient plus un siècle perverti par le régent, un siècle revenu des folies chevaleresques, des extravagances religieuses, et de l'adoration des femmes; et trouvant plus simple d'amuser ces femmes ou de les corrompre, que de les servir ou de les encenser, ils créèrent des évènements, des tableaux, des conversations plus à l'esprit du jour; ils enveloppèrent du cynisme, des immoralités, sous un style agréable et badin, quelquefois même philosophique, et plurent au moins s'ils n'instruisirent pas.

Crébillon écrivit le Sopha, Tanzai, les Égarements de cœur et d'esprit, etc. Tous romans qui flattaient le vice et s'éloignaient de la vertu, mais qui, lorsqu'on les donna, devaient prétendre aux plus grands succès.

Marivaux, plus original dans sa manière de peindre, plus nerveux, offrit au moins des caractères, captiva l'âme, et fit pleurer; mais comment, avec une telle énergie, pouvait-on avoir un style aussi précieux, aussi maniéré? Il prouva bien que la nature n'accorde jamais au romancier tous les dons nécessaires à la perfection de son art.

Le but de Voltaire fut tout différent; n'ayant d'autre dessein que de placer de la philosophie dans ses romans, il abandonna tout pour ce projet. Avec quelle adresse il y réussit; et malgré toutes les critiques, Candide et Zadig ne seront-ils pas toujours des chefs-d'œuvre!

Rousseau, à qui la nature avait accordé en délicatesse, en sentiment, ce qu'elle n'avait donné qu'en esprit à Voltaire, traita le roman d'une bien autre façon. Que de vigueur, que d'énergie dans l'Héloïse; lorsque Momus dictait Candide à Voltaire, l'amour lui-même traçait de son flambeau, toutes les pages brûlantes de Julie, et l'on peut dire avec raison que ce livre sublime, n'aura jamais d'imitateurs; puisse cette vérité faire tomber la plume des mains, à cette foule d'écrivains éphémères qui, depuis trente ans ne cessent de nous donner de mauvaises copies de cet immortel original; qu'ils sentent donc que pour l'atteindre, il faut une âme de feu comme celle de Rousseau, un esprit philosophe comme le sien, deux choses que la nature ne réunit pas deux fois dans le même siècle.

Au travers de tout cela, Marmontel nous donnait des contes, qu'il appelait Moraux, non pas (dit un littérateur estimable) qu'ils enseignassent la morale, mais parce qu'ils peignaient nos mœurs; cependant un peu trop dans le genre maniéré de Marivaux; d'ailleurs que sont ces contes? des puérilités, uniquement écrites pour les femmes et pour les enfants et qu'on ne croira jamais de la même main que Bélisaire, ouvrage qui suffisait seul à la gloire de l'auteur; celui qui avait fait le quinzième chapitre de ce livre, devait-il donc prétendre à la petite gloire de nous donner des contes à l'eau-rose.

Enfin les romans anglais, les vigoureux ouvrages de Richardson et de Fielding, vinrent apprendre aux Français, que ce n'est point en peignant les fastidieuses langueurs de l'amour, ou les ennuyeuses conversations des ruelles, qu'on peut obtenir des succès dans ce genre; mais en traçant des caractères mâles qui, jouets et victimes de cette effervescence du cœur connue sous le nom d'amour, nous en montrent à la fois et les dangers et les malheurs; de là seul peuvent s'obtenir ces développements, ces passions si bien tracés dans les romans anglais. C'est Richardson, c'est Fielding qui nous ont appris que l'étude profonde du cœur de l'homme, véritable dédale de la nature, peut seule inspirer le romancier, dont l'ouvrage doit nous faire voir l'homme, non pas seulement ce qu'il est, ou ce qu'il se montre, c'est le devoir de l'historien, mais tel qu'il peut être, tel que doivent le rendre les modifications du vice, et toutes les secousses des passions; il faut donc les connaître toutes, il faut donc les employer toutes, si l'on veut travailler ce genre; là, nous apprîmes aussi, que ce n'est pas toujours en faisant triompher la vertu qu'on intéresse; qu'il faut y tendre bien certainement autant qu'on le peut, mais que cette règle, ni dans la nature, ni dans Aristote, mais seulement celle à laquelle nous voudrions que tous les hommes s'assujettissent pour notre bonheur, n'est nullement essentielle dans le roman, n'est pas même celle qui doit conduire à l'intérêt; car lorsque la vertu triomphe, les choses étant ce qu'elles doivent être, nos larmes sont taries avant que de couler; mais si après les plus rudes épreuves, nous voyons enfin la vertu terrassée par le vice, indispensablement nos âmes se déchirent, et l'ouvrage nous ayant excessivement émus, ayant, comme disait Diderot, ensanglanté nos cœurs au revers, doit indubitablement produire l'intérêt qui seul assure des lauriers.

