← Retour

Les Deux Gentilshommes de Vérone

16px
100%

SCÈNE II

Milan.—Cour du palais.

Entre PROTÉO.

J'ai déjà trompé Valentin, il faut aussi que je trahisse Thurio. Sous prétexte de parler en sa faveur, j'ai la liberté d'avancer mon amour auprès de Silvie; mais Silvie est trop droite, trop sincère, trop pure, pour se laisser séduire par mes vils présents. Quand je lui promets une fidélité inviolable, elle me reproche d'avoir trahi mon ami. Quand je jure d'être fidèle à sa beauté, elle me rappelle que je me suis parjuré en violant la foi promise à Julie que j'aimais. Cependant, malgré tous ses violents reproches, dont le moindre pourrait éteindre tout l'espoir d'un amant, eh bien! plus elle méprise mon amour et plus il croît, et, semblable à un souple épagneul, plus il devient caressant. Mais voici Thurio: il nous faut aller sous la fenêtre de Silvie et lui donner une sérénade nocturne.

(Arrivent Thurio et les musiciens.)

THURIO.—Comment! seigneur Protéo, vous vous êtes glissé ici avant nous?

PROTÉO.—Oui, mon cher Thurio, vous savez que l'amour se glisse où il ne saurait entrer de front.

THURIO.—Oui, mais j'espère cependant que vous n'aimez pas ici.

PROTÉO.—Oui, seigneur, j'aime, sans cela je ne serais pas ici.

THURIO.—Et qui donc aimez-vous? Silvie?

PROTÉO.—Oui, Silvie.—Pour vous.

THURIO.—Je vous en remercie pour vous-même. (Aux musiciens.) Allons, messieurs, accordez vos instruments et mettez-vous à l'ouvrage avec vigueur.

(Paraît l'aubergiste à quelque distance, avec Julie en habit d'homme.)

L'AUBERGISTE.—Eh bien! mon jeune hôte, il me semble que vous êtes allycolique50; pourquoi donc, je vous prie?

Note 50: (retour)

Mélancolique, mot estropié.

JULIE.—Vraiment, mon hôte, c'est parce que je ne saurais être gai.

L'AUBERGISTE.—Allons, allons, je veux vous donner de la gaieté; je vais vous conduire dans un endroit où vous entendrez de la musique et où vous verrez le gentilhomme que vous demandiez.

JULIE.—Mais l'entendrai-je parler?

L'AUBERGISTE.—Oui, vraiment.

JULIE, à part.—Ce sera pour moi la musique.

(Les musiciens préludent.)

L'AUBERGISTE.—Écoutez! écoutez!

JULIE.—Est-il parmi ces musiciens?

L'AUBERGISTE.—Oui, mais silence, écoutons-les.

CHANSON.

Quelle est Silvie? Quelle est celle

Que chantent tous nos bergers?

Elle est pure, elle est belle, elle est sage.

Les cieux l'ont douée de toutes les grâces

Qui pouvaient la faire adorer.

Est-elle aussi tendre qu'elle est belle?

Car la beauté vit de la tendresse.

L'Amour va chercher dans ses yeux

Le remède à son aveuglement;

Reconnaissant, il se plaît à y demeurer.

Chantez donc, chantez Silvie,

Chantez qu'elle est parfaite,

Qu'elle surpasse toutes les beautés mortelles

Qui habitent sur le globe de la terre,

Courons lui porter nos guirlandes.

L'AUBERGISTE—Eh bien! qu'est-ce donc? vous êtes encore plus triste qu'auparavant. Qu'avez-vous donc, jeune homme? est-ce que la musique ne vous plaît pas?

JULIE—Vous vous méprenez; c'est le musicien qui ne me plaît pas.

L'AUBERGISTE—Et pourquoi, mon beau monsieur?

JULIE—Il joue faux, mon ami.

L'AUBERGISTE—Est-ce que les cordes ne sont pas d'accord?

JULIE—Ce n'est pas cela; et cependant il joue si faux qu'il offense les fibres de mon coeur.

L'AUBERGISTE—Vous avez l'oreille bien fine!

JULIE—Je voudrais être sourde.—Cela me contriste le coeur.

L'AUBERGISTE—Je m'aperçois que vous n'aimez pas la musique.

JULIE—Nullement, quand elle est si discordante.

L'AUBERGISTE—Écoutez, quel changement dans la musique!

JULIE—Oui, ce changement fait mon malheur.

L'AUBERGISTE—Vous voudriez donc qu'ils jouassent toujours la même chose?

JULIE—Oui, je voudrais qu'un homme jouât toujours le même air. Mais, mon hôte, dites-moi, le seigneur Protéo, de qui nous parlons, vient-il souvent chez cette dame?

L'AUBERGISTE—Je vous dirai que Launce, son valet, m'a confié qu'il l'aimait outre mesure.

JULIE—Où est donc ce Launce?

L'AUBERGISTE—Il est allé chercher son chien; demain, par l'ordre de son maître, il doit le porter en présent à sa maîtresse.

JULIE—Silence! retirons-nous à l'écart, voici la compagnie qui se sépare.

