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Les derniers jours de Pékin

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Ce retour me paraît interminable, dans le froid du soir.

A la fin cependant voici là-bas, en silhouette déjà grise devant le ciel, la montagne factice des parcs impériaux, avec ses petits kiosques de faïence et ses vieux arbres tordus, qui se groupent et s'arrangent comme sur les laques, dans les paysages précieusement peints. Et voici la muraille rouge sang et l'une des portes d'émail jaune de la «Ville impériale», avec deux factionnaires de l'armée alliée qui me présentent les armes. Là, je me reconnais, je suis chez moi, et je congédie mon guide pour entrer seul dans cette «Ville jaune», de laquelle du reste, à cette heure-ci, on ne le laisserait plus sortir.

La «Ville impériale» ou «Ville jaune», ou «Ville interdite», murée de si terribles murs au milieu même de l'énorme Pékin aux enceintes babyloniennes, est bien plus un parc qu'une ville, un bois d'arbres séculaires—de l'espèce sombre des cyprès et des cèdres—qui peut avoir deux ou trois lieues de tour; quelques très anciens temples y émergent d'entre les branches, et aussi quelques palais récents dus aux fantaisies de l'Impératrice régente. Ce grand bois, où je pénètre ce soir comme chez moi, à aucune époque précédente de l'histoire n'avait été violé par les étrangers; les ambassadeurs eux-mêmes n'en passaient jamais les portes; jusqu'à ces derniers jours, il était demeuré inaccessible aux Européens et profondément inconnu.

Elle entoure, cette «Ville jaune», elle protège, derrière une zone de tranquillité et d'ombre, la plus mystérieuse encore «Ville violette», résidence des Fils du Ciel, qui y occupe, au centre, un carré dominateur, défendu par des fossés et de doubles remparts.

Et quel silence, ici, à cette heure! Quel lugubre désert que tout ce lieu! La mort plane à présent sur ces allées, qui jadis voyaient passer des princesses promenées dans des palanquins, des impératrices suivies de soyeux cortèges. Depuis que les hôtes habituels ont pris la fuite et que les «barbares d'Occident» occupent leur place, on ne rencontre plus personne dans le bois, si ce n'est, de loin en loin, une patrouille, un piquet de soldats d'une nation ou d'une autre. Et on n'y entend guère que le pas des sentinelles devant les palais ou les temples; ou bien, autour de quelque cadavre, le cri des corbeaux et le triste aboiement des chiens mangeurs de morts.

J'ai d'abord à traverser une région où il n'y a que des arbres, des arbres qui ont vraiment des tournures chinoises, et dont l'aspect suffirait à donner la notion et la petite angoisse de l'exil; la route s'en va là-dessous, inquiétante, soudainement assombrie par les vieilles ramures qui y font le crépuscule presque nocturne. Sur l'herbe rase, fanée par l'automne, sautillent des pies attardées. Sautillent aussi, dansent en rond noir avant de se coucher, des corbeaux dont les croassements s'amplifient et font peur au milieu du froid et du silence. Et là-bas, des chiens, dans une sorte de clairière où tombe un peu de lueur, traînent une longue chose qui a forme humaine. Après la déroute, les défenseurs de la «Ville jaune» sont venus mourir n'importe où dans le bois, et les moyens ont manqué pour les ramasser tous….

Au bout d'un quart d'heure, apparition de la «Ville violette», dont un angle surgit devant moi au détour du chemin. Elle se découvre lentement, toujours muette et fermée, bien entendu, comme un colossal tombeau. Ses longues murailles droites, au-dessus de ses fossés pleins d'herbages, vont se perdre dans les lointains confus et déjà obscurs. Le silence semble s'exagérer à son approche, comme si elle en condensait, comme si elle en couvait, du silence, dans son enceinte effroyable,—du silence et de la mort.

Un coin du «Lac des Lotus» commence maintenant de s'indiquer, comme un morceau de miroir clair, renversé parmi des roseaux pour recueillir les derniers reflets du ciel; je vais passer tout au bord, devant l'«Ile des Jades», où mène un pont de marbre,—et je sais d'avance, pour l'avoir journellement vue, la féroce grimace chinoise que me réservent les deux monstres gardiens de ce pont, depuis des siècles accroupis sur leur socle.

Je sors enfin de l'ombre et de l'oppression des arbres; le Lac des Lotus achève de se déployer devant moi, faisant de l'espace libre, en même temps qu'une grande étendue de ciel crépusculaire se dégage à nouveau sur ma tête. Les premières étoiles s'allument, au fond glacial du vide. Et c'est le commencement d'une de ces nuits que l'on passe ici, au milieu de cette région très particulière de Pékin, dans un excès d'isolement et de silence,—avec, de temps à autre, des coups de fusil au loin, traversant le calme tragique des palais et des arbres.

Il gèlera tout à l'heure; on la sent venir, la gelée, à l'âpreté de l'air qui cingle la figure.

Le lac jadis invisible, le Lac des Lotus qui doit être en effet, durant la saison des fleurs, le merveilleux champ de calices roses décrit par les poètes de la Chine, ne représente plus, en cette fin d'octobre, qu'un triste marécage, recouvert de feuilles roussies, et duquel monte à cette heure une buée hivernale comme un nuage qui traînerait sur les roseaux morts.

Ma demeure est de l'autre côté de ce lac, et j'arrive au grand Pont de Marbre qui le franchit d'une courbe superbe, d'une courbe encore toute blanche, malgré l'envahissement des obscurités grises ou noires.

En cet endroit, comme je m'y attendais, une senteur cadavérique s'élève tout à coup dans l'air glacé.—Et je connais depuis une semaine le personnage qui me l'envoie: en robe bleue, les bras étendus, couché le nez dans les vases de la rive et montrant sa nuque où le crâne s'ouvre. De même que je devine, dans le fouillis épeurant des herbes, son camarade qui, à dix pas plus loin, gît le ventre en l'air.

Une fois passé ce beau et solitaire Pont de Marbre, à travers le pâle nuage dont les eaux se sont enveloppées, je serai presque arrivé à mon logis. Il y aura d'abord à ma gauche un portail de faïence, gardé par deux sentinelles allemandes,—deux êtres vivants que je ne suis pas fâché de savoir bientôt sur ma route, et qui, s'ils y voient encore, me salueront de l'arme avec un ensemble automatique; ce sera l'entrée des jardins au fond desquels réside le feld-maréchal de Waldersee, dans un palais de l'Impératrice.

Et, deux cents mètres plus loin, après avoir traversé d'autres portails et des ruines, je rencontrerai une brèche fraîchement ouverte dans un vieux mur: ce sera mon entrée à moi, gardée par un soldat de chez nous, un chasseur d'Afrique. Un autre palais de l'Impératrice est là très caché par des enclos et se perdant un peu sous bois, un palais frêle, tout en découpures et en vitrages. Alors je pousserai une porte de verre, peinturlurée de lotus roses, et retrouverai la féerie de chaque soir: sous des arceaux d'ébène prodigieusement sculptés et sur des tapis jaunes, l'éclat des inappréciables porcelaines, des cloisonnés, des laques, et des soies impériales traversées de chimères d'or…

IX

Il est presque nuit close, quand je rentre au logis. Les grands brasiers de chaque soir sont allumés déjà dans les fours souterrains, et une douce chaleur commence de monter du sol, à travers l'épaisseur des tapis jaune d'or. On a maintenant des impressions de chez soi, de bien-être et de confortable dans ce palais qui nous avait fait le premier jour un accueil mortel.

Je dîne comme d'habitude à la petite table d'ébène un peu perdue dans la longue galerie aux fonds obscurs, en compagnie de mon camarade le capitaine C…, qui a découvert dans la journée de nouveaux bibelots merveilleux et les a fait momentanément placer ici pour en jouir au moins un soir.

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C'est d'abord un nouveau trône, d'un style que nous ne connaissions pas; des écrans de taille colossale, qui posent sur des socles d'ébène et représentent des oiseaux étincelants livrant bataille à des singes, parmi des fleurs de rêve; des girandoles qui dormaient depuis le XVIIIe siècle dans leurs caisses capitonnées de soie jaune, et qui maintenant descendent de nos arceaux ajourés, retombent en pluie de perles et d'émail au-dessus de nos têtes,—et tant d'autres indescriptibles choses, ajoutées depuis aujourd'hui à la profusion de nos richesses d'art lointain.

Mais c'est la dernière fois que nous jouissons de notre galerie dans son intégrité et sa profondeur; demain il va falloir d'abord renvoyer et étiqueter parmi les réserves la plupart de ces objets qui amusaient nos yeux, et puis tout en réservant un salon convenable pour le général, qui doit hiverner ici, faire couper, en plusieurs places, cette aile de palais par des cloisons légères, y préparer des logements et des bureaux pour l'état-major.—Et ce sera la besogne du capitaine C…, qui est ici improvisé architecte et intendant suprême, tandis que je reste, moi, l'hôte de passage, ayant voix consultative seulement.

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Donc, ce soir, c'est le dernier tableau et l'apogée de notre petite fantasmagorie impériale, aussi allons-nous prolonger la veillée plus que de coutume. Et, ayant eu pour une fois l'enfantillage de revêtir les somptueuses robes asiatiques, nous nous étendons sur des coussins dorés, appelant à notre aide l'opium, très favorable aux imaginations un peu lasses et blasées, ainsi que les nôtres ont malheureusement commencé d'être… Hélas! combien notre solitude dans ce palais nous eût semblé magique, sans le secours d'aucun avatar, quelques années plus tôt!…

C'est un opium exquis, il va sans dire, dont la fumée, tournant en petites spirales rapides, a tout de suite fait d'alourdir l'air en l'embaumant. Par degrés, il nous apportera l'extase chinoise, l'oubli, l'allègement, l'impondérabilité, la jeunesse.

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Absolu silence au dehors, car le poste des soldats—d'ailleurs endormis—est fort loin de nous; absolu silence, cours désertes où il gèle, et nuit noire. La galerie, dont les extrémités se perdent dans l'imprécision obscure, devient de plus en plus tiède; la chaleur des fours souterrains s'y appesantit, entre ces parois de vitres et de papier collé qui seraient si frêles pour nous garantir des surprises de l'extérieur, mais qui font les salles si hermétiquement closes et propices à l'intoxication par les parfums.

Étendus très mollement sur des épaisseurs soyeuses, nous regardons fuir le plafond, l'enfilade des arceaux de bois précieux sculptés en dentelles, d'où retombent les lanternes ruisselantes de perles. Des chimères d'or brillent discrètement çà et là sur des soies jaunes et vertes aux replis lourds. Les hauts paravents, les hauts écrans de cloisonné, de laque ou d'ébène, qui sont le grand luxe de la Chine, font partout des recoins, des cachettes de luxe et de mystère, peuplés de potiches, de bronzes, de monstres aux yeux de jade qui observent en louchant…

Absolu silence. Mais, dans le lointain, par intervalles, quelqu'un de ces coups de feu qui ne manquent jamais de ponctuer ici la torpeur nocturne, ou bien un cri d'alarme, un cri de détresse: escarmouches entre postes européens et rôdeurs chinois; sentinelles, effarées par les cadavres et par la nuit, qui tirent peut-être sur des ombres.

Aux premiers plans qu'éclaire notre lampe, les seules choses très lumineuses, dont le dessin et les couleurs se gravent, comme par obsession, dans nos yeux maintenant immobilisés, sont quatre brûle-parfums géants, de forme hiératique, en cloisonné adorablement bleu, qui posent sur des éléphants d'or. Ils se détachent, précis, en avant de panneaux en laque noire, semés d'une envolée de longues ailes blanches, traversés d'une fuite éperdue de grands oiseaux dont chaque plume est faite d'une nacre différente. Sans doute notre lampe faiblit, car, en dehors de ces choses proches, la magnificence du lieu ne se voit presque plus, s'indique plutôt à notre souvenir—par la silhouette rare de quelque vase de cinq cents ans, par le reflet de quelque inimitable soierie, ou l'éclat d'un émail…

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Très tard la fumée de l'opium nous tient en éveil, dans un état lucide et confus à la fois. Et nous n'avions jamais à ce point compris l'art chinois; c'est vraiment ce soir, dirait-on, qu'il nous est révélé. D'abord, nous en ignorions, comme tout le monde, la grandeur presque terrible, avant d'avoir connu cette «Ville impériale», avant d'avoir aperçu le palais muré des Fils du Ciel; et, à cette heure nocturne, dans la galerie surchauffée, au milieu de la fumée odorante épandue en nuage, l'impression qui nous reste des grands temples sombres, des grandes toitures d'émail jaune couronnant l'énormité titanesque des terrasses de marbre, s'exalte jusqu'à de l'admiration subjuguée, jusqu'à du respect et de l'effroi…

Et puis, même dans les mille détails des broderies, des ciselures, dont la profusion ici nous entoure, combien cet art est habile et juste, qui, pour rendre la grâce des fleurs, en exagère ainsi les poses languissantes ou superbes, le coloris violent ou délicieusement pâle, et qui, pour attester la férocité des êtres quels qu'ils soient, voire des moindres papillons ou libellules, leur fait à tous des griffes, des cornes, des rictus affreux et de gros yeux louches!… Elles ont raison, les broderies de nos coussins: c'est cela, les roses, les lotus, les chrysanthèmes! Et, quant aux insectes, scarabées, mouches ou phalènes, ils sont bien tels que ces horribles petites bêtes peintes en reliefs d'or sur nos éventails de cour…

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Dans un anéantissement physique très particulier, qui laisse se libérer l'esprit (à Bénarès, peut-être dirait-on: se dégager le corps astral), tout nous paraît facile, amusant, dans ce palais, et ailleurs dans le monde entier. Nous nous félicitons d'être venus habiter la «Ville jaune» à un instant unique de l'histoire de la Chine, à un instant où tout est ouvert et où nous sommes encore presque seuls, libres dans nos fantaisies et nos curiosités. La vie nous semble avoir des lendemains remplis de circonstances intéressantes, et même nouvelles. En causant, nous trouvons des suites de mots, des formules, des images rendant enfin l'inexprimable, l'en-dessous des choses, ce qui n'avait jamais pu être dit. Les désespérances, les grandes angoisses que l'on traînait partout comme le boulet des bagnes, sont incontestablement atténuées.

Quant aux petits ennuis de la minute présente, aux petits agacements, ils n'existent plus… Par exemple, à travers les glaces de la galerie, quand nous apercevons, dans le lointain du palais de verre, un pâle fanal de mauvais aloi qui se promène, nous disons, sans que cela nous agite aucunement:

—Tiens! encore les voleurs! Ils doivent pourtant nous voir. Demain il faudra songer à refaire une battue!

Et nous jugeons indifférent, confortable même, que des vitres seules séparent nos coussins, nos soies impériales, du froid, de l'horreur,—des entours où les cadavres, à cette heure tardive, se recouvrent de gelée blanche, dans les ruines.

X

Jeudi 25 octobre.

En compagnie du chat, j'ai travaillé tout le jour dans la solitude de mon palais de la Rotonde que j'avais déserté hier.

A l'heure où le soleil rouge du soir s'enfonce derrière le Lac des Lotus, mes deux serviteurs, comme d'habitude, viennent me chercher. Mais, le Pont de Marbre franchi, nous passons cette fois sans nous arrêter devant la brèche qui mène à mon fragile palais du Nord. Nous avons à sortir de nos quartiers, à travers la poussière et les ruines, car je dois faire visite à monseigneur Favier, évêque de Pékin,—qui habite dans notre voisinage, en dehors, mais tout près de la «Ville impériale».

C'est déjà le crépuscule quand nous entrons dans la «Concession catholique», où les missionnaires et leur pauvre troupeau jaune viennent de subir les détresses d'un long siège. Et la cathédrale, criblée de mitraille, nous apparaît vague, dans un ciel éteint, si poussiéreux qu'on le croirait voilé de brume,—la cathédrale nouvellement bâtie, celle dont l'Impératrice accorda la construction, en remplacement de l'ancienne dont elle fit son garde-meuble.

Monseigneur Favier, chef des missions françaises, habitant Pékin depuis quarante années, ayant longtemps joui de la faveur des souverains, avait été le premier à prévoir et à dénoncer le péril boxer. Malgré l'effondrement momentané de son oeuvre, il est encore une puissance en Chine, où un décret impérial lui a jadis conféré le rang de vice-roi.

La salle où il me reçoit, aux murs blancs, avec un trou d'obus récemment bouché, contient de précieux bibelots chinois, dont la présence dans ce presbytère étonne tout d'abord. Il les collectionnait autrefois, et il les revend aujourd'hui pour pouvoir secourir les quelques milliers d'affamés que la guerre vient de laisser dans son église.

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L'évêque est un homme de haute taille, de beau visage régulier, avec des yeux de finesse et d'énergie. Ils devaient lui ressembler, par l'allure aussi bien que par l'opiniâtre volonté, ces évêques du moyen âge qui suivaient les croisades en Terre sainte. C'est seulement depuis le début des hostilités contre les chrétiens qu'il a repris la soutane des prêtres français et coupé sa longue tresse à la chinoise. (On sait que le port de la queue et du costume mandarin était une des plus énormes et subversives faveurs accordées aux Lazaristes par les empereurs Célestes.)

Il veut bien me retenir une heure auprès de lui et, tandis qu'un Chinois soyeux nous sert le thé, il me redit la grande tragédie qui vient de finir ici même; cette défense de quatorze cents mètres de murs, organisée avec rien par un jeune enseigne et trente matelots; cette résistance de plus de deux mois contre des milliers de tortionnaires qui déliraient de fureur, au milieu de l'énorme ville en feu. Bien qu'il conte tout cela à voix très basse, dans la salle blanche un peu religieuse, sa parole devient de plus en plus chaude, vibrante en sourdine, avec une certaine rudesse de soldat, et, de temps à autre, une émotion qui lui étrangle la gorge,—surtout lorsqu'il est question de l'enseigne Henry.

L'enseigne Henry, qui mourut traversé de deux balles, sur la fin du dernier grand combat! Ses trente matelots, qui eurent tant de tués et qui furent blessés presque tous!… Il faudrait graver quelque part en lettres d'or leur histoire d'un été, de peur qu'on ne l'oublie trop vite, et la faire certifier telle, parce que bientôt on n'y croirait plus.

Et ces matelots-là, commandés par leur officier tout jeune, on ne les avait pas choisis; ils étaient les premiers venus, pris en hâte et au hasard à bord de nos navires. Quelques prêtres admirables partageaient leurs veilles, quelques braves séminaristes faisaient le coup de feu sous leurs ordres, et aussi une horde de Chinois armés de vieux fusils pitoyables. Mais c'était eux l'âme de la défense obstinée, et, devant la mort, qui était tout le temps présente dans la diversité de ses formes les plus atroces, pas un n'a faibli ni murmuré.

Un officier et dix matelots italiens, que le sort avait jetés là, s'étaient jusqu'à la fin battus héroïquement aussi, laissant six des leurs parmi les morts.

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Oh! l'héroïsme enfin, le plus humble héroïsme de ces pauvres chrétiens chinois, catholiques ou protestants, réfugiés pêle-mêle à l'évêché, qui savaient qu'un seul mot d'abjuration, qu'une seule révérence à une image bouddhique leur garantirait la vie, mais qui restaient là tout de même, fidèles, malgré la faim torturante aux entrailles et le martyre presque certain! En même temps, du reste, en dehors de ces murs qui les protégeaient un peu, quinze mille environ de leurs frères étaient brûlés, dépecés vifs, jetés en morceaux dans le fleuve, pour la nouvelle foi qu'ils ne voulaient point renier.

Il se passait des choses inouïes, pendant ce siège: un évêque[2], la tête éraflée par les balles, allait, suivi d'un enseigne de vaisseau et de quatre marins, arracher un canon à l'ennemi; des séminaristes fabriquaient de la poudre, avec les branches carbonisées des arbres de leur préau et avec du salpêtre qu'ils dérobaient la nuit, en escaladant les murs, dans un arsenal chinois.

[Note 2: Monseigneur Jarlin, coadjuteur de monseigneur Favier.]

On vivait dans un continuel fracas, dans un continuel éclaboussement de pierres ou de mitraille; tous les clochetons en marbre de la cathédrale, criblés d'obus, chancelaient, tombaient par morceaux sur les têtes. A toute heure sans trêve, les boulets pleuvaient dans les cours, enfonçaient les toits, crevaient les murs. Mais c'était la nuit surtout que les balles s'abattaient comme grêle, et qu'on entendait sonner les trompes des Boxers ou battre les affreux gongs. Et leurs cris de mort, tout le temps, à plein gosier: Cha! cha! (Tuons! tuons!), ou: Chao! chao! (Brûlons! brûlons!), emplissaient la ville comme la clameur d'ensemble d'une immense meute en chasse.

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On était en juillet, en août, sous un ciel étouffant,—et on vivait dans le feu: des incendiaires arrosaient de pétrole les portes ou les toits avec des jets de pompe, et lançaient dessus des étoupes allumées; il fallait, d'un côté ou d'un autre, courir, apporter des échelles, grimper avec des couvertures mouillées pour étouffer ces flammes. Courir, il fallait tout le temps courir, quand on était si épuisé, avec la tête si lourde, les jambes si faibles, de n'avoir pas mangé à sa faim.

Courir!… Il y avait une sorte de course lamentable, que les bonnes Soeurs avaient charge d'organiser, celle des femmes et des petits enfants, hébétés par la souffrance et la peur. C'étaient elles, les sublimes filles, qui décidaient quand il y avait lieu de changer de place suivant la direction des obus, et qui choisissaient la minute la moins dangereuse pour prendre son élan, traverser une cour tête baissée, aller s'abriter autre part. Un millier de femmes, maintenant sans volonté et sans idées, ayant au cou de pauvres bébés mourants, les suivaient alors comme un remous humain, avançaient ou reculaient, se poussant pour ne pas perdre de vue les blanches cornettes protectrices…

Courir, quand on ne tenait plus debout faute de vivres, et qu'une lassitude suprême vous poussait à vous coucher par terre pour attendre de mourir! Les détonations qui ne cessaient pas, le perpétuel bruit, la mitraille, la dégringolade des pierres, on s'habituait encore à cela, et à voir à chaque instant quelqu'un s'affaisser dans son sang. Mais la faim était un mal plus intolérable que tout. On faisait des bouillies avec les feuilles et les jeunes pousses des arbres, avec les racines des dahlias du jardin et les oignons des lis. De pauvres Chinois venaient humblement dire:

—Il faut garder le peu qui reste de millet pour les matelots qui nous défendent et qui ont plus besoin de force que nous.

