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Les gens de bureau

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XXVIII

On ne se résigne pas volontiers à perdre quatre-vingt-dix francs, et un honnête homme n'a qu'une parole, même avec son tailleur.

Voilà pourquoi le lendemain retrouva Caldas à son bureau. Mais comme il n'avait pas encore digéré l'affront de la veille, il s'était procuré les tables de mortalité de Déparcieux afin d'étudier la question économique des caisses de retraite.

Ce précieux ouvrage lui apprit que la vie probable d'un homme parvenu à l'âge de vingt-cinq ans (et Caldas les aurait à la Saint-Jean d'été) est de quatorze ans et huit mois.

—Ah! dit-il, je vois bien que l'on trompe ici! Mais consultons quelque autre statisticien.

Ricardo, Adam Smith et M. Schnitzler, dont il invoqua tour à tour l'autorité, ne s'éloignent guère que de quelques mois du chiffre de Déparcieux.

—Allons, pensa Caldas, mes quatre-vingt-dix francs courent grand risque d'être flambés! Mais non, j'en aurai le coeur net, je veux rattraper mon argent, je resterai ici, je ferai mes trente-six ans, et quand j'aurai ma retraite (je suis décidé à vivre très-longtemps) pour vexer l'administration et lui faire du tort, je vivrai plus vieux que le centenaire du Constitutionnel, et l'on mettra ma longévité dans les faits-divers!

Cette résolution prise, il concentra toute son intelligence à se donner l'air et l'esprit bureaucratiques.

Pour commencer, il apporta un vieux paletot, déférant enfin aux observations de M. Rafflard, qui, à plusieurs reprises, avait paru choqué de lui voir conserver pour travailler au bureau ses habits neufs.

Le vêtement de travail, en effet, est aussi nécessaire à l'employé qu'au canotier la vareuse.

Il n'est pas riche, l'employé, en général, et il lui faut faire des miracles d'industrie pour n'avoir pas des chapeaux trop gras avec des appointements si maigres.

Il est presque toujours très-propre. A le voir dans la rue on ne devine pas sa gêne périodique. Il a chaîne d'or vrai ou faux au gilet, sa chaussure est soigneusement cirée, et si son couvre-chef laisse à désirer, c'est que les chapeliers n'ont pas imaginé encore de vendre les chapeaux soixante francs, payables à raison de deux francs par mois.

Le pantalon seul trahit l'employé; ces plis affreux qui se font aux genoux sont sa désolation.

Quelques-uns ont essayé de les prévenir. Pour cela, une fois emboîtés dans leur chaise, ils lâchent leurs bretelles et retroussent leurs pantalons jusqu'à mi-jambe. Vains efforts! la genouillère paraît toujours; seulement, au lieu d'être à sa place ordinaire, elle est vers le milieu des tibias, ce qui leur donne l'air d'avoir des exostoses.

Cette nécessité d'une mise convenable est une des sept plaies de l'employé de l'Equilibre. Il doit être habillé comme un monsieur, lui qui ne gagne pas tant que l'ouvrier.

Et l'ouvrier imbécile qu envie le sort de ce bourgeois en redingote!

Obligé ainsi de sacrifier au paraître, tous, au ministère, depuis le chef de bureau jusqu'au surnuméraire, ont une double garde-robe.

La grande tenue, celle du dehors; la petite tenue, celle du dedans.

Que cette dernière est horrible, grand Dieu!

C'est avec des pincettes, lecteur, que je voudrais te présenter les vieux habits noirs, les redingotes ou les paletots que j'ai vus sur le dos de plus d'un collègue de Caldas.

On ne les brosse jamais, ces fidèles serviteurs.

La poussière, l'encre, les taches s'y entassent d'une année à l'autre, si bien qu'un géologue en friperie pourrait, à ces couches successives, assigner, avec précision l'âge de chacune de ces loques.

Car elles ne s'usent jamais; les vêtements neufs passent, les guenilles restent.

La plupart des gens de bureau se bornent à déposer chaque matin dans l'armoire aux habits dont est pourvue chaque pièce, leur redingote, leur pardessus, et le haillon qu'ils endossent à la place forme un singulier contraste avec leurs pantalons et leurs gilets quelquefois élégants.

On dirait un alliage de Brummel et de Chodruc-Duclos.

Cependant il est un genre d'employé qui sait éviter ce contraste; c'est

L'EMPLOYÉ COQUET.

Celui-là met sur son dos tout ce qu'il gagne, comme dit le peuple; il a l'air d'un gandin, et dîne à vingt-deux sous; il porte la raie au milieu du front; sa barbe est soigneusement ratissée; il fait canne, gants et lorgnon.

L'employé coquet transforme son bureau en cabinet de toilette. Son premier soin, en arrivant, est de changer de tout,—de tout ce dont il peut changer. Il quitte ses bottines vernies pour chausser des savates, et par-dessus sa chemise de batiste il glisse une blouse de flanelle.

Plus heureux est le sous-chef du bureau n° 10, le d'Orsay de l'Équilibre, qui arrive en toute saison avec une fleur à la boutonnière, rose en été, camélia en hiver. Il occupe une pièce à lui seul, et il peut à son aise, en poussant les verroux,—faire peau sale de la tête aux pieds. Il arrive pimpant, s'enferme cinq minutes dans son cabinet; lorsqu'il en sort, on lui donnerait un sou.

Le chef du bureau n° 4 est bien heureux aussi d'avoir une pièce pour son usage particulier. C'est le ci-devant beau. Il se teint les cheveux, se peint les veines, et réussit presque à réparer des ans l'irréparable outrage. Ses dents surtout sont un chef-d'oeuvre, et s'il se renferme toujours dans son bureau, c'est qu'il a l'habitude, dit-on, de les ôter pour travailler. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il y rend la liberté à son ventre, emprisonné, hors du bureau, dans un corset énergiquement sanglé.

Cet homme «bien conservé» a eu jadis des succès auprès des femmes; il en a encore moyennant une douzaine de mille francs par an. Il roucoulait la romance dans les salons sous la Restauration; d'aucunes assurent qu'on peut encore le faire chanter aujourd'hui.

Il affectionne les étoffes de couleurs tendres, porte l'habit bleu barbeau à boutons d'or, et l'été se montre avec des pantalons de nankin.

A côté de ces représentants de la fashion se place naturellement

L'EMPLOYÉ QUI VA DANS LE MONDE

Celui-ci fait de son bureau un petit pied-à-terre dans Paris où son budget restreint ne lui permet pas d'habiter; c'est dans les environs de Montrouge ou de Charonne qu'il a son domicile effectif.

Sa tenue de danseur est soigneusement pliée dans une petite armoire fermant à clef. Il y enferme également des chemises que la blanchisseuse vient prendre tous les huit jours.

Lorsqu'il est invité à une soirée ou à un bal, il va dîner sans se presser, passe ensuite une ou deux heures au café, et sur les huit heures du soir regagne son bureau, où le portier, à qui il a donné le mot et peut-être la pièce, le laisse pénétrer sans difficultés.

Là il se rase, se peigne, se lave, s'habille et se pomponne.

Les maisons où les fêtes se prolongent jusqu'au jour sont celles qu'il préfère; il reste jusqu'au dernier cotillon, et alors regagne encore son bureau.

Il se déshabille, revêt sa défroque de travail, allume un grand feu et s'endort. L'arrivée de ses collègues ne le réveille pas; il les a dressés à respecter son somme.

L'employé qui va dans le monde y va rarement pour son plaisir. C'est une besogne, une tâche qu'il s'impose.

Toujours un motif secret le guide.

Il chasse à l'héritière.

Il cherche des relations et recrute des protecteurs.

Il y en a qui ne vont au bal que pour être invités ensuite à dîner.

Dans tous les cas, l'employé qui va dans le monde est cher à la maîtresse de maison: c'est le danseur dont les jambes sont infatigables; une fois monté, il va toujours, pourvu qu'entre chaque danse il ait le temps d'avaler un rafraîchissement. C'est l'homme précieux et dévoué; il fait valser des dames qui pèsent deux cents, et polke avec les jeunes demoiselles de six ans.

Il est le cavalier servant des dames en turban qui font tapisserie, et on lui donne, lorsqu'il entre, la liste des quadrilles qu'il devra faire danser.

Le rêve de tous ces danseurs diplomates serait d'être invités aux bals officiels, aux bals surtout que donne le ministre de l'Équilibre. Mais les invitations passent bien au-dessus de leur tête.

On en cite un cependant, simple commis, qui s'avisa l'an passé d'un stratagème qui lui ouvrit l'Eldorado de ses rêves. Cet homme intrépide avait d'avance revêtu son costume de bal; il réussit, à la sortie des bureaux, à se glisser dans le corps de logis occupé par le ministre.

Là il s'enferma dans un de ces réduits où d'ordinaire on reste le moins longtemps possible. Il y resta, lui, de quatre heures à dix heures du soir.

A ce moment les salons étaient pleins, et il aurait passé inaperçu sans les émanations subtiles et exotiques qu'il traînait après lui.

Chacun se demandait d'où venait cet homme, plus parfumé qu'un couplet de M. Clairville.

Un employé supérieur, présent à la fête, éventa ce mystère.

On sut par où avait passé l'intrus pour pénétrer dans les salons.

Depuis, par ordre supérieur, on n'oublie plus de l'inviter à tous les bals.

XXIX

Déterminé à rester à l'Équilibre, Caldas en arriva vite à se poser ce problème:

«A quoi mène l'administration?»

Parmi les amis qu'il s'était faits au ministère, il avait distingué deux fortes têtes, deux commis principaux à peu près du même âge, appartenant au même bureau, et travaillant dans la même pièce.

L'un s'appelle Bizos, et l'autre Sangdemoy.

M. Bizos est un homme de trente-quatre ans, maigre et de haute taille, à l'air à la fois intelligent et distingué. Il est commis principal depuis trois ans et n'a en tout que cinq ans de service.

Bizos est un déclassé.

Son adolescence a été orageuse, et de toutes les entreprises qu'il a tentées avant d'entrer dans l'administration, aucune ne lui a réussi.

A dix-sept ans, à la suite de fredaines de jeune homme, il s'est engagé dans un régiment de cuirassiers. Après deux ans de service, son père était obligé de le faire remplacer, pour lui épargner les désagréments de passer devant un conseil de discipline.

Depuis, successivement, il a été associé d'une fonderie de fer, sous-directeur d'une ferme modèle, commissionnaire en marchandises, et juge suppléant au tribunal d'Oloron, dans le Béarn; car il a trouvé le moyen de se faire recevoir docteur en droit, tout en courant ces aventures.

En dernier lieu, il avait entrepris l'exploitation d'un brevet pour le dévidage des cocons du ver à soie de l'aliante; un incendie, une inondation et l'avant-dernière crise sur les soies le frappèrent coup sur coup et firent avorter toutes ses combinaisons.

C'est après ce dernier désastre, et lorsqu'il allait avoir vingt-neuf ans, que, désespéré, sans positions, sans fortune, il se décida à entrer dans l'administration.

Pour lui ce n'était pas le port après le naufrage. Il comptait bien n'y pas rester. Il voulait prendre terre, attendre les événements, et se remettre en mer à la première brise favorable.

Sans doute l'occasion ne s'est pas encore présentée, puisqu'il est toujours ancré au ministère; son avancement d'ailleurs a été rapide, et cependant il a perdu toutes ses illusions sur la carrière bureaucratique.

C'est le type achevé de

L'EMPLOYÉ TANT PIS

Il n'aime pas l'administration; à tout et toujours il trouve à redire. Lui demande-t-on comment il s'y prendrait pour faire mieux, il répond que quand il sera ministre, il dira son secret.

En attendant, il n'est pas une décision qu'il ne critique. Dans chaque mesure, dans chaque acte émanant de l'autorité supérieure, il voit autant de fautes, autant de pas de clerc.

L'administration a-t-elle eu raison, ce succès le désole; il hausse les épaules et se remet de plus belle à la chasse des balourdises et des inadvertances.

Mais si vraiment l'administration s'est trompée, il se frotte les mains, il est radieux.

Il a en médiocre estime le caractère de ses chefs, en plus médiocre estime encore celui de ses égaux et de ses subordonnés. Il trouve les premiers insolents et vains, les seconds plats et envieux.

Lui-même n'est pas envieux. La réussite d'un collègue ne le chagrine aucunement. Il y a beaucoup de mépris dans cette indulgence. Il rit des petites ambitions qui s'agitent autour de lui. Son orgueil en fait comme un géant au milieu des nains.

Il s'est fabriqué une philosophie qui est le contraire de celle de Pangloss: il ne voit les choses que par leur mauvais côté, et s'attend, pour lui-même comme pour les autres, à toutes les déconvenues imaginables.

Il prétend qu'en entrant au ministère, il a lu au-dessus de la loge du portier les mots que Dante écrit à la porte de l'enfer: «Laissez ici toute espérance.»

Il faut l'entendre argumenter à perte de vue sur ce sujet, avec son collègue et son voisin.

L'EMPLOYÉ TANT MIEUX.

Celui-ci fait profession de respect et d'amour; son dévouement est à toute épreuve, et son admiration ne connaît pas de bornes.

Depuis qu'il est au ministère, on a déjà cinq ou six fois changé de systèmes, il les a tour à tour défendus avec chaleur, et, qui plus est, avec conviction. Il parle bien, et dans une autre enceinte ferait peut-être un orateur, mais à coup sûr ce serait un orateur du gouvernement.

Peut-être pense-t-il, comme M. G. de Cassagnac, qu'il faut toujours défendre l'autorité.

Il croit au dogme de l'infaillibilité ministérielle.

Et ce n'est pas un jeu joué, un parti pris, il obéit à la tournure de son esprit. Il réalise le type du parfait croyant entrevu par ce mystique docteur du moyen âge, qui s'écriait, brûlant de foi: Credo quia absurdum.

La foi de l'employé Tant Mieux est inébranlable. Homme d'esprit, il a pu jauger certains de ses chefs sans que son respect en fût altéré. Un supérieur incapable ne prouve pas plus à ses yeux contre l'excellence du système administratif, qu'un Alexandre VI sur le trône pontifical n'ébranle les convictions d'un catholique.

Victime d'injustices, il ne s'est jamais plaint, et, ce qui vaut mieux, ne s'est pas trop attristé. S'il en a souffert, il ne s'en prend pas à ses Dieux, il s'en prend au hasard, à l'inconnu, et il reste parfaitement convaincu que la réparation ne peut tarder à venir. Il en est sûr, et il attend.

L'administration sait bien qu'il ne se plaindra pas. C'est l'employé selon son coeur, toujours content, toujours louangeant. Faut-il une victime, c'est lui qu'elle choisit.

Cette vivante contre-partie de M. Bizos est M. Sangdemoy.

Tels sont les deux oracles qu'alla consulter Romain.

—J'ai vingt-cinq ans, leur dit-il, j'ai fait mon droit, et voilà cinq semaines que je suis entré ici.

—Tant pis, dit M. Bizos.

—Tant mieux, dit M. Sangdemoy.

—Vous avez peut-être raison tous les deux, reprit Caldas, mais enfin puisque j'y suis, que dois-je faire?

—Donner votre démission tout de suite, dit M. Bizos.

—Rester, travailler, et attendre, dit M. Sangdemoy.

—Pourquoi? demanda Caldas.

—Nous y voici, reprit M. Bizos. L'administration est une impasse, il faut en sortir; aujourd'hui vous le pouvez, demain il sera trop tard. En trois mois la vie de bureau use l'énergie. On s'habitue à tout, même à recevoir tous les matins une volée de coups de bâton. Vous prendrez l'habitude de vous ennuyer. Regardez-moi, je vieillis ici d'un an tous les jours, et je n'ai pas le courage de m'en aller. Il faudra un événement pour me décider à donner ma démission. La porte vous est encore ouverte: sortez par la porte, et n'attendez pas d'être obligé de sauter par la fenêtre.

—A mon tour, dit Sangdemoy. Il faut rester, parce qu'ailleurs vous seriez sans doute plus mal qu'ici. Il vaut mieux tenir que courir. Vous gagnez peu, mais c'est sûr. Il faut travailler, parce que le travail est l'artisan du succès et qu'on ne s'ennuie jamais quand on travaille. Il faut attendre, parce que l'administration ne peut manquer de vous récompenser et que chaque heure qui s'écoule vous donne un droit de plus à ses faveurs. L'homme intelligent et actif peut compter sur elle; l'avancement est pour lui seul en définitive, et si l'on vous dit qu'elle voit du même oeil le fainéant et le travailleur, n'en croyez rien; c'est un bruit que les paresseux font courir.

—Je goûte fort vos raisonnements, dit Caldas; mais vous êtes resté dans les généralités, et sur ce terrain on plaide avec un égal avantage le pour et le contre. Passons, s'il vous plaît, à mon cas particulier, et puisqu'il s'agit de moi, faites de la personnalité.