PROTÉO—Ne craignez rien, seigneur Thurio; je parlerai pour vous de manière que vous me regarderez comme passé maître en ruses d'amour.

THURIO.—Où nous retrouverons-nous?

PROTÉO—A la fontaine Saint-Grégoire.

THURIO.—Adieu.

(Thurio et la musique sortent.)

(Silvie à sa fenêtre.)

PROTÉO—Madame, je souhaite le bonjour à Votre Seigneurie.

SILVIE—Je vous remercie de votre musique, messieurs. Mais quel est celui qui vient de parler?

PROTÉO—Un homme que vous reconnaîtriez bientôt à la voix, si vous connaissiez la sincérité de son coeur.

SILVIE—C'est le seigneur Protéo, à ce qu'il me semble.

PROTÉO—Oui, c'est Protéo, notre dame; c'est votre serviteur.

SILVIE—Quel est donc votre bon plaisir?

PROTÉO—De savoir le vôtre.

SILVIE—Vos voeux sont exaucés; mon bon plaisir est que sur l'heure vous vous éloigniez de ces lieux, et que vous alliez vous mettre au lit. Fourbe, parjure, homme faux et déloyal, penses-tu que je sois assez simple, assez stupide, pour me laisser séduire par tes flatteries, toi qui as trompé tant d'infortunées par les serments? Retourne, retourne vers le premier objet de ton amour, et demande-lui pardon; car, pour moi, j'en jure par cette pâle reine de la nuit, je suis aussi loin de céder à tes voeux que je te méprise pour ta lâche et coupable recherche. Et je vais me reprocher tout à l'heure le temps que je perds ici à te répondre.

PROTÉO—J'avoue, belle Silvie, que j'ai aimé une dame, mais elle est morte.

JULIE, à part.—Tu ne serais qu'un menteur si je parlais, car je suis sure qu'elle n'est pas enterrée.

SILVIE—Tu dis qu'elle est morte; mais Valentin, ton ami, il vit encore, et tu es témoin que je lui suis fiancée; ne rougis-tu pas de le trahir ici par tes importunités?

PROTÉO—J'ai appris aussi que Valentin était mort.

SILVIE—Eh bien! suppose aussi que je le suis; car, je te t'assure, mon amour est enseveli dans son tombeau.

PROTÉO—Douce Silvie, laissez-le-moi tirer de la terre.

SILVIE—Va sur le tombeau de ton amante, réveille-la par tes gémissements; ou au moins que sa tombe soit la tienne.

JULIE, à part.—Il n'entend pas cela.

PROTÉO—Madame, si votre coeur est si endurci, daignez du moins accorder votre portrait à mon amour; ce portrait qui est suspendu dans votre chambre. Je lui parlerai, je lui adresserai mes soupirs et mes larmes; car, puisque votre personne si parfaite est dévouée à un autre, je ne suis qu'une ombre, et je consacrerai un fidèle amour à la vôtre.

JULIE, à part.—Si tu possédais l'original, tu le tromperais à coup sûr, et tu n'en ferais bientôt qu'une ombre comme moi.

SILVIE—Il ne me plaît guère, monsieur, d'être votre idole, mais puisqu'il convient à votre coeur perfide d'adorer des ombres et d'idolâtrer des formes vaines, envoyez demain le chercher chez moi, et je vous le donnerai. Ainsi, bonne nuit.

PROTÉO—Oui, une nuit comme celle que passent les malheureux qui s'attendent à être exécutés le lendemain matin.

(Silvie ferme sa fenêtre. Protéo sort.)

JULIE—Mon hôte, voulez-vous partir?

L'AUBERGISTE—Par Notre-Dame! j'étais profondément endormi.

JULIE—Dites-moi, je vous prie, où demeure le seigneur Protéo.

L'AUBERGISTE—Il loge chez moi. Hé! mais vraiment, je crois qu'il est bientôt jour.

JULIE—Non, pas encore; mais cette nuit est bien la plus longue et la plus cruelle que j'aie passée de ma vie.

(Ils sortent.)


SCÈNE III

La scène est toujours dans la cour du palais.

Entre ÉGLAMOUR.

ÉGLAMOUR—Voici l'heure où madame Silvie m'a prié de venir savoir ses intentions. Elle veut m'employer sans doute dans quelque importante affaire. (Il l'appelle.) Madame, madame!

SILVIE, à sa fenêtre.—Qui appelle?

ÉGLAMOUR—Votre serviteur et votre ami, qui se rend aux ordres de Votre Seigneurie.

SILVIE—Bonjour mille fois, seigneur Églamour.

ÉGLAMOUR—Je vous en souhaite autant, noble dame. Comme vous me l'avez commandé, je suis venu de bonne heure pour savoir à quel service il est de votre bon plaisir de m'employer.

