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Les épaves de Charles Baudelaire

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BOUFFONNERIES

XXI
SUR LES DEBUTS D'AMINA BOSCHETTI
AU THEATRE DE LA MONNAIE, A BRUXELLES

Amina bondit,—fuit,—puis voltige et sourit;
Le Welche dit: «Tout ça, pour moi, c'est du prâcrit;
Je ne connais, en fait de nymphes bocagères,
Que celle de Montagne-aux-Herbes-Potagères
Du bout de son pied fin et de son œil qui rit,
Amina verse à flots le délire et l'esprit;
Le Welche dit: «Fuyez, délices mensongères!
Mon épouse n'a pas ces allures légères.»
Vous ignorez, sylphide au jarret triomphant,
Qui voulez enseigner la valse à l'éléphant,
Au hibou la gaîté, le rire à la cigogne,
Que sur la grâce en feu le Welche dit: «Haro!»
Et que le doux Bacchus lui versant du bourgogne,
Le monstre répondrait: «J'aime mieux le faro!»

1864.

XXII
A M. EUGENE FROMENTIN
A PROPOS D'UN IMPORTUN
QUI SE DISAIT SON AMI

Il me dit qu'il était très-riche,
Mais qu'il craignait le choléra;
—Que de son or il était chiche,
Mais qu'il goûtait fort l'Opéra;
—Qu'il raffolait de la nature,
Ayant connu monsieur Corot;
—Qu'il n'avait pas encor voiture,
Mais que cela viendrait bientôt;
—Qu'il aimait le marbre et la brique,
Les bois noirs et les bois dorés;
—Qu'il possédait dans sa fabrique
Trois contre-maîtres décorés;
—Qu'il avait, sans compter le reste,
Vingt mille actions sur le Nord;
—Qu'il avait trouvé, pour un zeste,
Des encadrements d'Oppenord;
—Qu'il donnerait (fût-ce à Luzarches!)
Dans le bric-à-brac jusqu'au cou,
Et qu'au Marché des Patriarches
Il avait fait plus d'un bon coup;
—Qu'il n'aimait pas beaucoup sa femme,
Ni sa mère;—mais qu'il croyait
A l'immortalité de l'âme,
Et qu'il avait lu Niboyet![12]

[12] Nous ne savons pas ce que vient faire ici M. Niboyet; mais M. Baudelaire n'étant pas un esclave de la rime, nous devons supposer que l'importun s'est vanté d'avoir lu les œuvres de M. Niboyet, comme ayant tous les courages.

(Note de l'éditeur.)

—Qu'il penchait pour l'amour physique,
Et qu'à Rome, séjour d'ennui,
Une femme, d'ailleurs phtisique,
Etait morte d'amour pour lui.
Pendant trois heures et demie,
Ce bavard, venu de Tournai,
M'a dégoisé toute sa vie;
J'en ai le cerveau consterné.
S'il fallait décrire ma peine,
Ce serait à n'en plus finir;
Je me disais, domptant ma haine:
«Au moins, si je pouvais dormir!»
Comme un qui n'est pas à son aise,
Et qui n'ose pas s'en aller,
Je frottais de mon cul ma chaise,
Rêvant de le faire empaler.
Ce monstre se nomme Bastogne;
Il fuyait devant le fléau.
Moi, je fuirai jusqu'en Gascogne,
Ou j'irai me jeter à l'eau,
Si dans ce Paris, qu'il redoute,
Quand chacun sera retourné,
Je trouve encore sur ma route
Ce fléau, natif de Tournai.

Bruxelles, 1865.

XXIII
UN CABARET FOLATRE
SUR LA ROUTE DE BRUXELLES A UCCLE

Vous qui raffolez des squelettes
Et des emblêmes détestés,
Pour épicer les voluptés,
(Fût-ce de simples omelettes!)
Vieux Pharaon, ô Monselet![13]
Devant cette enseigne imprévue,
J'ai rêvé de vous: A la vue
Du Cimetière, Estaminet!

[13] La malice est cousue de fil blanc; tout le monde sait que M. Monselet fait profession d'aimer à la rage le rose et le gai.—Un jour M. Monselet reprochait à M. Baudelaire d'avoir écrit ce vers abominable, à propos d'un pendu dont les oiseaux ont crevé le ventre:

Ses intestins pesants lui coulaient sur les cuisses.

«Mais, dit le poëte impatienté, je ne pouvais pas faire autrement. Le sujet voulait cela. Qu'auriez-vous préféré à cette image?—Une rose!» répondit M. Monselet.

Cependant il ne faudrait pas croire que l'indispensable mélancolie ne perce pas de temps en temps sous ce vernis anacréontique. Nous avons vu récemment une petite composition de lui, où, se reprochant d'avoir rebuté une pauvresse, le poëte se met à sa recherche, et ne se couche que tout triste de ne l'avoir pu retrouver. Cette pièce est d'un homme vraiment sensible, même à jeun.

Regrettons que M. Monselet ne cède pas plus souvent à son tempérament lyrique, qu'une gaîté, tant soit peu artificielle, a trop souvent contrarié.

(Note de l'éditeur.)

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