—Soit, continua M. Bizos. Vous gagnez aujourd'hui douze cents francs, dans trois ans vous en gagnerez quinze cents, dans six ans dix-huit, et ainsi de suite. A quarante ans vous aurez un traitement de quatre mille francs, c'est-à-dire à peu près de quoi manger quand vous n'aurez plus de dents. Et notez bien que je vous dore la pilule, je vous suppose de ces gens heureux ou adroits qui retournent le roi cinq fois par partie. Vous ne serez ni heureux ni adroit: attendez-vous donc à végéter toute votre vie dans un emploi de mille écus.

—J'admets le calcul de M. Bizos, riposta M. Sangdemoy; seulement il porte à faux. Si tous les appelés ne sont pas élus, c'est de leur faute. Nous sommes trois mille employés à l'Équilibre: quinze cents resteront copistes, parce qu'ils sont inintelligents ou paresseux; ce sont les traînards et les éclopés; ils peuvent faire leur mea culpa. Mille ne dépasseront pas les grades intermédiaires, ce sont les négligents et les insoucieux, c'est le noyau de notre corps d'armée; mea culpa encore pour ceux-ci. Les cinq cents autres forment l'état-major: avec des capacités et du tact, du tact surtout, on est toujours de ceux-là, monsieur Caldas. D'ici trois ans vous devez être commis principal, sous-chef dans cinq ans, chef de bureau deux ou trois ans plus tard. Vous aurez trente-trois ans et toutes vos dents encore pour manger vos huit mille francs d'appointements. Arrivé là, l'avenir est à vous. Vous devenez chef de division et enfin directeur, conseiller d'État, etc. Tous les chefs de bureau deviennent directeurs: c'est écrit là-haut.

—Parbleu, dit M. Bizos, je vous engage à vous citer pour exemple. Vous êtes un excellent employé, et après dix-huit ans de service vous avez trois mille francs d'appointements.

—Je puis avoir été négligé en apparence, répondit M. Sangdemoy, mais un dédommagement certain m'attend. Mon avancement, pour avoir été tardif, n'en sera que plus rapide. D'ailleurs vous-même, vous êtes la preuve de ce que j'avance, vous qui en cinq ans, sans protection et sans intrigue, êtes arrivé au même point que moi.

—Si je vous entends bien, fit Caldas, les chances sont à peu près égales, comme à la roulette; et puisque je suis ici, ma foi, j'ai bonne envie d'y rester.

—Ah! tant mieux, s'écria M. Sangdemoy.

—Ah! tant pis, s'écria M. Bizos.

—Élucidons encore la question, reprit Caldas. Considérons la chose au point de vue de la vie privée. Un employé de l'Équilibre doit-il se marier?

—Toujours! fit M. Sangdemoy.

—Jamais! fit M. Bizos.

—Parlez, dit Romain.

—Le mariage est une chose grave, reprit M. Bizos. On se marie par amour ou pour de l'argent. Mais les mariages d'amour ne sont permis qu'aux millionnaires, qui sont trop raisonnables pour faire cette folie. Donc il vous faut une dot, et les dots ne se jettent pas à la tête des jeunes commis à deux mille quatre. C'est à la fleur du bel âge de cinquante ans que vous pourrez songer à prendre femme. Si vous vous mariez jeune, ce sera avec une fille pauvre; vous ne mangerez que des pommes de terre dans votre ménage. Si vous vous mariez vieux, vous serez odieux ou ridicule. Dans tous les cas, époux imberbe ou barbon, le métier que vous faites est dangereux pour un mari. Absent toute la journée, votre femme s'ennuie; et quand une femme s'ennuie…

—Est-ce qu'une femme a le temps de s'ennuyer dans la journée? répliqua M. Sangdemoy; elle trouve trop d'occupation dans son intérieur, alors même qu'elle n'aurait pas à ses côtés un enfant, ange gardien du foyer. Une femme ne s'ennuie que le soir, quand son mari déserte la maison. Et d'ailleurs, où sont les hommes qui appartiennent exclusivement à leurs femmes? Est-ce le médecin, cet homme de dévouement qui n'est même pas maître de ses nuits? Est-ce l'avocat, le juge, l'artiste? Il faut que l'employé se marie, et le plus tôt est le mieux. L'employé marié présente plus de surface, plus de garanties; c'est un citoyen, tandis qu'on devrait refuser ce titre au célibataire inutile. Et les bons partis ne vous manqueront pas: quel père de famille ne s'estime heureux de donner sa fille à un homme muni d'un emploi sûr? Ne sait-on pas d'ailleurs que l'administration protège l'employé marié et lui donne de l'avancement en raison du nombre de ses enfants?

—Comme je veux être directeur, dit Caldas, je me marie, et j'ai beaucoup d'enfants.

—Tant mieux! fit M. Sangdemoy.

—Tant pis! fit M. Bizos.

—Mille remercîments, messieurs! dit Caldas. Si l'on suivait jamais les conseils qu'on demande, je serais vraiment fort embarrassé.

XXX

Une occasion se présenta pour Romain de changer de bureau: il en profita. Un des employés du Service Extérieur était malade, il obtint d'être chargé de son travail.

Le chef de ce bureau passe au ministère de l'Équilibre pour un homme sévère: la ponctualité est sa marotte, et c'est lui qui, en 1846, proposa à Son Excellence d'établir un service de voitures qui, tous les matins, auraient été chercher les employés à leur domicile.

Ce projet allait être adopté lorsque les marchands de soupe s'emparèrent de l'idée. L'administration des postes l'utilisa pour ses facteurs, mais celle de l'Équilibre recula devant la crainte du ridicule.

Les employés de cet homme exact sont par lui mal notés s'ils n'ont pas de montre. Il prétend qu'un homme sans montre est un homme incomplet.

Lui-même est un chronomètre, et les petits boutiquiers de son quartier règlent leurs pendules sur son passage.

Il est d'ailleurs très-méticuleux, distribue lui-même la besogne à chacun, et corrige le travail de ses subordonnés avec plus de soin qu'un professeur de quatrième les devoirs de ses élèves.

Ce chef de bureau daigna agréer Caldas.

—Vous allez remplacer momentanément, lui dit-il, un de nos meilleurs employés, un homme exact, ponctuel, soigneux. C'est un travailleur infatigable, âpre à la besogne, qui en une semaine fait plus que d'autres en six mois. Je ne le remplacerais pas, si je venais à le perdre. Malheureusement il est d'une complexion délicate avec des apparences de santé. A travailler sans relâche, il a ruiné son tempérament. Tâchez de marcher sur ses traces.

Cet employé précieux, qui se nomme Ildefonse Brugnolles, travaille seul dans une petite pièce attenant au cabinet de son chef. C'est là que l'on installa Caldas à une table dont l'ordre symétrique disait les habitudes du propriétaire.

Confiance oblige, dit-on. Romain, qui se sentait fier de suppléer un homme indispensable, prit la résolution sinon de le dépasser, au moins de l'égaler.

—Mon garçon, se dit-il, il s'agit de te bien tenir. Tu as ton avancement au bout de tes doigts. Chaque employé de l'Équilibre a son brevet de directeur dans son écritoire. Il s'agit de l'en faire sortir.

Malheureusement il avait peu à faire pour l'instant, et Caldas dut faire preuve d'un génie fort inventif pour trouver à s'occuper un peu.

Il avait bien copié cinq bonnes pages en huit jours, et son activité commençait à faire oublier au chef de bureau son employé absent, lorsqu'il arriva un matin, cet employé.

M. Brugnolles est un grand et gros garçon à la lèvre épaisse, à l'oeil vif, aux cheveux crépus. Sa barbe en éventail, épaisse et forte, tire légèrement sur le roux. Les roses de Provins fleurissent sur ses joues un peu hâlées. Il a le ventre déjà proéminent, les bras courts, la main grosse, grasse et rouge. Il a cette démarche des épaules qui donne en province de l'importance à un homme. Il a la parole facile, le verbe haut, le geste libre et même un peu casseur. Quand il cause il met ordinairement la main droite dans la poche de son pantalon, tandis que l'autre joue négligemment avec une superbe chaîne de montre qui ne fait pas moins de trois fois le tour de son corps.

En apercevant Caldas, M. Brugnolles fit un geste de mécontentement.

—Qui vous a mis là? demanda-t-il à Romain.

—Le chef de bureau, répondit celui-ci; je remplace un employé malade.

—C'est moi qui suis malade, dit M. Brugnolles, et je trouve fort singulier qu'on se soit avisé de me remplacer. Je vais éclaircir la chose avec le chef.

M. Brugnolles sortit, sans que Caldas songeât à répondre quoi que ce soit. Il était stupéfié. Jamais il n'avait vu un malade si bien portant.

Quelle maladie pouvait se cacher sous cet aspect si florissant? Romain cherchait encore, lorsque M. Brugnolles rentra.

—Tout est expliqué, dit-il; notre chef sait qu'il m'est impossible de me ménager en face de la besogne. Je me «crèverais» si on me laissait faire. Vous m'aiderez; et, puisque vous devez rester là, j'espère que nous serons bons amis.

—J'en suis sûr, dit Caldas, à qui la physionomie de cet original revenait.

C'était un rude travailleur, en effet, que ce Brugnolles; une avalanche de besogne arriva, il sauta dessus comme un affamé sur un pain de quatre livres.

Romain ne reconnaissait plus le procédé de ses collègues du Sommier, bureaucrates de la vieille roche, qui travaillent lentement pour travailler longtemps, gens prudents qui économisent la besogne afin d'en avoir toujours sur la planche.

Non, Brugnolles travaillait comme un ouvrier à ses pièces, sans repos ni trêve; il ne déjeunait pas, il avalait un petit pain et sifflait, tout en écrivant, une bouteille de vin. Caldas, lorsqu'il arrivait le matin, le trouvait toujours aux prises avec un dossier, et le soir il faisait allumer une lampe pour piocher jusqu'à six heures.

Deux ou trois fois le chef de bureau était venu, et en présence de tout le travail abattu il s'était fâché:

—Vous êtes incorrigible, mon cher Brugnolles, avait-il dit, vous allez encore vous rendre malade.

Caldas avait beau regarder Brugnolles; rien sur sa figure n'annonçait l'altération de sa santé.

Cependant ils étaient au mieux ensemble, et pendant une semaine, où Romain fit tous ses efforts pour se tenir à la hauteur de son collègue, il reçut de lui les meilleurs conseils.

—Vous avez tort, cher confrère, lui disait celui-ci, de suivre les traces de tous ces jeunes étourneaux et de ces vieux enfants avec lesquels je vous voyais hier soir aller prendre l'absinthe au café de l'Équilibre.

—Mais je ne suis pas leurs traces, dit Caldas.

—Vous y arriverez, si vous les fréquentez. Déjà vous allez au café de l'Équilibre, ce qui est une faute. On va ailleurs, au boulevard, n'importe où. Vous arriverez en retard, vous écrirez que vous êtes malade, pour éviter l'amende. Vous emploierez toute votre finesse à vous décharger de travail. Bientôt vous vous absenterez pendant la séance. Qui sait? vous avez déjà peut-être fait le tour du chapeau.

—Je l'avoue, dit Romain.

—Quel enfantillage! continua M. Brugnolles; vous voulez jouer au plus fin avec l'administration, vous pensez «l'enfoncer,» et vous vous croyez bien habile. Que gagnez-vous à cela? Quelques heures d'oisiveté la haine de vos chefs. La dupe, c'est vous. Car toutes vos malices sont cousues de fil blanc. On les connaît. Vos supérieurs, qui en ont usé avant vous, feignent de ne s'apercevoir de rien, mais au fond ils sont furieux.

—Vous croyez que cela peut nuire?

—Parbleu! fit M. Brugnolles, vous avez le front de me le demander! Mais vous ne voyez donc pas plus loin que votre nez! Il se trouve toujours quelque bouche indiscrète. Tout revient aux oreilles de l'administration, et, si elle a l'air de fermer les yeux, elle ne vous en garde pas moins une dent.

—Peste! dit Caldas, vos mots ne sont pas tirés par les cheveux; vous parlez bien notre langue, vous feriez bonne figure au Bilboquet.

—Je ne lis que ça, j'y suis abonné.

—Ciel! s'écria Caldas, un homme qui paye pour lire ma prose!
Laissez-moi vous admirer!

—Quoi! vous êtes le célèbre Caldas du Bilboquet, l'auteur des Pensées d'un ferblantier!

—J'ai cet honneur, murmura Romain.

—Il y a longtemps que je vous connais, dit M. Brugnolles, qui se mit à réciter à Caldas une dizaine de ses nouvelles à la main. Mais au fait, continua-t-il, vous allez me dire pourquoi, depuis trois mois, on ne voit plus d'articles de vous.

—C'est que depuis trois mois je suis employé de l'Équilibre.

—Et c'est là ce qui vous empêche… Mais, mon cher ami, vous ne trouverez jamais un bureau plus commode que celui-ci pour faire de la littérature.

—Oh! fit Caldas révolté, mon temps appartient à l'administration, et je ne voudrais pas nuire à mon avenir. Tout à l'heure vous m'avez dit vous-même…

—Eh! tout à l'heure je parlais à un collègue quelconque, mais maintenant je sais à qui j'ai affaire, je puis vous ouvrir mon coeur et vous livrer mon secret; vous êtes un homme, et je compte sur votre discrétion.

—Oh! soyez sans crainte, dit Caldas.

—Alors écoutez-moi bien, je vais vous initier à la

THÉORIE DE LA CAROTTE.

Il y a deux espèces de carotte bien distinctes: la petite, et la grande.

On connaît la première. Les carottiers de cette catégorie sont de véritables lycéens, heureux de faire la nique à leurs professeurs.

Ils s'échappent du bureau pour courir au café.

Ils s'esquivent afin d'aller fumer un cigare.

Ils prétextent un mal de tête ou un mal de dents les jours de soleil, pour avoir leur demi-journée.

Ils se font adresser une lettre de faire-part, encadrée de noir, pour assister à un service funèbre imaginaire, et ils ne manquent jamais d'aller jusqu'au cimetière.

Ils se font envoyer un commissionnaire pour affaire urgente.

Ils ont tous les huit jours un parent à conduire au chemin de fer.

Ils exploitent en un mot tous les menus détails de la vie ordinaire; ils mettent les accidents en coupe réglée. Noces, indisposition, baptême, incendie, naissance, garde nationale, prise de voile, déménagement, tirage au sort, enterrement, élections, accouchement, inondation, etc., etc.; ils savent tirer parti de tout aux dépens de l'administration.

Tels sont les carottiers vulgaires, qui semblent bien mesquins à côté des tireurs de grande carotte.

Les premiers sont des pillards qui filoutent une à une les heures réglementaires; les seconds sont des conquérants qui, de par leur audace, s'assurent des mois entiers de liberté.

Au premier abord on pourrait croire que la grande carotte expose à de plus graves dangers que la petite.

C'est une erreur.

Pour dix petites carottes on a dix mauvaises notes; une grande passe presque toujours inaperçue, et, fût-elle découverte, elle ne peut valoir qu'une seule mauvaise note.

Le grand carotteur perd tous les dix-huit mois son père ou sa mère à deux cents lieues de Paris.

Il a à suivre au fond de l'Allemagne un procès dont dépend toute sa fortune.

Il conduit en Italie une soeur poitrinaire.

Il poursuit en Valachie sa femme qui vient de se faire lever par un boyard qui étudiait en médecine.

Le petit carottier exploitait les accidents de l'existence; le grand carotteur exploite les catastrophes. Les morts, les héritages, les crimes, les procès, autant de cordes à son arc.

—Moi, continua M. Brugnolles, je n'ai qu'une corde à mon arc; mais c'est la corde infaillible. Je suis malade.

—Maladie incurable! je m'en doutais depuis que je vous écoute, dit
Caldas.

—Ne croyez pas que cela soit facile. Il ne s'agit pas de dire: «Je suis malade, je vais prendre un congé;» il faut arriver à se faire dire: «Vous êtes malade, prenez donc un congé!» Voilà pourquoi je me tue de travail ici. Chacun sait bien que ces excès de labeur ont délabré ma santé. Je dois dire du reste qu'en huit jours je mets mon service au courant pour deux mois. J'ai fini ma besogne aujourd'hui; demain je commencerai à éprouver des vertiges. Après-demain mon chef me suppliera d'aller me soigner. Et c'est ainsi, mon cher, que, tout en passant pour un excellent employé, toujours porté au tableau d'avancement, j'ai trouvé le moyen de ne venir au ministère que quarante jours par an.

—Mais que faites-vous du reste de votre temps? demanda Caldas.

—Moi, je suis voyageur de commerce.

XXXI

—Allez vous coucher, Brugnolles, allez vous coucher.

Ainsi parla le chef de bureau.

—Je crois en effet que j'ai la fièvre, dit Brugnolles, qui prit son chapeau.

