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Les Filleules de Rubens, Tome I

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Leurs prières terminées, elles se déshabillèrent en silence, et comme d'habitude Annetje présenta son front au baiser de sa soeur.

Agathe hésita quelques moments avant de déposer ses lèvres sur le front d'Annetje.

—Mon Dieu, mon Dieu, n'aurez-vous point pitié de nous! murmura la pauvre enfant.

—Oh! pourquoi la mort ne nous a-t-elle point frappées toutes les deux, il y a un an! Nos coeurs n'auraient jamais connu ni le désespoir ni la haine!

—La haine! s'écria Annetje éperdue, la haine, ma soeur! Oh! cela est impossible, n'est-ce pas!

—La haine! répéta cruellement Agathe. Oui, la haine!

La nuit fut longue pour les deux infortunées en proie à une fièvre plus dévorante que celle qu'avait guérie naguère Simon van Maast: ni l'une ni l'autre ne ferma les yeux; ni l'une ni l'autre n'adressa une seule parole à sa compagne. Lorsque les premiers rayons du jour commencèrent à pénétrer dans leur chambre, ils les trouvèrent pâles, silencieuses, et feignant toutes les deux d'être plongées dans un sommeil menteur.

Annetje prit doucement sa soeur dans ses bras:

—Agathe! lui dit-elle en sanglotant, Agathe! ma soeur bien-aimée, embrasse-moi! laisse-moi t'embrasser!

—Non! répondit durement Agathe. Non! Pourquoi m'embrasseriez-vous, puisque vous ne m'aimez point?

—Je ne t'aime point! O Sainte Vierge, vous l'entendez! Tu veux donc me faire mourir de douleur, Agathe?

—Non, vous ne m'aimez pas! reprit Agathe, en s'arrachant des étreintes de sa soeur. Si vous m'aimiez, vous prendriez pitié de mon désespoir! vous renonceriez à cette folle passion qui a brisé notre tendresse!

—Tu me demandes un sacrifice au-dessus de mes forces; et toi?…

—Et moi, je ne veux point m'immoler pour vous! Vous le voyez bien, nous sommes nées pour le malheur l'une de l'autre, pour nous haïr, pour nous maudire, comme je vous le disais hier! Eh bien! haïssons-nous donc, puisqu'il le faut, puisque ces horribles sentiments sont dans notre coeur!

Annetje s'agenouilla silencieusement devant la sainte image de la Mère de Dieu, et joignant les mains par un mouvement convulsif;

—O refuge des affligés! murmura-t-elle, ne nous abandonnez pas!
Venez-nous en aide! Ayez pitié de nous!

CHAPITRE XII.

UNE ENTRÉE PRINCIÊRE.

Tandis que sa soeur priait, Agathe se couvrait de ses vêtements avec une agitation fiévreuse. Sans prendre le temps d'achever sa toilette du matin, elle descendit au jardin, elle en parcourut plusieurs fois la longue allée, la tête en feu et le coeur palpitant. Elle ne pouvait respirer; ses yeux, gonflés de sang, n'y voyaient point. A diverses reprises, Drinck, son favori, vint doucement gémir à ses pieds pour obtenir une caresse qu'elle ne lui donna point, et elle passa plusieurs fois sans remarquer la présence de Toporoo, qui, enveloppé dans un vaste manteau de pelleteries, se tenait, suivant son habitude, assis au pied d'un arbre et s'enivrait des parfums d'un tabaco, en murmurant ce chant mélancolique:

«La fille du Mexique pleure au ciel et se voile le visage de ses ailes.

»Elle gémit de la douleur qui brise le coeur des soeurs qu'elle aime.

»Elle plaint leur erreur; elle les plaint de demander le bonheur à la terre.

»Le bonheur n'est point sur la terre! Il est près de la fille mexicaine, de la trépassée au visage d'or.

»Non, le bonheur n'est point sur la terre! Il est au ciel.»

Peu à peu la vivacité de sa marche apaisa la cruelle agitation d'Agathe, et lui rendit la liberté de sa pensée. En entendant la chanson de Toporoo, son coeur gonflé se rompit, et des larmes abondantes la soulagèrent. Alors elle se rappela les cruelles paroles qu'elle avait dites à sa soeur, et elle cacha dans ses deux mains son visage, rouge de honte et de remords. Aussitôt, sans hésiter et pour ainsi dire d'un seul bond, elle s'élança dans la chambre où priait encore Annetje, la prit entre ses deux bras et la couvrit de baisers et de larmes. Longtemps elles restèrent confondues dans une même étreinte.

—Toi! ma soeur! rien que toi! s'écria-t-elle. Toi seule, Annetje! ma tendre Annetje! Arrachons de notre coeur l'horrible pensée que l'esprit du mal y a jetée.

—Oui! dit Annetje; que rien ne puisse nous désunir! renonçons à lui!
Que l'une de nous ne soit pas heureuse au prix du bonheur de l'autre!
Heureuse! Y aurait-il du bonheur pour l'une de nous, en sachant sa
soeur mourante et désespérée? Jurons, aux pieds de Notre-Dame des
Sept-Douleurs, jurons de renoncer à lui!

—Ah! je n'en aurai jamais la force! murmura Agathe.

—Dieu nous la donnera, ma soeur, si nos ferventes prières la sollicitent de sa miséricorde!

En ce moment un bruit de pas se fit entendre. C'était la vieille Aziza qui se dirigeait vers la chambre des jeunes filles!

—Oh! mes gentilles demoiselles, s'écria-t-elle, en élevant sa voix chevrotante, si vous saviez la grande nouvelle qui préoccupe toute la ville, vous seriez déjà debout et habillées! Le prince Ferdinand, frère du roi Philippe, doit venir visiter Anvers dans quelques jours. Le bourgmestre et les États de la ville sont allés trouver le chevalier Rubens pour qu'il donne les plans d'arcs de triomphe, d'arcades et de portiques que l'on va élever dans tous les quartiers de la ville. Le grand peintre a fait les choses si vite et si bien, qu'à l'heure qu'il est, on dresse partout dans la ville des échafaudages; les élèves de messire Rubens et messire Rubens lui-même sont à l'oeuvre pour peindre les toiles et disposer tous les apprêts pour la prochaine arrivée du prince, gouverneur général des Pays-Bas.

La vieille Aziza avait dit vrai: Pierre-Paul Rubens, avec sa fougue ordinaire, venait encore d'accomplir une de ces inexplicables improvisations qui attestent les ressources merveilleuses de son génie primesautier.

Le licencié en droit, Michel, l'historien le plus naïf et le plus vrai de Rubens, nous a conservé le programme de ces fêtes, rédigé tout entier de la main de l'artiste, et qui produisit un effet magique quand il fut exécuté. Rien n'y est oublié, les plus petits détails y trouvent leur place; tout est prévu dans ce plan gigantesque où les arcs de triomphe dominent, à chaque pas, les marches pittoresques des Serments de la bourgeoisie. La flatterie des inscriptions s'y montre constamment d'un goût exquis, surtout pour l'époque, et n'aurait rien de trop fade ni de trop exagéré, même de nos jours.

Ces fêtes et l'agitation qu'elles produisirent apportèrent quelque consolation aux deux jeunes filles, qui purent dérober plus facilement leurs larmes aux regards de leur mère. Mynheer Borrekens accabla d'ailleurs dame Thrée et ses petites-filles de travaux à diriger pour orner convenablement l'hôtel des Arquebusiers; il fallut entre autres qu'elles présidassent à la restauration du costume du fou du Serment, qu'on revêtit d'un costume neuf que le chevalier Rubens trouva encore le temps de dessiner.

Dame Thrée et ses filles se rendaient à la maison des Arquebusiers et ne rentraient chez elles que bien avant dans la nuit.

Rien n'est bon contre les chagrins de l'âme comme un travail excessif. D'ailleurs, quelque profonde que fût la douleur d'Annetje et d'Agathe, ce n'est point à seize ans que cette douleur résiste à l'influence des distractions. Le privilège exclusif du désespoir et de sa fatale idée fixe n'est réservé qu'à l'âge mûr.

Jamais fêtes ne furent plus brillantes et plus dignes à la fois du célèbre capitaine à qui l'offrait la ville d'Anvers, et de l'illustre peintre qui les avait imaginées.

Enfin le grand jour arriva.

Depuis longtemps une foule immense couvrait le port d'Anvers, lorsque tout à coup un des guetteurs placés sur les tours de Notre-Dame, vers lesquelles les yeux des curieux se tenaient fixés, donna le signal de l'arrivée du prince en arborant un drapeau aux couleurs de la ville. Aussitôt les trompettes sonnèrent, les tambours battirent, et les compagnies du Serment, revêtues de leurs riches costumes, formèrent leurs rangs. Les Arquebusiers, étendards déployés, marchaient en tête de la corporation. Mynheer Borrekens, revêtu de son costume de velours écarlate, accompagné des quatre plus anciens membres du Serment, tira son épée, tandis que le fou, tout ruisselant de galons d'or et tout retentissant de grelots, agitait sa marotte et faisait cabrer son cheval de carton.

Enfin, les gondoles dorées qui amenaient le prince et sa suite apparurent: le canon retentit de toutes parts, les Arquebusiers saluèrent par un magnifique feu de toutes leurs compagnies, et Son Altesse royale le prince Ferdinand mit pied à terre.

Il écouta gravement les harangues des magistrats de la ville, qui lui présentèrent les clefs d'Anvers, déclara que les clefs ne pouvaient se trouver en meilleures mains que dans les leurs, félicita les Arquebusiers sur leur belle tenue et jeta sa bourse au fou, en lui disant que son cheval de carton était trop fougueux, et qu'il fallait le lester davantage; plaisanterie princière que les graves historiens du temps n'ont point dédaigné de rapporter.

Après quoi, il monta lui-même à cheval, et se mit en marche pour se rendre au palais qui lui avait été préparé.

Ferdinand était jeune encore, et Van Dyck nous a conservé ses traits dans une de ces admirables peintures qui le laissent encore aujourd'hui sans rival comme peintre de portraits. Petit de taille, l'oeil noir et surmonté d'un large sourcil, on comprenait, du premier coup-d'oeil, que la nature avait réuni dans ce prince toutes les qualités du soldat: ses épaules larges, ses mains nerveuses, ses jambes un peu courtes et un peu arquées, lui donnaient, à cheval, une noblesse dont, à pied, il manquait un peu.