SILVIE—Églamour, vous êtes un noble chevalier; ne croyez pas que je vous flatte, je jure que je dis la vérité; oui, vous êtes brave, sage, compatissant, accompli. Vous n'ignorez pas l'amour que je porte à Valentin exilé; ni que mon père voudrait me forcer à épouser l'orgueilleux Thurio que mon âme déteste. Vous avez aimé, cher Églamour, et je vous ai entendu dire que jamais douleur ne fut plus déchirante pour votre coeur que la mort de votre dame et fidèle amie, sur le tombeau de laquelle Vous avez juré une chasteté éternelle51. Cher Églamour, je voudrais aller trouver Valentin à Mantoue, où j'apprends qu'il s'est retiré. Comme cette route est dangereuse, je désirerais me voir accompagnée d'un brave chevalier tel que vous, dont je connusse la foi et l'honneur. Ne m'objectez point le courroux de mon père; Églamour, ne pensez qu'à ma douleur, à la douleur d'une femme et à la justice de ma fuite, pour me soustraire à une alliance impie, que le ciel et la fortune puniraient de mille fléaux. Avec un coeur aussi plein de chagrins que la mer l'est de sables, je vous conjure de m'accompagner et de me conduire à Mantoue. Si vous me refusez, cachez au moins ce que je vous confie, et je me hasarderai à partir seule.

Note 51: (retour)

C'était l'usage des maris inconsolables du temps de Shakspeare.

ÉGLAMOUR—Madame, je suis sensible à vos douleurs; sachant combien votre amour est vertueux, je consens à partir avec vous, et je m'inquiète aussi peu de ce qui m'en arrivera, que je désire ardemment que vous soyez heureuse. Quand voulez-vous partir?

SILVIE—Dès ce soir.

ÉGLAMOUR—Où vous trouverai-je?

SILVIE—A la cellule du frère Patrice, auquel je me propose de me confesser.

ÉGLAMOUR—Je ne ferai pas défaut à Votre Seigneurie; adieu, douce dame.

SILVIE—Bonjour, généreux Églamour.

(Elle rentre, Églamour sort.)

LAUNCE, avec son chien.—Quand le domestique d'un homme fait le chien avec lui, voyez-vous, cela va mal. Un chien que j'ai élevé dès sa plus tendre enfance, que j'ai sauvé de la rivière, lorsqu'on y jeta trois ou quatre de ses frères et soeurs encore aveugles! je l'ai instruit, précisément de manière à faire dire: «Voilà comme je voudrais instruire un chien.» Eh bien! j'allais pour en faire un présent à madame Silvie de la part de mon maître, et je suis à peine entré dans la salle à manger, qu'il a déjà sauté sur son assiette, et lui a volé une cuisse de chapon. Oh! c'est une terrible chose, quand un chien ne sait pas se contenir dans toutes les compagnies! Je voudrais en avoir, comme qui dirait, un qui prît une bonne fois sur lui d'être un véritable chien, ce qu'on appelle un chien, un chien en tout. Si je n'avais pas eu plus d'esprit que lui, en me chargeant d'une faute qu'il avait commise, je pense, ma foi, qu'il aurait été pendu; aussi vrai que je vis, il l'aurait payée. Je veux que vous en jugiez. Il se faufile, moi présent, en la compagnie de trois ou quatre messieurs chiens sous la table du duc; à peine y était-il resté, permettez-moi de le dire, le temps de pisser, que toute la chambre le sentait. À la porte le chien! dit l'un; quel est ce roquet-là? dit un autre; fouettez-le, dit un troisième; pendez-le, dit le duc. Moi qui connaissais l'odeur, je compris que c'était Crab: je m'en vais au garçon qui fouette les chiens: «Ami, lui dis-je, vous voulez battre le chien?»—Oui, vraiment, dit-il.—«Vous lui faites injure, ai-je dit: c'est moi qui ai fait la chose que vous savez.» Lui, sans autre question, me chasse de la chambre à coups de fouet. Combien y a-t-il de maîtres qui en voudraient faire autant pour leur domestique? Ce n'est pas tout; je dirai que l'on m'a mis aux ceps pour des puddings qu'il avait volés, et sans cela il eût été exécuté; je me suis laissé mettre au pilori pour des oies qu'il avait tuées, et sans cela il les aurait payées. Tu ne penses plus à cela maintenant; mais moi, je me souviens du tour que tu m'as joué, lorsque j'ai pris congé de madame Silvie. Ne t'ai-je pas toujours dit de me regarder et de faire ce que je fais? Quand m'as-tu vu lever la jambe, et lâcher de l'eau contre le vertugadin d'une demoiselle, m'as-tu jamais vu faire un pareil tour?

(Protéo et Julie toujours déguisée entrent.)

PROTÉO.—Tu t'appelles Sébastien? Tu me plais, je veux t'employer tout à l'heure.

JULIE.—À tout ce qu'il vous plaira, monsieur; je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir.

PROTÉO.—Je l'espère, mon ami. (A Launce.) Eh bien! rustaud, où avez-vous été flâner ces deux jours-ci?

LAUNCE.—Ma foi, monsieur, j'ai porté à madame Silvie le chien dont vous m'aviez ordonné de lui faire présent.

PROTÉO.—Et que dit-elle de mon petit Bijou?

LAUNCE.—Mais elle dit que votre chien est un roquet, et que des remerciements de chien sont assez bons pour un pareil présent.

PROTÉO.—- Mais elle a reçu mon chien?

LAUNCE.—Non, vraiment, elle ne l'a pas reçu. Je l'ai ramené ici.