Et, s'approchant de Caldas comme pour le mettre au courant de la besogne:

—Si vous avez des commissions pour Lille, lui souffla-t-il, j'y vais placer des vins.

Romain de nouveau se trouva seul, et de nouveau la besogne lui manqua complètement. Il s'ennuyait sérieusement dans son cabinet.

Comme il ne remplissait au Service Extérieur qu'un emploi intérimaire, un officieux vint lui dire fort à propos que deux autres places étaient vacantes sous deux chefs différents.

—C'est bien, dit-il, j'y réfléchirai.

Il voulait prendre des renseignements sur les chefs de ces bureaux, et on lui fit connaître tour à tour le chef qui ne fait rien, et le chef qui fait tout.

LE CHEF QUI NE FAIT RIEN

Paraît au bureau tous les deux ou trois jours, et c'est vers deux heures qu'il y arrive.

Il confère alors dix minutes avec son sous-chef, qui est un homme capable.

Ensuite, il lit son journal, fait sa correspondance particulière, et donne quelques signatures.

Ces signatures à donner l'ennuient beaucoup.

Dans les premiers temps il lisait exactement tout ce qu'on lui présentait, il redoutait de parapher quelque absurdité. Il s'est façonné depuis; il sait qu'il peut se reposer absolument sur son sous-chef, et il signe les yeux fermés. Il signerait, comme on dit, sa condamnation à mort.

Oh! combien il regrette que l'administration n'autorise pas l'usage des griffes pour les chefs de bureau! Comme il serait heureux de confier la sienne à son sous-chef!

Le chef qui ne fait rien est ordinairement gras; c'est un excellent père de famille; il n'a point de vice à proprement parler, sauf qu'il s'occupe parfois de littérature ou de jardinage. C'est lui qui trouvera la verveine noire, et il est en correspondance avec Alphonse Karr.

Le bureau du chef qui ne fait rien marche admirablement. Ses employés l'aiment, car ils n'ont pas affaire à lui. Son sous-chef encourage et exploite la nonchalance de son supérieur au profit de son ambition.

On dit dans l'administration que le chef qui ne fait rien a de grandes capacités.

LE CHEF QUI FAIT TOUT

Arrive de bonne heure, veille tard, et emporte du travail chez lui;

Ne laisse pas écrire une ligne même à son sous-chef;

Ne supporte pas qu'un de ses employés travaille, et s'il lui en vient un qui soit laborieux, il lui cherche des querelles d'Allemand pour lui faire quitter le bureau.

Cet homme, qui a la manie du travail, se plaît à dire que tous ceux qui l'entourent sont des idiots; il a si peu confiance en eux qu'il fait tout, absolument tout par lui-même. Il rédige, copie et recopie lui-même, fait les projets, les minutes et les expéditions.

Son sous-chef le déteste; les employés, qu'il laisse parfaitement libres, ne savent que faire de leur temps.

On les rencontre un peu partout, excepté dans leur bureau. Ils n'aiment point leur chef, et disent qu'il accapare toute la besogne pour les empêcher de se produire.

Le chef qui fait tout est maigre, soigne peu sa tenue, et porte un parapluie en toute saison.

—Je n'irai certainement dans aucun de ces bureaux, se dit Caldas; l'important pour moi est de rester seul, et, comme je veux faire honneur à l'administration, je vais écrire une pièce pour le Théâtre-Français.

XXXII

Romain travaillait comme un noir à son drame, et déjà il ne lui restait plus à écrire que le cinquième acte, lorsqu'on annonça pour le premier juillet une réorganisation générale du ministère de l'Équilibre, arrêtée en principe depuis dix ans.

On avait encore six semaines à attendre ce grand jour, mais dès l'instant où la décision de l'autorité supérieure fut connue, c'en fut fait de tout travail. A quoi bon s'occuper d'un service qu'on allait peut-être quitter? On comptait sur des remaniements gigantesques, sur des promotions nombreuses, sur un avancement fabuleux. Toutes les petites ambitions s'agitèrent, et on les vit éclater comme un incendie qui couve depuis longtemps sous la cendre.

Les employés de l'Équilibre, qui savent parfaitement que pour avancer on ne doit compter que sur son mérite, se répandirent par la ville en quête de protecteurs. Personne dans les bureaux désertés en masse; plus de feuille de présence. On ne rencontrait dans les corridors que des gentlemen en habit noir, en cravate blanche et en gants paille. Les bureaucrates avaient quitté la livrée du travail pour endosser celle du solliciteur, mais ils ne faisaient qu'apparaître, prendre le vent et s'enfuir.

Le ministère de l'Équilibre avait un faux air de la Chambre des notaires.

Pour cette grave circonstance, M. Brugnolles, qui faisait une tournée sur les bords du Rhin, accourut à son poste.

—Toujours sur la brèche! lui dit le chef de bureau; pour Dieu! monsieur Brugnolles, ménagez-vous.

Caldas crut devoir faire comme tout le monde un petit brin de toilette, et M. Krugenstern, complice de ses menées ambitieuses, lui ayant fourni un habillement de soirée, il se rendit de son pied léger chez son protecteur, l'ancien élève en pharmacie.

Cet homme important avait quitté la direction de sa Revue pour des fonctions indéfinies qui lui donnaient une grande influence. Il était depuis dix-huit mois en train d'ouvrir une enquête sur une question économique à l'ordre du jour.

Après deux visites infructueuses, Romain put enfin forcer la porte de son protecteur.

Celui-ci ne reconnut point son protégé. Caldas fut obligé de se nommer, et comme son nom n'éveillait aucun souvenir, il eut l'imprudence de rappeler à ce personnage le temps où il élaborait les ordonnances suivant la formule.

Aussitôt il fut mis à la porte. Romain regagna son ministère, méditant sur le danger qu'il y a de parler aux hommes arrivés de leurs débuts.

Enfin, le grand jour se leva. Dès l'aurore, une armée d'ouvriers prit possession du ministère. On perça des galeries, on en ferma d'autres; on créa sept escaliers; on fit une salle de conseil d'une enfilade de bureaux, et une enfilade de bureaux de la salle du conseil. Les employés du second étage furent transportés du quatrième au rez-de-chaussée, et ceux du rez-de-chaussée dans les combles. Pas une cloison ne resta debout; là où il y avait des cheminées on mit des poêles, et là où il y avait des poêles ou mit des cheminées.

Cette réinstallation fit le plus grand honneur à l'architecte. Le service en fut singulièrement simplifié. Il est vrai que dans le déménagement une partie des archives fut perdue, mais on combla cette lacune par la création de trois cent quarante nouveaux emplois.

Caldas aussi perdit quelque chose. Il avait laissé le troisième acte de son drame dans le tiroir de son bureau, tiroir dont il avait la clef. Le meuble fut emporté par des hommes de peine à six heures du matin, et depuis, Romain ne l'a pas retrouvé.

Cette réorganisation des services désorganisa peut-être un peu le travail pendant un trimestre.

Mais telle était la simplification qui en résultait, que le temps perdu fut bien vite compensé.

Deux mois après que tout était rentré dans l'ordre, on rencontrait encore dans le corridor des employés qui erraient comme des âmes en peine et qui demandaient à tous ceux qu'ils rencontraient:

—Pardon, vous ne sauriez pas où est mon bureau?

* * * * *

XXXIII

Caldas avait perdu son troisième acte; mais il fut nommé commis. Ses appointements se trouvèrent du coup presque doublés.

Il était donc dans les satisfaits; par contre, il y avait des mécontents, M. Rafflard, par exemple, qui venait d'être nommé au bureau des Affaires Prescrites, une impasse définitive, et Nourrisson, qui était resté au bureau du Sommier.

M. Bizos, promu au grade de sous-chef était furieux; M. Sangdemoy, au contraire, n'ayant eu aucun avancement, se frottait les mains et plus que jamais bénissait l'administration.

Gérondeau, lui aussi, était dans les satisfaits. Cet adroit expéditionnaire avait réussi à s'emparer de fonctions qu'il convoitait depuis longtemps, c'est-à-dire à s'introduire dans un bureau complètement hors cadre, le

BUREAU DES VOITURES.

Les employés de ce bureau forment une classe à part dans l'administration. Ce sont des paresseux intelligents. L'autorité supérieure a su tirer parti de leurs défauts et utiliser des gens jusqu'alors inutiles.

Dans l'intérieur du ministère, ils ne faisaient oeuvre de leurs dix doigts. Renonçant à combattre leur horreur insurmontable pour le bureau, l'administration les emploie à l'extérieur.

Ils font les courses qui exigent la présence d'un homme entendu et capable; ils s'occupent des affaires litigieuses; discutent les transactions, et enfin évitent, pour les affaires urgentes, les lenteurs de la correspondance administrative.

Le nom de ce bureau vient de ce que l'administration autorise tous ces employés à prendre des voitures à son compte. Leurs six heures réglementaires se passent donc dans un coupé, dont quelques-uns sont heureux d'offrir la moitié aux petites dames qu'ils rencontrent.

D'autres voyagent, dit-on, sur l'impériale des omnibus, et réalisent ainsi d'honnêtes bénéfices.

Gérondeau n'est pas de ceux-là. Il affirme qu'il y met du sien.

* * * * *

Basquin n'était ni content, ni mécontent. On l'avait fait passer, toujours en qualité d'expéditionnaire, à un bureau de création nouvelle, le

BUREAU DE LA CORRESPONDANCE PARTICULIÈRE.

Ce nouveau service est l'oeuvre et l'invention d'un sous-chef rempli d'astuce. Depuis cinq ans il rumine ce projet, depuis trois ans il travaille à le faire aboutir.

C'est au portier du ministère que jadis les facteurs de la poste remettaient les lettres particulières adressées à Messieurs les Employés.

Le portier les distribuait aux garçons de bureau, lesquels les transmettaient à leurs destinataires.

Le sous-chef rempli d'astuce vit là matière à centralisation. Il fit remarquer que le portier empiétait sur les droits de l'administration; il rédigea un projet où il était démontré, clair comme le jour, que la distribution de ces lettres ne devait pas être dans les attributions du concierge et nuisait à ses fonctions administratives.

Dans un second rapport, il indiqua tous les désavantages de ce mode de procéder. Les lettres pouvaient se perdre, et dans ce cas à qui s'en prendrait-on? Elles pouvaient arriver en retard; de qui serait-ce la faute? Où trouver une responsabilité?

En conséquence il proposait une amélioration notable à cet état de choses, et concluait à la nomination d'un chef de service, aux appointements de huit mille francs. En même temps il s'offrait pour remplir cette mission toute de dévouement.

Ce sous-chef rempli d'astuce avait de nombreuses relations; il fit parler, agir, et ma foi, à la faveur de la réorganisation qui venait d'être enfin réalisée, il enleva sa nomination.

C'est alors qu'il installa son bureau. Il lui fallait un état nominatif de tous les employés du ministère de l'Équilibre, avec l'indication du bureau auquel ils appartenaient et de la pièce dans laquelle ils travaillaient.

Pour dresser ces états, il obtint deux expéditionnaires. Il avait déjà un garçon de bureau chargé de porter les lettres.

Il ne s'en tint pas là. Comme il devait être toujours au courant de toutes les mutations, il se mit en rapport, avec le bureau du personnel et se fit donner un commis principal, chargé de tenir à jour un registre des mutations. Le garçon de bureau se trouvant insuffisant, il en eut deux.

A la tête de ce personnel de cinq individus, il se déclara littéralement accablé de besogne; il cria, clabauda, se plaignit amèrement, et enfin se fit accorder un sous-chef.

Ce nouveau venu était un ambitieux; il fut mécontent d'avoir peu de chose à faire, et résolut d'innover pour se faire valoir. Il décida qu'on transcrirait sur des registres spéciaux l'adresse de toutes les lettres, y compris la désignation du timbre et du lieu d'expédition.

Ce surcroît de travail n'exigea pas moins de trois employés nouveaux, dont deux commis et un surnuméraire. Depuis lors ce bureau fonctionne régulièrement.

Chaque année on dresse un relevé exact de ces registres, et ainsi on se rend compte du nombre des lettres reçues et on sait, ce qui n'est pas moins important et utile, quel est l'employé dont la correspondance est la plus étendue.

Autrefois, lorsque le portier faisait par complaisance le service de vaguemestre, toutes les lettres arrivaient en temps utile, aucune ne s'égarait.

Aujourd'hui, on les reçoit très-exactement le surlendemain, excepté celles qui se perdent en route.

XXXIV

Bonheur nuit quelquefois. Caldas nommé commis dut changer de bureau. M. Brugnolles, qui a toujours su tirer son épingle du jeu, avait été nommé sous-chef. Il fut remplacé par cinq employés, et Romain dut aller exercer ses fonctions de commis dans un des sept bureaux du ministère où l'on travaille, le bureau de l'Alimentation.

Le chef de cette branche du service, un des hommes les plus capables de l'administration, s'appelle Izarn. Il est entré à l'Équilibre au sortir du collège, vers la fin de 1850. Son avancement, on le voit, a été assez rapide, sans avoir rien de scandaleux. Il en est redevable, un peu à son mérite, beaucoup à la politique raffinée dont il ne s'est jamais départi un instant.

M. Izarn est le type achevé de

L'EMPLOYE QUI SE FAIT PETIT.

A quarante ans il est encore petit garçon, très-petit garçon; il feint devant ses supérieurs une timide et respectueuse émotion. Loin de chercher à se faire valoir, il cache ses talents administratifs avec plus de soin que les autres n'en mettent à les étaler. Fait-il quelque chose de bien, de remarquable, il laisse tout l'honneur en rejaillir sur son chef immédiat, et il pousse si loin l'habileté, que celui-ci n'éprouve aucun embarras à se parer des plumes qu'il n'a point trempées dans l'encre.

A-t-il été commis une boulette au contraire, l'employé qui se fait petit n'hésite pas, si étranger qu'il y soit, à en assumer la responsabilité. Il devient le bouc émissaire, tend le dos à tous les reproches, reçoit volontiers les savons, et sans murmurer se laisse laver la tête.

Ce plan de conduite repose sur une connaissance approfondie du coeur humain. L'homme qui, ***(lacune)*** ment d'humeur, a passé sa colère sur un innocent, éprouve toujours le regret d'avoir été trop loin. Il répare, surtout lorsque la réparation ne lui coûte rien; et le supérieur, qui a dit à l'employé qui se fait petit des choses désagréables, se sent obligé de faire pour lui des choses qui lui seront utiles.

C'est ainsi que M. Izarn est arrivé à diriger le bureau de l'Alimentation. Il y a dix-huit employés sous ses ordres, qui tous travaillent comme des nègres. Dans son service, pas moyen de flâner. S'il n'y a pas de besogne, il en invente, et du matin au soir il est sur le dos de ses employés, qui le trouvent «taonnant.»

La manière dont M. Izarn a composé ce bureau exceptionnel mérite vraiment d'être rapportée.

Il a procédé par élimination. Sur dix employés qu'on lui donnait, il s'en trouvait toujours un qui, bien stylé et exactement surveillé, faisait à peu près son affaire; cet homme précieux, il le gardait et se débarrassait des autres en faveur de ses collègues.

C'est ainsi que, depuis trois ans, il n'est pas passé moins de cent quatre-vingts commis et expéditionnaires dans le bureau de M. Izarn; il en est resté dix-huit; mais aussi quels piocheurs! Chacun d'eux est de la force de dix employés-vapeur. Aussi n'avancent-ils jamais. Ils sont là à vie.

On sait trop bien que si on venait à les perdre, on ne les remplacerait pas. L'avancement même de M. Izarn, qui sera chef de division avant qu'il soit trois ans, ne les fera pas rentrer dans le droit commun. Il les léguera à son successeur.

On cite de M. Izarn, pour se défaire des employés qui ne lui vont pas, des traits héroïques.

Vers 1867, on lui envoya un commis principal qui était le plus paresseux et le plus inexact des bureaucrates; au bout de huit jours il en était positivement excédé. Le nouveau venu entravait le travail, débauchait ses camarades et leur soufflait l'esprit d'insubordination. M. Izarn demanda d'abord son changement; il ne lui fut point accordé.

Alors il proposa purement et simplement la destitution de ce cancre. Par malheur ce cancre était bien en cour, si bien qu'il fut maintenu envers et contre son chef de bureau.

Le pauvre chef était au désespoir.

N'osant plus attaquer le taureau par les cornes, il employa mille petits moyens pour se dépêtrer de ce commis impossible. Il répandit, c'est un fait avéré, des bruits étranges sur le malheureux; il insinua que ce pouvait bien être un agent secret de quelque pouvoir occulte, espérant ainsi le faire malmener et renvoyer par ses collègues.

La ruse ne réussit pas, et, dans son exaspération, M. Izarn alla jusqu'à lui susciter un duel. Le commis principal en sortit sain et sauf.

C'est alors que M. Izarn fit voir de quoi il était capable. Du jour au lendemain il changea de tactique…

Et trois mois après le cancre était nommé sous-chef dans un autre service.