A en juger par la plaisanterie qu'il avait faite au fou des Arquebusiers, son esprit était plus bienveillant que brillant; aussi parlait-il peu; on citait néanmoins la finesse de son jugement même dans les affaires qui ne ressortaient pas de l'art militaire.

Nous ne suivrons point le cortège d'arc de triomphe en arc de triomphe: nous dirons seulement que le prince, touché des ingénieuses allusions à sa gloire militaire, qu'il rencontrait à chaque pas, et émerveillé du style plein de grandeur imprimé à la fête dont il était le héros, se tourna vers le bourgmestre de la ville et lui demanda comment on avait, en si peu de jours, improvisé tant de belles choses!

—C'est que nous possédons dans notre ville un grand magicien en fait d'art! répondit le magistrat.

—Le chevalier Rubens? interrompit Ferdinand. En effet, voici déjà plusieurs fois que je le cherche parmi les illustres seigneurs qui me font l'honneur de m'entourer. J'aurais été heureux de remercier le célèbre diplomate qui a rendu tant de services à son pays, et le peintre célèbre qui a daigné consacrer son talent à me faire une si belle réception.

—Le chevalier Rubens est malade, monseigneur; une attaque de goutte le retient en son hôtel.

—Eh bien! messieurs, allons lui rendre visite, reprit Ferdinand.

Et, interrompant la marche du cortège, il se dirigea vers la demeure de Rubens avec une extrême vivacité et au milieu des acclamations de la foule, charmée de voir honoré si dignement le grand peintre dont elle était fière à tant de titres.

Arrivé devant l'hôtel de Rubens, Ferdinand jeta les rênes de son cheval à un page et, suivi des plus illustres seigneurs qui faisaient partie de son cortège, il se fit conduire à l'appartement de Rubens. Ce dernier, à l'aspect inattendu du prince, voulut se lever du fauteuil où il se tenait à demi-couché; Ferdinand l'arrêta, lui prit la main, et le forçant à se rasseoir:

—Chevalier Rubens, lui dit-il, nous sommes d'anciens amis! Je vous ai vu trop souvent à la cour de Madrid, pour n'avoir point apprécié votre noble caractère. Je reviendrai vous visiter, si votre santé ne vous permet point de m'honorer de votre société pendant mon séjour à Anvers. Aujourd'hui, je n'ai voulu que venir vous remercier de la fête admirable que vous avez inventée pour moi: j'appartiens, vous le savez, au programme de cette fête. Demain, je serai tout à l'ami.

Ferdinand tint parole, et le lendemain matin, vers neuf heures, sans suite, sans autre compagnie qu'un écuyer, il arriva chez Rubens, et visita avec lui la magnifique galerie de l'artiste: car l'émotion que lui avait causée la visite du frère du roi avait opéré une crise heureuse dans la santé de Rubens, et fait disparaître son accès de goutte.

Le prince avait annoncé en arrivant qu'il déjeunerait avec Rubens, et
Rubens, avec un tact exquis, n'invita à ce repas que le seul Simon van
Maast, qui entrait chez son ami au moment même de l'arrivée du prince.

—Monseigneur, dit-il à ce dernier, tandis que le médecin restait tout étonné de voir son malade debout et guéri, permettez-moi de présenter à votre Altesse Royale le docteur van Maast.

—Mynheer, interrompit le prince, je remercie le chevalier Rubens d'avoir prévenu mon désir. Comme je sais que vous ne sortez de chez vous que pour les malades qui ne peuvent venir vous trouver, je voulais aller requérir de vous une faveur.

—Une faveur! répéta van Maast en s'inclinant. Votre Altesse Royale sait que je suis humblement à ses ordres.

—Voici messire Rubens guéri: il me fera l'honneur d'assister demain à un banquet que je compte offrir à la noblesse et à la bourgeoisie de la bonne ville d'Anvers. Faites-moi le plaisir de l'accompagner. Je sais les grands services que vous avez rendus aux Pays-Bas pendant l'épidémie qui vient de ravager Anvers. Je connais votre désintéressement et votre savoir. Les Pays-Bas doivent être et sont fiers de posséder deux hommes tels que ceux dont je serre en ce moment la main.

Au même instant Hélène Rubens entra accompagnée de ses enfants, et ma foi, comme dit le vieux Driasdust, il faut bien l'avouer, on se mit à table.

Toutefois nous nous garderons de faire une description de ce déjeûner. Disons seulement qu'il fut digne de madame Hélène, qui l'avait ordonné, et que l'hospitalité flamande se déploya grande et glorieuse dans cette improvisation gastronomique, comme le fit observer le prince Ferdinand.

Quelque brillantes, quelque savamment ordonnées que soient de nos jours les fêtes publiques, peut-être restent-elles inférieures aux grandes solennités qui se célébraient dans les Pays-Bas au seizième siècle.

Le banquet offert à la cité d'Anvers par le prince Ferdinand eut lieu dans la citadelle, transformée en salle de festin. Des draperies immenses et aux couleurs des Pays-Bas couronnaient cette petite ville, et formant une tente de proportions inconnues jusqu'alors, abritaient quatorze cents tables.

Autour de ces tables, disposées en deux cercles, et laissant au milieu d'elles une sorte d'arène, on avait élevé des gradins dont les amphithéâtres s'élevaient à douze ou quinze pieds au-dessus du sol; enfin, au fond, sur une estrade recouverte de velours et surmontée d'un dais de même étoffe, chamarré de toutes parts de crépines et de galons d'or, on voyait la table destinée au prince, et dont le service ne se composait que de dix couverts.

Dès le point du jour, la partie de l'estrade destinée au populaire fut envahie par une foule empressée, joyeuse, revêtue de ses habits de fête, et qui poussa des cris de plaisir lorsqu'elle vit circuler, de quart-d'heure en quart-d'heure, des valets à la livrée du prince, chargés d'énormes paniers, et distribuant à ceux qui en voulaient, c'est-à-dire à tout le monde sans exception, des viandes froides et de la bière.

Cependant, les tribunes réservées aux dames de la noblesse et de la bourgeoisie s'étaient elles-mêmes remplies. Dame Thrée et ses filles vinrent occuper les places qui leur étaient assignées près de la femme du bourgmestre.

A midi sonnant, des fanfares se firent entendre, et le prince entra, suivi de trois mille convives invités au banquet.

Suivant l'usage, les héraults s'approchèrent du prince pour recevoir de sa bouche et proclamer ensuite les noms des convives qui devaient prendre place à sa table.

Le premier que nomma le prince fut le chevalier Pierre-Paul Rubens!

—Le chevalier Pierre-Paul Rubens! répétèrent trois fois les héraults.

Un murmure de surprise et de joie s'éleva dans la foule.

Le peintre célèbre s'avança avec modestie, et lorsqu'il salua le prince, en pliant un genou suivant l'usage, les applaudissements unanimes de l'assemblée et du peuple, les cris de Vive le prince Ferdinand! attestèrent combien ces honneurs rendus au grand artiste touchaient et rendaient fière la population anversoise.

On attendait le second nom.

—Mynheer Simon van Maast! dit le prince.

—Mynheer Simon van Maast! crièrent les héraults de leur voix retentissante.

Les mêmes acclamations qui avaient salué le nom de Rubens saluèrent le nom de Simon, qui se rendit près du prince.

—Mynheer, dit Ferdinand en allant au devant du médecin et en le faisant monter près de lui sur l'estrade, je m'estime heureux de pouvoir honorer en vous la science et le dévouement, comme j'honore en la personne du chevalier Rubens le génie de la peinture. Vous êtes tous les deux de grands citoyens tels qu'un pays doit s'honorer d'en produire. Vous, Simon van Maast, fils de vos oeuvres, orphelin, abandonné, qui vous êtes fait un grand médecin à force de travail et de persévérance, vous venez de couronner une carrière honorable et illustre, en vous dévouant au salut de tous! Vous avez arrêté, seul, les progrès d'une épidémie funeste! Merci au nom des Pays-Bas!

Les cris de la foule et les battements de mains interrompirent le prince; l'enthousiasme fit oublier un instant le respect.

Quand le calme se fut rétabli, Ferdinand dit à Simon:

—Maintenant, à genoux, chevalier!

Et tirant son épée, il l'en frappa légèrement sur les deux épaules, lui passa au cou une magnifique chaîne d'or qu'il détacha du sien, et donna l'accolade à Simon.

Lorsque Simon releva la tête, ses premiers regards se tournèrent vers la tribune où se trouvait la famille Borrekens.

Dame Thrée, absorbée par la grande scène qui se passait sous ses yeux pleins de larmes, Thrée, éperdue de joie et d'amour, tendait les bras à Simon.

Elle ne voyait pas ses deux filles, pâles, mourantes et qui défaillaient à ses côtés.

Il fallut pourtant qu'elle revînt bientôt avec elles au logis. Ce que l'on ne croyait d'abord qu'une émotion passagère et bien naturelle avait pris un caractère grave. La fièvre s'était déclarée avec violence, et dans les paroles entrecoupées des pauvres enfants se montraient déjà quelques symptômes de délire.

Au milieu de la fête, Simon, prévenu par une lettre de Thrée, trouva moyen de quitter, sans être remarqué, la table du prince: ce fut au moment où le géant d'Anvers et sa femme entraient dans l'arène réservée au milieu des tables; tournant gravement leur tête de dix pieds de haut, et suivis de la baleine. Cette baleine est un monstre de carton et de toile, portée sur les roues d'un chariot recouvert de draperies qui tombent à terre. Sur le col de la baleine se tient un amour; dans son ventre se cachent une dizaine de Jonas occupés à faire mouvoir et à ne pas laisser manquer d'eau une pompe dont la lance sort par les évents du cétacé, et que dirige l'amour. De là des flots de peuple arrosés, des cris joyeux et des rires inextinguibles.

Disons, en terminant ce chapitre, que deux cents ans après la mort de Rubens, la ville d'Anvers élevait une statue à ce grand homme, et pour donner plus d'éclat à la solennité d'inauguration, renouvelait la fête dont Rubens avait inventé et exécuté le programme pour la joyeuse entrée du prince Ferdinand.

Cette fête n'eût point été complète sans les exhibitions naïves que nous venons de décrire; sans les géants d'Anvers, la baleine, les chaloupes et les autres accessoires de la vieille fête flamande.

Ces mannequins colossaux divertirent donc la ville à la grande satisfaction de la foule au dix-neuvième siècle, comme au dix-septième, le jour du banquet donné à la ville d'Anvers par le prince Ferdinand.

Seulement, le prince était oublié; le nom du peintre était plus populaire que jamais.