L'évêque voyait se traîner à ses pieds une femme accouchée de la veille, qui suppliait:

—Évêque! évêque! fais-moi donner seulement une poignée de grain, pour qu'il me vienne du lait et que mon petit ne meure pas!

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On entendait toute la nuit dans l'église les petites voix de deux ou trois cents enfants qui gémissaient pour avoir à manger. Suivant l'expression de monseigneur Favier, c'étaient comme les bêlements d'une troupe d'agnelets destinés au sacrifice. Leurs cris d'ailleurs allaient en diminuant, car on en enterrait une quinzaine par jour.

On savait que non loin de là, aux légations européennes, un drame pareil devait se jouer, mais, il va sans dire, toute communication était coupée, et quand quelque jeune chrétien chinois se dévouait pour essayer d'aller y porter un mot de l'évêque, demandant des secours ou au moins des nouvelles, on voyait bientôt sa tête, avec le billet épinglé à la joue, reparaître au-dessus du mur, au bout d'une perche enguirlandée de ses entrailles.

Tout était plein de sang, de cervelle jaillie des crânes brisés. Non seulement des boulets tombaient par centaines chaque jour, mais les Boxers dans leurs canons mettaient aussi des cailloux, des briques, des morceaux de fer, des cassons de marmite, ce qui tombait sous leurs mains forcenées. On n'avait pas de médecins, on pansait comme on pouvait, et sans espoir, les grandes blessures horribles, les grands trous dans les poitrines. Les bras des fossoyeurs volontaires s'épuisaient à creuser le sol pour enfouir des morts ou des débris de morts. Et toujours les cris de la meute enragée: Cha! cha! (Tuons! tuons!), et toujours les gongs avec leur bruit de sinistre ferraille, et toujours le beuglement des trompes…

Des mines sautaient de différents côtés, engloutissant du monde et des pans de mur. Dans le gouffre que fit l'une d'elles, disparurent les cinquante petits bébés de la crèche, dont les souffrances au moins furent finies. Et, chaque fois, c'était une nouvelle grande brèche ouverte pour les Boxers qui se précipitaient, c'était une entrée béante pour la torture et la mort…

Mais l'enseigne Henry accourait là toujours; avec ce qui lui restait de matelots, on le voyait surgir à la place qu'il fallait, au point précis d'où l'on pouvait tirer le mieux, sur un toit, sur une crête de muraille,—et ils tuaient, ils tuaient, sans perdre une balle de leurs fusils rapides, chaque coup donnant la mort. Par terre, ils en couchaient cinquante, cent, en monceaux, et fiévreusement les prêtres, les Chinois, les Chinoises apportaient des pierres, des briques, des marbres de la cathédrale, n'importe quoi, avec du mortier tout prêt, et on refermait la brèche, et on était sauvés encore jusqu'à la mine prochaine!

Mais on n'en pouvait plus; la maigre ration de bouillie diminuait trop, on n'avait plus de force…

Ces cadavres de Boxers, qui s'entassaient tout le long du vaste pourtour désespérément défendu, emplissaient l'air d'une odeur de peste; ils attiraient les chiens qui, dans les moments d'accalmie, s'assemblaient pour leur manger le ventre; alors, les derniers temps, on tuait ces chiens du haut du mur, on les pêchait avec un croc au bout d'une corde,—et c'était une viande réservée aux malades et aux mères qui allaitaient.

Le jour enfin où nos soldats entrèrent dans la place, guidés par l'évêque à cheveux blancs qui, debout sur le mur, agitait le drapeau français, le jour où l'on se jeta dans les bras les uns des autres avec des larmes de joie,—il restait tout juste de quoi faire, en y mettant beaucoup de feuilles d'arbres, un seul et dernier repas.

—Il semblait, dit monseigneur Favier, que la Providence eût compté nos grains de riz!

Et puis il me reparle encore de l'enseigne Henry:

—La seule fois, dit-il, pendant tout le siège, la seule fois que nous ayons pleuré, c'est à l'instant de sa mort. Il était resté debout longtemps, avec ses deux blessures mortelles, commandant toujours, rectifiant le tir de ses hommes. A la fin du combat, il est descendu lentement de la brèche, et il est venu s'affaisser entre les bras de deux de nos prêtres; alors nous pleurions tous et, avec nous, tous ses matelots qui s'étaient approchés et qui l'entouraient.—C'est qu'aussi il était charmant, simple, bon, doux avec les plus petits… Être un soldat pareil, et se faire aimer comme un enfant, n'est-ce pas, il n'y a rien de plus beau?

Et il ajoute, après un silence:

—Il avait la foi, celui-là! Chaque matin, il venait prier ou communier au milieu de nous, disant avec un sourire:

«Il faut se tenir prêt.»

Il est nuit noire quand je sors de chez l'évêque, auquel je ne pensais faire qu'une courte visite. Autour de chez lui, bien entendu, tout est désolation, éboulements, décombres; rien n'a plus forme de maisons, et on ne retrouve plus trace de rues. Je m'en vais, avec mes deux serviteurs, nos revolvers et notre petit fanal; je m'en vais songeant à l'enseigne Henry, à sa gloire, à sa délivrance, à tout autre chose qu'à l'insignifiant détail du chemin à suivre dans ces ruines… D'ailleurs, c'est si près: un kilomètre à peine…

Une bourrasque de vent de Mongolie, qui éteint notre chandelle dans sa gaine de papier, nous enveloppe de tant de poussière qu'on ne voit plus à deux pas devant soi, comme en pleine brume. Et, n'étant jamais venus dans ce quartier, nous voilà égarés, au milieu des obstacles et des trous, trébuchant sur des pierres, sur des débris, des cassons de poterie ou des cassons de crâne.

A peine les étoiles pour nous guider, tant cette poussière fait nuage, et vraiment nous ne savons plus…

Une odeur de cadavre tout à coup… Ah! c'est notre découverte d'hier matin, la tranchée des scalpés! Nous la reconnaissons à certaines pierres du bord, juste avant de tomber dedans. Alors tout est bien, la direction était bonne; encore deux cents mètres et nous trouverons notre palais de verre, nous serons chez nous…

XI

Vendredi 26 octobre.

Parti presque en retard de mon palais du Nord, je me hâte vers le rendez-vous que Li-Hung-Chang a bien voulu me donner pour neuf heures du matin.

Un chasseur d'Afrique m'accompagne. Nous suivons un piqueur chinois envoyé pour nous conduire. Et c'est d'abord un temps de trot accéléré, sous le rayonnement blanc du soleil, à travers du silence et de la poussière, le long des grandes murailles muettes et des fossés en marécage du palais des Empereurs.

Ensuite, au sortir de la «Ville jaune», commence la vie et commence le bruit. Après cette magnifique solitude, où l'on s'est déjà habitué à demeurer, chaque fois que l'on rentre dans le Pékin de tout le monde, c'est presque une surprise de retrouver le grouillement de la Chine et ses humbles foules: on n'arrive pas à se figurer que ces bois, ces lacs, ces horizons qui jouent la vraie campagne, sont choses factices, englobées de toutes parts dans la plus fourmillante des villes.

Il est incontestable que les gens reviennent en masse à Pékin. (Au dire de monseigneur Favier, il y reviendrait surtout des Boxers, sous tous les costumes et sous toutes les formes.) D'un jour à l'autre augmente le nombre des robes en soie; des robes en coton bleu, des yeux de travers et des queues.

Il faut allonger le trot quand même, au milieu de tout ce monde, car nous sommes encore loin, paraît-il, et l'heure passe. Notre piqueur à présent semble galoper; ce n'est plus lui que nous voyons; dans ces rues plus poudreuses encore que les chemins de la «Ville jaune»; c'est seulement l'envolée de poussière noire dont il s'enveloppe avec son petit cheval mongol,—et nous suivons ce nuage.

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Au bout d'une demi-heure de course rapide, dans une triste ruelle sans vue, devant une vieille maison délabrée, le nuage enfin s'arrête… Est-ce possible qu'il demeure là, ce Li-Hung-Chang, riche comme Aladin, possesseur de palais et de merveilles, qui fut un des favoris les plus durables de l'Impératrice, et une des gloires de la Chine?….

* * * * *

Pour je ne sais quelles raisons, sans doute complexes, un poste de soldats cosaques garde cette entrée: uniformes sordides et naïves figures roses. La salle où l'on m'introduit, au fond d'une cour, est en décrépitude et en désarroi; au milieu, une table et deux ou trois fauteuils d'ébène sculptés un peu finement, mais c'est tout. Dans les fonds, un chaos de malles, de valises, de paquets, de couvertures enroulées; on dirait les préparatifs d'une fuite. Le Chinois qui est venu me recevoir au seuil de la rue, en belle robe de soie prune, me fait asseoir et m'offre du thé; c'est l'interprète de céans; il parle français d'une façon correcte, même élégante: on est allé, me dit-il, m'annoncer à Son Altesse.

Sur un signe d'un autre Chinois, il m'emmène bientôt dans une seconde cour, et là m'apparaît, à la porte d'une salle de réception, un grand vieillard qui s'avance à ma rencontre. De droite et de gauche il s'appuie sur les épaules de serviteurs en robe de soie qu'il dépasse de toute la tête. Il est colossal, les pommettes saillantes sous de petits yeux, de tout petits yeux vifs et scrutateurs; l'exagération du type mongol, avec une certaine beauté quand même et l'air grand seigneur, bien que sa robe fourrée, de nuance indécise, laisse voir les taches et l'usure. (On m'en avait prévenu d'ailleurs: Son Altesse, en ces jours d'abomination, croit devoir affecter d'être pauvre).

La grande salle décrépite où il me reçoit est, comme la première, encombrée de malles et de paquets ficelés. Nous prenons place dans des fauteuils, l'un devant l'autre, une table entre nous deux, sur laquelle des serviteurs posent des cigarettes, du thé, du champagne. Et nous nous dévisageons d'abord comme deux êtres qu'un monde sépare.

Après m'avoir demandé mon âge et le chiffre de mes revenus (ce qui est une formule de politesse chinoise), il salue de nouveau et la conversation commence…

* * * * *

Quand nous avons fini de causer des questions brûlantes du jour,
Li-Hung-Chang s'apitoie sur la Chine, sur les ruines de Pékin.

* * * * *

—Ayant visité toute l'Europe, dit-il, j'ai vu les musées de toutes vos capitales. Pékin avait le sien aussi, car la «Ville jaune» tout entière était un musée, commencé depuis des siècles, que l'on pouvait comparer aux plus beaux d'entre les vôtres… Et maintenant, il est détruit…

Il m'interroge ensuite sur ce que nous faisons dans notre palais du Nord, s'informe, avec des ménagements aimables, si nous n'y commettons pas de dégâts.

Ce que nous faisons, il le sait aussi bien que moi, ayant des espions partout, même parmi nos portefaix; son énigmatique figure cependant simule une satisfaction quand je lui confirme que nous ne détruisons rien.

L'audience finie, les poignées de main échangées, Li-Hung-Chang, toujours appuyé sur les deux serviteurs qu'il domine de sa haute taille, vient me reconduire jusqu'au milieu de la cour. Et quand je me retourne sur le seuil pour lui adresser le salut final, il rappelle courtoisement à ma mémoire l'offre que je lui ai faite de lui envoyer le récit de mon voyage à Pékin—si jamais je trouve le temps de l'écrire. Malgré la grâce parfaite de l'accueil, due surtout à mon titre de mandarin de lettres, ce vieux prince des «Mille et une Nuits» chinoises, en habits râpés, dans un cadre de misère, n'a cessé de me paraître inquiétant, masqué, insaisissable et peut-être sourdement dédaigneux ou ironique.

A travers deux kilomètres de ruines et de décombres, je me dirige à présent vers le quartier des légations européennes, afin de prendre congé de notre ministre de France, encore malade et alité, et de lui demander ses commissions pour l'amiral;—car, je dois, après-demain au plus tard, quitter Pékin, m'en retourner à bord.

Et cette visite terminée, au moment où je remonte à cheval pour rentrer dans la «Ville jaune», quelqu'un de la légation vient très gentiment me donner une indication précise, tout à fait singulière, qui me permettra sans doute de dérober ce soir deux petits souliers de l'Impératrice de Chine et de les emporter comme part de pillage. En effet, dans une île ombreuse de la partie sud du Lac des Lotus est un frêle palais, presque caché, où la souveraine avait dormi sa dernière nuit d'angoisse, avant sa fuite affolée en charrette comme une pauvresse. Or, la deuxième chambre à gauche, au fond de la deuxième cour de ce palais était la sienne. Et là, paraît-il, sous un lit sculpté, sont restés par terre deux petits souliers en soie rouge, brodés de papillons et de fleurs, qui n'ont pu appartenir qu'à elle.

Je m'en reviens donc grand train dans la «Ville jaune». Je déjeune en hâte dans notre galerie vitrée—d'où les bibelots merveilleux ont déjà commencé, hélas! de s'en aller au nouveau garde-meuble, afin de permettre aux charpentiers de commencer leur oeuvre d'appropriation. Et vite je m'en vais, à pied cette fois, avec mes deux fidèles serviteurs, à la recherche de cette île, de ce palais et de ces petits souliers.

* * * * *

Le soleil d'une heure est brûlant sur les sentiers desséchés, sur les vieux cèdres tout gris de poussière.

A deux kilomètres environ, au sud de notre résidence, nous trouvons l'île sans peine; elle est dans une région où le lac se divise en différents petits bras, que traversent des ponts de marbre, que bordent des balustres de marbre enguirlandés de verdure. Et le palais est là, caché à demi dans les arbres, charmant et frêle, posé sur une terrasse de marbre blanc. Ses toits de faïence verte rehaussés d'or, ses murs à jour, peints et dorés, brillent d'un éclat de choses précieuses et toutes neuves, parmi le vert poussiéreux des cèdres centenaires. Il était une petite merveille de grâce et de mignardise, et il est adorable ainsi, dans cet abandon et ce silence.

Par les portes ouvertes sur les marches si blanches qui y montent, de gentils débris de toutes sortes dévalent en cascade: cassons de porcelaines impériales, cassons de laques d'or, petits dragons de bronze tombés les pattes en l'air, lambeaux de soies roses et grappes de fleurs artificielles. Les barbares ont passé par là, mais lesquels? Pas les Français assurément, pas nos soldats, car jamais cette partie de la «Ville jaune» ne leur a été confiée, jamais ils n'y sont venus.

Dans les cours intérieures, d'où s'envole à notre approche une nuée de corbeaux, même désastre: le sol est jonché de pauvres objets élégants et délicats, un peu féminins, que l'on a détruits à plaisir. Et, comme c'est un massacre tout récent, les étoffes légères, les fleurs en soie, les lambeaux de parures n'ont même pas perdu leur fraîcheur.

* * * * *

«Au fond de la deuxième cour, la deuxième chambrer à gauche!…» Voici… Il y reste un trône, des fauteuils, un grand lit très bas, sculpté par la main des génies. Mais tout est saccagé. A coups de crosse sans doute, on a brisé les glaces sans tain à travers lesquelles la souveraine pouvait contempler les miroitements du lac et la floraison rose des lotus, les ponts de marbre, les îlots, tout le paysage imaginé et réalisé pour ses yeux; et on a mis en pièces une soie blanche très fine, tendue aux murs, sur laquelle une artiste exquis avait jeté au pinceau, en teintes pâles, d'autres lotus beaucoup plus grands que nature, mais languissants, courbés par quelque vent d'automne, et à demi effeuillés, semant leurs pétales…

Sous ce lit, où je regarde tout de suite, traînent des amas de papiers manuscrits, des soies, des loques charmantes. Et mes deux serviteurs, qui fourragent là dedans avec des bâtons, comme des chiffonniers, ont bientôt fait de ramener ce que je cherchais: l'un après l'autre, les deux petits souliers rouges, étonnants et comiques!

Ce ne sont pas de ces ridicules souliers de poupée, pour dame chinoise aux orteils contrefaits; l'Impératrice, étant une princesse tartare, ne s'était point déformé les pieds, qu'elle semble avoir, du reste, très petits par nature. Non, ce sont des mules brodées, de tournure très normale; mais leur extravagance est seulement dans les talons, qui ont bien trente centimètres de haut, qui prennent sous toute la semelle, qui s'élargissent par le bas comme des socles de statue: sans quoi l'on tomberait, qui sont des blocs de cuir blanc tout à fait invraisemblables.

Je ne me représentais pas que des souliers de femme pouvaient faire tant de volume. Et comment les emporter, à présent, pour n'avoir pas l'air de pillards aux yeux des factionnaires ou des patrouilles que nous risquons de trouver en chemin?

* * * * *

Osman imagine alors de les suspendre par des ficelles à la ceinture de Renaud, sous sa longue capote d'hiver aux pans dissimulateurs. Et c'est admirable comme escamotage; en marche même—car nous le faisons marcher pour être plus sûrs,—on ne devinerait rien… Je ne me sens d'ailleurs aucun remords et je me figure que si elle pouvait, de si loin, voir la scène, l'encore belle Impératrice, elle serait la première à en sourire…

* * * * *

Sous le brûlant soleil, à l'ombre rare des vieux cèdres poudreux, retournons maintenant bon pas à mon palais de la Rotonde, où j'aurai à peine deux heures lumineuses et tièdes, dans mon kiosque vitré, pour travailler avant la tombée du froid et de la nuit.

Je suis charmé, chaque fois que je remonte dans ce palais, de retrouver le silence sonore de ma haute esplanade qu'entoure le faîte crénelé des remparts; esplanade artificielle, d'où l'on domine de partout des paysages artificiels, mais immenses et séculaires,—et surtout interdits, interdits depuis qu'ils existent, et jamais vus jusqu'à ces jours par des yeux d'Européens.

Tout est tellement chinois ici qu'on y est pour ainsi dire au coeur même du pays jaune, dans une Chine quintessenciée et exclusive. Ces jardins suspendus étaient un lieu de choix pour les rêveries ultra-chinoises d'une intransigeante Impératrice, qui rêva peut-être de refermer, comme dans les vieux temps, son pays au reste du monde, et qui voit aujourd'hui crouler à ses pieds son empire, vermoulu de toutes parts autant que ses myriades de temples et ses myriades de dieux en bois doré…

L'heure magique, ici, est celle où l'énorme boule rouge qu'est le soleil chinois des soirs d'automne éclaire avant de mourir les toits de la «Ville violette». Et je sors chaque fois de mon kiosque à cette heure-là pour revoir encore ces aspects uniques au monde.

Comparée à ceci, quelle laideur barbare offre la vue à vol d'oiseau d'une de nos villes d'Europe: amas quelconque de pignons difformes, de tuiles grossières; toits sales plantés de cheminées et de tuyaux de poêle, avec en plus l'horreur des fils électriques entre-croisés en réseau noir! En Chine, où l'on dédaigne assurément trop le pavage et la voirie, par contre tout ce qui s'élève un peu haut dans l'air—domaine des Esprits protecteurs au vol incessant—est toujours impeccable. Et cet immense repaire des empereurs, aujourd'hui vide et mort, étale pour moi seul, en cet instant du soir, le luxe prodigieux de ses toitures d'émail.

Malgré leur vieillesse, elles étincellent encore sous ce soleil rougissant, les pyramides de faïence jaune aux contours arqués avec une grâce qui nous est inconnue; à tous les angles de leurs sommets, des ornements simulent de grandes ailes, et puis en bas, vers les bords, viennent les rangées de monstres, dans ces mêmes poses qui se recopient de siècle en siècle, qui sont consacrées et immuables.

Elles étincellent, les pyramides de faïence jaune. Jusque dans le lointain, sur le bleu cendré du ciel où flotte l'éternelle poussière, on dirait une ville en or,—et ensuite une ville de cuivre rouge, à mesure que le soleil s'en va…

Et le silence d'abord de toutes ces choses, et puis cet ensemble de croassements qui s'élève de partout à l'instant du coucher des corbeaux, et ce froid de mort qui soudainement tombe en suaire sur cette magnificence de l'émail, dès que le soleil s'éteint….

* * * * *

Ce soir, comme avant-hier, en quittant le palais de la Rotonde, nous passons sans nous arrêter devant notre palais du Nord pour aller chez monseigneur Favier.

Il me reçoit dans la même salle blanche, où des valises, des sacs de voyage sont posés çà et là sur les meubles. L'évêque part demain pour l'Europe, qu'il n'a pas vue depuis douze ans. Il s'en va à Rome, auprès du Pape, et puis en France, chercher de l'argent pour ses missions en détresse. Sa grande oeuvre de quarante années est anéantie; quinze mille de ses chrétiens, massacrés; ses églises, ses chapelles, ses hôpitaux, ses écoles, tout est détruit, rasé jusqu'au sol, et on a violé ses cimetières. Cependant, il veut tout recommencer encore, il ne désespère de rien.

Et quand il vient me reconduire à travers son jardin déjà obscur, j'admire la belle énergie avec laquelle il me dit, montrant sa cathédrale trouée d'obus, qui est la seule restée debout et qui se profile tristement sur le ciel de nuit avec sa croix brisée:

—Toutes les églises qu'ils m'ont jetées par terre, je les reconstruirai plus grandes et plus hautes! Et je veux que chaque manoeuvre de haine et de violence contre nous amène au contraire un pas en avant du christianisme dans leur pays. Ils me les démoliront peut-être encore mes églises, qui sait? Eh bien! je les rebâtirai une fois de plus, et nous verrons, d'eux ou de moi, qui se lassera le premier!…

Alors il m'apparaît très grand dans son opiniâtreté et sa foi, et je comprends que la Chine devra compter avec cet apôtre d'avant-garde.

XII

Samedi 27 octobre.

J'ai voulu, avant de m'en aller, revoir la «Ville violette» les salles de trône et y entrer, non plus cette fois par les détours cachés et les poternes sournoises, mais par les avenues d'honneur et les grandes portes pendant des siècles fermées,—pour essayer d'imaginer un peu sous le délabrement d'aujourd'hui, ce que devait être, au temps passé, la splendeur des arrivées de souverains.