PROTÉO.—Comment! tu lui as offert ce chien de ma part?

LAUNCE.—Oui, monsieur. L'autre, qui était comme un écureuil, m'a été volé par les enfants du bourreau sur la place du marché; et, alors, j'ai offert à Silvie mon chien propre, qui est un chien dix fois plus gros que le vôtre. Ainsi le présent était bien plus considérable.

PROTÉO.—Va-t'en; cours retrouver mon chien, ou ne reparais jamais à mes yeux. Va-t'en, te dis-je. Restes-tu là pour me faire mettre en colère? Un coquin qui m'expose tous les jours à rougir de ses sottises! (Launce sort.) Sébastien, je t'ai pris à mon service, en partie parce que j'ai besoin d'un jeune homme comme toi, qui s'acquitte de mes ordres avec quelque intelligence; car je ne peux jamais me fier à ce butor; mais c'est encore plus pour ta physionomie et tes manières, qui, je ne me trompe point dans mes conjectures, annoncent une bonne éducation, un caractère heureux et franc. Sache donc bien que c'est à cause de cela que je te retiens à mon service. Pars à l'instant, et remets cet anneau à madame Silvie. Elle m'aimait bien, celle qui me l'a donné.

JULIE.—Il paraît que vous ne l'aimiez pas, puisque vous vous défaites ainsi de ses présents. Elle est morte, probablement.

PROTÉO.—Non, je crois qu'elle vit encore.

JULIE.—Hélas!

PROTÉO.—Pourquoi cet hélas?

JULIE.—Je ne puis m'empêcher d'avoir pitié d'elle.

PROTÉO.—Pourquoi aurais-tu pitié d'elle?

JULIE.—Parce que je crois qu'elle vous aimait autant que vous aimez votre madame Silvie. Elle rêve à celui qui a oublié sa tendresse et vous ne respirez que pour celle qui dédaigne vos hommages; c'est dommage que l'amour soit si contraire à lui-même, et cette pensée me force à dire hélas!

PROTÉO.—Allons; donne-lui cet anneau et aussi cette lettre.—Voilà sa chambre; dis à madame Silvie que je réclame le céleste portrait qu'elle m'a promis. Ce message fait, reviens aussitôt à ma chambre, où tu me trouveras triste et solitaire.

(Protéo sort.)

JULIE.—Combien est-il de femmes qui voulussent se charger d'un pareil message?—Hélas! pauvre Protéo, tu as pris un renard pour servir de berger à tes brebis.—Hélas! malheureuse insensée, pourquoi plaindre celui dont le coeur me dédaigne? c'est parce qu'il en aime une autre qu'il me dédaigne; et moi, parce que je l'aime, je dois le plaindre. Voilà cet anneau même que je lui donnai, quand il me quitta, pour l'engager à se rappeler mon amour; et maintenant, malheureux messager, je suis chargée de demander ce que je ne voudrais pas obtenir; de porter ce que je voudrais qu'on refusât; de louer sa constance, que je voudrais entendre déprécier. Je suis la fidèle et sincère amante de mon maître; mais je ne puis le servir fidèlement, sans me trahir moi-même. Je veux cependant aller parler à Silvie en sa faveur, mais si froidement, que je souhaite (le ciel le sait!) de ne pas réussir.

(Entre Silvie avec une suite.)

JULIE.—Salut, madame; je vous conjure de vouloir bien m'indiquer le moyen de me rendre où je pourrai parler à madame Silvie.

SILVIE.—Et que lui voudriez-vous, si j'étais elle-même?

JULIE.—Si vous êtes Silvie, je vous conjure de vouloir bien entendre ce que l'on m'a chargé de vous dire.

SILVIE.—De quelle part?

JULIE.—De la part de mon maître, le seigneur Protéo.

SILVIE.—Oh! il t'envoie pour un portrait, n'est-ce pas?

JULIE.—Oui, mademoiselle.

SILVIE.—Ursule, apportez ici mon portrait. (Ursule apporte le portrait.) Va, donne ceci à ton maître, et dis-lui de ma part qu'une certaine Julie, que son coeur inconstant a pu oublier, ornerait beaucoup mieux sa chambre que cette ombre vaine.

JULIE.—Madame, voudriez-vous bien lire cette lettre? Pardonnez, madame, j'allais vous en donner une qui ne vous est pas adressée; voici celle de Votre Seigneurie.

SILVIE.—Laisse-moi revoir l'autre, je te prie.

JULIE.—Je ne le puis; excusez-moi, madame.

SILVIE.—Tiens, reprends celle-ci. Je ne veux pas jeter les yeux sur la lettre de ton maître; je sais quelle est farcie de protestations et de serments nouvellement inventés, et qu'il violerait aussi aisément que je déchire son papier.

JULIE.—Il vous envoie aussi cet anneau, madame.

SILVIE.—C'est une honte de plus pour celui qui me l'envoie; car je lui ai mille fois entendu dire que sa Julie le lui avait donné à son départ. Quoique son doigt parjure ait profané l'anneau, le mien ne fera point à Julie un tel affront.

JULIE.—Elle vous remercie.

