Les diaboliques
The Project Gutenberg eBook of Les diaboliques
Title: Les diaboliques
Author: J. Barbey d'Aurevilly
Release date: October 25, 2004 [eBook #13848]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
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Jules Amédée Barbey d'Aurevilly
LES DIABOLIQUES (1850 — 1874)
Table des matières
Première préface aux Diaboliques
Préface de la première édition
Le rideau cramoisi
Le plus bel amour de Don Juan
I
II
III
IV
V
Le bonheur dans le crime
Le dessous de cartes d'une partie de whist
I
II
III
À un dîner d'athées
La vengeance d'une femme
Première préface aux Diaboliques
À qui dédier cela?…
J. B. d'A.
Voici (sauf modifications ultérieures) la Préface de mes
Diaboliques.
Pourquoi les Diaboliques?
Est-ce pour les histoires qui sont ici?
Ou pour les femmes de ces histoires?
Qui sait?
Les Histoires sont vraies. Rien d'inventé. Tout vu. Tout touché du coude ou du doigt. Il y aura certainement des têtes vives, montées par ce titre de Diaboliques, qui ne les trouveront pas aussi diaboliques qu'elles ont l'air de s'en vanter. Elles s'attendaient à des inventions, à des complications, à des recherches, à des raffinements, à tout le tremblement du mélodrame moderne, qui se fourre partout, même dans le roman: quelque chose comme les Mémoires du Diable qui n'ont donné à leur auteur qu'une peine du Diable. Mais les Diaboliques ne sont point des diableries, ce sont des diaboliques: des histoires réelles de ce temps civilisé et si divin que, quand on s'avise de les écrire, il semble que ce soit le Diable qui ait dicté… Le Diable est comme Dieu. Le manichéisme qui est la souche de toutes les grandes hérésies du Moyen-âge, le manichéisme n'est pas si bête! Malebranche disait que Dieu se reconnaissait à l'emploi DES MOYENS LES PLUS. Le Diable aussi.
Quant aux femmes de ces histoires, pourquoi ne seraient-elles pas les diaboliques? N'ont-elles pas assez de diabolisme en leur personne pour mériter ce doux nom-là?… Diabolique, il n'y en a pas une seule ici qui ne le soit à quelque degré. Il n'y en a pas une seule à qui on puisse dire le mot de «mon ange» sans exagérer. Comme le Diable qui était un ange aussi, mais qui a culbuté, si elles sont des anges encore, c'est la tête en bas, le reste… en haut! Pas une ici qui soit pure, vertueuse, innocente. Monstres même à part, elles présentent un effectif de bons sentiments et de moralité bien peu considérable. Elles pourraient donc s'appeler Diaboliques sans l'avoir volé. On a voulu faire un petit Musée de ces Dames, en attendant qu'on fasse le Musée, encore plus petit, des Dames qui leur font pendant et contraste dans la société, car toutes choses sont doubles. L'Art a deux lobes, comme le cerveau. La Nature ressemble à ces femmes qui ont un oeil bleu et un oeil noir. Voici l'oeil noir, dessiné à l'encre… de la PETITE VERTU. Oh! de la plus petite qu'on ait pu trouver!
On donnera peut-être l'oeil bleu, plus tard, si on trouve du bleu assez, pur. Mais y en a-t-il?
En ce cas-là, après les DIABOLIQUES viendraient les CELESTES.
Fin de 1870. Décembre.
J. B. d'A.
Préface de la première édition
Voici les six premières!
Si le public y mord, et les trouve à son goût, on publiera prochainement les six autres; car elles sont douze, comme une douzaine de pêches, — ces pécheresses!
Bien entendu qu'avec leur titre de Diaboliques, elles n'ont pas la prétention d'être un livre de prières ou d'Imitation chrétienne… Elles ont pourtant été écrites par un moraliste chrétien, mais qui se pique d'observation vraie, quoique très hardie, et qui croit — c'est sa poétique, à lui — que les peintres puissants peuvent tout peindre et que leur peinture est toujours assez morale quand elle est tragique et qu'elle donne l'horreur des choses qu'elle retrace. Il n'y a d'immoral que les Impassibles et les Ricaneurs. Or, l'auteur de ceci, qui croit au Diable et à ses influences dans le monde, n'en rit pas, et il ne les raconte aux âmes pures que pour les en épouvanter.
Quand on aura lu ces Diaboliques, je ne crois pas qu'il y ait personne en disposition de les recommencer en fait, et toute la moralité d'un livre est là…
Cela dit pour l'honneur de la chose, une autre question. Pourquoi l'auteur a-t-il donné à ces petites tragédies de plain-pied ce nom bien sonore — peut-être trop — de Diaboliques?… Est-ce pour les histoires elles-mêmes qui sont ici? ou pour les femmes de ces histoires?…
Ces histoires sont malheureusement vraies. Rien n'en a été inventé. On n'en a pas nommé les personnages: voilà tout! On les a masqués, et on a démarqué leur linge. «L'alphabet m'appartient», disait Casanova, quand on lui reprochait de ne pas porter son nom. L'alphabet des romanciers, c'est la vie de tous ceux qui eurent des passions et des aventures, et il ne s'agit que de combiner, avec la discrétion d'un art profond, les lettres de cet alphabet- là. D'ailleurs, malgré le vif de ces histoires à précautions nécessaires, il y aura certainement des têtes vives, montées par ce titre de Diaboliques, qui ne les trouveront pas aussi diaboliques qu'elles ont l'air de s'en vanter. Elles s'attendront à des inventions, à des complications, à des recherches, à des raffinements, à tout le tremblement du mélodrame moderne, qui se fourre partout, même dans le roman. Elles se tromperont, ces âmes charmantes!… Les Diaboliques ne sont pas des diableries: ce sont des Diaboliques, — des histoires réelles de ce temps de progrès et d'une civilisation si délicieuse et si divine, que, quand on s'avise de les écrire, il semble toujours que ce soit le Diable qui ait dicté!… Le Diable est comme Dieu. Le Manichéisme, qui fut la source des grandes hérésies du Moyen Age, le Manichéisme n'est pas si bête. Malebranche disait que Dieu se reconnaissait, à l'emploi des moyens les plus simples. Le Diable aussi.
Quant aux femmes de ces histoires, pourquoi ne seraient-elles pas les DIABOLIQUES? N'ont-elles pas assez de diabolisme en leur personne pour mériter ce doux nom? Diaboliques! il n'y en a pas une seule ici qui ne le soit à quelque degré. Il n'y en a pas une seule à qui on puisse dire sérieusement le mot de «Mon ange!» sans exagérer. Comme le Diable, qui était un ange aussi, mais qui a culbuté, — si elles sont des anges, c'est comme lui, — la tête en bas, le… reste en haut! Pas une ici qui soit pure, vertueuse, innocente. Monstres même à part, elles présentent un effectif de bons sentiments et de moralité bien peu considérable. Elles pourraient donc s'appeler aussi «les Diaboliques», sans l'avoir volé… On a voulu faire un petit musée de ces dames, — en attendant qu'on fasse le musée, encore plus petit, des dames qui leur font pendant et contraste dans la société, car toutes choses sont doubles! L'art a deux lobes, comme le cerveau. La nature ressemble à ces femmes qui ont un oeil bleu et un oeil noir. Voici l'oeil noir dessiné à l'encre — à l'encre de la petite vertu.
On donnera peut-être l'oeil bleu plus tard.
Après les DIABOLIQUES, les CELESTES… si on trouve du bleu assez
pur…
Mais y en a-t-il?
Jules BARBEY D'AUREVILLY.
Paris, 1er mai 1874.
Le rideau cramoisi
Really.
Il y a terriblement d'années, je m'en allais chasser le gibier d'eau dans les marais de l'Ouest, — et comme il n'y avait pas alors de chemins de fer dans le pays où il me fallait voyager, je prenais la diligence de *** qui passait à la patte d'oie du château de Rueil et qui, pour le moment, n'avait dans son coupé qu'une seule personne. Cette personne, très remarquable à tous égards, et que je connaissais pour l'avoir beaucoup rencontrée dans le monde, était un homme que je vous demanderai la permission d'appeler le vicomte de Brassard. Précaution probablement inutile! Les quelques centaines de personnes qui se nomment le monde à Paris sont bien capables de mettre ici son nom véritable… Il était environ cinq heures du soir. Le soleil éclairait de ses feux alentis une route poudreuse, bordée de peupliers et de prairies, sur laquelle nous nous élançâmes au galop de quatre vigoureux chevaux dont nous voyions les croupes musclées se soulever lourdement à chaque coup de fouet du postillon, — du postillon, image de la vie, qui fait toujours trop claquer son fouet au départ!
Le vicomte de Brassard était à cet instant de l'existence où l'on ne fait plus guère claquer le sien… Mais c'est un de ces tempéraments dignes d'être Anglais (il a été élevé en Angleterre), qui blessés à mort, n'en conviendraient jamais et mourraient en soutenant qu'ils vivent. On a dans le monde, et même dans les livres, l'habitude de se moquer des prétentions à la jeunesse de ceux qui ont dépassé cet âge heureux de l'inexpérience et de la sottise, et on a raison, quand la forme de ces prétentions est ridicule; mais quand elle ne l'est pas, — quand, au contraire, elle est imposante comme la fierté qui ne veut pas déchoir et qui l'inspire, je ne dis pas que cela n'est point insensé, puisque cela est inutile, mais c'est beau comme tant de choses insensées!… Si le sentiment de la Garde qui meurt et ne se rend pas est héroïque à Waterloo, il ne l'est pas moins en face de la vieillesse, qui n'a pas, elle, la poésie des baïonnettes pour nous frapper. Or, pour des têtes construites d'une certaine façon militaire, ne jamais se rendre est, à propos de tout, toujours toute la question, comme à Waterloo!
Le vicomte de Brassard, qui ne s'est pas rendu (il vit encore, et je dirai comment, plus tard, car il vaut la peine de le savoir), le vicomte de Brassard était donc, à la minute où je montais dans la diligence de ***, ce que le monde, féroce comme une jeune femme, appelle malhonnêtement «un vieux beau». Il est vrai que pour qui ne se paie pas de mots ou de chiffres dans cette question d'âge, où l'on n'a jamais que celui qu'on paraît avoir, le vicomte de Brassard pouvait passer pour «un beau» tout court. Du moins, à cette époque, la marquise de V…, qui se connaissait en jeunes gens et qui en aurait tondu une douzaine, comme Dalila tondit Samson, portait avec assez de faste, sur un fond bleu, dans un bracelet très large, en damier, or et noir, un bout de moustache du vicomte que le diable avait encore plus roussie que le temps… Seulement, vieux ou non, ne mettez sous cette expression de «beau», que le monde a faite, rien du frivole; du mince et de l'exigu qu'il y met, car vous n'auriez pas la notion juste de mon vicomte de Brassard, chez qui, esprit, manières, physionomie, tout était large, étoffé, opulent, plein de lenteur patricienne, comme il convenait au plus magnifique dandy que j'aie connu, moi qui, ai vu Brummel devenir fou, et d'Orsay mourir!
C'était, en effet, un dandy que le vicomte de Brassard. S'il l'eût été moins, il serait devenu certainement maréchal de France. Il avait été dès sa jeunesse un des plus brillants officiers de la fin du premier Empire. J'ai ouï dire, bien des fois, à ses camarades de régiment, qu'il se distinguait par une bravoure à la Murat, compliquée de Marmont. Avec cela, — et avec une tête très carrée et très froide, quand le tambour ne battait pas, — il aurait pu, en très peu de temps, s'élancer aux premiers rangs de la hiérarchie militaire, mais le dandysme!… Si vous combinez le dandysme avec les qualités qui font l'officier: le sentiment de la discipline, la régularité dans le service, etc., etc., vous verrez ce qui restera de l'officier dans la combinaison et s'il ne saute pas comme une poudrière! Pour qu'à vingt instants de sa vie l'officier de Brassard n'eût pas sauté, c'est que, comme tous les dandys, il était heureux. Mazarin l'aurait employé, — ses nièces aussi, mais pour une autre raison: il était superbe.
Il avait eu cette beauté nécessaire au soldat plus qu'à personne, car il n'y a pas de jeunesse sans la beauté, et l'armée, c'est la jeunesse de la France! Cette beauté, du reste, qui ne séduit pas que les femmes, mais les circonstances elles-mêmes, — ces coquines, — n'avait pas été la seule protection qui se fût étendue sur la tête du capitaine de Brassard. Il était, je crois, de race normande, de la race de Guillaume le Conquérant, et il avait, dit-on, beaucoup conquis… Après l'abdication de l'Empereur, il était naturellement passé aux Bourbons, et, pendant les Cent-Jours, surnaturellement leur était demeuré fidèle. Aussi, quand les Bourbons furent revenus, la seconde fois, le vicomte fut-il armé chevalier de Saint-Louis de la propre main de Charles X (alors MONSIEUR). Pendant tout le temps de la Restauration, le beau de Brassard ne montait pas une seule fois la garde aux Tuileries, que la duchesse d'Angoulême ne lui adressât, en passant, quelques mots gracieux. Elle, chez qui le malheur avait tué la grâce, savait en retrouver pour lui. Le ministre, voyant cette faveur, aurait tout fait pour l'avancement de l'homme que Madame distinguait ainsi; mais, avec la meilleure volonté du monde, que faire pour cet enragé dandy qui — un jour de revue — avait mis l'épée à la main, sur le front de bandière de son régiment, contre son inspecteur général, pour une observation de service?… C'était assez que de lui sauver le conseil de guerre. Ce mépris insouciant de la discipline, le vicomte de Brassard l'avait porté partout. Excepté en campagne, où l'officier se retrouvait tout entier, il ne s'était jamais astreint aux obligations militaires. Maintes fois, on l'avait vu, par exemple, au risque de se faire mettre à des arrêts infiniment prolongés, quitter furtivement sa garnison pour aller s'amuser dans une ville voisine et n'y revenir que les jours de parade ou de revue, averti par quelque soldat qui l'aimait, car si ses chefs ne se souciaient pas d'avoir sous leurs ordres un homme dont la nature répugnait à toute espèce de discipline et de routine, ses soldats, en revanche, l'adoraient. Il était excellent pour eux. Il n'en exigeait rien que d'être très braves, très pointilleux et très coquets, réalisant enfin le type de l'ancien soldat français, dont la Permission de dix heures et trois à quatre vieilles chansons, qui sont des chefs-d'oeuvre, nous ont conservé une si exacte et si charmante image. Il les poussait peut-être un peu trop au duel, mais il prétendait que c'était là le meilleur moyen qu'il connût de développer en eux l'esprit militaire. «Je ne suis pas un gouvernement, disait-il, et je n'ai point de décorations à leur donner quand ils se battent bravement entre eux; mais les décorations dont je suis le grand-maître (il était fort riche de sa fortune personnelle), ce sont des gants, des buffleteries de rechange, et tout ce qui peut les pomponner, sans que l'ordonnance s'y oppose.» Aussi, la compagnie qu'il commandait effaçait-elle, par la beauté de la tenue, toutes les autres compagnies de grenadiers des régiments de la Garde, si brillante déjà. C'est ainsi qu'il exaltait à outrance la personnalité du soldat, toujours prête, en France, à la fatuité et à la coquetterie, ces deux provocations permanentes, l'une par le ton qu'elle prend, l'autre par l'envie qu'elle excite. On comprendra, après cela, que les autres compagnies de son régiment fussent jalouses de la sienne. On se serait battu pour entrer dans celle-là, et battu encore pour n'en pas sortir.
Telle avait été, sous la Restauration, la position tout exceptionnelle du, capitaine vicomte de Brassard. Et comme il n'y avait pas alors, tous les matins, comme sous l'Empire, la ressource de l'héroïsme en action qui fait tout pardonner, personne n'aurait certainement pu prévoir ou deviner combien de temps aurait duré cette martingale d'insubordination qui étonnait ses camarades, et qu'il jouait contre ses chefs avec la même audace qu'il aurait joué sa vie s'il fût allé au feu, lorsque la révolution de 1830 leur ôta, s'ils l'avaient, le souci, et à lui, l'imprudent capitaine, l'humiliation d'une destitution qui le menaçait chaque jour davantage. Blessé grièvement aux Trois jours, il avait dédaigné de prendre du service sous la nouvelle dynastie des d'Orléans qu'il méprisait. Quand la révolution de Juillet les fit maîtres d'un pays qu'ils n'ont pas su garder, elle avait trouvé le capitaine dans son lit, malade d'une blessure qu'il s'était faite au pied en dansant — comme il aurait chargé — au dernier bal de la duchesse de Berry. — Mais au premier roulement de tambour, il ne s'en était pas moins levé pour rejoindre sa compagnie, et comme il ne lui avait pas été possible de mettre des bottes, à cause de sa blessure, il s'en était allé à l'émeute comme il s'en serait allé au bal, en chaussons vernis et en bas de soie, et c'est ainsi qu'il avait pris la tête de ses grenadiers sur la place de la Bastille, chargé qu'il était de balayer dans toute sa longueur le boulevard. Paris, où les barricades n'étaient pas dressées encore, avait un aspect sinistre et redoutable. Il était désert. Le soleil y tombait d'aplomb, comme une première pluie de feu qu'une autre devait suivre, puisque toutes ces fenêtres, masquées de leurs persiennes, allaient, tout à l'heure, cracher la mort… Le capitaine de Brassard rangea ses soldats sur deux lignes, le long et le plus près possible des maisons, de manière que chaque file de soldats ne fût exposée qu'aux coups de fusil qui lui venaient d'en face, — et lui, plus dandy que jamais, prit le milieu de chaussée. Ajusté des deux côtés par des milliers de fusils, de pistolets et de carabines, depuis la Bastille jusqu'à la rue de Richelieu, il n'avait pas été atteint, malgré la largeur d'une poitrine dont il était peut-être un peu trop fier, car le capitaine de Brassard poitrinait au feu, comme une belle femme, au bal, qui veut mettre sa gorge en valeur, quand, arrivé devant Frascati, à l'angle de la rue de Richelieu, et au moment où il commandait à sa troupe de se masser derrière lui pour emporter la première barricade qu'il trouva dressée sur son chemin, il reçut une balle dans sa magnifique poitrine, deux fois provocatrice, et par sa largeur, et par les longs brandebourgs d'argent qui y étincelaient d'une épaule à l'autre, et il eut le bras cassé d'une pierre, — ce qui ne l'empêcha pas d'enlever la barricade et d'aller jusqu'à la Madeleine, à la tête de ses hommes enthousiasmés. Là, deux femmes en calèche, qui fuyaient Paris insurgé, voyant un officier de la Garde blessé, couvert de sang et couché sur les blocs de pierre qui entouraient, à cette époque-là, l'église de la Madeleine à laquelle on travaillait encore, mirent leur voiture à sa disposition, et il se fit mener par elles au Gros-Caillou, où se trouvait alors le maréchal de Raguse, à qui il dit militairement: «Maréchal, j'en ai peut-être pour deux heures; mais pendant ces deux heures-là, mettez-moi partout où vous voudrez!» Seulement il se trompait… Il en avait pour plus de deux heures. La balle qui l'avait traversé ne le tua pas. C'est plus de quinze ans après que je l'avais connu, et il prétendait alors, au mépris de la médecine et de son médecin, qui lui avait expressément défendu de boire tout le temps qu'avait duré la fièvre de sa blessure, qu'il ne s'était sauvé d'une mort certaine qu'en buvant du vin de Bordeaux.
Et en en buvant, comme il en buvait! car, dandy en tout, il l'était dans sa manière de boire comme dans tout le reste… il buvait comme un Polonais. Il s'était fait faire un splendide verre en cristal de Bohême, qui jaugeait, Dieu me damne! une bouteille de bordeaux tout entière, et il le buvait d'une haleine! Il ajoutait même, après avoir bu, qu'il faisait tout dans ces proportions-là, et c'était vrai! Mais dans un temps où la force, sous toutes les formes, s'en va diminuant, on trouvera peut-être qu'il n'y a pas de quoi être fat. Il l'était à la façon de Bassompierre, et il portait le vin comme lui. Je l'ai vu sabler douze coups de son verre de Bohême, et il n'y paraissait même pas! Je l'ai vu souvent encore, dans ces repas que les gens décents traitent «d'orgies», et jamais il ne dépassait, après les plus brûlantes lampées, cette nuance de griserie qu'il appelait, avec une grâce légèrement soldatesque, «être un peu pompette», en faisant le geste militaire de mettre un pompon à son bonnet. Moi, qui voudrais vous faire bien comprendre le genre d'homme qu'il était, dans l'intérêt de l'histoire qui va suivre, pourquoi ne vous dirai-je pas que je lui ai connu sept maîtresses, en pied, à la fois, à ce bon braguard du XIXe siècle; comme l'aurait appelé le XVIe en sa langue pittoresque. Il les intitulait poétiquement «les sept cordes de sa lyre», et, certes, je n'approuve pas cette manière musicale et légère de parler de sa propre immoralité! Mais, que voulez-vous? Si le capitaine vicomte de Brassard n'avait pas été tout ce que je viens d'avoir l'honneur de vous dire, mon histoire serait moins piquante, et probablement n'eussé-je pas pensé à vous la conter.
Il est certain que je ne m'attendais guère à le trouver là, quand je montai dans la diligence de *** à la patte d'oie du château de Rueil. Il y avait longtemps que nous ne nous étions vus, et j'eus du plaisir à rencontrer; avec la perspective de passer quelques heures ensemble, un homme qui était encore de nos jours, et qui différait déjà tant des hommes de nos jours. Le vicomte de Brassard, qui aurait pu entrer dans l'armure, de François Ier et s'y mouvoir avec autant d'aisance que dans son svelte frac bleu d'officier de la Garde royale, ne ressemblait, ni par la tournure, ni par les proportions, aux plus vantés dés jeunes gens d'à présent. Ce soleil couchant d'une élégance grandiose et si longtemps radieuse, aurait fait paraître bien maigrelets et bien pâlots tous ces petits croissants de la mode, qui se lèvent maintenant à l'horizon! Beau de la beauté de l'empereur Nicolas, qu'il rappelait par le torse, mais moins idéal de visage et moins grec de profil, il portait une courte barbe, restée noire, ainsi que ses cheveux, par un mystère d'organisation ou de toilette… impénétrable, et cette barbe envahissait très haut ses joues, d'un coloris animé et mâle. Sous un front de la plus haute noblesse, — un front bombé, sans aucune ride, blanc comme le bras d'une femme, — et que le bonnet à poil du grenadier, qui fait tomber les cheveux, comme le casque, en le dégarnissant un peu au sommet, avait rendu plus vaste et plus fier, le vicomte de Brassard cachait presque, tant ils étaient enfoncés sous l'arcade sourcilière, deux yeux étincelants, d'un bleu très sombre, mais très brillants dans leur enfoncement et y piquant comme deux saphirs taillés en pointe! Ces yeux-là ne se donnaient pas la peine de scruter, et ils pénétraient. Nous nous prîmes la main, et nous causâmes. Le capitaine de Brassard parlait lentement, d'une voix vibrante qu'on sentait capable de remplir un Champ-de-Mars de son commandement. Elevé dès son enfance, comme je vous l'ai dit, en Angleterre, il pensait peut-être en anglais; mais cette lenteur, sans embarras du reste, donnait un tour très particulier à ce qu'il disait, et même à sa plaisanterie, car le capitaine aimait la plaisanterie, et il l'aimait même un peu risquée. Il avait ce qu'on appelle le propos vif. Le capitaine de Brassard allait toujours trop loin, disait la comtesse de F…, cette jolie veuve, qui ne porte plus que trois couleurs depuis son veuvage: du noir, du violet et du blanc. Il fallait qu'il fût trouvé de très bonne compagnie pour ne pas être souvent trouvé de la mauvaise. Mais quand on en est réellement, vous savez bien qu'on se passe tout, au faubourg Saint-Germain!
Un des avantages de la causerie en voiture, c'est qu'elle peut cesser quand on n'a plus rien à se dire, et cela sans embarras pour personne. Dans un salon, on n'a point cette liberté. La politesse vous fait un devoir de parler quand même, et on est souvent puni de cette hypocrisie innocente par le vide et l'ennui de ces conversations où les sots, même nés silencieux (il y en a), se travaillent et se détirent pour dire quelque chose et être aimables. En voiture publique, tout le monde est chez soi autant que chez les autres, — et on peut sans inconvenance rentrer dans le silence qui plaît et faire succéder à la conversation la rêverie… Malheureusement, les hasards de la vie sont affreusement plats, et jadis (car c'est jadis déjà) on montait vingt fois en voiture publique, — comme aujourd'hui vingt fois en wagon, — sans rencontrer un causeur animé et intéressant… Le vicomte de Brassard échangea d'abord avec moi quelques idées que les accidents de la route, les détails du paysage et quelques souvenirs du monde où nous nous étions rencontrés autrefois avaient fait naître, — puis, le jour déclinant nous versa son silence dans son crépuscule. La nuit, qui, en automne, semble tomber à pic du ciel, tant elle vient vite! nous saisit de sa fraîcheur, et nous nous roulâmes dans nos manteaux, cherchant de la tempe le dur coin qui est l'oreiller de ceux qui voyagent. Je ne sais si mon compagnon s'endormit dans son angle de coupé; mais moi, je restai éveillé dans le mien. J'étais si blasé sur la route que nous faisions là et que j'avais tant de fois faite, que je prenais à peine garde aux objets extérieurs, qui disparaissaient dans le mouvement de la voiture, et qui semblaient courir dans la nuit, en sens opposé à celui dans lequel nous courions. Nous traversâmes plusieurs petites villes, semées, çà et là, sur cette longue route que les postillons appelaient encore: un fier «ruban de queue», en souvenir de la leur, pourtant coupée depuis longtemps. La nuit devint noire comme un four éteint, — et, dans cette obscurité, ces villes inconnues par lesquelles nous passions avaient d'étranges physionomies et donnaient l'illusion que nous étions au bout du monde… Ces sortes de sensations que je note ici, comme le souvenir des impressions dernières d'un état de choses disparu, n'existent plus et ne reviendront jamais pour personne. À présent, les chemins de fer, avec leurs gares à l'entrée des villes, ne permettent plus au voyageur d'embrasser, en un rapide coup d'oeil, le panorama fuyant de leurs rues, au galop des chevaux d'une diligence qui va, tout à l'heure, relayer pour repartir. Dans la plupart de ces petites villes que nous traversâmes, les réverbères, ce luxe tardif, étaient rares, et on y voyait certainement bien moins que sur les routes que nous venions de quitter. Là, du moins, le ciel avait sa largeur, et la grandeur de l'espace faisait une vague lumière, tandis qu'ici le rapprochement des maisons qui semblaient se baiser, leurs ombres portées dans ces rues étroites, le peu de ciel et d'étoiles qu'on apercevait entre les deux rangées des toits, tout ajoutait au mystère de ces villes endormies, où le seul homme qu'on rencontrât était — à la porte de quelque auberge — un garçon d'écurie avec sa lanterne, qui amenait les chevaux de relais, et qui bouclait les ardillons de leur attelage, en sifflant ou en jurant contre ses chevaux récalcitrants ou trop vifs… Hors cela et l'éternelle interpellation, toujours la même, de quelque voyageur, ahuri de sommeil, qui baissait une glace et criait dans la nuit, rendue plus sonore à force de silence: «Où sommes-nous donc, postillon?…» rien de vivant ne s'entendait et ne se voyait autour et dans cette voiture pleine de gens qui dormaient, en cette ville endormie, où peut-être quelque rêveur, comme moi, cherchait, à travers la vitre de son compartiment, à discerner la façade des maisons estompée par la nuit, ou suspendait son regard et sa pensée à quelque fenêtre éclairée encore à cette heure avancée, en ces petites villes aux moeurs réglées et simples, pour qui la nuit était faite surtout pour dormir. La veille d'un être humain, — ne fût-ce qu'une sentinelle, — quand tous les autres êtres sont plongés dans cet assoupissement qui est l'assoupissement de l'animalité fatiguée, a toujours quelque chose d'imposant. Mais l'ignorance de ce qui fait veiller derrière une fenêtre aux rideaux baissés, où la lumière indique la vie et la pensée, ajoute la poésie du rêve à la poésie de la réalité. Du moins, pour moi, je n'ai jamais pu voir une fenêtre, — éclairée la nuit, — dans une ville couchée, par laquelle je passais, — sans accrocher à ce cadre de lumière un monde de pensées, — sans imaginer derrière ces rideaux des intimités et des drames… Et maintenant, oui, au bout de tant d'années, j'ai encore dans la tête de ces fenêtres qui y sont restées éternellement et mélancoliquement lumineuses, et qui me font dire souvent, lorsqu'en y pensant, je les revois dans mes songeries:
«Qu'y avait-il donc derrière ces rideaux?»
