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Les enfants des bois

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CHAPITRE XXV.

DIGRESSION SUR LES HYÈNES

Les hyènes ne sont que des loups d'une espèce particulière. Elles leur ressemblent par les mœurs et l'aspect général; mais elles ont la tête plus massive, le museau plus large, le cou plus court et la robe plus velue et plus hérissée; un de leur traits caractéristiques est l'inégalité des membres inférieurs: les jambes de derrière étant plus faibles et plus courtes que celle de devant, la croupe est beaucoup plus basse que les épaules, et la ligne du dos, au lieu d'être horizontale comme chez la plupart des animaux, s'abaisse obliquement vers la queue.

Dans les temps fabuleux de la zoologie, le cou épais et lourd de l'hyène avait fait croire qu'elle n'avait pas de vertèbres cervicales. Ses fortes mâchoires lui permettent de broyer des os dont les autres bêtes de proie ne sauraient tirer aucun parti: elle brise les plus gros; et, après en avoir extrait la moëlle, elle les réduit en pâte et les avale. La nature ne laisse rien perdre, et c'est dans les contrées où abondent ces grands os que l'hyène se rencontre.

Les hyènes sont les loups de l'Afrique, c'est-à-dire qu'elles représentent sur ce continent une espèce qui n'y existe pas. Le maraudeur des Pyrénées ou son frère jumeau d'Amérique n'auraient point sans elle d'analogue en Afrique, car le chacal est de trop petite taille pour être considéré comme un loup.

De tous les loups, l'hyène est le plus laid, le plus repoussant. Ce serait l'animal le plus hideux de la création sans les babouins, avec lesquels elles ont d'ailleurs quelques rapports de physionomie et d'habitudes.

Pendant longtemps on n'a connu qu'une seule espèce d'hyène, l'hyène vulgaire ou rayée sur laquelle on a débité une foule de fables absurdes. Aucun animal, pas même le vampire, pas même le dragon, n'a joué un rôle si important dans le monde surnaturel. D'après les récits fantastiques du moyen âge, l'hyène exerçait sur ses victimes la fascination du regard; les attirait et les dévorait. Elle changeait de sexe chaque année; on prétendait même qu'elle avait le pouvoir de se métamorphoser en jeune homme pour séduire les jeunes filles et les entraîner au fond des bois; elle imitait admirablement la voix humaine. Rôdant autour des maisons, elle prêtait l'oreille, et quand elle avait entendu prononcer le nom d'un membre de la famille, elle le répétait en poussant des cris de détresse. Celui qu'elle avait appelé sortait imprudemment et devenait sa victime.

Ces histoires bizarres étaient crues comme article de foi; mais ce qui peut sembler étrange, c'est qu'elles ne sont pas totalement dépourvues de fondement, et il y a en effet dans le regard de l'hyène une puissance particulière qui emporte l'idée de fascination, quoique à ma connaissance personne ne s'y soit jamais laissé prendre. On a pu également se figurer que l'hyène imitait la voix humaine, par la simple raison que cette voix ressemble à la sienne. Je ne prétends pas dire que le cri de l'hyène soit exactement celui d'un homme, mais il présente avec certains cris particuliers une identité remarquable. Je connais plusieurs individus qui ont positivement des voix d'hyène, et l'imitation la plus exacte du rire humain est le cri de l'hyène tachetée.

Malgré l'horreur qu'il inspire, on ne peut l'entendre sans être égayé par cette singulière parodie, dont les sons métalliques et saccadés rappellent la voix des nègres; j'ai déjà comparé ce rire à celui d'un nègre en état de folie.

L'hyène rayée, quoique la mieux connue, est selon moi la moins intéressante de son genre. Elle est plus répandue que ses congénères; on la trouve dans presque toute l'Afrique, dans les parties méridionales de l'Asie, et même dans le Caucase et l'Altaï. C'est la seule espèce qui existe en Asie; toutes les autres sont originaires de l'Afrique, qui est la véritable patrie de l'hyène.

Les naturalistes n'admettent que trois espèces d'hyènes; mais je suis convaincu qu'il y en a cinq ou six autres non moins distinctes, sans y comprendre le protales ou petite hyène fossoyeuse, et le chien sauvage du Cap, dont nous aurons à nous occuper dans le cours de notre récit.

L'hyène rayée est ordinairement d'une couleur gris-cendré, avec de légères teintes jaunâtres et des stries irrégulières d'un brun foncé. Ces raies sont rangées obliquement le long du corps et suivent la direction des côtes; elles ne sont pas marquées avec la même netteté chez tous les individus.

Le poil de l'hyène est rude, épais, et forme sur le cou, les épaules et le dos, une crinière lorsque l'animal est irrité.

L'hyène commune est loin d'être brave; c'est en réalité la plus faible et la moins féroce de son genre. Elle est vorace, mais elle vit uniquement de charogne et n'ose pas attaquer des êtres vivants d'une taille deux fois moindres que la sienne. Elle se jette avec avidité sur les plus petits quadrupèdes, mais un enfant de douze ans peut aisément la mettre en fuite.

La seconde espèce, désignée sous le nom d'hyène de Bruce, est celle dont le célèbre voyageur fut si souvent importuné pendant qu'il parcourait l'Abyssinie. Presque tous les naturalistes l'ont confondue avec l'hyène vulgaire, à laquelle elle ne ressemble que par les stries, encore sont-elles différemment disposées et d'une couleur différente. L'hyène de Bruce, deux fois plus grande que le type de l'espèce, la surpasse en force, en courage et en férocité. Elle attaque sans hésitation tous les animaux et l'homme lui-même. Elle entre la nuit dans les villages pour enlever les bestiaux et les enfants. Ces faits, qui paraissent invraisemblables, sont constatés par les témoignages les plus authentiques.

L'hyène de Bruce a la réputation d'entrer dans les cimetières et de déterrer les cadavres pour s'en repaître. Quelques naturalistes ont nié le fait; mais pourquoi? On sait que dans presque toutes les parties de l'Afrique les morts ne reçoivent point de sépulture, et qu'ils sont déposés dans les champs, où les hyènes viennent les dévorer; on sait aussi que l'hyène creuse la terre. Est-il invraisemblable qu'elle découvre les cadavres, qui sont sa nourriture naturelle? C'est l'habitude du loup, du chacal, du coyotte et même du chien. Je les ai vus tous ensemble à l'œuvre sur le champ de bataille. Pourquoi ne serait-ce pas celle de l'hyène?

Une troisième espèce, très-distincte des précédentes, est l'hyène tachetée (hyena crocuta). On l'appelle parfois aussi l'hyène rieuse, à cause de la particularité dont nous avons eu occasion de parler.

Cette espèce est plus grande que l'hyène vulgaire, dont elle diffère peu par la couleur; seulement, au lieu d'être rayés, ses flancs sont couverts de taches. Elle a les mœurs de l'espèce Abyssinienne; mais elle est cantonnée dans la partie la plus méridionale de l'Afrique, où les colons hollandais la nomment tigre-loup, tandis que l'hyène vulgaire est connue sous la simple dénomination de loup.

Une quatrième espèce, l'hyène velue (hyena villosa), a pour signe caractéristique de grands poils droits qui tombent le long de ses flancs. Elle est de la grosseur d'un chien du mont Saint-Bernard, et n'est pas sans analogie avec le blaireau. La couleur de sa robe est un brun foncé en dessus et un gris sale en dessous.

Il est impossible de la confondre avec ses congénères, et cependant de savants naturalistes, entre autres de Blainville, l'ont décrite comme appartenant à la même espèce que l'hyène vulgaire. Les plus ignorants fermiers de l'Afrique méridionale ne s'y trompent pas.

Le nom de loup des sables qu'ils donnent à cette quatrième espèce indique ses habitudes, car elle fréquente les bords de la mer et ne se trouve jamais dans les localités où abondent les hyènes communes.

On a eu tort d'appeler cette espèce hyène brune, car elle n'est nullement caractérisée par sa couleur. Ce nom convient mieux à celle qui habite le grand désert, et dont les poils plus courts sont d'un brun uniforme. Sans doute, lorsque le centre de l'Afrique aura été complètement exploré, plusieurs espèces nouvelles seront ajoutées à cette liste déjà nombreuse.

Les mœurs des hyènes se rapprochent de celles des grands loups. Elles vivent dans des grottes ou dans des crevasses de rochers. Quelques-unes s'emparent des terriers que d'autres animaux ont creusés, et qu'elles élargissent avec leurs griffes. Elles n'ont pas les pattes assez rétractiles pour monter sur les arbres; c'est dans leurs mâchoires et leurs dents que consiste leur principale force.

Les hyènes sont des animaux solitaires; il est vrai qu'on les voit par bandes autour des carcasses, mais si elles sont attirées par une proie commune, elles se dispersent pour en emporter les lambeaux. D'une voracité excessive, elles mangent jusqu'aux morceaux de cuir et aux vieux souliers. Malgré leur lâcheté elles montrent de l'audace envers les pauvres indigènes, qui ne les chassent pas en vue de les exterminer. Elles entrent dans les misérables kraals et emportent souvent les enfants. Il est certain que plusieurs centaines d'enfants ont été tués par les hyènes dans l'Afrique méridionale.

Vous vous demandez sans doute pourquoi on ne leur déclare pas la guerre? pourquoi on tolère leurs déprédations? Vous supposez que la vie humaine est regardée comme moins précieuse en Afrique qu'en Angleterre. Il n'en est rien. Si les sauvages n'assurent pas à leur famille une protection suffisante, les hommes civilisés ne sont guère moins coupables, et, au nombre de leurs lois, il en est plus d'une qui font de nombreuses victimes. Bien plus, l'existence humaine est parfois inutilement exposée. Une fête de la cour, une revue, la réception d'un empereur, entraînent presque toujours des accidents funestes.

CHAPITRE XXVI.

UNE MAISON DANS LES ARBRES

Von Bloom réfléchit que les hyènes allaient être pour lui un grand fléau; elles menaçaient ses provisions, ses effets, et même ses enfants, car, en emmenant les aînés dans ses expéditions, il était obligé de laisser au camp les plus jeunes. D'autres animaux, plus redoutables encore, venaient boire dans le lac, et la nuit même on avait entendu sur ses bords le rugissement des lions. Il importait de mettre Gertrude et Jan à l'abri de leurs atteintes.

Il fallait donc bâtir une maison; mais cette construction demandait du temps, les pierres étaient à un mille de distance et ne pouvaient être apportées qu'à la main. D'ailleurs à quoi bon se donner tant de peine pour un édifice provisoire; Von Bloom n'avait pas l'intention de se fixer dans ce lieu, où les éléphants viendraient sans doute à manquer bientôt.

On pouvait construire une maison de bois, mais, à l'exception des figuiers-sycomores qui étaient plantés de distance en distance avec une sorte de symétrie, on ne trouvait que des mimosas, des euphorbes, des strélitzias, des aloès aborescents, des zamies aux souches épaisses. Toutes ces plantes embellissaient le paysage, mais ne pouvaient fournir aucun bois de charpente. Quand aux nwanas, ils étaient tellement gros, qu'il eût été aussi difficile d'en abattre un seul que de bâtir une maison, et l'on aurait eu besoin d'une scierie mécanique pour les découper en planches.

Une enceinte de broussailles, une frêle muraille de perches et de lattes n'auraient pas suffisamment garanti la sécurité des habitants; un rhinocéros, un éléphant furieux, en auraient en quelques instants effectué la démolition.

En outre, s'il fallait en croire Swartboy, qui était originaire d'un pays voisin, quelques peuplades antropophages hantaient les environs: comment se défendre de leurs attaques dans une maison mal close et peu solide?

Von Bloom était embarrassé. Il ne pouvait commencer ses chasses avant d'avoir réglé la question de son domicile. Il importait de disposer un emplacement où les enfants seraient en sûreté pendant son absence.

Tandis qu'il y réfléchissait, il jeta par hasard les yeux sur le nwana, et son attention se fixa sur ses énormes branches, qui éveillèrent dans son esprit d'étranges souvenirs. Il se rappela avoir entendu dire que dans certaines parties de l'Afrique, et sans doute à peu de distance de celle où il était, les indigènes vivaient dans les arbres.

En effet, une tribu tout entière, composée de cinquante individus, s'établit parfois sur un seul arbre, où elle brave les bêtes féroces et les sauvages. Les huttes sont posées sur des plates-formes que soutiennent les grosses branches horizontales; l'on y monte au moyen d'échelles qui sont retirées pendant la nuit.

Von Bloom connaissait ces détails, qui sont de la plus complète exactitude.

—Ne puis-je, se dit-il, à l'exemple des Hottentots, construire un asile dans la gigantesque nwana? J'y trouverais toute la sécurité désirable, toute ma famille y dormirait en paix, et quand j'irais à la chasse, je laisserais mes enfants avec la certitude de les revoir sains et saufs au retour. L'idée est excellente, mais est-elle praticable?... Voyons! il ne faut que des planches pour établir une plate-forme, le reste sera facile; le feuillage, à la rigueur, me servirait de toit... Mais où trouver des planches? Hélas! il n'y en a point dans les environs.

En cherchant autour de lui, Von Bloom jeta les yeux sur sa charrette.

—Voilà des planches! s'écria-t-il dans un premier transport de joie. Mais quoi! briser cette belle voiture, me priver de la seule ressource que j'aie pour retourner un jour à Graaf Reinet!... Non, non! jamais! Imaginons un autre expédient... Mais j'y pense; je n'ai pas besoin de briser ma charrette; elle peut se démonter et se remonter à volonté... Je puis l'utiliser sans en ôter un seul clou... Le fond de la caisse sera ma plate-forme... Hurrah!

Enthousiasmé de son projet, le porte-drapeau s'empressa de le communiquer à ses enfants. Tous y adhérèrent avec empressement, et comme ils avaient la journée devant eux, ils se mirent à l'œuvre immédiatement.

Ils coupèrent d'abord dans le taillis du bois, dont ils fabriquèrent, non sans peine, un grossière échelle de trente pieds de hauteur. Elle atteignait aux premières branches du nwana, d'où ils pouvaient organiser un escalier pour arriver à toutes les autres.

Von Bloom monta, examina avec soin les branches nombreuses qui partaient horizontalement du tronc, et en choisit deux des plus fortes, situées à la même hauteur et s'écartant insensiblement l'une de l'autre.

Dix minutes suffirent pour démonter la charrette; puis tous les travailleurs réunirent leurs forces pour monter le fond de la caisse. A l'une de ses extrémités furent attachées de grosses courroies, qu'on fit passer par-dessus une branche plus élevée que celle sur laquelle devait reposer le plancher. Swartboy grimpa sur l'arbre pour diriger l'énorme pièce de bois, et toute la famille se suspendit aux courroies pour la haler. Le petit Jan lui-même tira de son mieux, mais toute sa puissance musculaire ne pouvait guère être évaluée à plus d'une livre commerciale.

Le fond de la charrette fut hissé et placé d'aplomb sur les branches horizontales destinées à le supporter. De bruyantes acclamations retentirent en bas, et Swartboy y répondit du haut du nwana.

Le plus difficile était fait. Les parois de la charrette furent enlevées pièce à pièce et remises à leur place. On élagua quelques branches afin de remonter la capote du véhicule; et quand le soleil se coucha, la maison aérienne était logeable.

On y coucha le soir même, ou plutôt, comme le dit Hans en plaisentant, on y percha.

Mais la famille ne regardait pas sa nouvelle habitation comme terminée. On y travailla le lendemain. Au moyen de longues perches, on établit devant la charrette une large terrasse. Les perches furent liées ensemble avec des baguettes de saule pleureur (salix Babylonica), arbre originaire de ces contrées, et qui croissait en abondance sur les bords du lac. La terrasse reçut un épais enduit de glaise prise au même endroit, et cimentée avec cette terre glutineuse dont sont composées les fourmilières.

Grâce à ces arrangements, on pouvait allumer du feu et faire la cuisine dans le nwana.

Quand le principal corps de logis fut achevé, Swartboy construisit une plate-forme pour lui et une seconde pour Totty, dans une autre partie de l'immense figuier-sycomore. Au-dessus de chacune d'elles, pour préserver leurs habitants de la pluie et de la rosée, fut placé un pavillon de la grandeur d'un parapluie ordinaire. Ces deux pavillons avaient un aspect bizarre, dont on se rendait compte aisément quand on savait que c'étaient les oreilles de l'éléphant.

CHAPITRE XXVII.

LA BATAILLE DES OUTARDES

Rien ne pouvait plus empêcher le porte-drapeau de poursuivre le but de sa vie nouvelle, la chasse aux éléphants. Il résolut de commencer sans retard. Il sentait qu'il serait en proie à une terrible incertitude tant qu'il n'aurait pas abattu plusieurs de ces gigantesques animaux. Etait-il sûr maintenant d'en pouvoir tuer un seul, et s'il n'y réussissait pas, à quoi servaient ses calculs anticipés? Que devenaient ses espérances de fortune? Un échec pouvait le rejeter dans une condition pire que celle qu'il avait supportée, car il aurait perdu non-seulement son temps, mais encore son énergie. Le succès excite les facultés, ranime le courage, inspire à l'homme une juste confiance en soi-même; la défaite le rend timide et le pousse au désespoir. Sous le rapport psychologique, il est dangereux d'échouer dans une entreprise quelconque, et c'est pourquoi, avant d'exécuter aucun projet, il importe d'être bien certain qu'il est praticable.

Celui de Von Bloom l'était-il? Il l'ignorait encore; mais c'était son unique ressource. Aucun autre moyen d'existence ne s'offrait à lui présentement; il fallait de toute nécessité essayer de celui-ci. Il avait foi dans ses calculs, il avait l'espoir qu'ils ne seraient pas trompés; mais la chose restait à l'état de théorie. Il était donc naturel qu'il eût hâte de débuter et de courir la chance.

Il sortit donc à la pointe du jour, accompagné de Hendrik et de Swartboy. Il n'avait pu se décider à laisser ses enfants sous la seule protection de Totty, qui était elle-même presque un enfant. Hans était chargé de veiller sur eux et de garder le camp.

Les chasseurs suivirent d'abord le ruisseau qui sortait du lac, parce que c'était de ce côté que les arbres étaient en plus grand nombre; et ils savaient que les éléphants hantaient plus volontiers les contrées basses que les plaines découvertes.

Le cours d'eau était bordé d'une large ceinture de ces taillis qu'on désigne sous le nom de jungles. Plus loin se montraient ça et là des bouquets d'arbres, des massifs de verdure, au delà desquels commençaient les prairies, presque dépourvues d'arbres, mais couvertes d'un riche tapis de gazon. A ces prairies succédait le Karoo, désert aride, qui s'étendait à l'orient et à l'occident jusqu'aux limites de l'horizon. La lisière septentrionale était formée, comme nous l'avons dit, par une chaîne de collines escarpées, derrière lesquelles il n'y avait que des solitudes desséchées. Au sud, on apercevait des bois qui, sans mériter le nom de forêts, étaient cependant assez vastes pour servir de retraite aux éléphants.

Les arbres étaient principalement des mimosas de diverses espèces, dont les feuilles, les racines et les jeunes pousses sont la nourriture favorite des grands ruminants. On remarquait aussi quelques mokalas aux cimes en parasol; mais c'était les nwanas dont les feuillages massifs, dominant tout le paysage, qui lui donnaient un caractère particulier.

Le lit du ruisseau allait en s'élargissant, mais en revanche la quantité d'eau courante diminuait, et à un mille du camp elle disparaissait complètement. On ne trouvait plus ça et là que des mares stagnantes. Toutefois, le lit continuait à augmenter de largeur, et il était évident qu'après les grandes pluies il devait contenir assez d'eau pour former une rivière importante.

Les deux rives étaient couvertes de buissons si épais que le canal desséché était la seule voie praticable. Chemin faisant, les chasseurs firent lever diverses espèces de petit gibier, auquel Hendrik aurait volontiers envoyé un coup de fusil, mais son père s'y opposa.

—Tu pourrais, lui dit-il, effrayer le gros gibier que nous cherchons et que nous rencontrerons sans doute d'un moment à l'autre. Il vaut mieux attendre; en retournant au camp, je t'aiderai à tuer une antilope qui fera notre souper. Provisoirement ne songeons qu'au but de notre expédition, et tâchons de nous procurer une paire de défenses.

Rien n'empêchait Swartboy de se servir de son arc, arme silencieuse, qui ne pouvait causer la moindre alerte. Il avait été emmené tant pour porter la hache et autres ustensiles que pour prendre part à la chasse. Il n'avait oublié ni son arc ni son carquois, et il était sans cesse occupé à chercher des yeux quelque animal, pour lui décocher une de ses armes empoisonnées.

Il trouva enfin un but digne de son attention. En traversant la plaine pour éviter les sinuosités du ruisseau, les chasseurs entrèrent dans une clairière au milieu de laquelle se tenait un énorme oiseau.

—Une autruche! s'écria Hendrik.

—Non, dit Swartboy, c'est un paon.

—Il a raison, dit Von Bloom.

Cette désignation était nécessairement inexacte, car il n'existe pas de paons en Afrique; et il ne se trouvent à l'état sauvage que dans l'Asie méridionale et dans les îles de l'archipel Indien. Cependant le volatile avait quelque analogie avec un paon, par sa queue longue et massive, par ses ailes tachetées et ocellées, enfin par les plumes marbrées de son dos. A la vérité, il n'avait point les brillantes couleurs du plus fier des oiseaux, mais il était aussi majestueux et beaucoup plus grand. Sa taille et son attitude expliquaient la méprise d'Hendrik.

C'était un oiseau très-différent du paon et de l'autruche, l'outarde kori ou grande outarde de l'Afrique méridionale, que les colons hollandais ont qualifiée de paon à cause de son plumage ocellé.

Swartboy et Von Bloom savaient que le kori était un manger délicieux, mais ils savaient aussi que cet oiseau craintif se laissait difficilement approcher; comment donc le Bosjesman pouvait-il l'atteindre avec ses flèches?

L'outarde était à plus de deux cents pas, et si elle avait aperçu ses ennemis, elle aurait doublé la distance en courant, car les oiseaux de cette famille, sans avoir recours à leurs ailes, comptent sur leurs longues jambes pour échapper aux dangers qui les menacent. Ils sont plus agiles que l'autruche même, et quand on les chasse avec des chiens, on ne les force qu'après une longue poursuite.

L'outarde n'avait pas encore vu les chasseurs. Ils l'avaient remarquée au moment où ils sortaient d'un taillis, et s'étaient arrêtés aussitôt.

De quelle manière Swartboy pouvait-il s'en approcher? le sol était aussi dégarni qu'une prairie nouvellement fauchée, et la clairière n'avait qu'une largeur médiocre. Swartboy était même surpris d'y voir un kori, car ces oiseaux ne fréquentent ordinairement que les vastes plaines, pour être à même d'apercevoir de loin leurs ennemis.

L'outarde conservait sa position au centre de la clairière, et ne montrait aucune velléité de se déranger. Tout autre qu'un Bosjesman aurait renoncé à la chasser, mais Swartboy ne désespéra pas. Après avoir recommandé à ses compagnons de se tenir tranquilles, il s'avança sur la lisière de la jungle, et prit position derrière un buisson touffu. Il se mit ensuite à imiter, avec une parfaite exactitude, le cri que pousse le kori quand il provoque un adversaire au combat.

De même que le tétras, l'outarde est polygame, et dans certaines saisons de l'année elle est d'une jalousie terrible et d'une humeur belliqueuse. Swartboy savait que les koris étaient dans la saison des combats, et en parodiant leurs cris de défi, il espérait attirer à portée de sa flèche celui qu'il avait sous les yeux.

Dès que le kori entendit l'appel, il se dressa de toute sa hauteur, étendit sa queue immense, et laissa pendre ses ailes, dont les plumes mères traînèrent sur le sol; puis il répondit à la provocation. Ce qui étonna Swartboy, ce fut d'entendre simultanément deux cris semblables.

Ce n'était pas une illusion; avant que le Bosjesman eût le temps de réitérer son stratagème, un second appel retentit d'un autre côté.