SILVIE.—Que dis-tu?

JULIE.—Je vous remercie, madame, de ce que vous avez compassion d'elle. La pauvre fille! mon maître l'a traitée bien mal.

SILVIE.—Tu la connais donc?

JULIE.—Presque aussi bien que moi-même; en pensant à ses malheurs, je vous jure que j'ai pleuré cent fois.

SILVIE.—Probablement elle croit que Protéo l'a abandonnée.

JULIE.—Je le crois; et c'est là ce qui cause ses chagrins.

SILVIE.—N'est-elle pas d'une beauté rare?

JULIE.—Elle a été beaucoup plus belle qu'elle ne l'est aujourd'hui, madame. Lorsqu'elle se croyait tendrement aimée de mon maître, elle était, à mon avis, aussi belle que vous; mais depuis qu'elle a négligé son miroir, et a quitté le masque qui la garantissait des feux du soleil, l'air a flétri les roses de son teint, il a fané les lis de ses joues, et elle est aujourd'hui aussi brune que moi.

SILVIE.—Est-elle grande?

JULIE.—A peu près de ma taille; car à la Pentecôte, lorsqu'on donnait les pantomimes de la fête, notre jeunesse me força de prendre un rôle de femme, et l'on me donna les habits de mademoiselle Julie, qui m'allaient aussi bien, à ce que disait tout le monde, que s'ils eussent été faits pour moi. C'est de là que je sais qu'elle est à peu près de ma taille; je la fis ce jour-là pleurer tout de bon, car j'avais à remplir un rôle fort triste, madame; je représentais Ariane abandonnée, et gémissant sur le parjure et l'indigne fuite de son cher Thésée; je versai des larmes si amères, que ma pauvre maîtresse attendrie pleura amèrement, et je veux mourir à l'instant, si je ne ressentais pas en pensée toutes ses douleurs.

SILVIE.—Elle vous a des obligations, bon jeune homme. Hélas! la pauvre fille, délaissée et désolée! Je pleure moi-même, en pensant à ton récit. Tiens, mon bon ami, voici ma bourse; je te la donne à cause de ton aimable maîtresse, parce que tu l'aimes bien; adieu!

(Silvie sort.)

JULIE.—Et elle vous en remerciera, si jamais vous pouvez la connaître. Vertueuse Silvie! qu'elle est douce et belle! J'espère que les feux de mon maître se refroidiront, puisqu'elle prend tant d'intérêt au sort de ma maîtresse. Hélas! comme un coeur amoureux cherche lui-même à se faire illusion! Voici son portrait; que je le voie. Je crois que ma figure, si j'étais parée aussi, serait tout aussi agréable que la sienne; et cependant le peintre l'a un peu flattée, à moins que je ne me flatte pas trop moi-même. Sa chevelure est cendrée, la mienne est blonde comme l'or; si c'est là l'unique cause de son changement, je me procurerai des cheveux de la couleur des siens; ses yeux sont gris comme le verre, les miens le sont aussi. Oui, mais elle a le front très-bas, le mien est élevé. Qu'y a-t-il donc qui plaise en elle, que je ne puisse trouver aussi aimable en moi, si ce fol Amour n'était pas un dieu aveugle? Ombre de toi-même, allons, emporte cette ombre ennemie: c'est ta rivale. O toi, image insensible, tu seras adorée, baisée, aimée, idolâtrée, et s'il avait quelque sens commun dans son idolâtrie, il aurait ma personne au lieu d'un portrait. Je veux bien te traiter à cause de ta maîtresse, qui m'a traitée aussi avec bonté; autrement, je le jure par Jupiter, j'aurais effacé tes yeux inanimés, pour t'enlever l'amour de mon maître.

(Elle sort.)

FIN DU QUATRIÈME ACTE.




ACTE CINQUIÈME


SCÈNE I

Milan.—Une abbaye.

ÉGLAMOUR seul.

ÉGLAMOUR.—Le soleil commence à dorer l'occident, et bientôt voici l'heure où Silvie doit me venir joindre à la cellule du frère Patrice. Elle n'y manquera pas; car les amants ne manquent à l'heure que pour la devancer, tant ils sont empressés. Mais la voici. (Entre Silvie.) Madame, je vous souhaite une heureuse soirée.

SILVIE.—Amen! amen! Hâtons-nous, cher Églamour; sortons par la poterne de la muraille du monastère. Je crains d'être suivie par quelques espions.

ÉGLAMOUR.—Ne craignez rien. La forêt n'est qu'à trois lieues d'ici; si nous pouvons la gagner, nous sommes en sûreté.

(Ils sortent.)


SCÈNE II

Appartement du palais du duc.

THURIO, PROTÉO, JULIE.

THURIO.—Eh bien! seigneur Protéo, que dit Silvie de ma demande?

PROTÉO.—Oh! monsieur, je l'ai trouvée plus traitable qu'elle ne l'était naguère; et cependant elle trouve quelque chose encore à redire à votre personne.

THURIO.—Quoi? Est-ce parce que ma jambe est trop longue?

PROTÉO.—Non; c'est parce qu'elle est trop courte.