* * * * *

XXXV

—Comment sortir de cette galère? se demandait Caldas.

Et de fait il n'avait plus un instant à lui. Pour achever sa pièce et refaire le troisième acte, perdu dans le déménagement, Romain fut réduit à travailler le soir chez lui, sur les genoux de Mlle Célestine, ce qui était bien dur.

Autre malheur. Il avait plu à M. Izarn.

Caldas, qui n'avait pas acquis dans la petite presse la réputation d'un Bénédictin, se trouvait, sans faire le moindre effort, à la hauteur des travailleurs austères du bureau de l'Alimentation. N'ayant aucune chance de passer sous-chef, il songeait sérieusement à tomber malade.

A ce moment une grande nouvelle mit en émoi tout le bureau. Un chef de division voulait choisir un secrétaire parmi les forçats de M. Izarn. Romain se serait mis sur les rangs, sans les sages avis de M. Lorgelin qu'il était allé consulter.

—Vous voulez donc perdre votre avenir administratif? lui dit celui-ci.

—Mais il me semble, répondit-il, que lorsqu'on s'approche du soleil…

—On se grille, répliqua M. Lorgelin. De deux choses l'une: ou vous ferez l'affaire de votre chef de division, ou vous ne la ferez pas.

—Je ne vois pas d'autre alternative, observa Caldas.

—Si vous faites son affaire, il vous confisque à son profit, et vous voilà devenu secrétaire perpétuel.

—Comme M. Villemain, mais sans les jetons.

—Si vous ne faites pas son affaire, il vous renvoie honteusement, et vous voilà noté d'incapacité ou de paresse pour le restant de votre vie.

—Je vous comprends, reprit Romain, vous me conseillez de ne pas m'enterrer: mais je suis enterré vif dans ce maudit bureau de l'Alimentation.

—Vous êtes sous la coupe d'Izarn? fit M. Lorgelin.

—Oui.

—Et vous lui plaisez?

—J'ai ce malheur.

—Vous avez donc travaillé?

—J'ai commis cette imprudence.

—Alors, c'est fini, pourquoi me demandez-vous conseil?

—C'est que je voudrais sortir à tout prix de cet étouffoir, je n'entends pas renoncer à l'avancement.

—Alors, ne faites plus rien.

XXXVI

Caldas montra bien qu'il était un ambitieux. Il suivit strictement les avis de Lorgelin-Mentor. Pendant quinze jours on ne le vit pas écrire une seule ligne. Il allait dans la journée faire des parties de billard au café de l'Équilibre. M. Izarn, qui entre cent fois par jour dans le bureau de ses subordonnés, ne le trouvait jamais à sa place.

Surpris de ce changement à vue, le chef de bureau essaya d'abord de ramener le réfractaire à de meilleurs sentiments; il lui parla affectueusement, du ton de l'intérêt le mieux senti, et humecta à propos sa paupière de deux ou trois petites larmes qu'il a à sa disposition. Il lui représenta le désespoir de sa famille, lorsqu'elle apprendrait que par des étourderies de jeune homme il compromettait sa carrière. Caldas, que deux ans de bureaucratie avaient vigoureusement trempé, ne s'attendrit point à ces larmes de crocodile. Il promit hypocritement de s'amender, et resta huit jours sans venir.

Pendant sa maladie qui tomba bien, car le temps fut superbe, il fit savoir adroitement à son chef qu'il écrivait dans les journaux.

Lorsqu'il reparut, il trouva sa place prise. Il alla demander une explication à M. Izarn.

—Je m'étais bien trompé sur votre compte, répondit celui-ci; vous êtes, je le vois, de ceux qui désertent devant l'ennemi.

—Quel ennemi? demanda Caldas.

—Le travail, puisque le travail est votre ennemi, à vous autres, mauvais employés.

Caldas, ravi au fond de l'âme, baissa la tête comme un coupable.

M. Izarn reprit:

—Vous serez enchanté, j'imagine, de l'emploi qu'on vous donne; vous passez au bureau des Duplicatas, on n'y fait absolument rien, et le chef, M. Deslauriers, est aussi un homme de lettres, un homme d'esprit; on joue des pièces de lui sur les théâtres, il vient des actrices le voir pendant la séance. Vous serez au mieux ensemble. Adieu, grand bien vous fasse!

—Deslauriers! se disait Romain en gagnant le bureau des Duplicatas,
Deslauriers, je n'ai jamais vu ce nom sur aucune affiche.

Ce chef de bureau, qui s'appelle Deslauriers au ministère et dans la vie privée, signe du nom charmant de Saint-Adolphe les levers de rideau qu'il fait représenter aux théâtres de flons-flons.

C'est un homme de cinquante-cinq ans, rond comme une pomme, à l'oeil vif, à la bouche souriante, et portant au bout du nez la décoration des membres du Caveau. Quoi qu'en dise M. Izarn, il travaille et mène fort bien son service. Il est un peu causeur, mais ce n'est pas un défaut, lorsque comme lui surtout on cause bien. Il en tire vanité, et n'est jamais plus heureux que lorsqu'il trouve un auditeur bienveillant qui rie à ses calembours et comprenne ses mots. Sa mémoire est un inépuisable répertoire d'anecdotes mi-partie administratives, mi-partie théâtrales.

M. Deslauriers accueillit admirablement Romain.

—Vous êtes monsieur Caldas, lui dit-il, je suis, parbleu! enchanté de faire votre connaissance. C'est vous qui, dans le Bilboquet, avez parlé si avantageusement du Gondolier des Pyrénées dont je suis l'auteur.

—Quoi! vous seriez Saint-Adolphe? dit Caldas abasourdi.

Saint-Adolphe s'inclina modestement.

M. Deslauriers reprit:

—J'espère qu'en entrant dans l'Administration vous ne faites pas d'infidélités à Melpomène.

—Oh! dit Caldas, quand on veut faire son chemin…

—Eh bien, est-ce que l'un empêche l'autre? La littérature et la bureaucratie sont soeurs. Que dis-je, l'Administration est le noviciat des grands hommes.

—Il est vrai, balbutia Romain, rougissant de cette impudente flagornerie, il est vrai que votre exemple le prouverait.

—Je ne suis pas le seul, continua Saint-Adolphe. Ainsi, nous revendiquons Dumas père, qui est entré au Théâtre-Français par le Palais-Royal; Ancelot, qui n'a fait qu'un saut du ministère de la marine à l'Académie. Ah! ah! il aiguisait bien l'épigramme, Ancelot; connaissez-vous celle qu'il fit à la première représentation de la Pie Voleuse?

—Oh! oh! fit Caldas.

—Oui, je sais, c'est un peu leste, mais c'est gai, très-gai. Dans les jeunes nous comptons Barrière, l'auteur des Faux Bonshommes, un échappé de la Guerre. Nous aurons bientôt Caldas.

—Peut-être, répondit Romain, j'ai en portefeuille une pièce en cinq actes que je destine aux Français.

—Quel titre?

Les Oisifs.

—Bon! toute l'Administration ira voir ça. Avez-vous lu?

—Pas encore, je ne connais personne.

—Eh bien! je vous donnerai un coup d'épaule. Je ne suis pas votre chef de bureau pour rien. Nous irons voir Got et M. Régnier, et puis j'ai dans ma manche certain personnage…

—Oh! Monsieur, comment vous remercier! s'écria Caldas enthousiasmé.

—C'est bon, c'est bon! vous me remercierez le soir de la première représentation. Mais il faudra m'apporter le manuscrit. Vous en êtes content?

—Ma foi, oui; il n'y a que le troisième acte qui m'inquiète. Je l'avais écrit, il était bon, et puis voilà que je le perds dans le déménagement. Je l'ai refait deux fois, mais il n'est pas aussi bien venu que la première.

M. Deslauriers hocha la tête.

—Ces déménagements, dit-il, amènent toujours des catastrophes.

—Il faut bien s'en consoler, fit Caldas; et pour tâcher d'oublier mon malheur, je vais aller noyer mon chagrin dans des flots d'encre administrative. Quand on a le tort d'être homme de lettres, on a raison de déployer tout son zèle bureaucratique.

—Du zèle! s'écria M. Deslauriers; comment, c'est vous, un lettré, qui prononcez ce mot-là! Vous ne savez donc pas ce qu'a dit Talleyrand?

—Oui, répondit Romain, je sais: «Surtout pas de zèle!» Voilà une maxime qui a dû rassurer bien des consciences de paresseux.

—Ne riez pas de ce mot profond. Il est toujours d'actualité. On peut être zélé et paresseux. Le zèle, mon cher ami, c'est la plaie de l'Administration. C'est lui qui dénature toutes les intentions et fait des absurdités des choses les plus raisonnables. Connaissez-vous l'histoire des chapeaux gris?

—Est-elle dans Aristote? demanda Caldas.

—Ah! très-joli! fit Saint-Adolphe; non, c'est une histoire presque contemporaine. Je vais vous la conter. Mais tirez donc le verrou, qu'on ne vienne pas nous interrompre.

Caldas obéit.

—Vous devez savoir, reprit M. Deslauriers, que pendant l'été de 1829, les adversaires de la Restauration (elle en avait beaucoup) s'avisèrent de porter des chapeaux de feutre gris. C'était, vous comprenez, un signe de ralliement, une cocarde. Tous ces mécontents faisaient ainsi de l'opposition et étaient bien aises de vexer le gouvernement sans danger. Ils pouvaient de la sorte se compter, et le gouvernement de Charles X n'avait rien à dire, car, en bonne politique, on ne peut arrêter un homme parce qu'il porte un chapeau de feutre gris.

—Mais le zèle? demanda Caldas.

—Nous y voici. Le ministre de l'Équilibre, qui était à cette époque M. le comte de… ma foi, je ne me rappelle pas son nom, fut informé qu'en province, un certain nombre d'employés de son ressort portaient cet emblème du libéralisme.

—Y voyaient-ils malice?

—Peut-être bien que non. Toujours est-il que le ministre prit une feuille de papier et y griffonna la note que voici textuellement, car je me la rappelle:

«Prier MM. les chefs de service des départements d'engager leurs subordonnés à ne point porter de chapeaux de feutre gris.»

—L'avertissement était paternel, remarqua Caldas.

—N'est-ce pas? Mais la note du ministre tomba entre les mains de son secrétaire, un homme fort zélé, et il en changea légèrement la rédaction; il écrivit:

«MM. les chefs de service des départements veilleront à ce que leurs subordonnés ne portent plus à l'avenir de chapeaux de feutre gris.»

Romain sourit.

—L'avis du secrétaire fut transmis à un chef de division, qui était zélé lui aussi; il crut saisir la pensée intime du ministre et la traduisit de la sorte:

«MM. les chefs de service des départements feront savoir à leurs subordonnés que, conformément aux ordres de Son Excellence, il leur est interdit, sous les peines les plus sévères, de porter à l'avenir des chapeaux de feutre gris.»

—J'aime assez ce crescendo, dit Romain.

—Ecoutez le rinforzando, reprit M. Deslauriers. Le directeur auquel fut transmise cette circulaire était zélé aussi; il l'interpréta de la façon que voici:

«MM. les chefs de service des départements notifieront à leurs subordonnés que, par ordre de Son Excellence, il leur est absolument interdit de porter à l'avenir des chapeaux de feutre gris. Les contrevenants seront destitués dans les vingt-quatre heures et poursuivis conformément aux lois.»

—Et qu'arriva-t-il? demanda Caldas.

—Peu de chose, les journées de Juillet.

—Savez-vous, reprit Romain, qu'il y a dans votre histoire le sujet d'une comédie qu'on appellerait le Zèle?

—Vous croyez?

—Permettez-moi de vous apporter le scénario: s'il vous convient, nous pourrons y travailler ensemble.

—C'est entendu, mon cher ami; et quand me l'apporterez-vous, ce scénario?

—Dans deux ou trois jours.

—A l'oeuvre alors, vite à l'oeuvre, dit le chef de bureau.

Caldas, qui causait depuis trois heures, se leva pour sortir et s'inclina respectueusement devant son supérieur.

—Pas de cérémonies entre nous, je vous en prie, mon cher collaborateur; devant le monde vous m'appellerez monsieur Deslauriers, mais quand nous serons seuls, tu me diras: Saint-Adolphe!

XXXVII

Le bureau des Duplicatas, où Caldas était désormais condamné à passer ses journées, ressemble fort à l'étude d'un lycée. C'est une grande salle tapissée de cartons, meublée de quelques vieilles chaises dépaillées et de tables malpropres.

Les deux fenêtres donnent sur une cour qui n'est pas moins large qu'un puits; on y verrait cependant assez clair en plein midi sans l'épaisse couche de poussière gluante collée aux vitres.

De même que dans une voiture, l'hiver, le voyageur, pour regarder une jambe qui passe ou voir l'heure d'une horloge publique, essuie par endroits sur les glaces la vapeur de la respiration, de même les employés du bureau des Duplicatas, pour observer ce qui se passe dans la galerie voisine, pratiquent des judas dans la crasse opaque qui recouvre la vitre, avec le bout de leurs doigts légèrement humecté de salive.

Ah! la poussière! comme la cendre du Vésuve qui a enseveli Pompéï, elle couvre de son linceul morne cette nécropole bureaucratique, et l'araignée file le crêpe de ce deuil.

D'où vient-elle, cette poussière?

Les balais des garçons de bureaux sont impuissants à la combattre; quant au plumeau mis à leur disposition, comme il leur faudrait lever les bras, ils ne s'en sont jamais servis.

Chaque matin les employés apportent à leurs souliers un échantillon de toutes les boues de Paris: il y a la boue noire et fétide de la rue du Four-Saint-Germain, cette boue dont M. Bertron tire de l'huile d'olive, et la boue crayeuse de Montmartre; il y a la boue rouge de la rue de Rivoli et la boue verte du Père-Lachaise.

A la chaleur du poêle toutes ces ordures sèchent et s'émiettent en pulverin impalpable; l'atmosphère s'alourdit d'évaporations malsaines, de miasmes délétères. Le vent, quand on ouvre la porte avec violence, soulève des tourbillons comme le simoun dans le désert.

La caserne empeste le cuir, le crottin et le tabac; la sacristie a l'odeur affadissante de la cire et des cierges éteints; la gargote empoisonne le graillon, la viande et le vin; l'air nauséabond de l'hôpital soulève l'estomac: eh bien! les bureaux du ministère de l'Équilibre ont aussi leur odeur sui generis, odeur indescriptible et indéfinissable, où se mêlent et se confondent les plus horribles exhalaisons, l'eau qui cuit sur le poêle, la souris crevée entre deux dossiers, les débris en putréfaction des repas quotidiens oubliés dans les coins; l'haleine fétide, la sueur des habits qu'on change, le cuir des souliers qui rissolent près du feu, enfin les effluves de toutes les misères, de toutes les corruptions et de toutes les infirmités des gens qui y vivent. Aux vapeurs de cet odieux alambic s'ajoute la fumée des lampes qu'on allume en plein jour, et l'on est surpris de voir une lumière brûler dans un pareil milieu.

L'étranger qui entre dans le bureau est saisi à la gorge; il est frappé de vertige et chancelle comme le visiteur dans la grotte du Chien; il suffoque et demande de l'air comme l'asphyxié. Mais qu'il se garde bien d'ouvrir la fenêtre; les employés furieux la lui feraient refermer: une bouffée de brise les enrhume, et ils ne peuvent plus respirer dès qu'il y a de l'air.

Telle est la pièce où travaillait Romain; on en compte quelques-unes de ce genre dans l'Administration. Cela tient au nombre trop grand d'employés qu'on y entasse pour les avoir tous sous la main. Ils étaient là dix qui noircissaient du papier, sans compter le commis principal installé à une table plus élevée, comme un pion de collége.

Cette cohabitation forcée rend l'existence épouvantable; il en résulte des rapports dignes du Petit-Bicêtre.

Aussi Caldas dut renoncer à faire quoi que ce soit, il imita ses collègues. Impossible de travailler au milieu du bruit. Si par hasard l'un d'eux voulait se mettre à la besogne, les neuf autres commençaient une scie, et à force de tapage lui faisaient vite poser la plume.

Pour tuer le temps, Romain se résigna à observer ses collègues, comme un naturaliste observe à la loupe des helminthes. La collection était variée.

Le plus ennuyeux de tous était un jeune commis répondant au nom de Gobin. Celui-là faisait le désespoir de Caldas, qui ne pouvait ouvrir son pupitre ou remuer une feuille de papier sans l'avoir sur son dos.

* * * * *

Gobin est l'EMPLOYÉ CURIEUX.

Cet employé est informé de tout ce qui se passe dans le ministère et même ailleurs. Il doit avoir à ses ordres une police secrète. Dans son pupitre est un état fort exact du personnel. Il y suit pas à pas les promotions de tout l'Équilibre. En marge de l'état sont des notes à l'encre rouge, tout ce qu'il a appris sur le compte de Pierre ou de Paul.

