Les Forestiers du Michigan
CHAPITRE X
ÉVASION
Le Français, penché sur l'avant du bateau, sondait des yeux les ténèbres, et, s'attendant à chaque instant à découvrir sur l'eau la tête de Basil, se préparait à lui loger une balle dans la cervelle.
Semblable à un oiseau blessé qui se débat, le canot se jeta à droite, à gauche, en avant, en arrière, sous les impétueux coups de rame des poursuivants.
Mais ceux-ci eurent beau s'exercer les yeux au delà des forces humaines, ils ne virent aucune trace du fugitif, par l'excellente raison qu'ils ne dirigeaient point leurs regards du bon côté.
Effectivement, l'action du Forestier quoique soudaine et prompte comme l'éclair, avait été préparée soigneusement et exécutée avec une dextérité et un sang-froid consommés.
Au moment où le canot s'engageait sous la voûte de feuillage, il se dressa sur ses pieds, saisit sans bruit une grosse branche dans ses deux mains et se hissa doucement jusqu'au tronc: puis, il fit le tour de l'arbre, de manière à le placer entre lui et ses ennemis; alors, tapi dans une anfractuosité d'écorce, comme un chat sauvage, il attendit les événements.
Toute cette manœuvre avait été exécutée avec une dextérité de singe, silencieusement, promptement, à force de bras. Pas une feuille n'avait été ébranlée, pas un rameau n'avait été froissé, pas un murmure ne trahit l'audacieuse ascension du fugitif aérien.
Quoique, de sa cachette, il ne pût pas apercevoir son ancien gardien, le gros Français, cependant ses oreilles se réjouissaient d'entendre tous les mouvements désordonnés, les gestes furieux, les exécrations dans toutes les langues, les mouvements de colère auxquels se livrait le gros et furibond personnage.
Un instant, Veghte se prit à regretter de ne pouvoir le fusiller au passage; mais cette pensée s'évanouit comme un éclair, le Forestier se contentait très-bien d'avoir réussi à s'échapper.
Rester bien caché, sans bouger, en attendant le moment favorable pour regagner des terrains plus sûrs; se divertir intérieurement du désespoir énergique manifesté par ses adversaires; c'était le seul parti à prendre, et Veghte n'y manqua pas.
—Tu auras le loisir de te reposer, mon gros ami, murmura-t-il intérieurement… de te reposer le bras avec lequel tu m'as si longtemps tenu en joue: Vraiment! ce n'est pas dommage.
Bientôt les ennemis se lassèrent de chercher toujours à la même place; ils se mirent en route pour redescendre le courant.
Basil, alors seulement, descendit de sa retraite aérienne et s'arrêta un moment pour s'orienter: en même temps il fit ses réflexions.
Reconnaître les lieux n'était pas chose difficile, il possédait à fond tout ce territoire.
Mais il se demandait avec une curiosité inquiète pourquoi les Français étaient revenus sur leurs pas et avaient redescendu le ruisseau. Car au début, ils avaient une destination vers laquelle ils entraînaient leur prisonnier. Et maintenant, qu'ils l'avaient perdu, comment se faisait-il que leur voyage fût tout-à-coup fini?… Probablement ils revenaient à leur centre d'opérations, ils retournaient à Presqu'île.
Il y avait aussi une hypothèse qui ne manqua pas de faire passer un léger frisson dans le dos du Forestier et qui, malheureusement, était la plus probable: c'était que ces braves gens allaient se poster tout doucement à l'affût pour le tuer au passage.
Cette pensée fit quelque peu réfléchir Basil; il fit quelques pas pour s'éloigner du creek, puis, il s'arrêta pour écouter et délibérer avec lui-même.
Comme cela arrive souvent sur le lac Érié, l'orage s'était arrêté court au milieu de ses menaces; peu à peu les vagues se calmaient, et leur grondement irrité se changeait en un murmure décroissant. Une partie de la tempête avait suivi le rivage, on l'entendait se déchaîner contre le pauvre Fort du Détroit déjà assiégé par un autre ouragan bien autrement redoutable, la meute des Peaux-Rouges conduite par Pontiac.
Veghte se disposait à sortir du fourré, lorsqu'il aperçut, comme une vision, le canot qui descendait silencieusement le courant: les silhouettes des rameurs se dessinèrent fantastiquement dans l'ombre.
Malheureusement, tout préoccupé de surveiller cette menaçante apparition, il posa sans précaution le pied sur une branche qui se cassa avec un bruit sec. Aussitôt il remarqua que le jeu des avirons cessa tout-à-coup; évidemment, les ennemis écoutaient.
—Holà! Hé! cria le gros Français, au bout de quelques instants d'attente.
—Hé! Ho! riposta Basil; eh! bien! Qu'est-ce que c'est?
—Ah! c'est vous? reprit l'autre.
Sa voix résonnait comme le hurlement du limier qui retrouve une piste perdue.
—Je suis assez porté à le croire! dit Basil avec une intonation railleuse.
—Comment vous êtes-vous donc échappé?
—Ah! ah! ah! J'avais besoin de me dégourdir les jambes.
Le Forestier entendit son interlocuteur dire quelques mots en Français à ses compagnons; mais il ne put les comprendre. Néanmoins, son œil exercé reconnut que le canot s'approchait de lui, tout doucement, avec une lenteur calculée, mais d'une façon sensible.
Cette fois, bien fin aurait été celui qui l'aurait surpris hors de garde; pourtant il resta immobile, tout disposé à continuer cette piquante conversation.
—Très-bien, mon bon petit ami, reprit le Français, qui parlait pour distraire l'attention de son ex-prisonnier; très-bien! votre évasion a été supérieurement exécutée: toutefois, je suis chagrin de vous avoir perdu.
—Je n'en doute pas. Et… n'aimeriez-vous pas me reprendre?
—Ah! ah! vous faites le farceur! Eh bien! j'aime les gens facétieux comme vous: si vous voulez vous joindre à nous, vous pourrez être assuré d'une bonne et honorable réception: en outre on vous comptera quelques poignées d'espèces sonnantes; là!… une belle somme ronde!—Hein? Qu'en dites-vous?…
—Il n'y a pas moyen: excusez-moi.—Bonsoir! votre canot a une manière d'approcher qui ne me va pas. Je déteste les familiarités.
Au bruit de ses pas dans les broussailles, le Français fit feu sur lui; mais comme il tirait au jugé, sa balle, bien entendu, se perdit dans l'espace sans atteindre le but.
Veghte courut lestement l'espace d'un quart de mille, puis il s'arrêta pour écouter, suivant son usage. A son grand étonnement, il entendit le Français et ses deux compagnons qui avaient sauté à terre et le poursuivaient.
—Bon! nous allons rire! murmura-t-il avec le plus grand sang-froid; je suis sur mon terrain, dans la forêt: ça me connaît, tous ces fourrés, tous ces arbres, toutes ces ronces. Ici, je ne crains personne. Si seulement j'avais un grain de poudre sèche je me mettrais à l'affût et ce serait le gibier qui abattrait les chasseurs!… une bonne farce vraiment!… mais mes pauvres pistolets sont trempés; je suis sûr que leur contenu est liquide et pourrait figurer convenablement dans l'écritoire de Joë Smith Ferguson, le maître d'école.—Hé! hop!… aho!… les autres! cria-t-il en changeant rapidement de direction après chaque cri.
Son audace le servit au delà de toute espérance: au bout d'un quart d'heure, de défaut en défaut, ses adversaires avaient fini par prendre la plus fausse direction possible; ils couraient en lui tournant le dos.