Aucune de nos capitales d'Occident n'a été conçue, tracée avec tant d'unité et d'audace, dans la pensée dominante d'exalter la magnificence des cortèges, surtout de préparer l'effet terrible d'une apparition d'empereur. Le trône, ici, c'était le centre de tout; cette ville, régulière comme une figure de géométrie, n'avait été créée, dirait-on, que pour enfermer, pour glorifier le trône de ce Fils du Ciel, maître de quatre cents millions d'âmes; pour en être le péristyle, pour y donner accès par des voies colossales, rappelant Thèbes ou Babylone. Et comme on comprend que ces ambassades chinoises, qui, au temps où florissait leur immense patrie, venaient chez nos rois ne fussent pas éblouies outre mesure à la vue de notre Paris d'alors, du Louvre ou de Versailles!…

* * * * *

La porte Sud de Pékin, par où les cortèges arrivaient, est dans l'axe même de ce trône, jadis effroyable, auquel viennent aboutir en ligne droite, six kilomètres d'avenues de portiques et de monstres. Quand on a franchi par cette porte du Sud le rempart de la «Ville chinoise», passant d'abord entre les deux sanctuaires démesurés qui sont le «Temple de l'Agriculture» et le «Temple du Ciel», on suit pendant une demi-lieue la grande artère, bordée de maisons en dentelles d'or, qui mène à un second mur d'enceinte—celui de la «Ville tartare»,—plus haut et plus dominateur que le premier. Une porte plus énorme alors se présente, surmontée d'un donjon noir, et l'avenue se prolonge au delà, toujours aussi impeccablement magnifique et droite, jusqu'à une troisième porte dans un troisième rempart d'un rouge de sang—celui de la «Ville impériale».

Une fois entré dans la «Ville impériale», on est encore loin de ce trône, vers lequel on s'avance en ligne directe, de ce trône qui domine tout et que jadis on ne pouvait voir; mais, par l'aspect des entours, on est déjà comme prévenu de son approche; à partir d'ici, les monstres de marbre se multiplient, les lions de taille colossale, ricanant du haut de leur socle; il y a de droite et de gauche des obélisques de marbre, monolithes enroulés de dragons, au sommet de chacun desquels s'assied une bête héraldique toujours la même, sorte de maigre chacal aux oreilles longues, au rictus de mort, qui a l'air d'aboyer, de hurler d'effroi vers cette chose extraordinaire qui est en avant: le trône de l'Empereur. Les murailles se multiplient aussi, coupant la route, les murailles couleur de sang, épaisses de trente mètres, surmontées de toitures cornues et percées de triples portes de plus en plus inquiètes, basses, étroites, souricières. Les fossés de défense, au pied de ces murailles, ont des ponts de marbre blanc, qui sont triples comme les portes. Et par terre, maintenant, de larges et superbes dalles s'entrecroisent en biais, comme les planches d'un parquet.

Et puis, en pénétrant dans la «Ville impériale», cette même voie, déjà longue d'une lieue, est devenue tout à coup déserte, et s'en va, plus grandiosement large encore, entre de longs bâtiments réguliers et mornes: logis de gardes et de soldats. Plus de maisonnettes dorées, ni de petites boutiques, ni de foules; à partir de ce dernier rempart emprisonnant, la vie du peuple s'arrête, sous l'oppression du trône. Et, tout au bout de cette solitude, surveillée du haut des obélisques par les maigres bêtes de marbre, on aperçoit enfin le centre si défendu de Pékin, le repaire des Fils du Ciel.

* * * * *

Cette dernière enceinte qui apparaît là-bas—celle de la «Ville violette», celle du palais—est, comme les précédentes, d'une couleur de sang qui a séché; elle est plantée de donjons de veille, dont les toits d'émail sombre se recourbent aux angles, se relèvent en pointes méchantes. Et ses triples portes, toujours dans l'axe même de la monstrueuse ville, sont trop petites, trop basses pour la hauteur de la muraille, trop profondes, angoissantes comme des trous de tunnel. Oh! la lourdeur, l'énormité de tout cela, et l'étrangeté du dessin de ces toitures, caractérisant si bien le génie du «Colosse jaune»!…

* * * * *

Le délabrement des choses a dû commencer ici depuis des siècles; l'enduit rouge des remparts est tombé par places, ou s'est tacheté de noir; le marbre des obélisques féroces, le marbre des gros lions aux yeux louches n'a pu jaunir ainsi que sous les pluies d'innombrables saisons, et l'herbe verte, poussée partout entre les joints du granit, détaille comme d'une ligne de velours les dessins du dallage.

Ces triples portes, les dernières, qui furent autrefois les plus farouches du monde, confiées depuis la déroute à un détachement de soldats américains, peuvent s'ouvrir aujourd'hui à tel ou tel barbare comme moi, porteur d'une permission dûment signée.

Et on entre alors, après les tunnels, dans l'immense blancheur des marbres,—une blancheur, il est vrai, un peu passée au jaune d'ivoire et très tachée par la rouille des feuilles mortes, par la rouille des herbes d'automne, des broussailles sauvages qui ont envahi ce lieu délaissé. On est sur une place dallée de marbre, et on a devant soi, se dressant au fond comme un mur, une écrasante estrade de marbre, sur laquelle pose la salle même du trône, avec ses colonnes trapues d'un rouge sanglant et sa monumentale toiture de vieil émail. C'est comme un jardin funéraire, cette place blanche tant les broussailles ont jailli du sol entre les dalles soulevées, et on y entend crier, dans le silence, les pies et les corbeaux.

* * * * *

Il y a par terre des rangées de blocs en bronze, tous pareils, sortes de cônes sur lesquels s'ébauchent des formes de bêtes; ils sont là seulement posés, parmi les herbes roussies et les branches effeuillées, on peut en changer l'arrangement comme on ferait d'un jeu de lourdes quilles,—et ils servaient, en leur temps, pour les entrées rituelles de cortèges; ils marquaient l'alignement des étendards et les places où devaient se prosterner de très magnifiques visiteurs, lorsque le Fils du Ciel daignait apparaître au fond, comme un dieu, tout en haut des terrasses de marbre, entouré de bannières, dans un de ces costumes dont les images enfermées au temple des Ancêtres nous ont transmis la splendeur surhumaine, tout cuirassé d'or, avec des têtes de monstres aux épaules et des ailes d'or à la coiffure.

On y monte, à ces terrasses qui supportent la salle du trône, par des rampes de proportions babyloniennes, et, ceci pour l'Empereur seul, par un «sentier impérial», c'est-à-dire par un plan incliné fait d'un même morceau de marbre, un de ces blocs intransportables que les hommes d'autrefois avaient le secret de remuer; le dragon à cinq griffes déroule ses anneaux sculptés du haut en bas de cette pierre, qui partage par le milieu, en deux travées pareilles, les larges escaliers blancs, et vient aboutir au pied du trône;—pas un Chinois n'oserait marcher sur ce «sentier» par où les empereurs descendaient, appuyant, pour ne pas glisser, les hautes semelles de leurs chaussures aux écailles de la bête héraldique.

Et ces rampes de marbre, obstinément blanches à travers les années, ont des centaines de balustres plantés partout, sur la tête desquels s'arrête la lumière, et qui, regardés de près, figurent des espèces de petits gnomes enlacés de reptiles.

* * * * *

La salle qui est là-haut, ouverte aujourd'hui à tous les vents et à tous les oiseaux du ciel, a pour toiture le plus prodigieux amas de faïence jaune qui soit à Pékin et le plus hérissé de monstres, avec des ornements d'angle ayant forme de grandes ailes éployées. Au dedans, il va sans dire, c'est l'éclat, l'incendie des ors rouges, dont on est toujours obsédé dans les palais de la Chine. A la voûte, qui est d'un dessin inextricable, les dragons se tordent en tous sens, enchevêtrés, enlaçants; leurs griffes et leurs cornes apparaissent partout, mêlées à des nuages,—et il en est un qui se détache de l'amas, un qui semble prêt à tomber de ce ciel affreux, et tient dans sa gueule pendante une sphère d'or, juste au-dessus du trône. Le trône, en laque rouge et or, est dressé au centre de ce lieu de pénombre, en haut d'une estrade; deux larges écrans de plumes, emblèmes de la souveraineté, sont placés derrière, au bout de hampes, et tout le long des gradins qui y conduisent sont étagés des brûle-parfums, ainsi que dans les pagodes aux pieds des dieux.

Comme les avenues que je viens de suivre, comme les séries de ponts et comme les triples portes, ce trône est dans l'axe même de Pékin, dont il représentait l'âme; n'étaient toutes ces murailles, toutes ces enceintes, l'Empereur assis là, sur ce piédestal de marbre et de laque, aurait pu plonger son regard, jusqu'aux extrémités de la ville, jusqu'à la dernière percée de remparts donnant au dehors; les souverains tributaires qui lui venaient, les ambassades, les armées, dès leur entrée dans Pékin par la porte du Sud, étaient, pour ainsi dire, sous le feu de ses yeux invisibles…

* * * * *

Par terre, un épais tapis impérial jaune d'or reproduit, en dessins qui s'effacent, la bataille des chimères, le cauchemar sculpté aux plafonds; c'est un tapis d'une seule pièce, un tapis immense, de laine si haute et si drue que les pas s'y assourdissent comme sur l'herbe d'une pelouse; mais il est tout déchiré, tout mangé aux vers, avec, par endroits, des tas de fiente grisâtre,—car les pies, les pigeons, les corbeaux ont ici des nids dans les ciselures de la voûte, et, dès que j'arrive, la sonorité lugubre de ce lieu s'emplit d'un bourdonnement de vols effarés, en haut, tout en haut, contre les poutres étincelantes et semi-obscures, parmi l'or des dragons et l'or des nuages.

Pour nous, barbares non initiés, l'incompréhensible de ce palais, c'est qu'il y a trois de ces salles, identiquement semblables, avec leur même trône, leur même tapis, leurs mêmes ornements aux mêmes places; elles se succèdent à la file, toujours dans l'axe absolu des quatre villes murées dont l'ensemble forme Pékin; elles se succèdent précédées des pareilles grandes cours de marbre, et construites sur les pareilles terrasses de marbre; on y monte par les pareils escaliers, les pareils sentiers impériaux. Et partout, même abandon, même envahissement par l'herbe et les broussailles, même délabrement de vieux cimetière, même silence sonore où l'on entend les corbeaux croasser.

Pourquoi trois? puisque forcément l'une doit masquer les deux autres, et puisqu'il faut, pour passer de la première à la seconde, ou de la seconde à la troisième, redescendre chaque fois au fond d'une vaste cour triste et sans vue, redescendre et puis remonter, entre les amoncellements des marbres couleur d'ivoire, superbes, mais si monotones et oppressifs!

Il doit y avoir à ce nombre trois quelque raison mystérieuse, et, sur nos imaginations déroutées, cette répétition produit un effet analogue à celui des trois sanctuaires pareils et des trois cours pareilles, dans le grand temple des Lamas…

* * * * *

J'avais déjà vu les appartements particuliers du jeune Empereur. Ceux de l'Impératrice—car elle avait ses appartements ici, dans la «Ville violette», outre les palais frêles que sa fantaisie avait disséminés dans les parcs de la «Ville jaune»—ceux de l'Impératrice ont moins de mélancolie et surtout ne sont pas crépusculaires. Des salles et des salles, toutes pareilles, vitrées de grandes glaces et couronnées toujours d'une somptueuse toiture d'émail jaune; chacune a son perron de marbre, gardé par deux lions tout ruisselants d'or; et les jardinets qui les séparent sont encombrés d'ornements de bronze, grandes bêtes héraldiques, phénix élancés, ou monstres accroupis.

A l'intérieur, des soies jaunes, des fauteuils carrés, de cette forme qui est consacrée par les âges et immuable comme la Chine. Sur les bahuts, sur les tables, quantité d'objets précieux sont placés dans de petites guérites de verre, à cause de la poussière perpétuelle de Pékin,—et cela donne à ces choses la tristesse des momies, cela jette dans les appartements une froideur de musée. Beaucoup de bouquets artificiels, de chimériques fleurs aux nuances neutres, en ambre, en jade, en agate, en pierre de lune…

Le grand luxe inimitable de ces salles de palais, c'est toujours cette suite d'arceaux d'ébène, fouillés à jour, qui semblent d'épaisses charmilles de feuillages noirs. Dans quelles forêts lointaines ont poussé de tels ébéniers, permettant de créer d'un seul bloc chacune de ces charmilles mortuaires? Et au moyen de quels ciseaux et avec quelle patience a-t-on pu ainsi, en plein bois, jusqu'au coeur même de l'arbre, aller sculpter chaque tige et chaque feuille de ces bambous légers, ou chaque aiguille fine de ces cèdres,—et encore détailler là dedans des papillons et des oiseaux?

Derrière la chambre à coucher de l'Impératrice, une sorte d'oratoire sombre est rempli de divinités bouddhiques sur des autels. Il y reste encore une senteur exquise, laissée par la femme élégante et galante, par la vieille belle qu'était cette souveraine. Parmi ces dieux, un petit personnage de bois très ancien, tout fané, tout usé et dont l'or ne brille plus, porte au cou un collier de perles fines,—et devant lui une gerbe de fleurs se dessèche; dernières offrandes, me dit l'un des eunuques gardiens, faites par l'Impératrice, pendant la minute suprême avant sa fuite de la «Ville violette», à ce vieux petit bouddha qui était son fétiche favori.

* * * * *

J'aurai traversé aujourd'hui ce repaire en sens inverse de mon pèlerinage du premier jour.

Et, pour sortir, je dois donc passer maintenant dans les quartiers où tout est muré et remuré, portes barricadées et gardées par de plus en plus horribles monstres… Les princesses cachées, les trésors, est-ce par ici?… Toujours la même couleur sanglante aux murailles, les mêmes faïences jaunes aux toitures, et, plus que jamais, les cornes, les griffes, les formes cruelles, les rires d'hyène, les dents dégainées, les yeux louches; les moindres choses, jusqu'aux verrous, jusqu'aux heurtoirs, affectant des traits de visage pour grimacer la haine et la mort.

Et tout s'en va de vétusté, les dalles par terre sont mangées d'usure, les bois de ces portes si verrouillées tombent en poussière. Il y a de vieilles cours d'ombre, abandonnées à des serviteurs centenaires en barbiche blanche qui y ont bâti des cabanes de pauvre et qui y vivent comme des reclus, s'occupant à élever des pies savantes ou à cultiver de maladives fleurs dans des potiches, devant le rictus éternel des bêtes de marbre et de bronze. Aucun préau de cloître, aucun couloir de maison cellulaire n'arriverait à la tristesse de ces petites cours trop encloses et trop sourdes, sur lesquelles, pendant des siècles, sans contrôle, pesa le caprice ombrageux des empereurs chinois. La sentence inexorable y semblerait à sa place: Ceux qui sont entrés doivent abandonner l'espérance; à mesure que l'on va, les passages se compliquent et se resserrent; on se dit qu'on ne s'en échappera plus, que les grosses serrures de tant de portes ne pourront plus s'ouvrir, ou bien que des parois vont se rapprocher jusqu'à vous étreindre…

Me voici pourtant presque dehors, sorti de l'enceinte intérieure, par des battants massifs qui vite se referment sur mes pas. Je suis pris maintenant entre le second et le premier rempart, l'un aussi farouche que l'autre; je suis dans le chemin de ronde qui fait le tour de cette ville, espèce de couloir d'angoisse, infiniment long, entre les deux murailles rouge sombre qui dans le lointain ont l'air de se rejoindre; il y traîne quelques débris humains, quelques loques ayant été des vêtements de soldats; on y voit aussi deux ou trois corbeaux sautiller, et il s'y promène un chien mangeur de cadavres.

Quand enfin tombent devant moi les madriers qui barricadent la porte extérieure—(la porte confiée aux Japonais),—je retrouve, comme au réveil d'un rêve étouffant, le parc de la «Ville jaune», l'espace libre, sous les grands cèdres…

XIII

Dimanche 28 octobre.

L'Ile des Jades, sur le Lac des Lotus, est un rocher—artificiel peut-être malgré ses proportions de montagne—qui se dresse au milieu des bois de la «Ville jaune»; à ses parois s'accrochent de vieux arbres, de vieux temples, qui vont s'étageant vers le ciel; et, couronnant cet ensemble, une sorte de tour s'élance, un donjon d'une taille colossale, d'un dessin baroque et mystérieux. On le voit de partout, ce donjon; il domine tout Pékin de sa silhouette, de sa chinoiserie vraiment excessive, et il contient là-haut une effroyable idole aérienne, dont le geste menaçant et le rictus de mort planent sur la ville,—une idole que nos soldats ont appelée le «grand diable de Chine.»

Et je monte, ce matin, faire visite à ce «grand diable».

Un arceau de marbre blanc, jeté sur les roseaux et les lotus, donne accès dans l'Ile des Jades. Et les deux bouts de ce pont, il va sans dire, sont gardés par des monstres de marbre, ricanant et louchant d'une façon féroce vers quiconque aurait l'audace de passer. Les rives de l'île s'élèvent à pic, sous les branches des cèdres, et il faut tout de suite commencer à grimper, par des escaliers ou des chemins taillés dans le roc. On trouve alors, échelonnées parmi les arbres sévères, des séries de terrasses de marbre, avec leurs brûle-parfums de bronze, et des pagodes sombres au fond desquelles brillent dans l'obscurité d'énormes idoles dorées.

Cette Ile des Jades, position stratégique importante, puisqu'elle domine tous les alentours, vient d'être occupée militairement par une compagnie de notre infanterie de marine.

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Ils n'ont point là d'autre gîte que les pagodes, nos soldats, et point d'autre lit de camp que les tables sacrées; alors, pour pouvoir se faire un peu de place, pour pouvoir s'étendre, la nuit, sur ces belles tables rouges, ils ont doucement mis à la porte la peuplade des petits dieux secondaires qui les encombraient depuis quelques siècles, laissant seulement sur leurs trônes les grandes idoles solennelles. Donc, les voici dehors par centaines, par milliers, alignés comme des jouets sur les terrasses blanches, les pauvres petits dieux encore étincelants, sur qui tombent à présent le soleil et la poussière. Et, dans l'intérieur des temples, autour des grandes idoles que l'on a respectées, avec quels aspects de rudesse les fusils de nos hommes s'étalent, et leurs couvertures grises, et leurs hardes suspendues! Et quelle lourde senteur de tanière ils ont déjà apportée, nos braves soldats, dans ces sanctuaires fermés, sous ces plafonds de laque habitués au parfum du santal et des baguettes d'encens.

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A travers les ramures torturées des vieux cèdres, l'horizon, qui peu à peu se déploie, est un horizon de verdure, aux teintes roussies par l'automne. C'est un bois, un bois infini, au milieu duquel apparaissent seulement, çà et là, comme noyées, des toitures de faïence jaune. Et ce bois, c'est Pékin, Pékin que l'on n'imaginait certainement pas ainsi,—et Pékin vu des hauteurs d'un lieu très sacré, où il semblait que jamais Européen n'aurait pu venir.

Le sol rocheux qui vous porte va toujours diminuant, se rétrécissant, à mesure que l'on s'élève vers le «grand diable de Chine», à mesure que l'on approche de la pointe de ce cône isolé qui est l'Ile des Jades.

Ce matin, aux étages supérieurs, je croise en montant une petite troupe de pèlerins singuliers qui redescendent: des missionnaires lazaristes en costume mandarin et portant la longue queue; en leur compagnie, quelques jeunes prêtres catholiques chinois, qui semblent effarés d'être là, comme si, malgré leur christianisme superposé aux croyances héréditaires, ils avaient encore le sentiment de quelque sacrilège, commis par leur seule présence en un lieu si longtemps défendu.

Tout au pied du donjon qui couronne ces rochers, voici le kiosque de faïence et de marbre où le «grand diable» habite. On est là très haut, dans l'air vif et pur, sur une étroite terrasse, au-dessus d'un déploiement d'arbres à peine voilés aujourd'hui par l'habituel brouillard de poussière et de soleil.

Et j'entre chez le «grand diable», qui est seul hôte de cette région aérienne… Oh! l'horrible personnage! Il est de taille un peu surhumaine, coulé en bronze. Comme Shiva, dieu de la mort, il danse sur des cadavres; il a cinq ou six visages atroces, dont le ricanement multiple est presque intolérable; il porte un collier de crânes et il gesticule avec une quarantaine de bras qui tiennent des instruments de torture ou des têtes coupées.

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Telle est la divinité protectrice que les Chinois font planer sur leur ville, plus haut que toutes leurs pyramidales toitures de faïence, plus haut que leurs tours et leurs pagodes,—ainsi qu'on aurait chez nous, aux âges de foi, placé un christ ou une Vierge blanche. Et c'est comme le symbole tangible de leur cruauté profonde; c'est comme l'indice de l'inexplicable fissure dans la cervelle de ces gens-là, d'ordinaire si maniables et doux, si accessibles au charme des petits enfants et des fleurs, mais qui peuvent tout à coup devenir tortionnaires avec joie, avec délire, arracheurs d'ongles et dépeceurs d'entrailles vives…

Les choses qui me soutiennent en l'air, rochers et terrasses de marbre, dévalent au-dessous de moi, parmi les cimes des vieux cèdres, en des fuites glissantes à donner le vertige. La lumière est admirable et le silence absolu.

Pékin sous mes pieds semblable à un bois!… On m'avait averti de cet effet incompréhensible, mais mon attente est encore dépassée. En dehors des parcs de la «Ville impériale», il ne me paraissait point qu'il y eût tant d'arbres, dans les cours des maisons, dans les jardins, dans les rues. Tout est comme submergé par la verdure. Et même au delà des remparts, qui dessinent dans le lointain extrême leur cadre noir, le bois recommence, semble infini. Vers l'Ouest seulement, c'est le steppe gris, par où j'étais arrivé un matin de neige. Et vers le Nord, les montagnes de Mongolie se lèvent charmantes, diaphanes et irisées, sur le ciel pâle.

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Les grandes artères droites de cette ville, tracées d'après un plan unique, avec une régularité et une ampleur qu'on ne retrouve dans aucune de nos capitales d'Europe, ressemblent, d'où je suis, à des avenues dans une forêt; des avenues que borderaient des maisonnettes drôles, compliquées, fragiles, en carton gris ou en fines découpures de papier doré. Beaucoup de ces artères sont mortes; dans celles qui restent vivantes, la vie s'indique, regardée de si haut, par un processionnement de petites bêtes brunes aplaties sur le sol, quelque chose qui rappelle la migration des fourmis: ces caravanes toujours, qui s'en vont, s'en vont lentes et tranquilles, se disperser aux quatre coins de la Chine immense.

La région directement sous mes pieds est la plus dépeuplée de tout Pékin et la plus muette. Le silence seul monte vers l'affreuse idole et vers moi, qui, de compagnie, nous grisons de lumière, d'air vif et un peu glacé. A peine quelques croassements, perdus, diffusés dans trop d'espace, quand vient à tourbillonner au-dessous de nous un vol d'oiseaux noirs…

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Un semblant de regret se mêle aujourd'hui à mon après-midi de travail dans l'isolement de mon haut palais: regret de ce qui va finir, car je suis maintenant tout près de mon départ. Ce sera du reste une fin sans recommencement possible, car si je revenais plus tard à Pékin, ce palais me serait fermé, ou tout au moins n'y retrouverais-je jamais ma solitude charmante.