Eh bien! une de celles qui me sont restées le plus dans la mémoire (mais tout à l'heure vous en comprendrez la raison) est une fenêtre d'une des rues de la ville de ***, par laquelle nous passions cette nuit-là. C'était à trois maisons — vous voyez si mon souvenir est précis — au-dessus de l'hôtel devant lequel nous relayions; mais cette fenêtre, j'eus le loisir de la considérer plus de temps que le temps d'un simple relais. Un accident venait d'arriver à une des roues de notre voiture, et on avait envoyé chercher le charron qu'il fallut réveiller. Or, réveiller un charron, dans une ville de province endormie, et le faire lever pour resserrer un écrou à une diligence qui n'avait pas de concurrence sur cette ligne-là, n'était pas une petite affaire de quelques minutes… Que si le charron était aussi endormi dans son lit qu'on l'était dans notre voiture, il ne devait pas être facile de le réveiller… De mon coupé, j'entendais à travers la cloison les ronflements des voyageurs de l'intérieur, et pas un des voyageurs de l'impériale, qui, comme on le sait, ont la manie de toujours descendre dès que la diligence arrête, probablement (car la vanité se fourre partout en France, même sur l'impériale des voitures) pour montrer leur adresse à remonter, n'était descendu… Il est vrai que l'hôtel devant lequel nous nous étions arrêtés était fermé. On n'y soupait point. On avait soupé au relais précédent. L'hôtel sommeillait, comme nous. Rien n'y trahissait la vie. Nul bruit n'en troublait le profond silence… si ce n'est le coup de balai, monotone et lassé, de quelqu'un (homme ou femme… on ne savait; il faisait trop nuit pour bien s'en rendre compte) qui balayait alors la grande cour de cet hôtel muet, dont la porte cochère restait habituellement ouverte. Ce coup de balai traînard, sur le pavé, avait aussi l'air de dormir, ou du moins d'en avoir diablement envie! La façade de l'hôtel était noire comme les autres maisons de la rue où il n'y avait de lumière qu'à une seule fenêtre… cette fenêtre que précisément j'ai emportée dans ma mémoire et que j'ai là, toujours, sous le front!… La maison, dans laquelle on ne pouvait pas dire que cette lumière brillait, car elle était tamisée par un double rideau cramoisi dont elle traversait mystérieusement l'épaisseur, était une grande maison qui n'avait qu'un étage, — mais placé très haut…
— C'est singulier! — fit le comte de Brassard, comme s'il se parlait à lui-même, on dirait que c'est toujours le même rideau!
Je me retournai vers lui, comme si j'avais pu le voir dans notre obscur compartiment de voiture; mais la lampe, placée sous le siège du cocher, et qui est destinée à éclairer les chevaux et la route, venait justement de s'éteindre… Je croyais qu'il dormait, et il ne dormait pas, et il était frappé comme moi de l'air qu'avait cette fenêtre; mais, plus avancé que moi, il savait, lui, pourquoi il l'était!
Or, le ton qu'il mit à dire cela — une chose d'une telle simplicité! — était si peu dans la voix de mon dit vicomte de Brassard et m'étonna si fort, que je voulus avoir le coeur net de la curiosité qui me prit tout à coup de voir son visage, et que je fis partir une allumette comme si j'avais voulu allumer mon cigare. L'éclair bleuâtre de l'allumette coupa l'obscurité.
Il était pâle, non pas comme un mort… mais comme la Mort elle- même.
Pourquoi pâlissait-il?… Cette fenêtre, d'un aspect si particulier, cette réflexion et cette pâleur d'un homme qui pâlissait très peu d'ordinaire, car il était sanguin, et l'émotion, lorsqu'il était ému, devait l'empourprer jusqu'au crâne, le frémissement que je sentis courir dans les muscles de son puissant biceps, touchant alors contre mon bras dans le rapprochement de la voiture, tout cela me produisit l'effet de cacher quelque chose… que moi, le chasseur aux histoires, je pourrais peut-être savoir en m'y prenant bien.
— Vous regardiez donc aussi cette fenêtre, capitaine, et même vous la reconnaissiez? — lui dis-je de ce ton détaché qui semble ne pas tenir du tout à la réponse et qui est l'hypocrisie de la curiosité.
— Parbleu! si je la reconnais! fit-il de sa voix ordinaire, richement timbrée et qui appuyait sur les mots.
Le calme était déjà revenu dans ce dandy, le plus carré et le plus majestueux des dandys, lesquels — vous le savez! — méprisent toute émotion, comme inférieure, et ne croient pas, comme ce niais de Goethe, que l'étonnement puisse jamais être une position honorable pour l'esprit humain.
— Je ne passe pas par ici souvent, — continua donc, très tranquillement, le vicomte de Brassard, — et même j'évite d'y passer. Mais il est des choses qu'on n'oublie point. Il n'y en a pas beaucoup, mais il y en a. J'en connais trois: le premier uniforme qu'on a mis, la première bataille où l'on a donné, et la première femme qu'on a eue. Eh bien! pour moi, cette fenêtre est la quatrième chose que je ne puisse pas oublier.
Il s'arrêta, baissa la glace qu'il avait devant lui… Etait-ce pour mieux voir cette fenêtre dont il me parlait?… Le conducteur était allé chercher le charron et ne revenait pas. Les chevaux de relais, en retard, n'étaient pas encore arrivés de la poste. Ceux qui nous avaient traînés, immobiles de fatigue, harassés, non dételés, la tête pendant dans leurs jambes, ne donnaient pas même sur le pavé silencieux le coup de pied de l'impatience, en rêvant de leur écurie. Notre diligence endormie ressemblait à une voiture enchantée, figée par la baguette des fées, à quelque carrefour de clairière, dans la forêt de la Belle-au-Bois dormant.
— Le fait est, — dis-je, — que pour un homme d'imagination, cette fenêtre a de la physionomie.
— Je ne sais pas ce qu'elle a pour vous, — reprit le vicomte de Brassard, — mais je sais ce qu'elle a pour moi. C'est la fenêtre de la chambre qui a été ma première chambre de garnison. J'ai habité là… Diable! il y a tout à l'heure trente-cinq ans! derrière ce rideau… qui semble n'avoir pas été changé depuis tant d'années, et que je trouve éclairé, absolument éclairé, comme il l'était quand…
Il s'arrêta encore, réprimant sa pensée; mais je tenais à la faire sortir.
— Quand vous étudiiez votre tactique, capitaine, dans vos premières veilles de sous-lieutenant?
— Vous me faites beaucoup trop d'honneur, répondit-il. J'étais, il est vrai, sous-lieutenant dans ce moment-là, mais les nuits que je passais alors, je ne les passais pas sur ma tactique, et si j'avais ma lampe allumée, à ces heures indues, comme disent les gens rangés, ce n'était pas pour lire le maréchal de Saxe.
— Mais, — fis-je, preste comme un coup de raquette, — c'était, peut-être, tout de même, pour l'imiter?
Il me renvoya mon volant.
— Oh! — dit-il, — ce n'était pas alors que j'imitais le maréchal de Saxe, comme vous l'entendez… Ça n'a été que bien plus tard. Alors, je n'étais qu'un bambin de sous-lieutenant, fort épinglé dans ses uniformes, mais très gauche et très timide avec les femmes, quoiqu'elles n'aient jamais voulu le croire, probablement à cause de ma diable de figure… je n'ai jamais eu avec elles les profits de ma timidité. D'ailleurs, je n'avais que dix-sept ans dans ce beau temps-là. Je sortais de l'Ecole militaire. On en sortait à l'heure où vous y entrez à présent, car si l'Empereur, ce terrible consommateur d'hommes, avait duré, il aurait fini par avoir des soldats de douze ans, comme les sultans d'Asie ont des odalisques de neuf.
«S'il se met à parler de l'Empereur et des odalisques, — pensé-je, — je ne saurai rien.
— Et pourtant, vicomte, — repartis-je, — je parierais bien que vous n'avez gardé si présent le souvenir de cette fenêtre, qui luit là-haut, que parce qu'il y a eu pour vous une femme derrière son rideau!
— Et vous gagneriez votre pari, Monsieur, — fit-il gravement.
— Ah! parbleu! — repris-je, — j'en étais bien sûr! Pour un homme comme vous, dans une petite ville de province où vous n'avez peut-être pas passé dix fois depuis votre première garnison, il n'y a qu'un siège que vous y auriez soutenu ou quelque femme que vous y auriez prise, par escalade, qui puisse vous consacrer si vivement la fenêtre d'une maison que vous retrouvez aujourd'hui éclairée d'une certaine manière, dans l'obscurité!
— Je n'y ai cependant pas soutenu de siège… du moins militairement, — répondit-il, toujours grave; mais être grave, c'était souvent sa manière de plaisanter, — et, d'un autre côté, quand on se rend si vite la chose peut-elle s'appeler un siège?… Mais quant à prendre une femme avec ou sans escalade, je vous l'ai dit, en ce temps-là, j'en étais parfaitement incapable… Aussi ne fut-ce pas une femme qui fut prise ici: ce fut moi!
Je le saluai; — le vit-il dans ce coupé sombre?
— On a pris Berg-op-Zoom, — lui dis-je.
— Et les sous-lieutenants de dix-sept ans, — ajouta-t-il, — ne sont ordinairement pas des Berg-op-Zoom de sagesse et de continence imprenables!
—Ainsi, — fis-je gaîment, — encore une madame ou une mademoiselle Putiphar…
— C'était une demoiselle, — interrompit-il avec une bonhomie assez comique.
— À mettre à la pile de toutes les autres, capitaine! Seulement, ici, le Joseph était militaire… un Joseph qui n'aura pas fui…
— Qui a parfaitement fui, au contraire, — repartit-il, du plus grand sang-froid, — quoique trop tard et avec une peur!!! Avec une peur à me faire comprendre la phrase du maréchal Ney que j'ai entendue de mes deux oreilles et qui, venant d'un pareil homme, m'a, je l'avoue, un peu soulagé: «Je voudrais bien savoir quel est le Jean-f… (il lâcha le mot tout au long) qui dit n'avoir jamais eu peur!…»
— Une histoire dans laquelle vous avez eu cette sensation-là doit être fameusement intéressante, capitaine!
— Pardieu! — fit-il brusquement, — je puis bien, si vous en êtes curieux, vous la raconter, cette histoire, qui a été un événement, mordant sur ma vie comme un acide sur de l'acier, et qui a marqué à jamais d'une tache noire tous mes plaisirs de mauvais sujet… Ah! ce n'est pas toujours profit que d'être un mauvais sujet! — ajouta-t-il, avec une mélancolie qui me frappa dans ce luron formidable que je croyais doublé de cuivre comme un brick grec.
Et il releva la glace qu'il avait baissée, soit qu'il craignît que les sons de sa voix ne s'en allassent par là, et qu'on n'entendît, du dehors, ce qu'il allait raconter, quoiqu'il n'y eût personne autour de cette voiture, immobile et comme abandonnée; soit que ce régulier coup de balai, qui allait et revenait, et qui râclait avec tant d'appesantissement le pavé de la grande cour de l'hôtel, lui semblât un accompagnement importun de son histoire; — et je l'écoutai, — attentif à sa voix seule, — aux moindres nuances de sa voix, — puisque je ne pouvais voir son visage, dans ce noir compartiment fermé, — et les yeux fixés plus que jamais sur cette fenêtre, au rideau cramoisi, qui brillait toujours de la même fascinante lumière, et dont il allait me parler:
«J'avais donc dix-sept ans; et je sortais de l'Ecole militaire, — reprit-il. — Nommé sous-lieutenant dans un simple régiment d'infanterie de ligne, qui attendait, avec l'impatience qu'on avait dans ce temps-là, l'ordre de partir pour l'Allemagne, où l'Empereur faisait cette campagne que l'histoire a nommée la campagne de 1813, je n'avais pris que le temps d'embrasser mon vieux père au fond de sa province, avant de rejoindre dans la ville où nous voici, ce soir, le bataillon dont je faisais partie; car cette mince ville, de quelques milliers d'habitants tout au plus, n'avait en garnison que nos deux premiers bataillons… Les deux autres avaient été répartis dans les bourgades voisines. Vous qui probablement n'avez fait que passer dans cette ville-ci, quand vous retournez dans votre Ouest, vous ne pouvez pas vous douter de ce qu'elle est — ou du moins de ce qu'elle était il y a trente ans — pour qui est obligé comme je l'étais alors, d'y demeurer. C'était certainement la pire garnison où le hasard — que je crois le diable toujours, à ce moment-là ministre de la guerre — pût m'envoyer pour mon début. Tonnerre de Dieu! quelle platitude! Je ne me souviens pas d'avoir fait nulle part, depuis, de plus maussade et de plus ennuyeux séjour. Seulement, avec l'âge que j'avais, et avec la première ivresse de l'uniforme, — une sensation que vous ne connaissez pas, mais que connaissent tous ceux qui l'ont porté, — je ne souffrais guère de ce qui, plus tard, m'aurait paru insupportable. Au fond, que me faisait cette morne ville de province?… Je l'habitais, après tout, beaucoup moins que mon uniforme, — un chef-d'oeuvre de Thomassin et Pied, qui me ravissait! Cet uniforme, dont j'étais fou, me voilait et m'embellissait toutes choses; et c'était — cela va vous sembler fort, mais c'est la vérité! — cet uniforme qui était, à la lettre, ma véritable garnison! Quand je m'ennuyais par trop dans cette ville sans mouvement, sans intérêt et sans vie, je me mettais en grande tenue, — toutes aiguillettes dehors, — et l'ennui fuyait devant mon hausse-col! J'étais comme ces femmes qui n'en font pas moins leur toilette quand elles sont seules et qu'elles n'attendent personne. Je m'habillais… pour moi. Je jouissais solitairement de mes épaulettes et de la dragonne de mon sabre, brillant au soleil, dans quelque coin de Cours désert où, vers quatre heures, j'avais l'habitude de me promener, sans chercher personne pour être heureux, et j'avais là des gonflements dans la poitrine, tout autant que, plus tard, au boulevard de Gand, lorsque j'entendais dire derrière moi, en donnant le bras à quelque femme: "Il faut convenir que voilà une fière tournure d'officier!" Il n'existait, d'ailleurs, dans cette petite ville très peu riche, et qui n'avait de commerce et d'activité d'aucune sorte, que d'anciennes familles à peu près ruinées, qui boudaient l'Empereur, parce qu'il n'avait pas, comme elles disaient, fait rendre gorge aux voleurs de la Révolution, et qui pour cette raison ne fêtaient guère ses officiers. Donc, ni réunions, ni bals, ni soirées, ni redoutes. Tout au plus, le dimanche, un pauvre bout de Cours où, après la messe de midi, quand il faisait beau temps, les mères allaient promener et exhiber leurs filles jusqu'à deux heures, — l'heure des Vêpres, qui, dès qu'elle sonnait son premier coup, raflait toutes les jupes et vidait ce malheureux Cours. Cette messe de midi où nous n'allions jamais, du reste, je l'ai vue devenir, sous la Restauration, une messe militaire à laquelle l'état-major des régiments était obligé d'assister, et c'était au moins un événement vivant dans ce néant de garnisons mortes! Pour des gaillards qui étaient, comme nous, à l'âge de la vie où l'amour, la passion des femmes, tient une si grande place, cette messe militaire était une ressource. Excepté ceux d'entre nous qui faisaient partie du détachement de service sous les armes, tout le corps d'officiers s'éparpillait et se plaçait à l'église, comme il lui plaisait, dans la nef. Presque toujours nous nous campions derrière les plus jolies femmes qui venaient à cette messe, où elles étaient sûres d'être regardées, et nous leur donnions le plus de distractions possible en parlant, entre nous, à mi-voix, de manière à pouvoir être entendus d'elles, de ce qu'elles avaient de plus charmant dans le visage ou dans la tournure. Ah! la messe militaire! J'y ai vu commencer bien des romans. J'y ai vu fourrer dans les manchons que les jeunes filles laissaient sur leurs chaises, quand elles s'agenouillaient près de leurs mères, bien des billets doux, dont elles nous rapportaient la réponse, dans les mêmes manchons, le dimanche suivant! Mais, sous l'Empereur, il n'y avait point de messe militaire. Aucun moyen par conséquent d'approcher des filles comme il faut de cette petite ville où elles n'étaient pour nous que des rêves cachés, plus ou moins, sous des voiles, de loin aperçus! Des dédommagements à cette perte sèche de la population la plus intéressante de la ville de ***, il n'y en avait pas… Les caravansérails que vous savez, et dont on ne parle point en bonne compagnie, étaient des horreurs. Les cafés où l'on noie tant de nostalgies, en ces oisivetés terribles des garnisons, étaient tels, qu'il était impossible d'y mettre le pied, pour peu qu'on respectât ses épaulettes… Il n'y avait pas non plus, dans cette petite ville où le luxe s'est accru maintenant comme partout, un seul hôtel où nous puissions avoir une table passable d'officiers, sans être volés comme dans un bois, si bien que beaucoup d'entre nous avaient renoncé à la vie collective et s'étaient dispersés dans des pensions particulières, chez des bourgeois peu riches, qui leur louaient des appartements le plus cher possible, et ajoutaient ainsi quelque chose à la maigreur ordinaire de leurs tables et à la médiocrité de leurs revenus.
«J'étais de ceux-là. Un de mes camarades qui demeurait ici, à la Poste aux chevaux, où il avait une chambre, car la Poste aux chevaux était dans cette rue en ce temps-là — tenez! à quelques portes derrière nous, et peut-être, s'il faisait jour, verriez- vous encore sur la façade de cette Poste aux chevaux le vieux soleil d'or à moitié sorti de son fond de céruse, et qui faisait cadran avec son inscription: "AU SOLEIL LEVANT!" — Un de mes camarades m'avait découvert un appartement dans son voisinage; — à cette fenêtre qui est perchée si haut, et qui me fait l'effet, ce soir, d'être la mienne toujours, comme si c'était hier! Je m'étais laissé loger par lui. Il était plus âgé que moi, depuis plus longtemps au régiment, et il aimait à piloter dans ces premiers moments et ces premiers détails de ma vie d'officier, mon inexpérience, qui était aussi de l'insouciance! Je vous l'ai dit, excepté la sensation de l'uniforme sur laquelle j'appuie, parce que c'est encore là une sensation dont votre génération à congrès de la paix et à pantalonnades philosophiques et humanitaires n'aura bientôt plus la moindre idée, et l'espoir d'entendre ronfler le canon dans la première bataille où je devais perdre (passez-moi cette expression soldatesque!) mon pucelage militaire, tout m'était égal! Je ne vivais que dans ces deux idées, — dans la seconde surtout, parce qu'elle était une espérance, et qu'on vit plus dans la vie qu'on n'a pas que dans la vie qu'on a. Je m'aimais pour demain, comme l'avare, et je comprenais très bien les dévots qui s'arrangent sur cette terre comme on s'arrange dans un coupe-gorge où l'on n'a qu'à passer une nuit. Rien ne ressemble plus à un moine qu'un soldat, et j'étais soldat! C'est ainsi que je m'arrangeais de ma garnison. Hors les heures des repas que je prenais avec les personnes qui me louaient mon appartement et dont je vous parlerai tout à l'heure, et celles du service et des manoeuvres de chaque jour, je vivais la plus grande partie de mon temps chez moi, couché sur un grand diable de canapé de maroquin bleu sombre, dont la fraîcheur me faisait l'effet d'un bain froid après l'exercice, et je ne m'en relevais que pour aller faire des armes et quelques parties d'impériale chez mon ami d'en face: Louis de Meung, lequel était moins oisif que moi, car il avait ramassé parmi les grisettes de la ville une assez jolie petite fille, qu'il avait prise pour maîtresse, et qui lui servait, disait-il, à tuer le temps… Mais ce que je connaissais de la femme ne me poussait pas beaucoup à imiter mon ami Louis. Ce que j'en savais, je l'avais vulgairement appris, là où les élèves de Saint-Cyr l'apprennent les jours de sortie… Et puis, il y a des tempéraments qui s'éveillent tard… Est-ce que vous n'avez pas connu Saint-Rémy, le plus mauvais sujet de toute une ville, célèbre par ses mauvais sujets, que nous appelions "le Minotaure", non pas au point de vue des cornes, quoiqu'il en portât, puisqu'il avait tué l'amant de sa femme, mais au point de vue de la consommation?…»
— Oui, je l'ai connu, — répondis-je, — mais vieux, incorrigible, se débauchant de plus en plus à chaque année qui lui tombait sur la tête. Pardieu! si je l'ai connu, ce grand rompu de Saint-Rémy, comme on dit dans Brantôme!
— C'était en effet un homme de Brantôme, — reprit le vicomte.
— Eh bien! Saint-Rémy, à vingt-sept ans sonnés, n'avait encore touché ni à un verre ni à une jupe. Il vous le dira, si vous voulez! À vingt-sept ans, il était, en fait de femmes, aussi innocent que l'enfant qui vient de naître, et quoiqu'il ne tétât plus sa nourrice, il n'avait pourtant jamais bu que du lait et de l'eau.
— Il a joliment rattrapé le temps perdu! — fis-je.
— Oui, — dit le vicomte, — et moi aussi! Mais j'ai eu moins de peine à le rattraper! Ma première période de sagesse, à moi, ne dépassa guère le temps que je passai dans cette ville de ***; et quoique je n'y eusse pas la virginité absolue dont parle Saint- Rémy, j'y vivais cependant, ma foi! comme un vrai chevalier de Malte, que j'étais, attendu que je le suis de berceau… Saviez- vous cela? J'aurais même succédé à un de mes oncles dans sa commanderie, sans la Révolution qui abolit l'Ordre, dont, tout aboli qu'il fût, je me suis quelquefois permis de porter le ruban. Une fatuité!
«Quant aux hôtes que je m'étais donnés, en louant leur appartement, — continua le vicomte de Brassard, — c'était bien tout ce que vous pouvez imaginer de plus bourgeois. Ils n'étaient que deux, le mari et la femme, tous deux âgés, n'ayant pas mauvais ton, au contraire. Dans leurs relations avec moi, ils avaient même cette politesse qu'on ne trouve plus, surtout dans leur classe, et qui est comme le parfum d'un temps évanoui. Je n'étais pas dans l'âge où l'on observe pour observer, et ils m'intéressaient trop peu pour que je pensasse à pénétrer dans le passé de ces deux vieilles gens à la vie desquels je me mêlais de la façon la plus superficielle deux heures par jour, — le midi et le soir, — pour dîner et souper avec eux. Rien ne transpirait de ce passé dans leurs conversations devant moi, lesquelles conversations trottaient d'ordinaire sur les choses et les personnes de la ville, qu'elles m'apprenaient à connaître et dont ils parlaient, le mari avec une pointe de médisance gaie, et la femme, très pieuse, avec plus de réserve, mais certainement non moins de plaisir. Je crois cependant avoir entendu dire au mari qu'il avait voyagé dans sa jeunesse pour le compte de je ne sais qui et de je ne sais quoi, et qu'il était revenu tard épouser sa femme… qui l'avait attendu. C'étaient, au demeurant, de très braves gens, aux moeurs très douces, et, de très calmes destinées. La femme passait sa vie à tricoter des bas à côtes pour son mari, et le mari, timbré de musique, à racler sur son violon de l'ancienne musique de Viotti, dans une chambre à galetas au-dessus de la mienne… Plus riches, peut-être l'avaient-ils été. Peut-être quelque perte de fortune qu'ils voulaient cacher les avait-elle forcés à prendre chez eux un pensionnaire; mais autrement que par le pensionnaire, on ne s'en apercevait pas. Tout dans leur logis respirait l'aisance de ces maisons de l'ancien temps, abondantes en linge qui sent bon, en argenterie bien pesante, et dont les meubles semblent des immeubles, tant on se met peu en peine de les renouveler! Je m'y trouvais bien. La table était bonne, et je jouissais largement de la permission de la quitter dès que j'avais, comme disait la vieille Olive qui nous servait, "les barbes torchées", ce qui faisait bien de l'honneur de les appeler "des barbes" aux trois poils de chat de la moustache d'un gamin de sous-lieutenant, qui n'avait pas encore fini de grandir!
J'étais donc là environ depuis un semestre, tout aussi tranquille que mes hôtes, auxquels je n'avais jamais entendu dire un seul mot ayant trait à l'existence de la personne que j'allais rencontrer chez eux, quand un jour, en descendant pour dîner à l'heure accoutumée, j'aperçus dans un coin de la salle à manger une grande personne qui, debout et sur la pointe des pieds, suspendait par les rubans son chapeau à une patère, comme une femme parfaitement chez elle et qui vient de rentrer. Cambrée à outrance, comme elle l'était pour accrocher son chapeau à cette patère placée très haut, elle déployait la taille superbe d'une danseuse qui se renverse, et cette taille était prise (c'est le mot, tant elle était lacée!) dans le corselet luisant d'un spencer de soie verte à franges qui retombaient sur sa robe blanche, une de ces robes du temps d'alors, qui serraient aux hanches et qui n'avaient pas peur de les montrer, quand on en avait… Les bras encore en l'air, elle se retourna en m'entendant entrer, et elle imprima à sa nuque une torsion qui me fit voir son visage; mais elle acheva son mouvement comme si je n'eusse pas été là, regarda si les rubans du chapeau n'avaient pas été froissés par elle en le suspendant, et cela accompli lentement, attentivement et presque impertinemment, car, après tout, j'étais là, debout, attendant, pour la saluer, qu'elle prît garde à moi, elle me fit enfin l'honneur de me regarder avec deux yeux noirs, très froids, auxquels ses cheveux, coupés à la Titus et ramassés en boucles sur le front, donnaient l'espèce de profondeur que cette coiffure donne au regard… Je ne savais qui ce pouvait être, à cette heure et à cette place. Il n'y avait jamais personne à dîner chez mes hôtes… Cependant elle venait probablement pour dîner. La table était mise, et il y avait quatre couverts… Mais mon étonnement de la voir là fut de beaucoup dépassé par l'étonnement de savoir qui elle était, quand je le sus… quand mes deux hôtes, entrant dans la salle, me la présentèrent comme leur fille qui sortait de pension et qui allait désormais vivre avec eux.
Leur fille! Il était impossible d'être moins la fille de gens comme eux que cette fille-là! Non pas que les plus belles filles du monde ne puissent naître de toute espèce de gens. J'en ai connu… et vous aussi, n'est-ce pas? Physiologiquement, l'être le plus laid peut produire l'être le plus beau. Mais elle! entre elle et eux, il y avait l'abîme d'une race… D'ailleurs, physiologiquement, puisque je me permets ce grand mot pédant, qui est de votre temps, non du mien, on ne pouvait la remarquer que pour l'air qu'elle avait, et qui était singulier dans une jeune fille aussi jeune qu'elle, car c'était une espèce d'air impassible, très difficile à caractériser. Elle ne l'aurait pas eu qu'on aurait dit: «Voilà une belle fille!» et on n'y aurait pas plus pensé qu'à toutes les belles filles qu'on rencontre par hasard; et dont on dit cela, pour n'y plus penser jamais après. Mais cet air… qui la séparait, non pas seulement de ses parents, mais de tous les autres, dont elle semblait n'avoir ni les passions, ni les sentiments, vous clouait… de surprise, sur place… L'Infante à l'épagneul, de Velasquez, pourrait, si vous la connaissez, vous donner une idée de cet air-là, qui n'était ni fier, ni méprisant, ni dédaigneux, non! mais tout simplement impassible, car l'air fier, méprisant, dédaigneux, dit aux gens qu'ils existent, puisqu'on prend la peine de les dédaigner ou de les mépriser, tandis que cet air-ci dit tranquillement: «Pour moi, vous n'existez même pas.» J'avoue que cette physionomie me fit faire, ce premier jour et bien d'autres, la question qui pour moi est encore aujourd'hui insoluble: comment cette grande fille-là était-elle sortie de ce gros bonhomme en redingote jaune vert et à gilet blanc, qui avait une figure couleur des confitures de sa femme, une loupe sur la nuque, laquelle débordait sa cravate de mousseline brodée, et qui bredouillait?… Et si le mari n'embarrassait pas, car le mari n'embarrasse jamais dans ces sortes de questions, la mère me paraissait tout aussi impossible à expliquer. Mlle Albertine (c'était le nom de cette archiduchesse d'altitude, tombée du ciel chez ces bourgeois comme si le ciel avait voulu se moquer d'eux), Mlle Albertine, que ses parents appelaient Alberte pour s'épargner la longueur du nom, mais ce qui allait parfaitement mieux à sa figure et à toute sa personne, ne semblait pas plus la fille de l'un que de l'autre… À ce premier dîner, comme à ceux qui suivirent, elle me parut une jeune fille bien élevée, sans affectation, habituellement silencieuse, qui, quand elle parlait, disait en bons termes ce qu'elle avait à dire, mais qui n'outrepassait jamais cette ligne-là… Au reste, elle aurait eu tout l'esprit que j'ignorais qu'elle eût, qu'elle n'aurait guère trouvé l'occasion de le montrer dans les dîners que nous faisions. La présence de leur fille avait nécessairement modifié les commérages des deux vieilles gens. Ils avaient supprimé les petits scandales de la ville. Littéralement, on ne parlait plus à cette table que de choses aussi intéressantes que la pluie et le beau temps. Aussi Mlle Albertine ou Alberte, qui m'avait tant frappé d'abord par son air impassible, n'ayant absolument que cela à m'offrir, me blasa bientôt sur cet air-là… Si je l'avais rencontrée dans le monde pour lequel j'étais fait, et que j'aurais dû voir, cette impassibilité m'aurait très certainement piqué au vif… Mais, pour moi, elle n'était pas une fille à qui je puisse faire la cour… même des yeux. Ma position vis-à-vis d'elle, à moi en pension chez ses parents, était délicate, et un rien pouvait la fausser… Elle n'était pas assez près ou assez loin de moi dans la vie pour qu'elle pût m'être quelque chose… et j'eus bientôt répondu naturellement, et sans intention d'aucune sorte, par la plus complète indifférence, à son impassibilité.