Swartboy ouvrit de grands yeux à l'aspect d'un second kori qui semblait être tombé des nues, mais qui, plus vraisemblablement, était sorti du couvert des buissons; en tous cas, avant que le chasseur l'eût remarqué, l'animal était près du centre de la clairière.

Les deux oiseaux se virent, et l'on put juger à leurs mouvements qu'une lutte entre eux était imminente.

Après avoir passé quelque temps à se pavaner, à faire la roue, à prendre les attitudes les plus menaçantes, à pousser les cris les plus insultants, les deux koris arrivèrent à un état d'exaltation suffisant pour commencer le combat. Ils s'abordèrent avec vaillance, en se servant de trois espèces d'armes; tantôt ils se frappaient respectivement de leurs ailes; tantôt ils se piquaient avec leurs becs, ou, quand ils en trouvaient l'occasion, se donnaient des coups de pieds que la longueur et la force musculaire de leurs jambes rendaient dangereux.

Swartboy savait que, lorsqu'ils seraient au fort de l'action, il pourrait approcher sans être remarqué, et il attendit patiemment le moment propice.

Au bout de quelques minutes, il reconnut qu'il n'aurait pas besoin de se déranger, puisque les oiseaux se dirigeaient de son côté.

Il tendit son arc, posa une flèche sur la corde, et observa les combattants.

En moins de cinq minutes, ils étaient à trente yards de son embuscade. Le sifflement de sa flèche aurait pu être entendu par une des outardes si elle avait écouté. L'autre n'aurait rien entendu, car avant que le son parvînt jusqu'à elle un trait empoisonné lui traversait les oreilles.

Elle tomba morte, et l'autre kori, s'imaginant d'abord qu'il avait remporté la victoire, se promena fièrement autour du cadavre; mais il parut changer d'avis en voyant le trait planté dans la tête de la victime; certes, ce n'était pas lui qui avait fait cela!

Peut-être, s'il avait eu le temps de la réflexion, aurait-il pris la fuite; mais avant qu'il eût éclairci ses idées, une autre flèche l'étendit sur le gazon!

Swartboy vint alors prendre possession de sa proie: les deux jeunes mâles qu'il avait tués promettaient d'être excellents à la broche. Il les suspendit à une branche élevée, pour les mettre à l'abri de la voracité des hyènes et des chacals; puis les chasseurs rentrèrent dans le lit du ruisseau.

CHAPITRE XXVIII.

SUR LA PISTE DE L'ÉLÉPHANT

Après avoir fait une centaine de pas, ils traversèrent une des mares dont nous avons parlé. Elle était assez grande, et la vase de ses bords portait les empreintes de nombreux animaux.

En remarquant de loin ces empreintes, Swartboy prit les devants. Tout à coup ses yeux s'élargirent, ses lèvres frémirent, et il se tourna vers ses compagnons pour crier:

Mein baas! mein baas (mon maître)! il est venu ici un klow, un éléphant de la grande espèce!

Il était impossible de confondre les traces de l'éléphant avec celles de tout autre animal. Elles avaient une longueur de vingt-quatre pouces et une largeur presque égale. Profondément imprimées dans la boue, elles formaient des trous assez grands pour y planter un poteau. Les chasseurs contemplèrent ces traces avec d'autant plus de plaisir qu'elles étaient fraîches, et que la vase remuée n'était pas encore recouverte d'une croûte. Elles devaient avoir été faites dans la nuit, et annonçaient la présence d'un vieil éléphant de très-haute taille.

Il s'agissait seulement de savoir si ses défenses n'avaient pas été brisées par accident; car dans ce cas elles ne repoussent jamais. Elles tombent lorsque l'éléphant est jeune et qu'elles ne sont pas plus grosses que des pattes de homard, mais celles qui les remplacent durent toute la vie, et si elle se rompent, elles ne reparaissent jamais. Quoique leur perte soit un grand malheur pour l'éléphant, il devrait, s'il était bien avisé, les briser contre le premier arbre venu; ce serait probablement un moyen de prolonger son existence, car les chasseurs ne daigneraient plus employer leurs munitions à le tuer.

Après avoir tenu conseil, Von Bloom et Hendrik, précédés de Swartboy, suivirent la piste, qui passait à travers la jungle.

Ordinairement l'éléphant laisse des marques de son passage en broutant les arbres qu'il rencontre. Dans la circonstance actuelle, il n'avait pas mangé; mais le Bosjesman, qui avait l'agilité d'un lévrier, n'en suivit pas moins la trace, laissant derrière lui ses compagnons essoufflés.

Ils traversèrent plusieurs clairières et en trouvèrent une au milieu de laquelle s'élevait une énorme fourmilière. L'éléphant devait s'y être arrêté, et même s'y être couché.

Von Bloom avait toujours entendu dire que les éléphants dormaient debout, mais Swartboy était mieux informé.

—Il est vrai, dit-il, qu'ils se tiennent quelquefois debout durant leur sommeil, mais surtout dans les contrées où ils ne sont pas tourmentés; que celui-ci se soit couché, c'est bon signe, nous voyons par là que jusqu'à présent les klows sont restés paisibles possesseurs du pays. Il est par conséquent facile de les approcher et de les tuer; et s'ils déguerpissent plus tard, ce sera seulement quand nous en aurons abattu un bon nombre.

Cette dernière considération était de la plus haute importance. Lorsque les éléphants ont appris à leurs dépens ce que signifie la détonation du fusil, il suffit souvent d'une seule chasse pour les décider à s'éloigner. Non-seulement les individus qu'on a poursuivis se dérobent aux coups des chasseurs, mais encore tous les autres partent comme s'ils eussent été avertis par leurs camarades, et bientôt il n'en reste plus un seul dans la contrée. Ces émigrations sont le plus grand obstacle que rencontre le chasseur d'éléphants, qu'elles obligent à des déplacements perpétuels.

Au contraire, lorsque les éléphants sont restés longtemps tranquilles, un coup de fusil ne les épouvante pas, et pour quitter la place, il faut qu'ils soient chassés avec persévérance.

Swartboy fut donc enchanté de voir que le vieil éléphant s'était couché, et tira de ce fait une foule de conclusions.

Il était certain que l'éléphant s'était couché. A la place ou son dos avait porté, le cône élevé par les fourmis s'était affaissé; les formes de son corps étaient dessinées dans la poussière, et l'une de ses défenses avait laissé dans l'herbe une profonde rainure. Le judicieux Bosjesman décida, après examen, que ces défenses devaient être d'une dimension considérable.

Swartboy donna à ses compagnons de curieux détails sur le plus grand des quadrupèdes.

—L'éléphant, dit-il, ne se couche jamais sans avoir pour point d'appui de ses épaules un rocher, un arbre ou une fourmilière; autrement, il serait exposé à rouler sur le dos; quand il est renversé, les pieds en l'air, il a beaucoup de peine à se relever, et se trouve presque aussi embarrassé qu'une tortue. Parfois il dort debout, appuyé contre le tronc d'un arbre dont il s'était d'abord approché pour chercher de l'ombre. Il affectionne certains arbres auxquels il revient régulièrement pour faire un somme pendant la grande chaleur du jour. C'est le moment où il repose; car, au lieu de dormir la nuit, il l'emploie à se repaître et à chercher un abreuvoir. Dans les pays où il n'est pas inquiété, il mange aussi le jour, et je crois pouvoir attribuer son activité nocturne à la crainte que lui inspire l'homme, son ennemi le plus acharné et le plus vigilant.

Pendant que Swartboy communiquait ces renseignements, on continuait à suivre les traces de l'éléphant, qui avaient changé de nature à partir de la fourmilière. Le sommeil lui avait rendu l'appétit, les buissons épineux avaient été saccagés par sa trompe flexible; des branches avaient été arrachées, dépouillées entièrement de leurs feuilles, et les parties ligneuses qu'il avait abandonnées étaient éparses ça et là sur le sol; il avait déraciné des arbres, dont quelques-uns étaient de grande dimension.

L'éléphant en agit ainsi lorsque le feuillage ne se trouve pas à portée de sa trompe; il n'hésite pas à abattre l'arbre trop élevé, afin de le dépouiller à loisir. Comme il est friand de diverses espèces de racines savoureuses, il lui arrive parfois, pour les atteindre, de creuser la terre avec ses défenses, surtout quand elle a été détrempée par les pluies. Après avoir soulevé le pied de l'arbre avec son puissant levier, il le saisit à l'aide de sa trompe et se nourrit des racines. Il recherche principalement les plus grosses espèces de mimosas; mais il est capricieux, et après avoir emporté un arbre pendant l'espace de plusieurs yards, il le rejette souvent sans y toucher. Le passage d'une troupe d'éléphants suffit pour ravager une forêt.

L'éléphant n'a besoin que de sa trompe pour arracher les arbustes, mais il lui faut faire usage de ses défenses quand l'arbre est d'une certaine grosseur. Il les glisse sous les racines, remue le sol, ordinairement sablonneux, et envoie en l'air par une brusque secousse les racines, le tronc et les branches.

Sur la route que parcouraient les chasseurs, ils trouvaient à chaque pas des preuves étonnantes de la force de l'éléphant, et ne pouvaient se défendre d'un sentiment de terreur. Si dans ses moments de repos, le gigantesque animal commettait tant de dévastations, de quoi n'était-il pas capable pour peu qu'on l'irritât?

Quoique plus expérimenté que le fermier et son fils, et même à cause de son expérience particulière, le Bosjesman n'était pas sans inquiétude. Il avait lieu de croire que l'animal qu'ils poursuivaient était ce que les chasseurs indiens appellent un rôdeur.

Dans les circonstances ordinaires, on peut passer au milieu d'un troupeau d'éléphants aussi impunément qu'au milieu d'un troupeau de bœufs; ils ne deviennent dangereux que lorsqu'ils sont attaqués ou blessés. Le rôdeur est une exception à la règle générale; il est habituellement vicieux et se rue sans la moindre provocation sur les hommes ou les animaux qu'il rencontre; il semble se complaire dans la destruction, et malheur à tout être vivant qui se trouve sur son passage et n'est pas assez agile pour lui échapper! Le rôdeur ne s'associe jamais aux autres animaux de son espèce, il erre solitaire dans les bois; on croirait que c'est un exilé, banni pour son mauvais caractère ou pour ses méfaits, et dont la proscription même a aigri les inclinations perverses.

Il est à craindre, dit Swartboy, que nous ayons affaire à un rôdeur. Les éléphants vont par bandes de vingt, trente et même cinquante; ils sont toujours au moins deux: cela m'est suspect. Les dégâts qu'il a commis, les larges empreintes qu'il a laissées, semblent indiquer qu'il appartient à la dangereuse famille des rôdeurs, dont nous avons déjà vu un échantillon. Celui que le rhinocéros à tué en était un; autrement il se serait retiré pour éviter le combat.

Ces explications augmentèrent les alarmes des chasseurs; cependant aucun d'eux ne songea à reculer.

Les empreintes étaient de plus en plus fraîches, les racines des arbres renversés portaient la marque des dents de l'éléphant, et elles étaient encore humides de son abondante salive. Les branches brisées des mimosas exhalaient encore leurs parfums, qui n'avaient pas eu le temps de se dissiper; tout annonçait que l'animal était proche.

Précédés par le Bosjesman, Von Bloom et son fils faisaient le tour d'un massif, lorsque leur guide s'arrêta brusquement. Ses yeux roulèrent dans leurs orbites, ses lèvres s'agitèrent, mais l'émotion lui coupa la parole; il ne fit entendre que des sifflements inarticulés. Il était inutile qu'il s'expliquât d'avantage; ses compagnons devinèrent qu'il avait vu l'éléphant, et se cachant en silence derrière des broussailles, ils regardèrent à leur tour l'imposant quadrupède.

CHAPITRE XXIX.

LE RODEUR

L'éléphant se tenait au milieu d'un massif de mokhalas. Ces arbres, que les botanistes désignent sous le nom d'acacias de la girafe, ont des tiges élancées, surmontées d'un épais feuillage qui affecte la forme d'un parasol. La girafe, avec son long cou et ses lèvres préhensiles, atteint sans difficulté leurs feuilles pinnées, d'un vert tendre, qui sont son aliment favori.

L'éléphant, dont la trompe ne peut jamais s'élever à la même hauteur, serait souvent dans la situation du renard de la fable s'il n'avait un moyen de mettre à sa portée la nourriture qu'il désire. Il brise l'arbre, à moins que le tronc soit d'une dimension exceptionnelle.

Lorsque les yeux de nos chasseurs s'arrêtèrent sur l'éléphant, il venait de casser près de la racine un mokhala, dont il dévorait les feuilles avec avidité.

—Prenez garde! murmura précipitamment Swartboy lorsqu'il eut recouvré sa présence d'esprit, prenez garde, baas! n'approchez pas; c'est un vieux klow, je vous promets qu'il est méchant comme un diable.

Von Bloom et Hendrik regardèrent l'animal et ne lui trouvèrent rien qui le distinguât des autres de son espèce; mais le Bosjesman avait des yeux exercés, et il était incapable de se tromper. Il possédait cette science physiognomonique qui nous fait distinguer un homme vertueux d'un scélérat, sur des indices qu'on saisit sans pouvoir les définir.

Von Bloom et Hendrik trouvèrent en effet que l'éléphant avait mauvaise mine, et suivirent les conseils de Swartboy; ils restèrent immobiles dans les broussailles, en se demandant s'ils devaient attaquer un aussi formidable animal. La vue de ses longues défenses était trop séduisante pour que Von Bloom renonçât à faire au moins une tentative. Avant de le laisser fuir, il voulait lui envoyer quelques balles.

Il chercha dans sa tête un plan d'attaque, mais il n'avait pas le temps de le mûrir. L'éléphant se montrait inquiet; il pouvait s'éloigner d'un moment à l'autre, et se perdre au milieu des fourrés. Von Bloom prit le parti de s'avancer le plus près possible et de lâcher son coup de fusil. Il se disait qu'une seule balle au front tuait un éléphant, et pourvu qu'il choisit une bonne position, il se croyait assez bon tireur pour toucher droit au but.

Malheureusement la conviction de Von Bloom était basée sur une erreur accréditée par les théoriciens qui ont chassé l'éléphant dans leur cabinet. En consultant d'autres hommes d'étude, les anatomistes, ces messieurs pourraient s'assurer que l'éléphant peut recevoir impunément une balle dans la tête, grâce à la position de sa cervelle et à la conformation de son crâne.

Préoccupé d'une fausse idée, Von Bloom commit une grave erreur. Au lieu de chercher à prendre l'animal de flanc, ce qui aurait été facile, il fit un détour à travers les broussailles pour venir le frapper au milieu du front.

Hendrik et Swartboy restèrent à leur place.

A peine Von Bloom était-il installé, qu'il vit la monstrueuse bête s'avancer d'un pas majestueux. En une douzaine d'enjambées, elle allait atteindre le chasseur embusqué. Elle ne proférait aucun cri; mais on entendait le gargouillement de l'eau qui ondulait dans son vaste estomac.

Von Bloom avait pris position derrière le tronc d'un gros arbre.

L'éléphant ne l'avait pas vu, et aurait peut-être passé sans le remarquer, si le chasseur l'avait permis.

Von Bloom en eut un moment l'idée. Quoique ce fut un homme de cœur, la vue du géant des forêts le faisait frissonner malgré lui; mais à l'aspect des brillantes masses d'ivoire qui le menaçaient, il se rappela pourquoi il s'était exposé. Il songea à la nécessité de refaire sa fortune et d'assurer l'avenir de ses enfants.

Il posa résolûment son long roer sur un nœud de l'arbre et prit son point de mire. La détonation retentit; des nuages de fumée enveloppèrent le chasseur. Il entendit la voix stridente et cuivrée de l'éléphant, le bouillonnement de l'eau dans ses entrailles, le craquement des branches; et quand la fumée se dissipa, il reconnut avec douleur que l'animal était encore sur ses pieds et n'avait nullement souffert.

La balle avait atteint son but; mais au lieu de pénétrer dans le crâne, elle s'était aplatie sur l'os frontal, et n'avait eu d'autre effet que d'exciter au plus haut degré la fureur de l'éléphant. Quoiqu'il ignorât la cause du chatouillement importun qu'il avait ressenti, il frappait les arbres avec ses défenses, arrachait les branches et les lançait en l'air. S'il avait aperçu Von Bloom, il l'aurait infailliblement mis en pièces; mais le chasseur eut la présence d'esprit de rester immobile derrière le gros arbre.

Swartboy ne montra pas tant de prudence. Il était sorti avec Hendrik du massif de mokhalas, avait traversé la clairière et se dirigeait du côté de Von Bloom. Quand il vit que l'éléphant n'était pas blessé, il perdit courage, quitta Hendrik et se sauva dans le taillis en poussant des cris de détresse.

Ces cris attirèrent l'attention de l'éléphant, qui, prenant la direction d'où ils partaient, rentra dans la clairière que traversait le fugitif. Au moment où l'animal passait devant Hendrik, celui-ci lui envoya une balle qui l'atteignit à l'épaule et le rendit plus furieux que jamais.

Sans s'arrêter, l'éléphant se rua sur les pas de Swartboy, auquel, dans son ignorance, il attribuait peut-être la blessure qu'il avait reçue.

Le Bosjesman était à peine sorti des massifs de mokhalas, et n'avait pas plus de dix pas d'avance. Il se proposait de regagner le bois et de monter sur un arbre; mais, hélas! il était trop tard! il entendait les pas lourds, le mugissement de son ennemi courroucé, dont il croyait sentir l'ardente haleine. Il était encore loin du bois, et n'avait aucune chance d'arriver jusqu'à l'arbre sur lequel il voulait grimper. Ne sachant quel parti prendre, il s'arrêta et fit volte-face. C'était par désespoir et non par bravade qu'il affrontait son adversaire. Il savait qu'il serait certainement dépassé à la course, et comptait éviter la terrible attaque par quelque manœuvre adroite.

Le Bosjesman était au milieu de la clairière, et l'éléphant marchait droit à lui.

Swartboy n'avait point d'armes; il avait jeté pour courir plus vite, son arc, son carquois et sa hache, qui lui auraient été d'ailleurs inutiles. Il ne portait son kaross, ou manteau de peau de mouton, qu'il avait gardé avec intention.

L'éléphant approcha, la trompe étendue. Swartboy lui lança son kaross de manière à le faire retomber sur le long et flexible cylindre; puis il sauta lestement de côté, et prit la fuite dans une direction opposée à celle que suivait l'éléphant.

Malheureusement la trompe balaya le sol avec le kaross, qu'elle avait saisi, et qui rencontrant les jambes de Swartboy, le renversa à plat ventre sur le gazon.

L'agile Swartboy se releva aussitôt et voulut courir; mais l'éléphant n'avait pas été dupe du stratagème du kaross, et après avoir jeté ce vêtement inutile, il se précipita brusquement sur Swartboy. Les demi-cercles d'ivoire passèrent par derrière entre les jambes du Bosjesman, et le lancèrent à plusieurs pieds en l'air.

Du bord de la clairière, Von Bloom et Hendrik furent témoins de sa périlleuse ascension; mais, à leur grand étonnement, ils ne le virent pas redescendre.

Etait-il tombé sur les défenses de l'éléphant? Y était-il retenu par la trompe? Non: le Bosjesman n'était ni sur la tête ni sur le dos de l'animal qui, non moins étonné que les chasseurs de la disparition de sa victime, la cherchait de tous côtés.

Où Swartboy était-il allé?

En ce moment l'éléphant rugit avec fureur, entoura de sa trompe un mokhala et le secoua violemment.

Von Bloom et Hendrik levèrent les yeux vers la cime, s'attendant à y trouver Swartboy. En effet, il était juché sur les branches, au milieu desquelles il avait été lancé. Il comprenait que sa position était précaire, et la terreur se peignait sur sa physionomie; mais il n'eut pas le temps d'exprimer ses alarmes. L'arbre craqua, se brisa et tomba en entraînant le pauvre Bosjesman.

Par hasard, le mokhala tomba du côté de l'éléphant, dont Swartboy dans sa chute effleura la croupe. Les branches avaient amorti le choc; il n'était pas blessé, mais il se voyait complètement à la merci de son adversaire.

Il était perdu!

Une idée s'offrit à lui. Avec l'instinct du désespoir, il sauta sur une des jambes de derrière de l'éléphant et l'étreignit avec énergie; il mit en même temps ses pieds nus sur les rebords des sabots du pachyderme, et ce point d'appui lui permit de s'installer solidement.

Dans l'impossibilité de le faire déguerpir ou de l'atteindre avec sa trompe, surpris et épouvanté de ce nouveau genre d'attaque, l'éléphant poussa un cri terrible et s'enfuit à travers les jungles, la queue et la trompe en l'air.

Swartboy resta à son poste jusqu'à ce qu'il fût au milieu des taillis, et saisissant une occasion favorable, il se glissa doucement à terre. Dès qu'il eut touché le sol il se releva et courut de toute sa force dans une direction opposée.

Il n'avait pas besoin de s'essouffler. Non moins effrayé que lui, le prosboscidien poursuivit sa marche en faisant un large abattis d'arbres et de branches; il ne s'arrêta qu'après avoir mis plusieurs milles entre lui et le théâtre de cette fâcheuse aventure.

Von Bloom et Hendrik avaient rechargé leurs fusils et avançaient au secours de Swartboy; mais il le rencontrèrent qui venait au devant d'eux, heureux et fier de sa miraculeuse délivrance.

Les chasseurs échauffés proposèrent de suivre la piste.

—A quoi bon? dit Swartboy, qui avait assez du vieux rôdeur. Sans chevaux et sans chiens nous n'avons pas la moindre chance de le rejoindre. Le mieux est d'y renoncer sans barguigner.

Von Bloom le comprit et regretta plus vivement la perte de ses chevaux. Il est facile à un homme à cheval d'atteindre l'éléphant, et à des chiens de le réduire aux abois, mais il ne lui est pas moins facile d'échapper à un chasseur à pied, et une fois qu'il a pris la fuite, ce serait peine perdue que de le poursuivre.

L'heure était trop avancée pour chercher d'autres éléphants. Les chasseurs désappointés abandonnèrent la chasse et s'acheminèrent tristement vers le camp.

CHAPITRE XXX.

LES GNOUS

«Un malheur, dit le proverbe, n'arrive jamais seul.»

En approchant du camp, les chasseurs purent s'apercevoir que tout n'était pas en règle, Totty, Gertrude et Jan étaient en haut de l'échelle, et leurs regards inquiets n'annonçaient rien de bon.

Ou était Hans?

Dès que les chasseurs furent en vue, Jan et Gertrude descendirent les échelons et vinrent confirmer les tristes conjectures qu'on avait formées.

Hans était absent depuis plusieurs heures.

—Où est-il allé? demanda Von Bloom.

—Nous ne savons pas, répondit Jan; nous craignons qu'il ne lui soit arrivé quelque malheur.

—Mais dans quelles circonstances a-t-il quitté le camp?

—Un grand nombre de bêtes de forme étranges sont venues boire dans le lac. Vite Hans a pris son fusil et s'est mis à les poursuivre; il nous a recommandé de nous tenir dans l'arbre, de ne pas bouger avant son retour, en disant qu'il allait revenir de suite. Il s'est en allé au bas du lac; mais les buissons nous l'ont bientôt caché, et nous ne l'avons plus revu!

—Y a-t-il longtemps?

—Oh! très-longtemps, dit Gertrude. Il est parti presque aussitôt que vous. Ne le voyant pas revenir, nous nous sommes d'abord inquiétés, puis nous avons pensé qu'il vous avait rencontrés, qu'il vous aidait à chasser, et que c'était pour cela qu'il ne rentrait pas.

—Avez-vous entendu un coup de fusil?

—Non; les étranges bêtes avaient disparu avant que Hans eût eu le temps de se préparer. Nous supposons qu'avant de pouvoir les rattraper il a dû faire un bon bout de chemin, et voilà pourquoi nous n'avons rien entendu.

—Quelles étaient les bêtes dont vous parlez?

—De gros animaux d'un jaune brun, reprit la petite fille. Ils avaient des crinières hérissées; de longues touffes de poils pendaient de leur poitrail entre leurs jambes de devant.

—Ils étaient gros comme des poneys, ajouta Jan; ils gambadaient et caracolaient comme des poneys, auxquels ils ressemblaient beaucoup.