Et ce lieu si lointain, si inaccessible, dont il eût semblé insensé autrefois de dire que je ferais ma demeure, m'est devenu déjà tellement familier, ainsi que tout ce qui s'y trouve et ce qui s'y passe! La présence de la grande déesse d'albâtre dans le temple obscur, la visite quotidienne du chat, le silence des entours, l'éclat morne du soleil d'octobre, l'agonie des derniers papillons contre mes vitres, le manège de quelques moineaux qui nichent aux toits d'émail, et la promenade des feuilles mortes, la chute des petites aiguilles balsamiques des cèdres sur les dalles de l'esplanade, sitôt que souffle le vent… Quelle singulière destinée, quand on y songe, m'a fait le maître ici pour quelques jours!…

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Au palais du Nord, c'est déjà bien fini des splendeurs de notre longue galerie. La voici traversée de place en place par des boiseries légères, qui pourraient être enlevées sans peine si jamais l'Impératrice pensait à revenir, mais qui pour le moment la partagent en bureaux et en chambres. Encore quelques bibelots magnifiques dans la partie qui sera le salon du général; ailleurs, tout a été simplifié, et les soieries, les potiches, les écrans, les bronzes, dûment catalogués aujourd'hui, sont allés au Garde-Meuble. Nos soldats ont même apporté dans ces futurs logements de l'état-major, pour les rendre habitables, des sièges européens, trouvés par là dans les réserves du palais,—canapés et fauteuils vaguement Henri II, couverts en peluche vieil or, d'un beau faste d'hôtel garni provincial.

Je pars sans doute demain matin. Et, quand l'heure du dîner nous réunit une fois encore, le capitaine C… et moi, à notre toujours même table d'ébène, nous avons l'un et l'autre un peu de mélancolie à voir combien les choses sont changées autour de nous et combien vite s'est achevé notre petit rêve de souverains chinois…

Lundi 29 octobre.

J'ai retardé mon départ de vingt-quatre heures, afin de rencontrer le général Voyron, qui rentre à Pékin ce soir, et de prendre ses commissions pour l'amiral.

C'est donc un dernier après-midi tout à fait imprévu à passer dans mon haut mirador et une dernière visite du chat, qui ne me retrouvera plus, ni demain ni jamais, à ma place habituelle. D'ailleurs, la température s'abaisse de jour en jour et mon poste de travail bientôt ne serait plus tenable.

Avant que la porte de ce palais se referme derrière moi pour l'éternité, je me promène, en tournée d'adieu, dans tous les recoins étranges des terrasses, dans tous les kiosques maniérés et charmants, où l'Impératrice sans doute cachait ses rêveries et ses amours.

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Quand je vais prendre congé de la grande déesse blanche—le soleil déjà déclinant et les toits de la «Ville violette» déjà baignés dans l'or rouge des soirs—je trouve les aspects changés autour d'elle: les soldats qui gardent en bas la poterne sont montés pour mettre de l'ordre dans sa demeure; ils ont enlevé les mille cassons de porcelaines, de girandoles, les mille débris de vases ou de bouquets, et balayé avec soin la place. La déesse d'albâtre, délicieusement pâle dans sa robe d'or, sourit plus solitaire que jamais, au fond de son temple vide.

Il se couche, le soleil de ce dernier jour, dans de petits nuages d'hiver et de gelée qui donnent froid rien qu'à regarder. Et le vent de Mongolie me fait trembler sous mon manteau tandis que je repasse le Pont de Marbre pour rentrer au palais du Nord,—où le général vient d'arriver, avec une escorte de cavaliers.

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Mardi 30 octobre.

A cheval à sept heures du matin, sous l'inaltérable beau soleil et sous le vent glacé. Et je m'en vais, avec mes deux serviteurs, plus le jeune Chinois Toum, et une petite escorte de deux chasseurs d'Afrique qui m'accompagnera jusqu'à ma jonque. Environ six kilomètres à faire, avant d'être dans la funèbre campagne. Nous devons naturellement d'abord passer le Pont de Marbre, sortir du grand bois impérial. Ensuite, traverser, dans le nuage de poussière noire, tout ce Pékin de ruines, de décombres et de pouillerie, qui est en plein grouillement matinal.

Et enfin, après les portes profondes, percées dans les hauts remparts, voici le steppe gris du dehors, balayé par un vent terrible, voici les énormes chameaux de Mongolie à crinière de lion, qui perpétuellement y défilent en cortège et font nos chevaux se cabrer de peur.

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L'après-midi, nous sommes à Tong-Tchéou, la ville de ruines et de cadavres, qu'il faut franchir dans le silence pour arriver au bord du Peï-Ho. Et là, je retrouve ma jonque amarrée, sous la garde d'un cavalier du train; ma même jonque, qui m'avait amené de Tien-Tsin, mon même équipage de Chinois et tout mon petit matériel de lacustre demeuré intact. On n'a pillé en mon absence que ma provision d'eau pure, ce qui est très grave pour nous, mais si pardonnable, en ce moment où l'eau du fleuve est un objet d'effroi pour nos pauvres soldats! Tant pis! nous boirons du thé bouillant.

A la course, allons chez le chef d'étape régler nos papiers, allons toucher nos rations de campagne au magasin de vivres installé dans les ruines, et vite, démarrons la jonque de la rive infecte qui sent la peste et la mort, commençons de redescendre le fleuve, au fil du courant, vers la mer.

Bien qu'il fasse sensiblement plus froid encore qu'à l'aller, c'est presque amusant de reprendre la vie nomade, de réhabiter le petit sarcophage au toit de natte, de s'enfoncer, à la nuit tombante, dans l'immense solitude d'herbages, en glissant entre les deux rives noires.

Mercredi 31 octobre.

Le soleil matinal resplendit sur le pont de la jonque couvert d'une couche de glace. Le thermomètre marque 8° au-dessous de zéro, et le vent de Mongolie souffle avec violence, âpre, cruel, mais puissamment salubre.

Nous avons pour nous le courant rapide, et, beaucoup plus vite qu'au départ, défilent sous nos yeux les rives désolées, avec leurs mêmes ruines, leurs mêmes cadavres aux mêmes places. Du matin au soir, pour nous réchauffer, nous marchons sur le chemin de halage, courant presque à côté de nos Chinois à la cordelle. Et c'est une plénitude de vie physique; dans ce vent-là, on se sent infatigables et légers.

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Jeudi 1er novembre.

Notre trajet par le fleuve n'aura duré cette fois que quarante-huit heures, et nous n'aurons dormi que deux nuits de gelée sous le toit de nattes minces qui laisse voir par ses mailles le scintillement des étoiles, car vers la fin du jour nous entrons à Tien-Tsin.

Ce Tien-Tsin, où il nous faudra chercher un gîte pour la nuit, s'est repeuplé terriblement depuis notre dernier passage. Nous mettons près de deux heures pour traverser à l'aviron l'immense ville, au milieu d'une myriade de canots et de jonques, les deux rives du fleuve encombrées de foules chinoises qui hurlent, qui s'agitent, achètent ou vendent, malgré l'éboulement des murailles et des toitures.

Vendredi 2 novembre.

Sous le vent de gel et de poussière qui continue de souffler sans pitié, nous arrivons pour midi dans l'horrible Takou, à l'embouchure du fleuve. Mais hélas! impossible de rejoindre l'escadre aujourd'hui: les marées sont défavorables, la barre mauvaise, la mer démontée. Peut-être demain et encore?…

J'avais presque eu le temps de l'oublier, moi, la vie incertaine et pénible que l'on mène ici: perpétuelle inquiétude du temps qu'il va faire; préoccupation pour tel chaland, chargé de soldats ou de matériel, qui risque d'être surpris dehors ou de s'échouer sur la barre; complications et dangers de toute sorte pour ce va-et-vient entre la terre et les navires, pour ce débarquement du corps expéditionnaire,—qui semble peut-être une chose si simple, lorsqu'on y regarde de loin, et qui est un monde de difficultés, dans de tels parages…

Samedi 3 novembre.

En route dès le matin pour l'escadre, par grosse mer. Au bout d'une demi-heure, la sinistre rive de Chine s'est évanouie derrière nous et les fumées des cuirassés commencent d'étendre sur l'horizon leur nuage noir. Mais nous craignons d'être forcés de rebrousser chemin, tant il fait mauvais…

Tout trempé d'embruns, je finis cependant par arriver, et, entre deux lames, je saute à bord du Redoutable,—où mes camarades, qui n'ont pas eu comme moi un intermède de haute chinoiserie, sont à la peine depuis déjà quarante jours.

V

RETOUR A NING-HAI

Environ six semaines plus tard. C'est encore le matin, mais il fait sombre et froid. Après avoir été à Tien-Tsin, à Pékin et ailleurs, où tant d'étranges ou funèbres images ont passé sous nos yeux, nous voici revenus devant Ning-Haï, que nous avions eu le temps d'oublier; notre navire a repris là, au petit jour, son précédent mouillage, et nous retournons au fort des Français.

Il fait sombre et froid; l'automne, très brusque dans ces régions, a ramené des gelées soudaines, et les bouleaux, les saules achèvent de dépouiller leurs feuilles, sous un ciel bas, d'une couleur terne et glacée.

Les zouaves, habitants du fort, qui si gaiement, il y a un mois, s'étaient mis en route pour y succéder à nos matelots, ont déjà laissé dans la terre chinoise quelques-uns des leurs, emportés par le typhus, ou tués par des explosions de torpilles, par des coups de feu. Et nous venons ce matin, avec l'amiral et des marins en armes, rendre les honneurs derniers à deux d'entre eux qui, d'une façon particulièrement tragique, par une lamentable méprise, sont tombés sous des balles russes.

Tout est plus solitaire sur les routes de sable semées de feuilles jaunes. Les cosaques de la plaine ont évacué leurs campements et disparu, de l'autre côté de la Grande Muraille, vers la Mandchourie. C'est fini de l'agitation des premiers jours, fini de la confusion et de l'encombrement joyeux; cela «s'est tassé», comme on dit en marine; chacun a pris ses quartiers d'hiver à la place assignée; quant aux paysans d'alentour, ils ne sont pas revenus, et les villages restent vides, à l'abandon.

Le fort, orné toujours de ses emblèmes chinois, de son écran de pierre et de son monstre, porte à présent un nom très français: il s'appelle le fort «Amiral-Pottier». Et quand nous entrons, les clairons sonnant aux champs pour l'amiral, les zouaves rangés sous les armes regardent avec un respect attendri ce chef qui vient honorer les funérailles de deux soldats.

Les portes franchies, on a tout à coup le sentiment inattendu d'arriver sur un sol de France,—et vraiment on serait en peine de dire par quel sortilège ces zouaves, en un mois, ont fait de ce lieu et de ses proches alentours quelque chose qui est comme un coin de patrie.

Rien de bien changé cependant; ils se sont contentés de déblayer les immondices chinoises, de mettre en ordre le matériel de guerre, de blanchir les logis, d'organiser une boulangerie où le pain sent bon,—et un hôpital où beaucoup de blessés, hélas! et de malades dorment sur des petits lits de camp très propres. Mais tout cela, dès l'abord, sans qu'on sache pourquoi, vous cause une émotion de France retrouvée…

Au milieu du fort, dans la cour d'honneur, devant la porte de la salle où le mandarin trônait, deux voitures d'artillerie, sous le triste ciel d'automne, attendent, dételées. Leurs roues sont garnies de feuillage, et des draps blancs les enveloppent, semés de pauvres petits bouquets qui y tiennent par des épingles: dernières fleurs des jardins chinois d'alentour, maigres chrysanthèmes et chétives roses flétries par la gelée; tout cela, disposé avec des soins touchants et de gentilles gaucheries de soldat, pour les camarades qui sont morts et qui reposent là sur ces voitures, dans des cercueils couverts du pavillon de France.

Et c'est une surprise d'entrer dans cette vaste chambre du mandarin, que les zouaves ont transformée en chapelle.

Chapelle un peu étrange, il est vrai. Aux murs tout blancs de chaux, des vestes de soldats chinois sont clouées en étoiles, réunies en trophées avec des sabres, des poignards, et, sur la nappe blanche de l'autel que des potiches décorent, les flambeaux pour les cierges sont faits d'obus et de baïonnettes;—choses naïves et charmantes, que les soldats savent arranger quand ils sont en exil.

La messe alors commence, très militaire, avec des piquets en armes, avec des sonneries de clairon qui font tomber à genoux les zouaves; messe dite par l'aumônier de l'escadre, dans ses ornements de deuil; messe de mort, pour les deux qui dorment, devant la porte, au vent glacé, sur les fourgons ornés de tardives fleurs. Et, dans la cour, les cuivres un peu assourdis entonnent lentement le «Prélude» de Bach, qui monte comme une prière, dominant ce mélange de patrie et de terre lointaine, de funérailles et de matinée grise…

Ensuite c'est le départ pour un enclos chinois tout proche, aux solides murs de terre battue, dont nous avons fait ici notre cimetière. On attelle des mules aux deux fourgons lourds, et l'amiral lui-même conduit le deuil, par les sentiers de sable où les zouaves forment la haie, présentant les armes.

Le soleil, ce matin, ne percera pas les nuées d'automne, au-dessus de cet enterrement d'enfants de France. Il fait toujours sombre et froid, et les saules, les bouleaux de la morne campagne continuent de semer sur nous leurs feuilles.

Ce cimetière improvisé, au milieu de tout l'exotisme qui l'entoure, a déjà pris lui aussi un air d'être français,—sans doute à cause de ces braves noms de chez nous, inscrits sur les croix de bois des tombes toutes fraîches, à cause de ces pots de chrysanthèmes, apportés par les camarades devant les tristes mottes de terre. Cependant au-dessus du mur qui protège nos morts, ce rempart si voisin, qui monte et se prolonge indéfiniment dans la campagne sous les nuages de novembre, c'est la Grande Muraille de Chine,—et nous sommes loin, effroyablement loin, dans l'exil extrême.

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Maintenant les nouveaux cercueils sont descendus, chacun au fond de sa fosse, continuant ainsi la rangée, qui est déjà longue, de ces jeunes sépultures; tous les zouaves se sont approchés, les files serrées, et leur commandant rappelle en quelques mots comment ces deux-là tombèrent:

C'était aux environs d'ici. La compagnie marchait sans méfiance, dans la direction d'un fort où l'on venait de hisser le pavillon de Russie, quand les balles tout à coup fouettèrent comme une grêle; ces Russes, derrière leurs créneaux, étaient des nouveaux venus qui n'avaient jamais rencontré de zouaves et qui prenaient leurs bonnets rouges pour des calottes de Boxers. Avant que la méprise fût reconnue, nous avions déjà plusieurs des nôtres à terre, sept blessés dont un capitaine, et ces deux morts, dont l'un était le sergent qui agitait notre drapeau pour essayer d'arrêter le feu.

Enfin l'amiral à son tour parle aux zouaves, dont les regards alignés se voilent bientôt de bonnes larmes,—et, quand il s'avance sur le funèbre éboulement de terre pour abaisser son épée vers les fosses béantes, en disant à ceux qui y sont couchés: «Je vous salue en soldat, pour la dernière fois», on entend un vrai sanglot, très naïf et nullement retenu, partir de la poitrine d'un large garçon hâlé qui, dans le rang, n'a pourtant pas l'air du moins brave…

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Le vide pitoyable, à côté de cela, le vide ironique de tant de pompeuses cérémonies sur des tombes officielles, et de beaux discours!

Oh! dans nos temps médiocres et séniles, où tout s'en va en dérision et où les lendemains épouvantent, heureux ceux qui sont fauchés debout, heureux ceux qui tombent, candides et jeunes, pour les vieux rêves adorables de patrie et d'honneur, et que l'on emporte enveloppés d'un humble petit drapeau tricolore,—et que l'on salue en soldat, avec des paroles simples qui font pleurer!…

VI

PÉKIN AU PRINTEMPS

I

Jeudi 18 avril 1901.

Le terrible hiver de Chine, qui nous avait pour quatre mois chassés de ce golfe de Pékin envahi par les glaces, vient de finir, et nous voici de nouveau à notre poste de misère, revenus avec le printemps sur les eaux bourbeuses et jaunes, devant l'embouchure du Peï-Ho.

Aujourd'hui, la télégraphie sans fil, par une série d'imperceptibles vibrations cueillies en haut de la mâture du Redoutable, nous informe que le palais de l'Impératrice, occupé par le feld-maréchal de Waldersee, était en feu cette nuit et que le chef d'état-major allemand a péri dans la flamme.

De toute l'escadre alliée, nous sommes les seuls avertis, et l'amiral aussitôt me donne l'ordre imprévu de partir pour Pékin, où je devrai offrir ses condoléances au maréchal et le représenter aux funérailles allemandes.

Vingt-cinq minutes pour mes préparatifs, emballage de grande et de petite tenue; le bateau qui doit m'emporter à terre ne saurait attendre davantage sans risquer de manquer la marée et de ne pouvoir franchir ce soir la barre du fleuve.

Printemps encore incertain, brise froide et mer remuante. Au bout d'une heure de traversée, je mets pied sur la berge de l'horrible Takou, devant le quartier français où il me faudra passer la nuit.

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Vendredi 19 avril.

La voie ferrée, que les Boxers avaient détruite, a été rétablie, et le train que je prends ce matin me mènera directement à Pékin, pour quatre heures du soir.

Voyage rapide et quelconque, si différent de celui que j'avais fait au début de l'hiver, en jonque et à cheval!

Les pluies du printemps ne sont pas commencées; la verdure frileuse des maïs, des sorghos et des saules, en retard sur ce qu'elle serait dans nos climats, sortie à grand'peine du sol desséché, jette sa nuance hésitante sur les plaines chinoises, saupoudrées de poussière grise et brûlées par un soleil déjà torride.

Et combien cette apparition de Pékin est différente aussi de celle de la première fois! D'abord nous arrivons non plus devant les remparts surhumains de la «Ville tartare», mais devant ceux de la «Ville chinoise», moins imposants et moins sombres.

Et, à ma grande surprise, par une brèche toute neuve dans cette muraille, le train passe, entre en pleine ville, me dépose devant la porte du «temple du Ciel»!—Il en va de même, paraît-il, pour la ligne de Pao-Ting-Fou: l'enceinte babylonienne a été percée, et le chemin de fer pénètre Pékin, vient mourir à l'entrée des quartiers impériaux.—Que de bouleversements inouïs trouvera cet empereur Céleste, s'il revient jamais: les locomotives courant et sifflant à travers la vieille capitale de l'immobilité et de la cendre!…

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Sur le quai de cette gare improvisée, une animation plutôt joyeuse; beaucoup de monde européen, au-devant des voyageurs qui débarquent.

Parmi tant d'officiers réunis là, il en est un que je reconnais sans l'avoir jamais vu, et vers qui spontanément je m'avance: le colonel Marchand, le héros que l'on sait,—arrivé à Pékin en novembre dernier, alors que je n'y étais déjà plus. Et, ensemble, nous partons en voiture pour le quartier général français, où l'hospitalité m'est offerte.

C'est à une lieue environ, ce quartier général, toujours dans ce petit palais du Nord que j'avais connu au temps de sa splendeur chinoise et dont j'avais suivi les premières transformations. Lui-même, le colonel, habite tout auprès, dans le palais de la Rotonde,—et, en causant, nous découvrons que, pour son logis particulier, il a justement choisi, sans le savoir, le même kiosque où j'avais fait mon cabinet de travail, durant ces journées de lumière et de silence, à l'arrière-saison.

Nous nous en allons par la grande voie magnifique des cortèges et des empereurs, par les portes triples percées dans les colossales murailles rouges sous l'écrasement des donjons à meurtrières; par les ponts de marbre, entre les gros lions de marbre au rire affreux, entre les vieux obélisques couleur d'ivoire où perchent des bêtes de rêve.

Et quand, après les cahots, le tapage et les foules, notre voiture glisse enfin librement sur les larges dalles de pierre, dans la relative solitude qu'est la «Ville Jaune», toute cette magnificence, revue ce soir, me paraît plus que jamais condamnée, et son temps plus révolu. Le Pékin impérial, dans son éternelle poussière, se chauffe à ces rayons d'avril, mais sans s'éveiller, sans reprendre vie après son long hiver glacé. Pas une goutte de pluie encore n'est tombée: un sol de poussière, des parcs de poussière.

Les vieux cèdres, noirâtres et poudreux, semblent des momies d'arbres, tandis que le vert des saules monotones commence à peine de poindre timidement, dans l'air comme blanchi de cendre, sous le terrible soleil tout blanc. En haut, vers un ciel clair qui est tissé de lumière et de chaleur, montent les souveraines toitures, les pyramides de faïence couleur d'or, dont l'affaissement de plus en plus s'accuse, et la vétusté, sous les touffes d'herbe et les nids d'oiseau. Les cigognes de Chine, revenues avec le printemps, sont toutes là perchées, en rang sur le faîte prodigieux des palais, sur les précieuses tuiles, parmi les cornes et les griffes des monstres d'émail: petites personnes immobile et blanches, à demi perdues dans l'éblouissement de ce ciel, on dirait qu'elles méditent longuement sur les destructions de la ville, en contemplant à leurs pieds tant de mornes demeures… Vraiment, je trouve que Pékin a vieilli encore depuis mon voyage d'automne, mais vieilli d'un siècle ou deux; cet ensoleillement d'avril l'accable davantage, le rejette d'une façon plus définitive parmi les irrémédiables ruines; on le sent fini, sans résurrection possible.

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Samedi 20 avril.

Ce matin, à neuf heures, sous un soleil torride, ont lieu les funérailles du général Schwarzhof, qui fut l'un des plus grands ennemis de la France, et qui trouva dans ce palais chinois une mort si imprévue, quand sa destinée semblait l'appeler à devenir le chef d'état-major général de l'armée allemande.

Tout le palais n'a pas brûlé, mais seulement la partie superbe où le maréchal et lui habitaient, les appartements aux incomparables boiseries d'ébène et la salle du trône remplie de chefs-d'oeuvre d'art ancien.

Le cercueil a été disposé dans une grande salle épargnée par le feu. Devant la porte, sous le dangereux soleil, se tient le maréchal aux cheveux blancs; un peu accablé, mais gardant sa grâce exquise de gentilhomme et de soldat, il accueille là les officiers qu'on lui présente: des officiers de tout costume et de tout pays, arrivant à cheval, à pied, en voiture, coiffés de claques, de casques ornés d'ailes ou de plumets. Viennent aussi de craintifs dignitaires chinois, gens d'un autre monde, et, dirait-on, d'un autre âge de l'histoire humaine. Et les messieurs en haut de forme de la diplomatie ne manquent pas non plus, apportés comme par anachronisme dans les vieux palanquins asiatiques.