Et cela ne se démentit jamais, ni de son côté ni du mien. Il n'y eut entre nous que la politesse la plus froide, la plus sobre de paroles. Elle n'était pour moi qu'une image qu'à peine je voyais; et moi, pour elle, qu'est-ce que j'étais?… À table, — nous ne nous rencontrions jamais que là, — elle regardait plus le bouchon de la carafe ou le sucrier que ma personne… Ce qu'elle y disait, très correct, toujours fort bien dit, mais insignifiant, ne me donnait aucune clé du caractère qu'elle pouvait avoir. Et puis, d'ailleurs, que m'importait?… J'aurais passé toute ma vie sans songer seulement à regarder dans cette calme et insolente fille, à l'air si déplacé d'Infante… Pour cela, il fallait la circonstance que je m'en vais vous dire, et qui m'atteignit comme la foudre, comme la foudre qui tombe, sans qu'il ait tonné!
Un soir, il y avait à peu près un mois que Mlle Alberte était revenue à la maison, et nous nous mettions à table pour souper. Je l'avais à côté de moi, et je faisais si peu d'attention à elle que je n'avais pas encore pris garde à ce détail de tous les jours qui aurait dû me frapper: qu'elle fût à table auprès de moi au lieu d'être entre sa mère et son père, quand, au moment où je dépliais ma serviette sur mes genoux… non, jamais je ne pourrai vous donner l'idée de cette sensation et de cet étonnement! je sentis une main qui prenait hardiment la mienne par-dessous la table. Je crus rêver… ou plutôt je ne crus rien du tout… Je n'eus que l'incroyable sensation de cette main audacieuse, qui venait chercher la mienne jusque sous ma serviette! Et ce fut inouï autant qu'inattendu! Tout mon sang, allumé sous cette prise, se précipita de mon coeur dans cette main, comme soutiré par elle, puis remonta furieusement, comme chassé par une pompe, dans mon coeur! Je vis bleu… mes oreilles tintèrent. Je dus devenir d'une pâleur affreuse. Je crus que j'allais m'évanouir… que j'allais me dissoudre dans l'indicible volupté causée par la chair tassée de cette main, un peu grande, et forte comme celle d'un jeune garçon, qui s'était fermée sur la mienne. — Et, comme, vous le savez, dans ce premier âge de la vie, la volupté a son épouvante, je fis un mouvement pour retirer ma main de cette folle main qui l'avait saisie, mais qui, me la serrant alors avec l'ascendant du plaisir qu'elle avait conscience de me verser, la garda d'autorité, vaincue comme ma volonté, et dans l'enveloppement le plus chaud, délicieusement étouffée… Il y a trente-cinq ans de cela, et vous me ferez bien l'honneur de croire que ma main s'est un peu blasée sur l'étreinte de la main des femmes; mais j'ai encore là, quand j'y pense, l'impression de celle-ci étreignant la mienne avec un despotisme si insensément passionné! En proie aux mille frissonnements que cette enveloppante main dardait à mon corps tout entier, je craignais de trahir ce que j'éprouvais devant ce père et cette mère, dont la fille, sous leurs yeux, osait… Honteux pourtant d'être moins homme que cette fille hardie qui s'exposait à se perdre, et dont un incroyable sang- froid couvrait l'égarement, je mordis ma lèvre au sang dans un effort surhumain, pour arrêter le tremblement du désir, qui pouvait tout révéler à ces pauvres gens sans défiance, et c'est alors que mes yeux cherchèrent l'autre de ces deux mains que je n'avais jamais remarquées, et qui, dans ce périlleux moment, tournait froidement le bouton d'une lampe qu'on venait de mettre sur la table, car le jour commençait de tomber… Je la regardai… C'était donc là la soeur de cette main que je sentais pénétrant la mienne, comme un foyer d'où rayonnaient et s'étendaient le long de mes veines d'immenses lames de feu! Cette main, un peu épaisse, mais aux doigts longs et bien tournés, au bout desquels la lumière de la lampe, qui tombait d'aplomb sur elle, allumait des transparences roses, ne tremblait pas et faisait son petit travail d'arrangement de la lampe, pour la faire aller, avec une fermeté, une aisance et une gracieuse langueur de mouvement incomparables! Cependant nous ne pouvions pas rester ainsi… Nous avions besoin de nos mains pour dîner… Celle de Mlle Alberte quitta donc la mienne; mais au moment où elle la quitta, son pied, aussi expressif que sa main, s'appuya avec le même aplomb, la même passion, la même souveraineté, sur mon pied, et y resta tout le temps que dura ce dîner trop court, lequel me donna la sensation d'un de ces bains insupportablement brûlants d'abord, mais auxquels on s'accoutume, et dans lesquels on finit par se trouver si bien, qu'on croirait volontiers qu'un jour les damnés pourraient se trouver fraîchement et suavement dans les brasiers de leur enfer, comme les poissons dans leur eau!… Je vous laisse à penser si je dînai ce jour-là, et si je me mêlai beaucoup aux menus propos de mes honnêtes hôtes, qui ne se doutaient pas, dans leur placidité, du drame mystérieux et terrible qui se jouait alors sous la table. Ils ne s'aperçurent de rien; mais ils pouvaient s'apercevoir de quelque chose, et positivement je m'inquiétais pour eux… pour eux, bien plus que pour moi et pour elle. J'avais l'honnêteté et la commisération de mes dix-sept ans… Je me disais:» Est-elle effrontée? Est-elle folle?» Et je la regardais du coin de l'oeil, cette folle qui ne perdait pas une seule fois, durant le dîner, son air de Princesse en cérémonie, et dont le visage resta aussi calme que si son pied n'avait pas dit et fait toutes les folies que peut dire et faire un pied, — sur le mien! J'avoue que j'étais encore plus surpris de son aplomb que de sa folie. J'avais beaucoup lu de ces livres légers où la femme n'est pas ménagée. J'avais reçu une éducation d'école militaire. Utopiquement du moins, j'étais le Lovelace de fatuité que sont plus ou moins tous les très jeunes gens qui se croient de jolis garçons, et qui ont pâturé des bottes de baisers derrière les portes et dans les escaliers, sur les lèvres des femmes de chambre de leurs mères. Mais ceci déconcertait mon petit aplomb de Lovelace de dix-sept ans. Ceci me paraissait plus fort que ce que j'avais lu, que tout ce que j'avais entendu dire sur le naturel dans le mensonge attribué aux femmes, — sur la force de masque qu'elles peuvent mettre à leurs plus violentes ou leurs plus profondes émotions. Songez donc! elle avait dix-huit ans! Les avait-elle même?… Elle sortait d'une pension que je n'avais aucune raison pour suspecter, avec la moralité et la piété de la mère qui l'avait choisie pour son enfant. Cette absence de tout embarras, disons le mot, ce manque absolu de pudeur, cette domination aisée sur soi-même en faisant les choses les plus imprudentes, les plus dangereuses pour une jeune fille, chez laquelle pas un geste, pas un regard n'avait prévenu l'homme auquel elle se livrait par une si monstrueuse avance, tout cela me montait au cerveau et apparaissait nettement à mon esprit, malgré le bouleversement de mes sensations… Mais ni dans ce moment, ni plus tard, je ne m'arrêtai à philosopher là-dessus. Je ne me donnai pas d'horreur factice pour la conduite de cette fille d'une si effrayante précocité dans le mal. D'ailleurs, ce n'est pas à l'âge que j'avais, ni même beaucoup plus tard, qu'on croit dépravée la femme qui — au premier coup d'oeil — se jette à vous! On est presque disposé à trouver cela tout simple, au contraire, et si on dit: «La pauvre femme!» c'est déjà beaucoup de modestie que cette pitié! Enfin, si j'étais timide, je ne voulais pas être un niais! La grande raison française pour faire sans remords tout ce qu'il y a de pis. Je savais, certes, à n'en pas douter, que ce que cette fille éprouvait pour moi n'était pas de l'amour. L'amour ne procède pas avec cette impudeur et cette impudence, et je savais parfaitement aussi que ce qu'elle me faisait éprouver n'en était pas non plus. Mais, amour ou non… ce que c'était, je le voulais!… Quand je me levai de table, j'étais résolu… La main de cette Alberte, à laquelle je ne pensais pas une minute avant qu'elle eût saisi la mienne, m'avait laissé, jusqu'au fond de mon être, le désir de m'enlacer tout entier à elle tout entière, comme sa main s'était enlacée à ma main!
«Je montai chez moi comme un fou, et quand je me fus un peu froidi par la réflexion, je me demandai ce que j'allais faire pour nouer bel et bien une intrigue, comme on dit en province, avec une fille si diaboliquement provocante. Je savais à peu près — comme un homme qui n'a pas cherché à le savoir mieux — qu'elle ne quittait jamais sa mère; — qu'elle travaillait habituellement près d'elle, à la même chiffonnière, dans l'embrasure de cette salle à manger, qui leur servait de salon; — qu'elle n'avait pas d'amie en ville qui vînt la voir, et qu'elle ne sortait guère que pour aller le dimanche à la messe et aux vêpres avec ses parents. Hein? ce n'était pas encourageant, tout cela!… Je commençais à me repentir de n'avoir pas un peu plus vécu avec ces deux bonnes gens que j'avais traités sans hauteur, mais avec la politesse détachée et parfois distraite qu'on a pour ceux qui ne sont que d'un intérêt très secondaire dans la vie; mais je me dis que je ne pouvais modifier mes relations avec eux, sans m'exposer à leur révéler ou à leur faire soupçonner ce que je voulais leur cacher… Je n'avais, pour parler secrètement à Mlle Alberte, que les rencontres sur l'escalier quand je montais à ma chambre ou que j'en descendais; mais, sur l'escalier, on pouvait nous voir et nous entendre… La seule ressource à ma portée, dans cette maison si bien réglée et si étroite, où tout le monde se touchait du coude, était d'écrire; et puisque la main de cette fille hardie savait si bien chercher la mienne par-dessous la table, cette main ne ferait sans doute pas beaucoup de cérémonies pour prendre le billet que je lui donnerais, et je l'écrivis. Ce fut le billet de la circonstance, le billet suppliant, impérieux et enivré, d'un homme qui a déjà bu une première gorgée de bonheur et qui en demande une seconde… Seulement, pour le remettre, il fallait attendre le dîner du lendemain, et cela me parut long; mais enfin il arriva, ce dîner! L'attisante main, dont je sentais le contact sur ma main depuis vingt-quatre heures, ne manqua pas de revenir chercher la mienne, comme la veille, par-dessous la table. Mlle Alberte sentit mon billet et le prit très bien, comme je l'avais prévu. Mais ce que je n'avais pas prévu, c'est qu'avec cet air d'Infante qui défiait tout par sa hauteur d'indifférence, elle le plongea dans le coeur de son corsage, où elle releva une dentelle repliée, d'un petit mouvement sec, et tout cela avec un naturel et une telle prestesse, que sa mère qui, les yeux baissés sur ce qu'elle faisait, servait le potage, ne s'aperçut de rien, et que son imbécile de père, qui lurait toujours quelque chose en pensant à son violon, quand il n'en jouait pas, n'y vit que du feu.»
— Nous n'y voyons jamais que cela, capitaine! — interrompis-je gaîment, car son histoire me faisait l'effet de tourner un peu vite à une leste aventure de garnison; mais je ne me doutais pas de ce qui allait suivre! — Tenez! pas plus tard que quelques jours, il y avait à l'Opéra, dans une loge à côté de la mienne, une femme probablement dans le genre de votre demoiselle Alberte. Elle avait plus de dix-huit ans, par exemple; mais je vous donne ma parole d'honneur que j'ai vu rarement de femme plus majestueuse de décence. Pendant qu'a duré toute la pièce, elle est restée assise et immobile comme sur une base de granit. Elle ne s'est retournée ni à droite, ni à gauche, une seule fois; mais sans doute elle y voyait par les épaules, qu'elle avait très nues et très belles, car il y avait aussi, et dans ma loge à moi, par conséquent derrière nous deux, un jeune homme qui paraissait aussi indifférent qu'elle à tout ce qui n'était pas l'opéra qu'on jouait en ce moment. Je puis certifier que ce jeune homme n'a pas fait une seule des simagrées ordinaires que les hommes font aux femmes dans les endroits publics, et qu'on peut appeler des déclarations à distance. Seulement quand la pièce a été finie et que, dans l'espèce de tumulte général des loges qui se vident, la dame s'est levée, droite, dans sa loge, pour agrafer son burnous, je l'ai entendue dire à son mari, de la voix la plus conjugalement impérieuse et la plus claire: «Henri!, ramassez mon capuchon!» et alors, par-dessus le dos de Henri, qui s'est précipité la tête en bas, elle a étendu le bras et la main et pris un billet du jeune homme, aussi simplement qu'elle eût pris des mains de son mari son éventail ou son bouquet. Lui s'était relevé, le pauvre homme! tenant le capuchon — un capuchon de satin ponceau, mais moins ponceau que son visage, et qu'il avait, au risque d'une apoplexie, repêché sous les petits bancs, comme il avait pu… Ma foi! après avoir vu cela, je m'en suis allé, pensant qu'au lieu de le rendre à sa femme, il aurait pu tout aussi bien le garder pour lui, ce capuchon, afin de cacher sur sa tête ce qui, tout à coup, venait d'y pousser!
— Votre histoire est bonne, — dit le vicomte de Brassard assez froidement; — dans un autre moment; peut-être en aurait-il joui davantage; mais laissez-moi vous achever la mienne. J'avoue qu'avec une pareille fille, je ne fus pas inquiet deux minutes de la destinée de mon billet. Elle avait beau être pendue à la ceinture de sa mère, elle trouverait bien le moyen de me lire et de me répondre. Je comptais même, pour tout un avenir de conversation par écrit, sur cette petite poste de par-dessous la table que nous venions d'inaugurer, lorsque le lendemain, quand j'entrai dans la salle à manger avec la certitude, très caressée au fond de ma personne, d'avoir séance tenante une réponse très catégorique à mon billet de la veille, je crus avoir la berlue en voyant que le couvert avait été changé, et que Mlle Alberte était placée là où elle aurait dû toujours être, entre son père et sa mère… Et pourquoi ce changement?… Que s'était-il donc passé que je ne savais pas?… Le père ou la mère s'étaient-ils doutés de quelque chose? J'avais Mlle Alberte en face de moi, et je la regardais avec cette intention fixe qui veut être comprise. Il y avait vingt-cinq points d'interrogation dans mes yeux; mais les siens étaient aussi calmes, aussi muets, aussi indifférents qu'à l'ordinaire. Ils me regardaient comme s'ils ne me voyaient pas. Je n'ai jamais vu regards plus impatientants que ces longs regards tranquilles qui tombaient sur vous comme sur une chose. Je bouillais de curiosité, de contrariété, d'inquiétude, d'un tas de sentiments agités et déçus… et je ne comprenais pas comment cette femme, si sûre d'elle-même qu'on pouvait croire qu'au lieu de nerfs elle eût sous sa peau fine presque autant de muscles que moi, semblât ne pas oser me faire un signe d'intelligence qui m'avertît, — qui me fît penser, — qui me dît, si vite que ce pût être, que nous nous entendions, — que nous étions connivents et complices dans le même mystère, que ce fût de l'amour, que ce ne fût pas même de l'amour!… C'était à se demander si vraiment c'était bien la femme de la main et du pied sous la table, du billet pris et glissé la veille, si naturellement, dans son corsage, devant ses parents, comme si elle y eût glissé une fleur! Elle en avait tant fait qu'elle ne devait pas être embarrassée de m'envoyer un regard. Mais non! Je n'eus rien. Le dîner passa tout entier sans ce regard que je guettais, que j'attendais, que je voulais allumer au mien, et qui ne s'alluma pas! «Elle aura trouvé quelque moyen de me répondre», me disais-je en sortant de table et en remontant dans ma chambre, ne pensant pas qu'une telle personne pût reculer, après s'être si incroyablement avancée; — n'admettant pas qu'elle pût rien craindre et rien ménager, quand il s'agissait de ses fantaisies, et parbleu! franchement, ne pouvant pas croire qu'elle n'en eût au moins une pour moi!
«Si ses parents n'ont pas de soupçon, — me disais-je encore, — si c'est le hasard qui a fait ce changement de couvert à table, demain je me retrouverai auprès d'elle…» Mais le lendemain, ni les autres jours, je ne fus placé auprès de Mlle Alberte, qui continua d'avoir la même incompréhensible physionomie et le même incroyable ton dégagé pour dire les riens et les choses communes qu'on avait l'habitude de dire à cette table de petits bourgeois. Vous devinez bien que je l'observais comme un homme intéressé à la chose. Elle avait l'air aussi peu contrarié que possible, quand je l'étais horriblement, moi! quand je l'étais jusqu'à la colère, — une colère à me fendre en deux et qu'il fallait cacher! Et cet air, qu'elle ne perdait jamais, me mettait encore plus loin d'elle que ce tour de table interposé entre nous! J'étais si violemment exaspéré, que je finissais par ne plus craindre de la compromettre en la regardant, en lui appuyant sur ses grands yeux impénétrables, et qui restaient glacés, la pesanteur menaçante et enflammée des miens! Etait-ce un manège que sa conduite? Etait-ce coquetterie? N'était-ce qu'un caprice après un autre caprice,… ou simplement stupidité? J'ai connu, depuis, de ces femmes tout d'abord soulèvement de sens, puis après, tout stupidité! «Si on savait le moment!» disait Ninon. Le moment de Ninon était-il déjà passé? Cependant, j'attendais toujours… quoi? un mot, un signe, un rien risqué, à voix basse, en se levant de table dans le bruit des chaises qu'on dérange, et comme cela ne venait pas, je me jetais aux idées folles, à tout ce qu'il y avait au monde de plus absurde. Je me fourrai dans la tête qu'avec toutes les impossibilités dont nous étions entourés au logis, elle m'écrirait par la poste; — qu'elle serait assez fine, quand elle sortirait avec sa mère, pour glisser un billet dans la boîte aux lettres, et, sous l'empire de cette idée, je me mangeais le sang régulièrement deux fois par jour, une heure avant que le facteur passât par la maison… Dans cette heure-là je disais dix fois à la vieille Olive, d'une voix étranglée: «Y a-t-il des lettres pour moi, Olive?» laquelle me répondait imperturbablement toujours: «Non, Monsieur, il n'y en a pas.» Ah! l'agacement finit par être trop aigu! Le désir trompé devint de la haine. Je me mis à haïr cette Alberte, et, par haine de désir trompé, à expliquer sa conduite avec moi par les motifs qui pouvaient le plus me la faire mépriser, car la haine a soif de mépris. Le mépris, c'est son nectar, à la haine! «Coquine lâche, qui a peur d'une lettre!» me disais-je. Vous le voyez, j'en venais aux gros mots. Je l'insultais dans ma pensée, ne croyant pas en l'insultant la calomnier. Je m'efforçai même de ne plus penser à elle que je criblais des épithètes les plus militaires, quand j'en parlais à Louis de Meung, car je lui en parlais! car l'outrance où elle m'avait jeté avait éteint en moi toute espèce de chevalerie, — et j'avais raconté toute mon aventure à mon brave Louis, qui s'était tirebouchonné sa longue moustache blonde en m'écoutant, et qui m'avait dit, sans se gêner, car nous n'étions pas des moralistes dans le 27e:
— Fais comme moi! Un clou chasse l'autre. Prends pour maîtresse une petite cousette de la ville, et ne pense plus à cette sacrée fille-là!
«Mais je ne suivis point le conseil de Louis. Pour cela, j'étais trop piqué au jeu. Si elle avait su que je prenais une maîtresse, j'en aurais peut-être pris une pour lui fouetter le coeur ou la vanité par la jalousie. Mais elle ne le saurait pas. Comment pourrait-elle le savoir?… En amenant, si je l'avais fait, une maîtresse chez moi, comme Louis, à son hôtel de la Poste, c'était rompre avec les bonnes gens chez qui j'habitais, et qui m'auraient immédiatement prié d'aller chercher un autre logement que le leur; et je ne voulais pas renoncer, si je ne pouvais avoir que cela, à la possibilité de retrouver la main ou le pied de cette damnante Alberte qui après ce qu'elle avait osé, restait toujours la grande Mademoiselle Impassible.
— Dis plutôt impossible!» — disait Louis, qui se moquait de moi.
«Un mois tout entier se passa, et malgré mes résolutions de me montrer aussi oublieux qu'Alberte et aussi indifférent qu'elle, d'opposer marbre à marbre et froideur à froideur, je ne vécus plus que de la vie tendue de l'affût, — de l'affût que je déteste, même à la chasse! Oui, Monsieur, ce ne fut plus qu'affût perpétuel dans mes journées! Affût quand je descendais à dîner, et que j'espérais la trouver seule dans la salle à manger comme la première fois! Affût au dîner, où mon regard ajustait de face ou de côté le sien qu'il rencontrait net et infernalement calme et qui n'évitait pas plus le mien qu'il n'y répondait! Affût après le dîner, car je restais maintenant un peu après dîner voir ces dames reprendre leur ouvrage, dans leur embrasure de croisée, guettant si elle ne laisserait pas tomber quelque chose, son dé, ses ciseaux, un chiffon, que je pourrais ramasser, et en les lui rendant toucher sa main, — cette main que j'avais maintenant à travers la cervelle! Affût chez moi, quand j'étais remonté dans ma chambre, y croyant toujours entendre le long du corridor ce pied qui avait piétiné sur le mien, avec une volonté si absolue. Affût jusque dans l'escalier, où je croyais pouvoir la rencontrer, et où la vieille Olive me surprit un jour, à ma grande confusion, en sentinelle! Affût à ma fenêtre — cette fenêtre que vous voyez — où je me plantais quand elle devait sortir avec sa mère, et d'où je ne bougeais pas avant qu'elle fût rentrée, mais tout cela aussi vainement que le reste! Lorsqu'elle sortait, tortillée dans son châle de jeune fille, — un châle à raies rouges et blanches: je n'ai rien oublié! semé de fleurs noires et jaunes sur les deux raies, elle ne retournait pas son torse insolent une seule fois, et lorsqu'elle rentrait, toujours aux côtés de sa mère, elle ne levait ni la tête ni les yeux vers la fenêtre où je l'attendais! Tels étaient les misérables exercices auxquels elle m'avait condamné! Certes, je sais bien que les femmes nous font tous plus ou moins valeter, mais dans ces proportions-là!! Le vieux fat qui devrait être mort en moi s'en révolte encore! Ah! je ne pensais plus au bonheur de mon uniforme! Quand j'avais fait le service de la journée, — après l'exercice ou la revue, — je rentrais vite, mais non plus pour lire des piles de mémoires ou de romans, mes seules lectures dans ce temps-là. Je n'allais plus chez Louis de Meung. Je ne touchais plus à mes fleurets. Je n'avais pas la ressource du tabac qui engourdit l'activité quand elle vous dévore, et que vous avez, vous autres jeunes gens qui m'avez suivi dans la vie! On ne fumait pas alors au 27e, si ce n'est entre soldats, au corps de garde, quand on jouait la partie de brisque sur le tambour… Je restais donc oisif de corps, à me ronger… je ne sais pas si c'était le coeur, sur ce canapé qui ne me faisait plus le bon froid que j'aimais dans ces six pieds carrés de chambre, où je m'agitais comme un lionceau dans sa cage, quand il sent la chair fraîche à côté.
«Et si c'était ainsi le jour, c'était aussi de même une grande partie de la nuit. Je me couchais tard. Je ne dormais plus. Elle me tenait éveillé, cette Alberte d'enfer, qui me l'avait allumé dans les veines, puis qui s'était éloignée comme l'incendiaire qui ne retourne pas même la tête pour voir son feu flamber derrière lui! Je baissais, comme le voilà, ce soir», — ici le vicomte passa son gant sur la glace de la voiture placée devant lui, pour essuyer la vapeur qui commençait d'y perler, «— ce même rideau cramoisi, à cette même fenêtre, qui n'avait pas plus de persiennes qu'elle n'en a maintenant, afin que les voisins, plus curieux en province qu'ailleurs, ne dévisageassent pas le fond de ma chambre. C'était une chambre de ce temps-là, — une chambre de l'Empire, parquetée en point de Hongrie, sans tapis, où le bronze plaquait partout le merisier, d'abord en tête de sphinx aux quatre coins du lit, et en pattes de lion sous ses quatre pieds, puis, sur tous les tiroirs de la commode et du secrétaire, en camées de faces de lion, avec des anneaux de cuivre pendant de leurs gueules verdâtres, et par lesquels on les tirait quand on voulait les ouvrir. Une table carrée, d'un merisier plus rosâtre que le reste de l'ameublement, à dessus de marbre gris, grillagée de cuivre, était en face du lit, contre le mur, entre la fenêtre et la porte d'un grand cabinet de toilette; et, vis-à-vis de la cheminée, le grand canapé de maroquin bleu dont je vous ai déjà tant parlé… À tous les angles de cette chambre d'une grande élévation et d'un large espace, il y avait des encoignures en faux laque de Chine, et sur l'une d'elles on voyait, mystérieux et blanc, dans le noir du coin, un vieux buste de Niobé d'après l'antique, qui étonnait là, chez ces bourgeois vulgaires. Mais est-ce que cette incompréhensible Alberte n'étonnait pas bien plus? Les murs lambrissés, et peints à l'huile, d'un blanc jaune, n'avaient ni tableaux, ni gravures. J'y avais seulement mis mes armes, couchées sur de longues pattes-fiches en cuivre doré. Quand j'avais loué cette grande calebasse d'appartement, — comme disait élégamment le lieutenant Louis de Meung, qui ne poétisait pas les choses, — j'avais fait placer au milieu une grande table ronde que je couvrais de cartes militaires, de livres et de papiers: c'était mon bureau. J'y écrivais quand j'avais à écrire… Eh bien! un soir, ou plutôt une nuit, j'avais roulé le canapé auprès de cette grande table, et j'y dessinais à la lampe, non pas pour me distraire de l'unique pensée qui me submergeait depuis un mois, mais pour m'y plonger davantage, car c'était la tête de cette énigmatique Alberte que je dessinais, c'était le visage de cette diablesse de femme dont j'étais possédé, comme les dévots disent qu'on l'est du diable. Il était tard. La rue, — où passaient chaque nuit deux diligences en sens inverse, — comme aujourd'hui, — l'une à minuit trois quarts et l'autre à deux heures et demie du matin, et qui toutes deux s'arrêtaient à l'hôtel de la Poste pour relayer, — la rue était silencieuse comme le fond d'un puits. J'aurais entendu voler une mouche; mais si, par hasard, il y en avait une dans ma chambre, elle devait dormir dans quelque coin de vitre ou dans un des plis cannelés de ce rideau, d'une forte étoffe de soie croisée, que j'avais ôté de sa patère et qui tombait devant la fenêtre, perpendiculaire et immobile. Le seul bruit qu'il y eût alors autour de moi, dans ce profond et complet silence, c'était moi qui le faisais avec mon crayon et mon estompe. Oui, c'était elle que je dessinais, et Dieu sait avec quelle caresse de main et quelle préoccupation enflammée! Tout à coup, sans aucun bruit de serrure qui m'aurait averti, ma porte s'entr'ouvrit en flûtant ce son des portes dont les gonds sont secs, et resta à moitié entrebâillée, comme si elle avait eu peur du son qu'elle avait jeté! Je relevai les yeux, croyant avoir mal fermé cette porte qui, d'elle-même, inopinément, s'ouvrait en filant ce son plaintif, capable de faire tressaillir dans la nuit ceux qui veillent et de réveiller ceux qui dorment. Je me levai de ma table pour aller la fermer; mais la porte entr'ouverte s'ouvrit plus grande et très doucement toujours, mais en recommençant le son aigu qui traîna comme un gémissement dans la maison silencieuse, et je vis, quand elle se fut ouverte de toute sa grandeur, Alberte! — Alberte qui, malgré les précautions d'une peur qui devait être immense, n'avait pu empêcher cette porte maudite de crier!