CHAPITRE XIII.

ANNETJE ET AGATHE.

Tandis que la fête continuait au milieu de l'enthousiasme des spectateurs à déployer ses pompes sans exemple jusqu'alors à Anvers, dame Thrée, assise au chevet de ses filles, s'efforçait de calmer la violence du mal qui les avait frappées et qu'elle attribuait aux émotions auxquelles Annetje et Agathe avaient été exposées imprudemment.

Lorsque Simon fut accouru près d'elles, il resta épouvanté de la violence d'un accès aussi peu prévu et du désordre qu'il avait déjà produit en peu de temps.

Après avoir attentivement étudié l'état des jeunes malades, il emmena Thrée dans la pièce voisine pour lui adresser quelques questions, et lui indiquer la nature des soins à donner aux enfants.

Annetje et Agathe n'avaient point échangé entre elles un seul mot depuis leur évanouissement.

Assises l'une près de l'autre sur l'estrade de la fête, leurs regards pleins de larmes attachés sur Simon, elles tremblaient à la fois de douleur et d'amour, en voyant combien était noble et grand l'objet de leur passion insensée.

Les yeux d'Agathe, en se portant avec jalousie sur Annetje, s'arrêtèrent sur sa mère. A cette vue, elle put à peine réprimer le cri prêt à sortir de sa poitrine, serra convulsivement la main de sa soeur, et folle, éperdue, d'un mouvement de la tête, lui montra Thrée, sur la belle physionomie de laquelle resplendissaient les caractères les moins incontestables de l'amour et les enivrements d'une joie sans bornes.

Annetje se cacha le visage dans ses mains, et toutes les deux elles perdirent connaissance.

Quand Simon et Thrée se furent, comme nous l'avons dit, éloignés, Agathe passa son bras défaillant autour du cou d'Annetje, et posant sur son front brûlant ses lèvres plus brûlantes encore:

—Ma soeur, dit-elle, ma soeur, combien Dieu nous punit sévèrement! Ah! cet amour insensé qui avait jeté entre nous la haine et la discorde, il faut maintenant le garder au fond de nos coeurs et l'y cacher avec plus de soin encore. Oh! si nous pourrions le vaincre, l'étouffer! Mais, je le sens, la mort seule l'anéantira, n'est-ce pas?

—Oui, la mort seule! répéta Annetje: mais, ma soeur, pas un mot, pas un geste qui puisse nous trahir! Tout à l'heure, je suivais du regard Simon et ma mère! Simon l'aime autant qu'elle l'aime. Ces paroles de notre aïeul qui sont venues éveiller dans notre coeur des espérances insensées, et qui nous ont rendues coupables, c'est à notre mère qu'elles s'adressaient!

—Que Dieu nous soutienne et nous accorde la force d'aller jusqu'à la fin de notre sacrifice!

En ce moment, Simon et Thrée rentrèrent, et la volonté des deux soeurs parvint, non pas à diminuer leurs souffrances, mais du moins à les faire paraître moins graves aux yeux de Simon. Celui-ci, avant de retourner à la fête où son absence eût paru singulière, confia les jeunes filles à la surveillance de Toporoo, son auxiliaire et son aide. Toporoo s'assit dans un coin de la chambre des jeunes malades; Drinck s'installa à ses pieds, Psylla entre les pattes de Drinck, et maître Bob se coucha silencieusement sur l'angle d'un meuble, dans l'attitude d'une cariatide.

Toporoo, après avoir préparé les boissons prescrites par Simon, vint les présenter aux deux soeurs, et retourna dans son coin, où il se mit à murmurer à mi-voix une chanson, comme eût fait une nourrice pour endormir son enfant malade.

Tout à coup Annetje saisit la main de sa soeur, la pressa vivement, et lui dit tout bas d'écouter les paroles que disait Toporoo, sur l'air plaintif qu'elles lui avaient entendu chanter tant de fois.

Voici ce qu'il disait:

  Elle était jeune, elle était belle;
  Nulle ne l'égalait dans les bois,
  Quand plus indomptable que le puma,
  Son arc à la main, son carquois sur les épaules,
  Elle faisait plier à peine la tige des hautes herbes,
  Sous son pied plus léger que le pied de la biche,
  Elle dort maintenant sous les hautes herbes,
  Pourquoi la jeune fille a-t-elle quitté son vieux père?
  Pourquoi la jeune fille a-t-elle abandonné son frère,
  Et cet autre compagnon fidèle de son enfance,
  Son frère naguère sa seule tendresse?
  Pourquoi dort-elle aux pieds des arbres sous les hautes herbes?

  Le visage blanc est venu dans le pays de la jeune fille.
  Elle s'est dit: Il est grand, il est généreux,
  Mais ne fût-il ni grand, ni généreux,
  Je le sens, je l'aimerais comme je l'aime,
  Elle dort au pied d'un arbre sous les hautes herbes.

  Il lui dit: Fille des bois, je ne puis t'aimer.
  J'ai laissé dans mon pays un autre amour,
  Rien ne peut me l'ôter de l'âme, c'est ma douleur et c'est ma vie.
  Elle leva les yeux au ciel et disparut dans les ténèbres.
  Elle dort au pied d'un arbre sous les hautes herbes.

—Toporoo a deviné notre secret, murmura Annetje.

—Eh bien! faisons comme la jeune fille, mourons, ma soeur!

—Oui, reprit Annetje, mais mourons sans que ni Simon, ni notre sainte et bonne mère puissent deviner notre fatal secret, sans que rien ne trouble la sérénité de leur bonheur.

Agathe poussa un gémissement.

—Est-ce donc moi qui dois t'exhorter au courage? moi qui partage tes douleurs!

En ce moment Toporoo fit entendre quelques accords de l'instrument bizarre qui servait à l'accompagner, et il chanta:

  La jeune fille aime aux cieux!
  Au ciel il n'y a ni jalousie ni haine!
  Il y a de l'amour pour satisfaire chaque amour!
  La jeune fille aime aux cieux.

  La jeune fille aime aux cieux!
  Elle s'est dit: Ici-bas les douleurs et les sacrifices!
  Là-haut la fidélité qui ne finit jamais!
  La jeune fille aime aux cieux!

Peu à peu l'effet des boissons préparées par l'Indien et la monotone régularité de son chant finirent par faire tomber les deux soeurs dans ce sommeil vague et pourtant plein de visions que produit la fièvre. A travers ce sommeil elles entendaient la voix de Toporoo, et croyaient voir la jeune Péruvienne, sa malheureuse soeur, se pencher sur elles et leur dire à voix basse:

—Je l'ai aimé comme vous, comme vous je l'ai aimé jusqu'à mon dernier soupir! Mais il n'a point vu couler une seule de mes larmes! Mais il n'a point entendu un seul soupir s'échapper de ma poitrine. Dans mon amour, je n'ai pas voulu lui donner le remords de ma douleur!

Le lendemain matin, quand les jeunes filles s'éveillèrent, l'Indien se tenait encore assis à la même place et dans la même attitude. Il s'approcha silencieusement d'elles, interrogea leur pouls, et fit signe à Drinck de le suivre. Le gros chien s'étira paresseusement, secoua ses oreilles et suivit Toporoo; maître Bob s'était élancé sur son dos, et Psylla, encore engourdie, se tenait enlacée autour de son cou en guise de collier.

Les jeunes filles s'agenouillèrent devant l'image de Notre-Dame d'Anvers et prièrent avec ferveur. Elles cherchèrent ensuite, en baignant leur visage d'eau fraîche, à faire disparaître la trace des larmes qu'elles venaient encore de répandre, s'embrassèrent et se tinrent quelques instants convulsivement serrées dans les bras l'une de l'autre. Puis elles descendirent près de leur mère, qui se disposait à se rendre près d'elles, et qu'avait retenue, jusqu'alors, la crainte de troubler leur sommeil.

On peut juger de la joie de Thrée, en voyant calmes et debout, quoique pâles encore, ses deux filles si gravement indisposées la veille.

—Chères imprudentes, leur dit-elle, pourquoi vous lever ainsi au point du jour quand vous êtes souffrantes?

—Nous ne le sommes plus! répondit Agathe en souriant.

—Et puis, nous voulions vous accompagner à la messe, ajouta Annetje.

—Ne devons-nous point des remerciements à Dieu pour la journée d'hier? interrompit avec amertume Agathe, dont Annetje serra la main.

Elles se rendirent toutes les trois à l'église, et toutes les trois prièrent avec ferveur.

Quand elles furent de retour au logis, dame Thrée, dont l'émotion était visible, s'assit, et prenant la main de ses filles qu'elle attira doucement à elles:

—Mes enfants, leur dit-elle, j'ai à vous entretenir d'une chose grave.

—Annetje échangea un regard avec sa soeur, qu'elle vit pâlir. Prête à manquer de courage elle-même, elle sentit son coeur se briser.

—Allez! nous savons votre secret, ma mère, lui dit-elle en cachant son visage dans le sein de Thrée et en attirant dans ses bras Agathe. Simon vous aime et vous l'aimez! Que la bénédiction du Ciel descende sur votre mariage!

—Merci! mes enfants, dit Thrée, en les couvrant de baisers. Cependant, si cette union devait vous coûter un regret, un chagrin…

—Soyez heureuse, mère! reprit Agathe, qui s'était remise de son trouble. Pouvons-nous demander autre chose à Dieu? Simon n'est-il pas déjà un père pour nous? Ne lui devons-nous point la santé et la vie? ajouta-t-elle avec ironie.

—Oui, soyez heureuse, mère! vous dont la vie n'a été pour nous, depuis notre naissance, qu'un dévouement de tous les instants.

—Et maintenant, interrompit Agathe, viens, Annetje. Allons embrasser
Simon et le féliciter.

Elle entraîna sa soeur dans le jardin pour empêcher sa mère d'entendre les sanglots qu'elles ne pouvaient plus réprimer.

Tandis qu'elles se réfugiaient dans la partie la plus touffue d'un bosquet, derrière un grand massif d'arbres, elles entendirent Toporoo qui de sa voix monotone et lente, chantait l'air qu'il leur avait dit la veille:

«La jeune fille aime aux cieux!»

—Viens, dit Agathe à sa soeur, Toporoo a raison! Accomplissons notre sacrifice jusqu'au bout! Vidons d'un seul trait le calice jusqu'à la lie!

Toutes les deux s'élancèrent vers le pavillon et se jetèrent dans les bras de Simon, en lui disant à travers leurs sanglots: Mon père! mon père!