—Ils avaient plutôt l'air de lions, interrompit Gertrude.

—De lions! s'écrièrent Von Bloom et Hendrik, avec l'accent de la terreur.

—Oui, reprit Gertrude, il m'ont fait l'effet d'être de l'espèce des lions.

—Et à moi aussi, dit Totty.

—Combien étaient-ils?

—Au moins une cinquantaine. Nous n'avons pu les compter, car ils étaient sans cesse en mouvement, galopaient d'un lieu à l'autre et se donnaient des coups de cornes.

—Ah! ils avaient des cornes! s'écria Von Bloom, que cette affirmation rassurait.

—Certainement, répondirent à la fois Totty et les deux enfants.

—C'étaient, dit Jan, des cornes pointues qui descendaient en partant du front et remontaient ensuite tout droit. Ces animaux avaient aussi des crinières; leur cou se courbait comme celui d'un cheval; leur nez était garni d'une touffe de poils semblable à une brosse. Ils avaient les membres arrondis comme des poneys et de longues queues blanches qui balayaient la terre comme celle des poneys. Je vous le répète, sans leurs cornes, sans les longs poils dont leur nez et leur poitrine étaient garnis, je les aurais pris pour des poneys. Ils galopaient comme les poneys qui jouent dans les prairies; ils couraient en baissant la tête, secouaient leurs crinières, hennissaient, ronflaient, absolument comme des poneys. Parfois encore ils beuglaient comme des taureaux! et j'avoue que, par la tête, ils ressemblaient à des taureaux! j'ai remarqué aussi qu'ils avaient le sabot fendu comme celui des bœufs. Oh! je les ai bien vus, pendant que Hans chargeait son fusil! Ils étaient au bord de l'eau; mais quand il approcha, ils décampèrent tous à la file. Celui qui les guidait et celui qui fermait la marche étaient de la plus forte taille.

—C'étaient des gnous! s'écria Swartboy.

—Oui, dit Von Bloom; la description que fait Jan ne peut s'appliquer qu'à eux.

En effet, Jan avait exactement esquissé les particularités caractéristiques du gnou (catoblepas gnus), le plus singulier peut-être de tous les ruminants; il a le museau du bœuf, l'encolure du cheval, le cou massif et courbé, la queue blanchâtre et terminée par un flocon de poils. L'enfant avait parfaitement saisi ces traits distinctifs. Gertrude elle-même n'avait pas commis une erreur impardonnable, car les vieux gnous, avec leur robe fauve et leur crinière flottante, ont avec le lion des points d'analogie frappante quand on les aperçoit de loin, et les plus fins chasseurs s'y trompent quelquefois.

Cependant les observations de Jan étaient plus conformes à la vérité que celles de Gertrude. S'il avait été plus près, il aurait remarqué en outre que les gnous avaient l'air farouche, des cornes pareilles à celles du bison d'Afrique, les jambes effilées du cerf et la croupe ronde du poney. Il aurait vu encore que les mâles étaient plus gros et d'un jaune plus foncé que les femelles, que les petits étaient de couleur claire et blanchâtre comme du lait.

Les gnous qui étaient venus boire au lac faisaient partie de ceux que les colons hollandais appellent wildebeest (bœufs sauvages), et les Hottentots gnous. Ce dernier nom leur vient de ce qu'ils poussent parfois un gémissement sourd, exactement représenté par le mot gnou-o-ou.

Ils errent en bandes nombreuses dans les solitudes de l'Afrique australe; il sont inoffensifs, à moins qu'ils ne soient blessés; car alors, surtout quand ils sont vieux, ils frappent le chasseur avec les cornes et les sabots.

Les gnous courent avec une rare vitesse, mais l'aspect d'un ennemi ne les fait pas fuir au loin; ils se tiennent en observation à quelque distance, caracolent, décrivent des cercles autour du chasseur, le menacent en baissant la tête vers le sol, et soulèvent avec leurs pieds des tourbillons de poussière. Le cri qu'ils font entendre tient à la fois du beuglement du taureau et du rugissement du lion.

Pendant que le troupeau est au pâturage, les vieux gnous font sentinelle et le gardent en avant et en arrière; s'ils se met en marche, c'est presque toujours sur une seule ligne, comme Jan l'avait observé.

Les vieux gnous se tiennent à l'arrière, entre le troupeau et le chasseur, en se frappant réciproquement de leurs cornes, comme s'ils se livraient un combat sérieux; mais aussitôt que l'ennemi vient à portée, ils font trêve et partent au galop en décrivant les zigzags les plus capricieux.

Il existe une seconde espèce du même genre dans le sud de l'Afrique, et plus au nord une troisième dont les mœurs sont peu connues. Toutes deux sont de plus haute taille que le gnou vulgaire, qui atteint rarement plus de quatre pieds de hauteur, tandis que ses congénères en ont près de cinq. Les trois espèces sont distinctes, et ne se réunissent jamais, quoiqu'on les rencontre souvent en compagnie d'autres animaux. Elles sont particulières au continent de l'Afrique.

Le gnou moucheté (catoblepas gorgon) est connu des chasseurs et des colons du Sud sous le nom de bœuf sauvage bleu. Sa robe azurée est rehaussée sur les flancs par des stries d'une autre nuance; ses habitudes sont les mêmes que celles du gnou commun; mais il est plus lourd et sa forme est encore plus singulière.

Le catoblepas taurina, qui constitue la troisième espèce, est appelé kokoou par les indigènes. Il se rapproche du gnou moucheté par les mœurs et la configuration. Au reste on le connaît à peine, car il habite les parties de l'Afrique centrale qui ont été le moins explorées.

Ces trois espèces, qui diffèrent si complètement de tous les animaux connus, ont droit à former un genre séparé. Jusqu'à présent les naturalistes les ont placées parmi les antilopes léiocères, c'est-à-dire à cornes entièrement lisses, mais sans aucune raison plausible. Les gnous ont moins d'affinités avec l'antilope qu'avec le bœuf; c'est ce qu'ont bien compris les chasseurs et les cultivateurs des frontières, qui les ont qualifiés de bœufs sauvages.

La chair du gnou est recherchée, surtout quand il est jeune. Le cuir sert à fabriquer des harnais et des lanières; sa longue queue soyeuse est un objet de commerce. On voit autour des fermes du Cap de grands morceaux de cornes de gnous et de springboks, restes d'animaux tués à la chasse.

La chasse au gnou est l'exercice favori des jeunes colons. On cerne quelquefois dans les vallées des bandes considérables de ces animaux, que l'on décime à volonté. Parfois aussi on les attire en leur montrant un mouchoir rouge ou une pièce de drap écarlate, sur lesquels ils se jettent avec fureur, car ils ont pour ces couleurs une grande aversion. On les réduit facilement à l'état de domesticité; mais on ne les admet pas volontiers dans les fermes, à cause d'une maladie de peau qui les emporte chaque année par milliers, et qu'ils pourraient communiquer au bétail. On suppose sans peine que Von Bloom et ses compagnons ne s'amusèrent pas à disserter sur le gnou. Leur unique préoccupation était l'absence prolongée de Hans. Ils se disposaient à se mettre à sa recherche, quand il arriva courbé sous le poids d'un lourd fardeau.

Un cri de joie salua sa venue.

CHAPITRE XXXI.

LA FOURMILIÈRE

Hans fut assailli d'une volée de questions:

—Ou êtes-vous allé? qui vous a retenu? qu'est-ce qui vous est arrivé? n'êtes-vous pas blessé?

—Je me porte à merveille, répliqua-t-il, et je vous raconterai mes aventures quand Swartboy aura écorché ce cochon de terre, que Totty fera cuire pour notre souper. En ce moment je suis trop affamé pour avoir le courage de parler.

En disant ces mots, Hans se débarrassa d'un animal qu'il portait sur les épaules, et qui était de la grosseur d'un mouton. Cet animal étrange, que Hans nommait improprement cochon de terre, était couvert de longues soies d'un gris teinté de rouge. Il avait une longue queue qui allait en s'amincissant comme une carotte, un museau de glabre d'environ un pied de long, la bouche très-petite, des oreilles droites et pointues comme une paire de cornes; un corps plat, des jambes courtes et musculeuses; ses griffes étaient démesurées, surtout aux pattes de devant, où, au lieu de s'étendre, elles se repliaient comme des poings fermés ou comme les mains d'un singe.

—Mon cher enfant, dit Von Bloom, nous t'accordons du repos, d'autant plus que notre appétit n'est pas moins vif que le tien. Mais nous pouvons réserver pour demain ton cochon de terre; nous avons ici une couple d'outardes qui seront plus faciles à accommoder.

—Soit, repartit Hans; avec la faim qui me dévore, je ne tiens pas à manger une chose plutôt qu'une autre, et je me régalerais même d'une tranche de vieux couagga si j'en avais. J'espère pourtant que Swartboy, s'il n'est pas trop las, voudra bien écorcher mon gibier. Prenez bien garde de l'abîmer, brave Swartboy; c'est un animal qu'on ne trouve pas tous les jours.

—Laissez-moi faire, mynheer Hans; je m'entends à écorcher un goup.

Le singulier animal que Hans appelait cochon de terre (aardvark), et que le Bosjesman connaissait sous le nom de goup, n'était ni plus ni moins que l'oryctérope ou mangeur de fourmis d'Afrique (orycteropus capensis).

Quoique les colons le désignent sous la qualification de cochon de terre, l'oryctérope du Cap n'a rien de commun avec l'espèce porcine. La forme de son museau, ses longues soies, l'habitude qu'il a de fouiller la terre, lui ont valu cette fausse dénomination. De tous les animaux qui creusent les terriers, c'est assurément le plus expéditif; il surpasse même le blaireau, et un jardinier armé d'une bonne bêche ne parviendrait pas à faire un trou en aussi peu de temps que lui. Sa taille, ses mœurs et sa conformation sont à peu près celles de son cousin de l'Amérique du Sud, le tamanoir (myrmecophaga gubata), que l'on considère comme le type des fourmiliers ou mangeur de fourmis. Mais l'oryctérope du Cap perce les murailles épaisses d'une fourmilière, et dévore les termès avec autant de facilité que le myrmécophage de la vallée des Amazones. Il a, comme le tamanoir, la queue et le museau longs, la bouche petite et la langue extensible. Cependant, les naturalistes, qui se sont occupés du tamanoir, ont presque entièrement négligé l'oryctérope.

Le premier figure avec honneur dans les muséums et les ménageries, tandis que personne ne se dispute la possession du second. D'où vient cette inégalité? Sans doute de ce que le cochon de terre est d'une colonie hollandaise que l'on a récemment calomniée. Je prétends faire cesser l'injustice dont le cochon de terre a été trop longtemps victime, et je soutiens qu'il n'a pas moins de droit que le tamanoir à être regardé comme le type des myrmécophages. Il faut voir comme il détruit des fourmilières, dont quelques-unes ont vingt pieds de haut; comme il allonge sa langue visqueuse pour la rentrer couverte de fourmis blanches. De même que le tamanoir, il engraisse et fournit une chair aussi salubre que délicate, quoiqu'elle sente légèrement l'acide formique. Ses jambons, convenablement préparés, sont supérieurs à ceux d'Espagne ou de Westphalie. Je vous conseille d'en essayer.

Swartboy, qui appréciait les qualités comestibles de cet étrange gibier, se mit à le dépecer avec empressement. Quoique commun dans l'Afrique australe, et même abondant dans certains districts, l'oryctérope est rare sur le marché. Il suffit pour le tuer de lui appliquer un coup sur le museau; mais il est difficile de le surprendre. Il est timide et prudent; ce n'est guère que la nuit qu'il sort de son terrier, et il fait si peu de bruit en marchant, il s'avance avec tant de précaution, qu'il est presque impossible de l'approcher. Il a les yeux d'une petitesse extrême, et sa vue n'est pas meilleure que celle de la plupart des animaux nocturnes; mais son odorat est d'une prodigieuse finesse, et ses longues oreilles saisissent les plus légers bruits.

Le cochon de terre n'est pas le seul myrmécophage de l'Afrique australe. Il a pour concurrent un quadrupède tout différent, le moris ou pangolin. Ce dernier est sans poils; mais son corps est couvert d'écailles imbriquées qu'il redresse à volonté. Il ressemble plutôt à un grand lézard ou à un petit crocodile qu'à un mammifère; mais ses habitudes sont exactement celles de l'oryctérope. Il se terre, ouvre pendant la nuit les fourmilières, darde sa langue au milieu des insectes et les dévore avidement.

Lorsqu'il est surpris loin de sa retraite souterraine, il se roule en boule comme le hérisson et quelques espèces de tatous de l'Amérique méridionale, auxquels il ressemble par sa cotte de mailles squammeuse.

Il y a plusieurs espèces de pangolins qui ne sont pas africaines: les unes se trouvent dans l'Asie méridionale, les autres dans les îles indiennes. Celle du sud de l'Afrique est connue des naturalistes sous le nom de pangolin à longue queue ou pangolin de Temminck.

Pendant que Swartboy, armé de son couteau, découpait avec soin l'oryctérope, Totty avait fait rôtir à la hâte une outarde. Il lui manquait peut-être un tour de broche; mais nos voyageurs étaient trop affamés pour être difficiles, et ils trouvèrent le dîner excellent.

Quand ils furent rassasiés, Hans commença l'histoire de sa journée.

CHAPITRE XXXII.

DÉSAGRÉMENT D'ÊTRE POURSUIVI PAR UN GNOU

«Il n'y avait pas une heure que vous étiez partis, quand un troupeau de gnous s'approcha du lac. Ils étaient venus sur une seule file; mais ils l'avaient rompue pour s'ébattre dans l'eau avant que j'eusse la moindre velléité de les inquiéter.

»Je savais qu'ils étaient dignes d'un coup de fusil; pourtant leurs gambades me divertissaient tellement, que je les laissai boire en paix. Ce fut au moment où ils allaient se retirer que je songeai qu'il était bon de varier notre régime de biltongue. Remarquant dans la bande beaucoup de ces jeunes gnous, dont j'avais entendu vanter la chair, je résolus de m'en procurer un.

»Je montai à l'échelle pour aller prendre mon fusil. Quelle imprévoyance j'avais commise en ne le chargeant pas au moment de votre départ! Mais pouvais-je m'attendre à une pareille invasion?

»Les gnous sortaient de l'eau; je chargeai mon arme en toute hâte, et dès que j'eus mis la bourre, je descendis. Avant d'être au bas de l'échelle, je m'aperçus que j'avais oublié ma poire à poudre et ma carnassière; mais j'étais trop pressé pour remonter. Les gnous se mettaient en marche; je craignais d'arriver trop tard, et d'ailleurs mon intention n'était que d'en tuer un.

»Je courus vers eux en cherchant à me tenir caché dans les buissons; mais je reconnus bientôt que je n'avais pas besoin de tant de précautions. Loin d'être peureux comme ceux qui rôdaient autour de notre ancien kraal, ils avaient l'air de me narguer. Ils s'approchaient de moi à la distance de cent verges, sans que ma présence les gênât dans leurs évolutions. Plusieurs fois deux vieux gnous, qui semblaient former l'arrière-garde, s'avancèrent à la portée de fusil; mais je les dédaignais, sachant que leur chair était coriace. Je voulais atteindre un des jeunes veaux dont les cornes n'avaient pas encore commencé à se recourber.

»Quoique le troupeau ne se montrât point farouche, je ne pouvais parvenir à m'en approcher suffisamment. Les guides placés à la tête l'entraînaient hors de ma portée, et les protecteurs de l'arrière-garde le poussaient en avant à mesure que je gagnais du terrain.

»Il y avait plus d'une demi-heure que je me livrais à cette poursuite inutile, et l'animation de la chasse m'avait fait complètement oublier combien il était imprudent de m'éloigner ainsi du camp. J'avais toujours l'espoir de réussir et de rentrer avec une riche proie. Je persévérai donc, et j'arrivai dans un lieu dépourvu d'arbres, où se dressaient comme de grandes tentes de fourmilières placées à distance égale les unes des autres. Quelques-unes n'avaient pas moins de douze pieds de haut. Au lieu d'affecter, comme celles des fourmis communes, la forme hémisphérique d'un dôme, elles étaient coniques et flanquées de cônes plus petits qui s'élevaient à leurs pieds comme des tourelles. C'étaient les habitations de l'espèce de grosses fourmis blanches que les entomologistes appellent termès belliqueux (termes bellicosus).

»D'autres monticules, à la forme cylindrique, au sommet arrondi, ressemblaient à des paquets de linge surmontés chacun d'une cuvette renversée. Ils servaient de domicile à l'espèce dite termes mordax, quoiqu'une autre espèce (termes atrox) se bâtisse des nids presque identiques.

»Je ne m'arrêtai pas à examiner ces curieux édifices. Je n'en parle que pour vous faire comprendre ce qui va suivre.

»La plaine était couverte d'éminences coniques et cylindriques. En m'abritant derrière une d'elles, je crus pouvoir arriver sans difficultés à portée de fusil des gnous.

»Je fis un détour pour prendre les devants, et me glissai derrière une fourmilière conique près de laquelle paissait le gros du troupeau. Quel fut mon désappointement, lorsqu'on regardant entre les tourelles je vis les femelles et les petits emmenés loin de moi!

»Les deux vieux gnous restaient seuls de mon côté.

»Ma bile s'échauffait; je commençai à croire que les patriarches du troupeau avaient positivement l'intention de se moquer de moi. Leurs manœuvres étaient des plus inexplicables: tantôt ils gambadaient à travers la plaine, comme pour me braver, tantôt leurs têtes s'entrechoquaient comme s'ils eussent voulu se livrer bataille. Je dois vous avouer qu'avec leurs fronts hérissés de poils noirs, leurs cornes pointues, leurs yeux rouges et étincelants, c'étaient des voisins assez désagréables, et que même, en la supposant stimulée, leur animosité m'inquiétait.

»Ils se mettaient à genoux et se penchaient en avant jusqu'à ce que leurs têtes se rencontrassent: ils se relevaient ensuite, et chacun d'eux faisait un bond comme pour se rejeter sur son camarade et le fouler aux pieds. S'étant manqués réciproquement, ils étaient entraînés par l'impétuosité de leur course, revenaient sur leurs pas, et retombaient à genoux pour se livrer bataille.

»Ils m'exaspérèrent au point que je résolus d'en finir.—Ah! coquins, me dis-je, vous ne voulez pas me permettre de tuer vos camarades, eh bien, je vais me venger sur vous! Tremblez, vous payerez cher votre témérité et votre insolence.

»Au moment où j'allais les ajuster, les deux gnous se préparèrent à un nouveau combat. Jusqu'alors leurs luttes ne m'avaient semblé qu'un jeu; mais cette fois ils étaient réellement animés l'un contre l'autre: les armures de leurs fronts se choquaient avec fracas, leurs beuglements avaient quelque chose de sinistre, la fureur se peignait dans leurs yeux.

»Un d'eux fut abattu à plusieurs reprises. Chaque fois qu'il essayait de se relever, son antagoniste se précipitait sur lui et le renversait de nouveau. Les voyant sérieusement aux prises, je n'hésitai pas à marcher vers les combattants. Aucun d'eux ne remarqua mon approche: le vaincu ne songeait qu'à se garantir des coups terribles qui pleuvaient sur lui, le vainqueur ne s'occupait que de compléter son triomphe.

»Quand je fus à trente pas, j'ajustai; je choisis le gnou qui avait le dessus, tant pour le punir d'avoir manqué de générosité en frappant un antagoniste à terre que parce qu'il me prêtait le flanc.

»Je tirai.

»La fumée me cacha les deux gnous; quand elle se dissipa, je vis le vaincu toujours agenouillé; mais, à ma grande surprise, celui que j'avais visé était debout, aussi solide qu'auparavant. Je devais pourtant l'avoir touché; j'avais entendu sa chair grasse frissonner sous la balle; mais je ne l'avais nullement estropié.

»Où l'avais-je blessé?

»Je n'eus pas le temps d'y réfléchir; car redressant sa queue et baissant son front velu, il accourut au galop sur moi. Le désir de la vengeance se peignait dans ses regards; ses rugissements étaient épouvantables. Je vous assure que je fus moins épouvanté l'autre jour quand je rencontrai le lion.

»Je ne sus que faire pendant quelque secondes. D'abord je m'étais mis sur la défensive, et j'avais involontairement pris mon fusil par le canon pour m'en servir comme d'une massue; mais il était facile de voir que mes faibles coups n'arrêteraient pas la course furieuse d'un animal aussi fort, et qu'il me renverserait infailliblement. Comment me soustraire à son ressentiment? En tournant les yeux autour de moi, j'aperçus par bonheur la fourmilière que je venais de quitter. En montant dessus, j'étais hors d'atteinte; mais aurais-je le temps d'y arriver?

»Je m'enfuis comme un renard dépisté. Vous, Hendrik vous me dépassez à la course dans les circonstances ordinaires; mais je doute que vous eussiez pu gravir plus vite que moi cette fourmilière.

»Il n'était pas trop tôt. Au moment où, en m'appuyant sur les tourelles, j'escaladais le cône principal, la fumée qui sortait des naseaux du gnou montait jusqu'à moi.

»Heureusement j'étais en sûreté, et ses cornes acérées ne pouvaient m'atteindre.

CHAPITRE XXXIII.

LE SIÈGE

»Sans la fourmilière j'aurais été perdu. Le gnou auquel j'avais affaire était un des plus gros et des plus féroces de son espèce. Il devait être d'un âge avancé, comme l'indiquaient les teintes foncées de sa robe, et ses cornes noires et massives à la base, qui se rejoignaient presque aux extrémités. Ma lutte n'eût pas été longue avec lui; mais je ne le redoutais pas, et du haut de mon observatoire j'épiais tranquillement ses manœuvres.

»Il fit tous ses efforts pour me débusquer. Il livra plus de douze assauts au monticule, établit des logements dans les tourelles les plus basses, mais sans pouvoir atteindre un poste à la conquête duquel j'avais employé toutes mes facultés physiques.

»Parfois, dans son désespoir, il venait si près de moi que j'aurais pu toucher ses cornes avec le bout de mon canon. Jamais je n'avais vu d'animal si furieux. Ma balle lui avait fracassé la mâchoire, et la douleur lui donnait le vertige; mais comme je m'en aperçus plus tard, ce n'était pas la seule cause de ses emportements.

»Après avoir vainement essayé de gravir le cône, il changea de tactique et se mit à le miner comme pour l'abattre. A plusieurs reprises, il recula, revint à la charge, et comme il employait toute sa force, je crus un moment qu'il parviendrait à renverser l'édifice qu'il battait en brèche. Quelques tourelles tombèrent sous ses coups; l'argile durcie du monticule principal fut ouverte par ses cornes, dont ils se servait comme de pioches retournées. Et il exposa à mes regards les chambres et les galeries que les insectes avaient creusées.

»Néanmoins je ne tremblais pas; j'avais le conviction qu'il ne tarderait pas à épuiser sa rage, et qu'après son départ je pourrais descendre sans danger; mais après avoir attendu longtemps, je fus étonné de voir que, loin de se calmer, il devenait de plus en plus furieux.

»La place où j'étais assis était chaude comme un four, pas un souffle n'agitait l'atmosphère, et les rayons ardents du soleil étaient réfléchis par l'argile blanche de la fourmilière. Des ruisseaux de sueur me découlaient du front, et j'étais à chaque instant obligé de prendre mon mouchoir pour les essuyer. Toutes les fois que je le déployais, la colère du gnou redoublait. Il se ruait contre la muraille escarpée en poussant d'affreux rugissements.

»Je me demandai d'abord pourquoi je le provoquais en m'essuyant la figure. C'était un mystère dont je cherchais vainement l'explication; mais enfin je m'aperçus que mon mouchoir était d'une brillante couleur écarlate, et je me souvins d'avoir entendu dire que le rouge excitait au plus haut degré la fureur des animaux de cette espèce. Je me hâtai de serrer mon mouchoir dans l'espérance d'apaiser ce redoutable adversaire; mais il était trop irrité pour revenir facilement à son état de tranquillité habituelle. Il réitéra ses assauts avec des cris de plus en plus farouches, entremêlés de gémissements que lui arrachait la souffrance causée par sa blessure. Il savait que j'étais l'auteur de ses maux, et paraissait déterminé à ne pas quitter la place sans s'être vengé. Il employait ses sabots et ses cornes à démolir le monticule.