«Ah! tonnerre de Dieu! ils parlent de visions, ceux qui y croient; mais la vision la plus surnaturelle ne m'aurait pas donné la surprise, l'espèce de coup au coeur que je ressentis et qui se répéta en palpitations insensées, quand je vis venir à moi, — de cette porte ouverte, — Alberte, effrayée au bruit que cette porte venait de faire en s'ouvrant, et qui allait recommencer encore, si elle la fermait! Rappelez-vous toujours que je n'avais pas dix- huit ans! Elle vit peut-être ma terreur à la sienne: elle réprima, par un geste énergique, le cri de surprise qui pouvait m'échapper, — qui me serait certainement échappé sans ce geste, — et elle referma la porte, non plus lentement, puisque cette lenteur l'avait fait crier, mais rapidement, pour éviter ce cri des gonds, — qu'elle n'évita pas, et qui recommença plus net, plus franc, d'une seule venue et suraigu; — et, la porte fermée et l'oreille contre, elle écouta si un autre bruit, qui aurait été plus inquiétant et plus terrible, ne répondait pas à celui-là… Je crus la voir chanceler… Je m'élançai, et je l'eus bientôt dans les bras.
— Mais elle va bien, votre Alberte, — dis-je au capitaine.
— Vous croyez peut-être, — reprit-il, comme s'il n'avait pas entendu ma moqueuse observation, — qu'elle y tomba, dans mes bras, d'effroi, de passion, de tête perdue, comme une fille poursuivie ou qu'on peut poursuivre, — qui ne sait plus ce qu'elle fait quand elle fait la dernière des folies, quand elle s'abandonne à ce démon que les femmes ont toutes — dit-on — quelque part, et qui serait le maître toujours, s'il n'y en avait pas deux autres aussi en elles, — la Lâcheté et la Honte, — pour contrarier celui-là! Eh bien, non, ce n'était pas cela! Si vous le croyiez, vous vous tromperiez… Elle n'avait rien de ces peurs vulgaires et osées… Ce fut bien plus elle qui me prit dans ses bras que je ne la pris dans les miens… Son premier mouvement avait été de se jeter le front contre ma poitrine, mais elle le releva et me regarda, les yeux tout grands, — des yeux immenses! — comme pour voir si c'était bien moi qu'elle tenait ainsi dans ses bras! Elle était horriblement pâle, et comme je ne l'avais jamais vue pâle; mais ses traits de Princesse n'avaient pas bougé. Ils avaient toujours l'immobilité et la fermeté d'une médaille. Seulement, sur sa bouche aux lèvres légèrement bombées errait je ne sais quel égarement, qui n'était pas celui de la passion heureuse ou qui va l'être tout à l'heure! Et cet égarement avait quelque chose de si sombre dans un pareil moment, que, pour ne pas le voir, je plantai sur ces belles lèvres rouges et érectiles le robuste et foudroyant baiser du désir triomphant et roi! La bouche s'entr'ouvrit… mais les yeux noirs, à la noirceur profonde, et dont les longues paupières touchaient presque alors mes paupières, ne se fermèrent point, — ne palpitèrent même pas; — mais tout au fond, comme sur sa bouche, je vis passer de la démence! Agrafée dans ce baiser de feu et comme enlevée par les lèvres qui pénétraient les siennes, aspirée par l'haleine qui la respirait, je la portai, toujours collée à moi, sur ce canapé de maroquin bleu, — mon gril de saint Laurent, depuis un mois que je m'y roulais en pensant à elle, — et dont le maroquin se mit voluptueusement à craquer sous son dos nu, car elle était à moitié nue. Elle sortait de son lit, et, pour venir, elle avait… le croirez-vous? été obligée de traverser la chambre où son père et sa mère dormaient! Elle l'avait traversée à tâtons, les mains en avant, pour ne pas se choquer à quelque meuble qui aurait retenti de son choc et qui eût pu les réveiller.
— Ah! — fis-je, — on n'est pas plus brave à la tranchée. Elle était digne d'être la maîtresse d'un soldat!
— Et elle le fut dès cette première nuit-là, reprit le vicomte. - - Elle le fut aussi violente que moi, et je vous jure que je l'étais! Mais c'est égal… voici la revanche! Elle ni moi ne pûmes oublier, dans les plus vifs de nos transports, l'épouvantable situation qu'elle nous faisait à tous les deux. Au sein de ce bonheur qu'elle venait chercher et m'offrir, elle était alors comme stupéfiée de l'acte qu'elle accomplissait d'une volonté pourtant si ferme, avec un acharnement si obstiné. Je ne m'en étonnai pas. Je l'étais bien, moi, stupéfié! J'avais bien, sans le lui dire et sans le lui montrer, la plus effroyable anxiété dans le coeur, pendant qu'elle me pressait à m'étouffer sur le sien. J'écoutais, à travers ses soupirs, à travers ses baisers, à travers le terrifiant silence qui pesait sur cette maison endormie et confiante, une chose horrible: c'est si sa mère ne s'éveillait pas, si son père ne se levait pas! Et jusque par- dessus son épaule, je regardais derrière elle si cette porte, dont elle n'avait pas ôté la clé, par peur du bruit qu'elle pouvait faire, n'allait pas s'ouvrir de nouveau et me montrer, pâles et indignées, ces deux têtes de Méduse, ces deux vieillards, que nous trompions avec une lâcheté si hardie, surgir tout à coup dans la nuit, images de l'hospitalité violée et de la Justice! Jusqu'à ces voluptueux craquements du maroquin bleu, qui m'avaient sonné la diane de l'Amour, me faisaient tressaillir d'épouvante… Mon coeur battait contre le sien, qui semblait me répercuter ses battements… C'était enivrant et dégrisant tout à la fois, mais c'était terrible! Je me fis à tout cela plus tard. À force de renouveler impunément cette imprudence sans nom, je devins tranquille dans cette imprudence. À force de vivre dans ce danger d'être surpris, je me blasai. Je n'y pensai plus. Je ne pensai plus qu'à être heureux. Dès cette première nuit formidable, qui aurait dû l'épouvanter des autres, elle avait décidé qu'elle viendrait chez moi de deux nuits en deux nuits, puisque je ne pouvais aller chez elle, — sa chambre de jeune fille n'ayant d'autre issue que dans l'appartement de ses parents, — et elle y vint régulièrement toutes les deux nuits; mais jamais elle ne perdit la sensation, — la stupeur de la première fois! Le temps ne produisit pas sur elle l'effet qu'il produisit sur moi. Elle ne se bronza pas au danger, affronté chaque nuit. Toujours elle restait, et jusque sur mon coeur, silencieuse, me parlant à peine avec la voix, car, d'ailleurs, vous vous doutez bien qu'elle était éloquente; et lorsque plus tard le calme me prit, moi, à force de danger affronté et de réussite, et que je lui parlai, comme on parle à sa maîtresse, de ce qu'il y avait déjà de passé entre nous, — de cette froideur inexplicable et démentie, puisque je la tenais dans mes bras, et qui avait succédé à ses premières audaces; quand je lui adressai enfin tous ces pourquoi insatiables de l'amour, qui n'est peut-être au fond qu'une curiosité, elle ne me répondit jamais que par de longues étreintes. Sa bouche triste demeurait muette de tout… excepté de baisers! Il y a des femmes qui vous disent: «Je me perds pour vous»; il y en a d'autres qui vous disent: «Tu vas bien me mépriser»; et ce sont là des manières différentes d'exprimer la fatalité de l'amour. Mais elle, non! Elle ne disait mot… Chose étrange! Plus étrange personne! Elle me produisait l'effet d'un épais et dur couvercle de marbre qui brûlait, chauffé par en dessous… Je croyais qu'il arriverait un moment où le marbre se fendrait enfin sous la chaleur brûlante, mais le marbre ne perdit jamais sa rigide densité. Les nuits qu'elle venait, elle n'avait ni plus d'abandon, ni plus de paroles, et, je me permettrai ce mot ecclésiastique, elle fut toujours aussi difficile à confesser que la première nuit qu'elle était venue. Je n'en tirai pas davantage… Tout au plus un monosyllabe arraché, d'obsession, à ces belles lèvres dont je raffolais d'autant plus que je les avais vues plus froides et plus indifférentes pendant la journée, et, encore, un monosyllabe qui ne faisait pas grande lumière sur la nature de cette fille, qui me paraissait plus sphinx, à elle seule, que tous les Sphinx dont l'image se multipliait autour de moi, dans cet appartement Empire.
— Mais, capitaine, interrompis-je encore, — il y eut pourtant une fin à tout cela? Vous êtes un homme fort, et tous les Sphinx sont des animaux fabuleux. Il n'y en a point dans la vie, et vous finîtes bien par trouver, que diable! ce qu'elle avait dans son giron, cette commère-là!
— Une fin! Oui, il y eut une fin, — fit le vicomte de Brassard en baissant brusquement la vitre du coupé, comme si la respiration avait manqué à sa monumentale poitrine et qu'il eût besoin d'air pour achever ce qu'il avait à raconter. — Mais le giron, comme vous dites, de cette singulière fille n'en fut pas plus ouvert pour cela. Notre amour, notre relation, notre intrigue, — appelez cela comme vous voudrez, — nous donna, ou plutôt me donna, à moi, des sensations que je ne crois pas avoir éprouvées jamais depuis avec des femmes plus aimées que cette Alberte, qui ne m'aimait peut-être pas, que je n'aimais peut-être pas!! Je n'ai jamais bien compris ce que j'avais pour elle et ce qu'elle avait pour moi, et cela dura plus de six mois! Pendant ces six mois, tout ce que je compris, ce fut un genre de bonheur dont on n'a pas l'idée dans la jeunesse. Je compris le bonheur de ceux qui se cachent. Je compris la jouissance du mystère dans la complicité, qui, même sans l'espérance de réussir, ferait encore des conspirateurs incorrigibles. Alberte, à la table de ses parents comme partout, était toujours la Madame Infante qui m'avait tant frappé le premier jour que je l'avais vue. Son front néronien, sous ses cheveux bleus à force d'être noirs, qui bouclaient durement et touchaient ses sourcils, ne laissaient rien passer de la nuit coupable, qui n'y étendait aucune rougeur. Et moi qui essayais d'être aussi impénétrable qu'elle, mais qui, j'en suis sûr, aurais dû me trahir dix fois si j'avais eu affaire à des observateurs, je me rassasiais orgueilleusement et presque sensuellement, dans le plus profond de mon être, de l'idée que toute cette superbe indifférence était bien à moi et qu'elle avait pour moi toutes les bassesses de la passion, si la passion pouvait jamais être basse! Nul que nous sur la terre ne savait cela… et c'était délicieux, cette pensée! Personne, pas même mon ami, Louis de Meung, avec lequel j'étais discret depuis que j'étais heureux! Il avait tout deviné, sans doute, puisqu'il était aussi discret que moi. Il ne m'interrogeait pas. J'avais repris avec lui, sans effort, mes habitudes d'intimité, les promenades sur le Cours, en grande ou en petite tenue, l'impériale, l'escrime et le punch! Pardieu! quand on sait que le bonheur viendra, sous la forme d'une belle jeune fille qui a comme une rage de dents dans le coeur, vous visiter régulièrement d'une nuit l'autre, à la même heure, cela simplifie joliment les jours!
«— Mais ils dormaient donc comme les Sept Dormants, les parents de cette Alberte? — fis-je railleusement, en coupant net les réflexions de l'ancien dandy par une plaisanterie, et pour ne pas paraître trop pris par son histoire, qui me prenait, car, avec les dandys, on n'a guère que la plaisanterie pour se faire un peu respecter.
— Vous croyez donc que je cherche des effets de conteur hors de la réalité? — dit le vicomte. — Mais je ne suis pas romancier, moi! Quelquefois Alberte ne venait pas. La porte, dont les gonds huilés étaient moelleux comme de la ouate maintenant, ne s'ouvrait pas de toute une nuit, et c'est qu'alors sa mère l'avait entendue et s'était écriée, ou c'est que son père l'avait aperçue, filant ou tâtonnant à travers la chambre. Seulement Alberte, avec sa tête d'acier, trouvait à chaque fois un prétexte. Elle était souffrante… Elle cherchait le sucrier sans flambeau, de peur de réveiller personne…»
— Ces têtes d'acier-là ne sont pas si rares que vous avez l'air de le croire, capitaine! — interrompis-je encore. J'étais contrariant. — Votre Alberte, après tout, n'était pas plus forte que la jeune fille qui recevait toutes les nuits, dans la chambre de sa grand-mère, endormie derrière ses rideaux, un amant entré par la fenêtre, et qui, n'ayant pas de canapé de maroquin bleu, s'établissait, à la bonne franquette, sur le tapis… Vous savez comme moi l'histoire. Un soir, apparemment poussé par la jeune fille trop heureuse, un soupir plus fort que les autres réveilla la grand-mère, qui cria de dessous ses rideaux un: «Qu'as-tu donc, petite?» à la faire évanouir contre le coeur de son amant; mais elle n'en répondit pas moins de sa place: «C'est mon buse qui me gêne, grand-maman, pour chercher mon aiguille tombée sur le tapis, et que je ne puis pas retrouver!»
— Oui, je connais l'histoire, reprit le vicomte de Brassard, que j'avais cru humilier, par une comparaison, dans la personne de son Alberte. — C'était, si je m'en souviens bien, une de Guise que la jeune fille dont vous me parlez. Elle s'en tira comme une fille de son nom; mais vous ne dites pas qu'à partir de cette nuit-là elle ne rouvrit plus la fenêtre à son amant, qui était, je crois, monsieur de Noirmoutier, tandis qu'Alberte revenait le lendemain de ces accrocs terribles, et s'exposait de plus belle au danger bravé, comme si de rien n'était. Alors, je n'étais, moi, qu'un sous-lieutenant assez médiocre en mathématiques, et qui m'en occupais fort peu; mais il était évident, pour qui sait faire le moindre calcul des probabilités, qu'un jour… une nuit… il y aurait un dénoûment…
— Ah, oui! — fis-je, me rappelant ses paroles d'avant son histoire, — le dénoûment qui devait vous faire connaître la sensation de la peur, capitaine.
— Précisément, — répondit-il d'un ton plus grave et qui tranchait sur le ton léger que j'affectais. — Vous l'avez vu, n'est-ce pas? depuis ma main prise sous la table jusqu'au moment où elle surgit la nuit, comme une apparition dans le cadre de ma porte ouverte, Alberte ne m'avait pas marchandé l'émotion. Elle m'avait fait passer dans l'âme plus d'un genre de frisson, plus d'un genre de terreur; mais ce n'avait été encore que l'impression des balles qui sifflent autour de vous et des boulets dont on sent le vent; on frissonne, mais on va toujours. Eh bien! ce ne fut plus cela. Ce fut de la peur, de la peur complète, de la vraie peur, et non plus pour Alberte, mais pour moi, et pour moi tout seul! Ce que j'éprouvai, ce fut positivement cette sensation qui doit rendre le coeur aussi pâle que la face; ce fut cette panique qui fait prendre la fuite à des régiments tout entiers. Moi qui vous parle, j'ai vu fuir tout Chamboran, bride abattue et ventre à terre, l'héroïque Chamboran, emportant, dans son flot épouvanté, son colonel et ses officiers! Mais à cette époque je n'avais encore rien vu, et j'appris… ce que je croyais impossible.
«Ecoutez donc… C'était une nuit. Avec la vie que nous menions, ce ne pouvait être qu'une nuit… une longue nuit d'hiver. Je ne dirai pas une de nos plus tranquilles. Elles étaient toutes tranquilles, nos nuits. Elles l'étaient devenues à force d'être heureuses. Nous dormions sur ce canon chargé. Nous n'avions pas la moindre inquiétude en faisant l'amour sur cette lame de sabre posée en travers d'un abîme, comme le pont de l'enfer des Turcs! Alberte était venue plus tôt qu'à l'ordinaire, pour être plus longtemps. Quand elle venait ainsi, ma première caresse, mon premier mouvement d'amour était pour ses pieds, ses pieds qui n'avaient plus alors ses brodequins verts ou hortensia, ces deux coquetteries et mes deux délices, et qui, nus pour ne pas faire de bruit, m'arrivaient transis de froid des briques sur lesquelles elle avait marché, le long du corridor qui menait de la chambre de ses parents à ma chambre, placée à l'autre bout de la maison. Je les réchauffais, ces pieds glacés pour moi, qui peut-être ramassaient, pour moi, en sortant d'un lit chaud, quelque horrible maladie de poitrine… Je savais le moyen de les tiédir et d'y mettre du rose ou du vermillon, à ces pieds pâles et froids; mais cette nuit-là mon moyen manqua… Ma bouche fut impuissante à attirer sur ce cou-de-pied cambré et charmant la plaque de sang que j'aimais souvent à y mettre, comme une rosette ponceau… Alberte, cette nuit-là, était plus silencieusement amoureuse que jamais. Ses étreintes avaient cette langueur et cette force qui étaient pour moi un langage, et un langage si expressif que, si je lui parlais toujours, moi, si je lui disais toutes mes démences et toutes mes ivresses, je ne lui demandais plus de me répondre et de me parler. À ses étreintes, je l'entendais. Tout à coup, je ne l'entendis plus. Ses bras cessèrent de me presser sur son coeur, et je crus à une de ces pâmoisons comme elle en avait souvent, quoique ordinairement elle gardât, en ses pâmoisons, la force crispée de l'étreinte… Nous ne sommes pas des bégueules entre nous. Nous sommes deux hommes, et nous pouvons nous parler comme deux hommes… J'avais l'expérience des spasmes voluptueux d'Alberte, et quand ils la prenaient, ils n'interrompaient pas mes caresses. Je restais comme j'étais, sur son coeur, attendant qu'elle revînt à la vie consciente, dans l'orgueilleuse certitude qu'elle reprendrait ses sens sous les miens, et que la foudre qui l'avait frappée la ressusciterait en la refrappant… Mais mon expérience fut trompée. Je la regardai comme elle était, liée à moi, sur le canapé bleu, épiant le moment où ses yeux, disparus sous ses larges paupières, me remontreraient leurs beaux orbes de velours noir et de feu; où ses dents, qui se serraient et grinçaient à briser leur émail au moindre baiser appliqué brusquement sur son cou et traîné longuement sur ses épaules, laisseraient, en s'entr'ouvrant, passer son souffle. Mais ni les yeux ne revinrent, ni les dents ne se desserrèrent… Le froid des pieds d'Alberte était monté jusque dans ses lèvres et sous les miennes… Quand je sentis cet horrible froid, je me dressai à mi- corps pour mieux la regarder; je m'arrachai en sursaut de ses bras, dont l'un tomba sur elle et l'autre pendit à terre, du canapé sur lequel elle était couchée. Effaré, mais lucide encore, je lui mis la main sur le coeur… Il n'y avait rien! rien au pouls, rien aux tempes, rien aux artères carotides, rien nulle part… que la mort qui était partout, et déjà avec son épouvantable rigidité!
J'étais sûr de la mort… et je ne voulais pas y croire! La tête humaine a de ces volontés stupides contre la clarté même de l'évidence et du destin. Alberte était morte. De quoi?… Je ne savais. Je n'étais pas médecin. Mais elle était morte; et quoique je visse avec la clarté du jour de midi que ce que je pourrais faire était inutile, je fis pourtant tout ce qui me semblait si désespérément inutile. Dans mon néant absolu de tout, de connaissances, d'instruments, de ressources, je lui vidais sur le front tous les flacons de ma toilette. Je lui frappais résolument dans les mains, au risque d'éveiller le bruit, dans cette maison où le moindre bruit nous faisait trembler. J'avais ouï dire à un de mes oncles, chef d'escadron au 4e dragons, qu'il avait un jour sauvé un de ses amis d'une apoplexie en le saignant vite avec une de ces flammes dont on se sert pour saigner les chevaux. J'avais des armes plein ma chambre. Je pris un poignard, et j'en labourai le bras d'Alberte à la saignée. Je massacrai ce bras splendide d'où le sang ne coula même pas. Quelques gouttes s'y coagulèrent. Il était figé. Ni baisers, ni succions, ni morsures ne purent galvaniser ce cadavre raidi, devenu cadavre sous mes lèvres. Ne sachant plus ce que je faisais, je finis par m'étendre dessus, le moyen qu'emploient (disent les vieilles histoires) les Thaumaturges ressusciteurs, n'espérant pas y réchauffer la vie, mais agissant comme si je l'espérais! Et ce fut sur ce corps glacé qu'une idée, qui ne s'était pas dégagée du chaos dans lequel la bouleversante mort subite d'Alberte m'avait jeté, m'apparut nettement… et que j'eus peur!
Oh!… mais une peur… une peur immense! Alberte était morte chez moi, et sa mort disait tout. Qu'allais-je devenir? Que fallait-il faire?… À cette pensée, je sentis la main, la main physique de cette peur hideuse, dans mes cheveux qui devinrent des aiguilles! Ma colonne vertébrale se fondit en une fange glacée, et je voulus lutter — mais en vain — contre cette déshonorante sensation… Je me dis qu'il fallait avoir du sang-froid… que j'étais un homme après tout… que j'étais militaire. Je me mis la tête dans mes mains, et quand le cerveau me tournait dans le crâne, je m'efforçai de raisonner la situation horrible dans laquelle j'étais pris… et d'arrêter, pour les fixer et les examiner, toutes les idées qui me fouettaient le cerveau comme une toupie cruelle, et qui toutes allaient, à chaque tour, se heurter à ce cadavre qui était chez moi, à ce corps inanimé d'Alberte qui ne pouvait plus regagner sa chambre, et que sa mère devait retrouver le lendemain dans la chambre de l'officier, morte et déshonorée! L'idée de cette mère, à laquelle j'avais peut-être tué sa fille en la déshonorant, me pesait plus sur le coeur que le cadavre même d'Alberte… On ne pouvait pas cacher la mort; mais le déshonneur, prouvé par le cadavre chez moi, n'y avait-il pas moyen de le cacher?… C'était la question que je me faisais, le point fixe que je regardais dans ma tête. Difficulté grandissant à mesure que je la regardais, et qui prenait les proportions d'une impossibilité absolue. Hallucination effroyable! par moments le cadavre d'Alberte me semblait emplir toute ma chambre et ne pouvoir plus en sortir. Ah! si la sienne n'avait pas été placée derrière l'appartement de ses parents, je l'aurais, à tout risque, reportée dans son lit! Mais pouvais-je faire, moi, avec son corps mort dans mes bras, ce qu'elle faisait, elle, déjà si imprudemment, vivante, et m'aventurer ainsi à traverser une chambre que je ne connaissais pas, où je n'étais jamais entré, et où reposaient endormis du sommeil léger des vieillards le père et la mère de la malheureuse?… Et cependant, l'état de ma tête était tel, la peur du lendemain et de ce cadavre chez moi me galopaient avec tant de furie, que ce fut cette idée, cette témérité, cette folie de reporter Alberte chez elle qui s'empara de moi comme l'unique moyen de sauver l'honneur de la pauvre fille et de m'épargner la honte des reproches du père et de la mère, de me tirer enfin de cette ignominie. Le croirez-vous? J'ai peine à le croire moi-même, quand j'y pense! J'eus la force de prendre le cadavre d'Alberte et, le soulevant par les bras, de le charger sur mes épaules. Horrible chape, plus lourde, allez! que celle des damnés dans l'enfer du Dante! Il faut l'avoir portée, comme moi, cette chape d'une chair qui me faisait bouillonner le sang de désir il n'y avait qu'une heure, et qui maintenant me transissait!… Il faut l'avoir portée pour bien savoir ce que c'était! J'ouvris ma porte ainsi chargé et, pieds nus comme elle, pour faire moins de bruit, je m'enfonçai dans le corridor qui conduisait à la chambre de ses parents, et dont la porte était au fond, m'arrêtant à chaque pas sur mes jambes défaillantes pour écouter le silence de la maison dans la nuit, que je n'entendais plus, à cause des battements de mon coeur! Ce fut long. Rien ne bougeait… Un pas suivait un pas… Seulement, quand j'arrivai tout contre la terrible porte de la chambre de ses parents, — qu'il me fallait franchir et qu'elle n'avait pas, en venant, entièrement fermée pour la retrouver entr'ouverte au retour, et que j'entendis les deux respirations longues et tranquilles de ces deux pauvres vieux qui dormaient dans toute la confiance de la vie, je n'osai plus!… Je n'osai plus passer ce seuil noir et béant dans les ténèbres… Je reculai; je m'enfuis presque avec mon fardeau! Je rentrai chez moi de plus en plus épouvanté. Je replaçai le corps d'Alberte sur le canapé, et je recommençai, accroupi sur les genoux auprès d'elle, les suppliciantes questions: "Que faire? que devenir?…" Dans l'écroulement qui se faisait en moi, l'idée insensée et atroce de jeter le corps de cette belle fille, ma maîtresse de six mois! par la fenêtre, me sillonna l'esprit. Méprisez-moi! J'ouvris la fenêtre… j'écartai le rideau que vous voyez là… et je regardai dans le trou d'ombre au fond duquel était la rue, car il faisait très sombre cette nuit-là. On ne voyait point le pavé. "On croira à un suicide", pensai-je, et je repris Alberte, et je la soulevai… Mais voilà qu'un éclair de bon sens croisa la folie! "D'où se sera-t-elle tuée? D'où sera-t-elle tombée si on la trouve sous ma fenêtre demain?…" me demandai-je. L'impossibilité de ce que je voulais faire me souffleta! J'allai refermer la fenêtre, qui grinça dans son espagnolette. Je retirai le rideau de la fenêtre, plus mort que vif de tous les bruits que je faisais. D'ailleurs, par la fenêtre, — sur l'escalier, — dans le corridor, — partout où je pouvais laisser ou jeter le cadavre, éternellement accusateur, la profanation était inutile. L'examen du cadavre révélerait tout, et l'oeil d'une mère, si cruellement avertie, verrait tout ce que le médecin ou le juge voudrait lui cacher… Ce que j'éprouvais était insupportable, et l'idée d'en finir d'un coup de pistolet, en l'état lâche de mon âme démoralisée (un mot de l'Empereur que plus tard j'ai compris!), me traversa en regardant luire mes armes contre le mur de ma chambre. Mais que voulez-vous?… Je serai franc: j'avais dix-sept ans, et j'aimais… mon épée. C'est par goût et sentiment de race que j'étais soldat. Je n'avais jamais vu le feu, et je voulais le voir. J'avais l'ambition militaire. Au régiment nous plaisantions de Werther, un héros du temps, qui nous faisait pitié, à nous autres officiers! La pensée qui m'empêcha de me soustraire, en me tuant, à l'ignoble peur qui me tenait toujours, me conduisit à une autre qui me parut le salut même dans l'impasse où je me tordais! "Si j'allais trouver le colonel?" me dis-je. — Le colonel c'est la paternité militaire, — et je m'habillai comme on s'habille quand bat la générale, dans une surprise… Je pris mes pistolets par une précaution de soldat. Qui savait ce qui pourrait arriver?… J'embrassai une dernière fois, avec le sentiment qu'on a à dix-sept ans, — et on est toujours sentimental à dix-sept ans, — la bouche muette, et qui l'avait été toujours, de cette belle Alberte trépassée, et qui me comblait depuis six mois de ses plus enivrantes faveurs… Je descendis sur la pointe des pieds l'escalier de cette maison où je laissais la mort… Haletant comme un homme qui se sauve, je mis une heure (il me sembla que j'y mettais une heure!) à déverrouiller la porte de la rue et à tourner la grosse clé dans son énorme serrure, et après l'avoir refermée avec les précautions d'un voleur, je m'encourus, comme un fuyard, chez mon colonel.