On peut l'interroger avec plus de certitude que M. Le Campion, il se fait un plaisir de répondre.

Il sait les noms et prénoms de tous ses collègues, leur âge, le lieu de leur naissance, la date de leur entrée dans l'Administration. Il possède aussi leur biographie.

Il recueille les détails intimes. Il connaît le chiffre de fortune de celui-ci, le nombre des enfants de cet autre, il n'ignore pas le nom du protecteur de ce troisième. Il peut vous renseigner sur les amours de son sous-chef et vous conter les anecdotes scandaleuses qui circulent sur les femmes de deux ou trois commis principaux.

Ce Gobin est l'homme le plus affairé de l'Équilibre.

Le matin il pratique des visites domiciliaires dans les pupitres des camarades en retard. Pendant le déjeuner il fait sa tournée dans toute la maison.

Les garçons de bureau sont ses amis; il écoute aux portes, fait bâiller les lettres et ramasse soigneusement tous les petits morceaux de papier perdus.

Cet homme dangereux compte pour avancer sur les petits mystères qu'il a su surprendre. On le redoute. C'est le chiffonnier des secrets.

* * * * *

Un chiffonnier dans un autre genre est l'EMPLOYÉ COLLECTIONNEUR.

Les lauriers de MM. Dusommerard et Sauvageot ont troublé les idées de ce brave homme.

Il a entendu dire qu'une collection d'objets, de quelque nature qu'ils soient, peut acquérir une grande valeur; depuis lors il collectionne.

Il s'est condamné à recueillir les flacons, les fioles et les pots de pommade.

Ce bureaucrate inoffensif arrive tous les matins harassé au ministère; il a fouillé avant de venir les boutiques des innombrables Auvergnats adonnés au commerce des détritus de Paris. Il dort la moitié du jour, rêvant de pots et de fioles chimériques.

Il est décidé, lorsque sa collection atteindra le numéro d'ordre 50,000, à en faire présent à l'État; il espère en obtenir en retour un magnifique local au Louvre, vingt mille francs d'appointements, et le titre de Directeur du musée des Pots de pommade.

* * * * *

L'EMPLOYÉ QUI FRÉQUENTE LES THÉATRES est un être tout à fait assommant. Sa conversation est un habit d'arlequin cousu des pièces qu'il a vu jouer; il a la spécialité des imitations, comme Brasseur.

Jadis le gnouf-gnouf de Grassot l'avait enthousiasmé, il a dit «mon dieur-je!» comme Lassagne, et «mordious!» comme M. Mélingue.

Aujourd'hui il se mouche comme Paulin Ménier dans la Fille du
Paysan
, il éternue comme Got dans les Effrontés, il remue les
jambes comme Dupuis dans la Grande Duchesse, et les bras comme
Raynard dans les Chevaliers du Pince-nez.

Une seule fois dans sa vie il a su citer à propos, et du Scribe encore! C'est l'an dernier, lorsqu'on lui a refusé de l'avancement.

—Sapristi! j'y avais pourtant droit. Voilà cinq ans que je le demande!

* * * * *

L'EMPLOYÉ MALADE est d'un voisinage plus désagréable encore. Son pupitre est une pharmacie, et il apporte, dit-on, dans une bouteille certain médicament cher aux malades de Molière.

Comme il est réellement valétudinaire, il passe pour un carottier.

* * * * *

L'EMPLOYÉ TIMIDE est au moins réjouissant. Celui-là a peur de tout, et il ne met pas une virgule sans se demander sérieusement si elle ne doit pas nuire à son avenir administratif. C'est sans doute dans la crainte de se compromettre qu'il ne fait absolument rien.

* * * * *

L'EMPLOYÉ FORT DE SES DROITS est l'avocat consultant du bureau; il donne des conseils aux collègues et voudrait qu'une chambre syndicale de commis contrebalançât le pouvoir absolu du ministre.

On lui reprochait un jour de voler l'Administration en ne travaillant pas:

—On me paye, je donne mon temps, répondit-il fièrement, on n'a rien à exiger de plus.

* * * * *

L'EMPLOYÉ QUI REÇOIT MAL LE PUBLIC est pénétré de son importance. Il traite les administrés du haut de son pupitre. C'est dans le bureau de cet employé qu'un jour entra le ministre lui-même; il ne le connaissait pas, le reçut très-mal, et finit par l'envoyer promener. Le soir même ce bureaucrate incongru était congédié. Malheureusement on l'a remplacé depuis, et il y a longtemps que le ministre ne s'est promené incognito.

* * * * *

L'EMPLOYÉ ANCIEN SOUS-OFFICIER tient sa canne comme un sabre et se coiffe le chapeau sur l'oreille; ne dit pas: «je vais déjeuner,» mais «je vais manger la soupe,» appelle l'heure de la sortie «la retraite» et le ministère «la caserne;» écrit supérieurement la bâtarde et débauche les autres sous prétexte d'aller boire la goutte.

C'est du reste ce qu'on appelle un bon garçon. Et voici un feuillet arraché au livre de sa dépense mensuelle:

JANVIER 1862.

Chambre 9fr.50c.

Cordonnier et tailleur 14 00

Blanchissage 1 15

Pension 85 00

Tabac 20 00

Absinthe, petits verres et autres 70 35

Total égal 150fr.00c.

* * * * *

L'EMPLOYÉ QUI A DÉPASSÉ LA LIMITE D'AGE passe sa vie à lutter contre son extrait de naissance.

L'administration, qui n'est pas encore entrée dans les idées de M. Flourens, met à la retraite les employés qui ont plus de soixante-douze ans.

Le bureaucrate qui a franchi cette limite cherche continuellement à réparer des ans l'irréparable outrage; il affecte, pour faire croire à sa jeunesse, les airs d'un jouvenceau étourdi.

Il n'est sorte de ruses qu'il ne déploie.

Il y a deux ans, il s'est avisé d'annoncer par une lettre imprimée qu'il épousait une demoiselle de dix-sept ans. L'invention de ce mariage imaginaire eut un bon résultat, chacun se dit: «Ah ça, mais il n'est donc pas si vieux!»

Cette année-ci il a fait part à toute l'Administration de la naissance d'un fils aussi fantastique que son mariage, et tout le monde de s'écrier:

«Voyez-vous, le gaillard!»

Il a un fils, en effet; mais ce rejeton, commis principal à l'Équilibre, a quarante-cinq ans.

Quelqu'un disait à ce fils:

—Votre père rajeunit donc tous les ans d'une année?

—Ne m'en parlez pas, répondit-il; si cela continue, je serai bientôt plus vieux que lui.

XXXVIII

—Monsieur, dit le garçon de bureau a Caldas, il y a une dame qui vous demande.

D'après les ordres de son ami, Mlle Célestine ne pénétrait plus dans le bureau; il avait fait ce coup d'État pour éviter d'être classé parmi les Lovelaces bureaucratiques, car l'administration de l'Équilibre est peuplée de Lovelaces. Ce sont de jeunes messieurs bien peignés et bien mis, qu'on prendrait pour des gandins, n'était la maudite genouillère. Ils donnent dans la journée des rendez-vous à des dames ébouriffantes de toilette qui viennent avec des petits chiens sous le bras. Ils trouvent que ça les pose.

Caldas, qui ne tenait pas à être posé, courut au café de l'Équilibre rejoindre l'ingénue de Grenelle.

—Cher Romain, lui dit-elle dès qu'il entra, je viens te demander un petit service.

—Pourvu qu'il ne soit pas en argenterie, dit Caldas qui a déjà imprimé dix fois le mot dans le Bilboquet.

—Mon ami, c'est aujourd'hui la fête de mon propriétaire.

—Il s'appelle donc Huit Avril, ton propriétaire?

—Juste, mais il a encore trois autres noms de baptême; il se fait souhaiter sa fête quatre fois l'an.

—Et tiens-tu beaucoup à la lui souhaiter, sa fête?

—Oh! c'est lui qui paraît tenir à la chose; il m'a fait gracieusement avertir par un de ses amis qui est huissier.

—Bigre! et combien te faut-il?

—Il ne me manque que trente-cinq francs.

—C'est grave, dit Romain en portant la main à sa poche avec un geste désespéré; est-ce que son ami n'attendrait pas?

—Oh! si, il attendra dix jours pour vendre mes meubles!

—C'est impossible, je ne saurais plus où reposer ma tête.
Attends-moi, je remonte négocier un emprunt.

C'est au riche Gérondeau que Caldas s'adressa:

—Vous voulez deux louis, lui dit l'opulent expéditionnaire, je suis bien gêné dans ce moment-ci, j'ai mis mes boutons de diamant au clou pour payer la différence de mes Nord.

—Pauvre homme! fit Caldas vexé, je vous plains beaucoup.

—Oui, je suis fort à plaindre, en effet, mais je sais me sacrifier pour mes amis, moi; j'ai trop bon coeur pour vous laisser dans l'embarras. Asseyez-vous là, faites-moi un billet, et demain je vous apporterai les fonds.

—Comment, un billet, vous plaisantez?

—Mon petit, voyez-vous, ce n'est pas que je me défie, mais on ne sait ni qui vit ni qui meurt. Si vous veniez à mourir, je pourrais attaquer votre famille.

—Soit, je vais vous donner ma signature, mais il faut de l'argent séance tenante.

—Oh! impossible alors, n'en parlons plus!

Et Gérondeau s'éloigna joyeux en marmottant entre ses dents:

—Je l'ai échappé belle!

Dans sa désolation, Caldas songea à Basquin; il tombait mal.

—Pour qui me prenez-vous? lui dit le calligraphe vit-on jamais employé de l'Equilibre possesseur de trente-cinq francs après le six du mois! Les bureaucrates rangés sont en retard d'un mois seulement, les autres sont en retard d'une année.

—Il me faut de l'argent à tout prix, dit Romain.

—Achetez une montre.

—J'y ai pensé, mais je n'aurais pas le temps de réaliser. Le créancier attend.

—Écoutez, il y a encore deux moyens: empruntez au garçon de bureau usurier, ou faites-vous faire une avance sur la caisse.

—Je ne suis pas financier, dit Caldas, lequel de ces modes d'emprunt vaut le mieux?

—Cela dépend de la somme et des circonstances. Le garçon de bureau usurier est bon enfant; il aime les employés, et comme il est chagrin de les voir gênés, il se plaît à leur avancer ses petites économies. On le règle en billets à un, deux ou trois mois, ou on lui donne une délégation sur les appointements; vous le voyez, c'est très-commode.

—Honnête garçon de bureau! dit Caldas, fait-il payer cher ses petits services?

—Oh! non, il demande à peine vingt pour cent par mois.

—C'est pour rien. Parlons du caissier: il fait donc des avances?

—Oui, aux gens qu'il connaît, c'est pure obligeance de sa part.
Comment, vous ne le saviez pas?

—Heureusement, dit Romain.

—Eh bien! je vais vous présenter à lui.

Le caissier refuse rarement aux employés un léger service dans le courant du mois.

Est-il autorisé par l'Administration? on n'en sait rien.

Mais on n'a pas souvent recours à lui, on préfère s'adresser au garçon de bureau usurier. Il est de fait qu'en tirant sur la caisse, on contracte une obligation, et la reconnaissance est un fardeau lourd à porter.

Avec le garçon usurier, on a le droit de se croire parfaitement quitte lorsqu'on a payé deux cent quarante pour cent par an.

Le caissier reçut parfaitement Caldas et lui donna gracieusement ce dont il avait besoin; le propriétaire de Mlle Célestine dut être content.

C'est un mauvais service que rendit là Basquin à Caldas. Depuis ce jour, celui-ci mangea ses appointements en herbe.

C'est vers le 3, d'ordinaire, qu'il commençait à demander des avances.
Mais il comptait, pour rétablir sec affaires, sur sa pièce du
Théâtre-Français et sur celle qu'il faisait en collaboration avec
Saint-Adolphe.

Il était d'ailleurs au mieux avec le caissier. Parfois il allait lui tenir compagnie derrière sa grille et il s'amusait à regarder les visages des gens qui venaient toucher.

C'est là qu'un jour d'émargement, il vit un monsieur bien mis qui présenta un bon et reçut en échange cinq cents francs.

—Quel est ce monsieur? demanda-t-il au caissier, et pourquoi lui donne-t-on tout cet argent?

—Comment pourquoi? c'est un de nos collègues.

—Mais je ne le connais pas, moi qui connais tout le monde ici! Ne vient-il donc jamais?

—Parbleu si, tous les trente ou trente et un du mois.

—Que fait-il alors? qui est-ce?

—Mon cher, murmura le caissier, c'est l'EMPLOYÉ QUI REND DES
SERVICES.

XXXIX

Le Zèle, comédie en quatre actes, en prose, par MM. Saint-Adolphe et Romain Caldas, allait être terminé et présenté à M. de Chilly.

M. Deslauriers, qui n'est pas un collaborateur pour rire, avait vigoureusement pioché. Il avait bel et bien mis pour sa part deux mots plaisants qui n'étaient pas drôles du tout. De plus il avait recopié de sa plus belle écriture les deux premiers actes.

Il achevait la copie du troisième un matin, lorsque Caldas entra.

—Cher Saint-Adolphe, dit le jeune homme, nous n'en, finirons jamais, si vous me laissez dans le bureau où je suis. Il faut absolument me mettre ailleurs.

—Ah! si je pouvais te faire travailler dans mon propre bureau, dit tristement Saint-Adolphe, je voudrais faire concurrence à Sardou et devenir le marquis de Carabas du boulevard. Malheureusement c'est impossible.

—Pourquoi? demanda Romain.

—Parce que ce n'est pas l'usage, et que l'usage est le tyran de l'Équilibre. Ah! tu ne connais pas nos bureaucrates, mon ami! l'usage les guide comme le caniche guide l'aveugle, et ils vont en aveugles, en effet. L'usage pour eux, c'est le transparent qu'on donne aux enfants qui s'exercent à écrire. La routine est leur foi, ils ont pour l'innovation l'horreur qu'éprouve pour l'eau la bête enragée. Avant de faire la moindre broutille, l'employé se gratte la tête. Vous croyez qu'il réfléchit? non; il se demande: «—Cela s'est-il déjà fait?»

Cela s'est-il fait? voilà le grand mot.

Vous venez proposer quelque chose de grand, de beau, d'utile, d'indispensable, on vous demande d'abord: «—Cela s'est-il fait?—Non.—Alors, serviteur.» Vous insistez, vous prouvez qu'il fait jour à midi au mois de juin. A quoi bon? Cela ne s'est jamais fait. Aussi, chaque année, dans les mêmes circonstances, on voit se reproduire les mêmes boulettes. Cela s'est fait, cela se fera. Tout est gravé, stéréotypé, cliché. Vous avez, vous, une lettre de dix lignes à écrire, vous prenez la plume; votre sous-chef arrive:

«—Malheureux, que faites-vous? dit-il, il y a un précédent.

«—A quoi bon? répondez-vous, la chose est simple comme bonjour, j'aurai fini dans cinq minutes.

«—Ce n'est pas ainsi qu'on procède, réplique le sous-chef, il y a un précédent, il faut le trouver.»

On cherche, on fait fouiller vingt bureaux, quatre cents cartons, on remue des dunes de poussière, on dérange cinquante employés et on ne trouve rien.

—Et que fait-on alors? demanda Caldas.

—On en revient à votre première idée. La lettre est écrite en cinq minutes; on a perdu trois jours, mais on a sauvegardé LA TRADITION ADMINISTRATIVE.

XL

—Prenez patience, avait dit M. Deslauriers à Caldas, restez encore quelque temps dans la pièce où vous êtes. Je vais m'occuper de vous et tâcher de vous bien caser.

Infortuné chef de bureau!

Il ne réussit pas à obtenir pour Romain la place qu'il demandait, mais on lui en donna une à lui-même qu'il ne demandait pas.

Il fut nommé sans avancement au bureau de la Dette. C'est à l'administration de l'Équilibre, qui est très-pauvre, le moins chargé de tous les services. On le considère comme un cul-de-sac, et on y fourre les chefs dont on est mécontent.

M. Deslauriers, qui se flattait d'arriver au poste de chef de division, fut frappé au coeur de cette disgrâce. Il poussa les hauts cris, se remua, réclama. Trop tard. Le pape n'est pas seul infaillible: Son Excellence avait signé.

Il voulut au moins savoir pourquoi on l'envoyait chez les Sarmates, et, après une enquête souterraine, il apprit toute l'histoire de ce terrible coup de Jarnac. M. Deslauriers, tandis qu'il sommeillait dans la quiétude, avait pour sous-chef un homme que l'envie empêchait de dormir. Ils avaient toujours été fort bien ensemble, car le malheureux chef ne soupçonnait même pas le caractère cauteleux de son subordonné.

Cet envieux, nommé Cluche, qui réussit longtemps à se faire passer pour un brave homme, est par excellence le SUPÉRIEUR SOURNOIS.

Affable et traitant en apparence son monde sur le pied de la camaraderie, il se fait un plaisir de desservir dans l'ombre les naïfs qui ont eu l'imprudence de se fier à lui. Qu'un employé se mette dans son tort, il l'excuse et le rassure, mais à la fin du mois il charge son dossier d'une note accablante. Il accorde volontiers la permission de s'absenter, et si l'on s'absente, il ne manque pas de faire un rapport. C'est l'homme des coups de couteau dans le dos.

Ce Cluche s'ennuyait d'être sous-chef. Il avait plusieurs fois fait valoir ses droits à l'avancement. Il ne lui en était rien revenu.

C'est alors qu'il jeta les yeux sur la place de M. Deslauriers. On appelle cela à l'Équilibre: convoiter les souliers d'un mort. Certaines gens ne sont à l'aise que dans ces chaussures-là. Cluche imagina une combinaison assez ingénieuse, il dressa ses batteries, et un beau matin l'Administration s'aperçut que le chef du bureau de la Dette avait depuis onze ans dépassé la limite d'âge. On s'empressa de réparer cet oubli, et on mit l'oublié à la retraite.

L'Administration cherchait sur son Livre-Noir un chef mal noté à envoyer en disgrâce, lorsqu'elle apprit à propos que Deslauriers, non content de compromettre dans les coulisses la dignité de l'Administration, collaborait avec ses propres employés, et ce, pendant la séance, à verroux tirés.

—Voilà l'homme à sacrifier, se dit-elle.

Le jour même où était signée la déportation du vaudevilliste, Cluche arrivait juste à point pour demander sa succession. Il l'aurait obtenue sans un de ces coups de fortune qui renversent les plans les plus savamment conçus.

Un protecteur influent qu'il avait mourut dans la nuit d'une indigestion. L'affaire s'était ébruitée dans l'intervalle, et deux autres sous-chefs arrivèrent à la curée.

Ah! l'Administration fut bien embarrassée! Les protecteurs des deux nouveaux venus avaient juste autant de crédit l'un que l'autre. Devant deux employés d'un mérite si parfaitement égal, on prit un moyen terme, et un quatrième, qui n'avait rien demandé et qui ne s'y attendait guère, eut la place.

Il se trouva qu'il la méritait.

XLI

Cette promotion mit sens dessus dessous le bureau des Duplicatas. M. Castelouze, le nouveau chef, tenait à faire autrement que son prédécesseur. Ce n'est pas qu'il changeât rien au fond, mais il modifia singulièrement la forme: là où on se servait de fiches, il employa des registres, et réciproquement. Il fit plus: on écrivait sur les répertoires les chiffres d'ordre à droite et à l'encre rouge, il décréta qu'on les écrirait à gauche et à l'encre bleue.

Ces réformes si radicales firent crier les mauvais esprits.

En dépit de la routine, tous les chefs en agissent ainsi, à l'Équilibre, afin d'imprimer au travail qu'ils dirigent un caractère de personnalité.

M. Castelouze, l'homme aux chiffres à gauche, n'est pas le premier venu. Il a su se créer dans l'Administration la renommée d'un spécialiste. C'est l'homme des affaires litigieuses, des créances douteuses, des négociations délicates.

C'est au bureau qu'il vient de quitter (le service des Recouvrements) qu'il a pris l'habitude de considérer le public comme un gibier. Il chasse, pour le compte de l'Administration, avec le désintéressement du chien bien dressé qui rapporte la perdrix dont il n'aura même pas les os.

Il n'est pas de Normand madré, d'avoué retors qu'il ne puisse rouler sur son terrain, et il ne s'en fait pas faute. Autrefois, aux débuts de sa carrière, le zèle de Castelouze était tout politique. Quand il avait fait rentrer dans la caisse de l'Administration un franc dix centimes sur lesquels elle ne comptait pas, quand il avait découvert la fraude d'un administré, il s'en réjouissait comme de titres à l'avancement. Avec le temps, il s'est passionné, et ce qu'il en fait maintenant n'est plus du tout dans l'intérêt de son ambition ou dans celui de l'État, il agit pour son plaisir personnel; il fait de l'art pour l'art. Mais quel flair! quelle subtilité! quelle ardeur! Un rien le met sur la trace; et quand il tient une piste, arrive toujours jusqu'au gîte. Ah! qu'il est heureux quand il a levé un lièvre, heureux quand il l'a forcé!

Le lièvre, c'est le débiteur.

Et il ne s'en prend pas seulement aux affaires présentes, il remonte dans le passé, à dix ans, quinze ans; il remonterait au déluge, sans la loi sur la prescription. Il fouille les vieux dossiers, se roule dans la poussière des cartons oubliés, et ce n'est jamais en vain qu'il bat ainsi le passé. Son sens de chasseur ne le trompe jamais; il évente des fumées insaisissables pour tout autre, et comme l'ogre il dit d'un ton joyeux:—Ça sent la chair fraîche!

Et le débiteur, qui dormait paisible sur une fraude vieille de dix ans, est tout surpris un matin de voir arriver un avertissement qui l'engage à se présenter dans la huitaine au bureau pour se libérer.

Pour nombre d'employés qui ne font pas leur devoir, il fait, lui, plus que son devoir. Il outrepasse ses droits, souvent au mépris de la justice; il abuse de l'ignorance de l'un, de la faiblesse de celui-ci, et de l'incurie de ce troisième. Il prie, il menace, il est impitoyable, et pour que l'Administration ne soit pas lésée, il lèse au besoin le public.

On connaît bien son penchant à l'Équilibre, et un chef de division, qui comme M. Dupin cultive le calembour, disait en parlant de Castelouze: Il a le regard fisc.

En réalité Castelouze a l'oeil de l'oiseau de proie; son nez est busqué comme le bec de l'aigle; il a la dent blanche et pointue du carnassier; ses aptitudes morales ont modifié son physique; il a la tête fureteuse et des allures de limier; il ne marche pas, il quête; sa narine mobile semble prendre le vent. Quand il se pose, il tombe en arrêt, la tête allongée en avant, les épaules infléchies, les jambes légèrement ployées sur le jarret, les bras prêts à saisir la proie.

Malgré toutes ces qualités de race, les capacités de Castelouze ne s'élèvent pas au-dessus d'un certain ordre; il a les vues bornées, comme tous les gens qui se passionnent, et il est entêté comme les hommes à idées fixes. En dépit du mouvement qu'il se donne et des services qu'il rend, on ne le considère pas en haut lieu comme un des Directeurs de l'avenir.

C'est de lui que le ministre disait:

—Il bat des ailes, mais il ne vole pas.

* * * * *

XLII

Le passe-droit dont M. Deslauriers avait été victime fit à Caldas le plus grand tort.

Quand on est employé, à l'Équilibre, on commet une faute grave si on se lie d'amitié avec un autre employé, quel qu'il soit, supérieur ou subalterne. Jamais on ne partage, en effet, la bonne fortune de cet ami, si la faveur enfle ses voiles; on est toujours éclaboussé par sa disgrâce, s'il vient à sombrer.

Caldas apprit cette belle maxime d'un jeune commis, fils d'un garçon de bureau, qui avait été élevé par son père dans la crainte de Son Excellence et de la hiérarchie.

Ah! c'était un bon père, ce garçon de bureau, et surtout un homme convaincu. Du jour où son fils fut nommé commis, il le salua dans la rue et ne lui parla plus qu'avec vénération.

La Hiérarchie avec la Tradition, voilà les deux pivots de l'Équilibre. Aussi l'Administration s'efforce-t-elle de multiplier entre tous les grades les lignes de démarcation, et c'est elle-même autant que l'orgueil personnel qui creuse un abîme entre le supérieur et son subordonné.

Le caractère national aussi y aide beaucoup, et le Français, qui est fou d'égalité, est bien aise d'avoir quelqu'un à saluer avec déférence, à la condition d'avoir quelqu'un à regarder avec mépris.

La politesse jette une planche sur ce gouffre qui sépare deux hommes d'un grade différent, mais c'est une planche pourrie qui rompt au moindre effort. Quelle que soit l'urbanité de l'un et de l'autre, dans la rue, à table, dans un salon, vous distinguerez à coup sûr le chef de son inférieur.

La familiarité de ce dernier, quoi qu'il fasse, aura quelque chose de courtisanesque; ce ne sera qu'une nuance, mais on pourra la saisir, et l'intimité de l'autre aura toujours l'air d'une condescendance.

Entre les hommes, cependant, il faut un observateur pour deviner ces sous-entendus. Mais de femmes femmes, quelle hauteur d'un côté, quelle humilité révoltée de l'autre!

En dehors de l'Équilibre, il y a tout un ministère en jupons; il y a madame la directrice et madame la cheffe de division, la cheffe de bureau et la sous-cheffe; le reste ne compte pas. On invite parfois la femme du commis principal, qui ce jour-là met sur son dos trois mois des appointements de son mari, mais c'est une exception.

Quant aux commis et aux expéditionnaires, on a soin, si on les invite, d'oublier mesdames leurs épouses.

La hiérarchie féminine est toujours une puissance, et l'employé de l'Équilibre arrivé par les femmes prouve que les jeunes gens qui vont dans le monde n'ont pas tort.

Par malheur le beau sexe est mauvais juge des capacités, et les dignitaires qu'il fait ne payent souvent que de mine. Ce n'est pas au théâtre seul que l'emploi des jeunes premiers va s'effaçant de jour en jour. Caldas, qui fréquentait peu les salons administratifs, ne put observer ces choses que de loin. Il n'espérait point arriver par les femmes; comme il visait haut cependant, il cherchait à se rendre bien compte de tous les rouages de l'immense machine bureaucratique. A ses instants perdus il la démontait, cette machine, pour son instruction particulière, à peu près comme on démonte un tourne-broche.

Il y découvrit un mouvement très-simple, fonctionnant très-régulièrement, mais surchargé et entravé par beaucoup de ressorts inutiles et d'engrenages superflus. Peut-être l'Administration n'a-t-elle pu éviter ces mille et une complications dans son mécanisme. Dans les bureaux, qui véritablement sont restés les mêmes depuis Colbert, il s'est toujours trouvé des hommes qui ont su exploiter à leur profit les besoins du moment. La nécessité passée, le bureau créé reste, et pour lui donner alors une apparence d'utilité, on détourne les affaires et on les y fait passer, à peu près comme on fertilise un champ en saignant une rivière.

Le nombre toujours croissant des services tient encore à deux causes:

A la manie qu'a la petite bourgeoisie de pousser ses enfants dans l'Administration. Elle croit leur avoir donné un état libéral quand elle leur a posé une plume derrière l'oreille. Le négociant enrichi s'imagine grandir dans son héritier quand il a réussi à le faire entrer au ministère. Ce fils ira dans le monde officiel, il sera un personnage. Et la croix d'honneur! il est sûr de l'avoir dans un temps donné.

Les ministères assiégés se défendent comme ils peuvent, ils multiplient les obstacles devant leurs portes. Ils font tout pour décourager; ils exigent des titres nouveaux; ils augmentent chaque année la difficulté des examens. L'ardeur ne se ralentit pas. Cependant les ministères semblent crier:

«Bourgeois mesquins, gardez donc vos enfants. N'en savez-vous donc que faire? L'agriculture manque moins de bras que de têtes. L'industrie a besoin de renforts? le commerce va croissant tous les jours. Que me chantez-vous donc avec votre profession libérale. L'homme qui gagne six mille francs par an dans un bon métier est financièrement plus riche que l'employé appointé à dix mille. Je ne peux pas vous enrôler tous, il faut bien qu'aux administrateurs il reste quelques administrés.»

L'autre cause provient de l'esprit de défiance naturel au peuple français. Ce gros mot de concussion est un épouvantail ruineux. Lui qui admire la bureaucratie, voit toujours dans ses cauchemars des employés puisant à pleines mains dans les caisses publiques, et, pour se délivrer de cette obsession, il a multiplié le contrôle à l'infini. Il paye tous les ans quinze millions dans la crainte qu'on ne lui prenne vingt-cinq centimes.

Aussi l'Administration française est la plus régulière et la plus honnête qu'il y ait au monde. Ce résultat coûte un peu cher, mais la France est assez riche pour payer sa vertu.

Pour en revenir à l'Administration de l'Équilibre, elle est minutieuse et fouilleuse, chercheuse, méticuleuse, soigneuse, éplucheuse, ombrageuse, fureteuse, contrôleuse, mais par-dessus tout consciencieuse.

Elle est aussi tracassière, paperassière, écrivassière, coutumière, cartonnière, mais avant tout régulière.

Pour obtenir la solution de la moindre affaire, il y faut vingt visas et quarante contrôles; le solliciteur est renvoyé de Pilate à Caïphe; chacun reconnaît qu'elle est juste, mais personne n'épouse sa cause, tous les employés s'en lavent les mains (au figuré), et sa passion dure parfois des années entières.

S'il se fâche, ce bon solliciteur, s'il s'irrite;

—Votre affaire viendra en son temps, lui répond-on, elle suit:

LA FILIÈRE ADMINISTRATIVE

Quand les maçons construisent une maison, pour monter les briques ou les moellons du sol jusqu'au dernier étage, ils dressent une échelle, se placent sur les divers échelons et se passent les briques de mains en mains. Les maçons sont paresseux, mais les entrepreneurs sont rusés. On calcule donc les distances et l'on met juste le nombre d'hommes nécessaire, ni trop ni trop peu, pour que les matériaux arrivent rapidement à leur destination, avec le moins de fatigue possible pour les travailleurs, afin qu'ils travaillent longuement.

La filière administrative, au ministère de l'Équilibre, était au début quelque chose d'analogue: l'organisation du travail, divisé pour arriver à une somme de travail plus grande et plus rapide.

Mais les hommes de génie qui ont créé l'administration de l'Équilibre comptaient sans les abus.

Chaque année est venue ajouter un rouage inutile à la machine; la centralisation, géant aux mille bras, a tout absorbé et tout compliqué.

Aujourd'hui la filière est un labyrinthe inextricable dont il est difficile de sortir sans fil conducteur.

Une affaire est présentée à un bureau. Vous croyez peut-être qu'elle va s'y traiter? point; s'y préparer au moins? pas encore. Nous avons, s'il vous plaît, quelques petites formalités à remplir, oh! mon Dieu! moins que rien. Il faut d'abord prendre l'avis de trente autres bureaux. Quand on a colligé ces trente avis différents, un grand pas est fait. Nous entrons dans une phase nouvelle, il s'agit maintenant de consulter les fonctionnaires spéciaux, commissionnés ad hoc.

Nouveaux délais; autres consultations.

Des incidents sans nombre peuvent surgir; mais passons, et supposons encore ce temps d'arrêt franchi. Voici enfin le bureau saisi régulièrement avec toutes les pièces à l'appui. Il va s'occuper de vous; mais patience, il s'en occupera quand votre tour sera venu. Enfin il est arrivé, votre tour. On traite l'affaire, on en décide. Ce n'est point encore fini. Le bureau propose, mais le chef dispose. Et quand le chef a disposé, il faut encore que le chef de division confirme, après quoi vous avez grande chance de voir enfin la chose aboutir, à moins que l'autorité supérieure ne juge qu'on a fait fausse route, auquel cas tout est à recommencer.

Caldas connut à fond la filière administrative à l'occasion d'un sien cousin qui depuis sept ans activait au ministère de l'Équilibre la liquidation d'une indemnité.

Comme ce cousin était pressé, comptant là-dessus pour manger, il venait dans les bureaux tous les deux jours. Par bonheur il rencontra Romain, qui en moins de cinq semaines obtint une solution.

L'argent arriva fort à propos. Le cousin étant mort de faim la veille, il servit à le faire enterrer.

XLII

Autrefois, lorsque les chemins de fer n'avaient pas détrôné la malle pour le transport des dépêches, les maîtres de poste et les postillons distinguaient quatre espèces de chevaux.

D'abord le cheval emporté: celui-là s'épuisait en efforts, tirait comme un diable à plein collier, aux montées, aux descentes, toujours et partout; il rentrait à l'écurie, trempé d'écume et de sueur, il durait peu. Pour modérer son ardeur, on tapait dessus.

Ensuite le cheval quinteux: il tirait ou ne tirait pas, suivant son caprice. Il faisait un mauvais usage. On tapait dessus.

Puis la rosse; c'était un mauvais cheval qui ne tirait jamais, il succombait bientôt aux mauvais traitements. On tapait, on tapait dessus.

Enfin le bon cheval: il tirait quelquefois, quand il ne pouvait faire autrement, mais il avait toujours l'air de tirer; il allait d'un train égal, la tête basse, regardant sournoisement le cheval quinteux qu'on rouait de coups, et le cheval emporté qui faisait toute la besogne. Il rentrait à l'écurie sans un poil mouillé. Eh bien! il était considéré, on lui donnait double ration d'avoine; il durait dix ans: on ne tapait pas dessus.