Depuis ce moment, on ne cessa de s'occuper, dans la famille Borrekens, du mariage de dame Thrée avec Simon. La nouvelle en fut annoncée officiellement aux amis de la famille; les premiers bans furent publiés à l'église paroissiale, et dame Thrée ne sortit plus de sa maison que pour se rendre aux offices religieux; suivant l'usage flamand, elle vivait dans la retraite la plus austère, et ne recevait personne, pas même ses amis les plus intimes.

Cependant, on ne restait point inactif au logis. On y faisait tous les préparatifs des noces, quoique celles d'une veuve dussent être modestes et dépourvues de la pompe et des fêtes sans nombre qui signalent le mariage d'une jeune fille.

A cette époque, et encore un peu aujourd'hui, les habitants de la Belgique ont certains appartements de luxe qui ne s'ouvrent que les jours de grande solennité. Il en est de même des belles argenteries transmises de génération en génération, et du magnifique linge de table damassé, dont les dessins merveilleux semblent l'ouvrage des fées. La vaisselle plate ne sort que ces jours-là des armoires de chêne qui la renferment et des nombreuses enveloppes qui les recouvrent; d'ordinaire, on travaille quinze jours à faire les préparatifs d'un repas de famille, et il faut quinze autres jours pour tout remettre en place.

Annetje et Agathe s'occupèrent de ces détails avec une activité fébrile. Elles y mettaient l'ardeur et le dévouement des martyrs, et parvinrent, par leur gaîté menteuse, à tromper leur mère et van Maast lui-même.

La seule consolation qu'elles eussent, c'était, la compassion mystérieuse de Toporoo, qui s'associait à toutes leurs douleurs, et trouvait chaque jour un chant nouveau pour les soutenir dans ces pénibles épreuves. Comment savait-il leur secret? qu'importe! pourvu qu'il s'en montrât le fidèle confident.

Cet accessoire romanesque ne contribua pas peu à soutenir la force des deux pauvres enfants. Exaltées d'ailleurs par le désespoir même de leur sacrifice, elles n'agissaient qu'à travers une surexcitation nerveuse. En les examinant avec attention, il eût été facile à Thrée de lire leur désespoir sous leur fausse gaîté; leur pâleur, la teinte bistrée qui commençait à s'étendre sous leurs yeux n'eût point échappé à leur mère en toutes autres circonstances. Mais le bonheur et ses enivrements, mais l'amour et ses joies un peu égoïstes s'étaient trop emparés de cette âme naïve pour lui laisser possible un sentiment d'inquiétude. Rien ne troubla donc la félicité immense qui s'était emparée d'elle tout entière et sans réserve.

Enfin le jour du mariage arriva, sans que les jeunes filles eussent trahi leur désespoir, sans que leur mère eût rien soupçonné de leur fatal secret. Dès quatre heures du matin, Rubens et trois vieux amis de la famille Borrekens arrivèrent chez le roi des Arquebusiers, qu'ils trouvèrent avec Simon, assis dans le salon des jours de fête.

Simon et le vieillard se levèrent gravement à leur arrivée pour recevoir leurs félicitations.

Rubens embrassa Simon avec une tendresse toute fraternelle:

—Vous voici désormais heureux, mon ami! lui dit-il.

—Oui, mon cher Rubens, répondit Simon; oui, je suis heureux; je crois à mon bonheur! Vous m'avez dessillé les yeux, et vos sages conseils ont chassé de mon âme les funestes pensées qui l'obsédaient. Je m'abandonne sans défiance à l'avenir, et je me sens aimé plus que je n'aime, peut-être! Quelle que soit l'étendue de ma tendresse pour Thrée, il ne peut m'être donné d'atteindre la sublimité de l'amour et du dévouement de cette créature angélique.

Et cependant, Rubens, je suis triste et inquiet! Au milieu de mon bonheur, je sens la main de la fatalité s'étendre mystérieusement sur moi; son ombre sinistre glace mon coeur.

—Enfant! interrompit Rubens. Folle imagination, toujours ingénieuse à se créer des chimères! Regardez, et dites-moi si vous n'êtes pas coupable de vous livrer à de pareilles folies!

En ce moment, dame Thrée entrait, accompagnée de ses deux filles.

Elle avait quitté ses vêtements de veuve et portait le costume frison dans toute son élégante simplicité. Un cap-oor d'une valeur extrême et d'un goût exquis couronnait son beau front; l'ovale pur de son visage se dessinait au milieu des flots de dentelles du voile qui retombait sur ses épaules; enfin une sorte de veste en damas de soie verte, brodée de même couleur, laissait voir ses bras admirables, et dessinait sa taille que faisait valoir encore une jupe fort large de même étoffe. Cette jupe descendait un peu moins bas que la cheville, de façon à faire valoir un petit pied enfermé dans un soulier de soie à larges boucles d'or.

Quelque simple que fût ce costume, qui n'était autre que celui de toutes les bourgeoises de la Frise, il formait avec les vêtements noirs et hermétiquement fermés que Thrée portait d'habitude un contraste plein de charmes.

Elle s'avança vers Rubens et ceux qui l'accompagnaient, leur fit une révérence profonde, tendit la main en rougissant à Simon et se réfugia entre ses deux filles. Simon s'approcha des deux jumelles:

—Mes enfants, leur dit-il, Dieu qui m'entend m'est témoin que je mettrai tous mes efforts à vous tenir lieu du père que la volonté divine vous a enlevé avant que vous fussiez nées. Si mon bonheur avait dû vous coûter une seule larme…

—Il ne me cause que de la joie, mon père, interrompit Agathe, pâle et cependant les joues enflammées par une ardente rougeur! Que Dieu bénisse votre union comme nous la bénissons! N'est-ce pas, ma soeur?

Annetje voulut répondre, mais la voix expira sur ses lèvres, et elle ne put faire qu'un signe d'assentiment.

—Allons! c'est assez nous attendrir, s'écria Rubens. Voyons, mes enfants, que l'un de vous me donne la main, que l'autre en fasse de même pour Simon, et que mynheer Borrekens ouvre la marche avec dame Thrée.

Celle-ci s'enveloppa dans les plis d'une longue faille de soie noire, et le petit cortège sortit de la maison de mynheer Borrekens, pour se rendre silencieusement à la paroisse voisine. L'obscurité commençait à peine à se dissiper dans les rues: des ombres épaisses remplissaient encore la nef de Saint-Jacques et la chapelle latérale, dans laquelle devait se célébrer le mariage. A cette époque, surtout, les mariages de veufs ou de veuves avaient lieu sans aucune espèce d'apparat, le matin de très bonne heure et presque avec mystère.

Il n'y avait donc dans la chapelle qu'un vieux prêtre, confesseur de dame Thrée, et deux diacres indispensables à l'accomplissement des rites ecclésiastiques.

Le mariage fut consacré à la clarté tremblotante des cierges et au milieu de l'église déserte: on n'entendait que la voix cassée du vieil officiant, les répons graves des diacres et le bruit de leurs pas sur les dalles de marbre de l'autel. Le vieillard adressa une courte exhortation aux mariés, et célébra ensuite la sainte messe.

C'était, je vous l'assure, une cérémonie faite pour émouvoir même des indifférents, que cet acte solennel de la vie qui s'accomplissait avec tant de simplicité et de majesté à la fois!

Annetje et Agathe, abîmées dans leur douleur, purent pleurer sans que, du moins, on vît leurs larmes.

Au moment du départ, elles relevèrent leurs têtes brûlantes qu'elles avaient jusque-là tenues cachées et appuyées sur leur prie-Dieu: elles reprirent silencieusement, avec le cortège, le chemin du logis.

La table se trouvait dressée dans la salle à manger, et fut servie comme par enchantement, grâce à l'activité de la vieille Juive.

Après un déjeuner qui se passa gravement, et sans rien de la gaîté ordinaire d'un repas flamand, on se leva de table; Rubens et les trois autres témoins prirent congé des nouveaux mariés et de leur famille.

Annetje et Agathe vinrent s'agenouiller devant leur mère et devant
Simon. Thrée les pressa sur sa poitrine.

Simon l'imita et leur dit:

—Que Dieu m'entende et m'exauce! chères enfants! qu'il vous comble de ses bénédictions, et vous donne le bonheur dont vous êtes si dignes.

Les jeunes filles se retirèrent, et Thrée considéra quelques instants, en silence et avec attendrissement, Simon qui lui tendit les bras!

—Oh! dit-elle avec transport, me voici à jamais heureuse! Je défie le sort maintenant, mon noble Simon!

Tandis qu'elle parlait ainsi, les jeunes filles traversaient en pleurant, le jardin, et Toporoo chantait de sa voix plaintive:

  La fille du Pérou, la fille au visage d'or,
  Se penche sur les nuages du ciel.
  Elle se dit: Comme moi, elles savent souffrir,
  Mais, comme moi, elles savent aimer!
  Le bonheur est au ciel!

CHAPITRE XIV.

LA VOCATION.

Quelque chaste que fût la vie de la famille flamande à l'époque où se passaient les événements de cette histoire, il faut bien l'avouer, elle manquait peut-être un peu de cette réserve extrême que nous avons dû donner à nos moeurs moins pures. Forte de son innocence, ne soupçonnant point le mal, elle n'y mettait point de façon, et se laissait aller naïvement à son bonheur. Nos pères, ces pieux chefs de famille, aimaient les chansons grivoises et trouvaient matière à rire sur des choses dont la réalité leur eût presque paru un crime. Aujourd'hui que l'on se sent bien moins scrupuleux quant à la réalité, on regarderait comme un acte de mauvais goût de fredonner un seul de ces vieux refrains.

Ce court préambule n'était point inutile pour que l'on comprît bien les douleurs sans cesse renouvelées des deux pauvres jeunes filles. Thrée, heureuse au delà de toute expression, ne cherchait point à cacher ce bonheur, et s'y livrait avec abandon; la félicité entourait de son auréole son beau visage et lui donnait un éclat admirable. Simon lui-même n'avait pu garder sa tristesse en présence de tant d'amour. Lorsqu'il venait de retrouver sa femme après une journée consacrée à l'étude et à la consolation de ses nombreux malades, on voyait sa figure sévère s'épanouir et son pas se hâter dès qu'il apercevait Thrée qui, sur le seuil, guettait son retour. Et puis c'était un baiser qu'il donnait aux deux joues que lui présentait sa femme; et puis c'était quelque bonne parole qui sortait de ses lèvres naguère silencieuses. Un doux éclat animait ses yeux: après tant d'isolement et de fatigue, il éprouvait le besoin de ces épanchements intimes, de ces tendres causeries qui délassent si bien d'un rude travail!