THURIO.—Je prendrai des bottes pour la rendre un peu plus ronde.

PROTÉO.—Mais l'amour ne veut pas être poussé à coup d'éperon, c'est ce qui lui déplaît.

THURIO.—Que dit-elle de mon visage?

PROTÉO.—Elle dit qu'il est blanc52.

Note 52: (retour)

Fair, blond, blanc, beau; black, noir, brun, etc.

THURIO.—Oh! elle ment, la petite friponne; mon visage est brun.

PROTÉO.—Mais les perles sont blanches, et le proverbe dit: qu'un homme brun est une perle aux yeux des belles dames.

JULIE, à part.—Oui, une perle qui crève les yeux des dames; j'aimerais mieux être aveugle que de la regarder.

THURIO.—Comment trouve-t-elle que je raisonne?

PROTÉO.—Mal, quand vous parlez de la guerre.

THURIO.—Mais lorsque je raisonne sur l'amour et sur la paix?

JULIE, à part.—Oh! beaucoup mieux quand vous vous tenez en paix.

THURIO.—Que dit-elle de ma valeur?

PROTÉO.—Monsieur, elle n'a aucun doute sur ce point.

JULIE, à part.—Sans doute: elle connaît trop bien ta lâcheté.

THURIO.—Et de ma naissance, qu'en dit-elle?

PROTÉO.—Que vous descendez d'une illustre famille.

JULIE, à part.—Oui vraiment, d'un brave chevalier il est descendu à un franc imbécile.

THURIO.—Considère-t-elle mes biens?

PROTÉO.—Oui, et elle les plaint...

THURIO.—Pourquoi donc?

JULIE, à part.—D'être possédés par un pareil âne.

PROTÉO.—Parce que vous les avez loués désavantageusement.

(Le duc paraît.)

JULIE.—Voici le duc.

LE DUC.—Bonjour, seigneur Protéo; bonjour, seigneur Thurio. Qui de vous deux a vu récemment le chevalier Églamour?

THURIO.—Ce n'est pas moi.

PROTÉO.—Ni moi.

LE DUC—Avez-vous vu ma fille?

PROTÉO.—Ni l'un ni l'autre.

LE DUC.—Eh bien! alors elle est allée rejoindre ce rustre de Valentin, et le chevalier Églamour l'accompagne. Cela est certain; car le frère Laurence les a rencontrés tous les deux, pendant qu'il errait dans la forêt par pénitence. Il a bien reconnu Églamour, et il a soupçonné que c'était elle; mais comme elle était masquée, il n'en est pas sûr. D'ailleurs, elle m'a dit qu'elle devrait se confesser ce soir au père Patrice, et elle n'y est point allée. Ces circonstances confirment sa fuite. Je vous conjure donc de ne pas rester là à discourir, mais de monter à cheval sur l'heure et de me joindre sur le chemin de Mantoue, où ils se sont enfuis. Allons, chers amis, hâtez-vous et suivez-moi.

THURIO.—Voilà une fille bien folle, de fuir le bonheur qui la suit. Je veux les suivre plutôt pour me venger d'Églamour que par amour pour l'ingrate Silvie.

PROTÉO.—Et moi je veux les suivre, plutôt par amour pour Silvie que par haine pour Églamour qui l'accompagne.

JULIE, à part.—Et moi je veux aussi les suivre, plutôt pour mettre obstacle à cet amour que par haine pour Silvie, à qui l'amour a fait prendre la fuite.


SCÈNE III

Forêt aux environs de Mantoue.

SILVIE, conduite par les VOLEURS.

PREMIER VOLEUR.—Venez, venez, soyez tranquille; il faut que nous vous conduisions à notre capitaine.

SILVIE.—Des malheurs mille fois plus grands m'ont appris à supporter celui-ci avec patience.

SECOND VOLEUR.—Allons, conduisez-la.

PREMIER VOLEUR.—Où est le gentilhomme qui était avec elle?

TROISIÈME VOLEUR.—Comme il a le pied très-leste, il nous a échappé; mais Moïse et Valère le suivent. Va avec elle à l'ouest de la forêt, où est notre capitaine; nous allons courir après le fuyard. Le taillis est gardé de toutes parts; il ne peut nous échapper.

PREMIER VOLEUR.—Venez, il faut que je vous conduise à la caverne de notre capitaine: ne craignez rien, c'est un coeur généreux, et il ne souffrirait pas qu'une femme fût maltraitée.

SILVIE.—O Valentin! je supporte ceci par amour pour toi!

(Ils sortent.)


SCÈNE IV

Autre partie de la forêt.

VALENTIN entre

Combien l'habitude a d'empire sur l'homme: ces sombres déserts, ces bois solitaires, je les préfère aux villes peuplées et florissantes. Ici, je puis m'asseoir seul, sans être vu de personne; je puis unir ma voix gémissante aux accents plaintifs du rossignol et raconter mes douleurs; O toi qui habites dans mon sein, ne laisse pas la maison si longtemps sans maître, de peur que, tombant en ruines, l'édifice ne s'écroule et ne laisse plus aucun souvenir de ce qu'il était. Répare ma vie par ta présence, Silvie, aimable nymphe, console ton berger au désespoir.—Quels cris et quel tumulte on fait aujourd'hui! ce sont mes camarades qui font de leurs volontés leurs lois. Ils poursuivent probablement quelque malheureux voyageur. Ils m'aiment beaucoup, et cependant j'ai bien à faire à les empêcher de commettre des actions cruelles. Retire-toi, Valentin. Quel est celui qui s'avance de ce côté?