J'y sonnai comme au feu. J'y retentis comme une trompette, comme si l'ennemi avait été en train d'enlever le drapeau du régiment! Je renversai tout, jusqu'à l'ordonnance qui voulut s'opposer à ce que j'entrasse à pareille heure dans la chambre de son maître, et une fois le colonel réveillé par la tempête du bruit que je faisais, je lui dis tout. Je me confessai d'un trait et à fond, rapidement et crânement, car les moments pressaient, le suppliant de me sauver…
C'était un homme que le colonel! Il vit d'un coup d'oeil l'horrible gouffre dans lequel je me débattais… Il eut pitié du plus jeune de ses enfants, comme il m'appela, et je crois que j'étais alors assez dans un état à faire pitié! Il me dit, avec le juron le plus français, qu'il fallait commencer par décamper immédiatement de la ville, et qu'il se chargerait de tout… qu'il verrait les parents dès que je serais parti, mais qu'il fallait partir, prendre la diligence qui allait relayer dans dix minutes à l'hôtel de la Poste, gagner une ville qu'il me désigna et où il m'écrirait… Il me donna de l'argent, car j'avais oublié d'en prendre, m'appliqua cordialement sur les joues ses vieilles moustaches grises, et dix minutes après cette entrevue, je grimpais (il n'y avait plus que cette place) sur l'impériale de la diligence, qui faisait le même service que celle où nous sommes actuellement, et je passais au galop sous la fenêtre (je vous demande quels regards j'y jetai) de la funèbre chambre où j'avais laissé Alberte morte, et qui était éclairée comme elle l'est ce soir.»
Le vicomte de Brassard s'arrêta, sa forte voix un peu brisée. Je ne songeais plus à plaisanter. Le silence ne fut pas long entre nous.
— Et après? — lui dis-je.
— Eh bien! voilà — répondit-il, il n'y a pas d'après! C'est cela qui a bien longtemps tourmenté ma curiosité exaspérée. Je suivis aveuglément les instructions du colonel. J'attendis avec impatience une lettre qui m'apprendrait ce qu'il avait fait et ce qui était arrivé après mon départ. J'attendis environ un mois; mais, au bout de ce mois, ce ne fut pas une lettre que je reçus du colonel, qui n'écrivait guère qu'avec son sabre sur la figure de l'ennemi; ce fut l'ordre d'un changement de corps. Il m'était ordonné de rejoindre le 35e, qui allait entrer en campagne, et il fallait que sous vingt-quatre heures je fusse arrivé au nouveau corps auquel j'appartenais. Les immenses distractions d'une campagne, et de la première! les batailles auxquelles j'assistai, les fatigues et aussi les aventures de femmes que je mis par- dessus celle-ci, me firent négliger d'écrire au colonel, et me détournèrent du souvenir cruel de l'histoire d'Alberte, sans pouvoir pourtant l'effacer. Je l'ai gardé comme une balle qu'on ne peut extraire… Je me disais qu'un jour ou l'autre je rencontrerais le colonel, qui me mettrait enfin au courant de ce que je désirais savoir, mais le colonel se fit tuer à la tête de son régiment à Leipsick… Louis de Meung s'était aussi fait tuer un mois auparavant… C'est assez méprisable, cela, — ajouta le capitaine, — mais tout s'assoupit dans l'âme la plus robuste, et peut-être parce qu'elle est la plus robuste… La curiosité dévorante de savoir ce qui s'était passé après mon départ finit par me laisser tranquille. J'aurais pu depuis bien des années, et changé comme j'étais, revenir sans être reconnu dans cette petite ville-ci et m'informer du moins de ce qu'on savait, de ce qui y avait filtré de ma tragique aventure. Mais quelque chose qui n'est pas, certes, le respect de l'opinion, dont je me suis moqué toute ma vie, quelque chose qui ressemblait à cette peur que je ne voulais pas sentir une seconde fois, m'en a toujours empêché.
Il se tut encore, ce dandy qui m'avait raconté, sans le moindre dandysme, une histoire d'une si triste réalité. Je rêvais sous l'impression de cette histoire, et je comprenais que ce brillant vicomte de Brassard, la fleur non des pois, mais des plus fiers pavots rouges du dandysme, le buveur grandiose de claret, à la manière anglaise, fût comme un autre, un homme plus profond qu'il ne paraissait. Le mot me revenait qu'il m'avait dit, en commençant, sur la tache noire qui, pendant toute sa vie, avait meurtri ses plaisirs de mauvais sujets… quand tout à coup, pour m'étonner davantage encore, il me saisit le bras brusquement:
— Tenez! — me dit-il, — voyez au rideau!
L'ombre svelte d'une taille de femme venait d'y passer en s'y dessinant!
— L'ombre d'Alberte! — fit le capitaine. — Le hasard est par trop moqueur ce soir, ajouta-t-il avec amertume.
Le rideau avait déjà repris son carré vide, rouge et lumineux. Mais le charron, qui, pendant que le vicomte parlait, avait travaillé à son écrou, venait de terminer sa besogne. Les chevaux de relais étaient prêts et piaffaient, se sabotant de feu. Le conducteur de la voiture, bonnet d'astracan aux oreilles, registre aux dents, prit les longes et s'enleva, et une fois hissé sur sa banquette d'impériale, cria, de sa voix claire, le mot du commandement, dans la nuit:
«Roulez!»
Et nous roulâmes, et nous eûmes bientôt dépassé la mystérieuse fenêtre, que je vois toujours dans mes rêves, avec son rideau cramoisi.
Le plus bel amour de Don Juan
I
Le meilleur régal du diable, c'est une innocence.
(A.)
Il vit donc toujours, ce vieux mauvais sujet?
— Par Dieu! s'il vit! — et par l'ordre de Dieu, Madame, fis-je en me reprenant, car je me souvins qu'elle était dévote, — et de la paroisse de Sainte-Clotilde encore, la paroisse des ducs! — Le roi est mort! Vive le roi! Disait-on sous l'ancienne monarchie avant qu'elle fût cassée, cette vieille porcelaine de Sèvres. Don Juan, lui, malgré toutes les démocraties, est un monarque qu'on ne cassera pas.
— Au fait, le diable est immortel! dit-elle comme une raison qu'elle se serait donnée.
— Il a même…
— Qui?… le diable?…
— Non, Don Juan… soupé, il y a trois jours, en goguette.
Devinez où?…
— À votre affreuse Maison-d'Or, sans doute…
— Fi donc, Madame! Don Juan n'y va plus… il n'y a rien là à fricasser pour sa grandesse. Le seigneur Don Juan a toujours été un peu comme ce fameux moine d'Arnaud de Brescia qui, racontent les Chroniques, ne vivait que du sang des âmes. C'est avec cela qu'il aime à roser son vin de Champagne, et cela ne se trouve plus depuis longtemps dans le cabaret des cocottes!
— Vous verrez, — reprit-elle avec ironie, — qu'il aura soupé au couvent des Bénédictines, avec ces dames…
— De l'Adoration perpétuelle, oui, Madame! Car l'adoration qu'il a inspirée une fois, ce diable d'homme! me fait l'effet de durer toujours.
— Pour un catholique, je vous trouve profanant, — dit-elle lentement, mais un peu crispée, — et je vous prie de m'épargner le détail des soupers de vos coquines, si c'est une manière inventée par vous de m'en donner des nouvelles que de me parler, ce soir de Don Juan.
— Je n'invente rien, Madame. Les coquines du souper en question, si ce sont des coquines, ne sont pas les miennes… malheureusement…
— Assez, Monsieur!
— Permettez-moi d'être modeste. C'étaient…
— Les mille è trè?… — fit-elle, curieuse, se ravisant, presque revenue à l'amabilité.
— Oh! pas toutes, Madame… Une douzaine seulement. C'est déjà, comme cela, bien assez honnête…
— Et déshonnête aussi, — ajouta-t-elle.
— D'ailleurs, vous savez aussi bien que moi qu'il ne peut pas tenir beaucoup de monde dans le boudoir de la comtesse de Chiffrevas. On a pu y faire des choses grandes; mais il est fort petit, ce boudoir…
— Comment? — se récria-t-elle, étonnée. — C'est donc dans le boudoir qu'on aura soupé?…
— Oui, Madame, c'est dans le boudoir. Et pourquoi pas? On dîne bien sur un champ de bataille. On voulait donner un souper extraordinaire au seigneur Don Juan, et c'était plus digne de lui de le lui donner sur le théâtre de sa gloire, là où les souvenirs fleurissent à la place des orangers. Jolie idée, tendre et mélancolique! Ce n'était pas le bal des victimes; c'en était le souper.
— Et Don Juan? — dit-elle, comme Orgon dit «Et Tartufe?» dans la pièce.
— Don Juan a fort bien pris la chose et très bien soupé,
Lui, tout seul, devant elles!
dans la personne de quelqu'un que vous connaissez… et qui n'est pas moins que le comte Jules-Amédée-Hector de Ravila de Ravilès.
— Lui! C'est bien, en effet, Don Juan, — dit-elle.
Et, quoiqu'elle eût passé l'âge de la rêverie, cette dévote à bec et à ongles, elle se mit à rêver au comte Jules-Amédée-Hector, — à cet homme de race Juan, — de cette antique race Juan éternelle, à qui Dieu n'a pas donné le monde, mais a permis au diable de le lui donner.
II
Ce que je venais de dire à la vieille, le marquis Guy de Ruy était l'exacte vérité. Il y avait trois jours à peine qu'une douzaine de femmes du vertueux faubourg Saint-Germain (qu'elles soient bien tranquilles, je ne les nommerai pas!) lesquelles, toutes les douze, selon les douairières du commérage, avaient été du dernier bien (vieille expression charmante) avec le comte Ravila de Ravilès, s'étaient prises de l'idée singulière de lui offrir à souper, — à lui seul d'homme — pour fêter… quoi? elles ne le disaient pas. C'était hardi, qu'un tel souper; mais les femmes, lâches individuellement, en troupe sont audacieuses. Pas une peut- être de ce souper féminin n'aurait osé l'offrir chez elle, en tête à tête, au comte Jules-Amédée-Hector; mais ensemble, et s'épaulant toutes, les unes par les autres, elles n'avaient pas craint de faire la chaîne du baquet de Mesmer autour de cet homme magnétique et compromettant, le comte de Ravila de Ravilès…
— Quel nom!
— Un nom providentiel, Madame… Le comte de Ravila de Ravilès, qui, par parenthèse, avait toujours obéi à la consigne de ce nom impérieux, était bien l'incarnation de tous les séducteurs dont il est parlé dans les romans et dans l'histoire, et la marquise Guy de Ruy — une vieille mécontente, aux yeux bleus, froids et affilés, mais moins froids que son coeur et moins affilés que son esprit, — convenait elle-même que, dans ce temps, où la question des femmes perd chaque jour de son importance, s'il y avait quelqu'un qui pût rappeler Don Juan, à coup sûr ce devait être lui! Malheureusement, c'était Don Juan au cinquième acte. Le prince de Ligne ne pouvait faire entrer dans sa spirituelle tête qu'Alcibiade eût jamais eu cinquante ans. Or, par ce côté-là encore, le comte de Ravila allait continuer toujours Alcibiade. Comme d'Orsay, ce dandy taillé dans le bronze de Michel-Ange, qui fut beau jusqu'à sa dernière heure, Ravila avait eu cette beauté particulière à la race Juan, — à cette mystérieuse race qui ne procède pas de père en fils, comme les autres, mais qui apparaît çà et là, à de certaines distances, dans les familles de l'humanité.
C'était la vraie beauté, — la beauté insolente, joyeuse, impériale, juanesque enfin; le mot dit tout et dispense de la description; et — avait-il fait un pacte avec le diable? — il l'avait toujours… Seulement, Dieu retrouvait son compte; les griffes de tigre de la vie commençaient à lui rayer ce front divin, couronné des roses de tant de lèvres, et sur ses larges tempes impies apparaissaient les premiers cheveux blancs qui annoncent l'invasion prochaine des Barbares et la fin de l'Empire… Il les portait, du reste, avec l'impassibilité de l'orgueil surexcité par la puissance; mais les femmes qui l'avaient aimé les regardaient parfois avec mélancolie. Qui sait? elles regardaient peut-être l'heure qu'il était pour elles à ce front? Hélas, pour elles comme pour lui, c'était l'heure du terrible souper avec le froid Commandeur de marbre blanc, après lequel il n'y a plus que l'enfer, — l'enfer de la vieillesse, en attendant l'autre! Et voilà pourquoi peut-être, avant de partager avec lui ce souper amer et suprême, elles pensèrent à lui offrir le leur et qu'elles en firent un chef-d'oeuvre.
Oui, un chef-d'oeuvre de goût, de délicatesse, de luxe patricien, de recherche, de jolies idées; le plus charmant, le plus délicieux, le plus friand, le plus capiteux, et surtout le plus original des soupers. Original! pensez donc! C'est ordinairement la joie, la soif de s'amuser qui donne à souper; mais ici, c'était le souvenir, c'était le regret, c'était presque le désespoir, mais le désespoir en toilette, caché sous des sourires ou sous des rires, et qui voulait encore cette fête ou cette folie dernière, encore cette escapade vers la jeunesse revenue pour une heure, encore cette griserie pour qu'il en fût fait à jamais!…
Les Amphitryonnes de cet incroyable souper, si peu dans les moeurs trembleuses de la société à laquelle elles appartenaient, durent y éprouver quelque chose de ce que Sardanapale ressentit sur son bûcher, quand il y entassa, pour périr avec lui, ses femmes, ses esclaves, ses chevaux, ses bijoux, toutes les opulences de sa vie. Elles, aussi, entassèrent à ce souper brûlant toutes les opulences de la leur. Elles y apportèrent tout ce qu'elles avaient de beauté, d'esprit, de ressources, de parure, de puissance, pour les verser, en une seule fois, en ce suprême flamboiement.
L'homme devant lequel elles s'enveloppèrent et se drapèrent dans cette dernière flamme, était plus à leurs yeux qu'aux yeux de Sardanapale toute l'Asie. Elles furent coquettes pour lui comme jamais femmes ne le furent pour aucun homme, comme jamais femmes ne le furent pour un salon plein; et cette coquetterie, elles l'embrasèrent de cette jalousie qu'on cache dans le monde et qu'elles n'avaient point besoin de cacher, car elles savaient toutes que cet homme avait été à chacune d'elles, et la honte partagée n'en est plus… C'était, parmi elles toutes, à qui graverait le plus avant son épitaphe dans son coeur.
Lui, il eut, ce soir-là, la volupté repue, souveraine, nonchalante, dégustatrice du confesseur de nonnes et du sultan. Assis comme un roi — comme le maître — au milieu de la table, en face de la comtesse de Chiffrevas, dans ce boudoir fleur de pêcher ou de… péché (on n'a jamais bien su l'orthographe de la couleur de ce boudoir), le comte de Ravila embrassait de ses yeux, bleu d'enfer, que tant de pauvres créatures avaient pris pour le bleu du ciel, ce cercle rayonnant de douze femmes, mises avec génie, et qui, à cette table, chargée de cristaux, de bougies allumées et de fleurs, étalaient, depuis le vermillon de la rose ouverte jusqu'à l'or adouci de la grappe ambrée, toutes les nuances de la maturité.
Il n'y avait pas là de ces jeunesses vert tendre, de ces petites demoiselles qu'exécrait Byron, qui sentent la tartelette et qui, par la tournure, ne sont encore que des épluchettes, mais tous étés splendides et savoureux, plantureux automnes, épanouissements et plénitudes, seins éblouissants battant leur plein majestueux au bord découvert des corsages, et, sous les camées de l'épaule nue, des bras de tout galbe, mais surtout des bras puissants, de ces biceps de Sabines qui ont lutté avec les Romains, et qui seraient capables de s'entrelacer, pour l'arrêter, dans les rayons de la roue du char de la vie.
J'ai parlé d'idées. Une des plus charmantes de ce souper avait été de le faire servir par des femmes de chambre, pour qu'il ne fût pas dit que rien eût dérangé l'harmonie d'une fête dont les femmes étaient les seules reines, puisqu'elles en faisaient les honneurs… Le seigneur Don Juan — branche de Ravila — put donc baigner ses fauves regards dans une mer de chairs lumineuses et vivantes comme Rubens en met dans ses grasses et robustes peintures, mais il put plonger aussi son orgueil dans l'éther plus ou moins limpide, plus ou moins troublé de tous ces coeurs. C'est qu'au fond, et malgré tout ce qui pourrait empêcher de le croire, c'est un rude spiritualiste que Don juan! Il l'est comme le démon lui-même, qui aime les âmes encore plus que les corps, et qui fait même cette traite-là de préférence à l'autre, le négrier infernal!
Spirituelles, nobles, du ton le plus faubourg Saint-Germain, mais ce soir-là hardies comme des pages de la maison du Roi quand il y avait une maison du Roi et des pages, elles furent d'un étincellement d'esprit, d'un mouvement, d'une verve et d'un brio incomparables. Elles s'y sentirent supérieures à tout ce qu'elles avaient été dans leurs plus beaux soirs. Elles y jouirent d'une puissance inconnue qui se dégageait du fond d'elles-mêmes, et dont jusque-là elles ne s'étaient jamais doutées.
Le bonheur de cette découverte, la sensation des forces triplées de la vie; de plus, les influences physiques, si décisives sur les êtres nerveux, l'éclat des lumières, l'odeur pénétrante de toutes ces fleurs qui se pâmaient dans l'atmosphère chauffée par ces beaux corps aux effluves trop forts pour elles, l'aiguillon des vins provocants, l'idée de ce souper qui avait justement le mérite piquant du péché que la Napolitaine demandait à son sorbet pour le trouver exquis, la pensée enivrante de la complicité dans ce petit crime d'un souper risqué, oui! mais qui ne versa pas vulgairement dans le souper régence; qui resta un souper faubourg Saint-Germain et XIXe siècle, et où de tous ces adorables corsages, doublés de coeurs qui avaient vu le feu et qui aimaient à l'agacer encore, pas une épingle ne tomba; — toutes ces choses enfin, agissant à la fois, tendirent la harpe mystérieuse que toutes ces merveilleuses organisations portaient en elles, aussi fort qu'elle pouvait être tendue sans se briser, et elles arrivèrent à des octaves sublimes, à d'inexprimables diapasons… Ce dut être curieux, n'est-ce pas? Cette page inouïe de ses Mémoires, Ravila l'écrira-t-il un jour?… C'est une question mais lui seul peut l'écrire… Comme je le dis à la marquise Guy de Ruy, je n'étais pas à ce souper, et si j'en vais rapporter quelques détails et l'histoire par laquelle il finit, c'est que je les tiens de Ravila lui-même, qui, fidèle à l'indiscrétion traditionnelle et caractéristique de la race Juan, prit la peine, un soir de me les raconter.
III
Il était donc tard, — c'est-à-dire tôt! Le matin venait. Contre le plafond et à une certaine place des rideaux de soie rose du boudoir, hermétiquement fermés, on voyait poindre et rondir une goutte d'opale, comme un oeil grandissant, l'oeil du jour curieux qui aurait regardé par là ce qu'on faisait dans ce boudoir enflammé. L'alanguissement commençait à prendre les chevalières de cette Table-Ronde, ces soupeuses, si animées il n'y avait qu'un moment. On connaît ce moment-là de tous les soupers où la fatigue de l'émotion et de la nuit passée semble se projeter sur tout, sur les coiffures qui s'affaissent, les joues vermillonnées ou pâlies qui brûlent, les regards lassés dans les yeux cernés qui s'alourdissent, et même jusque sur les lumières élargies et rampantes des mille bougies des candélabres, ces bouquets de feu aux tiges sculptées de bronze et d'or.
La conversation générale, longtemps faite d'entrain, partie de volant où chacun avait allongé son coup de raquette, s'était fragmentée, émiettée, et rien de distinct ne s'entendait plus dans le bruit harmonieux de toutes ces voix, aux timbres aristocratiques, qui se mêlaient et babillaient comme les oiseaux, à l'aube, sur la lisière d'un bois… quand l'une d'elles, — une voix de tête, celle-là! — impérieuse et presque impertinente, comme doit l'être une voix de duchesse, dit tout à coup, par- dessus toutes les autres, au comte de Ravila, ces paroles qui étaient sans doute la suite et la conclusion d'une conversation, à voix basse, entre eux deux, que personne de ces femmes, qui causaient, chacune avec sa voisine, n'avait entendue:
— Vous qui passez pour le Don Juan de ce temps-ci, vous devriez nous raconter l'histoire de la conquête qui a le plus flatté votre orgueil d'homme aimé et que vous jugez, à cette lueur du moment présent, le plus bel amour de votre vie?…
Et la question, autant que la voix qui parlait, coupa nettement dans le bruit toutes ces conversations éparpillées et fit subitement le silence.
C'était la voix de la duchesse de ***. — Je ne lèverai pas son masque d'astérisques; mais peut-être la reconnaîtrez-vous, quand je vous aurai dit que c'est la blonde la plus pâle de teint et de cheveux, et les yeux les plus noirs sous ses longs sourcils d'ambre, de tout le faubourg Saint-Germain. — Elle était assise, comme un juste à la droite de Dieu, à la droite du comte de Ravila, le dieu de cette fête, qui ne réduisait pas alors ses ennemis à lui servir de marche-pied; mince et idéale comme une arabesque et comme une fée, dans sa robe de velours vert aux reflets d'argent, dont la longue traîne se tordait autour de sa chaise, et figurait assez bien la queue de serpent par laquelle se terminait la croupe charmante de Mélusine.
— C'est là une idée! — fit la comtesse de Chiffrevas, comme pour appuyer, en sa qualité de maîtresse de maison, le désir et la motion de la duchesse, — oui, l'amour de tous les amours, inspirés ou sentis, que vous voudriez le plus recommencer, si c'était possible.
— Oh! je voudrais les recommencer tous! — fit Ravila avec cet inassouvissement d'Empereur romain qu'ont parfois ces blasés immenses. Et il leva son verre de champagne, qui n'était pas la coupe bête et païenne par laquelle on l'a remplacé, mais le verre élancé et svelte de nos ancêtres, qui est le vrai verre de champagne, — celui-là qu'on appelle une flûte, peut-être à cause des célestes, mélodies qu'il nous verse souvent au coeur. — Puis il étreignit d'un regard circulaire toutes ces femmes qui formaient autour de la table une si magnifique ceinture. — Et cependant, — ajouta-t-il en replaçant son verre devant lui avec une mélancolie étonnante pour un tel Nabuchodonosor qui n'avait encore mangé d'herbe que les salades à l'estragon du café Anglais, — et cependant c'est la vérité, qu'il y en a un entre tous les sentiments de la vie, qui rayonne toujours dans le souvenir plus fort que les autres, à mesure que la vie s'avance, et pour lequel on les donnerait tous!
— Le diamant de l'écrin, — dit la comtesse de Chiffrevas songeuse, qui regardait peut-être dans les facettes du sien.
— … Et de la légende de mon pays, — reprit à son tour la princesse Jable… qui est du pied des monts Ourals, — ce fameux et fabuleux diamant, rose d'abord, qui devient noir ensuite, mais qui reste diamant, plus brillant encore noir que rose… — Elle dit cela avec le charme étrange qui est en elle, cette Bohémienne! car c'est une Bohémienne, épousée par amour par le plus beau prince de l'émigration polonaise, et qui a l'air aussi princesse que si elle était née sous les courtines des Jagellons.
Alors, ce fut une explosion! «Oui, — firent-elles toutes. — Dites-nous cela, comte!» ajoutèrent-elles passionnément, suppliantes déjà, avec les frémissements de la curiosité jusque dans les frisons de leurs cous, par derrière; se tassant, épaule contre épaule; les unes la joue dans la main, le coude sur la table; les autres, renversées au dossier des chaises, l'éventail déplié sur la bouche; le fusillant toutes de leurs yeux émerillonnés et inquisiteurs.
— Si vous le voulez absolument…, — dit le comte, avec la nonchalance d'un homme qui sait que l'attente exaspère le désir.
— Absolument! dit la duchesse en regardant comme un despote turc aurait regardé le fil de son sabre — le fil d'or de son couteau de dessert.
— Ecoutez donc, — acheva-t-il, toujours nonchalant.
Elles se fondaient d'attention, en le regardant. Elles le buvaient et le mangeaient des yeux. Toute histoire d'amour intéresse les femmes; mais qui sait? peut-être le charme de celle-ci était-il, pour chacune d'elles, la pensée que l'histoire qu'il allait raconter pouvait être la sienne… Elles le savaient trop gentilhomme et de trop grand monde pour n'être pas sûres qu'il sauverait les noms et qu'il épaissirait, quand il le faudrait, les détails par trop transparents; et cette idée, cette certitude leur faisait d'autant plus désirer l'histoire. Elles en avaient mieux que le désir; elles en avaient l'espérance.
Leur vanité se trouvait des rivales dans ce souvenir évoqué comme le plus beau souvenir de la vie d'un homme, qui devait en avoir de si beaux et de si nombreux! Le vieux sultan allait jeter une fois de plus le mouchoir… que nulle main ne ramasserait, mais que celle à qui il serait jeté sentirait tomber silencieusement dans son coeur…
Or voici, avec ce qu'elles croyaient, le petit tonnerre inattendu qu'il fit passer sur tous ces fronts écoutants:
IV
«J'ai ouï dire souvent à des moralistes, grands expérimentateurs de la vie, — dit le comte de Ravila, — que le plus fort de tous nos amours n'est ni le premier, ni le dernier, comme beaucoup le croient; c'est le second. Mais en fait d'amour, tout est vrai et tout est faux, et, du reste, cela n'aura pas été pour moi… Ce que vous me demandez, Mesdames, et ce que j'ai, ce soir, à vous raconter, remonte au plus bel instant de ma jeunesse. Je n'étais plus précisément ce qu'on appelle un jeune homme, mais j'étais un homme jeune, et, comme disait un vieil oncle à moi, chevalier de Malte, pour désigner cette époque de la vie, "j'avais fini mes caravanes". En pleine force donc, je me trouvais en pleine relation aussi, comme on dit si joliment en Italie, avec une femme que vous connaissez toutes et que vous avez toutes admirée…»
Ici le regard que se jetèrent en même temps, chacune à toutes les autres, ce groupe de femmes qui aspiraient les paroles de ce vieux serpent, fut quelque chose qu'il faut avoir vu, car c'est inexprimable.
«Cette femme était bien, — continua Ravila, — tout ce que vous pouvez imaginer de plus distingué, dans tous les sens que l'on peut donner à ce mot. Elle était jeune, riche, d'un nom superbe, belle, spirituelle, d'une large intelligence d'artiste, et naturelle avec cela, comme on l'est dans votre monde, quand on l'est… D'ailleurs, n'ayant, dans ce monde-là, d'autre prétention que celle de me plaire et de se dévouer; que de me paraître la plus tendre des maîtresses et la meilleure des amies.
Je n'étais pas, je crois, le premier homme qu'elle eût aimé… Elle avait déjà aimé une fois, et ce n'était pas son mari; mais ç'avait été vertueusement, platoniquement, utopiquement, de cet amour qui exerce le coeur plus qu'il ne le remplit; qui en prépare les forces pour un autre amour qui doit toujours bientôt le suivre; de cet amour d'essai, enfin, qui ressemble à la messe blanche que disent les jeunes prêtres pour s'exercer à dire, sans se tromper, la vraie messe, la messe consacrée… Lorsque j'arrivai dans sa vie, elle n'en était encore qu'à la messe blanche. C'est moi qui fus la véritable messe, et elle la dit alors avec toutes les cérémonies de la chose et somptueusement, comme un cardinal.»
À ce mot-là, le plus joli rond de sourires tourna sur ces douze délicieuses bouches attentives, comme une ondulation circulaire sur la surface limpide d'un lac… Ce fut rapide, mais ravissant!