Annetje et Agathe assistaient à toutes ces scènes de bonheur: elles souriaient quand leur mère souriait, elles s'efforçaient de se montrer gaies comme Thrée et comme Simon. Seulement, on remarquait que leur visage se couvrait chaque jour d'une pâleur plus maladive, et qu'elles se rendaient à l'église avec plus d'assiduité encore que par le passé. Là, du moins, comme l'a dit Bossuet, elles pouvaient en liberté répandre des larmes avec des prières.

Six à huit mois s'écoulèrent ainsi sans éveiller l'inquiétude de Thrée, absorbée dans son bonheur. A la fin, cependant, elle commença à s'alarmer du changement survenu chez ses deux filles, et elle s'en ouvrit à Simon, qui lui-même partageait déjà les craintes de sa femme.

Un matin, de bonne heure, Thrée vint trouver les deux jeunes filles dans leur chambre. Elles étaient levées, priaient devant une image de la Vierge, et étaient tellement absorbées par leur prière, qu'elles n'entendirent ni le bruit de la porte qui s'ouvrait, ni les pas de leur mère qui s'agenouillait derrière elles.

Lorsqu'elles eurent fini de prier et qu'elles se relevèrent, Thrée les attira doucement dans ses bras, et les embrassant avec tendresse:

—Chères enfants, leur dit-elle, malgré vos efforts pour me le cacher, je vous vois souffrantes et tristes. Quelque chagrin cause-t-il cette souffrance et cette tristesse? Ne me dissimulez rien. Vous le savez, votre bonheur m'est plus précieux que la vie!

—Quelle tristesse pourrions-nous avoir, mère? reprit Annetje.
N'êtes-vous pas heureuse, et, par conséquent, ne le sommes-nous pas?

—Mais cette pâleur? mais les larmes qui, même en ce moment, remplissent vos yeux et que vous cherchez en vain à retenir?

—Mère, répondit Agathe après un assez long silence, mère, oui nous avons un chagrin! Nous sommes dévorées par un désir, mais nous n'osons vous en faire l'aveu, dans la crainte de vous affliger.

—Méchantes, petites ingrates, qui doutez de votre mère! s'écria Thrée en les entourant encore davantage de ses bras, parlez et parlez vite!

—Ce que nous avons à vous dire, mère, est bien grave. Voici plusieurs mois que nous y réfléchissons. Nous avons prié, chaque jour, Dieu de nous éclairer.

—Mais parlez, parlez, au nom du Ciel! vous m'effrayez!

—Ma mère, nous voudrions consacrer notre vie au Seigneur; nous voudrions entrer en religion.

—Mais cela n'est pas possible! Vous me dites cela sans y avoir songé. Mes enfants! me quitter! Vous séparer de votre mère! Abandonner cette maison où vous êtes nées pour aller vous enfermer dans un cloître! Oh cela n'est pas possible!

—Notre premier devoir est de vous obéir, ma mère. La crainte de vous affliger nous avait empêchées jusqu'à ce jour de vous faire connaître la vocation que Dieu a mise dans notre coeur. Si nous vous l'avons confessée, c'est que vous nous l'avez ordonné, ma mère.

—Me quitter, m'abandonner! Comment une pareille idée a-t-elle pu vous venir? Oh! je mourrais de désespoir s'il me fallait me séparer de vous! Vous le savez bien! Allons, laissons-là ces idées folles! Que personne que moi n'en sache rien! Votre grand-père en mourrait de douleur, et Simon, celui que Dieu vous a donné pour remplacer votre père, Simon en serait aussi malheureux que moi.

—Rassurez-vous, ma mère, reprit Agathe avec fermeté, tandis qu'Annetje pleurait dans le sein de sa mère; rassurez-vous, nous serons ici les seules à souffrir.

—Mais ne me parlez donc point ainsi, je vous le demande à genoux, mes enfants! Ne pouvez-vous donc point servir le Seigneur dans le sein de votre famille aussi bien qu'au fond d'un cloître!

—Dieu nous a appelées à lui! murmura Annetje.

—Dieu ne veut point de partage! reprit Agathe.

Thrée s'élança près de la fenêtre, l'ouvrit et respira quelques instants l'air frais qui venait frapper son visage.

—Écoutez, dit-elle, après avoir réfléchi quelques instants; une telle résolution ne saurait exiger de trop mûres réflexions. Si vous m'aimez, je vous prie, mes enfants, de cacher à tout le monde ce que vous appelez votre vocation. Dans trois mois, si vous persistez encore dans votre résolution, je consulterai mon père, mon mari et notre ami dévoué Rubens. Venez m'embrasser, essuyez vos larmes, et que Dieu daigne vous éclairer!

Trois mois s'écoulèrent, pendant lesquels ni Thrée, ni Simon, à qui sa femme avait confié le désir de ses filles d'entrer en religion, fissent la moindre allusion à cette confidence douloureuse. De leur côté, Annetje et Agathe gardèrent la même réserve. Rien en apparence ne paraissait changé dans l'intérieur de cette famille, dont tout le monde enviait le bonheur, et dans le sein de laquelle s'agitait sourdement, hélas! le désespoir.

Les deux soeurs, comme d'habitude, passaient une heure à se promener dans le jardin, tous les jours, après le dîner qui avait lieu à midi, suivant l'usage de l'époque. Elles y retrouvaient maître Bob et Toporoo, aux pieds duquel se tenaient assis Brinck avec la couleuvre Psylla entre ses pattes. Toporoo, toujours accroupi au pied, d'un arbre, chantait à mi-voix des airs indiens, mais sans les accompagner de paroles. I! semblait avoir oublié et les douleurs des jeunes filles et les consolations mystérieuses qu'il leur avait apportées. Retombé dans l'impassibilité somnolente qui lui était ordinaire, il n'en sortait que pour obéir à un ordre de Simon. Alors, il se levait brusquement, exécutait avec une extrême vivacité ce que lui demandait le médecin, revenait aussitôt reprendre sa place et recommençait à chanter.

Quand se furent écoulés les trois mois d'épreuves et de réflexions imposés par Thrée à ses filles, celles-ci descendirent un matin chez leur mère.

Thrée se tenait assise près de la fenêtre du parloir et paraissait plongée dans une profonde et riante rêverie. Un petit bonnet d'enfant qu'elle achevait de garnir de dentelles de Malines s'était échappé de ses doigts et gisait sur ses genoux. Autour d'elle, on voyait étalés tous les objets qui composent une layette de nouveau-né.

En effet, déjà de mystérieux tressaillements lui avaient révélé qu'elle ne tarderait point à devenir mère une seconde fois, et la pensée des joies saintes et sans nombre que la maternité lui préparait l'avaient jetée dans la rêverie où la trouvèrent ses filles.

Pendant quelques minutes, elles restèrent là, debout et tremblantes, sans que leur mère les aperçût. En les voyant, elle tressaillit et leur présenta son front pour qu'elles y déposassent le baiser du matin. Les deux jeunes filles, après avoir embrassé leur mère, se mirent à genoux devant elle.

—Bénissez-nous, ma mère, dit Agathe, tandis que sa soeur fondait en larmes; bénissez-nous! Les trois mois de silence et d'épreuve que vous nous avez prescrits se sont écoulés. Loin de s'affaiblir, la vocation que Dieu a mise dans notre coeur est devenue plus impérieuse. Permettez-nous, ma mère, d'entrer au couvent et de consacrer notre existence au culte du Seigneur.

—Ah! dit Thrée, vous ne savez point le désespoir que vous me causez!
Que voulez-vous que je devienne sans vous?

—Dieu ne vous abandonnera pas, ma mère, reprit Agathe. Il vous tiendra compte du sacrifice que vous lui faites! Il vous comblera de consolations, ajouta-t-elle avec un peu d'amertume, et en portant les yeux vers la layette à laquelle travaillait sa mère.

Thrée jeta un regard de terreur sur les jeunes filles; la dernière parole d'Agathe avait failli lui faire entrevoir leur fatal secret; mais elle repoussa cette pensée comme impossible et folle!

—Puisque vous le voulez, dit-elle, allez vous-mêmes annoncer à votre grand-père le cruel dessein que vous avez arrêté. Je ne me sens point le courage de lui porter un pareil coup. Allez! s'il consent à votre départ, je vous réponds d'obtenir de votre beau-père qu'il ne s'oppose point à la résolution que vous avez prise.

Agathe et Annetje sortirent en se tenant par la main, et se dirigèrent vers le jardin où se trouvait mynheer Borrekens assis au soleil et, comme d'habitude, dessinant avec sa canne des arabesques sur le sable.

—Ma soeur, dit Annetje en arrêtant Agathe, ma soeur, je n'oserai jamais!

—Viens, ne manquons pas de courage à cette heure suprême! Viens!

—Ma soeur, il en mourra! Ce coup va le tuer.

—Ecoute, interrompit Agathe, je ne puis continuer à souffrir ce que nous souffrons depuis un an! Je préfère la mort! N'es-tu donc pas comme moi? Ne sens-tu pas mille pensées funestes s'éveiller dans ta tête, allumer ton sang et agiter convulsivement ton coeur? Il y a des moments où le désespoir me ferait blasphémer contre la volonté divine! Il y va du salut de mon âme. Allons, viens!

—Ah! vous voici, mes chères filles, dit le vieillard de sa voix chevrotante, et du plus loin qu'il les aperçut. Venez vous asseoir à mes côtés! Mais qu'avez-vous donc? l'une de vous est pâle et l'autre a les yeux pleins de larmes! Quel chagrin éprouvez-vous donc?

—C'est que nous craignons de vous faire de la peine, mon père!

—Ce serait la première fois de votre vie, vous qui êtes mon bonheur!

—Viens! fuyons! Ne lui dis rien! murmura Annetje.

Agathe saisit la main de sa soeur et la retint près d'elle.

—Mon père, dit-elle, nous venons vous prier de nous conduire au couvent des Soeurs Clairisses de Malines.

—Et pourquoi donc faire? demanda le vieillard surpris.

—Nous désirons, ma soeur et moi, passer quelque temps dans la retraite.

Le vieillard allait lui adresser une objection; elle se hâta d'ajouter:

—Nous avons le consentement de notre mère, si vous nous accordez le vôtre.