Quatre bons chevaux attelés à la malle, et la malle n'aurait pas roulé.

Cette parabole peut s'appliquer à l'administration de l'Équilibre, si ce n'est que jamais elle n'a tué employé de travail. Sa conscience à cet égard ne lui reproche rien.

Donc, à l'Équilibre, ou divise aussi les bureaucrates eu quatre classes:

L'EMPLOYÉ FERVENT: il a encore le beau feu de ses débuts.

L'EMPLOYÉ TIÈDE: il se soucie médiocrement de l'Administration et le laisse voir.

Le MAUVAIS EMPLOYÉ: il a jeté son bonnet par-dessus les moulins et ne compte plus que comme un zéro.

LE BON EMPLOYÉ: il est, pour tout ce qui touche l'Administration, d'un désintéressement sublime; il se soucie de la besogne comme de Colin-Tampon, mais, comme le bon cheval du maître de poste, il a toujours l'air de tirer; il est considéré, il a l'estime de ses chefs et, ce qui lui plaît davantage, des gratifications au jour de l'an.

Caldas, depuis l'affaire Saint-Adolphe, passait pour un employé tiède, et, sans doute pour l'encourager à rentrer dans le droit chemin, on le désigna pour faire partie du

BUREAU DES MAUVAIS SUJETS

Le bureau des Liquidations jouit, depuis la fondation de l'Équilibre, de la plus détestable des réputations.

Il est convenu que du matin au soir les employés y font une vie d'enfer.

A une certaine époque ce service n'était composé que de vieillards tristes et laborieux; mais telle est la force du renom, que ces pauvres diables passaient pour des diables-à-quatre.

Ils sont aujourd'hui remplacés par une majorité de jeunes gens qui ont à coeur de ne point faire mentir la tradition.

Ce bureau est le salon de conversation du ministère. C'est le rendez-vous des oisifs; on y cause, on y joue au bouchon, on y fait la partie de piquet, on y boit de la bière toute la journée. Là s'organisent les pique-niques, se machinent les mauvaises plaisanteries, s'élaborent les charges. On y blague l'Administration à outrance; on y parle politique avec de grands éclats de voix, et souvent on s'y prend aux cheveux.

En dépit du tapage, des conversations à douze, des visites continuelles, des chansons en choeur, des batailles, la besogne marche fort bien dans ce bureau, le plus chargé de tout le ministère et le seul qui ait à traiter des affaires sérieuses et délicates.

Le chef de ce bureau est le plus formaliste des hommes. Les honneurs administratifs lui ont monté au cerveau, et il porte la tête comme un Saint-Sacrement. C'est lui qui fait toujours faire antichambre un quart d'heure à tous ses subordonnés, surtout à son sous-chef, afin de bien établir la ligne de démarcation.

Il est au plus mal avec ses employés, dont il a vainement essayé de réformer la tenue. Il évite d'entrer dans leur pièce; il est vrai que s'il y pénètre quelquefois, la présence de cet homme digne n'arrête ni les jeux, ni les ris. Sa figure glacée ne les intimide pas plus que les mannequins dans les cerisiers n'effarouchent les oiseaux.

Le sous-chef de ce service passe sa vie à porter des paroles de paix des employés au chef de bureau, et réciproquement; il discute les trêves et les armistices; c'est le négociateur juré.

L'entrée de Caldas dans ce bureau inaugura une recrudescence de visites et par conséquent de vacarme.

Il amena toute sa clientèle, Jouvard, l'aimable Sansonnet, les bureaucrates Tant-pis et Tant-mieux, Gérondeau, Basquin qui venait quatre fois par jour, et bien d'autres encore.

On comptait sur le rédacteur du Bilboquet pour organiser des scies désopilantes; mais il se trouva que Romain goûta modérément les excellentes plaisanteries de ses collègues. Ils venaient de faire mourir de chagrin un pauvre vieil employé égaré parmi eux. Ils étaient en train d'en envoyer un autre à Charenton.

Le vieillard qui avait succombé aux farces de ces messieurs était un brave homme, isolé, sans famille, qui n'avait que sa place pour vivre.

Il n'était pas fort, et les employés, qui tous pétillent d'esprit comme on sait, sont impitoyables pour les pauvres d'esprit.

Le père Germinal, comme on l'appelait à l'Équilibre, devint leur souffre-douleur. On commença par de petites tracasseries, on trempait ses plumes dans l'huile, on mettait du sable dans son écritoire; on lui attachait des queues de papier au collet de sa redingote; on cousait les poches de son paletot.

Si parfois il s'endormait, on l'éveillait en sursaut en arrosant d'eau froide son crâne dénudé. Mais comme il souffrait en silence, comme il n'osait se plaindre, on passa à des charges plus fortes.

On lui persuada que l'Administration était décidée à supprimer son emploi (le pauvre homme n'avait pas droit à la retraite). De ce moment il ne vécut plus.

Comme ses tristesses et ses inquiétudes n'étaient pas encore assez risibles, on s'arrangea de façon à lui faire croire qu'il avait à l'Équilibre la réputation d'un mouchard. Soixante employés au moins, qui avaient reçu le mot, trempèrent dans cette excellente bouffonnerie.

Tout d'abord on battit froid au père Germinal; on se taisait quand il entrait; on chuchotait en sa présence; on affectait de le regarder avec défiance; on évitait sa société. Inquiet de ces procédés, le bonhomme s'enhardit jusqu'à en demander la cause à celui de tous ses collègues qui l'effrayait le moins.

Celui-ci haussa les épaules.

—Vous savez bien ce dont il s'agit, lui répondit-il avec mépris.

—Moi, je vous jure que je ne sais rien!

—Allons donc! reprit l'impitoyable farceur, on sait que vous êtes la créature de notre chef, et on n'ignore pas que vous lui faites des rapports sur nous.

Cette révélation consterna Germinal. Il se voyait, lui innocent, accusé d'infamie, odieux à tous et perdu de réputation. Pendant quatre ou cinq jours, à moitié fou de douleur, il n'osa plus reparaître au ministère; la réprobation générale l'épouvantait.

Enfin, un matin, il se décida à venir; fort de sa conscience, il voulait se disculper.

Devant tous ses collègues, il entreprit, d'une voix émue et les yeux pleins de larmes, de prouver l'injustice des soupçons dont il était victime.

Son plaidoyer fut vraiment grotesque, mais ne désarma personne. On lui répondit qu'on n'était pas dupe de ses pleurnicheries.

Un des plaisants l'appela:

—Vieux Judas!

Sur ce mot il sortit au milieu des huées, rentra chez lui et se pendit.

Ce résultat n'a pas refroidi complétement les farceurs, et c'est maintenant après M. Givrod qu'ils s'acharnent.

Monsieur Givrod, qui est aussi naïf que feu Germinal, donne tête baissée dans tous les panneaux qu'on lui tend. Voici la dernière mystification dont il a été victime; on en rit encore à l'Équilibre.

Un matin un des employés du bureau arrive avec un journal dans sa poche. Le feuilleton de ce journal rendait compte d'un concert donné par un célèbre flûtiste qui porte le même nom qu'un chef de division de l'Équilibre.

—Messieurs, commença cet employé, vous savez que notre chef de division est de première force sur la flûte.

—Ah bah! fit Givrod.

—Comment! vous l'ignorez, continua le farceur. Hier soir il a donné un concert à la salle Herz et a obtenu un succès étourdissant. Lisez ce qu'en dit M. Scudo.

Le journal passa de main en main et arriva jusqu'à Givrod, qui de sa vie n'avait été si étonné.

—Messieurs, proposa alors un camarade, en présence d'un tel triomphe il est, je crois, de notre devoir de complimenter notre chef de division.

—Croyez-vous! demanda Givrod.

—Nous n'en doutons pas, s'écrièrent tous les autres et, dans l'intérêt de notre avancement, chacun de nous doit aller à son tour le féliciter.

Tous sortirent en effet l'un après l'autre. En revenant tous déclaraient que le chef de division avait paru extrêmement sensible à leur démarche.

Givrod veut faire comme tout le monde. Il court au bureau du chef de division, insiste auprès du garçon pour être admis, et a le bonheur enfin d'y pénétrer.

—Ah! Monsieur! s'écrie-t-il dès le seuil, permettez-moi de joindre mes félicitations à celles de mes collègues. Quel admirable talent vous avez!

—Que voulez-vous dire? demande le chef surpris.

—Oh! ne vous en défendez pas, continue Givrod d'un air fin, j'y étais, je vous ai vu. Quelle embouchure! quel doigté!

Le chef de division tombait des nues.

—Ah! c'est plus fort que Tulou, reprend Givrod; et faisant le geste d'un homme qui joue de la flûte: Monsieur, laissez-moi vous le dire, vous en pincez comme personne!

Le chef qui n'est pas patient, convaincu que l'infortuné est ivre ou fou, sonne et le fait mettre dehors.

Givrod revient au bureau fort piteux, et ses camarades lui prouvent qu'il aura blessé son supérieur par quelque flatterie grossière et maladroite. Il le croit, et au prochain concert il compte bien s'y prendre plus délicatement.

XLIV

Le premier jour de son entrée au bureau des Mauvais sujets, Caldas trouva que ses collègues étaient vraiment trop gais. Le soir, pressé de sortir, il voulut prendre son chapeau, mais les bords lui restèrent à la main: on avait mis au fond un poids de dix kilos.

Caldas goûta peu la charge, mais il ne dit rien.

Le lendemain, comme il entrait, un carton préparé à l'avance et rempli de poussière lui tomba sur la tête et faillit l'éborgner.

Il trouva la plaisanterie mauvaise, s'épousseta, s'essuya, mais ne dit rien.

Dans la journée, ayant eu soif, il voulut boire un verre d'eau et avala d'un trait une rasade d'eau bouillante.

Il fut sur le point de se mettre en colère; pourtant il ne dit rien encore.

Au moment de partir, il ne trouva plus son paletot; tous les camarades avaient filé sournoisement. Après avoir cherché une heure, il fut réduit à regagner son domicile avec son habit de travail, une loque immonde.

C'en était trop, et comme il n'aime pas les disputes, il arriva de bonne heure le jour suivant, et au premier qui entra il donna une paire de calottes.

Le calotté était le seul qui n'eût pas trempé dans la plaisanterie. Aussi fit-il des excuses à Caldas, qui daigna s'en contenter, mais passa dès lors pour un mauvais coucheur.

—Vous n'avez vraiment pas le mot pour rire, lui dit un de ses collègues; on ne croirait jamais que vous rédacteur du Bilboquet.

Cependant cette histoire de soufflet fit beaucoup pour la gloire de Romain et, ce qui vaut mieux, elle assura sa tranquillité. Les farces ne s'adressèrent plus à lui.

Une des grandes occupations du bureau des Liquidations, lorsque la charge n'est pas à l'ordre du jour, c'est la politique et la discussion des affaires publiques.

La question italienne et la politique de M. de Bismark ont été étudiées et traitées à fond; on s'y intéresse même aux événements intérieurs; on y a discuté les moyens de défense de Troppmann, et on ne crée pas un impôt nouveau sans que des orateurs s'inscrivent pour ou contre.

Toutes les opinions d'ailleurs, et même toutes les nuances d'opinions, y ont leurs représentants. En cherchant bien, on y trouverait quelque adhérent des vieux partis, si jamais les vieux partis ont existé ailleurs que dans les causeries littéraires de Sainte-Beuve.

Il y a des hommes des anciens régimes, c'est là le plus bel éloge qu'on puisse faire de l'Administration de l'Équilibre, qui permet à chacun d'avoir une opinion, pourvu que personne ne s'en aperçoive.

Caldas n'a pas d'opinion, ou plutôt il s'en est composé une de fantaisie qu'il développe avec beaucoup de vivacité et de profondeur; il s'intitule philosophe-aristocrate-socialiste. Il est d'ailleurs tolérant, et peut causer de quoi que ce soit sans devenir rouge de colère et sans appeler son adversaire: «Navet,» comme a l'habitude de le faire M. Louis Veuillot.

Aussi, au bureau des Liquidations, le prenait on volontiers pour arbitre lorsqu'on n'était pas d'accord, et on n'était jamais d'accord.

La divergence des opinions de ces messieurs s'explique.

Deux se cotisent pour s'abonner au Temps; il y en a un qui ne lit que la Gazette de France; le plus riche, reçoit le Journal des Débats; un autre achète le Siècle; celui-ci adhère au Constitutionnel, cet autre à l'Ami de la Religion. Un dernier n'a d'opinion qu'une fois par semaine, et cela tient à ce que l'Électeur libre est un journal hebdomadaire.

Tous se feraient hacher menu comme chair à pâté pour soutenir le dire de leurs feuilles. Parole imprimée est pour eux parole d'Évangile, et tout rédacteur est un prophète.

Il y a trois employés que la politique touche mediocrement: un qui n'y comprend absolument rien, c'est le plus intelligent de tous, et deux qui ont bien d'autres chats à fouetter.

Caldas avait remarqué chez l'employé qui ne comprend rien à la politique des allures mystérieuses, il le voyait tirer de temps à autre un petit cahier de son tiroir et y inscrire quelques notes à la dérobée. Son cahier ne le quittait pas. Chaque fois qu'il avait occasion de sortir, fût-ce vingt fois par journée, il le mettait ostensiblement dans sa poche en disant: «Au revoir, Messieurs!» Romain intrigué résolut de pénétrer cette ténébreuse affaire, et, après trois semaines de flagorneries audacieuses, l'homme mystérieux lui ouvrit son coeur et son carnet.

Cet employé assimile le ministère à une ménagerie et il passe sa vie à chercher des analogies entre ses camarades et les divers animaux de la création. Il est convaincu que si on trouvait son cahier, il serait destitué par son chef et lapidé par ses collègues. De là toutes ses précautions. Dans ce cahier il compare Lorgelin à un ours, Coquiller à une huître, Nourrisson à un perroquet, Rafflard à un hérisson, le Cluche à un serpent à lunettes, Basquin à un ouistiti, le caissier du Service intérieur à un boule-dogue, et Gérondeau à un dindon.

Caldas, comme journaliste, y était inscrit en qualité de caméléon. Il ne fut pas flatté du rapprochement; aussi répondit-il à ce Van-Amburg de la bureaucratie, qui lui demandait son avis sur ce petit travail:

—Je ne vous trouve pas Buffon!

L'un des deux employés qui ont bien d'autres chats à fouetter est
L'EMPLOYÉ QUI NE DÉPENSE PAS SES APPOINTEMENTS.

Il thésaurise et place à gros intérêt, probablement à la petite semaine. C'est lui qui organise des loteries dans l'intérieur du ministère; c'est une vieille pendule, une lampe, une montre avec la chaîne en jazeron, qu'il place à un franc le billet. Il écoule ainsi des rossignols qu'il achète à vil prix.

Depuis vingt ans il est au ministère: il gagne deux mille francs d'appointements, et, entré avec vingt-cinq francs pour toute fortune, il possède aujourd'hui, sans avoir rien volé à personne, un capital clair et net de plus de cinquante mille francs.

Cet employé a une maîtresse qui lui fait ses pantalons, et il porte des souliers vernis en moleskine.

L'autre original est un homme bien malheureux, allez! Sa femme est jeune, jolie et coquette, et il est jaloux…

Avant de venir au ministère le matin, il enferme, dit-on, son épouse; mais ce n'est pas vrai, et la preuve, c'est que trois ou quatre fois par jour il s'esquive et court jusqu'à son domicile, afin de s'assurer de la présence réelle de la dame.

Il a entendu dire (ce doit être un conte bleu) que certains employés ont dû aux charmes de leur moitié un avancement rapide. Sa cervelle en a été troublée, et l'année dernière, ayant obtenu une augmentation d'appointments de soixante-cinq francs par an, il a fait une scène horrible à sa femme et battu froid à son chef pendant six mois.

Dans ce bureau des Mauvais sujets, Caldas trouva cependant un type et un ami.

Le type est l'employé qui a une cousine femme du monde et immensément riche. Il est allé chez elle en soirée, une fois, il y a quelque dix-huit ans; depuis, il fait chaque semaine le récit détaillé de cette fête mémorable.

L'ami est l'employé gentilhomme, l'héritier d'un grand nom. Il est venu chercher au ministère un abri contre l'orage. Quels que soient les hasards de son existence, son coeur sera toujours au-dessus de sa fortune. On le trouve fier à l'Équilibre; cela tient peut-être à ce qu'il est bien élevé.

Au bureau des Mauvais sujets, outre qu'on boit de la bière, on fume du matin au soir. Pipes et cigares cependant sont sévèrement proscrits du ministère. De petites pancartes qu'on lit à tous les étages, le long de tous les corridors et dans toutes les pièces, l'apprennent aux visiteurs. Ces petites pancartes sont ainsi conçues:

+——————————————————————-+ | Il est expressément défendu de fumer dans | | l'intérieur du ministère de l'Équilibre | +——————————————————————-+

Cet avertissement, comme de juste, n'empêche rien. On cite des chefs incorrigibles qui se renferment pour brûler un cigare. Les employés formalistes ne manquent jamais, lorsqu'ils vont «en griller une» dans quelque réduit inaccessible, de laisser sur leur pupitre une note au crayon qui explique leur absence.