La chinoiserie de la salle est entièrement dissimulée sous des branches de cyprès et de cèdre, cueillies dans le parc impérial par les soldats allemands et par les nôtres; elles tapissent la voûte et les murailles, ces branches, et de plus font la jonchée par terre; elles répandent une odeur balsamique de forêt autour du cercueil, qui disparaît sous les lilas blancs des jardins de l'Impératrice.

Après le discours d'un pasteur luthérien, il y a un choeur d'Hændel, chanté derrière les verdures par de jeunes soldats allemands, avec des voix si fraîches et si faciles que cela repose comme une musique céleste. Et, à travers la grande salle, des pigeons familiers, que l'invasion barbare n'a pas troublés dans leurs habitudes, volent tranquillement au-dessus de nos têtes empanachées ou dorées.

* * * * *

Au son des cuivres militaires, le cortège ensuite se met en marche, pour faire le tour du Lac des Lotus. Sur le parcours, une haie, telle qu'on n'en avait jamais vu, est formée par des soldats de toutes les nations; des Bavarois succèdent à des Cosaques, des Italiens à des Japonais, etc. Parmi tant d'uniformes de couleur plutôt sombre, tranchent les vestes rouges du petit détachement anglais, dont les reflets dans le lac font comme des traînées sanglantes et cruelles,—oh! un tout petit détachement, presque un peu ridicule, à côté de ceux que les autres nations ont envoyés: l'Angleterre, en Chine, s'est surtout fait représenter par des hordes d'Indiens, et chacun sait, hélas! à quelle sorte de besogne ses troupes en ce moment sont ailleurs occupées…

Sous la réverbération fatigante de dix heures du matin, les eaux, qui renversent les images de ces cordons de soldats, reflètent aussi les grands palais désolés, ou les quais de marbre, les kiosques de faïence bâtis çà et là tout au bord dans les herbages; et par endroits les lotus, qui avec le printemps commencent à sortir des vases profondes engraissées de cadavres, montrent à la surface leurs premières feuilles d'un vert teinté de rose.

On s'arrête à une pagode semi-obscure, où le cercueil sera provisoirement laissé. Elle est tellement remplie de feuillage qu'on croirait d'abord entrer dans un jardin de cèdres, de saules et de lilas blancs; mais bientôt les yeux distinguent, derrière et au-dessus de ces verdures, d'autres frondaisons plus rares et plus magnifiques, des frondaisons étincelantes, ciselées jadis par les Chinois pour leurs dieux, en forme de touffes d'érable, de touffes de bambou, et montant comme de hautes charmilles d'or vers les plafonds d'or.

* * * * *

C'est la fin de ces étranges funérailles. Ici, les groupes se divisent, se trient par nations, pour se disperser bientôt dans les allées brûlantes du bois, s'en aller vers les différents palais…

* * * * *

Sous la lumière d'avril, le décor de la «Ville jaune» paraît plus profond, plus vaste que jamais. Et vraiment on se sent confondu devant tout ce factice gigantesque. Combien le génie de ce peuple chinois a été jadis admirable! Au milieu d'une plaine aride, d'un steppe sans vie, avoir créé de toutes pièces et d'un seul coup cette ville de vingt lieues de tour, avec ses aqueducs, ses bois, ses rivières, ses montagnes et ses grands lacs! Avoir créé des lointains de forêt, des horizons d'eau pour donner aux souverains des illusions de fraîcheur! Et avoir enfermé tout cela—qui est cependant si grand qu'on ne le voit pas finir,—l'avoir séparé du reste du monde, l'avoir séquestré, si l'on peut dire ainsi, derrière de formidables murailles!

Ce que les plus audacieux architectes n'ont pu créer, par exemple, ni les plus fastueux empereurs, c'est un vrai printemps dans leur pays desséché, un printemps comme les nôtres, avec les pluies tièdes, avec la poussée folle des graminées, des fougères et des fleurs. Point de pelouses, point de mousses, ni de foins odorants; le renouveau, ici, s'indique à peine par les maigres feuilles des saules, par quelque touffe d'herbe de place en place, ou la floraison, çà et là, d'une espèce de giroflée violette, sur la poussière du sol. Il ne pleuvra qu'en juin, et alors ce sera un déluge, noyant toutes choses…

* * * * *

Pauvre «Ville jaune», où nous cheminons ce matin, sous un soleil de plomb, rencontrant tant de monde, tant de détachements armés, tant d'uniformes, pauvre «Ville jaune» qui fut pendant des siècles fermée à tous, refuge inviolable des rites et des mystères du passé, lieu de splendeur, d'oppression et de silence; quand je l'avais vue en automne, elle gardait un air de délaissement qui lui seyait encore; mais je la retrouve animée aujourd'hui par la vie débordante des soldats de toute l'Europe! Partout, dans les palais, dans les pagodes d'or, des cavaliers «barbares» traînent leurs sabres, ou pansent leurs chevaux, sous le nez des grands bouddhas rêveurs…

* * * * *

Vu aujourd'hui, chez des marchands chinois, un dépôt de ces ingénieuses statuettes en terre cuite qui sont une spécialité de Tien-Tsin. Elles ne figuraient jusqu'à cette année que des gens du Céleste Empire, de toutes les conditions sociales et dans toutes les circonstances de la vie; mais celles-ci, inspirées par l'invasion, représentent les divers «guerriers d'Occident», types et costumes reproduits avec la plus étonnante exactitude. Or, les minutieux modeleurs ont donné aux soldats de certaines nations européennes, que je préfère ne pas désigner, des expressions de colère féroce, leur ont mis en main des sabres au clair ou des triques, des cravaches levées pour cingler.

Quant aux nôtres, coiffés de leur béret de campagne et très Français de visage avec leurs moustaches faites en soie jaune ou brune, ils portent tous tendrement dans leurs bras des bébés chinois. Il y a plusieurs poses, mais toujours procédant de la même idée; le petit Chinois quelquefois tient le soldat par le cou et l'embrasse; ailleurs le soldat s'amuse à faire sauter le bébé qui éclate de rire; ou bien il l'enveloppe soigneusement dans sa capote d'hiver… Ainsi donc, aux yeux de ces patients observateurs, tandis que les autres troupiers continuent de brutaliser et de frapper, le troupier de chez nous est celui qui, après la bataille, se fait le grand frère des pauvres bébés ennemis; au bout de quelques mois de presque cohabitation, voilà ce qu'ils ont trouvé, les Chinois, et ce qu'ils ont trouvé tout seuls, pour caractériser les Français.

Il faudrait pouvoir répandre en Europe les exemplaires de ces différentes statuettes: ce serait pour nous, par comparaison, un bien glorieux trophée rapporté de cette guerre,—et, dans notre pays même, cela fermerait la bouche à nombre d'imbéciles[3].

[Note 3: Peu de jours après, par ordre des commandants supérieurs, les statuettes accusatrices ont été retirées de la circulation et les moules brisés. Seules, les statuettes Françaises sont restées en vente: encore sont-elles devenues fort rares.]

* * * * *

Dans l'après-midi, le maréchal de Waldersee vient au quartier général français. Il se complaît à redire, ce qui est du reste la vérité, que l'incendie a été éteint presque uniquement par nos soldats,—sous la conduite de mon nouvel ami, le colonel Marchand.

En effet, le soir, vers onze heures, étant à songer sur les hautes terrasses de son palais de la Rotonde, le colonel se trouva en bonne place pour voir l'immense gerbe rouge, reflétée dans l'eau, s'élancer superbement de cet amas d'ébène sculptée et de fin laque d'or. Il accourut le premier, avec un détachement de chez nous, et, jusqu'au matin, il put maintenir dix pompes françaises en action, tandis que notre infanterie de marine, sous ses ordres, faisait à coups de hache la part du feu. C'est à lui en outre que l'on doit d'avoir pu retrouver le corps du général Schwarzhof: sur la place exacte où il le savait tombé, il fit constamment diriger une gerbe d'eau, sans laquelle l'incinération eût été complète.

* * * * *

Je vais, le soir, faire visite à monseigneur Favier, qui est tout juste revenu de sa tournée d'Europe, plein de confiance et de projets.

Et comme tout est changé, depuis l'automne, dans la concession catholique! Au lieu de l'accablement et du silence, c'est la vie et la pleine activité. Huit cents ouvriers—presque tous Boxers, affirme l'évêque, avec un beau sourire de défi—travaillent à réparer la cathédrale, qui est emmaillotée du haut en bas dans des échafaudages de bambou. On a tracé alentour des avenues plus larges, planté des allées de jeunes acacias, entrepris mille choses, tout comme si une ère de paix définitive était commencée, les persécutions à jamais finies.

Pendant que je suis à causer avec l'évêque, dans le parloir blanc, le maréchal arrive. Il reparle de l'incendie de son palais, naturellement, et, avec sa délicate courtoisie, il veut bien nous dire que, de tous les souvenirs perdus par lui dans le désastre, ce qu'il regrette le plus, c'est sa croix française de la Légion d'honneur.

II

Dimanche 21 avril.

Ma facile mission terminée, je n'avais plus qu'à reprendre le chemin du Redoutable.

Mais le général a eu la bonté, hier soir, de m'offrir de rester auprès de lui quelques jours encore. Il me propose d'aller visiter les tombeaux des empereurs de la dynastie actuelle, qui sont dans un bois sacré, à une cinquantaine de lieues au sud-ouest de Pékin; tombeaux que l'on n'avait jamais vus avant cette guerre et qu'on ne verra sans doute jamais après. Pour cela, il faut écrire là-bas à l'avance, avertir les mandarins, avertir surtout les commandants des postes français échelonnés sur la route, et c'est presque une petite expédition à organiser; j'ai donc demandé dix jours à l'amiral, qui a bien voulu me les accorder par dépêche, et me voici encore l'hôte de ce palais pour bien plus longtemps que je ne l'aurais cru.

Ce matin dimanche, je vais assister à la grand'messe des Chinois, dans la cathédrale en réparation de monseigneur Favier.

J'entre par le côté gauche de la nef,—qui est le côté des hommes, tandis que toute la partie droite est réservée aux femmes.

L'église, quand j'arrive, est déjà bondée de Chinois et de Chinoises agenouillés, à tout touche, et fredonnant ensemble à mi-voix une sorte de mélopée ininterrompue, comme le bourdonnement d'une ruche immense. On sent fortement le parfum du musc, dont toutes les robes de coton ou de soie sont imprégnées, et aussi une intolérable odeur de race jaune qui ne se peut définir. Devant moi, jusqu'au fond de l'église, des hommes à genoux, tête baissée; des dos par centaines, sur lesquels pendent les longues queues. Du côté des femmes, ce sont des soies vives, une violente bigarrure de couleurs; des chignons lisses et noirs comme de l'ébène vernie, piqués de fleurs et d'épingles d'or.—Et tout ce monde chante, presque à bouche fermée, comme en rêve. Le recueillement est visible, et il est touchant, malgré l'extrême drôlerie des personnages; vraiment ces gens-là prient, et semblent le faire avec humilité, avec ferveur.

* * * * *

Maintenant, voici le spectacle pour lequel j'avoue que j'étais venu: la sortie de la messe,—une occasion unique de voir quelques-unes des belles dames de Pékin, car elles ne se montrent point dans les rues, où ne circulent que les femmes de basses classes.

Et elles étaient bien là deux ou trois cents élégantes, qui commencent de sortir l'une après l'autre avec lenteur, sur leurs pieds trop petits et leurs chaussures trop hautes. Oh! les étranges minois fardés et les étranges atours, émergeant à la file par la porte étroite. Ces coupes de pantalons, ces coupes de tuniques, ces recherches de formes et de couleurs, tout cela doit être millénaire comme la Chine,—et combien c'est loin de nous! on dirait des poupées d'un autre âge, d'un autre monde, échappées des vieux paravents ou des vieilles potiches, pour prendre réalité et vie sous ce beau soleil d'un matin d'avril. Il y a des dames chinoises aux orteils déformés, aux invraisemblables petits souliers pointus; pointus aussi, leurs catogans tout empesés et tout raides, qui se relèvent sur leurs nuques comme des queues d'oiseau. Il y a des dames tartares, de cette aristocratie spéciale qu'on appelle «les huit bannières»; elles ont les pieds naturels, celles-ci, mais leurs mules brodées posent sur des talons plus hauts que des échasses, leur chevelure est étendue, dévidée comme un écheveau de soie noire, sur une longue planchette qu'elles placent en travers, derrière leur tête, et qui leur fait deux cornes horizontales, avec une fleur artificielle à chaque bout.

Peintes à la façon des têtes de cire chez les coiffeurs, bien blanches avec un petit rond bien rose au milieu de chaque joue, on sent qu'elles s'arrangent ainsi par étiquette, par convenance, sans viser le moins du monde à l'illusion.

Elles causent, elles rient discrètement; elles mènent par la main des bébés adorables, qui ont été sages à la messe comme des petits chats en porcelaine, et qu'elles ont coiffés, attifés avec un art tout à fait comique. Beaucoup sont jolies, très jolies même; presque toutes ont l'air réservé, l'air décent, l'air comme il faut.

* * * * *

Et cette sortie a lieu tranquillement, avec des apparences de paix et de joie, dans la pleine sécurité de ces entours, qui furent, il y a si peu de temps, un lieu de massacre et d'horreur. Les portes des enclos sont grandes ouvertes et une avenue toute neuve, bordée de jeunes arbres, est tracée au travers de ces ruines, qui furent récemment un charnier de cadavres. Quantité de charrettes chinoises, aux belles housses de soie ou de coton bleu, sont là qui attendent, sur leurs roues pesantes ornées de cuivre, et toutes les poupées, avec mille cérémonies, y prennent place, s'en vont comme on s'en va d'une fête… Une fois de plus, les chrétiens de la Chine ont gain de cause et ils triomphent librement—jusqu'à la tuerie prochaine.

* * * * *

A deux heures aujourd'hui, suivant la coutume des dimanches, la musique de l'infanterie de marine se met à jouer dans la cour du quartier général,—dans la cour de ce palais du Nord, que j'avais connue remplie de débris étranges et magnifiques, sous le vent glacé d'automne, et qui est à présent si bien déblayée, si bien ratissée, avec un commencement de verdure d'avril aux branches de ses petits arbres.

Il est plutôt triste, ce semblant de dimanche français. Le sentiment de l'exil, que l'on ne perd jamais ici, est avivé plutôt par cette pauvre musique presque sans auditeurs, où ne viennent point de femmes parées ni de bébés joyeux, mais seulement deux ou trois groupes de soldats flâneurs, et quelques malades ou blessés de notre hôpital, aux jeunes figures pâlies, l'un traînant la jambe, l'autre s'appuyant sur une béquille.

Et toutefois on se sent aussi un peu chez nous par instants, autour de cette musique-là; ce va-et-vient de zouaves, de troupiers d'infanterie de marine et de bonnes Soeurs arrive à figurer comme un petit coin de France. Et puis, au-dessus des galeries vitrées, qui encadrent de leurs colonnettes et de leur exotisme cette cour du quartier, monte la flèche gothique de l'église proche, avec un grand drapeau tricolore qui flotte au sommet, bien haut dans le ciel bleu, dominant tout, et protégeant notre petite patrie ici improvisée, au milieu de ce repaire des empereurs de Chine.

* * * * *

Quel changement dans ce palais du Nord, depuis mon passage de l'automne dernier!

En dehors de la partie réservée au général et à ses officiers, toutes les galeries, toutes les dépendances sont devenues des salles d'hôpital pour nos soldats; cela convenait d'ailleurs merveilleusement à un tel usage, ces corps de logis séparés les uns des autres par des cours et élevés sur de hautes assises en granit. Il y a là maintenant près de deux cents lits pour nos pauvres malades, qui y sont installés à ravir, ayant de l'air et de la lumière à discrétion, grâce à tous les vitrages de ces fantaisistes palais. Et les braves Soeurs en cornette blanche trottent menu de côté et d'autre, colportant les potions, les linges bien propres—et les bons sourires.

Le petit parloir de la supérieure—une vieille fille au fin visage desséché qui vient de recevoir la croix devant le front de nos troupes rangées, pour avoir été constamment admirable pendant le siège—son petit parloir badigeonné à la chaux est tout à fait typique et charmant, avec ses six chaises chinoises, sa table chinoise, ses deux aquarelles chinoises de fleurs et de fruits pondues aux murs (toutes choses choisies parmi ce qu'il y avait de plus modeste et de plus discret dans les réserves sardanapalesques de l'Impératrice); et la grande Vierge de plâtre qui y trône à la place d'honneur est entre deux potiches remplies de lilas blanc.

Les lilas blancs! Il y en a de magnifiques touffes fleuries, dans tous les jardins murés de ce palais; eux seuls indiquent joyeusement ici l'avril, le vrai renouveau sous ce déjà brûlant soleil,—et c'est, comme on pense, une aubaine pour les bonnes Soeurs, qui en font de véritables bosquets à leurs Vierges et à leurs saintes, sur leurs petites chapelles naïves.

Tous ces logis de mandarins ou de jardiniers, qui s'en vont là-bas jusque sous les arbres, je les avais connus en plein désarroi, encombrés de dépouilles étranges, d'immondices inquiétantes, et empestant le cadavre: à présent je les retrouve bien nets, bien blanchis à la chaux, n'ayant plus rien de funèbre; les religieuses y ont passé, établissant ici une buanderie, là une cuisine où l'on fait de la bonne soupe pour les convalescents, ailleurs une lingerie où des piles de draps et de chemises pour les malades sentent bon la lessive et sont bien en ordre sur des étagères garnies de papier immaculé…

Du reste, je suis comme le plus simple de nos matelots ou de nos soldats: très enclin à me laisser réconforter et charmer rien que par la vue d'une cornette de bonne Soeur. C'est sans doute une lacune regrettable de mon imagination, mais je vibrerais certainement moins devant le chignon d'une infirmière laïque…

* * * * *

Hors de notre quartier général, le dimanche, en ces temps inouïs pour Pékin, est marqué par la quantité de soldats de toutes armes qui circulent dans les rues.

On a partagé la ville en zones, confiées chacune à l'un des peuples envahisseurs, et on ne voisine guère d'une zone à l'autre; les officiers quelquefois, les soldats presque jamais. Par exception, les Allemands viennent un peu chez nous, et nous chez eux,—puisque l'un des résultats les plus indéniables de cette guerre aura été d'établir une sympathie entre les hommes des deux armées; mais là se bornent les relations internationales de nos troupes.

La partie de Pékin dévolue à la France, et qui a plusieurs kilomètres de tour, est celle que les Boxers pendant le siège avaient le plus détruite, celle qui renfermait le plus de ruines et de solitudes, mais celle aussi où la vie et la confiance ont le plus tôt reparu. Nos soldats sont ceux qui fusionnent le plus gentiment avec les Chinois, les Chinoises, même les bébés chinois. Dans tout ce monde-là, ils se sont fait des amis, et cela se voit de suite à la façon dont on vient à eux familièrement, au lieu de les fuir.

Dans ce Pékin français, la moindre maisonnette à présent a planté sur ses murs un petit pavillon tricolore comme sauvegarde. Beaucoup de gens ont même collé sur leur porte un placard de papier blanc, dû à l'obligeance de quelqu'un de nos troupiers, et sur lequel on lit en grosses lettres d'écriture enfantine: «Nous sommes des Chinois protégés français», ou bien: «Ici, c'est tout Chinois chrétiens.»

Et le moindre bébé en robe, ou tout nu coiffé d'un ruban et d'une queue, a appris à nous faire en souriant le salut militaire quand nous passons.

* * * * *

Au coucher du soleil, les soldats rentrent, les casernes se ferment.
Silence et obscurité partout.

Nuit particulièrement noire aujourd'hui. Vers dix heures, je sors du quartier avec un de mes camarades de l'armée de terre. Une lanterne à la main, nous nous en allons dans le dédale sombre, hélés d'abord çà et là par des sentinelles, puis ne rencontrant plus personne que des chiens effarés, et traversant des ruines, des cloaques, d'ignobles ruelles qui sentent la mort.

Une maison d'aspect très louche est le terme de notre course… Les veilleurs de la porte, qui étaient aux aguets, nous annoncent par un long cri sinistre, et nous nous enfonçons dans une série de détours et de couloirs obscurs. Plusieurs petites chambres, basses de plafond, trop encloses, étouffantes, qu'éclairent de vagues lampes fumeuses; elles ne sont meublées que d'un divan et d'un fauteuil; l'air irrespirable y est saturé d'opium et de musc. Et le patron, la patronne ont bien l'embonpoint et la bonhomie patriarcale qui cadrent avec une telle demeure.

Je prie cependant que l'on ne s'y trompe pas: c'est ici une maison de chant (une des plus vieilles institutions chinoises, tendant à disparaître), et on n'y vient que pour entendre de la musique, dans des nuages de fumée endormeuse.

Avec hésitation, nous prenons place dans une des chambres étroites, sur un matelas rouge, sur des coussins rouges, dont les broderies représentent naturellement des bêtes horribles. La propreté est douteuse et l'excès des senteurs nous gêne. Aux murs tendus de papier, des aquarelles représentent des sages béatifiés parmi des nuées. Dans un coin, une vieille pendule allemande, qui doit habiter Pékin depuis au moins cent ans, bat son tic tac au timbre grêle. On dirait que, dès l'arrivée, notre esprit s'enténèbre au milieu de tant de lourds rêves d'opium qui ont dû éclore sur ce divan, puis rester captifs sous les solives de l'écrasant plafond noir.—Et c'est ici un lieu de fête élégante pour Chinois, un lieu réservé où, avant la guerre, aucun Européen, à prix d'or, n'aurait pu être admis.

Repoussant les longues pipes empoisonnées que l'on nous offre, nous allumons des cigarettes turques, et la musique commence.

C'est d'abord un guitariste qui se présente, un guitariste merveilleux comme il ne s'en trouve qu'à Grenade ou à Séville. Il fait pleurer sur ses cordes des chants d'une tristesse infinie.

Après, pour nous amuser, il imite, toujours sur sa même guitare, le bruit d'un régiment français qui passe: les tambours en sourdine et notre «Marche des zouaves» qui semble sonnée par des clairons dans le lointain.

Paraissent enfin trois petites bonnes femmes, pâlottes et grasses, qui vont nous faire entendre des trios plaintifs, avec des vocalises en mineur dont la tristesse convient aux rêves de la fumée noire. Mais, avant de chanter, l'une des trois, qui est l'étoile, une bizarre petite créature très parée, avec une tiare comme une déesse, en fleurs en papier de riz, s'avance vers moi sur la pointe de ses pieds martyrisés, me tend la main à l'européenne, disant en français, d'un accent un peu créole et non sans une certaine aisance distinguée:

—Bonsoir, colonel!…

Et c'était bien la dernière des choses que j'attendais! Vraiment, l'occupation de Pékin par nos troupes françaises aura été féconde en résultats imprévus…

* * * * *

Lundi 22 avril.