(Valentin se retire à l'écart.)

(Entrent Protéo, Silvie et Julie.)

PROTÉO.—Belle Silvie (quoique vous n'ayez aucun égard à ce que fait votre serviteur), ce service que je vous ai rendu de hasarder ma vie et de vous arracher au brigand qui aurait fait violence à votre amour et à votre honneur mérite bien qu'en récompense vous m'accordiez au moins un tendre regard. Je ne puis demander une moindre faveur, et je suis sûr que vous ne pouvez donner moins.

VALENTIN, à part.—Est-ce un songe, ce que je vois, ce que j'entends?—O amour! donne-moi la patience de supporter ceci un moment!

SILVIE.—Malheureuse, infortunée que je suis!

PROTÉO.—Vous étiez malheureuse avant que j'arrivasse; mais, depuis mon arrivée, je vous ai rendue heureuse.

SILVIE.—Ton approche me rend la plus malheureuse des femmes!

JULIE, à part.—Et moi aussi, quand il est auprès de vous.

SILVIE.—Si j'eusse été saisie par un lion affamé, j'eusse mieux aimé servir de pâture à ce féroce animal, que de me voir sauvée par le traître Protéo. Ciel! sois-moi témoin combien j'aime Valentin! mon âme ne m'est pas plus chère que sa vie, et je déteste tout autant (car je n'en puis dire davantage) le lâche, le parjure Protéo! Va-t'en, ne m'importune plus!

PROTÉO.—Quel danger, m'en eût-il dû coûter la vie, n'aurais-je pas affronté, pour obtenir un seul doux regard! Oh! c'est la malédiction éternelle de l'amour, que les femmes ne puissent aimer ceux qui les aiment.

SILVIE.—C'est que Protéo n'aime point celle qui l'aime. Lis dans le coeur de ta Julie, le premier à qui tu aies promis ta foi, par mille et mille serments, dont tu as fait autant de parjures en m'aimant. Il ne te reste plus de foi, à moins que tu n'en eusses deux, ce qui est pis encore que de n'en avoir aucune; il vaut mieux n'en point avoir que d'en avoir plusieurs. Quand la foi est double, il y en a toujours une de trop. N'as-tu pas trahi ton plus fidèle ami?

PROTÉO.—En amour, quel homme s'inquiète de son ami?

SILVIE.—Tous les hommes, excepté Protéo.

PROTÉO.—Eh bien! si les douces paroles de l'amour ne peuvent amollir ton coeur, je te ferai la cour en soldat, et, par la loi du plus fort, j'emploierai pour t'aimer ce qui répugne le plus à la nature de l'amour, la violence.

SILVIE.—O ciel!

PROTÉO.—Je te forcerai de céder à mes désirs.

VALENTIN.—Misérable, laisse-la, éloigne ces mains odieuses et brutales, indigne et faux ami!

PROTÉO.—Valentin!

VALENTIN.—Ami comme tous les autres, c'est-à-dire sans foi et sans amour (car tels sont les amis de nos jours), perfide, tu as trahi toutes mes espérances. Il fallait que je le visse de mes yeux pour le croire. Maintenant je n'ose pas dire que j'ai un ami au monde, tu me prouverais le contraire. A qui se fier désormais, quand la main droite est infidèle au coeur? Protéo, je suis fâché de ne pouvoir plus avoir confiance en toi. Tu es cause que le monde entier va me devenir étranger: la blessure faite par un ami est la plus profonde! O siècle maudit! où de tous mes ennemis, c'est mon ami qui est le plus cruel de tous!

PROTÉO.—Mon crime et ma honte me confondent. Pardonne-moi, Valentin; si un chagrin sincère suffit pour expier l'offense, je te l'offre ici: la douleur de mon remords égale le crime que j'ai commis.

VALENTIN.—Je suis satisfait, et je te reçois de nouveau pour un honnête homme: celui qui n'est pas apaisé par le repentir n'est pas digne du ciel ni de la terre, car tous deux, se laissent attendrir, et le repentir apaise la colère de l'Éternel. Pour te donner une preuve de ma sincérité, je te cède tous les droits que je pouvais avoir sur Silvie.

JULIE.—Malheureuse que je suis!

(Elle s'évanouit.)

PROTÉO.—Voyez donc ce jeune homme.

VALENTIN.—Eh bien! mon garçon, qu'avez-vous? Qu'y a-t-il? Voyons, regardez-nous, parlez.

JULIE.—Oh! mon brave monsieur, mon maître m'avait chargé de remettre une bague à madame Silvie, et j'ai oublié de le faire.

PROTÉO.—Où est cette bague, mon garçon?

JULIE.—La voici. Prenez.

PROTÉO.—Comment? Laissez-moi voir. Eh! c'est la bague que j'ai donnée à Julie!