«C'était vraiment un être à part! — reprit le comte. — J'ai vu rarement plus de bonté vraie, plus de pitié, plus de sentiments excellents, jusque dans la passion qui, comme vous le savez, n'est pas toujours bonne. Je n'ai jamais vu moins de manège, moins de pruderie et de coquetterie, ces deux choses si souvent emmêlées dans les femmes, comme un écheveau dans lequel la griffe du chat aurait passé… Il n'y avait point de chat en celle-ci… Elle était ce que ces diables de faiseurs de livres, qui nous empoisonnent de leurs manières de parler, appelleraient une nature primitive, parée par la civilisation; mais elle n'en avait que les luxes charmants, et pas une seule de ces petites corruptions qui nous paraissent encore plus charmantes que ces luxes…»
— Était-elle brune? — interrompit tout à coup et à brûle- pourpoint la duchesse, impatientée de toute cette métaphysique.
— Ah! vous n'y voyez pas assez clair! — dit Ravila finement. — Oui, elle était brune, brune de cheveux jusqu'au noir le plus jais, le plus miroir d'ébène que j'aie jamais vu reluire sur la voluptueuse convexité lustrée d'une tête de femme, mais elle était blonde de teint, — et c'est au teint et non aux cheveux qu'il faut juger si on est brune ou blonde, — ajouta le grand observateur, qui n'avait pas étudié les femmes seulement pour en faire des portraits. — C'était une blonde aux cheveux noirs…
Toutes les têtes blondes de cette table, qui ne l'étaient, elles, que de cheveux, firent un mouvement imperceptible. Il était évident que pour elles l'intérêt de l'histoire diminuait déjà.
«Elle avait les cheveux de la Nuit, — reprit Ravila, — mais sur le visage de l'Aurore, car son visage resplendissait de cette fraîcheur incarnadine, éblouissante et rare, qui avait résisté à tout dans cette vie nocturne de Paris dont elle vivait depuis des années, et qui brûle tant de roses à la flamme de ses candélabres. Il semblait que les siennes s'y fussent seulement embrasées, tant sur ses joues et sur ses lèvres le carmin en était presque lumineux! Leur double éclat s'accordait bien, du reste, avec le rubis qu'elle portait habituellement sur le front, car, dans ce temps-là, on se coiffait en ferronnière, ce qui faisait dans son visage, avec ses deux yeux incendiaires dont la flamme empêchait de voir la couleur, comme un triangle de trois rubis! Elancée, mais robuste, majestueuse même, taillée pour être la femme d'un colonel de cuirassiers, — son mari n'était alors chef d'escadron que dans la cavalerie légère, — elle avait, toute grande dame qu'elle fût, la santé d'une paysanne qui boit du soleil par la peau, et elle avait aussi l'ardeur de ce soleil bu, autant dans l'âme que dans les veines, — oui, présente et toujours prête… Mais voici où l'étrange commençait! Cet être puissant et ingénu, cette nature purpurine et pure comme le sang qui arrosait ses belles joues et rosait ses bras, était… le croirez-vous? maladroite aux caresses…»
Ici quelques yeux se baissèrent, mais se relevèrent, malicieux…
«Maladroite aux caresses comme elle était imprudente dans la vie, — continua Ravila, qui ne pesa pas plus que cela sur le renseignement. — Il fallait que l'homme qu'elle aimait lui enseignât incessamment deux choses qu'elle n'a jamais apprises, du reste… à ne pas se perdre vis-à-vis d'un monde toujours armé et toujours implacable, et à pratiquer dans l'intimité le grand art de l'amour, qui empêche l'amour de mourir. Elle avait cependant l'amour; mais l'art de l'amour lui manquait… C'était le contraire de tant de femmes qui n'en ont que l'art! Or, pour comprendre et appliquer la politique du Prince, il faut être déjà Borgia. Borgia précède Machiavel. L'un est poète; l'autre, le critique. Elle n'était nullement Borgia. C'était une honnête femme amoureuse, naïve, malgré sa colossale beauté, comme la petite fille du dessus de porte, qui, ayant soif, veut prendre dans sa main de l'eau de la fontaine, et qui, haletante, laisse tout tomber à travers ses doigts, et reste confuse…
C'était presque joli, du reste, que le contraste de cette confusion et de cette gaucherie avec cette grande femme passionnée, qui, à la voir dans le monde, eût trompé tant d'observateurs, — qui avait tout de l'amour, même le bonheur, mais qui n'avait pas la puissance de le rendre comme on le lui donnait. Seulement je n'étais pas alors assez contemplateur pour me contenter de ce joli d'artiste, et c'est même la raison qui, à certains jours, la rendait inquiète, jalouse et violente, — tout ce qu'on est quand on aime, et elle aimait! — Mais, jalousie, inquiétude, violence, tout cela mourait dans l'inépuisable bonté de son coeur, au premier mal qu'elle voulait ou qu'elle croyait faire, maladroite à la blessure comme à la caresse! Lionne, d'une espèce inconnue, qui s'imaginait avoir des griffes, et qui, quand elle voulait les allonger, n'en trouvait jamais dans ses magnifiques pattes de velours. C'est avec du velours qu'elle égratignait!
— Où va-t-il en venir? — dit la comtesse de Chiffrevas à sa voisine, — car, vraiment, ce ne peut pas être là le plus bel amour de Don Juan!
Toutes ces compliquées ne pouvaient croire à cette simplicité!
«Nous vivions donc, — dit Ravila, — dans une intimité qui avait parfois des orages, mais qui n'avait pas de déchirements, et cette intimité n'était, dans cette ville de province qu'on appelle Paris, un mystère pour personne… La marquise… elle était marquise…»
Il y en avait trois à cette table, et brunes de cheveux aussi. Mais elles ne cillèrent pas. Elles savaient trop que ce n'était pas d'elles qu'il parlait… Le seul velours qu'elles eussent, à toutes les trois, était sur la lèvre supérieure de l'une d'elles, — lèvre voluptueusement estompée, qui, pour le moment, je vous jure, exprimait pas mal de dédain.
«… Et marquise trois fois, comme les pachas peuvent être pachas à trois queues! continua Ravila, à qui la verve venait. La marquise était de ces femmes qui ne savent rien cacher et qui, quand elles le voudraient, ne le pourraient pas. Sa fille même, une enfant de treize ans, malgré son innocence, ne s'apercevait que trop du sentiment que sa mère avait pour moi. Je ne sais quel poète a demandé ce que pensent de nous les filles dont nous avons aimé les mères. Question profonde! que je me suis souvent faite quand je surprenais le regard d'espion, noir et menaçant, embusqué sur moi, du fond des grands yeux sombres de cette fillette. Cette enfant, d'une réserve farouche, qui le plus souvent quittait le salon quand je venais et qui se mettait le plus loin possible de moi quand elle était obligée d'y rester, avait pour ma personne une horreur presque convulsive… qu'elle cherchait à cacher en elle, mais qui, plus forte qu'elle, la trahissait… Cela se révélait dans d'imperceptibles détails, mais dont pas un ne m'échappait. La marquise, qui n'était pourtant pas une observatrice, me disait sans cesse: "Il faut prendre garde, mon ami. Je crois ma fille jalouse de vous…"
«J'y prenais garde beaucoup plus qu'elle.
Cette petite aurait été le diable en personne, je l'aurais bien défiée de lire dans mon jeu… Mais le jeu de sa mère était transparent. Tout se voyait dans le miroir pourpre de ce visage, si souvent troublé! À l'espèce de haine de la fille, je ne pouvais m'empêcher de penser qu'elle avait surpris le secret de sa mère à quelque émotion exprimée, dans quelque regard trop noyé, involontairement, de tendresse. C'était, si vous voulez le savoir, une enfant chétive, parfaitement indigne du moule splendide d'où elle était sortie, laide, même de l'aveu de sa mère, qui ne l'en aimait que davantage; une petite topaze brûlée… que vous dirai- je? une espèce de maquette en bronze, mais avec des yeux noirs… Une magie! Et qui, depuis…»
Il s'arrêta après cet éclair… comme s'il avait voulu l'éteindre et qu'il en eût trop dit… L'intérêt était revenu général, perceptible, tendu, à toutes les physionomies, et la comtesse avait dit même entre ses belles dents le mot de l'impatience éclairée: «Enfin!»
V
«Dans les commencements de ma liaison avec sa mère, — reprit le comte de Ravila, — j'avais eu avec cette petite fille toutes les familiarités caressantes qu'on a avec tous les enfants… Je lui apportais des sacs de dragées. Je l'appelais "petite masque", et très souvent, en causant avec sa mère, je m'amusais à lui lisser son bandeau sur la tempe, — un bandeau de cheveux malades, noirs, avec des reflets d'amadou, — mais "la petite masque", dont la grande bouche avait un joli sourire pour tout le monde, recueillait, repliait son sourire pour moi, fronçait âprement ses sourcils, et, à force de se crisper, devenait d'une "petite masque" un vrai masque ridé de cariatide humiliée, qui semblait, quand ma main passait sur son front, porter le poids d'un entablement sous ma main.
Aussi bien, en voyant cette maussaderie toujours retrouvée à la même place et qui semblait une hostilité, j'avais fini par laisser là cette sensitive, couleur de souci, qui se rétractait si violemment au contact de la moindre caresse… et je ne lui parlais même plus! «Elle sent bien que vous la volez, — me disait la marquise. — Son instinct lui dit que vous lui prenez une portion de l'amour de sa mère.» Et quelquefois, elle ajoutait dans sa droiture: «C'est ma conscience que cette enfant, et mon remords, sa jalousie.»
Un jour, ayant voulu l'interroger sur cet éloignement profond qu'elle avait pour moi, la marquise n'en avait obtenu que ces réponses brisées, têtues, stupides, qu'il faut tirer, avec un tire-bouchon d'interrogations répétées, de tous les enfants qui ne veulent rien dire… «Je n'ai rien… je ne sais pas», et voyant la dureté de ce petit bronze, elle avait cessé de lui faire des questions, et, de lassitude, elle s'était détournée…
J'ai oublié de vous dire que cette enfant bizarre était très dévote, d'une dévotion sombre, espagnole, moyen âge, superstitieuse. Elle tordait autour de son maigre corps toutes sortes de scapulaires et se plaquait sur sa poitrine, unie comme le dos de la main, et autour de son cou bistré, des tas de croix, de bonnes Vierges et de Saint-Esprits! «Vous êtes malheureusement un impie, — me disait la marquise. — Un jour, en causant, vous l'aurez peut-être scandalisée. Faites attention à tout ce que vous dites devant elle, je vous en supplie. N'aggravez pas mes torts aux yeux de cet enfant envers qui je me sens déjà si coupable!» Puis, comme la conduite de cette petite ne changeait point, ne se modifiait point: «Vous finirez par la haïr, — ajoutait la marquise inquiète, — et je ne pourrai pas vous en vouloir.» Mais elle se trompait: je n'étais qu'indifférent pour cette maussade fillette, quand elle ne m'impatientait pas.
J'avais mis entre nous la politesse qu'on a entre grandes personnes, et entre grandes personnes qui ne s'aiment point. Je la traitais avec cérémonie, l'appelant gros comme le bras: «Mademoiselle», et elle me renvoyait un «Monsieur» glacial. Elle ne voulait rien faire devant moi qui pût la mettre, je ne dis pas en valeur, mais seulement en dehors d'elle-même… Jamais sa mère ne put la décider à me montrer un de ses dessins, ni à jouer devant moi un air de piano. Quand je l'y surprenais, étudiant avec beaucoup d'ardeur et d'attention, elle s'arrêtait court, se levait du tabouret et ne jouait plus…
Une seule fois, sa mère l'exigeant (il y avait du monde), elle se plaça devant l'instrument ouvert avec un de ces airs victime qui, je vous assure, n'avait rien de doux, et elle commença je ne sais quelle partition avec des doigts abominablement contrariés. J'étais debout à la cheminée, et je la regardais obliquement. Elle avait le dos tourné de mon côté, et il n'y avait pas de glace devant elle dans laquelle elle pût voir que je la regardais… Tout à coup son dos (elle se tenait habituellement mal, et sa mère lui disait souvent: «Si tu te tiens toujours ainsi, tu finiras par te donner une maladie de poitrine»), tout à coup son dos se redressa, comme si je lui avais cassé l'épine dorsale avec mon regard comme avec une balle; et abattant violemment le couvercle du piano, qui fit un bruit effroyable, en tombant, elle se sauva du salon… On alla la chercher; mais ce soir-là, on ne put jamais l'y faire revenir.
— Eh bien, il paraît que les hommes les plus fats ne le sont jamais assez, car la conduite de cette ténébreuse enfant, qui m'intéressait si peu, ne me donna rien à penser sur le sentiment qu'elle avait pour moi. Sa mère, non plus. Sa mère, qui était jalouse de toutes les femmes de son salon, ne fut pas plus jalouse que je n'étais fat avec cette petite fille, qui finit par se révéler dans un de ces faits que la marquise, l'expansion même dans l'intimité, pâle encore de la terreur qu'elle avait ressentie, et riant aux éclats de l'avoir éprouvée, eut l'imprudence de me raconter.
Il avait souligné, par inflexion, le mot d'imprudence comme eût fait le plus habile acteur et en homme qui savait que tout l'intérêt de son histoire ne tenait plus qu'au fil de ce mot-là!
Mais cela suffisait apparemment, car ces douze beaux visages de femmes s'étaient renflammés d'un sentiment aussi intense que les visages des Chérubins devant le trône de Dieu. Est-ce que le sentiment de la curiosité chez les femmes n'est pas aussi intense que le sentiment de l'adoration chez les Anges?… Lui, les regarda tous, ces visages de Chérubins qui ne finissaient pas aux épaules, et les trouvant à point, sans doute, pour ce qu'il avait à leur dire, il reprit vite et ne s'arrêta plus:
«Oui, elle riait aux éclats, la marquise, rien que d'y penser! — me dit-elle à quelque temps de là, lorsqu'elle me rapporta la chose; mais elle n'avait pas toujours ri! — "Figurez-vous, — me conta-t-elle (je tâcherai de me rappeler ses propres paroles), — que j'étais assise là où nous sommes maintenant." — (C'était sur une de ces causeuses qu'on appelait des dos-à-dos, le meuble le mieux inventé pour se bouder et se raccommoder sans changer de place.) — Mais vous n'étiez pas où vous voilà, heureusement! quand on m'annonça… devinez qui?… vous ne le devineriez jamais… M. le curé de Saint-Germain-des-Prés. Le connaissez- vous?… Non! Vous n'allez jamais à la messe, ce qui est très mal… Comment pourriez-vous donc connaître ce pauvre vieux curé qui est un saint, et qui ne met le pied chez aucune femme de sa paroisse, sinon quand il s'agit d'une quête pour ses pauvres ou pour son église? Je crus tout d'abord que c'était pour cela qu'il venait.
Il avait dans le temps fait faire sa première communion à ma fille, et elle, qui communiait souvent, l'avait gardé pour confesseur. Pour cette raison, bien des fois, depuis ce temps-là, je l'avais invité à dîner, mais en vain. Quand il entra, il était extrêmement troublé, et je vis sur ses traits, d'ordinaire si placides, un embarras si peu dissimulé et si grand, qu'il me fut impossible de le mettre sur le compte de la timidité toute seule, et que je ne pus m'empêcher de lui dire pour première parole: Eh! mon Dieu! qu'y a-t-il; monsieur le curé?
— Il y a, — me dit-il, — Madame, que vous voyez l'homme le plus embarrassé qu'il y ait au monde. Voilà plus de cinquante ans que je suis dans le saint ministère, et je n'ai jamais été chargé d'une commission plus délicate et que je comprisse moins que celle que j'ai à vous faire…»
— «Et il s'assit, me demanda de faire fermer ma porte tout le temps de notre entretien. Vous sentez bien que toutes ces solennités m'effrayaient un peu… Il s'en aperçut.
— Ne vous effrayez pas à ce point, Madame, — reprit-il; — vous avez besoin de tout votre sang-froid pour m'écouter et pour me faire comprendre, à moi, la chose inouïe dont il s'agit, et qu'en vérité je ne puis admettre… Mademoiselle votre fille, de la part de qui je viens, est, vous le savez comme moi, un ange de pureté et de piété. Je connais son âme. Je la tiens dans mes mains depuis son âge de sept ans, et je suis persuadé qu'elle se trompe… à force d'innocence peut-être… Mais, ce matin, elle est venue me déclarer en confession qu'elle était, vous ne le croirez pas, Madame, ni moi non plus, mais il faut bien dire le mot… enceinte!»
«— Je poussai un cri…
— J'en ai poussé un comme vous dans mon confessionnal, ce matin, reprit le curé, à cette déclaration faite par elle avec toutes les marques du désespoir le plus sincère et le plus affreux! Je sais à fond cette enfant. Elle ignore tout de la vie et du péché… C'est certainement de toutes les jeunes filles que je confesse celle dont je répondrais le plus devant Dieu. Voilà tout ce que je puis vous dire! Nous sommes, nous autres prêtres, les chirurgiens des âmes, et il nous faut les accoucher des hontes qu'elles dissimulent, avec des mains qui ne les blessent ni ne les tachent. Je l'ai donc, avec toutes les précautions possibles, interrogée, questionnée, pressée de questions, cette enfant au désespoir, mais qui, une fois la chose dite, la faute avouée, qu'elle appelle un crime et sa damnation éternelle, car elle se croit damnée, la pauvre fille! ne m'a plus répondu et s'est obstinément renfermée dans un silence qu'elle n'a rompu que pour me supplier de venir vous trouver, Madame, et de vous apprendre son crime, — car il faut bien que maman le sache, — a-t-elle dit, — et jamais je n'aurai la force de le lui avouer!» —
«J'écoutais le curé de Saint-Germain-des-Prés. Vous vous doutez bien avec quel mélange de stupéfaction et d'anxiété! Comme lui et encore plus que lui, je croyais être sûre de l'innocence de ma fille; mais les innocents tombent souvent, même par innocence… Et ce qu'elle avait dit à son confesseur n'était pas impossible… Je n'y croyais pas… Je ne voulais pas y croire; mais cependant ce n'était pas impossible!… Elle n'avait que treize ans, mais elle était une femme, et cette précocité même m'avait effrayée… Une fièvre, un transport de curiosité me saisit.
Je veux et je vais tout savoir! — dis-je à ce bonhomme de prêtre, ahuri devant moi et qui, en m'écoutant, débordait d'embarras son chapeau. — Laissez-moi, monsieur le curé. Elle ne parlerait pas devant vous. Mais je suis sûre qu'elle me dira tout… que je lui arracherai tout, et que nous comprendrons alors ce qui est maintenant incompréhensible!»
— «Et le prêtre s'en alla là-dessus, — et dès qu'il fut parti, je montai chez ma fille, n'ayant pas la patience de la faire demander et de l'attendre.
Je la trouvai devant le crucifix de son lit, pas agenouillée, mais prosternée, pâle comme une morte, les yeux secs, mais très rouges, comme des yeux qui ont beaucoup pleuré. Je la pris dans mes bras, l'assis près de moi, puis sur mes genoux, et je lui dis que je ne pouvais pas croire ce que venait de m'apprendre son confesseur.
Mais elle m'interrompit pour m'assurer avec des navrements de voix et de physionomie que c'était vrai, ce qu'il avait dit, et c'est alors que, de plus en plus inquiète et étonnée, je lui demandai le nom de celui qui…
Je n'achevai pas… Ah! ce fut le moment terrible! Elle se cacha la tête et le visage sur mon épaule… mais je voyais le ton de feu de son cou, par derrière, et je la sentais frissonner. Le silence qu'elle avait opposé à son confesseur, elle me l'opposa. C'était un mur.
— Il faut que ce soit quelqu'un bien au-dessous de toi, puisque tu as tant de honte?…» — lui dis-je, pour la faire parler en la révoltant, car je la savais orgueilleuse.
Mais c'était toujours le même silence, le même engloutissement de sa tête sur mon épaule. Cela dura un temps qui me parut infini, quand tout à coup elle me dit sans se soulever: «Jure-moi que tu me pardonneras, maman.»
Je lui jurai tout ce qu'elle voulut, au risque d'être cent fois parjure, je m'en souciais bien! Je m'impatientais. Je bouillais… Il me semblait que mon front allait éclater et laisser échapper ma cervelle…
«- Eh bien! c'est M. de Ravila», fit-elle d'une voix basse; et elle resta comme elle était dans mes bras.
«Ah! l'effet de ce nom, Amédée! Je recevais d'un seul coup, en plein coeur, la punition de la grande faute de ma vie! Vous êtes, en fait de femmes, un homme si terrible, vous m'avez fait craindre de telles rivalités, que l'horrible "pourquoi pas?" dit à propos de l'homme qu'on aime et dont on doute, se leva en moi… Ce que j'éprouvais, j'eus la force de le cacher à cette cruelle enfant, qui avait peut-être deviné l'amour de sa mère.
— M. de Ravila! — fis-je, avec une voix qui me semblait dire tout, — mais tu ne lui parles jamais?» — Tu le fuis, — j'allais ajouter, car la colère commençait; je la sentais venir… Vous êtes donc bien faux tous les deux? — Mais je réprimai cela… Ne fallait-il pas que je susse les détails, un par un, de cette horrible séduction?… Et je les lui demandai avec une douceur dont je crus mourir, quand elle m'ôta de cet étau, de ce supplice, en me disant naïvement:
«— Mère, c'était un soir. Il était dans le grand fauteuil qui est au coin de la cheminée, en face de la causeuse. Il y resta longtemps, puis il se leva, et moi j'eus le malheur d'aller m'asseoir après lui dans ce fauteuil qu'il avait quitté. Oh! maman!… c'est comme si j'étais tombée dans du feu. je voulais me lever, je ne pus pas… le coeur me manqua! et je sentis… tiens! là, maman… que ce que j'avais… c'était un enfant!…»
La marquise avait ri, dit Ravila, quand elle lui avait raconté cette histoire; mais aucune des douze femmes qui étaient autour de cette table ne songea à rire, — ni Ravila non plus.
— Et voilà, Mesdames, croyez-le, si vous voulez, — ajouta-t-il en forme de conclusion, — le plus bel amour que j'aie inspiré de ma vie!
Et il se tut, elles aussi. Elles étaient pensives… L'avaient- elles compris?
Lorsque joseph était esclave chez Mme Putiphar, il était si beau, dit le Koran, que, de rêverie, les femmes qu'il servait à table se coupaient les doigts avec leurs couteaux, en le regardant. Mais nous ne sommes plus au temps de Joseph, et les préoccupations qu'on a au dessert sont moins fortes.
— Quelle grande bête, avec tout son esprit, que votre marquise, pour vous avoir dit pareille chose! — fit la duchesse, qui se permit d'être cynique, mais qui ne se coupa rien du tout avec le couteau d'or qu'elle tenait toujours à la main.
La comtesse de Chiffrevas regardait attentivement dans le fond d'un verre de vin du Rhin, en cristal émeraude, mystérieux comme sa pensée.
— Et la petite masque? — demanda-t-elle.
— Oh, elle était morte, bien jeune et mariée en province, quand sa mère me raconta cette histoire, répondit Ravila.
— Sans cela!… fit la duchesse songeuse.
Le bonheur dans le crime
Dans ce temps délicieux, quand on raconte une histoire vraie, c'est à croire que le Diable a dicté.
J'étais un des matins de l'automne dernier à me promener au jardin des Plantes, en compagnie du docteur Torty, certainement une de mes plus vieilles connaissances. Lorsque je n'étais qu'un enfant, le docteur Torty exerçait la médecine dans la ville de V…; mais après environ trente ans de cet agréable exercice, et ses malades étant morts, — ses fermiers comme il les appelait, lesquels lui avaient rapporté plus que bien des fermiers ne rapportent à leurs maîtres, sur les meilleures terres de Normandie, — il n'en avait pas repris d'autres; et déjà sur l'âge et fou d'indépendance, comme un animal qui a toujours marché sur son bridon et qui finit par le casser, il était venu s'engloutir dans Paris, — là même, dans le voisinage du Jardin des Plantes, rue Cuvier, je crois, — ne faisant plus la médecine que pour son plaisir personnel, qui, d'ailleurs, était grand à en faire, car il était médecin dans le sang et jusqu'aux ongles, et fort médecin, et grand observateur, en plus, de bien d'autres cas que de cas simplement physiologiques et pathologiques…
L'avez-vous quelquefois rencontré, le docteur Torty? C'était un de ces esprits hardis et vigoureux qui ne chaussent point de mitaines, par la très bonne et proverbiale raison que: «chat ganté ne prend pas de souris», et qu'il en avait immensément pris, et qu'il en voulait toujours prendre, ce matois de fine et forte race; espèce d'homme qui me plaisait beaucoup à moi, et je crois bien (je me connais!) par les côtés surtout qui déplaisaient le plus aux autres. En effet, il déplaisait assez généralement quand on se portait bien, ce brusque original de docteur Torty; mais ceux à qui il déplaisait le plus, une fois malades, lui faisaient des salamalecs, comme les sauvages en faisaient au fusil de Robinson qui pouvait les tuer, non pour les mêmes raisons que les sauvages, mais spécialement pour les raisons contraires: il pouvait les sauver! Sans cette considération prépondérante, le docteur n'aurait jamais gagné vingt mille livres de rente dans une petite ville aristocratique, dévote et bégueule, qui l'aurait parfaitement mis à la porte cochère de ses hôtels, si elle n'avait écouté que ses opinions et ses antipathies. Il s'en rendait compte, du reste, avec beaucoup de sang-froid, et il en plaisantait. «Il fallait, — disait-il railleusement pendant le bail de trente ans qu'il avait fait à V…, — qu'ils choisissent entre moi et l'Extrême-Onction, et, tout dévots qu'ils étaient, ils me prenaient encore de préférence aux Saintes Huiles.» Comme vous voyez, il ne se gênait pas, le docteur. Il avait la plaisanterie légèrement sacrilège. Franc disciple de Cabanis en philosophie médicale, il était, comme son vieux camarade Chaussier, de l'école de ces médecins terribles par un matérialisme absolu, et comme Dubois — le premier des Dubois — par un cynisme qui descend toutes choses et tutoierait des duchesses et des dames d'honneur d'impératrice et les appellerait «mes petites mères», ni plus ni moins que des marchandes de poisson. Pour vous donner une simple idée du cynisme du docteur Torty, c'est lui qui me disait un soir, au cercle des Ganaches, en embrassant somptueusement d'un regard de propriétaire le quadrilatère éblouissant de la table ornée de cent vingt convives: «C'est moi qui les fais tous!…» Moïse n'eût pas été plus fier, en montrant la baguette avec laquelle il changeait des rochers en fontaines. Que voulez-vous, Madame? Il n'avait pas la bosse du respect, et même il prétendait que là où elle est sur le crâne des autres hommes, il y avait un trou sur le sien. Vieux, ayant passé la soixante-dizaine, mais carré, robuste et noueux comme son nom, d'un visage sardonique et, sous sa perruque châtain clair, très lisse, très lustrée et à cheveux très courts, d'un oeil pénétrant, vierge de lunettes, vêtu presque toujours en habit gris ou de ce brun qu'on appela longtemps fumée de Moscou, il ne ressemblait ni de tenue ni d'allure à messieurs les médecins de Paris, corrects, cravatés de blanc, comme du suaire de leurs morts! C'était un autre homme. Il avait, avec ses gants de daim, ses bottes à forte semelle et à gros talons qu'il faisait retentir sous son pas très ferme, quelque chose d'alerte et de cavalier, et cavalier est bien le mot, car il était resté (combien d'années sur trente!), le charivari boutonné sur la cuisse, et à cheval, dans des chemins à casser en deux des Centaures, — et on devinait bien tout cela à la manière dont il cambrait encore son large buste, vissé sur des reins qui n'avaient pas bougé, et qui se balançait sur de fortes jambes sans rhumatismes, arquées comme celles d'un ancien postillon. Le docteur Torty avait été une espèce de Bas-de-Cuir équestre, qui avait vécu dans les fondrières du Cotentin, comme le Bas-de-Cuir de Cooper dans les forêts de l'Amérique. Naturaliste qui se moquait, comme le héros de Cooper, des lois sociales, mais qui, comme l'homme de Fenimore, ne les avait pas remplacées par l'idée de Dieu, il était devenu un de ces impitoyables observateurs qui ne peuvent pas ne point être des misanthropes. C'est fatal. Aussi l'était-il. Seulement il avait eu le temps, pendant qu'il faisait boire la boue des mauvais chemins au ventre sanglé de son cheval, de se blaser sur les autres fanges de la vie. Ce n'était nullement un misanthrope à l'Alceste. Il ne s'indignait pas vertueusement. Il ne s'encolérait pas. Non! il méprisait l'homme aussi tranquillement qu'il prenait sa prise de tabac, et même il avait autant de plaisir à le mépriser qu'à la prendre.