Mon voyage aux tombeaux des Empereurs tarde à s'organiser. Les réponses arrivées au quartier général disent que le pays est moins sûr depuis quelques jours, des bandes de Boxers ayant reparu dans la province, et on attend de nouveaux renseignements pour me laisser partir.

Et je suis allé revoir, à l'ardent soleil printanier d'aujourd'hui, l'horreur des cimetières chrétiens violés par les Chinois.

Le bouleversement y est demeuré pareil, c'est toujours le même chaos de marbres funéraires, d'emblèmes mutilés, de stèles renversées. Les quelques débris humains que les Boxers n'avaient pas eu le loisir de broyer avant leur déroute traînent aux mêmes places; aucune main pieuse n'a osé les ensevelir à nouveau, car, suivant les idées chinoises, ce serait accepter l'injure subie que de les remettre en terre: jusqu'au jour des réparations complètes, ils doivent rester là pour crier vengeance. Rien n'est changé dans ce lieu d'abomination, sauf qu'il ne gèle plus, sauf que le soleil brûle, et que, çà et là, sur le sol poudreux, fleurissent des pissenlits jaunes ou des giroflées violettes.

Quant aux grands puits béants que l'on avait comblés avec des cadavres de torturés, le temps a commencé d'y faire son oeuvre: les martyrs se sont desséchés; le vent a jeté sur eux de la terre et de la poussière; ils ne forment plus qu'un même et compact amas grisâtre, duquel cependant s'élèvent encore des mains, des pieds, des crânes.

Mais, dans l'un de ces puits, sur cette sorte de croûte humaine qui monte à un mètre environ du sol, gît le cadavre d'un pauvre bébé chinois, vêtu d'une petite chemise déchirée et emmailloté d'un morceau de laine rouge;—un cadavre tout frais et peut-être à peine raidi. C'est une petite fille sans doute, car pour les filles seulement, les Chinois ont de ces dédains atroces; nos bonnes Soeurs, le long des chemins, en ramassent ainsi tous les jours,—qu'on a jetées sur des tas de fumier et qui respirent encore. Celle-ci, probablement, a été lancée avant d'être morte,—soit qu'elle fût malade, mal venue, ou de trop dans la famille. Elle gît sur le ventre, les bras en croix, terminés par des menottes de poupée. Le nez, d'où le sang a jailli, est collé sur les débris affreux; un duvet de jeune moineau couvre sa nuque où se promènent les mouches.

* * * * *

Pauvre petite créature, dans son lambeau de laine rouge, avec ses menottes étendues! Pauvre petit visage caché que personne ne retournera jamais, pour le regarder encore, avant la décomposition dernière!…

VII

VERS LES TOMBEAUX DES EMPEREURS

I

Vendredi 26 avril.

C'est enfin aujourd'hui mon départ pour ce bois sacré qui renferme les sépultures impériales.

A sept heures du matin, je quitte le palais du Nord, emmenant mes serviteurs de l'automne dernier, Osman et Renaud, plus quatre chasseurs d'Afrique et un interprète chinois. Nous partons à cheval, sur nos bêtes choisies pour le voyage et qui prendront le chemin de fer avec nous.

D'abord deux ou trois kilomètres à travers Pékin, dans la belle lumière matinale, par les grandes voies magnifiquement désolées, celles des cortèges et des empereurs, par les triples portes rouges, entre les lions de marbre et les obélisques de marbre, jaunis comme de vieux ivoires.

Maintenant, la gare,—et c'est en pleine ville, au pied de la muraille de la deuxième enceinte, puisque les barbares d'Occident ont osé commettre ce sacrilège, de crever les remparts pour faire passer leurs machines subversives.

Embarquement de mes hommes et de mes chevaux. Puis le train file à travers les dévastations de la «Ville chinoise», et longe pendant trois ou quatre kilomètres la colossale muraille grise de la «Ville tartare», qui ne finit plus de se dérouler toujours pareille, avec ses mêmes bastions, ses mêmes créneaux, sans une porte, sans rien qui repose de sa monotonie et de son énormité.

Une brèche dans l'enceinte extérieure nous jette enfin au milieu de la triste campagne.

Et c'est, pendant trois heures et demie, un voyage à travers la poussière des plaines, rencontrant des gares détruites, des décombres, des ruines. D'après les grands projets des nations alliées, cette ligne, qui va actuellement jusqu'à Pao-Ting-Fou, devra être prolongée de quelques centaines de lieues, de façon à réunir Pékin et Hankéou, les deux villes monstres; elle deviendrait ainsi une des grandes artères de la Chine nouvelle, semant à flots sur son passage les bienfaits de la civilisation d'Occident…

* * * * *

A midi, nous mettons pied à terre devant Tchou-Tchéou, une grande ville murée, dont on aperçoit, comme dans un nuage de cendre, les hauts remparts crénelés et les deux tours à douze étages. On se reconnaît à peine à vingt pas, comme par les temps très brumeux du Nord, tant il y a de poussière en suspens partout, sous un soleil terni et jaunâtre, dont la réverbération est cependant accablante.

Le commandant et les officiers du poste français qui occupe Tchou-Tchéou depuis l'automne ont eu la bonté de venir au-devant de moi et m'emmènent déjeuner à leur table, dans la quasi fraîcheur des grandes pagodes un peu obscures où ils sont installés avec leurs hommes. En effet, me disent-ils, la route des tombeaux[4], qui semblait dernièrement si sûre, l'est moins depuis quelques jours; il y a par là, en maraude, une bande de deux cents Boxers qui est venue hier attaquer un des grands villages par où je passerai, et on s'est battu toute la matinée,—jusqu'à l'apparition du détachement français envoyé au secours des villageois, qui a fait envoler les Boxers comme une compagnie de moineaux.

[Note 4: Il s'agit ici non pas des tombeaux des Mings, qui ont été explorés depuis de longues années par tous les Européens de passage à Pékin, mais des tombeaux des empereurs de la dynastie actuelle, dont les abords mêmes avaient toujours été interdits.]

—Deux cents Boxers, reprend le commandant du poste en calculant dans sa tête, voyons, deux cents Boxers: il vous faut au moins dix hommes. Vous avez déjà six cavaliers; je vais, si vous le voulez, vous en ajouter quatre.

Je crois devoir faire alors quelques cérémonies, lui répondre que c'est trop, qu'il me comble. Et, sous le nez des bouddhas qui nous regardent déjeuner, voici que nous nous mettons à rire l'un et l'autre, frappés tout à coup par l'air d'extravagante fanfaronnade de ce que nous disons. En vérité, c'est de la force de:

Paraissez, Navarrois, Maures et Castillans…

Et cependant, dix hommes contre deux cents Boxers, c'est bien tout ce qu'il faut; ils ne sont tenaces et terribles que derrière des murs, ces gens-là; mais, en rase campagne!… Il est fort probable, du reste, que je n'en verrai pas la queue d'un; j'accepte cependant le renfort, quatre braves soldats qui seront ravis de venir là-bas à ma suite; j'accepte d'autant plus que mon passage va prendre ainsi aux yeux des Chinois les proportions d'une reconnaissance militaire, et que cela fera bon effet dans ce moment, paraît-il.

* * * * *

A deux heures, nous remontons à cheval, pour aller coucher à vingt-cinq kilomètres plus loin, dans une vieille ville murée qui s'appelle Laï-Chou-Chien. (Les villes chinoises ont le privilège de ces noms-là; on sait qu'il en est une appelée Cha-Ma-Miaou, et une autre, une très grande, ancienne capitale, Chien-Chien.)

Et nous nous enfonçons, tout de suite disparus, dans le nuage poudreux que le vent chasse sur la plaine, l'immense et l'étouffante plaine. Il n'y a pas d'illusion à se faire, c'est le «vent jaune» qui s'est levé: un vent qui souffle, en général, par périodes de trois jours, ajoutant à la poussière de la Chine toute celle du désert mongol.

Point de routes, mais des ornières profondes, des sentiers en contre-bas de plusieurs pieds, qui n'ont pu se creuser ainsi que par la suite des siècles. Une campagne affreuse, qui depuis le commencement des temps subit des chaleurs torrides et des froids presque hyperboréens. Dans ce sol desséché, émietté, comment donc peuvent croître les blés nouveaux, qui font çà et là des carrés d'un vert bien frais, au milieu des grisailles infinies? Il y a aussi de loin en loin quelques maigres bouquets d'ormeaux et de saules, un peu différents des nôtres, mais reconnaissables cependant, garnis à peine de leurs premières petites feuilles. Monotonie et tristesse; pauvres paysages de l'extrême Nord, dirait-on, mais éclairés par un soleil d'Afrique, un soleil qui se serait trompé de latitude.

A un détour du chemin creux, une troupe de laboureurs qui nous voient tout à coup surgir s'effarent et jettent leurs bêches pour se sauver. Mais l'un d'eux les arrête en criant: «Fanko pink! (Français soldats!) Ce sont des Français, n'ayez pas peur!» Alors ils se courbent à nouveau sur la terre brûlante, continuent paisiblement leur travail, en nous regardant passer du coin de l'oeil.—Et leur confiance en dit déjà très long sur l'espèce un peu exceptionnelle de «barbares» que nos braves soldats ont su être, au cours de l'invasion européenne.

Ces quelques bouquets de saules, clairsemés dans les plaines, abritent presque tous, sous leur ombre très légère, des villages de cultivateurs: maisonnettes en terre et en briques grises; vieilles petites pagodes cornues, qui s'effritent au soleil. Avertis par des veilleurs, les hommes et les enfants, quand nous passons, sortent tous pour nous regarder en silence, avec des curiosités naïves: torses nus, très jaunes, très maigres et très musclés; pantalons en toujours pareille cotonnade bleu foncé. Par politesse, chacun déroule et laisse pendre sur son dos sa longue natte; la garder relevée en couronne serait une inconvenance à mon égard. Point de femmes, elles restent cachées. Avec la terreur en moins, ces gens doivent éprouver les mêmes impressions que jadis les paysans de la Gaule, lorsque passait avec son escorte quelque chef de l'armée d'Attila. En nous, tout les étonne, costumes, armes et visages. Même mon cheval, qui est un étalon arabe, doit leur sembler une grande bête élégante et rare, à côté de leurs tout petits chevaux à grosse tête ébouriffée.—Et les saules frêles, qui tamisent la lumière au-dessus de ces maisons, de ces minuscules pagodes, de ces existences primitives, sèment sur nous le duvet blanc de leur floraison, comme de petites plumes, de petites touffes d'ouate, qui tombent en pluie et se mêlent à l'incessante poussière.

Dans la plaine, qui recommence ensuite, unie et semblable, je me tiens à deux ou trois cents mètres en avant de ma petite troupe armée, pour éviter le surcroît de poussière que soulève le trot de ses chevaux; un nuage gris, derrière moi, quand je me retourne, m'indique qu'elle me suit toujours. Et le vent jaune continue de souffler; nous voici saupoudrés à tel point que nos cheveux, nos moustaches, nos uniformes sont devenus couleur de cendre.

Vers cinq heures apparaît en avant de nous cette vieille ville murée où nous devons passer la nuit. De loin, elle est presque imposante, au milieu de la plaine, avec ses hauts remparts crénelés, de couleur si sombre. De près, sans doute, elle ne sera que ruines, décrépitude, comme la Chine tout entière.

Un cavalier, traînant avec lui son inévitable petit nuage, accourt à ma rencontre: c'est l'officier commandant les cinquante hommes d'infanterie de marine qui, depuis le mois d'octobre, occupent Laï-Chou-Chien. Il m'apprend que le général a eu la très aimable pensée de me faire annoncer comme l'un des grands mandarins de lettres d'Occident: alors le mandarin de la ville va sortir au-devant de moi avec un cortège, et il a convoqué les villages voisins pour une fête qu'il me prépare.

En effet, le voici ce cortège, qui débouche là-bas des vieilles portes croulantes, avec des emblèmes rouges, des musiques, et s'avance dans les champs désolés.

Maintenant il s'arrête pour m'attendre, rangé sur deux files de chaque côté du chemin. Et, suivant le cérémonial millénaire, un personnage s'en détache, un serviteur du mandarin, chargé de me présenter, à cinquante pas en avant, un large papier rouge qui est la carte de visite de son maître. Il attend lui-même, le mandarin craintif, descendu par déférence de sa chaise à porteurs, et debout avec les gens de sa maison. Ainsi qu'on me l'a recommandé, je lui tends la main sans mettre pied à terre; après quoi, dans les tourbillons de la poussière grise, nous nous acheminons ensemble vers les grands murs, suivis de mes cavaliers, et précédés du cortège d'honneur, avec ses musiques et ses emblèmes.

En tête, deux grands parasols rouges entourés de soies retombantes comme des dais de procession; ensuite, un fantastique papillon noir, large comme un hibou éployé, qu'un enfant tient au bout d'une hampe; ensuite encore, sur deux rangs, les bannières, puis les cartouches, en bois laqué rouge, inscrits de lettres d'or. Et, dès que nous sommes en marche, les gongs commencent de sonner lugubrement, à coups espacés comme pour un glas, tandis que les hérauts, par de longs cris, annoncent mon arrivée aux habitants de la ville.

* * * * *

Voici devant nous la porte, qui semble une entrée de caverne; de chaque côté, cinq ou six petites cages de bois sont accrochées, chacune emprisonnant une espèce de bête noire qui ne bouge pas au milieu d'un essaim de mouches, dont on voit la queue passer à travers les barreaux, pendre au dehors comme une chose morte. Qu'est-ce que ça peut être, pour se tenir ainsi roulé en boule et avoir la queue si longue? Des singes?… Ah! horreur! ce sont des têtes coupées! Chacune de ces gentilles cages contient une tête humaine, qui commence à noircir au soleil, et dont on a déroulé à dessein les grands cheveux nattés.

Nous nous engouffrons dans la porte profonde, accueillis par le rictus des inévitables vieux monstres de granit, qui, à droite et à gauche, dressent leurs grosses têtes aux yeux louches. Pour me voir passer, des gens immobiles sont plaqués contre les parois de ce tunnel, à tout touche, grimpés les uns sur les autres: des nudités jaunes, des haillons de coton bleu, de vilaines figures. La poussière emplit et obscurcit ce passage voûté, où nous nous pressons, hommes et chevaux, dans l'enveloppement d'un même nuage.

Et nous voici entrés dans de la vieille Chine provinciale, tout à fait arriérée et ignorée…

II

Ruines et décombres, au dedans de ces murs, ainsi que je m'y attendais, non par la faute des Boxers ni des alliés, car la guerre n'a point passé par là, mais par suite du délabrement, de la tombée en poussière de toute cette Chine, notre aînée de plus de trente siècles.

Et le gong, en avant de moi, continue de sonner lugubrement à coups espacés, et les hérauts continuent de m'annoncer au peuple par de longs cris, dans les petites rues poudreuses, sous le soleil encore brûlant du soir. On aperçoit des terrains vagues, des champs ensemencés. Et çà et là des monstres en granit, frustes, informes, à demi enfouis, la grimace usée par les ans, indiquent où furent jadis des entrées de palais.

Devant une porte que surmonte un pavillon tricolore, mon cortège s'arrête et je mets pied à terre. Là, depuis sept ou huit mois, sont casernés nos cinquante soldats d'infanterie de marine, qui viennent de passer à Laï-Chou-Chien tout un long hiver, séparés du reste du monde par des neiges, par des steppes glacés, et menant une sorte d'existence de Robinsons, au milieu d'ambiances pour eux si déroutantes.

C'est une surprise et une joie d'arriver parmi eux, de retrouver ces braves figures de chez nous, après tous ces bonshommes jaunes qui se pressaient sur la route, dardant leurs petits yeux énigmatiques, et ce quartier français est comme un coin de vie, de gaieté et de jeunesse au milieu de la vieille Chine momifiée.

On voit que l'hiver a été salubre pour nos soldats, car ils ont la santé aux joues. Et ils se sont organisés d'ailleurs avec une ingéniosité comique et un peu merveilleuse, créant des lavoirs, des salles de douches, une salle d'école pour apprendre le français aux petits Chinois, et même un théâtre. Vivant en intime camaraderie avec les gens de la ville, qui bientôt ne voudront plus les laisser partir, ils cultivent des jardins potagers, élèvent des poules, des moutons, des petits corbeaux à la becquée,—voire des bébés orphelins.

Il est convenu que je dois aller dormir chez le mandarin, après avoir soupé au poste français. Et à neuf heures, des lanternes de parade, très chinoisement peinturlurées, grandes comme des tonneaux, viennent me chercher pour me conduire au «yamen».

* * * * *

C'est toujours d'une profondeur sans fin les «yamen» chinois. Dans la nuit fraîche, entre des monstres de pierre, entre des serviteurs rangés en haie, je franchis aux lanternes une enfilade de deux cents mètres de cours, et combien de portiques en ruine, de péristyles aux marches branlantes, avant d'atteindre le logis poussiéreux et vermoulu que le mandarin me destine: un bâtiment séparé, au milieu d'une sorte de préau, parmi de vieux arbres aux troncs difformes. J'ai là, sous des solives enfumées, une grande salle blanchie à la chaux, contenant au milieu, sur une estrade, des sièges comme des trônes; ailleurs de lourds fauteuils d'ébène, et, pour orner les murs, quelques rouleaux de soie éployés, sur lesquels des poésies sont inscrites en caractères mandchoux. Dans l'aile de gauche, une chambrette pour mes deux serviteurs; dans l'aile de droite, une pour moi, avec des carreaux en papier de riz, un très dur couchage sur une estrade et sous des couvertures de soie rouge, enfin un brûle-parfum où se consument des baguettes d'encens. Tout cela est campagnard, naïf et suranné aussi, vieillot même en Chine.

Mon hôte timide, en costume de cérémonie, m'attendait devant la porte et me fait prendre place avec lui sur les trônes du milieu, pour m'offrir le thé obligatoire, dans des porcelaines de cent ans. Puis, avec discrétion, il se hâte de lever la séance et de me souhaiter bonne nuit. En se retirant, il m'invite à ne pas m'inquiéter si j'entends beaucoup de va-et-vient dans mon plafond: il est hanté par les rats. Je ne devrai pas m'inquiéter non plus, si j'entends, derrière mes carreaux de papier, des personnes se promener dans le préau en jouant du claquebois: ce seront les veilleurs de nuit, m'informant ainsi qu'ils ne dorment point et font bonne garde.

—Il y a beaucoup de brigands dans le pays, ajouta-t-il; cependant la cité, si haut murée, ferme ses portes au coucher du soleil; mais des laboureurs, pour aller aux champs avant le jour, ont pratiqué un trou dans les remparts, et les brigands, qui, hélas! en ont eu connaissance, ne se font point faute d'entrer par là.

Et quand il est parti, le mandarin aux longues révérences, quand je suis seul dans l'obscurité de ce logis, au coeur de la ville isolée dont les portes sont garnies de têtes humaines dans des cages, je me sens infiniment loin, séparé du monde qui est le mien par des espaces immenses, et aussi par des temps, par des âges; il me paraît que je vais m'endormir au milieu d'une humanité en retard d'au moins mille ans sur la nôtre.

Samedi 27 avril.

Des chants de coqs, des chants de petits oiseaux sur mon toit m'éveillent dans la vieille chambre étrange, et, à travers le tamisage des carreaux de papier, je devine que le chaud soleil rayonne au dehors.

Osman et Renaud, levés avant moi, viennent alors m'avertir que l'on fait en hâte de grands préparatifs dans les cours du yamen pour me donner une fête,—une fête du matin, puisque je dois remonter à cheval et continuer ma route vers les sépultures impériales aussitôt après le repas de midi.

Cela commence vers neuf heures. A l'ombre d'un portique, dont les boiseries ébauchent des figures grimaçantes, je suis assis dans un fauteuil, à côté du mandarin qui semble effondré sous ses robes de soie. Devant moi, au soleil étincelant, c'est l'enfilade des cours, des autres portiques en silhouettes biscornues et des vieux monstres sur leurs socles. La foule chinoise—toujours les hommes seulement, bien entendu—est là assemblée, dans ses éternels haillons de coton bleu. Le «vent jaune», qui s'était apaisé la nuit, suivant son habitude, recommence de souffler et de blanchir le ciel de poussière. Et les acacias, les saules monotones, qui sont à peu près les seuls arbres répandus dans cette Chine du Nord, montrent çà et là de vieilles ramures grêles, aux petites feuilles à peine écloses, d'un vert encore tout pâle.

* * * * *

Voici d'abord le défilé très lent, très lent d'une musique: beaucoup de gongs, de cymbales, de clochettes, sonnant en sourdine; la mélodie est comme chantée par un mélancolique, et doux, et persistant unisson de flûtes,—de grandes flûtes au timbre grave, dont quelques-unes ont des tuyaux multiples et ressemblent à des gerbes de roseaux. C'est berceur et lointain, exquis à entendre.

Les musiciens maintenant s'asseyent près de nous, en cercle, pour mener la fête. Le rythme tout à coup change, s'accélère; les sonnettes s'agitent, les gongs battent plus fort, et cela devient une danse. Alors, de là-bas, du recul des cours et des vieux portiques, dans la poussière qui s'épaissit, on voit, au-dessus des têtes de la foule, arriver en dansant une troupe de personnages qui ont deux fois la taille humaine, et qui se dandinent, qui se dandinent en mesure, et qui jouent du sistre, qui s'éventent, qui se démènent d'une façon exagérée, névrosée, épileptique… Des géants? Des pantins? Qu'est-ce que ça peut bien être?… Cependant ils arrivent très vite, avec leurs grandes enjambées sautillantes, et les voici devant nous… Ah! des échassiers! Des échassiers prodigieux, plus haut perchés sur leurs jambes de bois que des bergers landais, et bondissant comme de longues sauterelles. Et ils sont costumés, grimés, peints, fardés; ils ont des perruques, de fausses barbes; ils représentent des dieux, des génies tels qu'on en voit dans les vieilles pagodes; ils représentent des princesses aussi, ayant de belles robes de soie brodée, ayant des joues trop blanches et trop roses, et des fleurs artificielles piquées dans le chignon; des princesses tout en longueur, qui s'éventent d'une façon exagérée, en se dandinant toujours, ainsi que la troupe entière, d'un même mouvement régulier, incessant, obsédant comme celui des balanciers de pendule.