—Il y a dans tout ceci quelque chose que je ne comprends point, dit mynheer Borrekens: je vais aller trouver votre mère.

Il se rendit, en effet, près de Thrée, et revint quelques instants après, pâle et se soutenant à peine.

—Votre mère m'a tout dit! Puisque vous n'êtes plus heureuses près de moi, dans la maison où vous êtes nées; puisque vous voulez que je meure sans vous voir au chevet de mon lit funèbre, partez! Demain votre beau-père vous conduira à Malines, et vous entrerez au couvent des Soeurs Clairisses.

—O mon père! rétractez ces paroles sévères; dites-nous que vous nous pardonnez! dites-nous que votre bénédiction nous suivra dans notre exil! murmura Annetje.

Le vieillard fondit en larmes.

—Vous ne savez donc pas combien je vous aime! s'écria-t-il, à travers ses sanglots. L'isolement dans lequel vous allez me laisser sera ma mort!

A deux jours de là, une voiture attendait à la porte de la maison de mynheer Borrekens, et les deux jeunes filles, enveloppées de grandes failles noires, montaient silencieusement dans cette voiture. Annetje fondait en larmes: l'oeil sec d'Agathe était brillant d'une lumière fiévreuse. Sur le seuil, éclataient en sanglots Thrée et le pauvre Borrekens.

Simon prit place dans la voiture en face des deux soeurs; le confesseur de la famille, vieux moine aux traits vénérables, s'assit à ses côtés, et la lourde machine, qui n'était autre chose qu'un chariot recouvert de cuir, se mit brusquement en marche.

Disons, en passant, que cette voiture appartenait à Rubens qui l'avait prêtée pour le voyage à Malines. A cette époque, Anvers ne comptait point une seule voiture de louage; un coche faisait, tous les jeudis, la route d'Anvers à Malines: c'était les seuls moyens de communication qui existassent entre les deux villes.

Pressées l'une contre l'autre, Annetje et Agathe se tenaient la main et priaient tout bas. Simon se laissait aller à ses rêveries et à sa douleur. Car n'aimait-il pas, comme ses propres filles, ces deux enfants qui allaient à jamais s'ensevelir dans un cloître?

Le moine disait son bréviaire.

Le soir commençait à envelopper la ville, lorsque la voiture s'arrêta devant un grand édifice, sévère de lignes et sombre d'aspect.

—Nous voici arrivés! dit Simon de sa voix douce.

Les jeunes filles tressaillirent.

Simon, après un moment de silence, ajouta:

—Ecoutez-moi, chères enfants, écoutez la voix d'un ami, d'un père! Si vous éprouvez la moindre hésitation, si vous ne sentez pas la main de Dieu qui vous pousse irrésistiblement vers la vie monastique, étouffez un vain sentiment d'orgueil, songez à votre mère qui pleure dans votre chambre déserte! Songez à votre grand-père, pauvre vieillard, à qui vous avez enlevé la plus grande des joies qu'il ait en ce monde: votre présence.

Annetje ne put empêcher ses larmes de couler; Agathe laissa échapper un soupir.

—Dieu n'est-il point partout, près du fauteuil d'un vieillard malheureux comme dans un couvent? continua Simon.

—Mes enfants, dit le vieux moine, écoutez la voix de votre beau-père! si quelque motif humain et non la volonté divine vous porte à prendre le voile.

—Allons, un bon mouvement! s'écria Simon. Ramenez la paix et le bonheur à la maison paternelle.

Et, par un geste affectueux, il prit la main des jeunes filles dans les siennes comme pour mieux les retenir.

Elles se dégagèrent vivement.

—Dieu nous appelle! s'écria Agathe. Viens, ma soeur!

En achevant ces mots, elle se précipita hors de la voiture, sans attendre que Simon lut descendu pour la soutenir. Annetje la suivit, quoique avec moins de résolution; le moine descendit à son tour et agita le marteau de la porte. Le bruit du coup qu'il frappa retentit tristement dans le cloître, et fut répété par cent échos confus. Une vieille tourière vint ouvrir.

—A la vue du moine elle fit une profonde révérence, et après avoir échangé avec lui quelques mots à voix basse, elle l'introduisit et elle introduisit ceux qui l'accompagnaient dans un parloir froid, humide, dont les murs étaient couverts complètement par des boiseries de chêne. Un crucifix, une image de la sainte Vierge et une tête de mort étaient les seuls objets qu'on vît dans cette pièce d'un aspect lugubre.

Il n'y avait d'autres sièges que des bancs en bois de chêne comme le revêtement des murs;

Quelques minutes s'écoulèrent et l'abbesse parut enfin.

C'était une vieille femme à l'aspect sévère, courbée par l'âge, et qui ne pouvait marcher qu'à l'aide d'une canne. Elle fit en entrant une profonde révérence au moine, et jeta un coup-d'oeil froid et scrutateur sur les jeunes filles.

Le moitié emmena l'abbesse près de la fenêtre et eut avec elle une conférence assez longue, pendant laquelle la religieuse ne cessa de tenir les yeux attachés sur les deux soeurs. L'entretien terminé, elle s'avança lentement vers elles en marquant chacun de ses pas du bruit de son bâton.

—Mes filles, leur dit-elle de sa voix cassée, vous êtes bien jeunes pour avoir pris irrévocablement une résolution aussi grave. Vous avez dix-sept ans à peine! songez que votre existence peut être longue encore! La vie coule lentement ici, et cette vie, ajouta-t-elle en portant les yeux autour d'elle, serait bien austère pour celles dont la vocation ne se trouverait point véritable. Nous étudierons votre vocation. Mon père, bénissez ces jeunes filles.

Le vieux moine étendit la main sur la tête d'Annetje et d'Agathe, qui étaient tombées à genoux, et il s'éloigna vivement ému.

Simon van Maast le suivit le coeur brisé et les yeux pleins de larmes.

Quelques instants après, Annetje et Agathe entendaient la porte du cloître qui se refermait lourdement sur Simon, et qui les séparait à jamais de leur famille.

Il était une heure avancée dans la nuit quand Simon rentra chez lui. Une vive agitation régnait au logis, et une sage-femme se trouvait installée dans la chambre de dame Thrée.

—Mon fils! s'écria mynheer Borrekens du plus loin qu'il aperçut son gendre, c'est Dieu qui vous ramène et qui vous a inspiré la pensée de revenir ce soir.

—Votre femme vient d'être prise de douleurs qui semblent annoncer une prochaine délivrance.

Simon s'élança dans la chambre de Thrée. Au moment où il entrait, il entendit la voix de Toporoo qui chantait:

  Pourquoi sommes-nous les seuls,
  Les seuls sur lesquels l'oubli n'ait point de pouvoir?
  Toi qui es au ciel, ô belle fille du Midi!
  Et vous autres, pâles filles du Nord!
  Et moi, moi qui gémis sur la terre étrangère!
  Moi qui pleure celle qui est mort et celles qui vivent!
  Pourquoi sommes-nous les seuls,
  Les seuls sur lesquels l'oubli n'ait point de pouvoir?
  Le bonheur n'est point sur la terre! Il est au ciel!

CHAPITRE XV.

LA FIN.

L'ordre des Clairisses, dans lequel les deux soeurs avaient voulu faire leur noviciat, est la plus sévère de toutes les congrégations religieuses. Les nonnes, astreintes à une claustration absolue, ne se nourrissent que d'aliments maigres et cuits à l'eau, marchent pieds nus, et rivalisent presque de rigueur avec les trappistes.

Annetje et surtout Agathe, qui s'accusaient de leur amour pour leur beau-père comme d'un crime, se jetèrent avec la frénésie du désespoir dans les excentricités les plus violentes de cette vie d'expiation et de pénitence. Il fallut que l'abbesse modérât leur zèle fiévreux; il les entraînait au delà des bornes d'une règle qui pourtant dépassait presque les forces humaines.

Agathe marchait en avant dans cette voie, et sa soeur la suivait avec sa tendresse habituelle.

Naturellement, on devait craindre que des privations de toutes natures, les veilles, l'absence de distraction, des aliments grossiers et les rigueurs de la mortification n'achevassent d'altérer la santé déjà si frêle des deux jeunes filles. Loin de là, ces enfants, privées des soins et de la sollicitude de tous les instants dont les entouraient leur mère et chacun de ceux qui les approchaient, trouvèrent la force nécessaire pour ne point succomber sous le fardeau de cette nouvelle existence.

Une année entière s'écoula sans qu'elles reçussent une seule visite de leur mère et de leur famille, sans qu'une lettre leur parvînt, sans qu'un mot leur fût envoyé de tous les êtres aimés qu'elles avaient laissés à Anvers.

La règle le voulait ainsi.

Après cette année d'épreuves elles furent admises au noviciat.

L'abbesse les fit appeler près d'elle et les regarda quelque temps en silence, tandis que les deux soeurs, suivant la règle, se tenaient debout devant elle, les bras croisés sur la poitrine et la tête inclinée.

—Mes filles, leur dit enfin la vieille religieuse de sa voix lente, froide et sévère, l'année prescrite par notre règle vient de s'écouler pour vous. Persistez-vous à demander le voile de novice dans notre sainte maison?

Les jeunes filles s'inclinèrent profondément et dirent d'une voix ferme:

—Oui, ma mère, nous le requérons de votre bonté comme une grâce.

—Êtes-vous convaincues de la réalité de votre vocation?

—Oui, ma mère!

—La croyez-vous dépouillée de tout motif terrestre et humain? Ne me trompez pas, ne vous trompez pas vous-mêmes!

Elles gardèrent le silence.

—Je vous ai observées depuis votre entrée au couvent: il y a dans votre ardeur à la pénitence quelque chose de mystérieux! Comme votre mère spirituelle et votre supérieure, j'aurais le droit d'exiger de vous une confession complète et sans restriction: mais vous ne faites point encore partie l'ordre auquel j'appartiens; vous ne portez encore ni le voile blanc de novice, ni le voile noir de profès; je ne puis ni ne veux vous interroger à ce sujet! Vous pouvez encore rentrer dans le monde, et je n'ai que faire en ce cas de votre secret.