»Je commençais à être las de ma situation, sans craindre que le gnou m'atteignît. J'étais troublé par l'idée des malheurs qui pouvaient arriver, pendant mon absence, à mon frère et ma sœur. Je fus distrait de ces préoccupations par un nouveau danger, aussi terrible que celui que me faisait courir le gnou furieux. Il avait détruit les ouvrages avancés de la fourmilière, et mis à découvert les passages qui communiquaient des tourelles au centre du dôme. Les termès, qui se tiennent ordinairement sous terre, chassés tout à coup de leurs logements, avaient grimpé par milliers sur l'éminence. Les yeux fixés sur ceux du gnou, je n'avais pas fait attention à leur marche, lorsque je sentis leur bande formidable monter le long de mes jambes. Dans le premier moment de ma surprise je faillis me précipiter sur les cornes du bœuf sauvage.

»Cette armée d'insectes semblait animée d'un même esprit; elle avait l'intention de m'attaquer, et mettait dans ses mouvements stratégiques une régularité merveilleuse. Elle se composait des soldats, qui se distinguent, comme vous savez, des travailleurs par la grosseur de leur tête et la longueur de leurs mandibules. Je fus glacé d'horreur en pensant aux cruelles morsures que ces soldats pouvaient me faire, et j'éprouvai une terreur dont n'approche pas celle que j'avais ressentie à l'aspect du lion. Ma première impression fut que j'allais être dévoré. Il me revint en mémoire que des hommes avaient été assaillis pendant leur sommeil et tués par les fourmis blanches, et je me persuadai que j'éprouverais un sort semblable si je ne m'échappais au plus tôt.

CHAPITRE XXXIV.

L'ORYCTÉROPE

»Que faire? comment éviter mes ennemis? Si je sautais en bas, j'étais sûr d'être mis en pièces par le gnou; si je restais en place, les hideux insectes ne manqueraient pas de me dévorer. Déjà je sentais leurs dents redoutables à travers mes bas de laine épais; mes habits ne pouvaient me protéger. J'étais monté sur le sommet du cône, et je m'y tenais avec peine. Les morsures des insectes me faisaient sautiller comme un acrobate. Ils s'avançaient en colonne serrée sur mes souliers, mais ce n'était encore qu'une avant-garde. D'autres sortaient par myriades de leurs galeries, et se préparaient à m'accabler sous leur nombre. Pour échapper à un horrible genre de mort, ma seule chance était d'affronter le gnou. Le hasard pouvait me servir; en me défendant avec mon fusil, j'avais l'espoir de tenir l'animal en respect jusqu'à ce que je trouvasse moyen de gravir une autre fourmilière.

»J'allais sauter, lorsque je fus frappé d'une idée qui aurait dû me venir plus tôt. Les termès n'avaient points d'ailes; ils montaient le cône à pas lents; qui m'empêchait de les écarter avec ma veste?

»Je mis de côté mon fusil inutile, et ôtant précipitamment ma veste, je m'en servis comme d'un balai. En quelques secondes, et sans le moindre effort, j'avais fait tomber du bout du dôme des milliers de soldats. A la vérité, il en restait encore quelques-uns sous mon pantalon, mais ils n'étaient pas en force, et leurs morsures ne pouvaient me causer qu'une douleur passagère.

»Perché sur le sommet du monticule, j'écartais les bandes de termès à mesure qu'elles se présentaient. Leur attaque ne m'inquiétait plus; mais, d'un autre côté, ma position ne s'était pas améliorée, car le gnou maintenait le blocus avec une étrange persévérance.

»Toutefois, pensant qu'il finirait par se lasser, je prenais mon mal en patience; mais des terreurs nouvelles vinrent m'assaillir. Pendant que je piétinais sur le sommet du cône, l'argile pétrie s'enfonça tout à coup sous mes pieds. Je disparus peu à peu sans pouvoir m'arrêter, et j'écrasai sans doute la grande reine dans sa chambre, car je restai enseveli jusqu'au cou. Quoique effrayé et surpris de cette descente soudaine, j'aurais recouvré promptement ma présence d'esprit sans un incident inattendu. Le fond sur lequel mes pieds reposèrent était mobile! il me souleva, glissa rapidement, et manqua pour me laisser enfoncer encore davantage.

»Avais-je atteint le grand essaim des fourmis blanches? je ne le supposais pas d'après la sensation que j'avais éprouvée. J'avais touché un corps gras et solide, qui avait supporté tout mon poids avant de se dérober sous moi.

»Je fus saisi d'un effroi presque superstitieux, et ne restai pas cinq secondes dans la fourmilière. Je retirai les pieds avec tant de précipitation, que quand même ils auraient reposé sur une fournaise ardente, ils auraient à peine eu le temps d'être brûlés. Je me replaçai sur la cime du cône ouvert et démantelé; mais pouvais-je m'y maintenir? Je sondai du regard la sombre cavité, et j'en vis sortir d'innombrables bataillons de termès. Ma veste ne suffisait plus pour les chasser.

»Je regardai le gnou avec lequel j'allais avoir à lutter. Immobile à quatre pas de la base de la fourmilière, il la contemplait d'un œil inquiet. Ses allures étaient complètement changées, et quelque chose semblait aussi l'avoir épouvanté. En effet, au bout d'un instant, il fit entendre un cri perçant, s'éloigna, et alla se remettre en observation à une plus grande distance.

»Etait-ce la rupture du toit et ma chute imprévue qui l'avaient effrayé? Je le crus d'abord; mais je remarquai qu'il fixait les yeux sur la base du monticule, où, pour ma part, je ne voyais rien d'alarmant.

»Pendant que je cherchais à m'expliquer sa conduite, le gnou poussa un nouveau cri, releva la queue et partit au galop.

»Enchanté d'être débarrassé de sa compagnie, je ne m'occupai pas plus longtemps des causes de sa fuite. Il était parti, c'était l'essentiel. Je ramassai mon fusil et me disposai à descendre de la position élevée dont j'étais fatigué.

»A moitié chemin, je jetai par hasard les yeux sur la base de la fourmilière, et j'aperçus l'objet qui avait terrifié le vieux gnou. D'un trou pratiqué dans le mur d'argile sortait un long museau cylindrique, sans poil, surmonté d'une paire de longues oreilles droites comme les cornes d'une gazelle. L'animal auquel appartenait ce museau et ces oreilles avait un aspect repoussant, dont j'aurais été troublé moi-même si je n'avais reconnu la plus inoffensive de toutes les créatures, l'oryctérope. Sa présence m'expliqua pourquoi le gnou avait battu en retraite, et pourquoi les fourmis étaient si pressées de sortir de leur nid.

»Sans faire le moindre bruit, je pris mon fusil par le canon, me penchai, et j'assénai un coup de crosse sur le museau saillant. C'était me montrer bien peu reconnaissant du service que cette pauvre bête m'avait rendu en effrayant le gnou; mais je cédais à mes instincts de chasseur, et elle tomba morte dans le boyau que ses griffes avaient creusé.

»Je n'étais pas au bout de mes aventures, qui semblaient ne devoir jamais finir. J'avais chargé l'oryctérope sur mes épaules, et je me dirigeais vers notre demeure lorsqu'à mon grand étonnement je vis que le gnou vaincu était toujours à la même place, la tête contre terre et à demi couché sur la plaine. Cette situation extraordinaire attira mon attention, et je m'imaginai que s'il ne s'était pas enfui c'était parce que son antagoniste l'avait grièvement blessé.

»J'eus d'abord l'idée de le laisser tranquille, car il pouvait avoir conservé assez de force pour me combattre avec avantage, et mon fusil vide n'était qu'une faible défense. J'hésitais à m'approcher; mais, la curiosité l'emportant, je m'avançai avec précaution.

»Il n'avait reçu aucune blessure, et pourtant il était aussi complètement estropié que s'il eût eu les genoux fracassés. Dans sa lutte avec l'autre gnou, une de ses jambes de devant avait passé, je ne sais trop comment, par-dessus ses cornes. Elle y était restée, et non seulement il ne pouvait en faire usage, mais encore il avait la tête clouée au sol.

»Mon premier mouvement fut de le tirer d'embarras: toutefois, je me ravisai en songeant à la fable du laboureur et du serpent gelé. J'eus ensuite l'idée de le tuer; mais n'ayant pas de balle, je ne me souciai pas de l'assommer à coups de crosse.

»D'ailleurs, j'aurais été obligé de le laisser mort sur la place, où les chacals n'auraient pas manqué de le dévorer. Il était probable qu'ils le respecteraient tant qu'il serait vivant, et je pris le parti de ne pas le déranger, dans l'espoir que nous le retrouverions vivant le lendemain.»

Ce fut ainsi que Hans termina le récit de ses aventures.

CHAPITRE XXXV.

LA CHAMBRE A COUCHER DE L'ÉLÉPHANT

Le porte-drapeau était loin d'être satisfait de sa journée. Malgré le vif intérêt avec lequel il avait écouté l'histoire de Hans, il était préoccupé quand il réfléchissait à ses propres aventures. Sa première tentative de chasse avait échoué; ne pouvait-il pas en être toujours ainsi? L'éléphant avait échappé avec la plus grande facilité. Quoiqu'il eût été atteint dans deux parties du corps où les blessures auraient dû être mortelles, les balles n'avaient servi qu'à le rendre plus dangereux. Sa peau n'avait pas été plus entamée que si on l'eût tiré avec des pois bouillis. A la vérité, il n'avait reçu que deux coups de fusil. Or, deux coups bien dirigés suffisent pour abattre un éléphant femelle et quelquefois un mâle, mais il en faut quelquefois une vingtaine pour faire mordre la poussière à un vieil éléphant, et nos chasseurs pouvaient-ils s'attendre à en trouver un d'assez bonne composition et disposé à essuyer leur feu jusqu'à ce que mort s'en suivît?

D'ordinaire l'éléphant sur lequel on a tiré fait plusieurs milles sans s'arrêter, et des cavaliers sont seuls en état de le poursuivre. Plus que jamais Von Bloom déplorait la perte de ses pauvres chevaux.

Hans le consola en lui prouvant, par différents exemples dont il se souvenait, que l'éléphant ne prenait pas toujours la fuite lorsqu'on l'attaquait. En effet, celui qu'ils avaient rencontré, après avoir reçu leur coup, n'avait manifesté aucune intention de battre en retraite. Sans le bizarre stratagème de Swartboy, il aurait conservé sa position et donné le temps à ses adversaires de le frapper peut-être mortellement.

—Tentons une nouvelle épreuve, dit Von Bloom, et nous réussirons peut-être. Si nous ne sommes pas plus heureux, nous chercherons des ressources dans d'autres entreprises.

En conséquence, le lendemain, avant le lever du soleil, les chasseurs se remirent en campagne; ils avaient pris une précaution à laquelle ils n'avaient pas songé la veille. Se rappelant qu'une balle de plomb pénètre difficilement dans le cuir du grand pachyderme, ils fondirent de nouvelles balles. Ils possédaient de vieille vaisselle qui avait orné la table du porte-drapeau de Graaf-Reinet au jour de sa prospérité. C'étaient des chandeliers, des cloches, des éteignoirs, des huiliers et divers autres objets de métal hollandais. Ils en condamnèrent quelques-uns à l'alambic de la poêle, les amalgamèrent avec du plomb, et se procurèrent ainsi des balles assez dures pour entamer la peau du rhinocéros lui-même.

Comme la veille, ils se dirigèrent vers les bois, et avant d'avoir fait un mille, ils découvrirent des traces récentes d'éléphant. Elles passaient au plus épais d'une jungle épineuse, impénétrable pour tout être créé, à l'exception de l'éléphant, du rhinocéros ou de l'homme armé d'une hache.

Une famille entière devait y avoir passé, composée d'un mâle, d'une ou deux femelles et de plusieurs petits de différents âges; ils avaient marché en ligne, suivant l'habitude des éléphants, et avaient frayé au milieu des broussailles un chemin large de plusieurs pieds. Le mâle, qui marchait en tête, avait, d'après ce que disait Swartboy, brisé tous les obstacles avec sa trompe et ses défenses. En effet, d'énormes branches étaient abattues ou écartées violemment comme par la main de l'homme.

Les routes de ce genre aboutissent d'ordinaire à l'eau. Elles en facilitent les abords et racourcissent la distance: preuve saisissante du rare instinct ou de la sagacité des éléphants, qui conçoivent et exécutent des plans dignes d'un habile ingénieur.

Les chasseurs s'attendaient donc à trouver prochainement un cours d'eau; cependant les empreintes pouvaient également y conduire ou s'en éloigner.

Au bout d'un quart de mille ils arrivèrent à une nouvelle route qui croisait celle qu'ils suivaient. Comme celle-ci, elle avait été faite par une famille d'éléphants, et les traces étaient aussi fraîches. Après s'être demandé un moment laquelle ils devaient prendre, ils résolurent de continuer à marcher en droite ligne.

A leur grand désappointement, ils débouchèrent dans un endroit moins couvert où les éléphants s'étaient dispersés, et suivant tour à tour les traces des mâles, des femelles et des petits, ils s'égarèrent et perdirent la piste.

Tout à coup Swartboy courut vers un grand acacia, en invitant ses compagnons à le suivre. Avait-il vu un éléphant? Hendrik et Von Bloom se l'imaginèrent, enlevèrent à la hâte les fourreaux de leurs fusils, et rejoignirent le Bosjesman.

Il était seul au pied de l'acacia, et montrait du doigt la terre battue autour de l'arbre. On aurait dit que plusieurs chevaux y avaient été attachés pendant longtemps, qu'ils avaient foulé l'herbe et usé l'écorce en se frottant contre le tronc.

—Qu'est-ce que cela signifie? demandèrent à la fois Hendrik et Von Bloom.

—C'est la chambre à coucher de l'éléphant, répondit Swartboy.

Toute autre explication était inutile. Les chasseurs se rappelèrent que les éléphants avaient l'habitude de s'appuyer contre les arbres pour dormir. L'acacia était un de ces arbres; ils en acquéraient la preuve; mais à quoi pouvait-elle leur servir?

—Le vieux klow reviendra, dit Swartboy.

—Vous croyez?

—Oui, baas! les empreintes sont fraîches; le grand éléphant dormait ici la nuit dernière.

—Eh bien! faut-il l'attendre, et tirer dessus quand il reparaîtra?

—Non, baas; vous n'avez pas besoin d'user vos balles. Nous allons faire son lit, et vous verrez comme il se couchera.

En disant ces mots, le Bosjesman ricana et fit une grimace expressive.

—Que voulez-vous dire? demanda Von Bloom.

—Laissez faire le vieux Swartboy, et je vous promets que l'éléphant est à nous! Je sais un moyen de le prendre sans employer vos fusils.

Le Bosjesman communiqua son plan, auquel son maître, craignant de voir se renouveler l'échec de la veille, adhéra avec empressement. On avait par bonheur tous les instruments nécessaires pour l'exécution: une hache bien affilée, une forte courroie et des couteaux.

On se mit à l'œuvre sans perdre de temps.

CHAPITRE XXXVI.

ON FAIT LE LIT DE L'ÉLÉPHANT

Si l'éléphant revenait, ce devait être pendant les heures les plus chaudes de la journée. Les chasseurs n'avaient donc guère plus de soixante minutes pour faire son lit, suivant la facétieuse expression du Bosjesman. Ils commencèrent leurs opérations avec ardeur sous la direction supérieure de Swartboy, aux instructions duquel ils se conformèrent aveuglément.

Il leur fut d'abord ordonné de couper trois pieux de bois dur, chacun d'environ trois pieds de long, gros comme un bras d'homme, et pointu par un bout.

Le bois de fer (olea undulata) croissait en abondance aux alentours. On en coupa trois morceaux de dimensions convenables, qui furent équarris avec la hache et taillés en pointe avec les couteaux.

Cependant, à côté de l'arbre contre lequel l'éléphant avait coutume de s'appuyer, et à environ trois pieds du sol, Swartboy avait enlevé l'écorce. Il fit ensuite une entaille si profonde que l'acacia, abandonné à lui-même, serait infailliblement tombé; mais Swartboy l'avait consolidé en attachant aux branches supérieures une courroie qui se rattachait aux rameaux d'un arbre voisin.

Ces mesures étaient prises du côté opposé à l'entaille, la courroie seule retenait l'arbre, et il suffisait, pour le renverser, de lui imprimer la moindre secousse dans l'autre sens.

Swartboy replaça le morceau d'écorce qu'il avait enlevé et fit disparaître les copeaux avec un soin minutieux. A moins d'un examen très-attentif, il était impossible de deviner que l'acacia eût été jamais entamé par la hache.

Il restait à planter les pieux que Von Bloom et Hendrik avaient préparés. Swartboy se chargea de cette opération, qu'il accomplit avec une prestesse merveilleuse en moins de dix minutes; il avait creusé trois trous dont la profondeur dépassait un pied, et qui n'avaient pas en diamètre un demi-pouce de plus que les pieux.

Vous êtes curieux sans doute de savoir comment il s'y prit. Vous auriez creusé à la bêche un trou qui aurait été nécessairement aussi large que la bêche même; mais Swartboy n'avait point de bêche, et, s'il en avait eu une, il ne s'en serait pas servi, puisqu'elle eût fait des fosses beaucoup trop grandes pour répondre à ses vues.

Le Bosjesman employa un bâton pointu avec lequel il remua d'abord la terre dans un espace déterminé. Il déblaya le trou, y remit son bâton, enleva de nouveau la terre, et continua de la sorte jusqu'à ce que la profondeur lui parût suffisante. Les trois trous furent disposés en triangle au pied de l'acacia, mais du côté opposé à celui que l'éléphant devait choisir pour se reposer.

Swartboy plaça dans chaque trou un pieu, la pointe en l'air et le consolida au moyen de terre pétrie et de cailloux. Pour cacher la couleur blanche du bois fraîchement coupé, il enduisit les pieux de terre.

Ces préparatifs terminés, les chasseurs se retirèrent, mais ils ne s'éloignèrent pas. Ils montèrent sur un arbre touffu, et se logèrent au milieu du feuillage. Le porte-drapeau arma son long roer, Hendrick apprêta sa carabine; et tous deux se disposèrent à faire feu dans le cas où le piège ingénieusement tendu par Swartboy ne réussirait pas.

Il était midi, la chaleur était intense et aurait incommodé les chasseurs s'ils n'eussent été protégés par un épais ombrage. Swartboy tira de favorables augures des circonstances atmosphériques. Il était vraisemblable que l'éléphant, accablé par la chaleur, viendrait chercher le frais dans son gîte favori.

Il ne pouvait tarder à venir. Au bout de vingt minutes, on entendit un bruit étrange; c'était celui qui venait de son estomac. L'instant d'après, il sortit de la jungle d'un pas indolent. Loin de soupçonner aucun danger, il se plaça lui-même près du tronc de l'acacia, dans la position que Swartboy avait prédit qu'il prendrait. Il avait la tête tournée, mais pas assez pour empêcher les chasseurs d'admirer ses magnifiques défenses, longues d'au moins six pieds; pendant qu'ils contemplaient ce superbe trophée, l'animal leva sa trompe, et versa au milieu des feuilles un torrent d'eau, qui retomba sur son corps en globules étincelants.

Swartboy prétendit qu'il tirait cette eau de son estomac. Les naturalistes peuvent contester l'exactitude de l'observation; cependant ces jets de pluie furent réitérés, et à chacun d'eux, la quantité d'eau était toujours aussi considérable. Evidemment, sa trompe n'aurait pu seule contenir cette masse liquide.

Les chasseurs, qui souffraient de la chaleur et de la soif, comprirent sans peine le plaisir que ce bain de pluie causait à l'éléphant. Les gouttes cristallines qui retombaient sur son dos, en coulant du haut de l'acacia, lui faisaient oublier la fatigue et pousser des grognements de satisfaction.

Ce bain était le prélude de son sommeil. Sa tête s'inclina; ses oreilles cessèrent de battre et sa trompe demeura immobile, enroulée autour de ses défenses.

Les chasseurs l'observaient avec un intérêt facile à concevoir.

Tout à coup son corps se penche; il touche l'arbre, qui se fend avec fracas, et l'énorme masse noire tombe sur le côté. Un cri terrible, qui fait frémir jusqu'aux feuilles, retentit dans les bois, puis au craquement des branches se mêlent des gémissements confus. Ce sont ceux du gigantesque animal renversé. Les chasseurs restent immobiles à leur place sans faire usage de leurs armes. L'éléphant empalé a reçu le coup de la mort. Son agonie est de courte durée; on entend siffler dans sa trompe la respiration saccadée qui précède le dernier moment, et à ce bruit sinistre succède un bruit plus sinistre encore.

Les chasseurs descendent de l'arbre et s'approchent de l'éléphant. Il est mort! les terribles chevaux de frise ont rempli leur destination.

Il fallut une heure entière pour enlever les défenses; mais nos chasseurs ne reculèrent pas devant ce travail, et furent même enchantés d'avoir à porter au camp un fardeau sous lequel ils pliaient.

Hendrik se chargea des fusils et des ustensiles.

Von Bloom et Swartboy s'emparèrent chacun d'une défense.

Le cadavre de l'éléphant fut abandonné, et les vainqueurs reprirent triomphalement la route de leur demeure.

CHAPITRE XXXVII.

LES ANES SAUVAGES DE L'AFRIQUE

Malgré le succès de cette chasse, l'esprit de Von Bloom n'était pas en repos; à la vérité, l'ivoire était conquis, mais de quelle manière! Le succès avait dépendu en grande partie du hasard et n'était pas un gage de succès futurs. Il pouvait se passer des mois entiers avant qu'on retrouvât une autre chambre à coucher d'éléphant.

Telles étaient les réflexions du porte-drapeau le soir de son heureuse expédition; mais elles étaient moins agréables encore deux semaines après.

Il avait redoublé d'efforts; il avait chassé pendant douze jours consécutifs, et n'avait ajouté à son trésor qu'une seule paire de défenses! C'étaient celles d'une femelle; elles n'avaient pas deux pieds de long, et leur valeur était médiocre.

Pourtant presque chaque jour on avait rencontré des éléphants sur lesquels on avait pu tirer; mais ce n'était pas une consolation. Il était démontré que la fuite leur était facile, et qu'on avait peu de chances de les prendre tant qu'on les poursuivrait à pied.

Les chasseurs à pied peuvent approcher de l'éléphant, lui envoyer une balle; mais quand il se met à trotter à travers la jungle, il devient inutile de le suivre; il fait plusieurs lieues sans s'arrêter, et si les chasseurs parviennent à le rejoindre de manière à lui envoyer un second coup de fusil, ce n'est que pour le voir ensuite disparaître dans les fourrés, où l'on finit par perdre ses traces.

A cheval, le chasseur distance sans peine l'éléphant. Une particularité du grand pachyderme, c'est que, dès qu'il s'aperçoit que son ennemi, quel qu'il soit, est capable de l'atteindre, il dédaigne de faire un pas de plus. Le chasseur le tire alors à loisir.

Un autre avantage du chasseur monté est de pouvoir éviter les attaques de l'éléphant furieux.

Il n'est pas étonnant que Von Bloom soupirât après la possession d'un cheval, d'un noble compagnon qui eût assuré le succès de ses chasses. Ses regrets étaient d'autant plus vifs, qu'après avoir exploré la contrée, il l'avait trouvée remplie d'éléphants. Il en avait vu par centaines à la fois, tous peu disposés à s'effrayer d'un coup de feu. Peut-être n'avaient-ils jamais entendu la détonation d'un fusil avant que le long roer du porte-drapeau leur cinglât les oreilles.

Avec un cheval, Von Bloom était sûr d'en pouvoir tuer plusieurs et de recueillir de l'ivoire pour une somme importante.

Sans cheval, toutes ses espérances avortaient.

En songeant à cette alternative, il retombait dans ses idées noires. Il voyait ses fils condamnés à vivre en enfants des bois, sans livres, sans éducation, sans société, et sa jolie Gertrude vouée à la vie sauvage ainsi qu'au célibat. Que n'aurait-il pas donné pour avoir un couple de chevaux!