Que l'on réponde; si après douze ou quinze volumes, l'immortel Richardson eût vertueusement fini par convertir Lovelace, et par lui faire paisiblement épouser Clarisse, eût-on versé à la lecture de ce roman, pris dans le sens contraire, les larmes délicieuses qu'il obtient de tous les êtres sensibles? C'est donc la nature qu'il faut saisir quand on travaille ce genre, c'est le cœur de l'homme, le plus singulier de ses ouvrages, et nullement la vertu, parce que la vertu, quelque belle, quelque nécessaire qu'elle soit, n'est pourtant qu'un des modes de ce cœur étonnant, dont la profonde étude est si nécessaire au romancier, et que le roman, miroir fidèle de ce cœur, doit nécessairement en tracer tous les plis.

Savant traducteur de Richardson, Prévôt, toi, à qui nous devons d'avoir fait passer dans notre langue les beautés de cet écrivain célèbre, ne t'es-t-il pas dû pour ton propre compte un tribut d'éloges, aussi bien mérité; et n'est-ce pas à juste titre qu'on pourrait t'appeler le Richardson français; toi seul eus l'art d'intéresser longtemps par des fables implexes, en soutenant toujours l'intérêt, quoiqu'en le divisant; toi seul, ménageas toujours assez bien tes épisodes, pour que l'intrigue principale dût plutôt gagner que perdre à leur multitude ou à leur complication; ainsi cette quantité d'évènements que te reproche Laharpe, est non-seulement ce qui produit chez toi le plus sublime effet, mais en même temps ce qui prouve le mieux, et la bonté de ton esprit, et l'excellence de ton génie. «Les Mémoires d'un homme de qualité, enfin (pour ajouter à ce que nous pensons de Prévôt, ce que d'autres que nous ont également pensé) Cléveland; l'Histoire d'une Grecque moderne, le Monde moral, Manon-Lescaut, surtout,[10] sont remplis de ces scènes attendrissantes et terribles, qui frappent et attachent invinciblement; les situations de ces ouvrages, heureusement ménagées, amènent de ces moments où la nature frémit d'horreur, etc.» Et voilà ce qui s'appelle écrire le roman; voilà ce qui, dans la postérité, assure à Prévôt une place où ne parviendra nul de ses rivaux.

Vinrent ensuite les écrivains du milieu de ce siècle: Dorat aussi maniéré que Marivaux, aussi froid, aussi peu moral que Crébillon, mais écrivain plus agréable que les deux à qui nous le comparons; la frivolité de son siècle excuse la sienne, et il eut l'art de la bien saisir.

Auteur charmant de la reine de Golconde, me permets-tu de t'offrir un laurier? On eut rarement un esprit plus agréable, et les plus jolis contes du siècle ne valent pas celui qui t'immortalise; à la fois plus aimable, et plus heureux qu'Ovide, puisque le héros sauveur de la France, prouve en te rappelant au sein de ta patrie, qu'il est autant l'ami d'Apollon que de Mars; réponds à l'espoir de ce grand homme, en ajoutant encore quelques jolies roses sur le sein de ta belle Aline.

Darnaud, émule de Prévôt, peut souvent prétendre à le surpasser; tous deux trempèrent leurs pinceaux dans le Styx; mais Darnaud, quelquefois adoucit le sein des fleurs de l'Elysée; Prévôt, plus énergique, n'altéra jamais les teintes de celui dont il traça Cléveland.

R... inonde le public, il lui faut une presse au chevet de son lit; heureusement que celle-là toute seule gémira de ses terribles productions; un style bas et rampant, des aventures dégoûtantes toujours puisées dans la plus mauvaise compagnie; nul autre mérite enfin, que celui d'une prolixité... dont les seuls marchands de poivre le remercieront.