Agathe entr'ouvrit les lèvres pour parler, l'abbesse l'arrêta sévèrement:

—Silence! dit-elle; si j'avais voulu vous entendre, je vous aurais interrogée. Ecoutez mes ordres:

Avant de laisser prendre le voile de novice à une postulante, il est d'usage que celle-ci aille adresser ses adieux à sa famille, pour laquelle elle va mourir spirituellement, puisque désormais elle ne verra plus les personnes qui la composent, pas même sa mère! Tout entière au Seigneur, elle brise les liens terrestres, et peut à peine garder le souvenir de ceux qui furent ses proches par le sang. Vous allez quitter vos vêtements de postulantes et reprendre les habits mondains que vous avez quittés, il y a un an, quand vous avez été reçues dans cette maison. Vous partirez ensuite pour Anvers où vous passerez une semaine au milieu de votre famille. Si, pendant ce séjour, vous sentez dans votre coeur un regret, un seul, n'hésitez point! Pas de fausse honte! Songez qu'il y va de votre vie entière. Si, au contraire, au milieu du monde, de ses plaisirs et de ses attachements, votre âme aspire au cloître, si la pénitence, la solitude et la prière vous paraissent le souverain bonheur, alors venez à moi et au Seigneur, mes filles! Nos bras vous sont ouverts, et nos soeurs et moi nous élèverons avec joie vers le ciel un magnificat d'amour et de reconnaissance. Nous bénirons le bon Pasteur qui amène deux brebis de plus au troupeau de ses indignes servantes.

Annetje et Agathe s'agenouillèrent devant la supérieure, qui leur donna sa bénédiction, et qui les congédia par un geste silencieux.

Deux soeurs les attendaient à la porte de la cellule de l'abbesse, et les conduisirent dans une pièce voisine où elles les aidèrent à quitter leurs habits religieux et à revêtir les vêtements avec lesquels elles étaient arrivées au couvent.

Quand cette toilette fut terminée, un sourire éclaira le visage d'Annetje, une larme roula dans les yeux d'Agathe.

Arrivées au parloir, elles y trouvèrent leur confesseur, que l'abbesse avait fait prévenir. Le vieillard, à la vue des jeunes filles, ne put réprimer son attendrissement:

—Je n'ai point voulu prévenir votre mère, dit-il quand il se sentit un peu remis de son émotion; j'ai pensé qu'il valait mieux lui laisser la joie complète de la surprise d'une visite aussi peu attendue et aussi ardemment désirée. Cruelles enfants! Vous ne savez pas la tristesse que votre départ a laissé derrière vous!

Elles montèrent dans la voiture, la même qui les avait amenées autrefois, et les deux vigoureux chevaux qui formaient l'attelage se mirent en marche avec une vitesse qui, pour secouer un peu les jeunes voyageuses, ne leur en était pas moins agréable.

Annetje prit la main de sa soeur, et se penchant à son oreille, tandis que le prêtre, suivant son habitude, récitait sa bréviaire:

—Ma soeur! lui dit-elle d'une voix tremblante; ma soeur, ton coeur bat-il comme le mien? Oh! j'ai peur que le courage me manque en revoyant ma mère et mon pauvre vieux grand-père!

—Tais-toi! tais-toi! Repousse ces fatales pensées! murmura Agathe. Comme toi, l'Ange rebelle me les suggère, mais prie Dieu de me donner la force de les vaincre.

Au moment où la voiture s'était éloignée du couvent, le ciel était bleu, et le soleil jetait quelques rayons joyeux sur la campagne dépouillée par l'hiver.

Après une heure de route, des nuages sombres s'amoncelèrent dans les airs; le soleil disparut, tout prit un aspect froid et sinistre. Puis on vit peu à peu quelques flocons de neige voltiger çà et là et saupoudrer la route de leur poussière blanche et glacée. Tantôt le vent balayait cette poussière et l'emportait au loin; tantôt il la rapportait en tourbillons qu'il soulevait d'une manière à la fois folle et menaçante sur le passage de la voiture. Après quoi la poussière blanche resta immobile sur le pavé, le vent cessa, les nuages s'abaissèrent, et la neige vomie de leur sein tomba avec une telle abondance, que bientôt elle couvrit la route d'une couche épaisse dans laquelle s'étouffait le bruit des roues de la voiture. Il fallut même que les voyageurs cherchassent un abri et demandassent l'hospitalité dans une ferme qui se trouva sur leur chemin. Le cocher ne pouvait plus conduire ses chevaux aveuglés, comme lui, par la neige.

Deux heures s'écoulèrent avant que la voiture pût quitter son asile. La neige avait cessé de tomber, mais les roues tournaient péniblement dans le lit de glace amoncelé sur le sol.

Il était nuit close qu'il restait encore plus d'un tiers du voyage à terminer.

Enveloppées dans un même manteau prêté par le fermier chez qui elles s'étaient réfugiées, les deux soeurs se tenaient pressées silencieusement l'une contre l'autre. Tout à coup, Annetje serra la main de sa soeur. Elle venait d'apercevoir, au loin, briller les lumières qui annonçaient la ville d'Anvers. Impuissante à maîtriser ses émotions, Agathe laissa sortir de sa poitrine un cri d'impatience et de joie, tandis qu'Annetje, les yeux pleins de larmes, laissait aller sa tête sur l'épaule de sa soeur.

Enfin la voiture franchit les portes de la ville et commença à traverser les rues sans produire de bruit, car il était tombé au moins autant de neige à Anvers que dans la campagne. A peine entendait-on grincer les roues qui ne tournaient que lentement!

Les voyageurs étaient arrivés devant la porte du pavillon habité par Simon, et il fallait qu'il fissent encore un grand détour pour atteindre la porte principale de la maison.

—Mon père, dit Agathe au vieux prêtre, nous pouvons entrer par ce pavillon chez notre mère. Ne vous exposez point à de nouvelles fatigues en nous menant plus loin, daignez recevoir l'expression de notre reconnaissance pour toute la fatigue que vous a causée ce pénible voyage.

Le moine, qui se mourait de froid et qui n'en pouvait plus de lassitude, étendit la main sur le front des deux novices inclinées devant lui, et celles-ci, le coeur palpitant, s'élancèrent de la voiture avec une légèreté pleine de joie et de trouble.

Ce fut Annetje qui souleva le marteau de la porte. Comme on tardait un peu à venir, Agathe impatiente renouvela deux fois cet appel.

A la fin, la vieille Juive arriva tout essoufflée.

—Que le Ciel soit béni! dit-elle. Votre arrivée va causer à vos parents autant de surprise que de joie! Je cours prévenir dame van Maast.

—Non! Aziza, non! interrompit Agathe, puisqu'on ne nous attend point, laissez-nous le plaisir de causer à nos parents la joie d'une surprise.

Et repoussant la lumière que leur présentait la vieille femme, elles se prirent par la main et parcoururent, dans l'obscurité, cette habitation dont elles connaissaient jusqu'aux moindres détours.

Au moment de leur arrivée dans le jardin, la lune se dégagea un instant des nuages qui la couvraient, et jeta un pâle et furtif rayon sur la maison, qui semblait enveloppée d'un suaire. Aucun bruit ne se faisait entendre. Aucun mouvement ne troublait le silence profond de la nuit. Tout à coup, la lune et sa lueur disparurent, et les jeunes filles, au milieu d'une épaisse obscurité, se hâtèrent de traverser le jardin et de gagner le corps principal du logis.

A peine en avaient-elles franchi le seuil, que la voix de Toporoo arriva jusqu'à elles et les fit tressaillir. L'enfant du Mexique chantait, ou plutôt murmurait, comme d'habitude, un air mélancolique et monotone.

Agathe arrêta Annetje. Toutes les deux écoutèrent la chanson de Toporoo: c'était une mélodie qu'elles n'avaient jamais entendue. Voici ce qu'il disait:

  Riez, riez, faites-nous un de vos beaux sourires!
  Ils coûtent assez de larmes pour que vous n'en soyez pas avares.
  Riez, riez, faites-nous un de vos beaux sourires!
  Le bonheur que vous nous donnez est payé!
  Oui, il est payé par le désespoir!

  Riez, riez, faites-nous de vos beaux sourires!
  Il y a dans le ciel un ange qui pleure:
  Un ange qui se sent troublé jusqu'aux pieds de Dieu;
  Un ange qui échangerait les félicités célestes
  Pour entendre votre voix bégayer des mots inconnus,
  Pour obtenir de vous une seule de vos caresses,
  Pour recevoir un des regards d'amour que vous donnez,
  Que vous donnez à celle qui vous tient dans ses bras!
  Riez, riez, vos sourires coûtent assez cher!

  Insoucieux et tout entiers aux joies de la vie,
  Vous ne savez pas que le malheur,
  Oui, que l'exil et le malheur
  Sont déjà votre ouvrage fatal!
  Puisse le sort détourner de vous l'expiation,
  La juste expiation des malheurs que vous avez causés!
  Riez, riez, faites-nous de vos beaux sourires!
  Ils coûtent assez de pleurs, pour que vous n'en soyez point avares!

—Ma soeur, dit Annetje, je n'ose plus avancer! Je ne sais pourquoi cette chanson de Toporoo me glace d'épouvante! A qui s'adresse-t-elle donc?

Tout à coup, Toporoo, avec la finesse d'ouïe qui caractérise les hommes de sa race, entendit la voix de la jeune fille, et changeant le rhythme et les paroles de sa chanson:

  Avez-vous du courage? Il vous en faut!
  Demandez à la jeune fille au visage d'or,
  Elle qui pleure dans le Ciel et qui, chaque nuit,
  Se penche sur moi, pour me dire
  Qu'elle est malheureuse et qu'elle souffre!
  Avez-vous du courage? Il vous en faut!

  Le courage vient du Ciel,
  Et cependant la fille au visage d'or,
  Sent son courage prêt à lui manquer dans le ciel!

Comme toutes les fois que les deux soeurs éprouvaient une vive émotion, Agathe prit la main de sa soeur, et serra convulsivement cette main tremblante; elle entraîna Annetje jusqu'à une porte vitrée, recouverte d'un léger rideau qui séparait du parloir la chambre de leur mère.

De là, elles pouvaient voir sans être vues, et elles plongèrent avidement leurs regards dans cette chambre, éclairée à la fois et par la clarté de la lampe et par les reflets qui s'échappaient de l'immense cheminée où brûlait un tronc d'arbre presque tout entier.

Leur mère se tenait assise près du foyer dans un grand fauteuil et contemplait avec amour un enfant qui commençait à s'endormir sur son sein. En face de leur mère, le vieux mynheer Borrekens berçait sur ses genoux un autre enfant du même âge, et qui présentait avec celui que tenait dame Thrée une ressemblance aussi merveilleuse et aussi complète que celle d'Annetje et d'Agathe.