Mais Basil leur réservait une autre tribulation. Faisant un circuit rapide, il revint au creek et en atteignit les rives à environ cent pas de l'endroit où ils avaient amarré leur canot. Basil eut bientôt fait de le découvrir; il sauta dedans, s'y installa avec délices, et se mit à descendre allègrement le cours du fleuve.
—Par ma foi! se dit-il, voilà ce que j'appelle un trait de génie. Il n'y a qu'un américain, un Yankee! comme ils disent, pour jouer ces tours-là! Mon gros ami le Français n'aurait pas eu pareille imagination. Oh! quelle figure il va faire quand il s'apercevra que moi—Basil Veghte, son ex-prisonnier—j'ai capturé son canot, et que je m'en sers pour faire une petite promenade sur l'eau.
La jubilation du Forestier était si grande qu'il ne put résister au plaisir d'exécuter quelques appels tyroliens: les échos du lac Érié s'acquittèrent fidèlement de leur mission en portant ces roulades agaçantes jusqu'aux oreilles des poursuivants.
Le gros Français furieux et las de ses inutiles recherches, flaira une nouvelle mystification et accourut sur le bord du torrent qui, en cet endroit avait une grande largeur.
Il aperçut avec rage son embarcation glissant mollement le long du rivage opposé. Alors eut lieu un dialogue comique et tel que jamais, sans doute, les bois de ces parages n'en avaient entendu.
—Ohé! hurla le géant d'une voix formidable.
Malheureusement, ou heureusement, la rivière était fort large, Veghte se trouvait hors de portée de fusil. Néanmoins, par mesure de précaution, il rasa la rive dans l'ombre de laquelle il disparaissait presque.
—Hé! ho! hé! répondit-il; qu'est-ce qu'il y a encore? qui m'appelle?
—Que faites-vous de notre canot?
—Oh! presque rien! une petite promenade jusqu'à Presqu'île.
—De quel droit agissez-vous ainsi! Gredin, votre conduite est infâme! ce canot nous appartient!
—Hélas! je m'en doute bien! mais je suis forcé… je ne peux me dispenser.
—Enfin vous n'êtes qu'un coquin et un filou! Nous ne vous avons pas dépouillé, nous!
—Écoutez, Français chéri! je suis venu dans ce canot, n'est-ce pas?… Y suis-je venu?
—Oui, sans doute! Eh bien! après?
—Comprenez! je m'en vais comme je suis venu!
—C'est une honte! et ces gens là se disent civilisés!
—Bah! nous sommes en plein pays sauvage; loin de la civilisation! Faites-en provision pour vous, si ça vous fait plaisir. Et si vous voulez me revoir, venez faire un petit tour jusqu'à Presqu'île. Bonsoir! adieu!
—Va! sauve-toi! Yankee du diable! nous y serons trop tôt pour toi!
Tels furent les touchants adieux qui terminèrent la conversation.
Basil n'en écouta pas davantage, et fit voler sa légère embarcation comme une flèche.
Le temps pressait, l'orage depuis si longtemps amoncelé sur le fort, allait éclater; le danger était proche. Il s'agissait d'avertir ses braves défenseurs; et comme on était dans la saison où les nuits sont les plus courtes, il n'y avait pas un moment à perdre pour arriver avant le jour.
Basil mit donc en œuvre toute son énergie et fit force de rames afin de traverser rapidement l'espace qui le séparait du fort.
Un autre motif le poussait à faire diligence; ceux qui l'avaient déjà capturé une fois pouvaient fort bien se remettre à sa poursuite, le gagner de vitesse en raison de ce qu'ils étaient deux rameurs contre un, l'atteindre avant son arrivée.
Ce n'était pas tout encore; le lac était couvert d'ennemis, leur rencontre pouvait fort bien être appréhendée.
Tout plein de ces préoccupations, Veghte ramait avec ardeur, suivant la ligne la plus droite et prêtant fièvreusement l'oreille au moindre bruit.
Ses appréhensions ne tardèrent pas à être justifiées: à peine avait-il fait un demi-mille qu'il entendit un bruit d'avirons. Il fit halte sur le champ, et au bout d'une seconde, il vit passer un grand canot plein de monde. Le Forestier recula en silence, courbé dans sa petite barque de manière à être aussi invisible que possible; heureusement ses mortels ennemis passèrent sans le voir et disparurent dans l'ombre.
Basil respira et reprit sa course à force de bras: mais le trajet était plus long qu'il ne l'avait pensé. Au bout d'un certain temps il fut obligé de se reposer. Pendant cette halte, ses regards, toujours occupés à sonder l'espace, aperçurent vers l'orient une teinte pourprée semblable à l'aurore; au bout de quelques minutes la lune se montra, pâle et voilée il est vrai, mais répandant assez de clarté dans l'atmosphère, pour que son apparition fût dangereuse et inopportune à tous les points de vue.
Tout-à-coup Basil fut tiré de sa rêverie par un nouveau bruit de rames: à cette alerte un frisson d'alarme le traversa; évidemment ses premiers adversaires l'avaient découvert. Avec ce clair de lune intempestif il devenait impossible de se cacher dans l'obscurité; le moindre objet apparaissait sur les eaux du lac comme une tache sur un miroir.
Quoiqu'il pût arriver, le Forestier se tenait prêt; mais, à son grand étonnement, le bruit des avirons cessa. Bientôt il put distinguer dans le creux des vagues un tout petit canot qui, évidemment, n'avait rien de commun avec la grande embarcation: mais qui était-il, ami ou ennemi?
Les deux barques restèrent immobiles, s'observant réciproquement: Cette situation ne pouvait durer longtemps; Veghte se remit à jouer doucement de l'aviron, épiant toujours l'apparition suspecte.
—Voilà une affaire que j'appelle curieuse, murmura-t-il, en cadençant ses mouvements de façon à ne pas même rider la face de l'eau: Il y a quelqu'un dans cette coquille de noix, je vois sa tête. Nous nous épions mutuellement, c'est certain. Si c'est un ennemi, qu'il m'aborde donc ce sera bientôt réglé. Si c'est un ami ou un indifférent, qu'il me laisse tranquille! je n'ai pas de temps à perdre en conversation.
Tout en monologuant ainsi, Basil avait mis son canot en mouvement: mais il n'avait pas fait deux brasses que l'autre l'imita et se maintint à la même distance, marchant parallèlement avec lui.
—Ah! ah! c'est votre idée d'aller en avant; grommela-t-il, comme si l'indiscret poursuivant eût pu l'entendre.—C'est une main de Peau-Rouge qui manœuvre ce canot, ajouta-t-il; je ne serais pas capable de pagayer avec cette précision.
Cependant il fallait prendre un parti et se débarrasser de l'importun. Basil réunit toutes ses forces et lança son canot comme une flèche.
Alors une lutte de vitesse s'engagea.
D'abord le Forestier prit l'avance; mais peu après son adversaire gagna de vitesse, l'espace qui les séparait diminua d'une façon sensible; Veghte eut beau faire, il ne put distancer l'autre.
—C'est encore une chose curieuse! murmura-t-il en ployant et déployant ses bras comme des ressorts d'acier sur les avirons; je commence à croire que j'ai oublié de ramer; en voilà un qui me passe devant d'une façon humiliante. Ah! Peau-Rouge! Peau-Rouge! je vous reconnais à cela! Il n'y a pas un blanc qui fut capable de me battre ainsi.
Cependant, sans se décourager, Basil essaya mille ruses pour dérouter l'autre; tout fut inutile; l'espace resta le même entre les deux canots: on aurait dit que le même fil les conduisait ensemble.
Enfin le rivage de Presqu'île apparut: Veghte se courba en furieux sur ses avirons; bientôt la proue de son esquif vint s'enfoncer dans le sable au milieu des lames bouillonnantes. Le Forestier baigné de sueur, sauta sur la rive; il regarda derrière lui, le canot acharné se balançait à proximité, d'un air observateur.