JULIE.—Oh! pardonnez-moi, monsieur je me suis trompée. Voilà la bague que vous avez envoyée à Silvie.

(Elle lui présente une bague.)

PROTÉO.—D'où t'est venue cette bague? C'est celle que j'ai donnée à Julie en la quittant.

JULIE.—Et c'est Julie elle-même qui me l'a donnée, et c'est Julie elle-même qui l'a apportée ici.

PROTÉO.—Comment? Julie!

JULIE.—Reconnais celle qui fut l'objet de tous tes serments qu'elle conservait profondément dans son coeur. Ah! combien de fois, par tes parjures, tu as voulu les en arracher! Protéo, rougis de me voir ici sous cet habit; rougis de ce qu'il m'a fallu revêtir ce costume indécent, si pourtant le déguisement inspiré par l'amour peut être honteux; aux yeux de la pudeur, il est bien moins honteux pour une femme de changer d'habit, qu'il ne l'est pour un homme de changer de sentiments.

PROTÉO.—De changer de sentiments? Il est vrai; ô ciel! si l'homme était seulement constant, il serait parfait. Ce seul défaut l'entraîne dans tous les autres et le porte à tous les crimes. Mais mon inconstance finit avant même d'avoir commencé: qu'y a-t-il donc dans les traits de Silvie, que l'oeil de la constance ne puisse trouver plus charmant chez ma Julie?

VALENTIN.—Allons, donnez-moi tous deux la main que j'aie la joie de former cette heureuse union. Il serait cruel que deux coeurs qui s'aiment tant fussent longtemps ennemis.

PROTÉO.—J'en atteste le ciel! je ne désire pas autre chose.

JULIE.—Et moi j'ai tout ce que je désire.

(Entrent les voleurs, le duc et Thurio.)

UN VOLEUR.—Une prise! une prise! une prise!

VALENTIN.—Arrêtez, arrêtez! c'est mon seigneur le duc. Mon prince, vous êtes le bienvenu auprès d'un homme disgracié, de Valentin, que vous avez banni.

LE DUC.—Comment? Valentin!

THURIO.—J'aperçois Silvie, et Silvie est à moi.

VALENTIN.—Thurio, recule ou reçois la mort. Ne t'avance pas à la portée de ma colère. Ne dis pas que Silvie est à toi.—S'il t'arrive de le répéter, Milan ne te reverra plus. La voici; ose seulement porter la main sur elle. Je te défie de toucher même de ton souffle celle que j'aime.

THURIO.—Seigneur Valentin, je ne me soucie guère d'elle, moi. Je regarderais comme un fou celui qui voudrait exposer ses jours pour une fille qui ne l'aime pas: je n'ai aucune prétention sur elle, elle est donc à toi.

LE DUC.—Tu n'en es que plus lâche et plus dégénéré, de l'abandonner sous un si frivole prétexte, après tous les moyens que tu as employés pour la gagner.—Oui, par l'honneur de mes ancêtres, j'honore ton courage, Valentin, et te crois digne de l'amour d'une impératrice. Sache donc que j'oublie dès ce moment tous tes torts, que je perds toute rancune et que je te rappelle à ma cour. Demande tous les honneurs dus à ton mérite, j'y souscris par ces mots: «Valentin, tu es un gentilhomme et de bonne maison; reçois la main de ta Silvie, tu l'as méritée.»

VALENTIN.—Je vous rends grâces, mon prince; ce don fait mon bonheur, et je vous conjure maintenant, pour l'amour de votre fille, de m'accorder une grâce que je vais vous demander.

LE DUC.—Je l'accorde pour l'amour de toi, quelle qu'elle soit.

VALENTIN.—Ces hommes bannis, parmi lesquels j'ai vécu, sont doués de bonnes qualités; pardonnez-leur les fautes qu'ils ont faites, et qu'ils soient rappelés de leur exil. Mon prince, ils sont bien changés; ils sont devenus doux, civils et pleins de zèle pour le bien: ils peuvent rendre les plus grands services à l'État.

LE DUC.—Tu l'emportes, je leur pardonne ainsi qu'à toi: dispose d'eux suivant les mérites que tu leur connais. Partons pour Milan, et que toutes nos querelles se terminent par la joie, les bals et les fêtes les plus solennelles.

VALENTIN.—Et, sur la route, j'oserai prendre la liberté de vous faire sourire par le récit de mes aventures. Mon prince, que pensez-vous de ce page?

LE DUC.—Je trouve que ce jeune homme a beaucoup de grâce; il rougit.

VALENTIN.—Je vous réponds, mon prince, qu'il en a beaucoup plus qu'un jeune homme.

LE DUC.—Que veux-tu dire par là?

VALENTIN.—Si vous le permettez, mon prince, je vous raconterai en route des aventures qui vous surprendront. Viens, Protéo; ce sera ta pénitence d'entendre raconter l'histoire de tes amours. Ensuite le jour de notre mariage sera le vôtre, nous n'aurons qu'un seul festin, qu'une seule maison, et qu'un mutuel et commun bonheur.

(Ils sortent.)

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.

Chargement de la publicité...