Debout, le coude appuyé sur l'un des buffets de chêne qui meublaient l'appartement, Simon van Maast contemplait cette charmante scène, le sourire sur les lèvres et le bonheur dans les yeux. Les ineffables joies de la paternité lui avaient presque rendu toute la beauté de sa jeunesse: jamais les jeunes filles n'avaient remarqué dans ses traits l'expression radieuse qu'elles y voyaient resplendir. Il suivait avec ivresse les moindres mouvements des deux jeunes enfants, et de temps en temps il échangeait un regard de félicité avec Thrée, qui lui montrait en souriant l'enfant qu'elle tenait sur ses bras et celui qui se jouait sur les genoux de mynheer Borrekens.

Tandis que les deux novices, le coeur douloureusement serré, la poitrine palpitante, les yeux brûlants et les mains convulsivement enlacées, regardaient cette scène si remplie de douleur pour elles, un incident frivole en apparence vint mettre le comble à leur désespoir.

Lorsque leur mère déposa avec les plus tendres précautions, dans le berceau, l'enfant qui venait de s'endormir, aussitôt maître Bob s'élança sur le berceau et s'y plaça dans son attitude favorite de sphinx.

En même temps, le gros chien Drinck, la couleuvre Psylla enlacée autour de son cou, se leva paresseusement de la chaude place qu'il occupait devant le foyer, pour venir s'asseoir en face de l'autre enfant et mendier de lui un regard et une caresse.

Toporoo, accroupi dans un coin de la chambre, murmurait à voix basse l'une de ses chansons pour endormir l'enfant déposé dans le berceau, et baissait la voix à mesure qu'il voyait Thrée ralentir les mouvements du berceau qu'elle balançait doucement; non sans soulever de temps en temps les rideaux; non sans se pencher avec tendresse sur le trésor qu'elle venait d'y renfermer. Quand elle fut bien assurée qu'il dormait profondément, elle alla, sur la pointe des pieds, s'agenouiller devant l'autre enfant que tenait mynheer Borrekens, et lui tendit les bras en bégayant des mots tendres et confus.

Annetje, qui sentait ses forces l'abandonner, s'appuya sur sa soeur, qui pouvait à peine elle-même se soutenir. Malgré les efforts d'Agathe, elle poussa un gémissement sourd et tomba évanouie sur les dalles de marbre du parloir.

A ce bruit, Simon s'élança et trouva les deux soeurs défaillantes au seuil de la chambre. Il les prit dans ses bras, les déposa près du foyer, et, secondé par dame Thrée, il s'efforça par les soins les plus tendres de les rappeler à la vie.

Annetje reprit connaissance la première, et fondit en larmes lorsqu'elle se trouva, en rouvrant les yeux, dans les bras de sa mère.

Quand, à son tour, Agathe entr'ouvrit la paupière, Annetje passa le bras autour du cou de sa mère, et toutes les trois, confondues dans la même étreinte, elles mêlèrent leurs larmes et leurs caresses.

—Vous revoir! vous revoir après tant d'absence! murmurait Annetje; ma mère, ma bonne mère!

—Ah! le courage me manquera pour vous quitter encore une fois! s'écria
Agathe.

—Et moi! moi? n'y a-t-il pas une caresse, pas une parole pour moi? demanda le vieux Borrekens, qui, après avoir déposé dans les bras de Toporoo l'enfant qu'il tenait sur ses genoux, se hâtait de courir à ses petites-filles.

—O grand-père! grand-père! dirent-elles en couvrant de baisers ses cheveux blancs; grand-père, ne venez pas nous ôter le courage dont nous avons besoin!

—Non! non! reprit-il: écoutez la voix de votre coeur! Dieu ne peut exiger de votre jeunesse le sacrifice qu'un sentiment irréfléchi vous a entraînées à vouloir lui faire. Restez dans le sein de votre famille! Ne nous quittons plus!

—Ne nous quittons plus! répéta dame Thrée. Cruelles enfants, vous ne savez pas les larmes que vous m'avez coûtées!

Les deux soeurs se sentirent presque vaincues, et elles entourèrent de nouvelles étreintes plus convulsives et plus passionnées encore, leur aïeul et leur mère.

Tout à coup, un léger cri s'échappa du berceau où dormait l'un des enfants. Aussitôt, par un mouvement instinctif, dame Thrée se dégagea brusquement d'entre les bras de ses filles et courut au berceau. Mynheer Borrekens l'y suivit, Simon l'imita, et le gros chien Drinck les devança.

Ce n'était rien: l'enfant avait poussé un cri dans son sommeil et ne s'était même pas tout à fait éveillé.

Quand Thrée revint près de ses filles, celles-ci avaient repris leur pâleur et elles s'étaient adossées contre les ornements en chêne de la haute cheminée.

Elles ressemblaient ainsi à des fantômes plutôt qu'à des créatures humaines.

Dame Thrée baissa les yeux et mynheer Borrekens cacha son visage dans ses mains.

Il se fit alors un profond silence qui dura quelques minutes. Personne ne se sentait le courage de le rompre.

A la fin, Agathe rassembla toutes ses forces et s'agenouillant devant sa mère, tandis que sa soeur l'imitait instinctivement:

Ma mère et mon grand père, dit-elle, béni soit le Très Haut! bénie soit la bonté divine qui nous permet, à ma soeur et à moi, de nous consacrer au culte du Seigneur sans remords et sans la pensée que nous laissons derrière nous, dans notre famille, les regrets et l'isolement. Dieu, en nous appelant à lui, nous a remplacées près de vous, et vous a donné ces deux autres jumeaux qui font aujourd'hui votre joie et qui seront l'appui et l'orgueil de votre vieillesse.

Vous le voyez, le doigt divin se montre ici: dans huit jours nous retournerons dans notre cloître; nous y prononcerons les voeux éternels qui doivent à jamais nous séparer du monde et rompre tous nos liens charnels.

Et cependant, ajouta-t-elle avec une émotion qui faillit étouffer sa voix, et pourtant nos pensées, n'est-ce pas? ma soeur, nous ramèneront bien souvent vers vous! Ce sera pour demander à Dieu de vous combler de ses bénédictions; vous, ma mère, vous, mon cher aïeul, et vous aussi, Simon, vous qui avez apporté le bonheur à ma mère!

Elles se relevèrent, et se tenant par la main, elles déposèrent un baiser sur chacune des joues des deux enfants, puis elles se retirèrent dans leur petite chambre d'autrefois.

Là, elles se prosternèrent devant l'image de la Sainte Vierge à la place où elles avaient tant de fois prié dans leur enfance.

—Seigneur, dirent-elles, recevez-nous dans vos bras; il n'y a plus de place pour les deux orphelines dans leur propre famille! Vous êtes seul notre Père! Nous n'avons plus de mère que la Vierge divine! Seigneur, venez à notre aide et soyez notre soutien! Seigneur, donnez-nous la force et le courage!

Elles passèrent ainsi la nuit en prière.

Les huit jours d'épreuve imposés par la règle des Clairisses s'écoulèrent pour elles au milieu de douleurs sans nom et de tous les instants.

Elles ne trouvèrent de force et de résignation que dans la prière et dans la compatissante sympathie de Toporoo, qui savait si bien comprendre des douleurs inconnues même à leur mère.

Cette triste semaine écoulée, Agathe et Annetje repartirent pour Malines et pour le couvent des Clairisses, où elles prononcèrent les voeux qui les enchaînaient à jamais!…

Le couvent des Clairisses de Malines, comme la plupart des autres maisons religieuses des Pays-Bas, devint, en 1793, l'objet de déplorables profanations. On chassa violemment les pieuses filles qui l'habitaient, et on les rejeta dans le monde, auquel elles avaient renoncé pour toujours. Leur cloître, cette sainte et antique maison, si longtemps consacrée au Seigneur, passa de main en main, de brocanteur en brocanteur, et tour à tour, se transforma en caserne, en magasin à fourrage, en usine et en dépôt de fumiers. Elle finit par disparaître tout à fait lors des travaux immenses que nécessita rétablissement des chemins de fer, dont Malines forme le point central.

C'est à cette dernière époque de la décadence du couvent qu'un pieux antiquaire belge, dans les veines duquel coulent les dernières gouttes du sang de Rubens, fut assez heureux pour recueillir, parmi les ruines et les déblais de la nef abattue, une des pierres tumulaires, en marbre bleuâtre, qui pavaient le choeur.

Une inscription en langue latine, gravée sur cette pierre, apprend que la dalle funèbre a recouvert, pendant un siècle, la dépouille mortelle de deux clairisses, soeurs jumelles, et décédées le même jour et à la même heure, à l'âge de quatre-vingt-quatre ans.

Ces Clairisses, dont les noms de religion étaient Johanna et Margarita, portaient autrefois, dans le monde, les noms d'Annetje et d'Agathe Borrekens.

Au bas de la pierre, on lisait distinctement ces mots en flamand:

LE BONHEUR N'EST POINT SUR LA TERRE.

Voilà tout ce qu'il reste des personnages de cette histoire, à l'exception toutefois de Rubens, qui a laissé tant de monuments glorieux de son génie.

Toutefois, la tradition a conservé le souvenir des destinées obscures de ces personnages et l'a transmis de génération en génération, jusqu'à celui qui vient de vous les raconter.

Hélas! ne faut-il point, aujourd'hui, se hâter de recueillir ces récits naïfs et ces douces légendes de la tradition? Chaque jour les idées positives ne viennent-elles pas les effacer, comme le laboureur qui arrache les fleurs pour semer des moissons?

La Belgique n'est plus qu'un vaste chemin de fer, qu'un marché immense, qu'une usine gigantesque! Elle a des artistes et des poètes; mais au milieu du tourbillon de ses affaires, du mouvement dévorant de son admirable industrie, et des mugissements de ses locomotives sans nombre et sans repos, elle n'a point le temps de se pencher vers eux, ne fût-ce qu'une minute, pour les écouter, sourire à leurs vers et laisser tomber sur leur front une feuille de sa couronne!

D'ailleurs, où se trouve donc aujourd'hui, en Europe, une place pour les poètes? une oreille attentive pour entendre leurs chants? Partout les révolutions surgissent et s'entrechoquent; partout leurs cris formidables éclatent et étouffent la douce mélodie de l'art! Partout, ainsi que le voulait Platon dans sa République, elles bannissent les poètes.

Qu'Homère renaisse aujourd'hui, il court grand risque de mendier comme aux temps héroïques; mais, hélas! nous doutons fort qu'il puisse trouver quelque part l'hospitalité, que du moins, alors, il rencontrait parfois!

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