Or ces échassiers, paraît-il, sont tout simplement les jeunes garçons d'un village voisin, de braves petits campagnards, formés en société de gymnastique et qui font cela pour s'amuser. Dans les moindres villages de la Chine intérieure, bien des siècles, des millénaires avant que la coutume en soit venue chez nous, les garçons, de père en fils, ont commencé de s'adonner passionnément aux jeux de force ou d'adresse, de fonder des sociétés rivales, les unes d'acrobates, les autres d'équilibristes ou de jongleurs, et d'organiser des concours. C'est pendant les longs hivers surtout qu'ils s'exercent, quand tout est glacé et que chaque petit groupement humain doit vivre seul, au milieu d'un désert de neige.

En effet, malgré les perruques blanches et les vieilles barbes de centenaire, on voit que tout ce monde est jeune, très jeune, avec des sourires enfantins. Elles sourient naïvement, les princesses gentilles et drôles, aux trop longues jambes, qui ont des mouvements si excités d'éventails, et qui dansent, de plus en plus dégingandées, qui se cambrent, qui se renversent, dodelinant de la tête et du torse avec frénésie. Ils sourient naïvement, les vieillards qui ont des figures d'enfant, et qui battent du sistre ou du tambourin comme des possédés. L'unisson persistant des flûtes semble à la longue les ensorceler, les mettre dans un état spécial de démence qui se traduit par l'excès du tic des ours…

A un signal, les voici chacun sur une seule jambe, sur une seule échasse, l'autre jambe relevée, l'autre échasse rejetée sur l'épaule, et, par des prodiges d'équilibre, ils dansent tout de même, ils se dandinent tout de même, plus que jamais, comme des marionnettes dont les ressorts s'affolent, dont le mécanisme va sûrement se détraquer. On apporte alors, en courant, des barrières de deux mètres de haut, et ils les sautent, à cloche-pied, tous, princesses, vieillards ou génies, sans cesser leurs jeux d'éventail ni leurs batteries de tambourin.

Quand enfin, n'en pouvant plus, ils vont s'adosser aux portiques, aux vieux acacias, aux vieux saules, une autre bande toute pareille, sur des jambes aussi longues (les garçons d'un autre village), arrive du fond des cours, en se dandinant, et recommence, sur le même air, une danse semblable; ils reproduisent les mêmes personnages, les mêmes génies, les mêmes dieux à longue barbe, les mêmes belles dames minaudières: dans leurs accoutrements pour nous si inconnus, avec leurs figures si bizarrement grimées, ces danseurs incarnent des rêves mythologiques bien anciens, faits autrefois, dans la nuit des âges, par une humanité infiniment distante de la nôtre,—et tout cela, de génération en génération, se transmet partout le pays d'une manière inchangeable, ainsi que se transmettent toujours, en Chine, les rites, les formes et les choses.

Du reste, dans son étrangeté extrême, cette fête, cette danse demeure très villageoise, très campagnarde, naïve comme un divertissement de laboureurs.

Ils ont fini de sauter leurs barrières. Et à présent on voit poindre, du même là-bas toujours, deux épouvantables bêtes qui marchent de front, une bête rouge et une bête verte. Ce sont deux grands dragons héraldiques, longs d'au moins vingt mètres, dressant la tête, la gueule béante, ayant ces horribles yeux louches, ces cornes, ces griffes que chacun sait. Cela s'avance très vite, comme courant et se tordant au-dessus des épaules de la foule, avec des ondulations de reptile… Mais c'est tout léger, en carton, en étoffe tendue sur des cercles, chaque bête supportée en l'air, au bout de bâtons, par une douzaine de jeunes hommes très exercés, qui savent, par des trucs subtils, donner à l'ensemble l'allure des serpents. Et une sorte de maître de ballet les précède, tenant en main une boule que les porteurs ne perdent pas de vue et dont il se sert, comme un chef d'orchestre de sa baguette, pour guider le tortillement des deux monstres.

D'abord les deux grandes bêtes se contentent de danser devant moi, au son des flûtes et des gongs, dans le cercle de la foule chinoise qui s'est élargi pour leur faire place. Ensuite cela devient tout à fait terrible: elles se battent, tandis que les gongs et les cymbales font rage. Elles s'emmêlent, elles s'enroulent l'une à l'autre, ayant l'air de s'étreindre; on les voit traîner leurs longs anneaux dans la poussière, et puis tout à coup, d'un bond, elles se redressent, comme cabrées, les deux énormes têtes se faisant face, avec un tremblement de fureur. Et le maître de ballet, agitant sa boule directrice, se démène et roule des yeux féroces.

Et la poussière s'épaissit sur la foule, sur les porteurs qu'on ne voit plus; la poussière se lève en nuage, rendant à demi fantastique cette bataille de la bête rouge et de la bête verte. Le soleil brûle comme en pays tropical, et cependant le triste avril chinois, anémié par tant de sécheresse après l'hiver de glace, s'indique à peine ici par la nuance très tendre des quelques petites feuilles apparues aux vieux saules, aux vieux acacias de cette cour…

* * * * *

Après le déjeuner, des mandarins de la plaine, précédés de musiques, arrivent des villages, m'apportent des offrandes pastorales: des paniers de raisins conservés, des paniers de poires, des poules vivantes dans des cages, une jarre de vin de riz. Ils sont coiffés du bonnet officiel d'hiver à plume de corbeau et vêtus de robes de soie sombre, avec, sur le dos et sur la poitrine, un carré de broderie d'or—au milieu duquel est figurée, parmi des nuages, une toujours invariable cigogne s'envolant vers la lune. Presque tous, vieillards desséchés, à barbiche grise, à moustache grise qui retombe. Et, avec eux, ce sont de grands tchinchins, de grandes révérences, de grands compliments; des poignées de main où l'on se sent comme griffé par des ongles trop longs, emmanchés de vieux doigts maigres.

* * * * *

A deux heures, je remonte à cheval, avec mes hommes et je m'en vais à travers les décombres des rues, précédé du même cortège qu'à l'arrivée, les gongs sonnant en glas et les hérauts poussant leurs cris. Derrière moi, suit le mandarin de céans dans sa chaise à porteurs, suivent les compagnies d'échassiers et les deux dragons monstrueux.

Au sortir de la ville, dans le tunnel profond des portes, où la foule est déjà assemblée pour me voir, tout cela s'engouffre avec nous, les princesses aux enjambées de trois mètres, les dieux qui jouent du sistre ou du tambourin, et la bête rouge, et la bête verte. Sous la voûte demi-obscure, au fracas de tous les sistres et de tous les gongs, dans des envolées de poussière noirâtre qui vous aveugle, c'est une mêlée compacte, où nos chevaux se traversent et bondissent, troublés par le bruit, affolés par les deux épouvantables monstres qui ondulent au-dessus de nos têtes…

Après nous avoir reconduits à un quart de lieue des murs, ce cortège enfin nous quitte.

Et nous retrouvons le silence,—dans la plaine brûlante où nous avons à faire vingt kilomètres environ à travers la poussière et le «vent jaune» pour atteindre Y-Tchéou, une autre vieille ville murée qui sera notre étape de ce soir.

Demain seulement, nous arriverons aux tombeaux.

III

La plaine ressemble à celle d'hier, plus verte cependant et un peu plus boisée. Les blés, semés en sillons comme les nôtres, poussent à miracle dans ce sol, qui semble fait de sable et de cendre. D'ailleurs, tout devient moins désolé à mesure qu'on s'éloigne de la région de Pékin pour s'élever, par d'insensibles pentes, vers ces grandes montagnes de l'Ouest, qui apparaissent de plus en plus nettes en avant de nous. Le «vent jaune» aussi souffle moins fort, et, dans les instants où il s'apaise, quand s'abat l'aveuglante poussière, on dirait les campagnes du nord de la France, avec ces sillons partout, ces bouquets d'ormeaux et de saules. On oublie qu'on est au fond de la Chine, sur l'autre versant du monde, on s'attend à voir, dans les sentiers, passer des paysans de chez nous… Mais les quelques laboureurs courbés vers la terre ont sur la tête de longues nattes relevées en couronnes, et leurs torses nus sont comme teints au safran.

Tout est paisible, dans ces champs inondés de soleil, dans ces villages bâtis à l'ombre légère des saules. En somme, les gens ici vivaient heureux, cultivant à la façon primitive le vieux sol nourricier, et régis par des coutumes de cinq mille ans. A part les exactions peut-être de quelques mandarins—et encore est-il beaucoup de mandarins débonnaires,—ces paysans chinois en étaient presque restés à l'âge d'or, et je ne me représente pas ce que seront pour eux les joies de cette «Chine nouvelle» rêvée par les réformateurs d'Occident. Jusqu'à ce jour, il est vrai, l'invasion ne les a guère troublés, ceux-ci; dans cette contrée que nous Français occupons seuls, nos troupes n'ont jamais eu d'autre rôle que de défendre les villageois contre les bandes de Boxers pillards; le labour, les semailles, tous les travaux de la terre ont été faits tranquillement en leur saison,—et il est impossible ne n'être pas frappé de la différence avec certaines autres contrées, que je ne puis trop désigner, où c'est le régime de la terreur et où les champs sont restés en friche, redevenus des steppes déserts.

* * * * *

Vers quatre heures et demie du soir, sur le fond découpé des montagnes qui commencent de beaucoup grandir à nos yeux, une ville nous apparaît comme hier, d'un premier aspect formidable avec ses hauts remparts crénelés. Comme hier aussi, un cavalier arrive au-devant de moi: le capitaine qui commande le poste d'infanterie de marine installé là depuis l'automne.

Des veilleurs, du haut des murs, nous avaient devinés de loin, au nuage de poussière soulevé par nos chevaux dans la plaine. Et, dès que nous approchons, nous voyons sortir des vieilles portes le cortège officiel qui vient à ma rencontre: mêmes emblèmes qu'à Laï-Chou-Chien, même grand papillon noir, mêmes parasols rouges, mêmes cartouches et mêmes bannières; tout cérémonial en Chine est réglé depuis des siècles par une étiquette invariable.

Mais les gens qui me reçoivent aujourd'hui sont beaucoup plus élégants et sans doute plus riches que ceux d'hier. Le mandarin, qui est descendu de sa chaise à porteurs pour m'attendre au bord de la route, après m'avoir fait remettre à cent pas de distance sa carte de visite sur papier écarlate, se tient au milieu d'un groupe de personnages en somptueuses robes de soie; lui-même est un grand vieillard distingué, qui porte à son chapeau la plume de paon et le bouton de saphir. Et la foule est énorme pour me voir faire mon entrée, au son funèbre du gong, aux longs gémissements des crieurs. Des figures garnissent le faîte des remparts, regardant entre les créneaux avec de petits yeux obliques, et jusque dans l'épaisseur des portes, il y a des bonshommes à torse jaune plaqués en double haie contre les parois. Mon interprète cependant me confesse qu'on est généralement déçu: «Si c'est un lettré, demandent les gens, pourquoi s'habille-t-il en colonel?» (On sait le dédain chinois pour le métier des armes.) Mon cheval seul relève un peu mon prestige; assez fatigué par la campagne, ce pauvre cheval d'Algérie, mais ayant encore du port de tête et du port de queue lorsqu'il se sent regardé, et surtout lorsque le gong résonne à ses oreilles.

* * * * *

Y-Tchéou, la ville où nous voici enfermés dans des murs de trente pieds de haut, contient encore une quinzaine de mille habitants, malgré ses espaces déserts et ses ruines. Et il y a grande affluence de monde sur notre parcours, dans les petites rues, devant les petites échoppes anciennes où s'exercent des métiers antédiluviens.

C'est d'ici même qu'est parti, l'année dernière, le terrible mouvement de haine contre les étrangers, c'est dans une bonzerie de la montagne voisine que la guerre d'extermination a été d'abord prêchée, et tous ces gens qui m'accueillent si bien ont été les premiers Boxers; ardemment ralliés pour l'instant à la cause française, ils décapitent volontiers ceux des leurs qui n'ont pas transigé et mettent les têtes dans ces petites cages dont les portes de leur ville sont garnies; mais, si le vent tournait demain, je me verrais déchiqueté par eux au son de ferraille de leurs mêmes gongs, et avec le même entrain qu'ils mettent à me recevoir.

Quand j'ai pris possession du logis qui m'est destiné, tout au fond de la résidence mandarine—au bout d'une interminable avenue de vieux portiques et de vieux monstres gardiens qui me montrent leurs crocs dans des sourires de tigre,—une demi-heure de jour me reste encore, et je vais faire visite à un jeune prince de la famille impériale, détaché à Y-Tchéou pour le service des vénérables tombeaux.

D'abord, la mélancolie de son jardin, par ce crépuscule d'avril. C'est entre des murs de briques grises; c'est très fermé, au milieu de la ville déjà si murée. Grises aussi, les rocailles dessinant les petits carrés, les petits losanges où fleurissent de larges pivoines rouges, violettes ou roses qui sont très odorantes, contrairement à celles de chez nous, et qui remplissent ce soir le triste enclos d'un excès de senteurs. Il y a aussi des rangées de petits bassins en porcelaine, où habitent de minuscules poissons monstres: poissons rouges ou poissons noirs, empêtrés dans des nageoires et des queues extravagantes qui leur font comme des robes à falbalas; poissons chez lesquels on est arrivé à produire, par je ne sais quelle mystérieuse culture, des yeux énormes et effrayants qui leur sortent de la tête comme ceux des dragons héraldiques. Les Chinois, qui torturent les pieds des femmes, déforment aussi les arbres pour qu'ils restent nains et bossus, les fruits pour qu'ils aient l'air d'animaux, et les animaux pour les faire ressembler aux chimères de leurs rêves.

Il fait déjà sombre dans l'appartement du prince, qui donne sur ce petit jardin de prison, et on n'y aperçoit d'abord en entrant qu'un flot de soies rouges: les longs baldaquins retombants de plusieurs «parasols d'honneur», ouverts et plantés debout sur des pieds en bois. Un air lourd, trop saturé d'opium et de musc. De profonds divans rouges, sur lesquels traînent des pipes d'argent, pour fumer ce poison dont la Chine est en train de mourir. Le prince, vingt ou vingt-deux ans, d'une laideur maladive avec deux yeux qui divergent, est parfumé à l'excès, et vêtu de soies tendres, dans des gammes qui vont du mauve au lilas.

* * * * *

Ce soir, chez le mandarin, dîner auquel assistent le commandant du poste français, le prince, deux ou trois notables et un de mes «confrères», un membre de l'Académie de Chine, mandarin à bouton de saphir.

Assis dans de lourds fauteuils carrés, nous sommes six ou sept, autour d'une table que garnissent d'étranges et exquises petites porcelaines des vieux temps, petites, petites comme pour une dînette de poupées. Des cires rouges nous éclairent, allumées dans de hauts chandeliers de cuivre.

Depuis ce matin, la province entière a quitté par ordre le bonnet hivernal pour prendre le chapeau d'été, conique en forme d'abat-jour de lampe, sur lequel retombent des touffes de crins rouges ou, suivant la dignité du personnage, des plumes de paon et de corbeau. Or, il est de bon ton de dîner coiffé,—et cela fait tout de suite Chine de paravent, les chapeaux de ce style.

Quant aux dames de la maison, elles demeurent invisibles, hélas! et il serait de la dernière inconvenance de les demander ou même d'y faire allusion.—(On sait d'ailleurs qu'un Chinois obligé de parler de sa femme ne doit la désigner que d'une manière indirecte, et autant que possible par un qualificatif sévèrement dénué de toute galanterie, comme par exemple: «mon horripilante» ou «ma nauséabonde».)

* * * * *

Le dîner commence par des prunelles confites et quantité de sucreries mignardes, que l'on mange avec des petites baguettes. Il s'excuse, le mandarin, de ne pouvoir m'offrir des nids d'hirondelle de mer: Y-Tchéou est un pays si perdu, si loin de la côte, il est si difficile de s'y procurer ce qu'on veut! En revanche, voici un plat d'ailerons de requin, un autre de vessies de cachalot, un autre encore de nerfs de biche, et puis des ragoûts de racines de nénufar aux oeufs de crevette.

Dans la salle blanche au plafond noir—dont les murs sont ornés d'aquarelles, sur longues bandes de papier précieux, représentant des bêtes ou des fleurs monstrueuses—l'inévitable odeur de l'opium et du musc se mêle au fumet des sauces étranges. Autour de nous s'empressent une vingtaine de serviteurs coiffés comme leurs maîtres et vêtus de belles robes de soie avec corselet de velours. A ma droite, mon «confrère» de l'Académie de Chine me dit des choses de l'autre monde. Il est vieux et entièrement desséché par l'abus de la fumée mortelle; sa petite figure réduite à rien disparaît sous le cône de son chapeau et sous les deux ronds de ses grosses lunettes bleues.

—Est-il vrai, me demande-t-il, que l'empire du Milieu occupe le dessus de la boule terrestre, et que l'Europe s'accroche péniblement penchée sur le côté?

Il paraît qu'il possède au bout de son pinceau plus de quarante mille caractères d'écriture et qu'il est capable, sur n'importe quel sujet, d'improviser des poésies suaves. De temps à autre, je vois avec terreur son petit bras de squelette sortir de ses belles manches pagodes et s'allonger vers les plats; c'est pour y cueillir, avec sa propre fourchette à deux dents, quelque bouchée de choix qu'il me destine,—et cela m'oblige à de continuels et difficiles escamotages sous la table pour ne point manger ces choses.

Après les mets saugrenus et légers, paraissent des canards désossés, et puis des viandes, qui doivent se succéder de plus en plus copieuses, jusqu'à l'heure où les convives déclarent que vraiment cela suffit. Alors, on apporte les pipes d'opium et les cigarettes,—et voici l'instant de monter en palanquin pour aller à la fête nocturne que l'on m'a préparée.

Dehors, dans la longue avenue des portiques et des monstres, où il fait nuit étoilée, tous les serviteurs du yamen nous attendent avec de grandes lanternes en papier, peintes de chauves-souris et de chimères. Et une centaine d'aimables Boxers sont là aussi, tenant des torches pour nous éclairer mieux. Nous montons chacun dans un palanquin, et les porteurs nous enlèvent au trot, tandis que toutes ces torches flambantes courent à nos côtés, et que les gongs, courant de même, commencent, en avant de notre cortège, leur fracas de bataille.

Très vite, pendant cette course, très vite défilent, éclairées par toutes ces lueurs dansantes, les petites échoppes encore ouvertes, les figures chinoises encore attroupées pour nous voir, et les grimaces de tous les monstres de pierre échelonnés sur la route.

* * * * *

Au fond d'une immense cour, un bâtiment neuf sur la porte duquel se lit, à la lueur des torches, cette inscription stupéfiante: «Parisiana d'Y-Tchéou!»… Des «Parisiana» dans cette ville ultra-chinoise qui jusqu'à l'automne dernier n'avait jamais vu d'Européens approcher ses murs!… C'est là que nos porteurs s'arrêtent, et c'est le théâtre improvisé cet hiver par nos soixante hommes d'infanterie de marine pour occuper leurs veillées glaciales.

J'ai promis d'assister à une représentation de gala que ces grands enfants donnent pour moi ce soir.—Et, de tant de réceptions charmantes que l'on a bien voulu me faire çà et là par le monde, aucune ne m'a ému plus que celle de ces soldats, exilés en un coin perdu de la Chine. Leurs discrets sourires d'accueil, les quelques mots que l'un d'eux s'est chargé de me dire, de leur part à tous, sont plus touchants que nombre de banquets et de discours, et je serre de bon coeur les braves mains qui n'osaient pas se tendre vers la mienne.

Afin que je garde un souvenir de leur hospitalité d'un soir à Y-Tchéou, ils se sont cotisés pour me faire un cadeau très local, un de ces parasols de soie rouge à long baldaquin retombant qu'il est d'usage en Chine de promener en avant des bonshommes de marque. Et, si encombrante que soit la chose, même repliée, il va sans dire que je l'emporterai précieusement en France.

Ensuite ils me remettent un programme illustré, sur lequel le nom de chaque acteur figure suivi d'un litre pompeux: M. le soldat un tel, de la Comédie-Française, ou bien: M. le caporal un tel, du théâtre Sarah-Bernhardt. Et nous prenons place.—C'est un vrai théâtre qu'ils ont fabriqué là, avec une scène surélevée, une rampe et un rideau.

Dans des fauteuils chinois qu'ils ont placés au premier rang, leur capitaine s'assied auprès de moi, et puis le mandarin, le prince du sang et deux ou trois notables à longues queues. Derrière nous, les sous-officiers et les soldats; quelques bébés jaunes, en toilette de cérémonie, se glissent aussi parmi eux, familièrement, ou même s'installent sur leurs genoux: les élèves de leur école.—Car ils ont fondé une école, comme ceux de Laï-Chou-Chien, pour apprendre le français aux enfants du voisinage. Et un sergent m'en présente un impayable de six ans tout au plus, qui s'est mis pour la circonstance en belle robe, sa petite queue toute courte et toute raide, nouée d'une soie rouge, et qui sait me réciter le commencement de «Maître corbeau sur un arbre perché» d'une grosse voix, en roulant les yeux tout le temps.

* * * * *

Les trois coups, et le rideau se lève. C'est d'abord un vaudeville, de je ne sais qui, mais certainement très retouché par eux, avec une drôlerie imprévue, à laquelle on ne résiste pas. Inénarrables sont les dames, les belles-mères, qui ont des chevelures en étoupe… Ensuite, se succèdent les scènes comiques et les chansons de «Chat Noir». Les invités chinois, sur leurs fauteuils en forme de trône, demeurent impassibles comme des bouddhas de pagode; cette gaieté si française, quels aspects peut-elle bien prendre pour leurs cervelles d'Extrême Asie?…

Avant que soient épuisés les derniers numéros du programme, on entend au dehors le tonnerre soudain des gongs, le cliquetis des sistres et des cymbales, toutes les ferrailles de la Chine. Et c'est le prélude de la fête que le mandarin a voulu m'offrir, fête qui aura lieu dans la cour même du quartier, et à laquelle assisteront naturellement tous nos soldats.

Les lanternes à profusion illuminent cette cour, avec les torches fumantes d'une centaine de Boxers.