Le porte-drapeau était assis dans le grand nwana, sur la plate-forme qui dominait le lac. De ce point on apercevait la verdoyante prairie qui s'étendait à l'est du rivage et au-delà de laquelle commençaient les bois.

En ce moment, un troupeau traversait la plaine et s'avançait vers l'abreuvoir. Les animaux qui le composaient avaient l'encolure et la taille de petits chevaux; ils marchaient en ligne, d'un pas assuré, comme une caravane sous la direction d'un chef prudent. Quelle différence entre leurs allures et les mouvements fantasques des gnous!

Ils avaient toutefois quelque analogie avec ces derniers; ils tenaient aussi du cheval, de l'âne et du zèbre. Au cou, aux joues, aux épaules, ils portaient des bandes exactement pareilles à celles du zèbre, mais moins distinctes, et qui ne se reproduisaient ni sur le corps, ni sur les jambes. Ils rappelaient l'âne par la couleur générale de leur robe; mais la tête, le cou, la partie supérieure du corps étaient d'une nuance plus foncée, et légèrement teintée de brun rouge.

C'étaient, en réalité, des animaux de l'espèce du zèbre, des couaggas.

Les naturalistes modernes ont divisé le genre des solipèdes en deux espèces, l'âne et le cheval. Les caractères de la première sont une longue crinière flottante, une queue lisse, des callosités verruqueuses aux jambes. Les animaux dont l'âne est le type ont la crinière courte et droite, la queue grêle et garnie de poils à l'extrémité seulement; leurs jambes de derrière sont dépourvues de callosités, mais ils en ont, comme le cheval, aux jambes de devant.

L'espèce chevaline a de nombreuses variétés. Les races arabe, anglaise, normande, limousine, corse, mecklembourgeoise, danoise, espagnole, présentent entre elles des différences sensibles: mais toutes ont les mêmes caractères distinctifs, depuis le grand cheval de brasseur de Londres jusqu'au poney de Shetland.

Les variétés de l'âne sont presque aussi nombreuses, mais elles sont généralement moins connues.

L'âne vulgaire (asinus vulgaris) se modifie suivant les contrées, et dans quelques-unes il est aussi élégant et aussi estimé que le cheval. Des races d'Arcadie, de Mirebalais, d'Espagne, d'Egypte, de Malte, jouissent d'une réputation méritée. On suppose qu'elles doivent toutes leur origine à l'âne sauvage (asinus onager), que l'on désigne encore sous les noms d'onagre et de koulan. L'onagre, qui habite l'Asie et le nord-est de l'Afrique, a la taille plus élevée, les oreilles moins longues, le pelage d'un gris quelquefois jaunâtre. Sa peau dure et élastique sert à faire des cribles, des tambours, et le cuir est connu en Orient sous la dénomination de sagri, et en Europe sous celle de chagrin.

L'hémione ou dzigguetai (asinus hemionus) habite le centre et le midi de l'Asie. Sa couleur est isabelle, mais sa crinière est noire, ainsi qu'une ligne qui s'étend le long de la colonne vertébrale.

Dans le Ladak se trouve l'âne kiang: en Perse, le khur (asinus homar); dans la Tartarie chinoise, le yo-to-tze (asinus equulus). Toutes ces espèces asiatiques vivent à l'état sauvage, et se distinguent par les formes, par la couleur et même par les habitudes. Quelques-unes sont plus agiles à la course que les meilleurs chevaux.

Ne pouvant, dans ce livre, donner de chaque espèce une minutieuse description, nous nous bornons à des observations qui rentrent dans notre cadre sur les ânes sauvages d'Afrique, dont il existe six ou sept espèces.

En première ligne nous placerons l'onagre, qui, comme nous l'avons dit, s'étend de l'Asie aux parties contiguës de l'autre continent.

Le koomrah, qu'on a classé parmi les chevaux, mais qui se rapproche davantage de l'âne, hante les forêts de l'Afrique septentrionale, où il vit solitaire, contrairement aux habitudes de la plupart de ses congénères.

Le zèbre (equus zebra) est peut-être le plus beau de tous les quadrupèdes. Il a le pelage symétriquement rayé de bandes brunes transversales disposées sur un fond jaunâtre. Sa hauteur est d'environ quatre pieds au garrot, sa longueur de six ou sept pieds depuis le museau jusqu'à l'origine de la queue. Il est défiant, indomptable, et assez vigoureux pour lutter sans trop de désavantage même contre les grands carnassiers.

Le dauw ou onagre, qu'on nomme aussi zèbre de Burchell, a la taille de l'âne vulgaire, mais il en diffère par la grâce et le fini de ses formes. Sa crinière est striée de bandes brunes et blanches, et une ligne noire bordée de blanc suit entièrement sa colonne vertébrale. Il n'est rayé ni sur les jambes ni sur la queue. Sa robe n'est pas d'une nuance aussi pure que celle du zèbre, et les bandes n'en sont pas si nettement marquées.

Le dauw du Congo (equus hippotigris) doit être le cheval-tigre des Romains. Ce qui nous donne lieu de le croire, c'est qu'il habite le nord de l'Afrique, tandis que les autres espèces appartiennent exclusivement à la partie méridionale.

Le nom du couagga (equus couagga) est une onomatopée tirée de son hennissement, qui tient un peu de l'aboiement du chien.

Les espèces asines de l'Afrique australe diffèrent entre elles par leurs penchants et leurs mœurs. Le zèbre, qui se tient dans les montagnes, est farouche et sauvage. Le dauw hante les plaines désertes, mais il est aussi intraitable que le précédent. Le couagga, qui vit également dans les plaines, est d'un naturel timide et docile; on peut le dresser avec autant de facilité qu'un cheval. Si les fermiers du Cap le laissent en paix, c'est qu'ils ont des chevaux en abondance; mais Von Bloom se trouvait dans une position exceptionnelle, et il pensa sérieusement à dompter des couaggas.

CHAPITRE XXXVIII.

LE COUAGGA ET L'HYÈNE

Jusqu'à ce jour, le porte-drapeau avait à peine daigné faire attention aux couaggas. Il en avait vu souvent un troupeau, peut-être le même, venir boire au lac. Il aurait pu en tuer plusieurs; mais à quoi bon? Leur chair jaune et huileuse n'est mangeable que pour les naturels affamés; leur cuir, que l'on emploie parfois à faire des sacs, est de peu de valeur. Par ces motifs, nos aventuriers avaient laissé en paix les couaggas, ne se souciant pas d'user leur poudre à détruire d'aussi inoffensives créatures. Tous les soirs régulièrement ils s'étaient rendus au lac et s'étaient retirés après avoir bu, sans exciter la moindre attention.

La position était bien changée, et le nouveau projet qui occupait l'esprit de Von Bloom donnait tout à coup aux couaggas autant d'importance qu'aux éléphants. Il admirait les bandes dont leurs têtes étaient ornées, leurs jambes fines, leurs formes rebondies. Ces animaux dédaignés, que le fermier tue seulement pour la nourriture de ses Hottentots, devenaient précieux à ses yeux. Ne pouvait-il pas les soumettre à la selle et au harnais, et s'en servir comme de chevaux pour la chasse à l'éléphant? ce n'était nullement impraticable, et l'espérance se ranima dans le cœur du porte-drapeau.

Rayonnant de joie, il communiqua ses idées à sa famille, et tous s'étonnèrent de ne pas y avoir songé plus tôt.

Mais comment prendre les couaggas? Von Bloom, Hans, Hendrik et Swartboy ouvrirent une conférence pour en délibérer.

On ne pouvait rien faire le jour même, et le troupeau s'éloigna sans être inquiété. Les chasseurs savaient qu'il reviendrait le lendemain, et l'attendaient à son retour.

Hendrik conseilla de se servir des armes à feu. En frappant le couagga à la partie supérieure du cou, près du garrot, on le blesse sans le tuer. Il se rétablit promptement et s'apprivoise de même; mais en général il reste dans un état d'abattement dont il ne se relève pas.

Hans trouva cette pratique trop cruelle.

—Nous serions exposés à tuer plusieurs couaggas avant d'en atteindre un seul au bon endroit. Nous avons encore d'abondantes munitions; pourtant il importe de les ménager. Ne vaudrait-il pas mieux tendre des pièges? J'ai entendu dire qu'on prend aux lacets des animaux aussi gros que les couaggas.

—Ce plan ne me sourit guère, objecta Hendrik; il y a de graves inconvénients. En admettant que nous nous emparions du chef du troupeau, ses camarades, qui le verront pris, s'enfuiront à la hâte et ne reviendront plus au lac. Dans ce cas, à quoi nous serviront nos pièges? Il nous faudra longtemps pour retrouver un autre abreuvoir de couaggas, tandis que nous pouvons toujours les chasser dans les plaines.

—Je ne sais à quoi m'arrêter, dit à son tour Von Bloom, et je m'en rapporte à la vieille expérience de Swartboy, qui garde le silence et qui doit avoir quelque bon tour dans son sac.

—Il faut creuser une fosse, dit Swartboy, et je m'en charge; c'est par ce moyen que mes compatriotes prennent les gros animaux.

—Ce plan, reprit Von Bloom, me semble plus plausible que le précédent.

—Il n'est pas meilleur, dit Hendrik, et par les mêmes raisons. Le premier de la bande peut tomber dans la trappe, mais les autres n'auront pas la sottise de l'y suivre, et ils s'en iront pour ne plus reparaître. Si nous opérions pendant la nuit, plusieurs couaggas pourraient donner tête baissés dans le piège, sans que le reste du troupeau en fût alarmé, mais vous savez que ces animaux viennent toujours boire en plein jour.

Ces objections étaient sérieuses, et les membres de la conférence les discutèrent longuement. Chacun recueillit ses souvenirs, en cherchant à régler le point d'attaque sur les habitudes connues des couaggas.

Von Bloom avait remarqué qu'ils entraient invariablement dans l'eau par la gorge où s'était livré le combat du rhinocéros et de l'éléphant. Après avoir bu, ils suivaient à gué le rivage et sortaient par une autre brèche de la berge. La régularité purement accidentelle qu'ils mettaient dans leurs mouvements était due sans doute à la configuration du terrain.

L'exactitude de cette observation ayant été admise par tous, Von Bloom proposa de la mettre à profit.

—Sans doute, dit-il, Hendrik a raison. Une fosse creusée sur le sentier par lequel les couaggas arrivent au lac ne servirait qu'à prendre leur chef, et tous les autres s'esquiveraient au galop. Mais plaçons notre piège sur la route qu'ils prennent pour sortir de l'eau, et nous obtiendrons un résultat tout différent. Je suppose qu'elle soit creusée et d'une largeur convenable; les couaggas ont fini de boire et s'en vont: en ce moment nous paraissons du côté de la gorge, nous jetons l'alarme dans le troupeau, qui se précipite en avant, et notre fosse est remplie.

Des applaudissements accueillirent ce projet, et la motion de Swartboy avec cet amendement fut adoptée à l'unanimité. Il ne restait plus qu'à creuser la fosse, à la couvrir convenablement et à en attendre l'effet.

Pendant qu'on méditait leur capture, les couaggas étaient restés en vue et prenaient leurs ébats dans la plaine. Ce spectacle faisait éprouver le supplice de Tantale à Hendrik, qui aurait eu envie de montrer son adresse en mettant son procédé à exécution. Pourtant le jeune chasseur réfléchit qu'il serait imprudent de tirer sur ces animaux, jusqu'alors sans défiance, et il se contint, de peur de les empêcher de revenir à l'abreuvoir. Il se contenta de les surveiller de loin, avec un intérêt qu'ils ne lui avaient jamais fait éprouver.

Quoique près du grand figuier-sycomore, les couaggas ne se doutaient pas de la présence de leurs ennemis cachés au milieu des branches. Ils ne songeaient pas à lever les yeux, et rien au pied de l'arbre n'était de nature à les alarmer. Les roues de la charrette avaient été depuis longtemps mises à couvert sous les buissons, pour qu'elles ne fussent pas endommagées par l'ardeur du soleil. Il n'y avait sur le sol aucune trace propre à indiquer l'existence d'un camp, et on aurait pu passer sous l'arbre sans remarquer l'habitation aérienne des chasseurs. Le porte-drapeau avait pris les plus minutieuses précautions pour la dissimuler, car, n'ayant pas encore poussé loin ses explorations, il ignorait si la contrée ne renfermait pas des ennemis plus dangereux que les hyènes et les lions eux-mêmes.

Tandis que l'on observait les couaggas, un d'eux se distingua par une manœuvre singulière. Il broutait paisiblement, lorsqu'il s'approcha d'un buisson qui croissait isolément dans la plaine. Tout à coup les chasseurs le virent faire un bond en avant, et du milieu des broussailles sortit aussitôt une hyène rayée. Au lieu de faire face à son adversaire, elle poussa un hurlement d'alarme, et s'enfuit de toute la vitesse de ses jambes. De la part d'un animal aussi fort et aussi féroce, cette conduite remplit les chasseurs d'étonnement et d'indignation.

L'hyène se dirigeait vers un massif d'arbres, mais elle n'eut pas le temps d'y arriver. Le couagga la serrait de près, en poussant ce cri de couaag, auquel il doit son nom. Les sabots de ses pieds de devant tombèrent sur le dos de l'hyène; en même temps il saisit entre ses dents le cou de la bête carnassière, et le serra comme dans un étau.

Les spectateurs s'attendaient à voir l'hyène se débarrasser de cette étreinte, mais ils se trompaient. Ce fut en vain qu'elle se débattit. Le couagga la secouait avec ses fortes mâchoires et la foulait avec ses sabots. Bientôt elle cessa de crier, et son cadavre mutilé fut abandonné sur la plaine. On serait tenté de croire que cet incident fit sentir à nos chasseurs la nécessité d'être prudent avec le couagga. Un animal doué par la nature de dents aussi formidable ne paraissait nullement disposé à supporter le mors et la bride. Mais il est bon de savoir que le couagga a pour l'hyène une singulière antipathie. Il entre en fureur à la vue d'un seul de ces animaux, ce qui ne l'empêche pas de se conduire tout différemment à l'égard de l'homme. Au reste, dans cette circonstance, le solipède l'emporte sur le carnassier, sur lequel il exerce une sorte de domination. Quelques fermiers des frontières du Cap ont tiré parti de ces faits, et pour éloigner les hyènes de leurs troupeaux, ils y joignent un certain nombre de couaggas, qui remplissent le rôle de gardiens et de protecteurs.

CHAPITRE XXXIX.

LE PIÈGE

Malgré la curiosité que lui inspiraient les couaggas, Von Bloom se leva avec tant de brusquerie qu'il attira sur lui l'attention de ses compagnons. Il venait d'être frappé d'une idée subite; c'était qu'il fallait travailler immédiatement à creuser la fosse.

Le soleil allait se coucher dans une demi-heure, et l'on pouvait supposer qu'il était inutile de se presser; mais le porte drapeau se chargea de prouver à ses coadjuteurs qu'il y avait péril en la demeure.

—Si nous ne commençons dès à présent, dit-il, et si nous ne travaillons une partie de la nuit, nous n'arriverons jamais à temps. Ce n'est pas une petite affaire que d'ouvrir une fosse assez grande pour contenir à la fois une demi-douzaine de couaggas. Il faut enlever la terre à mesure que nous la retirerons, couper des perches et des branches, et les disposer de manière à couvrir le trou. Tout cela doit être fait avant le retour du troupeau, sous peine d'échouer dans notre entreprise. S'il reparaît avant que nous ayons enlevé jusqu'aux moindres traces de notre travail, il s'éloignera sans entrer dans l'eau, et ne nous rendra peut-être plus de visites.

Hans, Hendrik et Swartboy reconnurent la justesse de ces considérations, et tous descendirent du nwana pour se mettre à l'ouvrage. Ils avaient deux bonnes bêches, une pelle, une pioche et deux paniers pour transporter les déblais. Il eût été difficile d'achever l'opération en temps utile, s'il avait fallu charroyer la terre au loin, mais par bonheur le lit du ruisseau était voisin, et on pouvait l'y jeter sans dérangement.

Après avoir tracé les contours de la fosse, Von Bloom et Hendrik prirent chacun une bêche; le sol était assez meuble pour qu'on pût se dispenser d'avoir recours à la pioche.

Swartboy, armé de la pelle, remplit les paniers aussi vite que Hans et Totty pouvaient les vider. Gertrude et le petit Jan avaient un troisième panier, et ils allégèrent efficacement la tâche.

Le travail se poursuivit avec activité jusqu'à minuit, à la clarté de la lune, et quand il fut interrompu, le fermier et Hendrik étaient enterrés jusqu'au cou. Ils étaient désormais sûrs d'achever la fosse le lendemain. Ils quittèrent leurs outils, et après avoir accompli leurs ablutions dans l'eau pure du lac, ils allèrent se livrer au repos.

Dès la pointe du jour ils se remirent à l'œuvre avec une activité d'abeilles. Au moment du déjeuner, Von Bloom, en se dressant sur la pointe des pieds pouvait à peine arriver au niveau du sol, et la tête laineuse de Swartboy était presque à deux pieds au-dessous.

Après le déjeuner, les travailleurs recommencèrent à creuser et à déblayer jusqu'à ce que le trou leur parût d'une profondeur suffisante. Il était impossible à un couagga de s'en tirer, et une antilope springbok aurait pu tout au plus en sortir en sautant.

On étendit sur la fosse des perches et des broussailles, qu'on recouvrit ensuite d'herbes et de roseaux, ainsi que les alentours. Le plus judicieux animal eût été trompé, tant la trappe avait été habilement dissimulée, et un renard même y serait tombé avant de l'avoir découverte.

Il ne restait plus qu'à dîner en attendant l'arrivée des couaggas. Le repas fut gai, malgré l'excessive fatigue qu'avaient supportée les travailleurs. La perspective d'une belle capture les mettait tous en belle humeur, et chacun formait des conjectures sur le succès.

—Nous prendrons au moins trois couaggas, dit Von Bloom.

—Nous en prendrons le double, s'écria Swartboy.

—Je ne vois pas, dit le petit Jan, pourquoi la fosse ne serait pas remplie.

—Elle le sera, ajouta Hendrik; nous pousserons les couaggas dedans, et je ne vois pas comment ils nous échapperaient.

En effet, le succès paraissait infaillible. La fosse était assez large pour empêcher les animaux de sauter par-dessus, et elle occupait toute la largeur du sentier; de sorte qu'ils ne pouvaient l'éviter, et que la disposition du terrain les y conduisait fatalement.

A la vérité, s'ils étaient abandonnés à eux-mêmes et libres de marcher à la file, suivant leur habitude, on pouvait ne prendre que le chef du troupeau. Il était certain qu'en le voyant tomber, ses compagnons feraient volte-face; mais les chasseurs comptaient, dans un moment donné, répandre la terreur au milieu du troupeau, et forcer les couaggas à se précipiter dans la fosse.

Ils n'avaient besoin que de quatre montures, mais ils n'eussent pas été fâchés d'avoir du choix.

On avait dîné plus tard qu'à l'ordinaire, et l'heure approchait où le troupeau venait se désaltérer dans le lac. On laissa libre la route par laquelle il arrivait. Hans, Hendrik et Swartboy se placèrent en embuscade aux environs, à quelque distance les uns des autres. Dans les positions qu'ils occupaient, il leur suffisait de sortir des taillis où ils étaient cachés pour pousser le troupeau du côté de la fosse. Afin de régulariser leurs mouvements, Von Bloom resta dans l'arbre sur la plate-forme. Il devait les avertir de l'approche des couaggas, et donner le signal de l'action en tirant un coup de fusil à poudre. Hans et Hendrik avaient l'ordre de tirer à leur tour en se montrant, et de produire ainsi la panique désirée.

Ce plan était admirablement conçu.

Aussitôt que le troupeau apparut dans la plaine, Von Bloom dit à voix basse:

—Voici les couaggas!

Les innocentes bêtes défilèrent dans la gorge, s'éparpillèrent dans l'eau, et commencèrent leur mouvement de retraite par le sentier que traversait la trappe.

Le chef grimpa sur la berge; mais il s'arrêta en hennissant quand il vit les roseaux et l'herbe fraîche qui jonchaient le sol.

Il avait envie de rebrousser chemin.

En ce moment retentit la bruyante détonation du roer. Deux autres explosions y répondirent à droite et à gauche, comme des échos affaiblis, tandis que sur un autre point Swartboy faisait entendre des cris formidables. En jetant un regard en arrière, les couaggas se crurent entourés d'ennemis; mais une route leur était ouverte: c'était celle qu'ils avaient coutume de prendre, et le troupeau s'y engagea. On entendit le craquement des perches, le piétinement des sabots, le bruit sourd des corps qui tombaient et le hennissement des victimes effarées. Quelques couaggas sautèrent, comme pour franchir la fosse; d'autres se dressèrent sur leurs pieds de derrière, et tournèrent sur eux-mêmes pour entrer dans le lac; d'autres encore s'échappèrent à travers les broussailles; mais le gros du troupeau revint sur ses pas, se remit à l'eau, et s'enfuit par la gorge. Au bout de quelques minutes tous avaient disparu. Les enfants croyaient qu'aucun n'avait été pris; mais, de la position qu'il occupait dans le nwana, Von Bloom apercevait des têtes qui s'allongeaient en dehors de la fosse. On n'y trouva pas moins de huit couaggas, deux fois plus qu'il n'en fallait pour monter tous les chasseurs.

Au bout de moins de deux semaines, quatre couaggas avaient été rompus à la selle et obéissaient aussi bien que des chevaux. Ils avaient eu beau ruer, caracoler, jeter leur cavaliers par terre; le Bosjesman et Hendrik étaient d'habiles écuyers, qui triomphèrent promptement de leur résistance.

La première fois que ces animaux furent employés à la chasse de l'éléphant, ils rendirent précisément le service qu'on attendait d'eux. Comme de coutume, l'éléphant prit sa course après avoir essuyé un premier coup de feu; mais les chasseurs, montés sur leurs couaggas, ne le perdirent pas de vue. Dès qu'il s'aperçut que ses jambes étaient inutiles, il fut aux abois et dédaigna de fuir les chasseurs. Ils purent réitérer leurs décharges, et un coup mortel finit par étendre sur le sol son corps gigantesque.

—Mon étoile reparaît! s'écria Von Bloom enthousiasmé. Mes espérances ne seront plus déçues. Je serai riche! En quelques années, je referai ma fortune; je serai à même d'élever une pyramide d'ivoire.

CHAPITRE XL.

L'ÉLAN

Hendrik était le meilleur chasseur de toute la famille. C'était lui qui fournissait habituellement le garde-manger. Les jours où l'on ne chassait pas l'éléphant, il s'en allait seul à la poursuite des antilopes, dont la chair était la principale nourriture des habitants du nwana. Grâce à son adresse, la table était toujours abondamment pourvue.

L'Afrique est la patrie des antilopes; on en compte, dans le monde entier, pas moins de soixante-dix espèces différentes; plus de cinquante sont africaines, et trente au moins appartiennent au sud de l'Afrique, c'est-à-dire à cette partie du continent comprise entre le cap de Bonne-Espérance et le tropique du Capricorne.

Il faudrait un volume pour faire une monographie des antilopes; aussi dois-je me contenter de dire que la plupart se trouvent en Afrique; qu'il en existe plusieurs espèces en Asie, et une seule en Amérique, le prong-horn; en Europe il y en a deux, dont une, le chamois des Alpes, pourrait être mise au rang des chèvres.

Je remarquerai en outre que les soixante-dix espèces d'animaux groupés dans le genre antilope diffèrent considérablement les unes des autres par la forme, la couleur, le pelage et les habitudes. Rien de plus arbitraire que la classification qui les réunit. Les unes, comme le chamois, se rapprochent des chèvres; d'autres ressemblent aux daims, aux bœufs ou aux bisons; et quelques espèces possèdent tous les caractères du mouton sauvage.

Toutefois, en général, les antilopes tiennent plutôt des daims que de tous autres animaux, et plusieurs espèces sont vulgairement connues sous la dénomination de daims. Il en est qui ont moins d'analogie avec leurs congénères qu'avec certaines espèces de daims. Seulement ces derniers ont des cornes osseuses qu'ils perdent annuellement, tandis que les antilopes conservent les leurs, qui sont de corne véritable et persistante.