Tel exactement il était, ce docteur Torty, avec lequel je me promenais.
Il faisait, ce jour-là, un de ces temps d'automne, gais et clairs, à arrêter les hirondelles qui vont partir. Midi sonnait à Notre- Dame, et son grave bourdon semblait verser, par-dessus la rivière verte et moirée aux piles des ponts, et jusque par-dessus nos têtes, tant l'air ébranlé était pur! de longs frémissements lumineux. Le feuillage roux des arbres du jardin s'était, par degrés, essuyé du brouillard bleu qui les noie en ces vaporeuses matinées d'octobre, et un joli soleil d'arrière-saison nous chauffait agréablement le dos, dans sa ouate d'or, au docteur et à moi, pendant que nous étions arrêtés, à regarder la fameuse panthère noire, qui est morte, l'hiver d'après, comme une jeune fille, de la poitrine. Il y avait çà et là, autour de nous, le public ordinaire du jardin des Plantes, ce public spécial de gens du peuple, de soldats et de bonnes d'enfants, qui aiment à badauder devant la grille des cages et qui s'amusent beaucoup à jeter des coquilles de noix et des pelures de marrons aux bêtes engourdies ou dormant derrière leurs barreaux. La panthère devant laquelle nous étions, en rôdant, arrivés, était, si vous vous en souvenez, de cette espèce particulière à l'île de Java, le pays du monde où la nature est le plus intense et semble elle-même quelque grande tigresse, inapprivoisable à l'homme, qui le fascine et qui le mord dans toutes les productions de son sol terrible et splendide. À Java, les fleurs ont plus d'éclat et plus de parfum, les fruits plus de goût, les animaux plus de beauté et plus de force que dans aucun autre pays de la terre, et rien ne peut donner une idée de cette violence de vie à qui n'a pas reçu les poignantes et mortelles sensations d'une contrée tout à la fois enchantante et empoisonnante, tout ensemble Armide et Locuste! Etalée nonchalamment sur ses élégantes pattes allongées devant elle, la tête droite, ses yeux d'émeraude immobiles, la panthère était un magnifique échantillon des redoutables productions de son pays. Nulle tache fauve n'étoilait sa fourrure de velours noir, d'un noir si profond et si mat que la lumière, en y glissant, ne la lustrait même pas, mais s'y absorbait, comme l'eau s'absorbe dans l'éponge qui la boit… Quand on se retournait de cette forme idéale de beauté souple, de force terrible au repos, de dédain impassible et royal, vers les créatures humaines qui la regardaient timidement, qui la contemplaient, yeux ronds et bouche béante, ce n'était pas l'humanité qui avait le beau rôle, c'était la bête. Et elle était si supérieure, que c'en était presque humiliant! J'en faisais la réflexion tout bas au docteur, quand deux personnes scindèrent tout à coup le groupe amoncelé devant la panthère et se plantèrent justement en face d'elle; «Oui, — me répondit le docteur, — mais voyez maintenant! Voici l'équilibre rétabli entre les espèces!»
C'étaient un homme et une femme, tous deux de haute taille, et qui, dès le premier regard que je leur jetai, me firent l'effet d'appartenir aux rangs élevés du monde parisien. Ils n'étaient jeunes ni l'un ni l'autre, mais néanmoins parfaitement beaux. L'homme devait s'en aller vers quarante-sept ans et davantage, et la femme vers quarante et plus… Ils avaient donc, comme disent les marins revenus de la Terre de Feu, passé la ligne, la ligne fatale, plus formidable que celle de l'équateur, qu'une fois passée on ne repasse plus sur les mers de la vie! Mais ils paraissaient peu se soucier de cette circonstance. Ils n'avaient au front, ni nulle part, de mélancolie… L'homme, élancé et aussi patricien dans sa redingote noire strictement boutonnée, comme celle d'un officier de cavalerie, que s'il avait porté un de ces costumes que le Titien donne à ses portraits, ressemblait par sa tournure busquée, son air efféminé et hautain, ses moustaches aiguës comme celles d'un chat et qui à la pointe commençaient à blanchir, à un mignon du temps de Henri III; et pour que la ressemblance fût plus complète, il portait des cheveux courts, qui n'empêchaient nullement de voir briller à ses oreilles deux saphirs d'un bleu sombre, qui me rappelèrent les deux émeraudes que Sbogar portait à la même place… Excepté ce détail ridicule (comme aurait dit le monde) et qui montrait assez de dédain pour les goûts et les idées du jour, tout était simple et dandy comme l'entendait Brummell, c'est-à-dire irrémarquable, dans la tenue de cet homme qui n'attirait l'attention que par lui-même, et qui l'aurait confisquée tout entière, s'il n'avait pas eu au bras la femme, qu'en ce moment, il y avait… Cette femme, en effet, prenait encore plus le regard que l'homme qui l'accompagnait, et elle le captivait plus longtemps. Elle était grande comme lui. Sa tête atteignait presque à la sienne. Et, comme elle était aussi tout en noir, elle faisait penser à la grande Isis noire du Musée Egyptien, par l'ampleur de ses formes, la fierté mystérieuse et la force. Chose étrange! dans le rapprochement de ce beau couple, c'était la femme qui avait les muscles, et l'homme qui avait les nerfs… Je ne la voyais alors que de profil; mais; le profil, c'est l'écueil de la beauté ou son attestation la plus éclatante. Jamais, je crois, je n'en avais vu de plus pur et de plus altier. Quant à ses yeux, je n'en pouvais juger, fixés qu'ils étaient sur la panthère, laquelle, sans doute, en recevait une impression magnétique et désagréable, car, immobile déjà, elle sembla s'enfoncer de plus en plus dans cette immobilité rigide, à mesure que la femme, venue pour la voir, la regardait; et — comme les chats à la lumière qui les éblouit — sans que sa tête bougeât d'une ligne, sans que la fine extrémité de sa moustache, seulement, frémît, la panthère, après avoir clignoté quelque temps, et comme n'en pouvant pas supporter davantage, rentra lentement, sous les coulisses tirées de ses paupières, les deux étoiles vertes de ses regards. Elle se claquemurait.
— Eh! eh! panthère contre panthère! — fit le docteur à mon oreille; — mais le satin est plus fort que le velours.
Le satin, c'était la femme, qui avait une robe de cette étoffe miroitante — une robe à longue traîne. Et il avait vu juste, le docteur! Noire, souple, d'articulation aussi puissante, aussi royale d'attitude, — dans son espèce, d'une beauté égale, et d'un charme encore plus inquiétant, — la femme, l'inconnue, était comme une panthère humaine, dressée devant la panthère animale qu'elle éclipsait; et la bête venait de le sentir, sans doute, quand elle avait fermé les yeux. Mais la femme — si c'en était un — ne se contenta pas de ce triomphe. Elle manqua de générosité. Elle voulut que sa rivale la vît qui l'humiliait, et rouvrît les yeux pour la voir. Aussi, défaisant sans mot dire les douze boutons du gant violet qui moulait son magnifique avant-bras, elle ôta ce gant, et, passant audacieusement sa main entre les barreaux de la cage, elle en fouetta le museau court de la panthère, qui ne fit qu'un mouvement… mais quel mouvement!… et d'un coup de dents, rapide comme l'éclair!… Un cri partit du groupe où nous étions. Nous avions cru le poignet emporté: Ce n'était que le gant. La panthère l'avait englouti. La formidable bête outragée avait rouvert des yeux affreusement dilatés, et ses naseaux froncés vibraient encore…
— Folle! dit l'homme, en saisissant ce beau poignet, qui venait d'échapper à la plus coupante des morsures.
Vous savez comme parfois on dit: «Folle!…» Il le dit ainsi; et il le baisa, ce poignet, avec emportement.
Et, comme il était de notre côté, elle se retourna de trois quarts pour le regarder baisant son poignet nu, et je vis ses yeux, à elle… ces yeux qui fascinaient des tigres, et qui étaient à présent fascinés par un homme; ses yeux, deux larges diamants noirs, taillés pour toutes les fiertés de la vie, et qui n'exprimaient plus en le regardant que toutes les adorations. De l'amour!
Ces yeux-là étaient et disaient tout un poème. L'homme n'avait pas lâché le bras, qui avait dû sentir l'haleine fiévreuse de la panthère, et, le tenant replié sur son coeur, il entraîna la femme dans la grande allée du jardin, indifférent aux murmures et aux exclamations du groupe populaire, — encore ému du danger que l'imprudente venait de courir, — et qu'il retraversa tranquillement. Ils passèrent auprès de nous, le docteur et moi, mais leurs visages tournés l'un vers l'autre, se serrant flanc contre flanc, comme s'ils avaient voulu se pénétrer, entrer, lui dans elle, elle dans lui, et ne faire qu'un seul corps à eux deux, en ne regardant rien qu'eux-mêmes. C'étaient, aurait-on cru à les voir ainsi passer, des créatures supérieures, qui n'apercevaient pas même à leurs orteils la terre sur laquelle ils marchaient, et qui traversaient le monde dans leur nuage, comme, dans Homère, les Immortels!
De telles choses sont rares à Paris, et, pour cette raison, nous restâmes à le voir filer, ce maître-couple, — la femme étalant sa traîne noire dans la poussière du jardin, comme un paon, dédaigneux jusque de son plumage.
Ils étaient superbes, en s'éloignant ainsi, sous les rayons du soleil de midi, dans la majesté de leur entrelacement, ces deux êtres… Et voilà comme ils regagnèrent l'entrée de la grille du jardin et remontèrent dans un coupé, étincelant de cuivres et d'attelage, qui les attendait.
— Ils oublient l'univers! — fis-je au docteur, qui comprit ma pensée.
— Ah! ils s'en soucient bien de l'univers! — répondit-il, de sa voix mordante. Ils ne voient rien du tout dans la création, et, ce qui est bien plus fort, ils passent même auprès de leur médecin sans le voir.
— Quoi, c'est vous, docteur! — m'écriai-je, — mais alors vous allez me dire ce qu'ils sont, mon cher docteur.
Le docteur fit ce qu'on appelle un temps, voulant faire un effet, car en tout il était rusé, le compère!
— Eh bien, c'est Philémon et Baucis, — me dit-il simplement. —
Voilà!
— Peste! fis-je, — un Philémon et une Baucis d'une fière tournure et ressemblant peu à l'antique. Mais, docteur, ce n'est pas leur nom… Comment les appelez-vous?
— Comment! — répondit le docteur, — dans votre monde, où je ne vais point, vous n'avez jamais entendu parler du comte et de la comtesse Serlon de Savigny comme d'un modèle fabuleux d'amour conjugal?
— Ma foi, non, — dis-je; — on parle peu d'amour conjugal dans le monde où je vais, docteur.
— Hum! hum! c'est bien possible, — fit le docteur, répondant bien plus à sa pensée qu'à la mienne.
— Dans ce monde-là, qui est aussi le leur, on se passe beaucoup de choses plus ou moins correctes. Mais, outre qu'ils ont une raison pour ne pas y aller, et qu'ils habitent presque toute l'année leur vieux château de Savigny, dans le Cotentin, il a couru autrefois de tels bruits sur eux, qu'au faubourg Saint- Germain, où l'on a encore un reste de solidarité nobiliaire, on aime mieux se taire que d'en parler.
— Et quels étaient ces bruits?… Ah! voilà que vous m'intéressez, docteur! Vous devez en savoir quelque chose. Le château de Savigny n'est pas très loin de la ville de V…, où vous avez été médecin.
— Eh! ces bruits… — dit le docteur (il prit pensivement une prise de tabac). — Enfin, on les a crus faux! Tout ça est passé… Mais, malgré tout, quoique les mariages d'inclination et les bonheurs qu'ils donnent soient en province l'idéal de toutes les mères de famille, romanesques et vertueuses, elles n'ont pas pu beaucoup, — celles que j'ai connues, — parler à mesdemoiselles leurs filles de celui-là!
— Et, cependant, Philémon et Baucis, disiez-vous, docteur?…
— Baucis! Baucis! Hum! Monsieur… — interrompit le docteur Torty, en passant brusquement son index en crochet sur toute la longueur de son nez de perroquet (un de ses gestes), — ne trouvez-vous pas, voyons, qu'elle a moins l'air d'une Baucis que d'une lady Macbeth, cette gaillarde-là?…
— Docteur, mon cher et adorable docteur, — repris-je, avec toutes sortes de câlineries dans la voix, — vous allez me dire tout ce que vous savez du comte et de la comtesse de Savigny?…
— Le médecin est le confesseur des temps modernes, — fit le docteur, avec un ton solennellement goguenard. — Il a remplacé le prêtre, Monsieur, et il est obligé au secret de la confession comme le prêtre…
Il me regarda malicieusement, car il connaissait mon respect et mon amour pour les choses du catholicisme, dont il était l'ennemi. Il cligna l'oeil. Il me crut attrapé.
— Et il va le tenir… comme le prêtre! — ajouta-t-il, avec éclat, et en riant de son rire le plus cynique. — Venez par ici. Nous allons causer.
Et il m'emmena dans la grande allée d'arbres qui borde, par ce côté, le Jardin des Plantes et le boulevard de l'Hôpital… Là, nous nous assîmes sur. un banc à dossier vert, et il commença:
«Mon cher, c'est là une histoire qu'il faut aller chercher déjà loin, comme une balle perdue sous des chairs revenues; car l'oubli, c'est comme une chair de choses vivantes qui se reforme par-dessus les événements et qui empêche d'en voir rien, d'en soupçonner rien au bout d'un certain temps, même la place. C'était dans les premières années qui suivirent la Restauration. Un régiment de la Garde passa par la ville de V…; et, ayant été obligés d'y rester deux jours pour je ne sais quelle raison militaire, les officiers de ce régiment s'avisèrent de donner un assaut d'armes, en l'honneur de la ville. La ville, en effet, avait bien tout ce qu'il fallait pour que ces officiers de la Garde lui fissent honneur et fête. Elle était, comme on disait alors, — plus royaliste que le Roi. — Proportion gardée avec sa dimension (ce n'est guère qu'une ville de cinq à six mille âmes), elle foisonnait de noblesse. Plus de trente jeunes gens de ses meilleures familles servaient alors, soit aux Gardes-du-Corps, soit à ceux de Monsieur, et les officiers du régiment en passage à V… les connaissaient presque tous. Mais, la principale raison qui décida de cette martiale fête d'un assaut, fut la réputation d'une ville qui s'était appelée "la bretteuse" et qui était encore, dans ce moment-là, la ville la plus bretteuse de France. La Révolution de 1789 avait eu beau enlever aux nobles le droit de porter l'épée, à V… ils prouvaient que s'ils ne la portaient plus, ils pouvaient toujours s'en servir. L'assaut donné par les officiers fut très brillant. On y vit accourir toutes les fortes lames du pays, et même tous les amateurs, plus jeunes d'une génération, qui n'avaient pas cultivé, comme on le cultivait autrefois, un art aussi compliqué et aussi difficile que l'escrime; et tous montrèrent un tel enthousiasme pour ce maniement de l'épée, la gloire de nos pères, qu'un ancien prévôt du régiment, qui avait fait trois ou quatre fois son temps et dont le bras était couvert de chevrons, s'imagina que ce serait une bonne place pour y finir ses jours qu'une salle d'armes qu'on ouvrirait à V…; et le colonel, à qui il communiqua et qui approuva son dessein, lui délivra son congé et l'y laissa. Ce prévôt, qui s'appelait Stassin en son nom de famille, et La Pointe-au-corps en son surnom de guerre, avait eu là tout simplement une idée de génie. Depuis longtemps, il n'y avait plus à V… de salle d'armes correctement tenue; et c'était même une de ces choses dont on ne parlait qu'avec mélancolie entre ces nobles, obligés de donner eux-mêmes des leçons à leurs fils ou de les leur faire donner par quelque compagnon revenu du service, qui savait à peine ou qui savait mal ce qu'il enseignait. Les habitants de V… se piquaient d'être difficiles. Ils avaient, réellement le feu sacré. Il ne leur suffisait pas de tuer leur homme; ils voulaient le tuer savamment et artistement, par principes. Il fallait, avant tout, pour eux, qu'un homme, comme ils disaient, fût beau sous les armes, et ils n'avaient qu'un profond mépris pour ces robustes maladroits, qui peuvent être très dangereux sur le terrain, mais qui ne sont pas au strict et vrai mot, ce qu'on appelle "des tireurs". La Pointe-au-corps, qui avait été un très bel homme dans sa jeunesse; et qui l'était encore, — qui, au camp de Hollande, et bien jeune alors, avait battu à plate couture tous les autres prévôts et remporté un prix de deux fleurets et de deux masques montés en argent, — était, lui, justement un de ces tireurs comme les écoles n'en peuvent produire, si la nature ne leur a préparé d'exceptionnelles organisations. Naturellement, il fut l'admiration de V…, et bientôt mieux. Rien n'égalise comme l'épée. Sous l'ancienne monarchie, les rois anoblissaient les hommes qui leur apprenaient à la tenir. Louis XV, si je m'en souviens bien, n'avait-il pas donné à Danet, son maître, qui nous a laissé un livre sur l'escrime, quatre de ses fleurs de lys, entre deux épées croisées, pour mettre dans son écusson?… Ces gentilshommes de province, qui sentaient encore à plein nez leur monarchie, furent en peu de temps de pair à compagnon avec le vieux prévôt, comme s'il eût été l'un des leurs.
«Jusque-là, c'était bien, et il n'y avait qu'à féliciter Stassin, dit La Pointe-au-corps, de sa bonne fortune; mais, malheureusement, ce vieux prévôt n'avait pas qu'un coeur de maroquin rouge sur le plastron capitonné de peau blanche dont il couvrait sa poitrine, quand il donnait magistralement sa leçon… Il se trouva qu'il en avait un autre par dessous, lequel se mit à faire des siennes dans cette ville de V…, où il était venu chercher le havre de grâce de sa vie. Il parait que le coeur d'un soldat est toujours fait avec de la poudre. Or, quand le temps a séché la poudre, elle n'en prend que mieux. À V…, les femmes sont si généralement jolies, que l'étincelle était partout pour la poudre séchée de mon vieux prévôt. Aussi, son histoire se termina- t-elle comme celle d'un grand nombre de vieux soldats. Après avoir roulé dans toutes les contrées de l'Europe, et pris le menton et la taille de toutes les filles que le diable avait mises sur son chemin, l'ancien soldat du premier Empire consomma sa dernière fredaine en épousant, à cinquante ans passés, avec toutes les formalités et les sacrements de la chose, — à la municipalité et à l'église, — une grisette de V…; laquelle, bien entendu — je connais les grisettes de ce pays-là; j'en ai assez accouché pour les connaître! — lui campa un enfant, bel et bien au bout de ses neuf mois, jour pour jour; et cet enfant, qui était une fille, n'est rien moins, mon cher, que la femme à l'air de déesse qui vient de passer, en nous frisant insolemment du vent de sa robe, et sans prendre plus garde à nous que si nous n'avions pas été là!»
— La comtesse de Savigny! — m'écriai-je.
«Oui, la comtesse de Savigny, tout au long, elle-même! Ah! il ne faut pas regarder aux origines, pas plus pour les femmes que pour les nations; il ne faut regarder au berceau de personne. Je me rappelle avoir vu à Stockholm celui de Charles XII, qui ressemblait à une mangeoire de cheval grossièrement coloriée en rouge, et qui n'était pas même d'aplomb sur ses quatre piquets. C'est de là qu'il était sorti, cette tempête! Au fond, tous les berceaux sont des cloaques dont on est obligé de changer le linge plusieurs fois par jour; et cela n'est jamais poétique, pour ceux qui croient à la poésie, que lorsque l'enfant n'y est plus.»
Et, pour appuyer son axiome, le docteur, à cette place de son récit, frappa sa cuisse d'un de ses gants de daim, qu'il tenait par le doigt du milieu; et le daim claqua sur la cuisse, de manière à prouver à ceux qui comprennent la musique que le bonhomme était encore rudement musclé.
Il attendit. Je n'avais pas à le contrarier dans sa philosophie.
Voyant que je ne disais rien, il continua:
«Comme tous les vieux soldats, du reste, qui aiment jusqu'aux enfants des autres, La Pointe-au-corps dut raffoler du sien. Rien d'étonnant à cela. Quand un homme déjà sur l'âge a un enfant, il l'aime mieux que s'il était jeune, car la vanité, qui double tout, double aussi le sentiment paternel. Tous les vieux roquentins que j'ai vus, dans ma vie, avoir tardivement un enfant, adoraient leur progéniture, et ils en étaient comiquement fiers comme d'une action d'éclat. Persuasion de jeunesse, que la nature, qui se moquait d'eux, leur coulait au coeur! Je ne connais qu'un bonheur plus grisant et une fierté plus drôle: c'est quand, au lieu d'un enfant, un vieillard, d'un coup, en fait deux! La Pointe-au-corps n'eut pas cet orgueil paternel de deux jumeaux; mais il est vrai de dire qu'il y avait de quoi tailler deux enfants dans le sien. Sa fille — vous venez de la voir; vous savez donc si elle a tenu ses promesses! — était un merveilleux enfant pour la force et la beauté. Le premier soin du vieux prévôt fut de lui chercher un parrain parmi tous ces nobles, qui hantaient perpétuellement sa salle d'armes; et il choisit, entre tous, le comte d'Avice, le doyen de tous ces batteurs de fer et de pavé, qui, pendant l'émigration, avait été lui-même prévôt à Londres, à plusieurs guinées la leçon. Le comte d'Avice de Sortôville-en-Beaumont, déjà chevalier de Saint-Louis et capitaine de dragons avant la Révolution, — pour le moins, alors, septuagénaire, — boutonnait encore les jeunes gens et leur donnait ce qu'on appelle, en termes de salle, "de superbes capotes". C'était un vieux narquois, qui avait des railleries en action féroces. Ainsi, par exemple, il aimait à passer son carrelet à la flamme d'une bougie, et quand il, en avait, de cette façon, durci la lame, il appelait ce dur fleuret, — qui ne pliait plus et vous cassait le sternum ou les côtes, lorsqu'il'vous touchait, — du nom insolent de "chasse- coquin". Il prisait beaucoup La Pointe-au-corps, qu'il tutoyait. "La fille d'un homme comme toi — lui disait-il — ne doit se nommer que comme l'épée d'un preux. Appelons-la Haute-Claire!" Et ce fut le nom qu'il lui donna. Le curé de V… fit bien un peu la grimace à ce nom inaccoutumé, que n'avaient jamais entendu les fonts de son église; mais, comme le parrain était monsieur le comte d'Avice et qu'il y aura toujours, malgré les libéraux et leurs piailleries, des accointances indestructibles entre la noblesse et le clergé; comme d'un autre côté, on voit dans le calendrier romain une sainte nommée Claire, le nom de l'épée d'Olivier passa à l'enfant, sans que la ville de V… s'en émût beaucoup. Un tel nom semblait annoncer une destinée L'ancien prévôt, qui aimait son métier presque autant que sa fille, résolut de lui apprendre et de lui laisser son talent pour dot. Triste dot! maigre pitance! avec les moeurs modernes, que le pauvre diable de maître d'armes ne prévoyait pas! Dès que l'enfant put donc se tenir debout, il commença de la plier aux exercices de l'escrime; et comme c'était un marmot solide que cette fillette, avec des attaches et des articulations d'acier fin, il la développa d'une si étrange manière, qu'à dix ans, elle semblait en avoir déjà quinze, et qu'elle faisait admirablement sa partie avec son père et les plus forts tireurs de la ville de V… On ne parlait partout que de la petite Hauteclaire Stassin, qui, plus tard, devait devenir Mademoiselle Hauteclaire Stassin. C'était surtout, comme vous vous en doutez, de la part des jeunes demoiselles de la ville, dans la société de laquelle, tout bien qu'il fût avec les pères, la fille de Stassin, dit La Pointe-au- corps, ne pouvait décemment aller, une incroyable, ou plutôt une très croyable curiosité, mêlée de dépit et d'envie. Leurs pères et leurs frères en parlaient avec étonnement et admiration devant elles, et elles auraient voulu voir de près cette Saint-Georges femelle, dont la beauté, disaient-ils, égalait le talent d'escrime. Elles ne la voyaient que de loin et à distance. J'arrivais alors à V…, et j'ai été souvent le témoin de ces curiosités ardentes. La Pointe-au-corps, qui avait, sous l'Empire, servi dans les hussards, et qui, avec sa salle d'armes, gagnait gros d'argent, s'était permis d'acheter un cheval pour donner des leçons d'équitation à sa fille; et comme il dressait aussi à l'année de jeunes chevaux pour les habitués de sa salle, il se promenait souvent à cheval, avec Hauteclaire, dans les routes qui rayonnent de la ville et qui l'environnent. Je les y ai rencontrés maintes fois, en revenant de mes visites de médecin, et c'est dans ces rencontres que je pus surtout juger de l'intérêt, prodigieusement enflammé, que cette grande jeune fille, si hâtivement développée, excitait dans les autres jeunes filles du pays. J'étais toujours, par voies et chemins en ce temps-là, et je m'y croisais fréquemment avec les voitures de leurs parents, allant en visite, avec elles, à tous les châteaux d'alentour. Eh bien, vous ne pourrez jamais vous figurer avec quelle avidité, et même avec quelle imprudence, je les voyais se pencher et se précipiter aux portières dès que Mlle Hauteclaire Stassin apparaissait, trottant ou galopant dans la perspective d'une route, brodequin à botte avec son père. Seulement, c'était à peu près inutile; le lendemain, c'étaient presque toujours des déceptions et des regrets qu'elles m'exprimaient dans mes visites du matin à leurs mères, car elles n'avaient jamais bien vu que la tournure de cette fille, faite pour l'amazone, et qui la portait comme vous — qui venez de la voir — pouvez le supposer, mais dont le visage était toujours plus ou moins caché dans un voile gros bleu trop épais. Mlle Hauteclaire Stassin n'était guère connue que des hommes de la ville de V… Toute la journée le fleuret à la main, et la figure sous les mailles de son masque d'armes qu'elle n'ôtait pas beaucoup pour eux, elle ne sortait guère de la salle de son père, qui commençait à s'enrudir et qu'elle remplaçait souvent pour la leçon. Elle se montrait très rarement dans la rue, — et les femmes comme il faut ne pouvaient la voir que là, ou encore le dimanche à la messe; mais, le dimanche à la messe, comme dans la rue, elle était presque aussi masquée que dans la salle de son père, la dentelle de son voile noir étant encore plus sombre et plus serrée que les mailles de son masque de fer. Y avait-il de l'affectation dans cette manière de se montrer ou de se cacher, qui excitait les imaginations curieuses?… Cela était bien possible; mais qui le savait? qui pouvait le dire? Et cette jeune fille, qui continuait le masque par le voile, n'était-elle pas encore plus impénétrable de caractère que de visage, comme la suite ne l'a que trop prouvé?
Il est bien entendu, mon très cher, que je suis obligé de passer rapidement sur tous les détails de cette époque, pour arriver plus vite au moment où réellement cette histoire commence. Mlle Hauteclaire avait environ dix-sept ans. L'ancien beau, La Pointe- au-corps, devenu tout à fait un bonhomme, veuf de sa femme, et tué moralement par la Révolution de Juillet, laquelle fit partir les nobles en deuil pour leurs châteaux et vida sa salle, tracassait vainement ses gouttes qui n'avaient pas peur de ses appels du pied, et s'en allait au grand trot vers le cimetière. Pour un médecin qui avait le diagnostic, c'était sûr… Cela se voyait. Je ne lui en promettais pas pour longtemps, quand, un matin, fut amené à sa salle d'armes, — par le vicomte de Taillebois et le chevalier de Mesnilgrand, — un jeune homme du pays élevé au loin, et qui revenait habiter le château de son père, mort récemment. C'était le comte Serlon de Savigny, le prétendu (disait la ville de V… dans son langage de petite ville) de Mlle Delphine de Cantor. Le comte de Savigny était certainement un des plus brillants et des plus piaffants jeunes gens de cette époque de jeunes gens qui piaffaient tous, car il y avait (à V… comme ailleurs) de la vraie jeunesse, dans ce vieux monde. À présent, il n'y en a plus. On lui avait beaucoup parlé de la fameuse Hauteclaire Stassin, et il avait voulu voir ce miracle. Il la trouva ce qu'elle était, — une admirable jeune fille, piquante et provocante en diable dans ses chausses de soie tricotées, qui mettaient en relief ses formes de Pallas de Velletri, et dans son corsage de maroquin noir, qui pinçait, en craquant, sa taille robuste et découplée, — une de ces tailles que les Circassiennes n'obtiennent qu'en emprisonnant leurs jeunes filles dans une ceinture de cuir, que le développement seul de leur corps doit briser. Hauteclaire Stassin était sérieuse comme une Clorinde. Il la regarda donner sa leçon, et il lui demanda de croiser le fer avec elle. Mais il ne fut point le Tancrède de la situation, le comte de Savigny! Mlle Hauteclaire Stassin plia à plusieurs reprises son épée en faucille sur le coeur du beau Serlon, et elle ne fut pas touchée une seule fois.