Peut-être devrions-nous analyser ici ces romans nouveaux, dont le sortilège et la fantasmagorie composent à peu près tout le mérite, en plaçant à leur tête le Moine, supérieur, sous tous les rapports, aux bizarres élans de la brillante imagination de Radgliffe; mais cette dissertation serait trop longue; convenons seulement que ce genre, quoi qu'on en puisse dire, n'est assurément pas sans mérite; il devenait le fruit indispensable des secousses révolutionnaires dont l'Europe entière se ressentait. Pour qui connaissait tous les malheurs dont les méchants peuvent accabler les hommes, le roman devenait aussi difficile à faire que monotone à lire; il n'y avait point d'individu qui n'eût plus éprouvé d'infortunes en quatre ou cinq ans, que n'en pouvait peindre en un siècle le plus fameux romancier de la littérature; il fallait donc appeler l'enfer à son secours, pour se composer des titres à l'intérêt, et trouver dans le pays des chimères, ce qu'on savait couramment en ne fouillant que l'histoire de l'homme dans cet âge de fer. Mais que d'inconvénients présentait cette manière d'écrire! l'auteur du Moine ne les a pas plus évités que Radgliffe; ici nécessairement de deux choses l'une, ou il faut développer le sortilège, et dès lors vous n'intéressez plus, ou il ne faut jamais lever le rideau, et vous voilà dans la plus affreuse invraisemblance. Qu'il paraisse dans ce genre un ouvrage assez bon pour atteindre le but sans ce briser contre l'un ou l'autre de ces écueils, loin de lui reprocher ses moyens, nous l'offrirons alors comme un modèle.

Avant que d'entamer notre troisième et dernière question, quelles sont les règles de l'art d'écrire le roman? nous devons, ce me semble, répondre à la perpétuelle objection de quelques esprits atrabilaires qui, pour se donner le vernis d'une morale, dont souvent leur cœur est bien loin, ne cessent de vous dire, à quoi servent les romans?

À quoi ils servent, hommes hypocrites et pervers, car vous seuls faites cette ridicule question, ils servent à vous peindre, et à vous peindre tels que vous êtes, orgueilleux individus qui voulez vous soustraire au pinceau, parce que vous en redoutez les effets: le roman étant, s'il est possible de s'exprimer ainsi, le tableau des mœurs séculaires, est aussi essentiel que l'histoire, au philosophe qui veut connaître l'homme; car le burin de l'une, ne le peint que lorsqu'il se fait voir; et alors ce n'est plus lui; l'ambition, l'orgueil couvrent son front d'un masque qui ne nous représente que ces deux passions, et non l'homme; le pinceau du roman, au contraire, le saisit dans son intérieur... le prend quand il quitte ce masque, et l'esquisse bien plus intéressante, est en même temps bien plus vraie: voilà l'utilité des romans; froids censeurs qui ne les aimez pas, vous ressemblez à ce cul-de-jatte qui disait aussi: et pourquoi fait-on des portraits?

S'il est donc vrai que le roman soit utile, ne craignons point de tracer ici quelques-uns des principes que nous croyons nécessaires à porter ce genre à sa perfection; je sens bien qu'il est difficile de remplir cette tâche sans donner des armes contre moi; ne deviens-je pas doublement coupable de n'avoir pas bien fait, si je prouve que je sais ce qu'il faut pour faire bien. Ah! laissons ces vaines considérations, qu'elles s'immolent à l'amour de l'art.

La connaissance la plus essentielle qu'il exige est bien certainement celle du cœur de l'homme. Or, cette connaissance importante, tous les bons esprits nous approuveront sans doute en affirmant qu'on ne l'acquiert que par des malheurs et par des voyages; il faut avoir vu des hommes de toutes les nations pour les bien connaître, et il faut avoir été leur victime pour savoir les apprécier; la main de l'infortune, en exaltant le caractère de celui qu'elle écrase, le met à la juste distance où il faut qu'il soit pour étudier les hommes; il les voit de là, comme le passager aperçoit les flots en fureur se briser contre l'écueil sur lequel l'a jeté la tempête; mais dans quelque situation que l'ait placé la nature ou le sort, s'il veut connaître les hommes, qu'il parle peu quand il est avec eux; on n'apprend rien quand on parle, on ne s'instruit qu'en écoutant; et voilà pourquoi les bavards ne sont communément que des sots.

Ô toi qui veux parcourir cette épineuse carrière! ne perds pas de vue que le romancier est l'homme de la nature, elle l'a créé pour être son peintre; s'il ne devient pas l'amant de sa mère dès que celle-ci l'a mis au monde, qu'il n'écrive jamais, nous ne le lirons point; mais s'il éprouve cette soif ardente de tout peindre, s'il entr'ouvre avec frémissement le sein de la nature, pour y chercher son art et pour y puiser des modèles, s'il a la fièvre du talent et l'enthousiasme du génie, qu'il suive la main qui le conduit, il a deviné l'homme, il le peindra; maîtrisé par son imagination qu'il y cède, qu'il embellisse ce qu'il voit: le sot cueille une rose et l'effeuille, l'homme de génie la respire et la peint: voilà celui que nous lirons.

Mais en te conseillant d'embellir, je te défends de t'écarter de la vraisemblance: le lecteur a droit de se fâcher quand il s'aperçoit que l'on veut trop exiger de lui; il voit bien qu'on cherche à le rendre dupe; son amour-propre en souffre, il ne croit plus rien dès qu'il soupçonne qu'on veut le tromper.

Contenu d'ailleurs par aucune digue, use, à ton aise, du droit de porter atteinte à toutes les anecdotes de l'histoire, quand la rupture de ce frein devient nécessaire aux plaisirs que tu nous prépares; encore une fois, on ne te demande point d'être vrai, mais seulement d'être vraisemblable; trop exiger de toi serait nuire aux jouissances que nous en attendons: ne remplace point cependant le vrai par l'impossible, et que ce que tu inventes soit bien dit; on ne te pardonne de mettre ton imagination à la place de la vérité que sous la clause expresse d'orner et d'éblouir. On n'a jamais le droit de mal dire, quand on peut dire tout ce qu'on veut; si tu n'écris comme R...... que ce que tout le monde sait, dusses-tu, comme lui, nous donner quatre volumes par mois, ce n'est pas la peine de prendre la plume: personne ne te contraint au métier que tu fais; mais si tu l'entreprends, fais-le bien. Ne l'adopte pas surtout comme un secours à ton existence; ton travail se ressentirait de tes besoins, tu lui transmettrais ta faiblesse; il aurait la pâleur de la faim: d'autres métiers se présentent à toi; fais des souliers, et n'écris point des livres. Nous ne t'en estimerons pas moins, et comme tu ne nous ennuiras pas, nous t'aimerons peut-être davantage.

Une fois ton esquisse jetée, travaille ardemment à l'étendre, mais sans te resserrer dans les bornes qu'elle paraît d'abord te prescrire; tu deviendrais maigre et froid avec cette méthode; ce sont des élans que nous voulons de toi, et non pas des règles; dépasse tes plans, varie-les, augmente-les; ce n'est qu'en travaillant que les idées viennent. Pourquoi ne veux-tu pas que celle qui te presse quand tu composes, soit aussi bonne que celle dictée par ton esquisse? Je n'exige essentiellement de toi qu'une seule chose, c'est de soutenir l'intérêt jusqu'à la dernière page; tu manques le but, si tu coupes ton récit par des incidents, ou trop répétés, ou qui ne tiennent pas au sujet; que ceux que tu te permettras soient encore plus soignés que le fond: tu dois des dédommagements au lecteur quand tu le forces de quitter ce qui l'intéresse, pour entamer un incident. Il peut bien te permettre de l'interrompre, mais il ne te pardonnera pas de l'ennuyer; que tes épisodes naissent toujours du fond du sujet et qu'ils y rentrent; si tu fais voyager tes héros, connais bien le pays où tu les mènes, porte la magie au point de m'identifier avec eux; songe que je me promène à leurs côtés, dans toutes les régions où tu les places; et que peut-être plus instruit que toi, je ne te pardonnerai ni une invraisemblance de mœurs, ni un défaut de costume, encore moins une faute de géographie: comme personne ne te contraint à ces échappées, il faut que tes descriptions locales soient réelles, ou il faut que tu restes au coin de ton feu; c'est le seul cas dans tous tes ouvrages où l'on ne puisse tolérer l'invention, à moins que les pays où tu me transportes ne soient imaginaires, et, dans cette hypothèse encore, j'exigerai toujours du vraisemblable.

Évite l'afféterie de la morale; ce n'est pas dans un roman qu'on la cherche; si les personnages que ton plan nécessite, sont quelquefois contraints à raisonner, que ce soit toujours sans affectation, sans la prétention de le faire, ce n'est jamais l'auteur qui doit moraliser, c'est le personnage, et encore ne le lui permet-on, que quand il y est forcé par les circonstances.

Une fois au dénouement, qu'il soit naturel, jamais contraint, jamais machiné, mais toujours né des circonstances; je n'exige pas de toi, comme les auteurs de l'Encyclopédie, qu'il soit conforme au désir du lecteur; quel plaisir lui reste-t-il quand il a tout deviné? le dénouement doit être tel que les évènements le préparent, que la vraisemblance l'exige, que l'imagination l'inspire; et avec ces principes que je charge ton goût et ton esprit d'étendre, si tu ne fais pas bien, au moins feras-tu mieux que nous; car, il faut en convenir, dans les nouvelles que l'on va lire, le vol hardi que nous nous sommes permis de prendre, n'est pas toujours d'accord avec la sévérité des règles de l'art; mais nous espérons que l'extrême vérité des caractères en dédommagera peut-être; la nature plus bizarre que les moralistes ne nous la peignent, s'échappe à tout instant des digues que la politique de ceux-ci voudrait lui prescrire; uniforme dans ses plans, irrégulière dans ses effets, son sein toujours agité, ressemble au foyer d'un volcan d'où s'élancent tour à tour, ou des pierres précieuses servant au luxe des hommes, ou des globes de feu qui les anéantissent; grande, quand elle peuple la terre d'Antonin et de Titus; affreuse, quand elle y vomit des Andronics ou des Nérons; mais toujours sublime, toujours majestueuse, toujours digne de nos études, de nos pinceaux et de notre respectueuse admiration, parce que ces desseins nous sont inconnus, qu'esclaves de ses caprices ou de ses besoins, ce n'est jamais sur ce qu'ils nous font éprouver que nous devons régler nos sentiments pour elle, mais sur sa grandeur, sur son énergie, quels que puissent être les résultats.

À mesure que les esprits se corrompent, à mesure qu'une nation vieillit, en raison de ce que la nature est plus étudiée, mieux analysée, que les préjugés sont mieux détruits, il faut la faire connaître davantage. Cette loi est la même pour les arts; ce n'est qu'en avançant qu'ils se perfectionnent, ils n'arrivent au but que par des essais. Sans doute il ne fallait pas aller si loin dans ces temps affreux de l'ignorance, où courbés sous les fers religieux, on punissait de mort celui qui voulait les apprécier, où les bûchers de l'inquisition devenaient le prix des talents; mais dans notre état actuel, partons toujours de ce principe: quand l'homme a soupesé tous ses freins, lorsque d'un regard audacieux, son œil mesure ses barrières, quand, à l'exemple des Titans, il ose jusqu'au ciel porter sa main hardie, et qu'armé de ses passions, comme ceux-ci l'étaient des laves du Vésuve, il ne craint plus de déclarer la guerre à ceux qui le faisaient frémir autrefois, quand ses écarts mêmes ne lui paraissent plus que des erreurs légitimées par ses études, ne doit-on pas alors lui parler avec la même énergie qu'il emploie lui-même à se conduire? l'homme du dix-huitième siècle, en un mot, est-il donc celui du onzième?

Terminons par une assurance positive, que les nouvelles que nous donnons aujourd'hui, sont absolument neuves et nullement brodées sur des fonds connus. Cette qualité est peut-être de quelque mérite dans un temps où tout semble être fait, où l'imagination épuisée des auteurs paraît ne pouvoir plus rien créer de nouveau, et où l'on n'offre plus au public que des compilations, des extraits ou des traductions.

Cependant la Tour Enchantée, et la Conspiration d'Amboise, ont quelques fondements historiques; on voit, à la sincérité de nos aveux, combien nous sommes loin de vouloir tromper le lecteur; il faut être original dans ce genre, ou ne pas s'en mêler.

Voici ce que dans l'une et l'autre de ces nouvelles, on peut trouver aux sources que nous indiquons.

L'historien arabe Abul-cæcim-terif-aben-tariq, écrivain assez peu connu de nos littérateurs du jour, rapporte ce qui suit, à l'occasion de la Tour Enchantée.

«Rodrigue, prince efféminé, attirait à la cour, par principe de volupté, les filles de ses vassaux, et il en abusait. De ce nombre fut Florinde, fille du comte Julien. Il la viola. Son père, qui était en Afrique, reçut cette nouvelle par une lettre allégorique de sa fille; il souleva les Mores, et revint en Espagne à leur tête; Rodrigue ne sait que faire, nul fonds dans ses trésors, aucune place: il va fouiller la Tour Enchantée, près de Tolède, où on lui dit qu'il doit trouver des sommes immenses; il y pénètre, et voit une statue du Temps qui frappe de sa massue, et qui, par une inscription, annonce à Rodrigue toutes les infortunes qui l'attendent; le prince avance et voit une grande cuve d'eau, mais point d'argent; il revient sur ses pas; il fait fermer la tour; un coup de tonnerre emporte cet édifice, il n'en reste plus que des vestiges. Le roi, malgré ces funestes pronostics, assemble une armée, se bat huit jours près de Cordoue, et est tué sans qu'on puisse retrouver son corps.»

Voilà ce que nous a fourni l'histoire; qu'on lise notre ouvrage maintenant, et qu'on voie si la multitude d'événements que nous avons ajoutés à la sécheresse de ce fait, mérite ou non que nous regardions l'anecdote comme nous appartenant en propre[11].

Quant à la Conspiration d'Amboise, qu'on la lise dans Garnier, et l'on verra le peu que nous a prêté l'histoire.

Aucun Guide ne nous a précédé dans les autres nouvelles; fond, narré, épisode, tout est à nous; peut-être n'est-ce pas ce qu'il y a de plus heureux; qu'importe, nous avons toujours cru, et nous ne cesserons d'être persuadé, qu'il vaut mieux inventer, fût-on même faible, que de copier ou de traduire; l'un a la prétention du génie, c'en est une au moins; quelle peut être celle du plagiaire? Je ne connais pas de métier plus bas, je ne conçois pas d'aveux plus humiliant que ceux où de tels hommes sont contraints, en avouant eux-mêmes, qu'il faut bien qu'ils n'aient pas d'esprit, puisqu'ils sont obligés d'emprunter celui des autres.

À l'égard du traducteur, à Dieu ne plaise que nous enlevions son mérite; mais il ne fait valoir que nos rivaux; et ne fût-ce que pour l'honneur de la patrie, ne vaut-il pas mieux dire à ces fiers rivaux, et nous aussi nous savons créer.

Je dois enfin répondre au reproche que l'on me fit, quand parut Aline et Valcourt. Mes pinceaux, dit-on, sont trop forts, je prête au vice des traits trop odieux; en veut-on savoir la raison? je ne veux pas faire aimer le vice; je n'ai pas, comme Crébillon et comme Dorat, le dangereux projet de faire adorer aux femmes les personnages qui les trompent; je veux, au contraire, qu'elles les détestent; c'est le seul moyen qui puisse les empêcher d'en être dupes; et, pour y réussir, j'ai rendu ceux de mes héros qui suivent la carrière du vice, tellement effroyables, qu'ils n'inspireront bien sûrement ni pitié ni amour; en cela, j'ose le dire, je deviens plus moral que ceux qui se croyent permis de les embellir; les pernicieux ouvrages de ces auteurs ressemblent à ces fruits de l'Amérique qui, sous le plus brillant coloris, portent la mort dans leur sein; cette trahison de la nature, dont il ne nous appartient pas de dévoiler le motif, n'est pas faite pour l'homme; jamais enfin, je le répète, jamais je ne peindrai le crime que sous les couleurs de l'enfer; je veux qu'on le voie à nu, qu'on le craigne, qu'on le déteste, et je ne connais point d'autre façon pour arriver là, que de le montrer avec toute l'horreur qui le caractérise. Malheur à ceux qui l'entourent de roses! leurs vues ne sont pas aussi pures, et je ne les copierai jamais. Qu'on ne m'attribue donc plus, d'après ces systèmes, le roman de J...; jamais je n'ai fait de tels ouvrages, et je n'en ferai sûrement jamais; il n'y a que des imbéciles ou des méchants qui, malgré l'authenticité de mes dénégations, puissent me soupçonner ou m'accuser encore d'en être l'auteur, et le plus souverain mépris sera désormais la seule arme avec laquelle je combattrai leurs calomnies.

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