Les antilopes ont des mœurs qui varient à l'infini, suivant les espèces. Elles habitent tantôt les vastes plaines, tantôt les forêts profondes. Elles errent tantôt sur le bord des rivières, tantôt sur les rochers escarpés ou dans les ravins desséchés des montagnes. Les unes brouttent l'herbe, les autres se nourrissent des feuilles et des pousses tendres des arbres. En somme, les antilopes ont des prédilections si diverses qu'on en trouve partout, quels que soient le climat, la végétation, les sites du pays. Le désert même a ses antilopes, qui préfèrent ses plaines arides aux vallées les plus verdoyantes et les plus fertiles.

L'élan ou caana (antilope oreas) est le plus grand de ce genre, puisque sa taille égale celle d'un fort cheval. Il est lourd et a le pas médiocrement rapide; un chasseur monté l'atteint sans efforts. Les proportions générales de l'élan ont quelque rapport avec celles du bœuf, mais ses cornes sont droites; elles partent en ligne verticale du sommet de la tête, et divergent légèrement l'une de l'autre; elles ont deux pieds de longueur, et même plus chez les femelles, et sont entourées d'un anneau qui monte en spirale jusqu'à la pointe.

Les yeux de l'élan caana, comme ceux de la plupart des antilopes, sont grands, humides et doux. Malgré sa force et ses dimensions, il est du naturel le plus inoffensif, et ne se résigne à combattre que lorsqu'on l'y force absolument. Sa couleur est un brun-foncé teinté de roux, ou, chez certains individus, un gris-cendré mélangé d'ocre-jaune.

L'élan est une des antilopes qui paraissent pouvoir se passer d'eau. On le trouve dans les plaines désertes, loin de toute rivière et l'on dirait même qu'il affectionne les solitudes desséchées, à cause de la sécurité qu'il y trouve. Cependant il habite aussi les régions fertiles et boisées; il vit en troupes nombreuses, mais les deux sexes paissent séparément, par groupes de dix à cent individus.

La chair de l'élan est excessivement estimée; elle ne le cède en délicatesse ni à celle de l'antilope, ni à celle des animaux de race bovine; elle a le goût du bœuf tendre avec un arrière-goût de venaison. On fait sécher les muscles des cuisses qui, préparés de la sorte, prennent la qualification de langues de cuisse, et sont regardés comme le morceau le plus savoureux.

Bien entendu que les chasseurs poursuivent l'élan avec activité. Comme il est toujours très-gras et qu'il ne court pas vite, on arrive aisément à le tuer, à l'écorcher et à le dépecer. C'est une chasse qui offre peu d'attraits; seulement on ne trouve pas souvent l'occasion de la faire.

La facilité avec laquelle on prend ces antilopes si recherchées en a diminué le nombre, et ce n'est que dans les districts éloignés qu'en en rencontre encore des troupeaux.

Depuis l'arrivée de la famille Von Bloom au cap, on avait remarqué des traces d'élans sans en voir un seul. Hendrik, pour plusieurs raisons, désirait tuer un de ces animaux. La première, c'était qu'il n'en avait jamais tiré; la seconde, qu'il appréciait les qualités de la viande qui couvre en abondance les côtes du caana.

Ce fut donc avec une vive satisfaction qu'un matin Hendrik apprit qu'on avait vu un troupeau d'élans sur le plateau que bordaient les rochers voisins. Swartboy, qui avait fait une excursion sur les collines, apporta au camp cette heureuse nouvelle. Sans perdre de temps le jeune homme monta sur son couagga, et partit armé de sa bonne carabine.

A peu de distance du camp s'ouvrait dans les hauteurs un ravin qui conduisait au plateau. C'était la route que prenaient les zèbres, les couaggas, et autres habitants des plaines arides, quand ils descendaient au lac.

Hendrik gravit l'escarpement, et, lorsqu'il parvint à la cime, il aperçut immédiatement, à un mille de distance environ, un troupeau composé de sept élans mâles.

La végétation du plateau n'aurait pu abriter même un renard; elle ne consistait que dans quelques aloès épars, quelques euphorbes et quelques touffes de gazon brûlées par le soleil.

Hendrik reconnut aussitôt qu'il lui était impossible de se rapprocher assez des élans pour les tirer.

Quoique n'ayant jamais chassé cette espèce d'antilope, il en connaissait les habitudes: il savait qu'elle courait mal, qu'un vieux cheval pouvait la distancer, et qu'à plus forte raison elle serait vaincue par son couagga, le plus agile des quatre qui avaient été domptés.

Il s'agissait, en conséquence, de lancer des élans dans de bonnes conditions. Il fallait éviter de les alarmer de trop loin et de leur laisser trop d'avance. En chasseur prudent, Hendrik fit un long détour de manière à mettre le troupeau entre lui et les rochers. Pour n'être pas aperçu, il eut soin de se courber sur sa selle, si bien que sa poitrine touchait presque le garrot de sa monture. Il supposait, avec quelque vraisemblance, que les élans ignorant à quelle espèce d'animal ils avaient affaire, regarderaient longtemps le couagga monté avec plus de curiosité que d'inquiétude.

Les élans se laissèrent approcher à la distance de cinq cents pas avant de prendre leur lourd et indolent galop. Alors Hendrik se releva, donna de l'éperon à son couagga et se mit à la poursuite du troupeau.

Comme il l'avait prévu, les élans s'enfuirent vers les rochers, non dans la direction de la passe, mais du côté où les collines étaient à pic. Parvenus au bord du précipice, ils furent forcés de retourner en arrière, et suivirent une route qui traversait celle qu'ils avaient prise d'abord. Cette marche donnait l'avantage à Hendrik, qui dirigea diagonalement son couagga.

Il avait l'intention d'isoler un des élans et de laisser les autres galopper tant qu'ils voudraient.

Il ne tarda pas à réaliser son projet. Le plus gros du troupeau s'écarta de ses compagnons, comme s'il eût pensé qu'il avait plus de chance de salut en les abandonnant; mais il avait compté sans Hendrik, qui fut une seconde après à ses trousses.

Le chasseur et sa proie parcoururent rapidement un mille à travers la plaine. Peu à peu la robe de l'élan passa du brun roux au bleu plombé; la salive tomba de ses lèvres en abondance, l'écume inonda sa large poitrine, et des larmes roulèrent dans ses yeux globuleux.

Il était aux abois.

Au bout de quelques minutes, le couagga avait rejoint l'énorme antilope, qui, renonçant à courir, s'arrêtait dans son désespoir pour faire face à l'ennemi.

Hendrik avait la main à sa carabine. Vous pensez sans doute qu'il l'épaula, fit feu et abattit l'élan; vous vous trompez. Hendrik était un vrai chasseur, économe de ses ressources. Il n'avait pas besoin de tuer le caana sur place, il savait que sa proie était en son pouvoir, et qu'il la chasserait devant lui comme un domestique. S'il avait pris le parti d'envoyer une balle à l'élan, il aurait fallu chercher du renfort au camp pour le dépecer et en emporter les morceaux, au risque de le retrouver à moitié dévoré par les hyènes.

Au lieu de tirer, il força l'élan à se retourner, et le poussa devant lui dans la direction de la passe.

CHAPITRE XLI.

LE COUAGGA EMPORTÉ

A bout de ses forces, l'animal était incapable de résistance. De temps en temps il essayait de revenir sur ses pas; mais à l'aspect menaçant du chasseur, il reprenait passivement la route du camp.

Hendrik s'applaudissait de son succès. Il jouissait d'avance de la surprise qu'il allait causer en paraissant avec l'élan. Celui-ci était déjà entré dans la gorge où Hendrik et son couagga se disposaient à le suivre.

En ce moment un grand bruit de pas se fit entendre au pied des hauteurs.

Hendrik éperonna sa monture, afin d'atteindre le bord du précipice et de regarder d'où venait ce bruit. Avant qu'il eût eu le temps d'arriver, il vit avec étonnement l'élan regagner le plateau en galopant avec une nouvelle ardeur; évidemment le fugitif avait été effrayé, et il aimait mieux faire face à son ancien adversaire que d'en affronter un nouveau.

Hendrik ne fit pas grande attention à l'élan, qu'il pouvait toujours forcer à loisir. Il tenait d'abord à savoir pourquoi l'antilope avait rétrogradé: il hâta donc le pas sans hésitation.

Le piétinement des sabots qui retentissait dans la passe lui prouvait qu'il n'avait affaire qu'à des ruminants, et qu'il n'était pas exposé à rencontrer un lion.

Dès qu'il fut à l'entrée de la passe, il jeta les yeux au-dessous de lui, et reconnut un troupeau de couaggas qui revenait de l'abreuvoir. Il en fut contrarié, car ces animaux pouvaient le gêner dans la poursuite de l'élan, et dans son premier accès de dépit, il fut tenté de faire feu dessus; mais c'eût été gaspiller ses munitions en pure perte. Il préféra se remettre à la poursuite de la bête qu'il avait forcé, et dont la peur avait ranimé l'énergie.

Les couaggas sortirent un à un du défilé, au nombre d'environ cinquante. A l'aspect du cavalier, chacun tressaillit d'effroi et fit un écart, jusqu'à ce que le troupeau s'étendit en longue ligne sur le plateau; en des circonstances ordinaires, Hendrik n'y aurait pas fait attention. Maintes fois le couagga perçant de ces animaux avait retenti à ses oreilles; mais il ne put s'empêcher de remarquer que quatre d'entre eux avaient la queue coupée. Il reconnut ceux qui avaient été relâchés après être tombés dans la fosse, et auxquels Swartboy, par des raisons particulières, avait fait subir cette mutilation. C'était le troupeau qui venait habituellement au lac, et qui n'avait pas reparu depuis le jour où il avait été si mal accueilli.

On conçoit qu'Hendrik regardait les couaggas avec une certaine curiosité. L'effroi qu'il leur inspirait, la tournure comique de ceux qui avait la queue coupée, le disposèrent à l'hilarité, et il se mit à rire en se mettant à la poursuite du caana.

Le couaggas prirent le même chemin.

—Je n'aurai jamais, se dit Hendrik, une meilleure occasion de décider un point jusqu'à présent contesté: Un couagga monté peut-il rivaliser de vitesse avec un couagga libre? voilà la question. Je suis curieux de voir si le mien luttera sans désavantage contre ses anciens compagnons.

L'élan tenait la tête; les couaggas couraient après lui, et Hendrik venait à l'arrière-garde. Il n'avait pas besoin de jouer de l'éperon; son noble coursier semblait comprendre qu'il s'agissait de soutenir sa réputation, et il gagnait du terrain à chaque instant.

Le pesant caana fut promptement dépassé. Il s'arrêta, mais les couaggas continuèrent la course, suivis par celui de Hendrik. Au bout de cinq minutes ils avaient laissé l'élan à un mille en arrière, et ils ne s'arrêtaient pas.

Quelle était l'intention de Hendrik? Voulait-il renoncer à sa proie? Etait-il jaloux de la supériorité de sa monture? Avait-il résolu qu'elle remporterait le prix de cette course étrange? C'est ce qu'aurait pu penser quiconque en eût été témoin; mais les apparences étaient trompeuses, et la conduite du chasseur avait des motifs tout différents.

En voyant l'élan s'arrêter, il avait cherché à s'arrêter aussi, et avait tiré fortement la bride; mais son couagga, au lieu d'obéir, avait couché les oreilles et galopé avec une nouvelle ardeur.

Hendrik essaya de le détourner, et tira sur la rêne droite, mais avec tant de force que l'anneau rouillé se brisa. Le mors glissa entre les mâchoires de l'animal, la secousse fit tomber la têtière, et le couagga se trouva complètement débridé! Il était libre d'aller où bon lui semblerait, et naturellement il désirait aller rejoindre ses anciens camarades, qu'il avait reconnus, comme l'attestaient ses hennissements.

D'abord Hendrik regarda la rupture de son mors comme un accident sans importance; c'était un des meilleurs cavaliers du Cap, et il n'avait pas besoin de bride pour conserver son assiette.

—Le couagga, pensa-t-il, ne tardera pas à s'arrêter; j'aurai le temps de réparer le mors et de rajuster la bride. Cependant il commença à s'inquiéter en voyant sa monture aller du même train et le troupeau courir devant lui sans manifester la moindre intention de s'arrêter. C'était la terreur qui poussait les couaggas en avant. Leur camarade les avait reconnus, mais ils n'avaient pas reconnu leur camarade. Avec son accroutrement bizarre et l'homme qu'il portait sur le dos, il leur faisait l'effet d'un monstre terrible, altéré de sang et prêt à les dévorer; aussi tous montraient-ils une agilité jusqu'alors sans exemple: si bien que le couagga dompté, malgré son vif désir de s'en approcher et de leur expliquer sa métamorphose, avait cessé de gagner du terrain. Il redoublait pourtant d'efforts, car il était fatigué à l'excès de la civilisation et de la chasse aux éléphants. Il aspirait sans doute à reprendre la vie sauvage; il semblait penser qu'une fois qu'il se trouverait au milieu des compagnons de sa jeunesse, ils se grouperaient autour de lui et l'aideraient à se débarrasser de l'importun bipède qui se cramponnait à son épine dorsale. Il était si près d'eux, que leurs ruades lui envoyaient à la tête de la poussière et des cailloux; toutes les fois qu'il pouvait prendre haleine, il faisait entendre son couagga d'un ton suppliant, mais il n'était pas écouté.

Cependant que faisait Hendrik? Rien. Il ne pouvait arrêter l'essor impétueux de son coursier, il ne pouvait essayer de mettre pied à terre sans être lancé sur des rochers. Tout ce dont il était capable, c'était de se tenir en selle.

Que pensait-il? D'abord il n'avait pas vu le danger. Quand il eut achevé son troisième mille, il commença à s'alarmer sérieusement; et au bout du cinquième, il fut convaincu qu'il était embarqué dans une périlleuse aventure.

Les milles se succédèrent; et les couaggas galopaient toujours: le troupeau était excité par la crainte de perdre sa liberté, et l'animal dompté par le désir de reconquérir la sienne.

Hendrik était en proie à de véritables angoisses. Où allait-il être entraîné? Peut-être au milieu du désert, où il périrait de faim et de soif! Déjà il était loin de la lisière de rochers, et il lui était impossible d'en déterminer la direction; en supposant qu'il vînt à s'arrêter, était-il sûr de retrouver son chemin?

L'épouvante s'empara de lui.

Que devait-il faire? sauter à bas de son couagga, au risque de se rompre le cou.

Dans tous les cas, il avait déjà perdu le caana; il avait la triste certitude de perdre sa monture et sa selle. Quel sacrifice faisait-il en les abandonnant? Sa vie était en danger, pour peu que sa situation se prolongeât. Les couaggas pouvaient faire vingt milles, cinquante milles sans s'arrêter; ils étaient infatigables; leur ardeur ne se ralentissait point.

—Allons, se dit-il, sautons! tâchons seulement de choisir un bon endroit, afin de me faire le moins de mal possible.

Tout à coup un moyen de salut s'offrit a lui; il se rappela qu'en montant ce même couagga, il s'était servi avec avantage d'une œillère, c'est-à-dire d'un morceau de cuir attaché sur les yeux de la bête. L'effet en avait été si complet, que de rétive qu'elle était, elle était devenue docile instantanément.

Hendrik n'avait pas d'œillère. Quel objet pouvait lui en tenir lieu? Son mouchoir? Il n'était pas assez épais. Sa veste? Bon! voilà ce qu'il lui fallait.

Sa carabine le gênait, il la laissa doucement tomber, en se promettant de revenir la chercher.

En un clin d'œil, Hendrik se dépouilla de sa veste; mais comment la disposer pour aveugler le couagga? il craignait de la laisser tomber.

Prompt dans ses résolutions, l'adroit jeune homme passa une manche de chaque côté de la gorge de sa monture et les noua toutes deux ensemble. La veste reposait ainsi sur la crinière de l'animal. Le collet était près du garrot, et les pans portaient sur la partie la plus étroite du cou.

Hendrik se pencha en avant autant qu'il le put, et il étendit la veste sur le cou du couagga. Lorsqu'il eut fait passer les pans par-dessus les oreilles, il les laissa retomber sur les yeux.

Ce ne fut pas sans peine que le cavalier, courbé comme il l'était, parvint à conserver son assiette; car, dès que le couagga eut les yeux couverts du morceau de drap, il s'arrêta aussi brusquement que s'il eût été mortellement blessé. Toutefois il ne tomba pas, mais il demeura immobile, les membres frémissants de terreur. Il avait cessé de galoper.

Hendrik sauta à terre; il ne craignait plus que le couagga, aveuglé et vaincu, fît la moindre tentative pour s'échapper. Au bout de quelques minutes, il avait remplacé l'anneau rompu par une forte courroie, remis le mors entre les dents de l'animal, bandé solidement la têtière, et il remontait en selle, sa veste sur le dos.

Le couagga comprit que toute résistance était inutile. Ses anciens compagnons avaient disparu à l'horizon, et avec eux s'en allaient ses rêves de délivrance. Soumis désormais à son sort et stimulé par l'éperon, il retourna tristement sur ses pas.

Hendrik ignorait la route qu'il lui fallait prendre. Il suivit d'abord la trace des couaggas jusqu'à l'endroit où il avait laissé tomber sa carabine. Le soleil était trop bas pour lui servir de guide, et aucun des rares buissons du désert n'avait assez d'importance pour jalonner le chemin. Le voyageur égaré fut obligé de continuer à se diriger d'après les empreintes du troupeau; il ne retrouva plus son caana, mais il s'en consola quand il se vit avant la nuit dans la passe qui menait à sa demeure. Bientôt après il était assis sur la plate-forme du nwana et régalait un auditoire attentif du récit de ses aventures.

CHAPITRE XLII.

LE PIÈGE A DÉTENTE

Quelques jours plus tard, Von Bloom eut à souffrir de l'importunité des bêtes de proie, qu'attiraient les restes des antilopes et les parfums de la cuisine. Les hyènes et les chacals rôdaient sans cesse aux environs, et, rassemblés la nuit sous le grand arbre, ils faisaient entendre pendant des heures entières leur horrible tintamarre. A la vérité, personne ne les redoutait, puisqu'ils ne pouvaient atteindre les enfants, paisiblement endormis dans leur domicile aérien; mais leur présence n'en avait pas moins d'inconvénients. La viande, le cuir, les lanières, qu'on avait le malheur de laisser en bas, étaient infailliblement dévorés; des quartiers de venaison disparaissaient, et la selle de Swartboy avait été mise hors de service. Enfin, les hyènes étaient devenues un fléau si intolérable, qu'il était nécessaire de trouver un moyen de les détruire.

Elles n'étaient pas faciles à tirer. Prudentes pendant le jour, elles se cachaient dans les grottes du coteau ou dans les trous creusés par l'oryctérope. La nuit, elles avaient l'audace de pénétrer jusqu'au centre du camp, mais l'obscurité empêchait de les ajuster, et les chasseurs, qui connaissaient le prix de la poudre et du plomb, ne risquaient un coup de fusil que lorsque leur patience était à bout.

On essaya plusieurs genres de pièges, mais sans succès. Les hyènes qui tombaient dans les fosses parvenaient à s'en échapper en sautant, et si elles étaient prises dans des nœuds coulants, elles s'en délivraient en coupant la corde avec leurs dents aiguës.

Enfin le porte-drapeau eut recours à un procédé très en usage parmi les boors de l'Afrique australe: le piège à détente. Ce mécanisme consiste invariablement dans un fusil dont la détente est mise en mouvement par une corde; mais il y a différentes manières de l'établir. En général, on attache l'appât à la corde: en voulant s'en emparer, l'animal tend cette corde et fait partir le coup. Malheureusement il n'arrive pas toujours qu'il soit placé en face du canon, et tantôt il n'est que légèrement blessé, tantôt il n'est pas même atteint.

Le piège à détente adopté dans le sud de l'Afrique est mieux combiné, et ses résultats sont plus certains. Il est rare que l'animal assez imprudent pour tirer la détente ne soit pas tué sur place, ou tellement maltraité qu'il va mourir à quelques pas plus loin.

Ce fut ce dernier mode que choisit Von Bloom.

Il avait remarqué près du camp trois jeunes arbres placés sur la même ligne, à environ trois pieds de distance les uns des autres.

Ces trois jeunes arbres faisaient son affaire. S'il ne les eût pas découverts, il aurait été obligé de planter solidement en terre trois pieux qui auraient également bien rempli ses intentions.

On coupa ensuite des broussailles épineuses, et l'on en construisit un kraal à la manière ordinaire, c'est-à-dire la cime des buissons tournée en dehors. La grandeur de l'enceinte étant sans importance, on ne se donna pas la peine d'y enfermer un vaste espace de terrain.

L'entrée fut placée entre deux des trois arbres, dont le troisième fut laissé en dehors. Tout animal qui voulait pénétrer dans l'enclos devait nécessairement prendre cette voie.

Il s'agissait de régler la position du fusil.

La crosse fut attachée solidement à l'arbre qu'on avait laissé en dehors de l'enceinte, et le canon assujetti contre celui des deux autres arbres qui en était le plus voisin.

Dans cette situation, la bouche du canon se trouvait vis-à-vis de l'arbre qui se dressait du côté opposé comme l'autre jambage de la porte.

L'appareil était à la hauteur voulue pour frapper au cœur l'hyène qui se présenterait à l'ouverture.

Il restait à arranger la corde.

Un morceau de bois de plusieurs pouces de longueur fut fixé transversalement dans la partie mince de la crosse, bien entendu derrière la détente; on eut soin toutefois de lui laisser assez de jeu pour qu'il pût servir de levier, comme on le désirait.

Une corde, nouée à l'une des extrémités de ce bâton, se reliait à la détente.

De l'autre extrémité partait une seconde corde qui passait par les capucines de la baguette, barrait l'entrée, et s'attachait à l'arbre d'en face.

La corde suivait la direction horizontale du canon; elle était tendue presque roide. Pour peu qu'on pressât dessus, elle devait agir sur le levier, tirer ainsi la détente, et provoquer l'explosion.

On chargea le roer, on l'arma: puis l'on mit l'appât, ce qui n'était pas difficile. Pour attirer les bêtes de proie, il suffisait de déposer dans l'enclos une charogne ou un morceau de viande. Swartboy jeta dans le kraal les entrailles d'une antilope fraîchement tuée, et toute la famille alla tranquillement se coucher.

A peine avaient-ils fermé les yeux qu'ils entendirent la bruyante détonation du roer, suivie d'un cri étouffé.

Le piège avait produit son effet.

Les quatre chasseurs allumèrent une torche et coururent à l'entrée du kraal, où ils trouvèrent le cadavre d'une énorme hyène tachetée. Elle n'avait pas fait un pas après avoir reçu le coup fatal; son agonie n'avait pas même été accompagnée de mouvements convulsifs, tant la mort avait été instantanée; en appuyant sa poitrine contre la corde, l'animal avait fait partir la détente, la balle avait pénétré dans ses flancs, et lui avait traversé le cœur.

Après avoir rechargé le roer, les chasseurs remontèrent dans leur chambre à coucher. On serait tenté de croire qu'ils enlevèrent l'hyène, dont le suicide pouvait être un avertissement pour ses camarades; mais Swartboy se contenta de l'introduire dans le kraal pour la joindre aux autres appâts. Eclairé sur le caractère des hyènes, il savait que loin d'être épouvantées par le cadavre d'un être de leur espèce, elles le dévorent aussi avidement que les restes d'une antilope.

Avant le jour, le grand fusil réveilla de nouveau les chasseurs. Cette fois ils ne daignèrent pas se déranger; mais, dès que le soleil se leva, ils visitèrent le piège, et y trouvèrent une seconde hyène, dont la poitrine avait imprudemment pressé la fatale corde.

Toutes les nuits, il continuèrent à faire la guerre aux hyènes, transportant successivement leur kraal d'un lieu à un autre, et plantant des piquets quand ils ne trouvaient pas d'arbres convenablement disposés. Les bêtes féroces finirent par être exterminées, ou du moins elles devinrent si rares et si craintives, que leur présence aux environs du camp cessa d'être gênante.