Il y a d'abord, menée par les flûtes graves, une danse d'échassiers, au dandinement d'ours. Ensuite donnent à tour de rôle toutes les sociétés de gymnastique de la région voisine. De petits paysans d'une dizaine d'années, costumés en seigneurs des anciennes dynasties, font un simulacre de bataille, sautent comme de jeunes chats; prodigieux tous de légèreté et de vitesse, avec leurs grands sabres qui tournent en moulinets. Viennent à présent les garçons d'un autre village, qui jettent en hâte leurs vêtements et se mettent à faire tourner des fourches autour de leurs corps; par des coups de poing, des coups de pied imperceptibles, ils les font tourner si vite, que bientôt ce ne sont plus des fourches à nos yeux, mais des espèces de serpents sans fin qui leur enlacent furieusement la poitrine. Puis, en un tour de main, plus vite que dans les cirques les mieux machinés, une barre fixe est dressée devant moi, et des acrobates le torse nu, superbement musclés, font des tours; ce sont les gens du mandarin, ceux-là, les mêmes qui tout à l'heure nous servaient à table, en si belles robes de soie.

Et toujours le fracas des gongs, l'incantation des flûtes, la flamme fumeuse des torches.

* * * * *

Pour finir, un feu d'artifice, très long, très bruyant. Quand les pièces éclatent en l'air, au bout d'invisibles tiges de bambou, des pagodes en papier mince et lumineux se déploient sur le ciel étoilé, édifices de rêve chinois, tremblants, impondérables, qui tout de suite s'enflamment et s'évanouissent en fumée.

* * * * *

Par les petites rues sinistres, maintenant endormies, nous rentrons tard, au trot de nos porteurs, escortés des mille lumières dansantes de nos torches et de nos lanternes.

Vers minuit, me voici seul, au fond du yamen, dans mon logis séparé dont l'avenue est surveillée par les immobiles bêtes accroupies. Sur ma table du milieu, on a posé un souper de toutes les variétés de gâteaux connus en Chine. Des arbres fruitiers, fleuris et encore sans feuilles, décorent mes consoles; des arbres nains, bien entendu, poussés dans des vases de porcelaine et longuement torturés, jusqu'à devenir invraisemblables: un petit poirier a pris la forme régulière d'une sorte de lyre en fleurs blanches, un petit pêcher ressemble à une couronne de fleurs roses. A part ces fraîches floraisons de printemps, tout est vieux dans ma chambre, déjeté, vermoulu; et, par les trous du plafond jadis blanc, passent les museaux d'innombrables rats qui me suivent des yeux.

Couché dans mon grand lit, dont les sculptures représentent d'horribles bêtes, dès que j'ai soufflé ma lumière, je les entends descendre, tous ces rats, secouer les fines porcelaines de ma table et grignoter mes pâtisseries. Et bientôt, au milieu du silence de plus en plus profond des entours, les veilleurs de nuit, qui se promènent d'un pas feutré, commencent à jouer discrètement du claque-bois.

* * * * *

Dimanche 28 avril.

Promenade matinale chez les ciseleurs d'argent,—une spécialité d'Y-Tchéou. Ensuite, dans la partie tout à fait morte de la ville, à une antique pagode demi-croulée sur le sol de cendre, au milieu de fantômes d'arbres qui n'ont plus que l'écorce; le long de ses galeries sont représentés les supplices de l'enfer bouddhique: quelques centaines de personnages de grandeur naturelle, en bois tout rongé de vermoulure, se débattent contre des diables qui s'empressent à leur étirer les entrailles ou à les brûler vifs.

* * * * *

A neuf heures, je remonte à cheval avec mes hommes, pour faire avant midi les quinze ou dix-huit kilomètres qui me séparent encore de ces mystérieuses sépultures d'empereurs, puis rentrer ce soir même à Y-Tchéou, et demain me remettre en route pour Pékin.

Nous prenons pour nous en aller la porte opposée à celle par où nous étions entrés hier.—Nulle part encore nous n'avions vu tant de monstres que dans cette ville si vieille; leurs grosses figures ricanantes sortent partout de la terre où le temps les a presque enfouis; il en apparaît aussi de tout entiers, accroupis sur des socles, gardant l'entrée des ponts de granit ou bien faisant cercle dans les carrefours.

Au sortir de la ville, une pagode de mauvais aloi, aux murs de laquelle s'accrochent des petites cages contenant des têtes humaines fraîchement tranchées. Et nous nous trouvons de nouveau dans les champs silencieux, sous l'ardent soleil.

* * * * *

Le prince nous accompagne, montant un poulain mongol ébouriffé comme un caniche; auprès de nos costumes plutôt rudes, de nos bottes poudreuses, contrastent ses soies roses, ses chaussures de velours, et il laisse derrière lui dans la plaine sa traînée de musc.

IV

Le pays s'élève en pente douce vers la chaîne des montagnes mongoles qui, toujours en avant de nous, grandissent rapidement dans notre ciel. Les arbres se font de moins en moins rares, l'herbe croît par place sans qu'on l'ait semée, et ce n'est bientôt plus le triste sol de cendre.

Autour de nous, il y a maintenant des coteaux à la cime pointue, au dessin tourmenté, et çà et là, sur les bizarres petits sommets, des vieilles tours sont perchées,—de ces tours à dix ou douze étages qui font tout de suite décor chinois, avec la superposition de leurs toits courbes aux angles retroussés en manière de corne, une cloche éolienne à chaque bout.

Et l'air de plus en plus se purifie de son nuage de poussière,—à mesure que l'on s'approche de la région, sans doute privilégiée, qui a été choisie pour le repos des empereurs et des impératrices Célestes.

Après le douzième kilomètre environ, halte dans un village, pour déjeuner chez un grand prince, d'un rang beaucoup plus élevé que celui qui chevauche avec nous: oncle direct de l'Empereur, celui-là, en disgrâce auprès de la Régente dont il fut le favori, et préposé aujourd'hui à la haute surveillance des sépultures. Étant en deuil austère, il s'habille de coton comme un pauvre, et cependant ne ressemble pas à tout le monde. Il s'excuse de nous recevoir dans le délabrement d'une vieille maison quelconque, les Allemands ayant mis le feu à son yamen, et il nous offre un déjeuner très chinois, où reparaissent des ailerons de requin et des nerfs de biche,—tandis que les plates figures sauvages des paysans d'alentour nous regardent par les trous de nos carreaux en papier de riz, crevés du toutes parts.

Aussitôt après la dernière tasse de thé, nous remontons à cheval, pour voir enfin ces tombeaux qui sont à présent là tout près, et vers lesquels nous cheminons depuis déjà plus de trois jours. Mon «confrère» de l'Académie de Pékin, qui nous a rejoints, toujours avec ses grosses lunettes rondes, son petit corps d'oiseau sec perdu dans ses belles robes de soie, nous accompagne aussi cahin-caha sur une mule.

Pays de plus en plus solitaire. Fini, les champs; fini, les villages. Le chemin pénètre au milieu de collines—qui sont revêtues d'herbe et de fleurs!—et c'est une surprise, un enchantement pour nos yeux déshabitués, cela semble un peu édénique, après toute cette Chine poudreuse et grise où nous venons de vivre, et où ne verdissait que le blé des sillons. La perpétuelle poussière du Petchili, nous l'avons décidément laissée derrière nous; sur les plaines en contre-bas, nous l'apercevons, comme un brouillard dont nous serions enfin délivrés.

Nous nous élevons toujours, arrivant aux premiers contreforts de la chaîne mongole. Voici, derrière une muraille de terre, un immense camp de Tartares; au moins deux mille hommes, armés de lances, d'arcs et de flèches: les gardiens d'honneur des souverains défunts.

La pureté des horizons, dont nous avions presque perdu le souvenir, est ici retrouvée. Ces montagnes de Mongolie, semble-t-il, viennent soudainement de se rapprocher, comme si d'elles-mêmes elles s'étaient avancées; très rocheuses, avec des escarpements étranges, des pointes comme des donjons ou des tours de pagode, elles sont d'un beau violet d'iris au-dessus de nos têtes. Et, en avant de nous, de tous côtés, commencent de paraître des vallonnements boisés, des forêts de cèdres.

Il est vrai, ce sont des forêts factices,—mais déjà si vieilles,—plantées il y a des siècles, pour composer le parc funéraire, de plus de vingt lieues de tour, où dorment quatre empereurs tartares.

* * * * *

Nous entrons dans ce lieu de silence et d'ombre, étonnés qu'il ne soit enclos d'aucune muraille, contrairement aux farouches usages de la Chine. Sans doute, en cette région très isolée, on l'a jugé suffisamment défendu par la terreur qu'inspirent les Mânes des Souverains,—et aussi par un édit général de mort, rendu d'avance contre quiconque oserait ici labourer un coin de terre ou seulement l'ensemencer.

C'est le bois sacré par excellence, avec tout son recueillement et son mystère… Quels merveilleux poètes de la Mort sont ces Chinois, qui lui préparent de telles demeures!… On serait tenté dans cette ombre de parler bas comme sous une voûte de temple; on se sent profanateur en foulant à cheval ce sol, vénéré depuis des âges, dont le tapis d'herbes fines et de fleurettes de printemps semble n'avoir été violé jamais. Les grands cèdres, les grands thuyas centenaires, parfois un peu clairsemés sur les collines ou dans les vallées, laissent entre eux des espaces libres où ne croissent point de broussailles; sous la colonnade de leurs troncs énormes, rien que de courtes graminées, de très petites fleurs exquises, et des lichens, des mousses.

Cette poussière, qui obscurcissait le ciel des plaines, ne monte sans doute jamais jusqu'à cette région choisie, car le vert magnifique des arbres n'en est nulle part terni. Et, dans cette solitude superbe que les hommes d'ici ont faite aux Mânes de leurs maîtres, quand le chemin nous fait passer par quelque clairière, ou sur quelque hauteur, les lointains qui se découvrent sont d'une limpidité absolue; une lumière paradisiaque tombe alors sur nous, d'un profond ciel discrètement bleu, rayé par des bandes de petits nuages d'un gris rose de tourterelle; dans ces moments-là, on aperçoit aussi, au loin, de somptueuses toitures, d'un émail jaune d'or, qui s'élèvent parmi les ramures si sombres, comme des palais de belles-au-bois-dormant…

Personne dans ces chemins ombreux. Un silence de désert. A peine, de temps à autre, le croassement d'un corbeau,—trop funèbre, à ce qu'il semble, pour les tranquilles enchantements de ce lieu, où la Mort a dû, avant d'entrer, dépouiller son horreur, pour demeurer seulement la Magicienne des repos qui ne finiront plus.

Par endroits, les arbres sont alignés en quinconces, formant des allées qui s'en vont à perte de vue dans la nuit verte. Ailleurs, ils ont été semés sans ordre; on dirait qu'ils ont poussé d'eux-mêmes comme les plantes sauvages, et on se croirait en simple forêt. Mais des détails cependant viennent rappeler que le lieu est magnifique, impérial et sacré; le moindre pont, jeté sur quelque ruisseau qui traverse le chemin, est de marbre blanc, d'un dessin rare; couvert de précieuses ciselures; ou bien quelque bête héraldique, accroupie à l'ombre, vous lance au passage la menace de son rire féroce; ou bien encore un obélisque de marbre, enroulé de dragons à cinq griffes, se dresse inattendu, dans sa neigeuse blancheur, sur le fond obscur des cèdres.

* * * * *

Dans ce bois de vingt lieues de tour, il y a seulement quatre cadavres d'empereurs; on y ajoutera celui de l'Impératrice Régente, dont le mausolée est depuis longtemps commencé, ensuite celui du jeune empereur son fils, qui a fait marquer sa place élue d'une stèle en marbre gris[5]. Et ce sera tout. Les autres souverains, passés ou à venir, dorment ou dormiront ailleurs, dans d'autres édens—du reste aussi vastes, aussi merveilleusement composés. Car il faut énormément de place pour un cadavre de Fils du Ciel, et énormément de silencieuse solitude alentour.

[Note 5: Ses sujets ont fait graver sur la stèle une inscription souhaitant à leur souverain de vivre dix mille fois dix mille ans.]

La disposition de ces tombeaux est réglée par des plans inchangeables, qui remontent aux vieilles dynasties éteintes; aussi sont-ils tous pareils,—rappelant même ceux des empereurs Mings, antérieurs de plusieurs siècles, et dont les ruines délaissées ont été depuis longtemps un but d'excursion permis aux Européens.

On y arrive invariablement par une coupée d'une demi-lieue de long dans la sombre futaie, coupée que les artistes d'autrefois ont eu soin d'orienter de manière qu'elle s'ouvre, comme les portants d'un magnifique décor au théâtre, sur quelque fond incomparable: par exemple une montagne particulièrement haute, abrupte et audacieuse; un amas rocheux présentant une de ces anomalies de forme ou de couleur que les Chinois recherchent en toute chose.

Invariablement aussi l'avenue commence par de grands arcs de triomphe en marbre blanc, qui sont, il va sans dire, surchargés de monstres, hérissés de cornes et de griffes.

Chez l'aïeul de l'Empereur actuel, qui reçoit aujourd'hui notre première visite, ces arcs de l'entrée, imprévus au milieu de la forêt, ont la base enlacée par les liserons sauvages: ils semblent, au coup de baguette d'un enchanteur, avoir jailli sans travail, d'un sol qui a l'air vierge,—tant il est feutré de ces mousses, de ces petites plantes délicates et rares qu'un rien dérange, qui ne croissent que dans les lieux longuement tranquilles, longuement respectés par les hommes.

Ensuite viennent des ponts de marbre blanc, arqués en demi-cercle, trois ponts parallèles, comme chaque fois que doit passer un empereur vivant ou mort, le pont du milieu étant réservé pour Lui seul. Les architectes des tombeaux ont eu soin de faire traverser plusieurs fois l'avenue par de factices rivières, afin d'avoir l'occasion d'y jeter ces courbes charmantes et leur blancheur quasi éternelle. Chaque balustre des ponts figure un enlacement de chimères impériales. Les longues dalles penchées y sont glissantes et neigeuses, encadrées par une herbe de cimetière, qui pousse et fleurit dans tous leurs joints. Et le passage est dangereux pour nos chevaux, dont les pas résonnent tristement sur ce marbre; le bruit soudain que nous faisons là, dans ce silence, nous cause d'ailleurs presque une gêne, comme si nous venions troubler d'une façon inconvenante le recueillement d'une nécropole. A part nous et quelques corbeaux sur les arbres, rien ne bouge et rien ne vit, dans l'immensité du parc funéraire.

Après le pont aux triples arches, l'avenue conduit vers un premier temple à toit d'émail jaune, qui semble la barrer en son milieu. Aux quatre angles de la clairière où il est bâti, s'élèvent des colonnes rostrales en marbre d'un blanc d'ivoire; monolithes admirables, au sommet de chacun desquels s'assied une bête pareille à celles qui trônent sur les obélisques devant le palais de Pékin,—une espèce de maigre chacal, aux longues oreilles droites, les yeux levés et la gueule ouverte comme pour hurler vers le ciel. Ce premier temple ne contient que trois stèles géantes, qui posent sur des tortues de marbre grosses comme des léviathans, et qui racontent la gloire de l'empereur défunt, la première en langue tartare, la seconde en chinois, la troisième en mandchou.

L'avenue, au delà de ce temple des stèles, se prolonge dans son même axe, indéfiniment longue encore, majestueuse entre ses deux parois de cèdres aux verdures presque noires, et recouverte par terre d'un tapis d'herbes, de fleurs, de mousses comme si on n'y marchait jamais. Toutes les avenues dans ce bois sont habituées au même continuel abandon, au même continuel silence, car les Chinois ne venaient ici qu'à de longs intervalles, en cortèges respectueux et lents, pour accomplir des rites mortuaires. Et cet air de délaissement, dans cette splendeur, est le grand charme de ce lieu unique au monde.

Quand les alliés auront évacué la Chine, le parc des tombeaux, qui nous aura été ouvert un moment, redeviendra impénétrable aux Européens pour des temps que l'on ignore, jusqu'à une invasion nouvelle peut-être, qui fera cette fois crouler le vieux Colosse jaune… A moins qu'il ne secoue son sommeil de mille ans, le Colosse encore capable de jeter l'épouvante, et qu'il ne prenne enfin les armes pour quelque revanche à laquelle on n'ose songer… Mon Dieu, le jour où la Chine, au lieu de ses petits régiments de mercenaires et de bandits, lèverait en masse, pour une suprême révolte, ses millions de jeunes paysans tels que ceux que je viens de voir, sobres, cruels, maigres et musclés, rompus à tous les exercices physiques et dédaigneux de la mort, quelle terrifiante armée elle aurait là, en mettant aux mains de ces hommes nos moyens modernes de destruction!… Et vraiment il semble, quand on y réfléchit, que certains de nos alliés aient été imprudents de semer ici tant de germes de haine et tant de besoins de vengeance.

Là-bas, au bout de l'avenue déserte aux verdures sombres, le temple final commence de montrer son toit d'émail. La montagne au-dessus, l'étrange montagne dentelée qui a été choisie pour être comme la toile de fond du morne décor, monte aujourd'hui, toute violette et rose, dans une déchirure de ciel d'un bleu rare, d'un bleu de turquoise mourante, tournant au vert. La lumière demeure exquise et discrète; le soleil, voilé sous ces mêmes nuages couleur de tourterelle. Et nous n'entendons plus marcher nos chevaux sur le feutrage épais des herbes et des mousses.

On voit maintenant les grandes portes triples du sanctuaire, qui sont d'un rouge de sang avec des ferrures d'or.

Encore la blancheur d'un triple pont de marbre, aux dalles glissantes, sur lesquelles ma petite armée recommence de faire en passant un bruit exagéré, comme si ces rangées de cèdres en muraille autour de nous avaient les sonorités d'une basilique. Et à partir d'ici, pour garder ces abords de plus en plus sacrés, de hautes statues de marbre s'alignent des deux côtés de l'avenue; nous cheminons entre d'immobiles éléphants, des chevaux, des lions, des guerriers muets et blancs qui ont trois fois la taille humaine.

Dès qu'on aborde les terrasses blanches du temple, on commence d'apercevoir les dégâts de la guerre. Les soldats allemands, venus ici avant les nôtres, ont arraché par places, avec la pointe de leurs sabres, les belles garnitures en bronze doré des portes rouges, les prenant pour de l'or.

Dans une première cour, des édifices latéraux, sous des toitures aussi somptueusement émaillées que celles du grand sanctuaire, étaient les cuisines où l'on préparait, à certaines époques, pour l'Ombre du mort, des repas comme pour une légion d'ogres ou de vampires. Les énormes fourneaux, les énormes cuves de bronze où l'on cuisait des boeufs tout entiers sont encore intacts; mais les dalles sont jonchées de débris de céramiques, de cassons faits à coups de crosse ou de baïonnette.

Sur des terrasses de plus en plus hautes, après deux ou trois cours dallées de marbre, après deux ou trois enceintes aux triples portes de cèdre, le temple central s'ouvre à nous, vide et dévasté. Il reste magnifique de proportions, dans sa demi-obscurité, avec ses hautes colonnes de laque rouge et d'or; mais on l'a dépouillé de ses richesses sacrées. Lourdes tentures de soie, idoles, vases de libation en argent, vaisselle plate pour les festins des Ombres, avaient presque entièrement disparu quand les Français sont arrivés, et ce qui restait du trésor a été réuni en lieu sûr par nos officiers. Deux d'entre eux viennent même d'être décorés pour ce sauvetage par l'Empereur de Chine[6],—et c'est là un des épisodes les plus singuliers de cette guerre anormale: le souverain du pays envahi décorant spontanément, par reconnaissance, des officiers de l'armée d'invasion…

[Note 6: Le commandant de Fonssagrive, le capitaine Delclos.]

Derrière ce temple enfin est le colossal tombeau.

Pour enfouir un empereur mort, les Chinois découpent un morceau dans une colline, comme on taillerait une portion dans un gâteau de Titans, l'isolent par d'immenses déblais, et puis l'entourent de remparts crénelés. Cela devient alors comme une citadelle massive, et dans la profondeur des terres, ils creusent le couloir sépulcral dont quelques initiés ont seuls le secret; là, tout au bout, on dépose l'empereur, non momifié, qui doit se désagréger lentement dans un épais cercueil en cèdre laqué d'or. Ensuite, on mure à jamais la porte du souterrain par une sorte d'écran, en céramiques invariablement jaunes et vertes, dont les reliefs représentent des lotus, des dragons et des nuages. Et chaque souverain, à son heure, est enseveli et muré de la même façon,—au milieu d'une zone de forêt aussi vaste et aussi solitaire.

Nous arrivons donc au pied de ce morceau de colline et de ce rempart, arrêtés dans notre visite par le lugubre écran de faïence jaune et verte, qui sera le terme de notre voyage de quarante lieues: un écran carré d'une vingtaine de pieds de côté, encore éclatant de vernis et de couleurs, sur les grisailles des briques murales et de la terre.

Ici les corbeaux, comme s'ils devinaient la sinistre chose qu'on leur cache au coeur de la montagne taillée, sont groupés en masse et nous accueillent par un concert de cris.

Et, en face de l'écran de faïence, un bloc, un autel de marbre à peine dégrossi, d'une simplicité brutale qui contraste avec les splendeurs du temple et de l'avenue, est dressé en plein air; il supporte une espèce de brûle-parfums, fait en une matière tragique et inconnue, et deux ou trois objets symboliques d'une rudesse intentionnelle. On reste confondu devant la forme étrange, la barbarie quasi primitive de ces dernières et suprêmes choses, là, tout près de ce seuil; leur aspect est pour causer je ne sais quelle indéfinissable épouvante… De même, jadis, dans la sainte montagne de Nikko, où dorment les empereurs de l'ancien Japon, après la féerique magnificence des temples en laque d'or, devant la petite porte de bronze de chaque sépulcre, je m'étais heurté au mystère d'un autel de ce genre, supportant deux ou trois emblèmes frustes, inquiétants comme ceux-ci par leur fausse naïveté barbare…

Il y a, paraît-il, dans ces souterrains des Fils du Ciel, des trésors, des pierreries, du métal follement entassés. Les gens qui font autorité en matière de chinoiserie affirmaient à nos généraux qu'autour du cadavre d'un seul empereur, on aurait trouvé de quoi payer la rançon de guerre réclamée par l'Europe, et que, d'ailleurs, la simple menace de violer l'un quelconque de ces tombeaux d'ancêtres eût suffi à ramener la régente et son fils à Pékin, soumis et souples, accordant tout.

Heureusement pour notre honneur occidental, aucun des alliés n'a voulu de ce moyen. Et les écrans de céramiques jaunes et vertes n'ont point été défoncés; même les moindres dragons ou lotus, en saillies frêles, y sont restés intacts. On s'est arrêté là. Les vieux empereurs, derrière leurs murs éternels, ont dû tous entendre sonner de près les clairons de l'armée «barbare» et battre ses tambours; mais chacun d'eux a pu se rendormir ensuite dans sa nuit, tranquille comme devant, au milieu de l'inanité de ses fabuleuses richesses.

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