Les premières lueurs de l'aurore se montraient au levant lorsque Basil toucha terre. Naturellement il était fort pressé de gagner le fort et de communiquer au commandant Christie toutes ses découvertes et ses aventures de la nuit: néanmoins, avant de quitter le bord du lac et de s'engager dans le chemin creux conduisant à la citadelle, le Forestier inspecta les alentours et prêta une oreille attentive pour s'assurer de l'absence de tout danger.
A ce moment un léger bruit de pas se fit entendre et une forme humaine apparut dans la brume matinale.
—Qui va là! fit-il d'une voix rude, bien déterminé à ne pas retomber dans les péripéties de la la nuit précédente.
L'ombre ne répondit rien, mais continua de s'avancer; alors le Forestier étonné reconnut que c'était une femme.
—Qui êtes-vous? que voulez-vous? répéta-t-il sur un ton menaçant.
—Mariami! fut-il répondu par la voix douce et gutturale d'une indienne.
—Par ma foi! les femmes sont d'étranges choses! s'écria Veghte en reconnaissant la jeune fille sauvage qu'il avait sauvée l'hiver précédent. Mais,… je vous croyais morte? ajouta-t-il.
Elle ne répondit rien, mais lui fit signe de le suivre. Il hésita un moment, plein de méfiance, car il savait les Indiens capables de toutes les ruses imaginables pour attirer les Blancs dans un piége et les y faire périr.
Enfin, la curiosité l'emporta; il ne pouvait admettre que cette gracieuse enfant fût capable de méditer une trahison, il accompagna la jeune fille.
Elle le conduisit sur la lisière du bois à peu de distance du rivage. Là il aperçut dans une dépression de terrain les cendres éteintes d'un feu de campement.
—Oh! oh! qu'est-ce? demanda-t-il avec un bond de surprise.
Apparemment elle ne pouvait parler anglais; mais elle eut recours à la pantomime. A ses allures, Basil reconnut qu'il n'y avait dans le voisinage aucun ennemi à craindre: ses défiances cessèrent, surtout lorsque son oreille et ses yeux vigilants eurent vérifié les alentours.
Après avoir fait comprendre par différents gestes qu'une troupe nombreuse avait bivouaqué en ce lieu, la nuit précédente, et ensuite avait gagné le lac, la jeune indienne étendit la main vers le fort, avec un mouvement d'alarme, et dit à voix Lasse:
—Injin! French! (Indiens! Français!)
Il n'en fallait pas davantage pour convaincre Basil de l'imminence des périls qui menaçaient Presqu'île: il hocha affirmativement la tête pour exprimer qu'il comprenait parfaitement.
Mais l'Indienne n'avait pas fini ses révélations; elle posa le bout de son doigt sur la poitrine du Forestier en imitant l'acte d'un guerrier donnant un coup de poignard.
—Yengese dead! (L'anglais tué!) ajouta-t-elle en fermant les yeux d'un air de commisération.
—Moi aussi?… bon! nous verrons ça! répondit Veghte sans pouvoir réprimer un moment d'inquiétude.
Alors la jeune fille entreprit une autre démonstration à laquelle Veghte ne put rien comprendre: puis, tout à coup, elle s'arrêta, prêta l'oreille à un bruit qu'elle seule pouvait percevoir, et lui fit impérieusement signe de s'en aller.
Le Forestier ne se le fit pas dire deux fois et partit d'autant plus vite qu'il éprouvait un singulier malaise en présence de cette étrange créature.
—Les femmes sont de bizarres choses! murmurait-il en s'éloignant à grands pas.
CHAPITRE XI
RÉVÉLATIONS
Veghte arriva rapidement à la Block-House où il trouva le commandant Christie dans la plus profonde anxiété.
A ses avides questions il répondit par une relation fidèle de toutes ses aventures nocturnes.
Lorsqu'il eut fini, l'officier lui demanda:
—N'y a-t-il pas eu, au fort, une lumière allumée en réponse au signal donné sur le lac?
—Oui, et j'en ai été fort intrigué: qui a fait cela?
—Il serait fort important de le savoir!
—Où est Horace Johnson? demanda tout à coup le Forestier après quelques instants de réflexion.
—Dans son lit, d'où il n'a pas bougé depuis votre départ. J'ai eu l'œil sur lui: il n'est pour rien dans cette affaire.
—Le seul individu que je puisse suspecter alors, c'est le Suédois Altoff.
—Je ne le soupçonnerais pas non plus, celui-là; fit le commandant, fort occupé à lancer d'une façon nouvelle un petit caillou avec la pointe du pied.—Ah! j'y suis! reprit-il vivement: c'est votre gros Français du bord de l'eau, vous savez… celui qui se trouvait là en sentinelle, au moment de votre départ. Oui, c'est lui qui a fait ce coup là: ce n'est pas quelqu'un des nôtres, et j'en suis bien aise.
—Mais il me semblait que cette lumière apparaissait au belvédère du Fort, et non pas près du sol.
—Vous vous serez trompé: c'était si facile, la nuit, à une telle distance. Vraiment, je vous le répète, je suis bien soulagé de penser qu'il n'y a pas de traître parmi nous.
—Il est possible… il est possible… murmura le Forestier à demi convaincu. Ma foi, je commence à être de votre avis; car, tout bien réfléchi, ce grand pendard a fort bien pu monter sur le coteau qui domine la citadelle; dans ce cas, sa lumière se montrait précisément à la hauteur du belvédère.—Oui, c'est lui… surtout si vous êtes sûr et certain que Master Horace Johnson n'a pas quitté son lit.
—Je vous le garantis.
—Eh bien! Amen! n'en parlons plus; voilà une question vidée. Parlons maintenant de l'assaut qui ne va pas tarder et de nos moyens de défense.
Les deux amis s'avancèrent jusqu'au bord du lac et en sondèrent l'immensité avec des yeux dont l'inquiétude doublait la perspicacité.
La vaste nappe d'eau, calme et solitaire comme aux premiers jours de la création, roulait paisiblement ses flots bleus et limpides sous la fraîche brise du matin.
Toute créature humaine avait disparu de cette solitude murmurante; les premiers feux du soleil rayonnaient sur l'eau en flèches d'or, après avoir joué au travers des feuillages.
Dans ce désert tranquille, au milieu de cette nature splendide, sereine, à l'aspect virginal, qui donc aurait pu rêver aux combats, au sang, à l'incendie?… Il n'y avait plus ni Français ni Indiens; le ciel, le lac, la forêt échangeaient des sourires d'or, d'azur, d'émeraude; tout semblait en paix dans l'air, sur la terre et sur l'onde.
Et pourtant, lorsque le regard s'abaissait sur le sable humide du rivage, il découvrait les empreintes nombreuses des pieds furtifs qui avaient passé là pendant la nuit précédente.
Christie et Basil conversèrent longtemps à voix basse, se communiquant leurs projets, leurs craintes, leurs espérances…
L'honorable Johnson se montra à une heure convenable. Le sommeil de la fatigue et de l'innocence l'avait merveilleusement rafraîchi: il apparut plus jovial et plus souriant que jamais.
Après un déjeuner tout à fait confortable, auquel il fit le plus grand honneur, l'estimable Horace se décida au départ. On lui souhaita bon voyage; il souhaita à ses hôtes, paix et sérénité d'esprit. Bientôt il disparut dans l'épaisseur des bois, «où son intention était de faire un tour de chasse.»
—Que la peste puisse t'étouffer en route! on ne m'ôtera pas de l'esprit que tu joues un double jeu qui finira mal. Je te surveille, Master Horace Devilson (Fils de Diable).
Cette gracieuse apostrophe fut le dernier souhait qui accompagna le départ du sieur Johnson: elle lui était adressée par l'honnête Basil dont les idées prenaient une tournure mélancolique.
Il suivit d'un œil soupçonneux la marche de son ancien compagnon, jusqu'à ce qu'il eût disparu dans les profondeurs de la forêt; et, longtemps après l'avoir perdu de vue, il demeura immobile, rêveur, inquiet, méfiant de l'avenir.
L'apparition soudaine de la jeune et mystérieuse Indienne, et sa disparition non moins prompte, se mêlaient puissamment aux préoccupations du Forestier: jamais personne ne lui avait inspiré un pareil intérêt; jamais aucun autre incident de son existence si accidentée n'avait laissé une telle impression dans son esprit.
Une curiosité bien naturelle se mêlait à ces sentiments confus et tout nouveaux pour lui. D'où venait cette jeune fille? Par quel hasard étrange s'était-elle trouvée mêlée aux aventures de Basil; une première fois, en plein hiver, au milieu d'une nuit orageuse et glaciale; une seconde fois, sur le lac Érié, au milieu d'une autre nuit non moins mémorable?
Dans la première entrevue Basil lui avait sauvé la vie; dans la seconde elle lui avait rendu un service presque aussi important. Et néanmoins, elle était restée pour lui une inconnue, une vision fugitive, un rêve.
Tout était mystère autour du pauvre Veghte; Johnson, l'Indienne, le lac, le désert, la Block-House, les Français, les Sauvages, le passé, le présent, l'avenir!
Il y avait de quoi perdre la tête. Franchement, l'honnête Forestier se trouvait bien en peine, car les déductions psychologiques n'étaient pas son fort. Des coups de fusil, des cris de guerre, l'éclair des épées et des tomahawks auraient été bien mieux son affaire.
L'enseigne Christie vint le tirer du royaume des abstractions en causant avec lui de quelques plans nouveaux relatifs à la défense du fort.
A l'issue de leur conversation, Veghte fut invité par le commandant à pousser une reconnaissance dans les environs.
Cette mission lui fut particulièrement agréable: en ce moment il lui convenait d'être seul avec ses pensées secrètes. D'ailleurs, le brave Forestier n'avait jamais reculé devant aucun danger.
Il s'achemina donc tout doucement vers la lisière du bois par un petit sentier creux, et au bout de quelques pas il fut de nouveau plongé dans ses rêveries.
Sa quiétude ne devait pas être longue: il tressaillit des pieds à la tête en entendant une petite voix douce l'appeler par son nom!
Il leva la tête et resta pétrifié, n'en pouvant croire ses yeux!
C'était Elle!…
Elle! qui lui apparaissait souriante et joyeuse de l'impression qu'elle lui causait…
—Vous paraissez effrayé? lui demanda-t-elle en très-bon anglais.
Basil se sentait chanceler, il tombait d'étonnement en stupéfaction. Le mystère se compliquait. Il ne crut pas ses oreilles lorsque la jeune Indienne reprit la parole:
—Vous ne pouvez dire un mot? demanda-t-elle. Qu'avez-vous donc pour être si épouvanté?
—Ah! vous êtes Mariami?… cette jeune fille Indienne, n'est-ce pas?
—Oui.
—Le ciel me bénisse! Mais, depuis quand avez-vous appris à parler?
—Il y a plusieurs années, lorsque j'étais enfant.
—Hum! vous n'êtes pas bien vieille maintenant! Enfin, pourquoi ne vous êtes-vous pas servie des paroles, la nuit dernière, au lieu d'employer ces gestes auxquels je ne pouvais rien comprendre?
—Je vous dirai ça un jour: En ce moment je ne le puis. Pourquoi vous êtes-vous aventuré hors de la Block-House, ce matin?
—Pour m'informer un peu de ces Français et de ces Indiens dont nous redoutons l'attaque.
La jeune fille s'approcha du Forestier, jeta un regard soupçonneux sur tout ce qui les entourait, comme si elle eût redouté quelque œil dangereux. Puis, se haussant sur la pointe des pieds pour atteindre à son oreille, elle murmura d'une voix contenue et basse comme un souffle:
—Les voilà qui viennent: ils sont cachés dans le bois en attendant; demain matin ils donneront l'assaut.
Basil fit un bond d'étonnement; la brusque annonce d'un danger aussi prochain le confondait: effectivement, les vérifications qu'il avait faites et les avis reçus avaient fait présager une attaque pour la semaine suivante au plus tôt.
—Et combien sont-ils? demanda-t-il brusquement.
—Des centaines! Ils veulent brûler la place comme ils ont fait pour Sandusky.
—Les femmes sont d'étranges choses! répliqua mentalement Basil; comment sait-elle tout çà?—Comment se fait-il que vous me disiez ces choses? lui demanda-t-il à haute voix.
Une expression de reproche traversa les yeux noirs de Mariami, elle les baissa en silence. Mais au bout d'une seconde elle répondit de sa voix douce et musicale:
—Vous m'avez sauvé la vie: est-ce que je pourrai jamais vous oublier?
Une indescriptible émotion fit frissonner Veghte; comme s'il n'eût pas compris la jeune fille, il lui demanda après un moment de réflexion:
—Enfin! venez-vous pour me sauver, ou pour sauver l'enseigne Christie et le reste de la garnison?
—Pour les uns et pour les autres. Mais je voudrais surtout vous sauver.
Sachant à peine ce qu'il faisait, Basil s'avança comme pour l'embrasser cordialement, en récompense de ses bons sentiments,—c'était tout ce que le brave Forestier pouvait imaginer de mieux.—A sa grande surprise elle se recula avec un petit air de dignité offensée.
—Non! non! dit-elle d'une voix effarée.
—Ah! ma foi! je ne voulais ni vous offenser, ni vous faire aucun mal, répondit-il tout mortifié.
—Je sais bien,… répliqua la jeune fille dont les joues devinrent pourpres, je sais bien que pour tout au monde vous ne voudriez me faire du mal, ni même me causer aucun déplaisir…
—Eh bien! alors?… murmura Basil tout interdit.
—On vous guette! prenez garde! interrompit l'Indienne pour terminer cette conversation qui les embarrassait tous deux: ils vous guettent! ils vous poursuivront partout dans les bois.
—Peuh! laissez-les donc faire! répartit Basil qui retrouvait toute son énergie et sa fierté sur ce terrain-là; laissez-les faire! je n'ai pas peur. J'ai été poursuivi, j'ai combattu toute ma vie; personne n'est arrivé à m'atteindre. Il faut bien des Français et bien des Indiens pour me vaincre; il en faut trop!
—Vous êtes un bon guerrier, fameux dans les combats: observa la jeune fille en levant sur lui ses grands yeux noirs empreints d'une admiration naïve.
La face bronzée du Forestier rougit d'aise à ce compliment: il resta quelques secondes sans savoir que dire.
—Voilà trente ans que je cours les bois: j'aurais été un grand sot de ne pas apprendre quelque petite chose en cette matière: répliqua-t-il avec une modestie d'enfant.
Tout à coup le souvenir de Johnson lui traversa l'esprit comme une flèche aiguë.
—Vous vous rappelez, lui dit-il, cet homme qui était avec moi dans cette fameuse nuit où je vous retirai de la neige,—on le nomme Johnson.—Le connaissez-vous?
La jeune fille parut embarrassée; elle resta muette, mais elle fit un signe de tête affirmatif.
—Eh bien! poursuivit Veghte, il a passé la nuit dernière à la Block-House.
Les yeux de l'Indienne se dilatèrent avec une expression de terreur; elle recula comme si un serpent eût surgi sous ses pieds.
—Qu'est-ce que c'est? fit Basil étonné: cet homme là n'est-il pas un ami?
—Ne le laissez plus revenir parmi vous! c'est un méchant!
—Ah! ah! je l'avais toujours pensé; mais je commence à croire que je ne m'étais guère trompé sur son compte. Mais vous le connaissez joliment bien? ajouta-t-il d'un ton soupçonneux: vous l'avez reconnu parfaitement, la nuit dont je parle, n'est-ce pas?
—Oui: répondit la jeune Indienne avec une expression de franchise et de dépit tout à la fois.
—Pourquoi n'avez-vous rien dit? Il m'a prétendu ne rien savoir à votre sujet; il me l'a même affirmé, le menteur!
—Ne feriez-vous pas mieux de rentrer au fort? demanda l'indienne après un moment d'hésitation, sans répondre à la question.
—C'est possible. Mais regardez-moi bien: êtes-vous une amie? êtes-vous pour ce Johnson? voyons, parlez franchement!
—Non! non! je ne serai jamais pour lui! je ne l'aime pas! s'écria Mariami, les yeux étincelants.
—Eh bien! venez par ici, avec nous, dans la Block-House. Vous vivrez avec nous.
Basil fit quelques pas, comme s'il s'en allait, pour lui montrer l'exemple. La voyant immobile, il réitéra l'invitation de sa voix la plus franche et la plus cordiale.
La jeune fille secoua la tête.
—Venez donc! reprit Basil; vous serez soignée, respectée, heureuse!
—Je ne suis pas dans cette intention, dit l'Indienne d'un air pensif; peut-être, un jour, je reviendrai et ce sera pour vivre parmi votre nation.
A ces mots elle tourna sur ses talons, et disparut comme un éclair dans la forêt.
Basil resta seul, noyé dans ses pensées.
—Les femmes sont d'étranges choses! murmura-t-il avec accablement; je donnerais gros pour en savoir davantage sur elle. Mais qu'a-t-elle donc voulu dire par ces paroles… «—Je reviendrai peut-être, un jour, et ce sera pour vivre parmi votre nation…» Que, diable, veut-elle dire par là? «vivre avec nous…» Voilà qui est extraordinaire! Et pourquoi pas tout de suite?—Oh! il y a en elle quelque chose de plus étrange encore que chez les autres femmes! je saurai peut-être un jour ce que c'est… Mais, oui! les femmes sont de bizarres choses!
Sur ce propos, le Forestier se disposa au retour, méditatif et inquiet comme il était venu.
Heureusement pour lui, les yeux du corps veillaient tandis que ceux de l'âme s'égaraient dans la région des rêves, car il s'arrêta court devant des empreintes toutes fraîches et nombreuses indiquant le passage d'un détachement d'Indiens.
Il fallait un incident de cette importance pour rappeler Veghte à la réalité. Mettant aussitôt en jeu toute sa subtilité de chasseur, il parvint à suivre cette piste jusqu'au lieu du campement, et, chose suprêmement périlleuse, à se placer de façon à tout voir sans être vu ni entendu.
Les guerriers Indiens, au nombre de deux cents environ, tenaient un grand conseil; une douzaine d'hommes Blancs étaient mêlés parmi eux.
Veghte reconnut Balkblalk et Horace Johnson: ce dernier semblait parfaitement à l'aise en cette société.
Un chef inconnu au Forestier haranguait la troupe avec de grands effets d'éloquence. Quoiqu'il ne comprît pas un mot de son discours, Basil comprit aisément qu'il parlait du Fort Presqu'île: Ses gestes véhéments se dirigeaient sans cesse de ce côté. Du reste son discours paraissait plaire énormément à ses auditeurs, car de nombreux applaudissements l'interrompaient fréquemment.
Les Français causaient entre eux, mais à voix basse; de telle sorte que le Forestier ne put distinguer ce qu'ils disaient. Par une illusion d'esprit, peut-être, il crut reconnaître une douzaine de Faces-Bronzées comme ayant fait partie du détachement nautique avec lequel il avait eu affaire la nuit précédente.
—Ce qu'il y a de certain, murmura-t-il, c'est que nul de ces chenapans ne se doute avoir à portée de pistolet ou de tomahawk, l'homme qu'ils ont tant désiré de faire prisonnier.
Cette idée le fit sourire, malgré ses graves préoccupations: il resta aux écoutes pendant près d'une heure encore; puis jugeant qu'il avait assez vu et entendu, il se retira avec mille précautions, trop heureux d'avoir échappé aux yeux d'aigle et aux oreilles de lynx de cette meute altérée de sang.
Arrivé au Fort, il fit, sans perdre une seconde, son rapport au commandant Christie. Bien entendu, il lui raconta minutieusement son entrevue avec la jeune Indienne.
Comme on pouvait s'y attendre, le jeune officier fut vivement affecté de cette écrasante perspective d'une attaque aussi prochaine; c'était une question de vie ou de mort qui allait s'agiter, et malheureusement, les chances étaient par trop inégales.
Cependant, vers le soir, les deux amis trouvèrent encore le temps d'échanger quelques paroles. L'enseigne revint sur la fameuse question de la jeune fille.
—Vous êtes plus heureux que nous, Basil, mon brave et ingénu Basil! dit Christie en souriant.
—Comment cela?… que voulez-vous dire?… demanda le Forestier tout décontenancé.
—Oui, mon ami! vous avez des amours au désert… De grands yeux noirs, doux comme ceux d'une gazelle vous pleureront si vous mourez, vous souriront si vous reprenez connaissance après avoir été blessé, vous accompagneront si vous fuyez. Elle vous aime, vieil enfant!
—Ciel! croyez-vous? bégaya Basil en pâlissant.
—Eh! pourquoi pas? vous le méritez bien: il n'y a pas là de quoi trembler comme vous le faites.
—Oh!… oh!… oui!… non!… Les femmes sont d'étranges choses! je n'y connais rien, moi!
Le commandant ne put retenir un éclat de rire, pendant que Veghte s'éloignait la tête dans ses mains.
Hélas! amitiés, sourires, pensées d'amour, souvenirs, espérances, tout allait disparaître dans le sang et l'incendie.
Le sommeil ne visita pas les habitants du fort pendant cette nuit à la fois trop longue et trop courte; chacun veilla, se préparant à une mort héroïque.
CHAPITRE XII
LE DERNIER JOUR
Le 15 Juin 1764, la croix rouge de Saint Georges flottait encore sur le fort Presqu'île.
Mais avant que le soleil eût paru sur l'horizon, des hurlements affreux, des feux assourdissants de mousqueterie, et une invasion furieuse de deux cents démons rouges peints en guerre vint s'abattre sur la malheureuse citadelle.
Le grand jour, le jour suprême était arrivé!
A la première alerte, le commandant Christie et ses hommes abandonnèrent les ouvrages avancés pour se retirer dans la Block-House où il était utile de concentrer leurs forces: là, chacun prit avec sang-froid toutes ses dispositions pour opposer une résistance désespérée.
Les Indiens s'avançaient rapidement, protégés par les grands arbres et les accidents de terrain: ils lancèrent bientôt sur le fort une grêle de balles, de grenades incendiaires et de flèches enflammées. Chaque meurtrière, chaque interstice entre les troncs d'arbres servait de cible à un courant continu de balles; si, par intervalles, un assiégé hasardait sa tête à quelque embrasure pour donner un rapide coup d'œil au dehors, aussitôt vingt projectiles sifflaient autour d'elle; souvent le but était frappé, et la petite garnison comptait un défenseur de moins.
Il y avait un côté faible à la Block-House: le toit de son belvédère était construit en planches minces et sèches très-accessibles à la flamme; aussi prirent-elles feu tout d'abord. Avec la provision d'eau dont le réservoir était abondamment garni on éteignit plusieurs fois ces commencements d'incendie, mais on put bientôt prévoir le moment où l'élément destructeur ne pourrait plus être combattu.
Après plusieurs heures d'une lutte furieuse, les Indiens, toujours repoussés, eurent recours à une stratégie inquiétante. Roulant en amas énormes d'immenses troncs d'arbres très-proche de la forteresse, ils se construisirent sur trois points des redoutes fortifiées d'où ils pouvaient sans danger accabler les assiégés de leur mousqueterie.
Non contents de ce premier avantage, ils amoncelèrent des pierres, de façon à élever leurs postes au dessus des parapets du fort; par ce moyen, ils arrivaient à lancer sur les défenseurs un feu plongeant qui devait les foudroyer en peu d'instants, sans abri possible.
Plus d'un brave soldat pâlit à l'aspect de ce péril nouveau et inexorable: il ne restait plus qu'à mourir stoïquement en vendant chèrement sa vie.
Quand le réservoir d'eau fut vide, l'incendie recommença; la position n'était plus tenable. Il y avait bien un puits dans l'esplanade, mais on ne pouvait l'aborder sans courir à une mort certaine, le feu des Indiens sillonnait en tout sens cet espace découvert.
Il n'y avait plus qu'une ressource, c'était de creuser un puits dans la Block-House même. En conséquence, on défonça les planchers, et une partie de la garnison se mit à l'ouvrage. C'était un spectacle navrant de voir ces malheureux, noircis par la poudre, ruisselants d'une sueur sanglante, se courber sur le sol et le fouiller désespérément pendant que leurs compagnons continuaient le feu roulant de leurs décharges. Les canons de leurs fusils étaient devenus si chauds qu'ils brûlaient les mains des soldats et pouvaient à peine se manier.
Enveloppé par la fumée, inondé de transpiration, le désespoir dans l'âme, mais faisant bonne contenance, le commandant Christie se multipliait, ranimant ses hommes, prodiguant ses soins aux blessés, donnant à tous l'exemple d'un héroïque courage.
Le travail du puits, quoique poursuivi avec une activité surhumaine, semblait avancer bien lentement: Par intervalles une clameur s'élevait: «Le feu est au toit! Les madriers du belvédère brûlent!»
Alors quelque brave cœur se dévouait; on voyait un homme s'élancer au milieu des tourbillons de fumée, la hache à la main, pour couper les pièces de bois embrasées et circonscrire l'incendie. Souvent il n'arrivait pas au but; arrêté dans son élan par une balle, il retombait d'étage en étage et allait rouler jusque hors des parapets.
Les travailleurs du puits, accablés de fatigue, laissèrent tomber leurs outils avec découragement et reprirent leurs fusils. D'autres allèrent reprendre leur besogne et la continuèrent avec l'obstination machinale du désespoir.
Vingt fois l'incendie se ralluma sous une pluie de grenades et de flèches enflammées; vingt fois on parvint à l'éteindre en sacrifiant plusieurs vies précieuses.
Enfin un cri presque joyeux retentit des profondeurs de la fouille: «Voilà l'eau! Dieu soit loué!…»
Mais au même instant un autre cri lugubre lui servait d'écho: «Le feu! le feu est au toit! le feu est au belvédère!»
Il fallut ainsi soutenir jusqu'à la nuit ce double combat contre les hommes et contre l'élément destructeur.
Mais, au moment où les assiégés espéraient prendre quelques minutes d'un triste repos, la tempête de poudre et de feu surgit de nouveau; il fallut recommencer cette lutte insensée, cette agonie héroïque.
Les assaillants avaient reçu des renforts de troupes fraîches; elles prenaient la place de ceux qu'avaient lassés les assauts de la journée.
Au point du jour une effroyable détonation glaça d'effroi les plus hardis défenseurs du fort. Pendant l'obscurité l'ennemi avait pratiqué une mine; son explosion venait de faire sauter les ouvrages extérieurs de la citadelle.
Ce fut un instant horrible; des blocs énormes volèrent au loin, se tordant en l'air comme de gigantesques serpents de feu, puis ils retombèrent au milieu d'une grêle de débris fumants et d'étincelles tourbillonnantes; leur chute s'opéra à droite et à gauche avec de sinistres craquements, et tout rentra dans un morne silence.
Les assiégés restèrent un instant immobiles et stupéfaits sous cette pluie de cendres et de feu: mais revenant à eux aussitôt, ils recommencèrent la fusillade avec une fureur convulsive.
A leur grand étonnement, les assaillants répondirent à peine, et au lieu de s'approcher s'éloignèrent successivement à quelque distance.
La petite garnison sut bientôt à quoi s'en tenir sur ce calme inexplicable. Le géant Français qui, la nuit précédente, avait capturé Basil Veghte, se montra portant le drapeau blanc du parlementaire.
Il fit signe de la main qu'il voulait parler: aussitôt on cessa le feu, et on prêta l'oreille.
—Braves officiers et soldats! dit-il en mauvais Anglais; je désire épargner un sang précieux: je vous préviens qu'une nouvelle mine est pratiquée jusque sous les fondations de votre citadelle: une mêche allumée, un geste! et c'en est fait de vous! Capitulez; vous sortirez avec armes et bagages, vous conserverez votre drapeau!
Le commandant Christie ne répondit rien d'abord, et se retourna vers ses hommes pour prendre leur avis.
Ils étaient tous, serrés les uns contre les autres, se soutenant mutuellement pour ne pas tomber de fatigue et d'épuisement: les blessés se cramponnaient à leurs compagnons pour faire bonne contenance jusqu'à la mort.
Sur tous ces visages ruisselants de sueur et de sang, sillonnés par la poudre, le feu, les cendres brûlantes on lisait une sombre et implacable résolution.
Ils ne dirent pas un mot en réponse à la muette interrogation du commandant: chaque homme, le doigt sur la détente de son rifle, se tenait prêt à recommencer le feu.
Un frisson douloureux traversa l'officier… il ne lui restait plus que la mort ou l'humiliation à proposer à ses frères d'armes.
Il ne put parler: une grosse larme déborda de ses yeux et roula en un sillon livide sur ses joues pâles!
Le Français, qui s'était approché, avait pu suivre toutes les phases de cette muette angoisse. Avec la chevaleresque et loyale franchise de sa nation, il salua ces nobles débris de la garnison et reprit la parole:
—Je vous rends les honneurs de la guerre, braves Anglais; recevez le salut de Louis de Vegras, le neveu, le fils d'adoption de Montcalm: au nom de la France, au nom de mon général, je vous déclare que votre honneur est sauf. Capitulez, vous dis-je! abandonnez ce fort qui, dans quelques secondes, ne sera qu'un monceau de ruines.
Christie lui rendit tristement son salut et regarda de nouveau ses hommes: quelques blessés étaient morts, leurs mains crispées les retenaient suspendus aux vêtements de leurs camarades: plusieurs agonisaient, respirant à peine: les hommes valides se tenaient toujours prêts à faire feu.
Le commandant prit son épée par les deux bouts, la rompit sur son genou, en jeta les tronçons dans le feu; puis, d'une voix caverneuse, il jeta à la garnison le commandement suivant:
—Bas les armes! je vous ordonne de capituler.—Ma mort prochaine effacera, et Dieu me pardonnera cette honte, murmura-t-il à Veghte qui se tenait debout près de lui; je ne devais pourtant pas les sacrifier ainsi! mais je crois faire mon devoir.
Les soldats avaient exécuté son ordre.
—Nous sommes prêts, monsieur, dit-il au Français.
Celui-ci appela quelques-uns de ses compatriotes qui attendaient à distance. Ceux-ci accoururent et se rangèrent sur le passage des Anglais pour leur rendre les honneurs de la guerre.
L'évacuation du fort s'opéra avec ordre; la garnison emporta ses blessés et alla se former en bataillon carré sur le bord du Creek, à une assez grande distance du fort.
A peine s'étaient-ils arrêtés qu'une détonation foudroyante ébranla la terre et le lac; un nuage obscurcit l'horizon, une grêle de débris fumants couvrit le sol à la ronde.
Lorsque cet ouragan de feu se fut dissipé le fort Presqu'île avait disparu: à sa place, l'œil attristé ne voyait qu'un ravin noirâtre marbré de sang.
Quelques minutes s'écoulèrent dans un sombre silence; les Anglais se comptèrent, ils n'étaient plus que cinquante: c'était tout ce qui survivait d'une garnison de deux cents hommes.
Absorbés dans leur douleur et les tristes soins que réclamaient leurs blessures, les assiégés n'avaient pas pris garde que la troupe Indienne s'était insensiblement répandue autour d'eux; formant une galerie effrayante d'yeux noirs qui étincelaient dans les buissons.
Basil poussa soudain une exclamation, et tira si violemment Christie qu'il le renversa par terre avec lui:
—Garde à vous! murmura-t-il, nous sommes morts.
Deux cents coups de feu retentirent au même instant; une grêle de balles s'abattit sur tous les Anglais qui tombèrent foudroyés.
La meute indienne terminait le combat à sa manière, sans aucun souci des lois de la guerre, de l'honneur et de l'humanité.
Les Français poussèrent un grand cri de douleur et s'élancèrent pour protéger leurs vaillants adversaires.
Mais il était trop tard; quelques blessés s'agitaient dans les convulsions de l'agonie. Bientôt les derniers gémissements s'éteignirent: le Fort Presqu'île et son héroïque garnison avaient vécu.
—Race infernale! grommela le chef Français en montrant le poing aux Sauvages: si j'avais seulement ici un bataillon de mon régiment, vous me paieriez cela cher!
—Bast! dit Master Johnson en le rejoignant, c'est la loi du désert, c'est dans leur nature, vous n'y pourrez rien changer; ce qui est fait est fait.
Le Français lui jeta un regard hautain et méprisant, puis lui tourna le dos sans répondre.
En ce moment quelques sauvages, Balkblalk en tête, vinrent rôder autour des morts pour les scalper.
L'officier bondit sur le plus proche,—c'était Balkblalk,—le saisit dans sa main herculéenne et lui appuya sur la poitrine la pointe de son épée:
—Si une Peau-Rouge scalpe un mort, dit-il en langue indienne, Balkblalk sera tué!
Son énergique contenance en imposa à ses farouches alliés; ils se dispersèrent dans les bois après avoir pillé tout ce qu'ils purent découvrir dans les ruines de la citadelle. Ensuite, comme une horde de loups affamés, toute la bande se mit en quête d'un autre fort à détruire.
Les Français s'éloignèrent à leur tour, après avoir recouvert de quelques branchages les corps des Anglais.
La nuit vint, silencieuse, sombre, étendre ses voiles sur ce champ de mort et de ruines.
ÉPILOGUE
Par une belle journée d'automne, un chasseur américain longeait la rive septentrionale du lac Érié.
C'était Basil Veghte: il était seul, n'ayant rencontré aucun homme de sa couleur depuis plus d'une semaine. Il avait, au contraire, passé fort près de plusieurs campements de Peaux-Rouges: mais il s'était bien gardé d'en approcher, car dans le désert le sauvage et l'homme blanc étaient toujours d'implacables ennemis.
Le Forestier paraissait sérieux; évidemment il avait un grand poids sur l'esprit.
Debout sur le rivage, si près de l'eau que les lames venaient baigner ses pieds. L'œil rêveur, la tête légèrement inclinée, il regardait vaguement dans l'espace, d'un air absorbé et mélancolique.
Parfois il poussait un profond soupir, rejetait d'une main à l'autre son fusil sur lequel il s'appuyait, puis il se replongeait dans l'abîme de ses pensées.
—Peuh! dit-il enfin, l'existence ne vaut pas une peau de castor moisie! Depuis cette mauvaise journée où l'enseigne Christie et moi nous sommes échappés du milieu des morts, j'ai marché de solitude en désert, de regrets en ennuis… seul,… toujours seul!…—Quelquefois, par-ci par-là, un Indien… un sauvage ce n'est pas un homme, ça! vraiment, je m'ennuie du lac, des bois, de la terre et de l'eau. Le ciel me plaît mieux; j'aime sa couleur bleue, ses petits nuages roses; quand je regarde là-haut, j'y crois voir bien loin une bonne vieille figure qui me sourit,… la bonne vieille figure de ma mère:… Dieu la bénisse! Elle m'a bien soigné, bien aimé quand j'étais petit. Ah! si toutes les femmes étaient comme elle!—C'est un malheur pour moi d'avoir rencontré cette fille sauvage, cette Mariami! Je voudrais bien ne l'avoir jamais vue… je voudrais… Ah! je suis fou!
Et il se redressa avec impatience. Bientôt ses mélancoliques pensées lui revinrent, il continua de rêver tout haut.
—Chasser,… chasser,… servir d'espion aux Anglais, courir le désert comme un chat sauvage!… Rôder sur le bord du lac Érié comme un poisson hors de l'eau!… Ce n'est pas une existence! Je vais à Presqu'île,… plus rien! des cendres, des tisons noircis, des squelettes!… Je vais au Détroit…, la solitude, des murailles écroulées, des arbres morts, tout mort!… voilà ce que je rencontre!… Il n'y a plus moyen de vivre dans ce pays.—Et, quelle sera la fin de tout ça?… je marcherai, je chasserai, je rôderai dans le désert, ayant faim, ayant soif, ayant froid, seul, toujours seul, comme un loup qui a perdu sa piste; j'irai ainsi, le long des bois, des lacs, des rivières, jusqu'à ce que quelque Peau-Rouge me surprenne et me tue… Bon! ce sera une fin!—Il pourra m'arriver encore de voir mes cheveux blanchir les uns après les autres, puis tomber comme cela arrive à l'ours grizzly quand il est vieux: ensuite mes jambes s'useront, mon corps tremblera, mon œil ne visera plus juste, le gibier rira des balles de mon rifle; un jour, quelque rôdeur indien trouvera le vieux chasseur couché au pied d'un arbre, il lui prendra son fusil et ses munitions; les bêtes fauves viendront ensuite ronger sa chair; enfin les fourmis et les scarabées en feront un squelette.—Voilà ta fin, mon pauvre Basil!… et il n'y aura personne pour relever ta tête quand elle tombera de faiblesse; personne pour chasser les mouches qui viendront te manger vivant; personne pour donner à ton corps une sépulture chrétienne.—Tu as bien enseveli ta vieille mère, tu lui as fermé les yeux, tu l'as embrassée au front avant de la couvrir de terre!… Pour toi… il n'y aura personne!
Le Forestier baissa la tête; une larme amère roula sur ses joues bronzées.
Alors, comme un nuage lointain, passèrent devant sa pensée les ombres gracieuses et souriantes d'une jeune mère, d'un petit enfant qui lui tendaient les bras…: de loin il apercevait le nid, le doux nid de la famille,… le berceau suspendu à un érable, les premières fleurs offertes à la fiancée, le banc rustique où se prend le repos, où s'échangent les causeries du cœur, le foyer domestique avec ses joies, ses sourires, ses souvenirs, ses espérances, son bonheur, sa paix profonde!…
Un bruit furtif le rappela à la réalité; il saisit sa carabine à la hâte et jeta autour de lui un regard investigateur.
Rien n'apparaissait dans le bois ni sur le lac; seulement les broussailles du rivage s'agitaient légèrement, comme si un être vivant se glissait inaperçu sous leur impénétrable abri.
—Quelque indien, encore! murmura-t-il en épaulant son arme, prêt à faire feu; quelque damné Peau-Rouge cherchant à mal faire!…
De petites lames clapotantes annoncèrent la présence d'une barque: effectivement, au bout de quelques secondes, un tout petit canot déboucha d'un buisson, son élan le porta presque jusqu'aux pieds de Veghte.
Ce dernier tressaillit jusqu'au fond de l'âme en reconnaissant Mariami, la charmante fille des Ottawas, debout sur la plage où elle avait sauté avec la légèreté d'un oiseau.
Tous deux se regardèrent un instant; lui, éperdu, stupéfait; elle, souriante et rougissante.
—Je vous ai reconnu de loin, je me suis approchée, dit-elle en fixant ses yeux sur lui avec la gracieuse hardiesse de l'innocence.
—Vraiment! Vraiment!… vous êtes une bonne fille: que Dieu vous bénisse! assurément je m'attendais aussi bien à rencontrer défunte ma grand-mère qu'à vous voir ici. Où allez-vous?
—Au Détroit.
Le Forestier chercha à la sonder d'un regard scrutateur: mille pensées, mille questions inquiètes se passèrent dans son esprit: il ne put que balbutier au hasard:
—Où est Horace Johnson?
—Je n'en sais rien, répondit ingénûment la jeune fille; je ne l'aime pas, c'est un méchant: j'ai toujours cherché à l'éviter.
—Pourquoi cela? a-t-il cherché à vous faire du mal? Dans ce cas, vous avez raison. Qu'est devenu Balkblalk, cette canaille d'Ottawa?
—Il est mort; on l'a tué à Presqu'île, dit l'Indienne avec une expression douloureuse; c'était mon père.
—Ah! que me dites-vous là! pardonnez-moi ce que je viens de dire. Et… ce Johnson… était votre mari?
—Non certes! s'écria Mariami dont le beau et franc visage s'empourpra d'une vive rougeur: mais il aurait ambitionné de l'être. L'hiver dernier, Balkblalk, irrité de ce que je n'y voulais pas consentir, m'avait emmenée bien loin dans les bois pour m'y laisser mourir: vous m'avez sauvée.
Ces dernières paroles avaient une expression de reconnaissance et de naïve amitié. Veghte eut envie de pleurer et de sourire tout à la fois.
—Canaille de Balkblalk! grommela-t-il.
Puis reprenant la conversation:
—Pourquoi avez-vous disparu cette nuit-là?
—Pour fuir cet homme. Mon père avait eu du regret de m'avoir abandonnée; il m'avait fait un signal, je suis allée le rejoindre. Si vous n'aviez pas été avec Johnson, Balkblalk vous aurait tué.
—Oui! reprit négligemment Basil, je sais qu'il ne m'a jamais aimé; je le lui rendais bien, du reste. Maintenant, jeune fille, je désire une réponse de vous.
Elle attacha sur lui ses grands yeux noirs, attendant la question.
—Ce Johnson était-il ou n'était-il pas un traître?
En parlant ainsi Basil avait le regard étincelant, la voix sifflante; la jeune fille, effrayée, lui répondit en hésitant:
—Les Indiens l'avaient excité à cela, les Français aussi… mais on le ne tenait pas en grande estime.
—Oui! poursuivit le Forestier se parlant à lui-même; c'était le blaireau puant qui coupe la racine de l'arbre qui l'a nourri… Je l'ai vu à l'attaque de Presqu'île! il a sur les mains, sur le front, le sang de ses frères… Je le maudis, c'est un Caïn!
La jeune Indienne contemplait avec une admiration ingénue qu'elle ne cherchait pas à cacher le loyal visage du forestier tout illuminé de sa généreuse colère.
Elle garda respectueusement le silence, comme une squaw doit le faire en présence d'un grand guerrier.
—Et vous! reprit Veghte d'une voie radoucie; qu'êtes-vous devenue depuis la chute du fort?
—Mon père ayant été tué, je suis partie pour le Canada, afin de ne plus rencontrer ce visage pâle.
—Il vous a poursuivie, je parie?…
—Oh! il a longtemps marché sur ma piste, comme sur celle du gibier qui doit mourir… fit l'Indienne avec un tressaillement significatif.—Mais il l'a perdue.
—Alors, vous vivez maintenant au Canada?
—Oui, c'est là que je suis née: je vais au Détroit visiter une famille de Faces-Pâles qui sont mes amis; ensuite je retournerai dans ma tribu pour ne plus la quitter.
Basil la contempla pendant quelques secondes avec une tendresse profonde; il voulut parler mais ne put trouver que cette phrase:
—Vous parlez l'Anglais mieux que moi, assurément.
—C'est que je suis allée souvent aux missions et aux settlements. Il n'y a eu qu'un seul moment où je l'ai oublié, ajouta-t-elle avec un sourire, c'est la première fois que je vous ai rencontré.
Un nouveau silence plus embarrassant recommença: tout à coup Basil prit un parti désespéré, et d'une voix tremblante il demanda à la jeune fille:
—Avez-vous de l'affection pour moi, Mariami?
—Oui; répliqua l'Indienne sans hésiter; et son visage devint rouge comme une grenade en fleur, puis une pâleur subite se répandit sur ses traits.
—Nous sommes de races différentes.—Voudriez-vous être la femme d'un homme blanc… d'un homme qui vous aime bien?
Elle tressaillit et recula d'un pas; sa pâleur augmenta encore, elle ne put que bégayer ces mots.
—Je ne serai jamais la femme de personne, car je ne suis pas digne de l'amour et du wigwam d'un homme blanc, moi qui ne suis qu'une pauvre Indienne.
—Ne parlez pas ainsi! s'écria le Forestier; vous êtes digne de tout ce que peut mériter une femme… Me voulez-vous pour mari?
L'Indienne, sans répondre, agita négativement la tête, et se détourna pour cacher des larmes qui tremblaient comme des perles au bout de ses longs cils veloutés.
Veghte lui tendait sa main loyale et dévouée: la jeune fille s'inclina sur elle, l'effleura respectueusement de ses lèvres, et bondit dans son canot.
Les lames se ridaient sous ses rames agiles et elle était loin déjà avant que Basil fût revenu à la réalité.
Longtemps il suivit des yeux la gracieuse apparition qui fuyait, bercée par les vagues. Quand il l'eut perdue de vue:
—Les femmes sont d'étranges choses! murmura-t-il d'une voix semblable à un souffle…
Néanmoins quelques semaines plus tard, le R. P. Chapesman, supérieur de la mission du Détroit, bénissait un heureux, un bien heureux mariage: celui de Veghte avec Mariami.
FIN
TABLE DES MATIÈRES
| Chapitres. | Pages. | ||
| I. | — | L'Hospitalité au désert | 5 |
| II. | — | Un cri de mort | 19 |
| III. | — | Découverte étrange | 36 |
| IV. | — | Problème insoluble | 52 |
| V. | — | Trahison | 70 |
| VI. | — | Éclaircissement.—Sinistres nouvelles | 90 |
| VII. | — | Résurrection d'un vivant | 110 |
| VIII. | — | Hasards de l'eau et de la nuit | 128 |
| IX. | — | Capturé! | 146 |
| X. | — | Évasion | 172 |
| XI. | — | Révélations | 190 |
| XII. | — | Le dernier jour | 208 |
| ÉPILOGUE. | 220 | ||
F. Aureau.—Imprimerie de Lagny