Vers le même temps parurent d'autres visiteurs plus redoutables, et dont il importait davantage de se débarrasser. C'était une famille de lions.

On avait déjà reconnu ses traces dans le voisinage; mais elle avait longtemps hésité à s'approcher du camp. Au moment où l'on était délivré des hyènes, les lions les remplaçaient, et ils faisaient chaque soir retentir la plaine des plus terribles rugissements. Toutefois ils ne répandaient pas autant d'épouvante qu'on aurait pu le supposer. Les habitants du nwana savaient que, dans cet arbre, ils étaient à l'abri des lions. S'ils avaient eu affaire à des léopards, qui sont des grimpeurs de première force, ils auraient été moins rassurés; mais il n'y avait pas de léopards dans le pays.

C'était, toutefois, très-désagréable de ne pouvoir descendre dans l'arbre après la chute du jour, et d'être régulièrement bloqué depuis le coucher du soleil jusqu'à son lever. En outre, les lions pouvaient trouver moyen de pénétrer dans les kraals où étaient enfermés la vache et les couaggas, dont la perte eût été une calamité. On tenait surtout à conserver la vieille Graaf, précieuse amie, qu'il eût été impossible de remplacer.

A ces causes, il fut résolu d'essayer contre les lions le genre de piège qui avait si parfaitement réussi contre les hyènes.

Dans l'un ou dans l'autre cas, la construction fut identique; seulement on plaça le fusil plus haut, afin de le mettre au niveau du cœur du lion. L'appât, au lieu d'être une charogne, était une antilope fraîchement tuée.

L'attente des chasseurs ne fut pas déçue. La première nuit, le vieux lion pressa la corde fatale, et mordit la poussière. Le lendemain, la lionne eût le même sort, et quelques jours après, un jeune mâle adulte succomba. Il ne s'en présenta point d'autres à l'entrée du kraal; mais, une semaine plus tard, Hendrik tua près du camp un lionceau qui était sans doute le dernier de la famille, car on fut délivré des lions pour longtemps.

CHAPITRE XLIII.

LES TISSERINS

Quand les bêtes féroces eurent été exterminées ou chassées du camp, il fut permis aux enfants de se promener, sous la surveillance de Totty, tandis que les quatre chasseurs allaient à la poursuite de l'éléphant.

Jan et Gertrude avaient pour instructions de ne point s'écarter du nwana, et d'y monter dès qu'ils apercevraient un animal dangereux. Avant la destruction des hyènes et des lions, ils avaient l'habitude de rester perchés sur l'arbre pendant l'absence des chasseurs. C'était un pénible emprisonnement; aussi leur joie fut grande lorsque, sans crainte de danger, ils purent prendre leurs ébats dans la prairie et le long du lac.

Un jour que les chasseurs étaient en campagne, Gertrude s'était aventurée seule au bord de l'eau. Elle n'avait pour compagne que son antilope springbok, qui la suivait partout dans ses excursions. Cette jolie bête avait acquis de nouvelles grâces en se développant; ses grands yeux ronds avaient une expression douce et tendre, qui rivalisait avec celle des yeux de sa petite maîtresse.

Jan, assis au pied du nwana, s'occupait de mettre un barreau à une cage. Totty faisait paître la vieille Graaf.

Après avoir fait boire sa gazelle favorite et cueilli un bouquet de lis bleus, Gertrude poursuivit tranquillement sa promenade.

Dans la partie du rivage la plus éloignée du nwana se trouvait une presqu'île en miniature, qu'on aurait pu d'un coup de bêche convertir en îlot. Elle n'avait pas une perche carrée de superficie, et l'isthme qui la réunissait à la terre n'avait pas trois pieds de large. Cette presqu'île n'avait été d'abord qu'une grève; mais elle avait fini par se couvrir de verdure, et sur sa pointe avait poussé un saule pleureur dont les branches, garnies de longues feuilles argentées, touchaient à la surface de l'eau. Cette espèce d'arbre s'appelle aussi saule de Babylone, parce que c'était à ses rameaux que les Juifs en captivité suspendaient leurs harpes. Il ombrage les rivières de l'Afrique australe aussi bien que ceux de l'Assyrie. Souvent, au milieu de l'aride désert, le voyageur altéré l'aperçoit au loin; il hâte le pas, sûr de trouver de l'eau, et s'il est chrétien, il ne manque pas de se souvenir du poétique passage de l'Ecriture où il est question du saule de Babylone.

Celui qui croissait au bout de la petite péninsule offrait une particularité remarquable. A chaque branche pendaient des objets de la forme la plus fantastique: à la partie supérieure ils s'arrondissaient en boule, puis ils s'allongeaient en un cylindre de moindre diamètre, au bas duquel était une ouverture. On aurait pu les comparer à ces matras de verre qu'on trouve dans le laboratoire des chimistes.

Ces objets, dont chacun avait douze ou quinze pouces de long, étaient d'une couleur verdâtre, qui rivalisait avec celle des feuilles du saule pleureur.

En étaient-ce les fruits?

Non, le saule pleureur ne porte pas de fruits de cette taille.

C'étaient des nids d'oiseaux.

Oui, c'étaient les nids d'une colonie de passereaux du genre ploceus, mieux connus sous la dénomination de tisserins.

Les tisserins doivent le nom qu'ils portent à l'art dont ils font preuve dans la construction de leurs nids. Ils ne les bâtissent pas, mais ils les tissent de la manière la plus ingénieuse avec des joncs, de la paille, des feuilles, de la laine ou des brins d'herbe.

N'allez pas supposer qu'il n'y ait qu'une seule classe de tisserins. Il en existe en Afrique un grand nombre d'espèces, dont il serait superflu de vous donner la nomenclature. Chacune d'elles donne à son nid une forme particulière, en employant des matériaux différents. Quelques-unes, telles que le tisserin à tête de loriot (ploceus icterocephalus), tressent des tiges de plantes herbacées, dont ils laissent le gros bout en dehors, ce qui donne au nid l'aspect d'un hérisson suspendu. Les oiseaux d'une autre espèce analogue bâtissent de semblables demeures avec de minces baguettes. Le tisserin républicain (loxia socia) se réunit en associations, qui construisent et habitent en commun des nids à plusieurs compartiments. L'entrée de ces nids est ménagée dans la surface inférieure. Placés à la cime d'un arbre, ils ressemblent à une meule de foin ou à un faisceau de chaumes.

Les tisserins sont ordinairement granivores; mais quelques-uns sont insectivores, et une espèce, le tisserin à bec rouge (textor erythrorhynchus) est un parasite des bisons. C'est une erreur d'admettre, sur la foi de certains ouvrages d'ornithologie, qu'ils n'habitent que l'Afrique et l'ancien monde. Il y a en Amérique diverses espèces de caciques et de loriots qui tissent des nids sur les arbres de l'Orénoque ou des Amazones. Cependant le véritable type du genre ploceus est le tisserin d'Afrique, et c'était une variété de ce genre, le tisserin suspendu (ploceus pensilis), dont les habitations se balançaient aux branches du saule pleureur.

Il y avait en tout trente nids qui semblaient faire partie de l'arbre. L'herbe au Bosjesman, avec laquelle ils étaient tissés, n'avait pas encore perdu sa verdure, et on aurait pu les prendre pour de grands fruits en forme de poires. De là vient sans doute que d'anciens voyageurs ont prétendu que certains arbres d'Afrique portaient des fruits qui renfermaient des oiseaux vivants ou leurs œufs.

La vue des tisserins et de leurs nids n'était pas nouvelle pour Gertrude. Elle avait lié connaissance avec la colonie emplumée qui s'était établie depuis quelque temps sur le saule pleureur. Souvent elle ramassait des graines pour les porter aux oiseaux, qui, devenus familiers, se perchaient sur ses blanches épaules ou folâtraient dans les boucles de sa blonde chevelure.

Elle s'amusait à écouter leur gazouillement, à suivre leurs amoureux ébats sur les bords du lac, à les voir jouer entre les branches ou se glisser dans les longs tunnels verticaux qui conduisaient à leurs nids.

En cheminant gaiement le long du lac, elle pensait à son antilope, aux lis bleus, et ne s'occupait nullement des oiseaux, lorsqu'ils attirèrent son attention par des mouvements inusités. Tout à coup, sans cause apparente, ils se mirent à voltiger autour de l'arbre avec les symptômes de la plus vive inquiétude.

CHAPITRE XLIV.

LE SERPENT CRACHEUR

—Qui peut troubler ainsi mes jolis oiseaux? se demanda Gertrude. Je n'aperçois pas de faucon. Est-ce qu'ils se battent? Je me charge de rétablir la paix.

Elle hâta le pas et s'avança sur la péninsule. Le saule pleureur était le seul arbre qui ornât cette langue de terre. Gertrude s'en approcha, et chercha dans les branches ce qui pouvait causer l'alarme des tisserins. Dès qu'elle parut, plusieurs d'entre eux volèrent sur ses bras et sur ses épaules, mais non comme ils avaient coutume de le faire quand ils venaient lui demander à manger. Ils semblaient vouloir se placer sous sa protection.

Ils devaient être effrayés par un ennemi; et pourtant il n'y avait aux alentours aucun oiseau de proie. Pourquoi donc leur épouvante semblait-elle augmenter à chaque instant?

Enfin Gertrude aperçut un énorme serpent qui entourait de ses replis une branche horizontale, et dont les écailles étincelaient au soleil. Il venait de visiter les nids, et, après avoir tourné en spirale autour de la branche, il descendait la tête en bas le long du tronc de l'arbre.

Gertrude eut à peine le temps de se retirer avant que la tête et le cou du reptile se trouvassent en face du lieu qu'elle quittait. Si elle y était restée, elle eût été inévitablement mordue, car ce serpent ouvrit ses mâchoires et darda sa langue fourchue avec un horrible sifflement. Il était évidemment furieux, tant parce qu'il n'avait pu s'introduire dans leurs nids parce qu'il avait été frappé à coups de bec par les oiseaux. Il balançait la tête d'un air menaçant, et ses yeux lançaient des éclairs.

Instinctivement Gertrude se plaça sur un des bords de la presqu'île, aussi loin du reptile que l'eau pouvait le lui permettre. Elle supposa qu'il prendrait la direction de l'isthme, et craignait de se trouver sur son passage. Ce pouvait être un serpent inoffensif; néanmoins sa longueur et ses allures n'avaient rien de rassurant. Gertrude ne pouvait le contempler sans trembler de tous ses membres, et elle eût tremblé bien davantage si elle l'avait mieux connu. C'était le naja noir ou serpent cracheur, le cobra africain, plus dangereux que la couleuvre capelle des Indes, parce qu'il a plus de vivacité dans ses mouvements.

Le serpent, malgré son irritation, ne se détourna point pour attaquer la petite fille. Il descendit de l'arbre et s'avança rapidement vers l'isthme, comme pour se retirer dans les buissons qui croissaient à quelque distance sur le continent.

Gertrude commençait à se rassurer en voyant le naja s'allonger sur l'herbe: mais soudain, arrivé à l'isthme, il s'arrêta et se roula comme un cable. Au-dessus des replis de son corps se dressaient sa tête hideuse et son cou, dont les écailles distendues avaient cette forme de capuchon qui caractérise le cobra. Etonnée d'abord du changement de tactique, Gertrude en découvrit bientôt la cause: c'était l'approche de son antilope qui avait interrompu la retraite du serpent. Au premier cri d'alarme que sa maîtresse avait poussé, la jolie bête avait quitté son pâturage, et elle arrivait en bondissant. Sa queue blanche était droite, et ses grands yeux bruns avaient une expression de curiosité.

Gertrude trembla pour sa favorite. Encore un bond, et ses pieds allaient toucher le serpent; mais l'antilope l'avait aperçu; et par un élan prodigieux elle avait sauté par-dessus.

Une fois échappée au danger, la bonne bête accourut vers sa maîtresse et sembla l'interroger du regard.

Mais les cris de Gertrude avaient attiré un autre défenseur. Le petit Jan descendait à pas précipités la pente qui menait au lac, et se préparait à passer l'isthme, où le naja était roulé.

CHAPITRE XLV.

LE SECRÉTAIRE

Gertrude frémit d'effroi: le danger de son frère était imminent. Ignorant ce qui se passait, il s'avançait en toute hâte et allait s'aventurer dans l'étroit sentier que barrait le venimeux reptile. Il lui était impossible de sauter de côté comme l'antilope, car Gertrude avait remarqué que la tête du cobra s'était dressée à plusieurs pieds de hauteur.

Jan était perdu, et sa sœur, à laquelle la terreur était la parole, ne pouvait que pousser des sons inarticulés en agitant les bras avec égarement.

Ses démonstrations, loin d'arrêter le petit Jan, lui inspiraient une nouvelle ardeur. Il rattachait les cris de Gertrude à son premier cri d'alarme, et en concluait que le danger n'avait pas cessé pour elle. C'était sans doute, pensait-il, un serpent qui l'avait attaquée; mais comme il ne pouvait la défendre de loin, il redoublait de vitesse. Il fixait sur elle des yeux inquiets, de sorte qu'il n'avait aucune chance de voir le serpent avant d'avoir marché dessus.

—Mon frère, mon frère, le serpent, le serpent! s'écria Gertrude avec effort.

Jan ne comprit pas le sens de ces mots. Il avait prévu qu'un serpent attaquait sa sœur; et quoiqu'il ne le vît pas, il supposait que le reptile devait être près d'elle.

Il courut avec plus de vitesse que jamais. Encore quelques pas, et le naja, qui allongeait le cou pour le recevoir, allait le percer de ses crochets venimeux!

Gertrude s'avança avec un cri de désespoir. Elle s'exposait pour sauver son frère; elle espérait attirer le cobra de son côté.

Jan et Gertrude étaient tous deux à la même distance du reptile: tous deux peut-être auraient été ses victimes; mais leur sauveur était proche. Une ombre épaisse passa devant leurs yeux; de larges ailes battirent l'air autour d'eux, et un gros oiseau qui semblait vouloir s'abattre sur l'isthme, se releva verticalement par un brusque effort.

Gertrude jeta les yeux sur le sol, et n'y voyant plus le naja, elle sauta au cou de son frère en criant:—Nous sommes sauvés, nous sommes sauvés!

Jan avait les idées un peu confuses. Il n'avait vu de serpent ni à terre ni au bec de l'oiseau, qui l'avait adroitement saisi pour l'emporter.

—Comment, nous sommes sauvés? dit-il.

—Oui, nous n'avons plus rien à craindre.

—Mais le serpent, où est le serpent?

Et en adressant cette question, Jan examinait Gertrude de la tête aux pieds, comme s'il se fût attendu à voir un reptile enlacé autour de quelque partie de son corps.

—Le serpent! est-ce que vous ne l'avez pas vu? Il était ici à nos pieds; mais, regardez, le voilà là-bas! le secrétaire est en train de donné une leçon au coquin qui a voulu prendre mes jolis tisserins. Courage, mon bon oiseau! bats-le bien.

—Je comprends, dit Jan, c'est mon secrétaire qui nous a sauvés. Comptez-sur lui, Gertrude, il fera sentir ses griffes au cobra. Voyez comme il le traite! Encore un coup comme celui-là, et il ne restera pas beaucoup de vie au serpent.

En poussant de semblables exclamations, les deux enfants suivirent avec intérêt la bataille du reptile et de l'oiseau.

Cet oiseau est unique dans son genre. Il ressembla à une grue, et comme les échassiers, il est monté sur de longues jambes, mais qui sont entièrement couvertes de plumes. Par la tête et le bec il se rapproche de l'aigle ou du vautour. Ses ailes, d'une envergure considérable, sont armées d'éperons: sa queue est d'une longueur démesurée, et les deux pennes sont plus longues que les autres plumes. Il a le cou et tout le manteau d'un gris bleuâtre, la gorge et la poitrine blanches, et des teintes roussâtres sur les ailes. Il est surtout remarquable par sa huppe, composée de plumes noires, qui se dressent sur son occiput et descendent derrière de cou presque jusqu'aux épaules. Cet ornement particulier a été comparé à la plume que les anciens bureaucrates tenaient derrière l'oreille, avant l'invention des plumes d'acier.

C'est ce qui a fait donner à cet oiseau le nom de secrétaire. On l'appelle aussi mangeur de serpent, gypogéronas ou vautour-grue, faucon-serpentaire (falco serpentarius), enfin messager, à cause de la roideur solennelle avec laquelle il marche dans la plaine.

De toutes ces qualifications, celle de mangeur de serpents est la plus convenable. A la vérité, le guago de l'Amérique du Sud et plusieurs faucons et milans tuent et mangent des serpents; mais le secrétaire est le seul qui leur fasse une guerre continuelle et s'en repaisse presque exclusivement. Il se nourrit aussi de lézards, de tortues et même de sauterelles; mais les serpents sont la base de son alimentation, et pour s'en procurer, il risque sa vie dans plus d'une terrible rencontre.

On trouve le serpentaire dans le sud de l'Afrique, dans la Gambie et aux îles Philippines. Celui qui habite cette dernière contrée semble constituer une variété. Les plumes de sa huppe sont disposées autrement que dans l'espèce africaine; les plus longues plumes de sa queue ne sont pas celles du milieu, mais celles qui la bordent, ce qui lui donne l'aspect d'une queue d'hirondelle. On remarque aussi quelque légère différence entre le serpentaire de l'Afrique australe et celui de la Gambie.

Quoiqu'il en soit, le serpentaire forme une tribu distincte. Les naturalistes ont cherché à le classer parmi les faucons, les aigles, les vautours, les gallinacés, ou les échassiers; mais n'y pouvant réussir, ils en ont fait un genre à part.

Dans le sud de l'Afrique il hante les grandes plaines, les karoos arides, qu'il parcourt pour chercher sa proie. Il vit solitaire ou par couple et fait son nid dans les arbres épineux, ce qui en rend l'abord difficile. Ce nid, qui a environ trois pieds de diamètre, est ordinairement doublé de plumes et de duvet sur lesquels l'oiseau dépose deux ou trois œufs à chaque couvée.

Les serpentaires sont d'excellents coureurs et se servent plus fréquemment de leurs pieds que de leurs ailes; ils sont défiants et pleins de prudence; toutefois il n'est pas rare d'en voir dans les fermes du Cap, où on les élève, parce qu'ils détruisent les serpents et les lézards. On les a introduits et naturalisés dans les Antilles françaises pour y faire la guerre au dangereux serpent jaune (trigonocephalus lanceolatus), fléau des plantations de ces îles.

L'oiseau qui avait sauvé la vie de Jan et de Gertrude était un serpentaire apprivoisé. Les chasseurs l'avaient trouvé blessé, peut-être par un gros serpent, et l'avaient apporté comme un animal curieux. Il se rétablit en peu de temps, mais il n'oublia pas les soins dont il avait été l'objet. Après avoir recouvré l'usage de ses ailes, il ne songea pas à quitter ses protecteurs, et quoiqu'il fît de fréquentes excursions dans les plaines voisines, il revenait percher sur le grand nwana. Jan l'avait pris en amitié et l'avait traité avec une bienveillance dont il venait d'être récompensé.

L'oiseau avait pris le reptile par le cou, ce qu'il n'aurait pas fait aussi facilement, si l'attention du naja n'avait été détournée par les enfants. Après l'avoir saisi, il s'envola à une hauteur de plusieurs yards, ouvrit la bec et laissa tomber le serpent pour l'étourdir. Afin de rendre la chute plus dangereuse, il l'aurait volontiers enlevé plus haut, mais le naja l'en empêcha en essayant de l'enlacer dans ses plis.

Au moment où le reptile touchait la terre, et avant qu'il eût eu le temps de se mettre en garde, le serpentaire fondit sur lui et le frappa près du coup avec la patte. Cependant le naja ne fut que légèrement blessé, se roula et se tint sur la défensive. Ses yeux étincelaient de rage; sa gueule s'était élargie et laissait voir ses terribles crochets. C'était un adversaire formidable et dont il fallait s'approcher avec les plus grandes précautions.

Le serpentaire hésita un moment; puis, se faisant un bouclier avec une de ses ailes, il s'avança obliquement. Lorsqu'il fut assez près, il tourna sur ses jambes comme sur un pivot, et donna un coup de son autre aile sur la tête du cobra. Celui-ci cessa d'allonger le cou, et profitant de son état de faiblesse, l'oiseau l'enleva une seconde fois. Comme il n'avait plus à craindre d'être enlacé par son antagoniste, il monta plus haut dans l'air et le laissa tomber de nouveau.

En arrivant à terre, le naja y resta étendu dans toute sa longueur. Toutefois il n'était pas mort, et il se serait mis en cercle pour se défendre, si le serpentaire ne l'avait frappé à plusieurs reprises avec ses larges pieds cornés. Il saisit enfin le moment où la tête du reptile posait à plat sur le sol, et lui donna un coup de bec si violent, que le crâne se fendit en deux. C'en était fait du redoutable animal, dont le corps inerte et mou resta étendu sur l'herbe.

Jan et Gertrude battirent des mains et poussèrent de bruyantes exclamations de joie. Sans daigner y prendre garde, le triomphateur s'approcha de l'ennemi qu'il avait tué, et se mit tranquillement à dîner.

CHAPITRE XLVI.

TOTTY ET LES CHACMAS

Von Bloom et sa famille étaient depuis plusieurs mois sans pain, mais divers fruits ou racines leur en tenaient lieu. Ils avaient d'abord les amandes de l'arachide souterraine (arachis hypogea) qui croît dans toute l'Afrique méridionale et constitue la base de la nourriture des indigènes. Ils avaient aussi les bulbes de plusieurs espèces d'ixias et de mysembryanthèmes, entre autres la figue hottentote (mesembryanthemum edule); le pain de Cafre, moëlle d'une espèce de zamie; la châtaigne de Cafre, fruit du brabeium stellatum; les énormes racines du pied d'éléphant (testudinaria elephantipes); des oignons et de l'ail sauvages, enfin l'aponegeton distachys, belle plante aquatique dont les tiges peuvent se manger en guise d'asperges.

Ces substances végétales se trouvaient dans les environs. Swartboy qui, dans ses premières années, avait souvent été forcé de vivre pendant des mois entiers de racines, excellait à les découvrir et à les déterrer. La famille Von Bloom n'en manquait jamais; mais elles ne remplaçaient pour elle l'aliment qui passe principalement pour le soutien de la vie, quoiqu'il n'ait guère de droits à cette qualification en Afrique, où tant d'hommes se nourrissent exclusivement de la chair des animaux.

Heureusement les privations de nos aventuriers étaient sur le point de cesser; ils allaient avoir du pain. En déménageant le vieux kraal, ils en avaient emporté un sac de maïs, reste de la provision de l'année précédente. Il ne contenait pas un boisseau de grain; mais c'était assez pour ensemencer un champ qui pouvait produire plusieurs boisseaux s'il était cultivé convenablement.

Peu de jours après l'installation de la famille dans le nwana, on avait choisi, non loin de cet arbre, un terrain fertile, qu'on avait retourné à la bêche, faute de charrue, et l'on avait piqué les grains en les espaçant convenablement.

On avait sarclé et houé avec soin l'enclos. Un monticule de terre meuble avait été élevé autour de chaque plante pour en nourrir les racines et les protéger contre l'ardeur du soleil. On arrosait même de temps en temps la plantation.

Ces attentions, développant la richesse d'un sol vierge, avaient produit de magnifiques résultats. Les tiges n'avaient pas moins de douze pieds de haut, et les épis un pied de long. Ils étaient presque mûrs, et le porte-drapeau comptait commencer la moisson dans huit ou dix jours. Toute la famille se promettait de se régaler de pain de maïs, de bouillie de maïs au lait, et de divers autres mêts que préparerait Totty.

Un incident imprévu faillit les priver non-seulement de leur récolte, mais encore de leur estimable ménagère.

Totty était sur la plate-forme, dans le grand nwana, et s'occupait de soins domestiques, lorsque son attention fut attirée par des bruits singuliers, qui partaient d'en bas. Elle écarta les branches et eut devant les yeux un étrange spectacle. Une bande de deux cents animaux descendait des hauteurs. Ils avaient la taille et l'extérieur de grands chiens mal conformés; leur corps était couvert de poils d'un brun verdâtre; ils avaient la face et les oreilles noires et nues. Ils redressaient leurs longues queues, ou les agitaient en sens divers, de la façon la plus bizarre.

Totty ne fut nullement alarmée, car elle reconnut des babouins. Ils appartenaient à l'espèce du babouin à tête de porc ou chacma (cynocephalus porcarius), qu'on trouve dans presque toute l'Afrique méridionale, où il habite les cavernes et les crevasses des montagnes.

De toute la tribu des singes babouins, les cynocéphales sont les plus repoussants; on éprouve un dégoût involontaire à l'aspect du hideux mandrille, de l'hamadryas, ou même du chacma.

Les babouins sont particuliers à l'Afrique et se divisent en six espèces bien distinctes; le babouin commun de l'Afrique septentrionale, le papion des côtes du sud et de l'ouest; l'hamadryas ou tartarin d'Abyssinie; le mandrille et le drille de Guinée; enfin le chacma du cap de Bonne-Espérance.

Les habitudes de ces animaux sont aussi répugnantes que leurs mœurs. Ils sont toutefois susceptibles d'éducation, mais ce sont de dangereux animaux domestiques, qui, à la moindre provocation, mordent la main qui les nourrit. Ils sont disposés à faire usage de leurs longues dents canines, de leurs robustes mâchoires et de leurs muscles puissants. Ils ne redoutent aucun chien et luttent même avec avantage contre l'hyène et le léopard. Cependant, n'étant point carnivores, ils mettent leur ennemi en pièces sans le manger. Ils se nourrissent de fruit, et de racines bulbeuses, qu'ils savent déterrer avec leurs ongles aigus. Quoiqu'ils n'attaquent point l'homme, ce sont de redoutables adversaires lorsqu'ils sont chassés et réduits aux abois.

Les colons de l'Afrique australe racontent maintes histoires curieuses sur les chacmas. On prétend qu'ils dévalisent parfois le voyageur, lui enlèvent ses provisions, et les dévorent en se moquant de lui. On dit encore qu'ils portent quelquefois un bâton pour se soutenir dans leur marche, se défendre ou creuser la terre. Quand un jeune chacma est parvenu à trouver une racine succulente, elle lui est souvent ravie par un autre plus vieux et plus fort; mais si le jeune chacma l'a déjà avalée, son aîné lui met la tête en bas et le force à rendre gorge. Ces récits, qui circulent dans le pays des boors, ne sont pas tous dénués de fondements, car il est certain que les babouins ont une rare sagacité.

Du haut de son observatoire, Totty aurait pu s'en convaincre, si elle avait été disposée à faire des réflexions philosophiques sur l'instinct plus ou moins développé des bêtes. Mais ce n'était pas dans son caractère. Elle trouvait seulement plaisir à considérer les manœuvres des babouins, et elle appela Jan et Gertrude pour leur faire partager son divertissement.

Le reste de la famille était à la chasse.

Jan et Gertrude s'empressèrent de monter à l'échelle, et tous les trois suivirent avec curiosité les mouvements des singuliers quadrumanes.

La troupe marchait en bon ordre et d'après un plan qui semblait avoir été préalablement ordonné. Sur les ailes couraient des éclaireurs; à la tête de la colonne s'avançaient gravement des chefs respectables par leur âge, et d'une taille plus élevée que celle de leurs compagnons. Il y avait des appels et des signaux convenus, prononcés avec des modifications de ton et d'accent qui auraient pu faire croire à une conversation régulière. Les femelles et les plus jeunes occupaient le centre pour être mieux à l'abri du danger. Les mères portaient leurs enfants sur le dos ou sur les épaules. Par intervalles, une d'elles s'arrêtait pour allaiter son nourrisson, pour lui lisser en même temps les poils; puis elle galopait afin de rejoindre ses compagnes. On voyait des mères battre leurs petits indociles. Quelquefois deux jeunes femelles se querellaient par jalousie ou par d'autres motifs, et leurs discussions amenaient de terribles criailleries, jusqu'à ce que la voix menaçante d'un des chefs leur imposât silence.

Les babouins traversèrent la plaine en criant, en jappant et en aboyant, comme des singes seuls peuvent le faire.

Où allaient-ils? on le sut bientôt. Jan, Gertrude et Totty les virent avec douleur prendre la route du champ de maïs.

Au bout de quelques minutes, le gros de la troupe était caché entre les grandes tiges des plantes, qu'ils dépouillaient de leurs grains précieux. Au dehors, des sentinelles échangeaient sans cesse des signaux avec les maraudeurs. Depuis le champ jusqu'aux collines étaient échelonnés des babouins, placés à égale distance les uns des autres. La troupe, en traversant la plaine, les avait laissés en arrière avec intention.

En effet, lorsque le principal corps d'armée eut disparu dans le champ, les longs épis enveloppés de leurs cosses, commencèrent à pleuvoir du côté de cette ligne, comme s'ils eussent été lancés par des mains humaines.

Le babouin le plus rapproché du champ ramassait les épis, les passait à son voisin, qui les transmettait au troisième, et ainsi de suite. Grâce à l'organisation de cette chaîne, chaque tête de maïs, peu de temps après avoir été enlevée à sa tige, était déposée dans la caverne qui servait de magasin général aux babouins.

Si l'opération avait continué, Von Bloom n'aurait eu qu'une triste récolte. Les babouins jugeaient que le blé était suffisamment mûr, et ils n'auraient pas tardé à engranger tous les épis.

Totty comprit l'étendue de la perte à laquelle son maître était exposé, et sans calculer le danger, elle descendit à la hâte, n'ayant pour arme qu'un manche à balai.

Quand elle arriva au champ de maïs, les sentinelles grimacèrent, jappèrent, et montrèrent leurs longues dents canines; mais, pour prix de leur vigilance, ils ne reçurent que des coups vigoureusement appliqués. Leurs cris plaintifs attirèrent leurs camarades; et en quelques instants, la pauvre Hottentote se trouva au milieu d'un cercle de chacmas irrités. Pour les empêcher de sauter sur elle, il lui fallait faire un moulinet continuel avec son balai. Cependant, cette arme légère, quoique maniée habilement, n'aurait pas longtemps protégé l'héroïne, qui eût été mise en pièces, sans le retour subit des chasseurs. Ils accoururent au galop, et une volée de mousqueterie dispersa les hideux chacmas, qui regagnèrent en hurlant leur caverne.

Après cette aventure, le porte-drapeau veilla sur son maïs jusqu'à la moisson. Elle se fit une semaine plus tard, et fut déposée en lieu de sûreté, hors de la portée des oiseaux, des reptiles, des quadrupèdes et des quadrumanes.

CHAPITRE XLVII.

LES CHIENS

Depuis qu'on avait dompté les couaggas, la chasse se continuait avec succès. Chaque semaine on ajoutait une paire de défenses, quelquefois même deux ou trois paires à la collection, qui formait au pied du nwana, une petite pyramide d'ivoire.

Néanmoins, Von Bloom n'était pas encore satisfait; il pensait qu'il aurait obtenu des résultats plus décisifs s'il avait eu des chiens. Les couaggas lui permettaient souvent d'atteindre l'éléphant, mais souvent aussi, ils le laissaient échapper. Ce malheur n'est pas à craindre avec les chiens. A la vérité, ces animaux ne peuvent triompher de l'énorme quadrupède, ils ne sont pas même en état de le blesser; mais ils le suivent partout et le contraignent à s'arrêter par leurs aboiements.

Un autre service que rendent les chiens, c'est de détourner l'attention de l'éléphant, qui, comme nous l'avons fait remarquer, est formidable quand il entre en fureur. Importuné par les mouvements brusques et les vociférations des limiers, il les prend pour des agresseurs sérieux, et fond sur eux avec rage. Le chasseur n'a donc pas à affronter une rencontre mortelle, et trouve l'occasion de lâcher un coup de fusil.

Pendant les dernières chasses, nos amis avaient couru les plus grands dangers. Leurs couaggas n'avaient ni la vivacité d'allure, ni la docilité des chevaux. D'un moment à l'autre, un écart de ces montures pouvait causer un malheur. C'était ce qu'appréhendait Von Bloom, et il aurait volontiers acheté des chiens à raison d'une défense par tête, eussent-ils été les plus misérables roquets. La qualité est de peu d'importance en ce cas: il suffit que l'animal puisse suivre la piste de l'éléphant et le harceler de ses aboiements.

Von Bloom songea à dresser des hyènes à la chasse, et cette idée n'avait rien de fantasque. L'hyène est souvent domptée dans ce but, et s'acquitte de sa tâche mieux que beaucoup d'espèces de chiens.

Un jour Von Bloom réfléchissait sur ce sujet. Il était assis sur une petite plate-forme qu'il avait fait construire à l'extrême cime du nwana, et d'où la vue s'étendait sur toute la campagne. C'était le lieu de prédilection, la tabagie du porte-drapeau; c'était là qu'il venait tous les soirs fumer tranquillement sa grande pipe d'écume de mer.

Pendant qu'il s'abandonnait à sa distraction favorite, il aperçût dans la plaine des antilopes d'une espèce particulière. Elles avaient le dos et les flancs de couleur de terre de Sienne; le ventre blanc; une bordure noire à la partie extérieure des jambes, et sur la face des raies noires aussi régulièrement tracées que par le pinceau d'un artiste. Leurs têtes, longues et roides, étaient surmontées de cornes noueuses recourbées en forme de faucilles.

Ces animaux étaient loin d'être gracieux. Leur train de derrière s'abaissait comme celui de la girafe, mais à un moindre degré; leurs épaules avaient une élévation démesurée; leurs membres étaient osseux et anguleux; chacun d'eux avaient environ neuf pieds de long et cinq pieds de haut depuis les pieds de devant jusqu'à l'épaule. Ils appartenaient à l'espèce de l'antilope caama (acronotus caama), connue par les colons hollendais du Cap sous le nom de hartebeest.

Lorsque Von Bloom les remarqua, les caamas broutaient paisiblement; mais quelques minutes après elles se mirent à courir en désordre à travers la prairie. Elles avaient été surprisées par une meute de chiens.

Von Bloom vit en effet à leur poursuite quelques-uns de ces animaux, que les colons du Cap appellent chiens sauvages (wildehonden), et que les naturalistes désignent improprement sous la qualification de chiens chasseurs ou d'hyènes chasseresses (hyena venatica).

Ces deux noms sont également absurdes; car l'animal dont il s'agit n'a aucune analogie avec l'hyène, et le titre de chien chasseur peut être mérité indistinctement par tous les animaux de la race canine. Je propose donc d'adopter le nom de chien sauvage, adopté par les boors.

C'est calomnier le chien sauvage que de le comparer à l'hyène, dont il n'a ni le poil rude, ni les formes disgracieuses, ni les habitudes repoussantes. Il ressemble plutôt au braque ou au chien courant ordinaire. Sa robe est couleur de tan, diaprée de large taches de noir et de gris. Il a, comme le braque, de longues oreilles; mais elles sont droites au lieu d'être pendantes, ainsi qu'on le remarque dans toutes les espèces sauvages du genre canis.

Ses habitudes complètent la ressemblance. Le chien sauvage, pour chercher le gibier, s'organise en meutes nombreuses et il montre autant d'adresse et de sagacité que s'il était guidé par des piqueurs armés de fouet et le cor en bandoulière.

Von Bloom eut la bonne fortune d'être témoin d'une chasse à courre des plus remarquables. Les chiens sauvages étaient tombés à l'improviste sur le troupeau de caamas, et leur premier élan en avait isolé une. C'était ce qu'ils désiraient, et toute la meute se mit à ses trousses au lieu de suivre le troupeau.

La caama, malgré sa structure étrange, est une des antilopes les plus agiles, et ne se laisse prendre qu'après une longue chasse.

Elle échapperait même au danger, s'il lui suffisait de lutter de vitesse avec les chiens; mais ceux-ci possèdent des qualités qui lui manquent et qui leur assurent l'avantage. L'antilope caama ne court pas toujours en ligne droite; elle s'écarte d'un côté ou de l'autre, suivant la conformation du terrain. Les chiens sauvages profitent de cette marche irrégulière, et ont recours à une manœuvre qui indique certainement de la réflection.

Von Bloom en eut la preuve. Sa position élevée le mettait à même d'embrasser tout le terrain et de suivre les mouvements des deux partis.

En partant, le caama courait en droite ligne et les chiens marchaient sur ses traces. Au bout de quelques instants, toutefois, un d'eux devança ses compagnons. Avait-il de meilleures jambes? non; mais tandis que les autres se ménageaient, il était chargé de presser l'antilope. L'ayant atteinte par un effort désespéré, il la fit légèrement dévier de sa course primitive.

En observant ce changement de direction, la meute prit la diagonale, et elle évita ainsi le détour qu'avaient fait le caama et son adversaire.

Celui-ci, dès que l'antilope se fut détournée, rentra dans les rangs et fut relégué à l'arrière-garde. Sa tache était accomplie. Un autre lui succéda, avec la mission de continuer ce qu'il avait si bien commencé.

L'antilope dévia de nouveau, et de nouveau la meute courut obliquement pour la couper.

Quand le second chien fut fatigué, un troisième lui succéda. La même manœuvre fut réitérée à plusieurs reprises, jusqu'à ce que l'antilope fut réduite aux abois. Alors, comme s'ils eussent compris qu'elle était en leur pouvoir, les chiens renoncèrent à leur stratégies pour se précipiter simultanément sur ses traces.

L'antilope caama fit un dernier effort pour s'enfuir; mais, voyant que l'agilité lui était inutile, elle se retourna brusquement et se mit sur la défensive. L'écume découlait de ses lèvres, et ses yeux rouges étincelaient comme des charbons ardents.

Une seconde après les chiens étaient autour d'elle.—Quelle magnifique meute! s'écria Von Bloom. Oh! si j'en avais une semblable! Mais pourquoi n'en aurais-je pas? Ces braques sauvages sont susceptibles d'être apprivoisés, exercés à la chasse, surtout à celle de l'éléphant. J'en ai eu de nombreux exemples; seulement il faut que les chiens soient pris jeunes, et comment s'en procurer? Tant qu'il ne sont pas en état de bien courir, leurs mères les retiennent dans leurs tanières au milieu de rochers inaccessibles. Par quel moyen les atteindre?

Les réflections de Von Bloom furent interrompues par l'étonnement que lui causa la singulière conduite des chiens sauvages. Il avait supposé naturellement qu'ils se jetteraient sur la bête aux abois, et la dépèceraient en un clin d'œil; et pourtant la meute s'était arrêtée, comme pour laisser à l'antilope le temps de reprendre des forces; quelques chiens même étaient couchés; les autres avaient la gueule ouverte et la langue pendante; mais ils ne paraissaient avoir nulle envie d'achever leur victime.

Le porte-drapeau était à même de bien observer la situation. L'antilope était rapprochée de lui et environnée des chiens. Non-seulement ils la laissèrent tranquille, mais, après avoir fait quelques bonds autour d'elle, ils abandonnèrent la position. Avaient-ils peur de ses vilaines cornes? voulaient-ils se reposer avant la curée? Le chasseur, que leur attitude surprenait, et qui ne savait à quoi s'en tenir, fixa sur eux des regards avides.

Au bout de quelque temps l'antilope eut repris haleine, et, profitant de l'éloignement de la meute, elle se dirigea vers une éminence dont le versant était une position favorable pour se défendre. Aussitôt qu'elle fut lancée, les chiens la poursuivirent, et au bout de cinq cents pas ils l'avaient derechef réduite aux abois. Ils la laissèrent seule, et elle essaya encore de fuir. Les chiens se remirent à sa poursuite, mais en la poussant dans une direction nouvelle, du côté des rochers qui formaient la lisière du désert.

La chasse passa près du figuier-sycomore, et toute la famille put jouir à l'aise du spectacle. L'antilope courait plus vite que jamais, et les chiens ne semblaient pas gagner de terrain sur elle. Il était permis de présumer qu'elle finirait par se soustraire à ses infatigables persécuteurs.

Les yeux de Von Bloom et de ses enfants suivirent la chasse jusqu'à ce que les chiens eussent disparu. Le corps luisant de l'antilope se détachait alors comme une tache jaune sur le front brun des rochers; mais tout-à-coup la tache jaune disparut aussi: point de doute, l'antilope était abattue.

Un étrange soupçon passa dans l'esprit de Von Bloom; il ordonna de seller les couaggas, et s'achemina avec Hans et Hendrik, vers la place où la caama avait été aperçue pour la dernière fois.

Ils s'approchèrent avec circonspection, et, cachés derrière un massif d'arbustes, ils purent observer ce qui se passait.

L'antilope-caama, étendue à douze yards du pied des hauteurs, était déjà à moitié dévorée, non par les chiens qui l'avaient chassée, mais par leurs petits de différents âges. Ces derniers entouraient le cadavre et s'en disputaient en grognant les lambeaux. Quelques-uns des chiens qui avaient pris part à la poursuite pantelaient allongés sur le sol; mais la plupart avaient disparu, sans doute dans les grottes nombreuses qui s'ouvraient le long des rochers.

Il était donc positif que les chiens sauvages avaient conduit l'antilope jusqu'à l'endroit où elle devait servir de nourriture à leurs petits, et qu'ils s'étaient abstenus de la tuer pour s'épargner la peine de la traîner. Ces animaux ne possèdent pas, comme ceux de l'espèce féline, la faculté de transporter une lourde masse à une distance un peu considérable. Leur prodigieux instinct leur avait suggéré l'idée de mener leur proie à la place même où sa chair devait être consommée. C'était une pratique à laquelle ils avaient l'habitude de recourir, comme l'attestaient les os et les cornes de plusieurs antilopes amoncelés dans ce charnier.

Les trois chasseurs s'élancèrent sur les petits; mais leur tentative échoua. Ces jeunes chiens, aussi rusés que leurs parents, abandonnèrent leur repas à l'aspect des étrangers, et s'enfoncèrent dans leurs cavernes.

Toutefois ils n'eurent pas assez d'intelligence pour échapper aux pièges qu'on leur tendit chaque jour pendant la semaine suivante. Au bout de ce temps, on en avait pris plus d'une douzaine, qu'on installa dans une niche construite exprès pour eux à l'ombre du nwana.

En moins de six mois, plusieurs de ces jeunes élèves avaient été dressés à la chasse de l'éléphant, et ils s'acquittaient de leur tâche avec le courage et l'habileté qu'on aurait pu attendre de chiens de la race la plus pure.

CHAPITRE XLVIII.

CONCLUSION

Pendant plusieurs années Von Bloom mena la vie de chasseur d'éléphants. Pendant plusieurs années il logea dans le grand nwana, et n'eut pour société que ses enfants et ses domestiques. Ce ne fut peut-être pas le temps le moins heureux de leur existence, car ils jouirent du plus précieux des biens terrestres, la santé.

Il n'avait pas laissé ses enfants grandir sans instruction, en véritables enfants des bois. Il leur avait fait étudier dans le livre de la nature bien des choses qu'ils n'auraient pas apprises au collège. Il leur avait, en outre, inculqué des principes d'honneur et de moralité sans lesquels la meilleure éducation est incomplète. Ils étaient élevés à aimer Dieu et à s'aimer les uns les autres; ils avaient des habitudes de travail, savaient se suffire à eux-mêmes, et possédaient assez de connaissances pour accomplir, en rentrant dans la vie civilisée, tous les devoirs qu'elle imposait. En somme, ces années d'exil passées dans le désert n'avaient pas été perdues et devaient laisser de doux souvenirs.

Toutefois l'homme est né pour la société, et le cœur humain, quand il n'est pas vicieux, aspire à communiquer avec le cœur humain.

L'intelligence surtout, si elle est développée par l'éducation, se complaît dans les relations sociales et souffre d'en être privée.

Aussi le porte-drapeau désirait-il revoir le pittoresque district de Graaf-Reinet, et s'établir de nouveau au milieu des amis de ses jeunes années. Son existence de chasseur avait fini par avoir pour lui une sorte d'attrait; mais il était désormais inutile qu'il la prolongeât.

Les éléphants avaient complètement abandonné les environs du camp à vingt milles à la ronde. Ils savaient combien le roer était redoutable; ils avaient appris à craindre l'homme, et les chasseurs passaient souvent des semaines entières sans rencontrer un seul éléphant. Cette disposition ne préoccupait point Von Bloom, dont les idées avaient pris un autre cours. Son unique désir était de retourner à Graaf-Reinet, et rien ne l'empêchait de le réaliser. La proscription qui l'avait frappé était levée depuis longtemps par l'amnistie générale que le gouvernement britannique avait accordée. Ses biens ne lui avaient pas été rendus, mais la perte qui lui était sensible quelques années auparavant lui était devenue indifférente. Il s'était créé une propriété nouvelle, représentée par la pyramide d'ivoire qui s'élevait à l'ombre du grand nwana. Il suffisait de la transporter au marché pour s'assurer une magnifique fortune.

Von Bloom trouva moyen d'effectuer le transport. On creusa près de la passe des hauteurs une vaste fosse où tombèrent plusieurs couaggas. Ces animaux sauvages furent dressés, non sans peine, à souffrir le harnais et à traîner une voiture. Les roues, qui étaient heureusement intactes, tenaient lieu de break. La caisse de la charrette fut ensuite descendue, et renouvela connaissance avec les roues, ses anciennes compagnes; la couverture de toile étendit sur le tout son ombre protectrice. On empila dans l'intérieur les croissants blancs et jaunes. Les couaggas furent attelés; Swartboy remonta sur le siège, fit claquer son fouet, et les roues, ointes avec de la graisse d'éléphant, tournèrent rapidement.

Quelle fut la surprise des bonnes gens de Graaf-Reinet quand un beau matin ils virent arriver sur la grande place une charrette traînée par douze couaggas, et suivie de quatre cavaliers montés sur des animaux de même espèce! Quel fut leur étonnement quand ils remarquèrent que le véhicule était rempli de défenses d'éléphant, sauf un coin, occupé par une jolie fille aux joues roses, aux cheveux blonds! Quelle fut leur joie en apprenant que le père de la jolie fille, le propriétaire de l'ivoire, n'était autre que leur ancien ami, leur respectable compatriote, le porte-drapeau Von Bloom!

Le chasseur d'éléphants trouva sur la grande place de Graaf-Reinet un accueil cordial, et, ce qui avait son importance, des débouchés immédiats.

Par un heureux hasard, l'ivoire était en hausse en ce moment. Il entrait dans la composition de certains bijoux dont j'ai oublié le nom, et qui étaient à la mode en Europe. Von Bloom trouva donc à échanger sa provision contre de l'argent comptant, à un prix presque double de celui qu'il s'attendait à recevoir.

Il avait recueilli une quantité d'ivoire trop considérable pour la transporter en un seul voyage. Il retourna au nwana, près duquel il avait caché le reste des défenses, et les ramena à Graaf-Reinet, où elles étaient vendues d'avance.

Von Bloom était redevenu riche. La fortune qu'il avait réalisée en espèces sonnantes lui permit de racheter son ancien domaine, et d'y mettre les meilleures races de chevaux, de bœufs et de moutons. Ses affaires prospérèrent; il obtint la confiance du gouvernement, qui, après l'avoir réintégré d'abord dans ses fonctions de porte-drapeau, le promut à la dignité de landdrost ou magistrat en chef du district.

Hans poursuivit au collège du Cap le cours de ses études. L'impétueux Hendrik embrassa la profession qui lui convenait le mieux et obtint une lieutenance dans les carabiniers à cheval de la colonie.

Le petit Jean fut mis à l'école, et la belle Gertrude, en attendant qu'elle fût en âge de s'établir, fit avec grâce les honneurs de la maison paternelle.

Comme par le passé, Totty gouverna la cuisine; Swartboy, devenu un homme important, fit claquer son fouet plus que jamais et soumit à son jambok les bœufs à longues cornes du riche landdrost.

Plus tard, mes chers lecteurs, si nous faisons une nouvelle tournée dans le pays des boors, nous y retrouverons encore le digne Von Bloom, le Bosjesman et les enfants des bois.

FIN DES ENFANTS DES BOIS.

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