Même cette note au crayon est le pendant du tour du chapeau.

En voici la teneur ordinaire:

«Je suis au bureau 73 à prendre un renseignement.»

Il n'y a pas d'exemple qu'un chef soit jamais allé vérifier la chose au bureau 73. A l'Équilibre, on aime mieux croire que d'aller voir.

Autre effet de la défense expresse:

Un jour Caldas vit s'escrimer de la pipe un employé que le tabac semblait incommoder. Il pâlissait à vue d'oeil…

—Vous avez tort de fumer, lui dit Romain.

—Eh! je le sais bien, répondit l'autre; mais que voulez-vous? c'est défendu!

XLV

On était au vingt-neuf décembre. L'espoir de la gratification agitait tous les coeurs. Comme tous ses collégues, Caldas comptait sur la munificence de l'Administration. Même il avait d'avance arrêté l'emploi de cet argent.

Et ce n'était certes pas présomption de sa part. Ses droits valaient bien les droits des autres. L'Administration d'ailleurs ne fait point de jaloux. En bonne mère qu'elle est, elle ouvre sa caisse pour tous ses enfants.

Pour les bons employés, la gratification est une récompense; pour les mauvais, c'est un encouragement à mieux faire.

Caldas ne fut ni encouragé, ni récompensé.

Le jour des étrennes arriva. Romain se mêla à la foule des bureaucrates qui va chaque année applaudir au petit discours que fait Son Excellence Monsieur le Ministre. Il envoya quarante-trois cartes à un nombre égal de sommités de l'Administration; et cependant il ne lui fut pas octroyé un sou.

Le pot au lait de ses espérances fut renversé.

Saint-Adolphe, chef de bureau, avait commis une faute, Caldas fut puni. Rien n'est plus juste. Si Caldas avait fait quelque chose de bien, Saint-Adolphe eût été récompensé.

En présence d'un déficit de cent cinquante francs, Romain songeait très sérieusement à s'arracher les cheveux, lorsque deux agréables surprises compensèrent ce léger mécompte.

Son père lui envoya encore un mandat rouge, et sa pièce, les Oisifs, fut mise en répétition au Théâtre-Français.

Il n'avait donc plus qu'à attendre. Et il attendit, sans trop de contrainte, sans presque sentir l'ennui; car il avait beau dire, beau faire, le temps critique était passé, il s'habituait.

Oui, il s'habituait, il prenait les allures d'une montre réglée par Bréguet: il ne retardait plus pour arriver le matin, et pour sortir il n'était pas trop en avance.

Il mangeait, buvait à heure fixe, et il y prenait un certain plaisir; les miasmes du bureau ne l'horripilaient plus.

Tous les dimanches, sous prétexte de respirer l'air pur à la campagne, il allait se promener dans la poussière à Saint-Cloud ou ailleurs.

Il avait surpris le secret de travailler sans rien faire. Il pouvait s'occuper énormément pendant six heures à écrire soixante mots. Enfin, symptôme plus grave, deux ou trois fois il s'aperçut qu'il souriait aux plaisanteries de ses collègues.

Avouez-le, monsieur, il était temps qu'une crise décisive se produisît dans son existence.

Donc il était en train de reconquérir la réputation de bon employé, lorsqu'un matin son garçon de bureau lui remit un petit livre qui lui était adressé sous pli.

Sur la première page, il aperçut cette dédicace manuscrite:

A monsieur Romain Caldas, rédacteur du BILBOQUET._

HOMMAGE DE L'AUTEUR.

Cette dédicace était signée du nom d'un de ses collègues.

Il tourna le feuillet et lut:

CATÉCHISME DE L'EMPLOYÉ
A L'USAGE
DU MINISTERE DE L'ÉQUILIBRE(1)

(1)Petit catéchisme des employés des Droits Réunis, par J. B. (Justin Bonraignon); Paris 1843, petit in-32, édité par Guillaume (très rare).

Tout d'abord Caldas crut à une charge.

—Celle-ci est drôle, pensa-t-il.

Mais ce n'était pas une charge, ainsi qu'il s'en put convaincre en poursuivant la lecture du petit livre dont voici un extrait exact:

DEMANDE:—Qui vous a créé et mis au monde de l'Administration?

REPONSE:—Son Excellence Monsieur le Ministre.

D.—Comment?

R.—Par une simple signature.

D.—Pourquoi?

R.—Pour toucher des appointements tous les mois, une gratification au jour de l'an, travailler le moins possible, monter en grade s'il se peut, et mériter ainsi une bonne retraite à la fin de mes jours.

D.—Qu'est-ce que monsieur le ministre?

R.—Un être impersonnel que je ne connais pas et que probablement je ne connaîtrai jamais.

D.—Pourquoi dites-vous qu'il est impersonnel?

R.—Parce que le ministre et le portefeuille existent indépendamment de la personne.

D.—Expliquez mieux votre pensée?

R.—Je reconnais pour ministre l'homme dont la signature peut me donner de l'avancement, que ce soit Pierre ou Paul.

D.—Pourquoi dites-vous que vous ne le connaîtrez probablement jamais?

R.—Parce que nous ne fréquentons pas les mêmes sociétés.

D.—Quels sont vos devoirs envers monsieur le ministre?

R.—Respect, vénération, obéissance, admiration, amour sans bornes, tant qu'il est au pouvoir; rien, quand il n'y est plus.

D.—Pourquoi cette distinction?

R.—Parce qu'alors je n'attends plus rien de lui et qu'il doit me demeurer étranger.

D.—N'avez-vous pas des devoirs à remplir envers d'autre personnes?

R.—Je dois honorer tous mes chefs en raison de ce qu'ils peuvent pour moi.

D.—Comment honorez-vous vos chefs?

R.—Je fléchis le genou devant mon directeur, je salue jusqu'à terre mon chef de division, je me découvre et je m'incline devant mon chef de bureau, je soulève simplement mon chapeau pour mon sous-chef, et je le garde sur ma tête pour tout autre.

D.—Quels sont vos devoirs vis-à-vis de vos inférieurs?

R.—Exiger d'eux les hommages que je rends à mes supérieurs.

D.—Comment devez-vous vous conduire avec le public?

R.—Je dois être très-raide avec lui, afin de lui inspirer la plus haute idée de l'Administration.

D.—Pourquoi lui inspirer la plus haute idée de l'Administration?

R.—Afin que le pays ne soit jamais induit en tentation de diminuer le nombre des emplois.

D.— Qu'est-ce qu'un emploi?

R.—Une grâce d'état qui permet de traverser, en paix avec sa conscience et son estomac, cette vallée de larmes qu'on appelle la vie.

D.—Tout le monde peut-il remplir un emploi?

R.—Non.

D.—Que faut-il pour cela?

R.—Une commission.

D.—Qu'entendez-vous par une commission?

R.—La commission est une feuille de papier revêtue du sceau officiel qui donne le pouvoir pour faire les fonctions bureaucratiques et la grâce pour les exercer dignement.

D.—D'où vient ce pouvoir?

R.—De Son Excellence qui le transmet à ses Directeurs avec faculté de le communiquer aux autres.

D.—Comment ce pouvoir se transmet-il de Son Excellence jusqu'au dernier employé?

R.—Ce pouvoir se transmet comme il s'est transmis en tout temps, par une succession qui n'a point été interrompue et qui continuera dans les bureaux jusqu'à la consommation des siècles.

D.—En quelle disposition doit-on recevoir sa commission?

R.—Il y a quatre principales dispositions pour recevoir sa commission.

D.—Quelle est la première?

R.—La première est d'être en état de grâce.

D.—Quelle est la seconde?

R.—La seconde est d'y être appelé et de ne s'y pas ingérer de soi-même.

D.—Quelle est la troisième?

R.—La troisième est d'être irréprochable dans son écriture.

D.—Quelle est la quatrième?

R.—La quatrième est d'être animé du zèle de la gloire de l'Administration.

D.—Expliquez ce que c'est que l'Administration?

R.—L'Administration est l'assemblée des fidèles employés, qui, sous la conduite des supérieurs légitimes, ne font qu'un même corps dont Son Excellence est le chef invisible.

D.—Pourquoi dites-vous invisible?

R.—Parce qu'il faut des mérites particuliers pour en obtenir une audience.

D.—Qu'entendez-vous par la gloire de l'Administration?

R.—Sa prépondérance universelle.

D.—Comment l'assurez-vous?

R.—En ne permettant pas que jamais on discute ses actes avec les faibles lumières de la raison. Elle doit être vénérée comme l'arche sainte. Hors de l'Administration, point de salut!

* * * * *

Le catéchisme tomba des mains de Caldas.

—Voilà, dit-il, un fanatique pour qui l'Administration est une religion. Il dit tout haut ce que la France pense tout bas: c'est un signe des temps.

XLVI

Trois mois s'écoulèrent pleins de périls pour Caldas, obligé à la fois d'être présent à son bureau et de suivre les répétitions des Oisifs, de ménager la chèvre de l'Administration et le chou du Théâtre-Français.

Comme il s'en allait en catimini sur les deux heures, au détour d'une galerie quelqu'un lui sauta au cou.

C'était un ancien camarade de collége.

—Que fais-tu ici? demanda-t-il à Romain.

—Rien.

—Tu es donc employé?

—Tu l'as dit. Mais toi-même?

—Depuis six mois, mon cher, je suis attaché au cabinet du ministre.

—Je te demande ta protection, dit Caldas.

—Tout ce que tu voudras, répondit l'attaché du cabinet. Mais viens jusqu'à mon bureau me présenter ta requête, nous causerons mieux qu'ici; j'ai d'excellents londrès.

Romain suivit son ami et pénétra dans un cabinet somptueusement meublé, où l'on ne sentait nullement l'odeur des paperasses.

—Sais-tu que tu es admirablement logé, dit-il.

—Que veux-tu? répondit l'ami, il faut bien orner sa prison; et comme je travaille du matin au soir….

—Tu travailles? dit Romain au comble de l'étonnement. On travaille donc quelque part ici?

—Ah ça! où crois-tu que se fait toute la besogne car enfin il se fait de la besogne au ministère.

—En es-tu bien sûr?

L'attaché du cabinet haussa les épaules.

—Voilà bien, dit-il, les petites idées d'un employé à deux mille francs!

—Je parie d'après ce que j'ai vu, répondit Romain.

—Eh! tu n'as rien vu, mon cher. Tu n'as pas franchi l'horizon des bureaux. Tes collègues sont des fainéants, je le sais. Mais regarde un peu au-dessus de toi. A l'Équilibre, le travail sérieux ne commence qu'au chef de bureau, au sous-chef quelquefois par exception. Et plus on monte, plus la besogne devient âpre et difficile.

—Bravo! dit Caldas, est-ce pour moi que tu poses? Dis-moi tout de suite que l'état-major fait toute la besogne.

—Tu crois rire, tu as dit la vérité. Tous nos employés supérieurs, dont vous jalousez les gros traitements, sont en réalité moins payés que vous, car ils travaillent dix fois, cent fois davantage. D'abord ils se réservent toutes les affaires véritablement importantes, et les autres, celles qu'ils envoient aux bureaux, ils sont, les trois quarts du temps, obligés de les refaire. Nos directeurs, nos chefs de division veillent une nuit sur trois. Victimes de la centralisation, tout leur passe entre les mains et ils sont responsables de tout. Quant au Ministre, il travaille à lui seul autant que tout le ministère.

—Tu m'épouvantes, dit Romain; alors je retire ma demande de protection.

—Tu fais aussi bien, répondit l'ami. Où ma protection te conduirait-elle, grand Dieu! à être sous-chef dans sept ou huit ans; et moi-même aurai-je encore une influence dans six mois? Que diable es-tu venu faire ici?

—Faire ma carrière, comme tout le monde; ne puis-je pas prétendre aux plus hauts emplois?

—Encore une erreur, reprit l'attaché du cabinet. L'Administration mène à tout, sauf à ses hauts emplois. Celui qui veut y arriver doit commencer par faire toute autre chose.

—Cependant il y a parmi nous des gens très-capables et qui ont tout ce qu'il faut pour parvenir.

—Je ne te dis pas le contraire; mais ils ne parviennent pas, et ils ne dépassent pas une fois sur mille le grade de chef de bureau.

—A qui la faute?

—Eh! le sais-je?

—On les décourage, reprit Romain. Ainsi, moi, je connais un simple commis qui ne serait pas déplacé à la tête d'une division, et tout le monde l'avoue. Tu le connais peut-être, un nommé Lorgelin. On dit qu'il n'arrivera jamais, personne ne dirait pourquoi.

—Je puis te le dire, moi! Lorgelin est victime d'une lettre anonyme. C'est le poignard dont s'arment les misérables dans l'administration de l'Équilibre. Il n'y a point de position sûre jusqu'à ce qu'on ait atteint les hautes régions. Vous êtes toujours à la merci d'un lâche ou d'un goujat.

—Comment peut-on accorder créance à de pareilles dénonciations! fit
Caldas. On fait une enquête, au moins.

—Eh! mon cher, on jette la lettre au feu, mais l'impression reste.

—Ceci, dit Romain, est la dernière goutte d'eau. Ma détermination est prise. On joue demain une pièce de moi aux Français. Si je ne suis pas outrageusement sifflé, je donne ma démission.

—Comment! la pièce qu'on donne demain, les Oisifs, est de toi! Tu as réussi à te faire jouer à la Comédie-Française?

—J'en suis surpris moi-même, mais c'est ainsi.

—Alors, mon cher garçon, ne te plains jamais de l'Administration, tu vois bien qu'elle mène à tout.

XLVII

C'était le lendemain de la première représentation des Oisifs, qui avaient obtenu un immense succès.

Caldas, que l'émotion avait empêché de dîner la veille, déjeunait de bon appétit entre mademoiselle Célestine et Saint-Adolphe. Sa modeste chambre d'hôtel garni était la salle du banquet, mais le menu avait été fourni par Chevet.

Saint-Adolphe avait la parole:

—Savez-vous, disait-il à son collaborateur, que votre succès d'hier soir avance diablement mes affaires. L'Odéon met demain notre pièce en répétition.

—Et j'y aurai un rôle? demanda mademoiselle Célestine.

—Il y en a un, reprit le galant chef de bureau, que j'ai écrit exprès pour vous. Mais revenons à la représentation d'hier. Tout l'Équilibre y était, et par ma foi, j'ai lieu d'être satisfait de nos bureaucrates.

—Je parie, dit mademoiselle Célestine, que chacun d'eux croyait avoir fait la pièce.

—Parbleu! répondit Saint-Adolphe, qui croyait bien avoir fait la moitié du Zèle. J'ai vu dans des loges un directeur et deux chefs de division. Got a joué devant un parterre de chefs de bureau.

—Est-ce pour cela, dit Romain, que j'ai entendu deux coups de sifflet au troisième acte?

—C'était mon ancien sous-chef, dit Saint-Adolphe; quelle canaille!

—J'ai idée, reprit Romain, que ce doit être l'inconnu qui a hérité de mon tiroir et n'a pas jugé à propos de me rendre mon troisième acte. Il aura trouvé la seconde épreuve plus faible que la première; il a fait preuve de goût.

Mademoiselle Célestine, de sa blanche main, servit le café aux convives.

Caldas prit une feuille de papier et, sous la dictée de Saint-Adolphe, il commença à écrire sa démission.

A ce moment la porte s'ouvrit, et M. Krugenstern apparut.

Il était radieux aujourd'hui, M. Krugenstern; il avait eu un billet pour la première représentation, un billet de famille; il y avait mené sa femme et ses deux demoiselles. Il avait ri, il avait pleuré, il avait applaudi surtout.

Quelque chose de la gloire de Romain rejaillissait sur lui, et il avait dit au foyer, dans un cercle de journalistes:

—C'édre moi gue che l'hapille!

Aussi il venait proposer à son client de lui faire douze habillements complets.

—Ah! prenez garde, dit Romain, posant sa plume, c'est que je quitte le ministère.

—Che fus audorise, répondit M. Krugenstern.

La réussite n'a point fait oublier à Caldas son savoir vivre. Il reconnaît encore ses amis, quand il les rencontre.

Sa démission envoyée officiellement par la poste, il se rendit au ministère prendre congé des gens à côté desquels il avait vécu.

M. Le Campion est le dernier qu'il eut l'honneur de saluer.

Cet homme impénétrable se départit en cette circonstance de son mutisme habituel:

—J'ai vu votre pièce, lui dit-il; elle révèle un grand talent. Vous avez tort pourtant de quitter l'Administration; votre écriture s'y était beaucoup améliorée.

FIN.
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