— On ne peut pas vous toucher, Mademoiselle, — lui dit-il, avec beaucoup de grâce. — Serait-ce un augure?…
L'amour-propre, dans ce jeune homme, était-il, dès ce soir-là, vaincu par l'amour?
C'est à partir de ce soir-là, du reste, que le comte de Savigny vint, tous les jours, prendre une leçon d'armes à la salle de La Pointe-au-corps. Le château du comte n'était qu'à la distance de quelques lieues. Il les avait bientôt avalées, soit à cheval, soit en voiture, et personne ne le remarqua dans ce nid bavard d'une petite ville où l'on épinglait les plus petites choses du bout de la langue, mais où l'amour de l'escrime expliquait tout. Savigny ne fit de confidences à personne. Il évita même de venir prendre sa leçon aux mêmes heures que les autres jeunes gens de la ville. C'était un garçon qui ne manquait pas de profondeur, ce Savigny… Ce qui se passa entre lui et Hauteclaire, s'il se passa quelque chose, aucun, à cette époque, ne l'a su ou ne s'en douta. Son mariage avec Mlle Delphine de Cantor, arrêté par les parents des deux familles, il y avait des années, et trop avancé pour ne pas se conclure, s'accomplit trois mois après le retour du comte de Savigny; et même ce fut là pour lui une occasion de vivre tout un mois à V…, près de sa fiancée, chez laquelle il passait, en coupe réglée, toutes les journées, mais d'où, le soir, il s'en allait très régulièrement prendre sa leçon…
Comme tout le monde, Mlle Hauteclaire entendit, à l'église paroissiale de V…, proclamer les bans du comte de Savigny et de Mlle de Cantor; mais, ni son attitude, ni sa physionomie, ne révélèrent qu'elle prît à ces déclarations publiques un intérêt quelconque. Il est vrai que nul des assistants ne se mit à l'affût pour l'observer. Les observateurs n'étaient pas nés encore sur cette question, qui sommeillait, d'une liaison possible entre Savigny et la belle Hauteclaire. Le mariage célébré, la comtesse alla s'établir à son château, fort tranquillement, avec son mari, lequel ne renonça pas pour cela à ses habitudes citadines et vint à la ville tous les jours. Beaucoup de châtelains des environs faisaient comme lui, d'ailleurs. Le temps s'écoula. Le vieux La Pointe-au-corps mourut. Fermée quelques instants, sa salle se rouvrit. Mlle Hauteclaire Stassin annonça qu'elle continuerait les leçons de son père; et, loin d'avoir moins d'élèves par le fait de cette mort, elle en eut davantage. Les hommes sont tous les mêmes. L'étrangeté leur déplaît, d'homme à homme, et les blesse; mais si l'étrangeté porte des jupes, ils en raffolent. Une femme qui fait ce que fait un homme, le ferait-elle beaucoup moins bien, aura toujours sur l'homme, en France, un avantage marqué. Or, Mlle Hauteclaire Stassin, pour ce qu'elle faisait, le faisait beaucoup mieux. Elle était devenue beaucoup plus forte que son père. Comme démonstratrice, à la leçon, elle était incomparable, et comme beauté de jeu, splendide. Elle avait des coups irrésistibles, — de ces coups qui ne s'apprennent pas plus que le coup d'archet ou le démanché du violon et qu'on ne peut mettre, par enseignement, dans la main de personne. Je ferraillais un peu dans ce temps, comme tout ce monde dont j'étais entouré, et j'avoue qu'en ma qualité d'amateur, elle me charmait avec de certaines passes. Elle avait, entre autres, un dégagé de quarte en tierce qui ressemblait à de la magie. Ce n'était plus là une épée qui vous frappait, c'était une balle! L'homme le plus rapide à la parade ne fouettait que le vent, même quand elle l'avait prévenu qu'elle allait dégager, et la botte lui arrivait, inévitable, au défaut de l'épaule et de la poitrine. On n'avait pas rencontré de fer! J'ai vu des tireurs devenir fous de ce coup, qu'ils appelaient de l'escamotage, et ils en auraient avalé leur fleuret de fureur! Si elle n'avait pas été femme, on lui aurait diablement cherché querelle pour ce coup-là. À un homme, il aurait rapporté vingt duels.
Du reste, même à part ce talent phénoménal si peu fait pour une femme, et dont elle vivait noblement, c'était vraiment un être très intéressant que cette jeune fille pauvre, sans autre ressource que son fleuret, et qui, par le fait de son état, se trouvait mêlée aux jeunes gens les plus riches de la ville, parmi lesquels il y en avait de très mauvais sujets et de très fats, sans que sa fleur de bonne renommée en souffrît. Pas plus à propos de Savigny qu'à propos de personne, la réputation de Mlle Hauteclaire Stassin ne fut effleurée… "Il parait pourtant que c'est une honnête fille", disaient les femmes comme il faut, — comme elles l'auraient dit d'une actrice. Et moi-même, puisque j'ai commencé à vous parler de moi, moi-même, qui me piquais d'observation, j'étais, sur le chapitre de la vertu de Hauteclaire, de la même opinion que toute la ville. J'allais quelquefois à la salle d'armes, et avant et après le mariage de M. de Savigny, je n'y avais jamais vu qu'une jeune fille grave, qui faisait sa fonction avec simplicité. Elle était, je dois le dire, très imposante, et elle avait mis tout le monde sur le pied du respect avec elle, n'étant, elle, ni familière, ni abandonnée avec qui que ce fût. Sa physionomie, extrêmement fière, et qui n'avait pas alors cette expression passionnée dont vous venez d'être si frappé, ne trahissait ni chagrin, ni préoccupation, ni rien enfin de nature à faire prévoir, même de la manière la plus lointaine, la chose étonnante qui, dans l'atmosphère d'une petite ville, tranquille et routinière, fit l'effet d'un coup de canon et cassa les vitres…
— Mademoiselle Hauteclaire Stassin a disparu!
Elle avait disparu: pourquoi?… comment?… où était-elle allée? On ne savait. Mais, ce qu'il y avait de certain, c'est qu'elle avait disparu. Ce ne fut d'abord qu'un cri, suivi d'un silence, mais le silence ne dura pas longtemps. Les langues partirent. Les langues, longtemps retenues, — comme l'eau dans une vanne et qui, l'écluse levée, se précipite et va faire tourner la roue du moulin avec furie, — se mirent à écumer et à bavarder sur cette disparition inattendue, subite, incroyable, que rien n'expliquait, car Mlle Hauteclaire avait disparu sans dire un mot ou laisser un mot à personne. Elle avait disparu, comme on disparaît quand on veut réellement disparaître, — ce n'étant pas disparaître que de laisser derrière soi une chose quelconque, grosse comme rien, dont les autres peuvent s'emparer pour expliquer qu'on a disparu. — Elle avait disparu de la plus radicale manière. Elle avait fait, non pas ce qu'on appelle un trou à la lune, car elle n'avait pas laissé plus une dette qu'autre chose derrière elle; mais elle avait fait ce qu'on peut très bien appeler un trou dans le vent. Le vent souffla, et ne la rendit pas. Le moulin des langues, pour tourner à vide, n'en tourna pas moins, et se mit à moudre cruellement cette réputation qui n'avait jamais donné barre sur elle. On la reprit alors, on l'éplucha, on la passa au crible, on la carda… Comment, et avec qui, cette fille si correcte et si fière s'en était-elle allée?… Qui l'avait enlevée? Car, bien sûr, elle avait été enlevée… Nulle réponse à cela. C'était à rendre folle une petite ville de fureur, et, positivement, V… le devint. Que de motifs pour être en colère! D'abord, ce qu'on ne savait pas, on le perdait. Puis, on perdait l'esprit sur le compte d'une jeune fille qu'on croyait connaître et qu'on ne connaissait pas, puisqu'on l'avait jugée incapable de disparaître comme ça… Puis, encore, on perdait une jeune fille qu'on avait cru voir vieillir ou se marier, comme les autres jeunes filles de la ville — internées dans cette case d'échiquier d'une ville de province, comme des chevaux dans l'entrepont d'un bâtiment. Enfin, on perdait, en perdant Mlle Stassin, qui n'était plus alors que cette Stassin, une salle d'armes célèbre à la ronde, qui était la distinction, l'ornement et l'honneur de la ville, sa cocarde sur l'oreille, son drapeau au clocher. Ah! c'était dur, que toutes ces pertes! Et que de raisons, en une seule, pour faire passer sur la mémoire de cette irréprochable Hauteclaire, le torrent plus ou moins fangeux de toutes les suppositions! Aussi y passèrent- elles… Excepté quelques vieux hobereaux à l'esprit grand seigneur, qui, comme son parrain, le comte d'Avice, l'avaient vue enfant, et qui, d'ailleurs, ne s'émeuvant pas de grand'chose, regardaient comme tout simple qu'elle eût trouvé une chaussure meilleure à son pied que cette sandale de maître d'armes qu'elle y avait mise, Hauteclaire Stassin, en disparaissant, n'eut personne pour elle. Elle avait, en s'en allant, offensé l'amour-propre de tous; et même ce furent les jeunes gens qui lui gardèrent le plus rancune et s'acharnèrent le plus contre elle, parce qu'elle n'avait disparu avec aucun d'eux.
Et ce fut longtemps leur grand grief et leur grande anxiété. Avec qui était-elle partie?… Plusieurs de ces jeunes gens allaient tous les ans vivre un mois ou deux d'hiver à Paris, et deux ou trois d'entre eux prétendirent l'y avoir vue et reconnue, — au spectacle, — ou, aux Champs-Elysées, à cheval, — accompagnée ou seule, — mais ils n'en étaient pas bien sûrs. Ils ne pouvaient l'affirmer. C'était elle, et ce pouvait bien n'être pas elle; mais la préoccupation y était… Tous, ils ne pouvaient s'empêcher de penser à cette fille, qu'ils avaient admirée et qui, en disparaissant, avait mis en deuil cette ville d'épée dont elle était la grande artiste, la diva spéciale, le rayon. Après que le rayon se fut éteint, c'est-à-dire, en d'autres termes, après la disparition de cette fameuse Hauteclaire, la ville de V… tomba dans la langueur de vie et la pâleur de toutes les petites villes qui n'ont pas un centre d'activité dans lequel les passions et les goûts convergent… L'amour des armes s'y affaiblit. Animée naguère par toute cette martiale jeunesse, la ville de V… devint triste. Les jeunes gens qui, quand ils habitaient leurs châteaux, venaient tous les jours ferrailler, échangèrent le fleuret pour le fusil. Ils se firent chasseurs et restèrent sur leurs terres ou dans leurs bois, le comte de Savigny comme tous les autres. Il vint de moins en moins à V…, et si je l'y rencontrai quelquefois, ce fut dans la famille de sa femme, dont j'étais le médecin. Seulement, ne soupçonnant d'aucune façon, à cette époque, qu'il pût y avoir quelque chose entre lui et cette Hauteclaire qui avait si brusquement disparu, je n'avais nulle raison pour lui parler de cette disparition subite, sur laquelle le silence, fils des langues fatiguées, commençait de s'étendre; — et lui non plus ne me parlait jamais de Hauteclaire et des temps où nous nous étions rencontrés chez elle, et ne se permettait de faire à ces temps-là, même de loin, la moindre allusion.»
— Je vous entends venir, avec vos petits sabots de bois, — fis- je au docteur, en me servant d'une expression du pays dont il me parlait, et qui est le mien. — C'était lui qui l'avait enlevée!
«Eh bien! pas du tout, — dit le docteur; — c'était mieux que cela! Vous ne vous douteriez jamais de ce que c'était…
Outre qu'en province, surtout, un enlèvement n'est pas chose facile au point de vue du secret, le comte de Savigny, depuis son mariage, n'avait pas bougé de son château de Savigny.
Il y vivait, au su de tout le monde, dans l'intimité d'un mariage qui ressemblait à une lune de miel indéfiniment prolongée, — et comme tout se cite et se cote en province, on le citait et on le cotait, Savigny, comme un de ces maris qu'il faut brûler, tant ils sont rares (plaisanterie de province), pour en jeter la cendre sur les autres. Dieu sait combien de temps j'aurais été dupe, moi- même, de cette réputation, si, un jour, — plus d'un an après la disparition de Hauteclaire Stassin, — je n'avais été appelé, en termes pressants, au château de Savigny, dont la châtelaine était malade. Je partis immédiatement, et, dès mon arrivée, je fus introduit auprès de la comtesse, qui était effectivement très souffrante d'un mal vague et compliqué, plus dangereux qu'une maladie sévèrement caractérisée. C'était une de ces femmes de vieille race, épuisée, élégante, distinguée, hautaine, et qui, du fond de leur pâleur et de leur maigreur, semblent dire: "Je suis vaincue du temps, comme ma race; je me meurs, mais je vous méprise!" et, le diable m'emporte, tout plébéien que je suis, et quoique ce soit peu philosophique, je ne puis m'empêcher de trouver cela beau. La comtesse était couchée sur un lit de repos, dans une espèce de parloir à poutrelles noires et à murs blancs, très vaste, très élevé, et orné de choses d'art ancien qui faisaient le plus grand honneur au goût des comtes de Savigny. Une seule lampe éclairait cette grande pièce, et sa lumière, rendue plus mystérieuse par l'abat-jour vert qui la voilait, tombait sur le visage de la comtesse, aux pommettes incendiées par la fièvre. Il y avait quelques jours déjà qu'elle était malade, et Savigny — pour la veiller mieux — avait fait dresser un petit lit dans le parloir, auprès du lit de sa bien-aimée moitié. C'est quand la fièvre, plus tenace que tous ses soins, avait montré un acharnement sur lequel il ne comptait pas, qu'il avait pris le parti de m'envoyer chercher. Il était là, le dos au feu, debout, l'air sombre et inquiet, à me faire croire qu'il aimait passionnément sa femme et qu'il la croyait en danger. Mais l'inquiétude dont son front était chargé n'était pas pour elle, mais pour une autre, que je ne soupçonnais pas au château de Savigny, et dont la vue m'étonna jusqu'à l'éblouissement. C'était Hauteclaire!»
— Diable! voilà qui est osé! — dis-je au docteur.
«Si osé, — reprit-il, — que je crus rêver en la voyant! La comtesse avait prié son mari de sonner sa femme de chambre, à qui elle avait demandé avant mon arrivée une potion que je venais précisément de lui conseiller; et, quelques secondes après, la porte s'était ouverte:
— Eulalie, et ma potion? — dit, d'un ton bref, la comtesse impatiente.
— La voici, Madame! — fit une voix que je crus reconnaître, et qui n'eut pas plutôt frappé mon oreille que je vis émerger de l'ombre qui noyait le pourtour profond du parloir, et s'avancer au bord du cercle lumineux tracé par la lampe autour du lit, Hauteclaire Stassin; — oui, Hauteclaire elle-même! — tenant, dans ses belles mains, un plateau d'argent sur lequel fumait le bol demandé par la comtesse. C'était à couper la respiration qu'une telle vue! Eulalie!… Heureusement, ce nom d'Eulalie prononcé si naturellement me dit tout, et fut comme le coup d'un marteau de glace qui me fit rentrer dans un sang-froid que j'allais perdre, et dans mon attitude passive de médecin et d'observateur. Hauteclaire, devenue Eulalie, et la femme de chambre de la comtesse de Savigny!… Son déguisement — si tant est qu'une femme pareille pût se déguiser — était complet. Elle portait le costume des grisettes de la ville de V…, et leur coiffe qui ressemble à un casque, et leurs longs tirebouchons de cheveux tombant le long des joues, — ces espèces de tirebouchons que les prédicateurs appelaient, dans ce temps-là, des serpents, pour en dégoûter les jolies filles, sans avoir jamais pu y parvenir. — Et elle était là-dessous d'une beauté pleine de réserve, et d'une noblesse d'yeux baissés, qui prouvait qu'elles font bien tout ce qu'elles veulent de leurs satanés corps, ces couleuvres de femelles, quand elles ont le plus petit intérêt à cela… M'étant rattrapé du reste, et sûr de moi-même comme un homme qui venait de se mordre la langue pour ne pas laisser échapper un cri de surprise, j'eus cependant la petite faiblesse de vouloir lui montrer, à cette fille audacieuse, que je la reconnaissais; et, pendant que la comtesse buvait sa potion, le front dans son bol, je lui plantai, à elle, mes deux yeux dans ses yeux, comme si j'y avais enfoncé deux pattefiches; mais ses yeux - - de biche, pour la douceur, ce soir-là — furent plus fermes que ceux de la panthère, qu'elle vient, il n'y a qu'un moment, de faire baisser. Elle ne sourcilla pas. Un petit tremblement, presque imperceptible, avait seulement passé dans les mains qui tenaient le plateau. La comtesse buvait très lentement, et quand elle eut fini:
— C'est bien, — dit-elle. — Remportez cela.
Et Hauteclaire-Eulalie se retourna, avec cette tournure que j'aurais reconnue entre les vingt mille tournures des filles d'Assuérus, et elle remporta le plateau. J'avoue que je demeurai un instant sans regarder le comte de Savigny, car je sentais ce que mon regard pouvait être pour lui dans un pareil moment; mais quand je m'y risquai, je trouvai le sien fortement attaché sur moi, et qui passait alors de la plus horrible anxiété à l'expression de la délivrance. Il venait de voir que j'avais vu, mais il voyait aussi que je ne voulais rien voir de ce que j'avais vu, et il respirait. Il était sûr d'une impénétrable discrétion, qu'il expliquait probablement (mais cela m'était bien égal!) par l'intérêt du médecin qui ne se souciait pas de perdre un client comme lui, tandis qu'il n'y avait là que l'intérêt de l'observateur, qui ne voulait pas qu'on lui fermât la porte d'une maison où il y avait, à l'insu de toute la terre, de pareilles choses à observer.
Et je m'en revins, le doigt sur ma bouche, bien résolu de ne souffler mot à personne de ce dont personne dans le pays ne se doutait. Ah! les plaisirs de l'observateur! ces plaisirs impersonnels et solitaires de l'observateur, que j'ai toujours mis au-dessus de tous les autres, j'allais pouvoir me les donner en plein, dans ce coin de campagne, en ce vieux château isolé, où, comme médecin, je pouvais venir quand il me plairait… — Heureux d'être délivré d'une inquiétude, Savigny m'avait dit: "Jusqu'à nouvel ordre, docteur, venez tous les jours." Je pourrais donc étudier, avec autant d'intérêt et de suite qu'une maladie, le mystère d'une situation qui, racontée à n'importe qui, aurait semblé impossible… Et comme déjà, dès le premier jour que je l'entrevis, ce mystère excita en moi la faculté ratiocinante, qui est le bâton d'aveugle du savant et surtout du médecin, dans la curiosité acharnée de leurs recherches, je commençai immédiatement de raisonner cette situation pour l'éclairer… Depuis combien de temps existait-elle?… Datait-elle de la disparition de Hauteclaire?… Y avait-il déjà plus d'un an que la chose durait et que Hauteclaire Stassin était femme de chambre chez la comtesse de Savigny? Comment, excepté moi, qu'il avait bien fallu faire venir, personne n'avait-il vu ce que j'avais vu, moi, si aisément et si vite?… Toutes questions qui montèrent à cheval et s'en vinrent en croupe à V… avec moi, accompagnées de bien d'autres qui se levèrent et que je ramassai sur ma route. Le comte et la comtesse de Savigny, qui passaient pour s'adorer, vivaient, il est vrai, assez retirés de toute espèce de monde. Mais, enfin, une visite pouvait, de temps en temps, tomber au château. Il est vrai encore que si c'était une visite d'hommes, Hauteclaire pouvait ne pas paraître. Et si c'était une visite de femmes, ces femmes de V…, pour la plupart, ne l'avaient jamais assez bien vue pour la reconnaître, cette fille bloquée, pendant des années, par ses leçons, au fond d'une salle d'armes, et qui, aperçue de loin, à cheval ou à l'église, portait des voiles qu'elle épaississait à dessein, — car Hauteclaire (je vous l'ai dit) avait toujours eu cette fierté des êtres très fiers, que trop de curiosité offense, et qui se cachent d'autant plus qu'ils se sentent la cible de plus de regards. Quant aux gens de M. de Savigny, avec lesquels elle était bien obligée de vivre, s'ils étaient de V… ils ne la connaissaient pas, et peut-être n'en étaient-ils point… Et c'est ainsi que je répondais, tout en trottant, à ces premières questions, qui, au bout d'un certain temps et d'un certain chemin, rencontraient leurs réponses, et qu'avant d'être descendu de la selle, j'avais déjà construit tout un édifice de suppositions, plus ou moins plausibles, pour expliquer ce qui, à un autre qu'un raisonneur comme moi, aurait été inexplicable. La seule chose peut-être que je n'expliquais pas si bien, c'est que l'éclatante beauté de Hauteclaire n'eût pas été un obstacle à son entrée dans le service de la comtesse de Savigny, qui aimait son mari et qui devait en être jalouse. Mais, outre que les patriciennes de V…, aussi fières pour le moins que les femmes des paladins de Charlemagne, ne supposaient pas (grave erreur; mais elles n'avaient pas lu le Mariage de Figaro!) que la plus belle fille de chambre fût plus pour leurs maris que le plus beau laquais n'était pour elles, je finis par me dire, en quittant l'étrier, que la comtesse de Savigny avait ses raisons pour se croire aimée, et qu'après tout ce sacripant de Savigny était bien de taille, si le doute la prenait, à ajouter à ces raisons-là.»
— Hum! — fis-je sceptiquement au docteur, que je ne pus m'empêcher d'interrompre, — tout cela est bel et bon, mon cher docteur, mais n'ôtait pas à la situation son imprudence.
«Certes, non! — répondit-il; — mais, si c'était l'imprudence même qui fît la situation? — ajouta ce grand connaisseur en nature humaine. — Il est des passions que l'imprudence allume, et qui, sans le danger qu'elles provoquent, n'existeraient pas. Au XVIe siècle, qui fut un siècle aussi passionné que peut l'être une époque, la plus magnifique cause d'amour fut le danger même de l'amour. En sortant des bras d'une maîtresse, on risquait d'être poignardé; ou le mari vous empoisonnait dans le manchon de sa femme, baisé par vous et sur lequel vous aviez fait toutes les bêtises d'usage; et, bien loin d'épouvanter l'amour, ce danger incessant l'agaçait, l'allumait et le rendait irrésistible! Dans nos plates moeurs modernes, où la loi a remplacé la passion, il est évident que l'article du Code qui s'applique au mari coupable d'avoir, — comme elle dit grossièrement, la loi, — introduit "la concubine dans le domicile conjugal", est un danger assez ignoble; mais pour les âmes nobles, ce danger, de cela seul qu'il est ignoble,. est d'autant plus grand; et Savigny, en s'y exposant, y trouvait peut-être la seule anxieuse volupté qui enivre vraiment les âmes fortes.
Le lendemain, vous pouvez le croire, — continua le docteur Torty, — j'étais au château de bonne heure; mais ni ce jour, ni les suivants, je n'y vis rien qui ne fût le train de toutes les maisons où tout est normal et régulier. Ni du côté de la malade, ni du côté du comte, ni même du côté de la fausse Eulalie, qui faisait naturellement son service comme si elle avait été exclusivement élevée pour cela, je ne remarquai quoi que ce soit qui pût me renseigner sur le secret que j'avais surpris. Ce qu'il y avait de certain, c'est que le comte de Savigny et Hauteclaire Stassin jouaient la plus effroyablement impudente des comédies avec la simplicité d'acteurs consommés, et qu'ils s'entendaient pour la jouer. Mais ce qui n'était pas si certain, et ce que je voulais savoir d'abord, c'est si la comtesse était réellement leur dupe, et si, au cas où elle l'était, il serait possible qu'elle le fût longtemps. C'est donc sur la comtesse que je concentrai mon attention. J'eus d'autant moins de peine à la pénétrer qu'elle était ma malade, et, par le fait de sa maladie, le point de mire de mes observations. C'était, comme je vous l'ai dit, une vraie femme de V…, qui ne savait rien de rien que ceci: c'est qu'elle était noble, et qu'en dehors de la noblesse, le monde n'était pas digne d'un regard… Le sentiment de leur noblesse est la seule passion des femmes de V… dans la haute classe, — dans toutes les classes, fort passionnées. Mlle Delphine de Cantor, élevée aux Bénédictines où, sans nulle vocation religieuse, elle s'était horriblement ennuyée, en était sortie pour s'ennuyer dans sa famille, jusqu'au moment où elle épousa le comte de Savigny, qu'elle aima, ou crut aimer, avec la facilité des jeunes filles ennuyées à aimer le premier venu qu'on leur présente. C'était une femme blanche, molle de tissus, mais dure d'os, au teint de lait dans lequel eût surnagé du son, car les petites taches de rousseur dont il était semé étaient certainement plus foncées que ses cheveux, d'un roux très doux. Quand elle me tendit son bras pâle, veiné comme une nacre bleuâtre, un poignet fin et de race, où le pouls à l'état normal battait languissamment, elle me fit l'effet d'être mise au monde et créée pour être victime… pour être broyée sous les pieds de cette fière Hauteclaire, qui s'était courbée devant elle jusqu'au rôle de servante. Seulement, cette idée, qui naissait d'abord en la regardant, était contrariée par un menton qui se relevait, à l'extrémité de ce mince visage, un menton de Fulvie sur les médailles romaines, égaré au bas de ce minois chiffonné, et aussi par un front obstinément bombé, sous ces cheveux sans rutilance. Tout cela finissait par embarrasser le jugement. Pour les pieds de Hauteclaire, c'était peut-être de là que viendrait l'obstacle; — étant impossible qu'une situation comme celle que j'entrevoyais dans cette maison, — de présent, tranquille, — n'aboutît pas à quelque éclat affreux… En vue de cet éclat futur, je me mis donc à ausculter doublement cette petite femme, qui ne pouvait pas rester lettre close pour son médecin bien longtemps. Qui confesse le corps tient vite le coeur. S'il y avait des causes morales ou immorales à la souffrance actuelle de la comtesse, elle aurait beau se rouler en boule avec moi, et rentrer en elle ses impressions et ses pensées, il faudrait bien qu'elle les allongeât. Voilà ce que je me disais; mais, vous pouvez vous fier à moi, je la tournai et la retournai vainement avec ma serre de médecin. Il me fut évident, au bout de quelques jours, qu'elle n'avait pas le moindre soupçon de la complicité de son mari et de Hauteclaire dans le crime domestique dont sa maison était le silencieux et discret théâtre… Etait-ce, de sa part, défaut de sagacité? mutisme de sentiments jaloux? Qu'était-ce?… Elle avait une réserve un peu hautaine avec tout le monde, excepté avec son mari. Avec cette fausse Eulalie qui la servait, elle était impérieuse, mais douce. Cela peut sembler contradictoire. Cela ne l'est point. Cela n'est que vrai. Elle avait le commandement bref, mais qui n'élève jamais la voix, d'une femme faite pour être obéie et qui est sûre de l'être… Elle l'était admirablement. Eulalie, cette effrayante Eulalie, insinuée, glissée chez elle, je ne savais comment, l'enveloppait de ces soins qui s'arrêtent juste à temps avant d'être une fatigue pour qui les reçoit, et montrait dans les détails de son service une souplesse et une entente du caractère de sa maîtresse qui tenait autant du génie de la volonté que du génie de l'intelligence… Je finis même par parler à la comtesse de cette Eulalie, que je voyais si naturellement circuler autour d'elle pendant mes visites, et qui me donnait le froid dans le dos que donnerait un serpent qu'on verrait se dérouler et s'étendre, sans faire le moindre bruit, en s'approchant du lit d'une femme endormie… Un soir que la comtesse lui demanda d'aller chercher je ne sais plus quoi, je pris occasion de sa sortie et de la rapidité, à pas légers, avec laquelle elle l'exécuta, pour risquer un mot qui fit peut-être jour: