Les grandes journées de la Constituante
Des spectateurs de tout rang et en grand nombre ne manquèrent pas de se trouver sur le chemin depuis Pantin jusqu'au pont tournant du jardin des Tuileries. Le poids de la chaleur ne rebuta personne, et l'on ne s'ennuya pas d'attendre: on avoit tant de choses à se communiquer sur le saint du jour et c'étoit à qui dirait son mot. On passa en revue les faits et gestes du héros de la fête. On s'étonna d'avoir été si longtemps dupe de ce rustre couronné, dont les pièges avoient été aussi grossiers que la personne….
Ceux qui tenoient pour le ci-devant, ils étoient en petit nombre, observoient tout et osoient à peine souffler. On en vit quitter la partie plutôt que d'être contraints à se couvrir en la présence du roi, leur maître; car bien longtemps avant le passage du cortège on convint de cette nouvelle étiquette: on ne fit grâce à personne; ceux qui ne portoient de chapeaux que sous le bras, comme les autres. Plusieurs d'entre le peuple, qui n'en avoient point du tout, ne voulurent pas néanmoins être en reste; ils se ceignirent la tête d'un mouchoir. On fut sans miséricorde pour les femmes coiffées d'un chapeau noir. [Note: Marie Antoinette à son départ portait un chapeau noir.] On fit main basse dessus: A bas le Chapeau, leur disoit-on, et pour décider les plus irrésolues, on leur ajoutoit: Voudriez-vous, vous, honnête femme, avoir quelque ressemblance avec l'autrichienne? Cette considération portoit coup.
La plupart des piques avoient un pain embroché dans le fer de la lance comme pour faire entendre à Louis XVI que l'absence d'un roi ne cause point la famine. Si notre ci-devant avoit la vue moins courte, il auroit pu lire cette inscription en tête d'un piquet de citoyens mal vêtus, mal armés, mais pénétrés des bons principes:
Vive la Nation
La loi…
[Note: Le Roi a été supprimé.]
C'étoit un spectacle imposant et magnifique vu des Champs-Elysées que ces 20 mille baïonnettes parsemées de lances, escortant avec gravité, à travers une population de 300 mille individus, un roi caché dans le fond de son coche, et cherchant à se dérober aux regards de toute une multitude dont il se promettoit trois jours auparavant la conquête et l'esclavage. Le soleil, dont les fuyards avoient prévenu le lever, le soleil, dans toute sa pompe, éclaira de ses derniers rayons leur rentrée ignominieuse au palais des Tuileries, comme pour apprendre aux despotes que leur règne va finir. Quel beau moment que celui où l'on vit tout le peuple de la première cité du monde humilier tous les potentats de la terre dans la personne de Louis XVI, montrer aux nations comme il convient de châtier les monarques, dédaigner de répandre le sang corrompu d'un roi réfractaire, et le réserver pour servir d'épouvantail à ses pareils! Mais peut-être que la journée du 14 juillet 1789 étoit encore plus belle. [Note: Les Révolutions de Paris du 25 juin au 2 juillet 1791.]
CHAPITRE VI
LE MASSACRE DU CHAMP-DE-MARS
LE PROBLÈME POLITIQUE AU LENDEMAIN DE VARENNES
La fuite du roi avait en fait suspendu la Constitution. Son retour augmenta les difficultés. Un roi parjure, qui avait solennellement répudié ses serments, qui était allé solliciter l'aide de l'étranger pouvait-il être rétabli en fonctions? Et d'autre part, si on le déposait, par qui, par quoi le remplacerait-on?
Un député du côté gauche, Thomas Lindet, dès le 22 juin, définit ainsi le problème politique qui se posait devant l'Assemblée et devant la France:
Louis XVI remontera-t-il sur le trône d'où il est descendu?
Aura-t-il un successeur?
Quel rôle pourrait jouer Louis-Philippe? [Note: Philippe d'Orléans, premier prince du sang, le futur Philippe-Égalité.]
La France ne sera-t-elle pas une République?
Quand partirons-nous? [Note: Quand la Constituante se séparera-t-elle? Un de ses premiers actes fut de suspendre les élections déjà commencées pour la nomination de la Législative.]
Comment nous en tirerons-nous? [Note: Thomas Lindet à Robert Lindet, 22 juin 1791.]
Le même député montrait un peu plus tard toutes les difficultés qu'offrait chacune des solutions possibles et critiquait âprement celle qui fut finalement adoptée: le rétablissement de Louis XVI.
Nous sommes dans une position fâcheuse. La très petite minorité [de l'Assemblée] pense que le contrat social est rompu par le parjure; la petite minorité ne peut gagner l'organisation provisoire d'un conseil exécutif; tout ce qui a l'air d'approcher de cette idée met en rage ceux qui veulent une idole.
On veut un roi; il faut prendre un imbécile, un automate, un fourbe, un parjure, que le peuple méprisera, qu'on insultera, qui conspirera, et contre lequel il est à craindre qu'on ne se porte à des violences, au nom duquel on entreprendra chaque jour de nouvelles tentatives, sous le nom duquel des fripons régneront; ou bien il faut subir une minorité de 12 ans, [Note: Le dauphin avait six ans. Sa majorité était fixée à 18 ans.]— querelles pour la régence, avoir un roi détrôné, trois contendants à la régence, [Note: Ces trois prétendants étaient le duc d'Orléans et les deux frères du roi, Artois et Provence.] aucun n'ayant, ni la capacité ni l'opinion publique,—ou bien il faut laisser le roi en curatelle perpétuelle, lui donner un conseil électif. Ce mot fait peur, je ne sais pas comment se tirera l'Assemblée d'un aussi mauvais pas, qui compromet le sort de la France pour longtemps. Les trois entrées du roi dans Paris [Note: Ces trois entrées étaient celles du 17 juillet 1789, du 6 octobre 1789 et du 25 juin 1791.] sont des leçons perdues; il ne les comprend pas. Il croit que ce sont des triomphes; il se plaint de ce que l'on a empêché l'affection du peuple d'éclater et de lui donner des témoignages d'allégresse.
Qu'espère-t-on d'un chef aussi avili? Il est difficile de se promettre la paix et le calme d'ici à longtemps. [Note: Thomas Lindet à Robert Lindet, 14 juillet 1791.]
LES GRANDS CLUBS
L'agitation pour le détrônement de Louis XVI fut conduite en première ligne par le Club des Cordeliers et par le Cercle social. Les Jacobins, d'abord partagés, se laissèrent gagner finalement par le mouvement, mais ce fut au prix d'une scission. Leurs éléments modérés se réunirent au couvent des Feuillants à la veille du massacre du Champ-de-Mars. Les lignes qui suivent essaient de fixer les différences qui caractérisaient chacun des trois grands clubs démocratiques.
Les Jacobins sont à l'origine une réunion des députés qui se concertent pour préparer les votes de l'Assemblée et pour assurer ensuite leur exécution. Même quand ils s'ouvrent aux simples particuliers, l'élément parlementaire continue d'y prédominer. Les cotisations élevées exigées à l'entrée en éloignent les petits bourgeois. Par le réseau de leurs sociétés affiliées comme par la qualité de leurs membres dirigeants, ils répandent leur influence sur toute la France.
LE MASSACRE DU CHAMP-DE-MARS
Les Jacobins doivent à leur recrutement d'être un club parlementaire et bourgeois et à leur organisation d'être un club national.
Le Cercle social, qui groupe, une fois par semaine, au cirque du Palais-Royal depuis octobre 1790 les Amis de la Vérité, est avant tout une Académie politique. On ne s'y occupe en public qu'accessoirement ou extraordinairement d'objets particuliers. Les séances sont remplies par les discussions de principes, par l'exposé de plans de cité future, par de véritables conférences, politiques sans doute, mais à tournure philosophique. [Note: L'abbé Fauchet y exposa et y discuta pendant six séances les principales idées du Contrat social au moment où l'Assemblée votait la Constitution.] Les assistants sont des invités. Ils ne prennent pas part à la direction du club qui reste aux mains d'un directoire secret, le Cercle social proprement dit, loge maçonnique dont Nicolas de Bonneville, esprit fumeux et hardi, est le grand chef. Le grand point est d'instruire, de préparer les esprits à des changements profonds qu'on se borne du reste à annoncer en termes voilés et mystérieux.
Les Amis de la Vérité font appel aux hommes de toutes les nations. Ils sont essentiellement cosmopolites et ils rêvent d'une sorte de République universelle, où il n'y aurait plus de riches ni de pauvres, ni de religions positives, mais un dressage vertueux et civique. L'idéologie ne fleurit nulle part mieux que dans ce milieu singulier, où les hardiesses de l'avenir se présentent sous la gangue du passé.
Les Amis des droits de l'homme ne ressemblent ni aux Amis de la Constitution ni aux Amis de la Vérité. Leur ambition est plus modeste, Leur objet plus précis, plus pratique. Ils n'aspirent pas, au début tout au moins, à tracer des directions à la Constituante, ils n'agitent aucun projet de reconstruction sociale, nationale ou internationale. «Leur but principal, dit leur charte constitutive, l'arrêté du 27 avril 1790, est de dénoncer au tribunal de l'opinion publique les abus des différents pouvoirs et toute espèce d'atteinte aux droits de l'homme.» Autrement dit, ils se donnent comme les protecteurs de tous les opprimés, les défenseurs des victimes de toutes les injustices, les redresseurs de tous les abus particuliers ou généraux. Leur mission est essentiellement une mission de surveillance et de contrôle à l'égard de toutes les autorités. Ils arborent en tête de leurs papiers officiels «l'oeil de la surveillance», il grand ouvert sur toutes les défaillances des élus et des fonctionnaires. Leurs séances débutent, en guise de benedicite, par la lecture de la déclaration des droits.
Les Jacobins s'occupent avant tout de la rédaction des lois, les Cordeliers de leur mise en pratique. Les Amis de la Vérité formulent les théories, les Amis des droits de l'homme s'intéressent aux faits de la vie courante. Ils ne chérissent pas la Liberté, l'Égalité en paroles. Ils en exigent la consécration dans les réalités. Ceux-là s'attaquent davantage aux idées, ceux-ci aux personnes. Ils provoquent des dénonciations, ils entreprennent des enquêtes, ils visitent dans les prisons les patriotes opprimés, ils leur donnent des défenseurs, ils sollicitent en leur faveur auprès des autres clubs ou des autorités, ils saisissent l'opinion par des placards, ils viennent en aide aux familles des victimes par des souscriptions, etc. Bref, ils sont un groupement d'action et de combat. Ainsi, ils restent fidèles à la tradition de l'ancien district des Cordeliers qui protégeait Marat contre les records du Châtelet, au besoin à force ouverte. Ainsi, ils restent en contact avec le peuple des travailleurs et des petites gens, continuellement et directement intéressés à leurs démarches.
Ils n'accueillent pas seulement parmi eux des hommes de toutes les conditions, de simples citoyens passifs, ils permettent aux femmes d'assister à leurs séances et de prendre part aux délibérations et par là ils ressemblent aux Amis de la Vérité….
… Y eut-il parmi les Cordeliers un homme dont on puisse dire que l'influence fut dirigeante, un chef? Une légende trop communément acceptée, a donné ce rôle à Danton. Légende fausse. Si Danton exerça une action considérable dans l'ancien district, dont il fut quatre fois président, son action au club échappe à l'examen. Il n'y parut presque jamais. Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'il fut inscrit sur la liste des membres, c'est que les Cordeliers le comptent comme un des leurs. Mais il n'assiste pas aux séances, il n'y prend pas la parole. Les actes officiels émanés du club, les comptes rendus des journaux sont muets à son endroit…. [Note: A. Mathiez, Le club des Cordeliers pendant la crise de Varennes et le massacre du Champ-de-Mars, 1910, pp. 5-12.]
LES SOCIÉTÉS FRATERNELLES
Les Cordeliers ne commencèrent à jouer un rôle important qu'au moment où ils eurent derrière eux ou à côté d'eux les sociétés fraternelles….
La première en date des sociétés fraternelles et la plus célèbre, celle qu'on appelait la société fraternelle tout court, fut fondée le 2 février 1790 par un pauvre maître de pension Claude Dansard…. Tous les soirs, dans une des salles de ce même couvent des Jacobins de la rue Saint-Honoré où siégeaient les Amis de la Constitution, il rassemblait les artisans, les marchands de fruits et de légumes du quartier, avec leurs femmes et leurs enfants, et il leur lisait, à la lueur d'une chandelle qu'il apportait dans sa poche, les décrets de la Constituante qu'il expliquait ensuite. Peu à peu, le public de Dansard grossit. Quelques-uns des assistants se cotisèrent pour assurer un éclairage de plus longue durée. Les séances purent ainsi se prolonger jusqu'à 10 heures du soir. En février 1791, on exigea une cotisation d'un sou par membre et on loua les chaises au profit de l'oeuvre.
Les premières réunions organisées par Dansard datent de février 1790. Ce n'est qu'à la fin de la même année que la presse patriote les signale et les donne en exemple. L'article de la Chronique de Paris sur les débuts de la société fraternelle est du 21 novembre 1790. Date significative! La lutte s'organise en ce mois de novembre 1790 contre la Constitution civile du clergé. Les aristocrates viennent de tourner contre la Révolution la meilleure des armes. Ils commencent à exploiter le sentiment religieux encore très profond dans les masses. Il n'est pas étonnant que les patriotes aient senti le péril et que, pour le conjurer, ils aient songé à généraliser l'institution d'éducation civique qui fonctionnait déjà obscurément depuis des mois dans le couvent même où délibéraient les Jacobins…. Si les patriotes de toutes les nuances coopérèrent à la formation des sociétés fraternelles, il paraît cependant résulter des documents que ceux qui deviendront plus tard les Montagnards et parmi eux particulièrement les Cordeliers exercèrent sur elles dès le début une action prépondérante. Les premières en date prennent naissance dans le voisinage immédiat du club, sur l'initiative de ses membres….
Toutes ou presque toutes ces sociétés sont animées sensiblement du même esprit qui est un esprit de défiance et d'action démocratiques. Par là encore elles devaient se rapprocher forcément des Cordeliers avec lesquels elles avaient tant d'affinités…. Très vite elles constituèrent la garde personnelle des chefs populaires, le noyau permanent de toutes les manifestations…. [Note: A. Mathiez, op. cit., pp. 14-21. ]
Citons parmi les principales sociétés fraternelles, celle que fonda le graveur Sergent, rue Mondétour, maison de M. Thierri, marchand de vins, le 19 décembre 1790,—celle que fonda l'abbé Danjou le même jour, à l'église Saint-Jean,—le club civique du Théâtre français fondé en novembre 1790, —les Ennemis du despotisme (anciens vainqueurs de la Bastille) qui datent du 2 janvier 1791,—la société des Minimes fondée par Tallien le même jour,—la société de Sainte-Geneviève, séante aux Carmes de la place Maubert, fondée le 6 mars 1791 sous la direction de Méhée-Latouche,—la société des Nomophiles présidée par Concedieu,—la société des Indigents, etc. Toutes avaient ceci de commun qu'elles s'ouvraient aux citoyens passifs, aux femmes comme aux hommes. C'est par elles que s'est faite l'éducation politique des masses, par elles que furent levés et embrigadés les gros bataillons populaires les jours de manifestation et d'émeute.
LE MOUVEMENT CORDELIER
Si le club des Cordeliers exerça une action prépondérante dans l'agitation pour le détrônement de Louis XVI, c'est qu'il avait groupé autour de lui, depuis plusieurs mois déjà, toutes les forces démocratiques pour la lutte contre la Constituante embourgeoisée. Sans être républicains, ils réclamaient le gouvernement direct selon les idées du Contrat Social, ils dénonçaient avec force toutes les violations des principes de la déclaration des droits: la distinction des citoyens actifs et passifs, le cens d'éligibilité (le marc d'argent), les restrictions apportées au droit de pétition, au droit de porter les armes, etc. Leur mouvement est déjà un mouvement de classe, qui tournera facilement à l'émeute.
Dès le mois de mai 1791, les Cordeliers et les sociétés fraternelles se rapprochent et se fédèrent. Un comité central leur sert de lien. Ce comité tient ses deux premières séances les 7 et 10 mai dans le local même des Cordeliers, au couvent de la rue de l'Observance, d'où la municipalité va les expulser le lendemain. Les séances sont présidées par le Cordelier Robert qui mène depuis sept mois dans son journal, le Mercure national, une vive campagne en faveur de la République. Le comité central se déplace avec les Cordeliers eux-mêmes. Il se transporte le 14 avec eux dans le jeu de Paume du sieur Bergeron. Mais les Cordeliers sont orgueilleux. Ils ne veulent pas partager leur influence avec le Comité qui s'élève au-dessus d'eux. Une brouille survient. Le Comité central cherche un local qui soit à lui. Il se réunit d'abord, le 17 mai, chez Robert lui-même, rue des Marais, n° 2, puis rue Glatigny, à la Cité, dans la maison de M. de Lombre, traiteur.
Le Comité et son chef Robert se préoccupaient de gagner le coeur des ouvriers de Paris. Quand Bailly, le 4 mai, avait fait défense aux charpentiers de se coaliser pour imposer un prix uniforme aux patrons, Robert avait protesté contre cet «acte de tyrannie». «Défendre aux ouvriers défaire leur prix, s'était-il écrié, n'est-ce pas les soumettre à un prix qu'ils n'auraient pas fait? Et si les maîtres ne sont point obligés d'accéder aux prix des ouvriers, pourquoi voudrait-on que les ouvriers accédassent aux prix des maîtres?» Pour apprécier toute l'importance de ces paroles, alors très nouvelles sous une plume bourgeoise, il faut se rappeler qu'elles étaient prononcées en pleine bataille ouvrière. Les grèves furent nombreuses à Paris dans ces mois d'avril et mai 1791, grève des charpentiers, grève des typographes, grèves des maréchaux ferrants. Le Comité central de Robert ne se proposait rien moins que de grouper et de coordonner, de diriger aussi le mouvement ouvrier.
Au mois de juin, à la veille de la réunion des assemblées primaires, l'agitation contre le régime électoral censitaire se fait plus profonde et plus générale. Le 14 juin, les commissaires des sociétés fraternelles réunis au Comité central adoptent une courte et énergique pétition rédigée par Bonneville: «Pères de la Patrie, ceux qui obéissent à des lois qu'ils n'ont pas faites ou sanctionnées sont des esclaves. Vous avez déclaré que la loi ne pouvait être que l'expression de la volonté générale, et la majorité est composée de citoyens étrangement appelés passifs. Si vous ne fixez le jour de la sanction universelle de la loi par la totalité absolue des citoyens, si vous ne faites cesser la démarcation cruelle que vous avez mise, par votre décret du marc d'argent, parmi les membres d'un peuple frère, si vous ne faites disparaître ces différents degrés d'éligibilité qui violent si manifestement votre déclaration des droits de l'homme, la patrie est en danger. Au 14 juillet 1789, la ville de Paris contenait 500,000 hommes armés: la liste active publiée par la municipalité offre à peine 80,000 citoyens. Comparez et jugez.»
Treize sociétés populaires avaient signé, par leurs commissaires, cette pétition menaçante où on lisait ces mots avant-coureurs d'insurrection: La Patrie est en danger! La pétition fut affichée dans tout Paris et répandue en province….
La force du mouvement démocratique est attestée par l'appui qu'il trouvait dans la grande presse, par l'adhésion explicite de plusieurs sections de Paris, par le concours des artistes, savants, ingénieurs, inventeurs et ouvriers groupés dans la société du point central des arts et métiers qui tenait ses réunions au Cercle social, par l'agitation qui s'étend en province, par la tentative, d'ailleurs infructueuse, des fayettistes pour créer des sociétés fraternelles de leur parti. Elle est mieux attestée encore par les craintes de plus en plus vives que manifestaient les journaux dévoués à l'Assemblée et à Lafayette…. [Note: Le Babillard, la Feuille du jour, les Philippiques, l'Ami des patriotes, etc.]
«Il est temps, écrivait l'Ami des patriotes du 18 juin, que les gens de bien de tous les partis se réunissent contre l'ennemi commun: ce n'est pas de liberté seulement qu'il s'agit, c'est de propriété, c'est d'existence….» Il était difficile de dire plus clairement que la lutte engagée était une lutte de classes. De pareils appels dans les journaux gouvernementaux annoncent d'ordinaire les fusillades. Celui-ci, paru deux jours avant Varennes, quatre jours après le vote de la loi Chapelier, [Note: Cette loi interdisait les coalitions et supprimait par suite le droit de grève] ne précéda que d'un mois le massacre du Champ-de-Mars. Dès la fin de décembre 1790, le Journal des clubs comparait aimablement les démocrates aux voleurs et aux brigands et appelait contre eux, en termes plus violents que ceux dont se servait habituellement Marat, une répression prompte et énergique.
On ne comprend rien aux événements qui ont suivi la fuite du Roi si on n'a pas constamment présente à l'esprit cette lutte sociale. L'événement de Varennes fut exploité par les deux partis patriotes qui essayèrent de le faire tourner à leur avantage. Je ne mets pas en doute que si Louis XVI ne fut pas détrôné en juin 1791, c'est à cet antagonisme des classes qu'il le dût. Il fut l'enjeu de leur combat. [Note 3: A. Mathiez, op. cit., pp. 30-34.]
LES RÉPUBLICAINS
Avant Varennes, les républicains n'étaient qu'une poignée de littérateurs et de publicistes. Leur propagande était toute théorique, presque académique. Le parjure royal donna à leurs idées une actualité saisissante.
Dans toute la France se produisirent des manifestations antimonarchiques. Les pétitions affluèrent à l'Assemblée contre «le roi de Coblentz». A Paris, le club des Cordeliers votait dès le 21 juin une pétition rédigée par Robert qui se terminait ainsi: «Législateurs, vous avez une grande leçon devant les yeux, songez bien qu'après ce qui vient de se passer, il est impossible que vous parveniez à inspirer au peuple aucun degré de confiance dans un fonctionnaire appelé roi; et, d'après cela, nous vous conjurons, au nom de la patrie, ou de déclarer sur-le-champ que la France n'est plus une monarchie, qu'elle est une république; ou au moins d'attendre que tous les départements, toutes les assemblées primaires aient émis leur voeu sur cette question importante, avant de penser à replonger une seconde fois le plus bel empire du monde dans les chaînes et dans les entraves du monarchisme.»
Les Cordeliers étaient des démocrates mais l'opinion républicaine ralliait aussi une partie des patriotes conservateurs, des gens comme La Rochefoucauld, Dupont de Nemours, Condorcet, Achille Duchatelet, Brissot, tous plus ou moins directement attachés à Lafayette, et la plupart membres de ce club de 89 qui s'opposait depuis un an à la politique démocratique des jacobins. Cette circonstance rendit suspecte la propagande républicaine à des démocrates aussi convaincus que Robespierre. Robespierre soupçonna que Lafayette et ses amis voulaient compromettre les démocrates dans une agitation républicaine prématurée qui servirait de prétexte à une répression. Il crut habile de faire porter sa campagne uniquement sur la punition du roi parjure et de réserver la question de la république et de la monarchie à une consultation populaire. Il a lui-même très bien défini son attitude dans son journal Le Défenseur de la Constitution. Il s'adresse à Brissot et à ses amis:
Tandis que nous discutions à l'Assemblée constituante la grande question si Louis XVI était au-dessus des lois, tandis que, renfermé dans ces limites, je me contentais de défendre les principes de la liberté sans entamer aucune autre question étrangère et dangereuse,… soit imprudence, soit tout autre chose, vous secondiez de toutes vos forces les sinistres projets de la faction. Connus jusques là par vos liaisons avec Lafayette et pour votre grande modération; longtemps assidus d'un club demi-aristocratique [le club de 1789], vous fîtes tout à coup retentir le mot de république. Condorcet [Note: Robespierre n'avait pas oublié que Condorcet avait voulu réserver aux seuls propriétaires l'exercice des droits politiques, qu'il avait critiqué la déclaration des droits, protesté contre la suppression des titres de noblesse et des armoiries, contre la confiscation des biens d'église, etc.] publie un traité sur la république, dont les principes, il est vrai, étaient moins populaires que ceux de notre constitution actuelle. Brissot répand un journal intitulé Le Républicain et qui n'avait de populaire que le titre. Une affiche dictée dans le même esprit, rédigée par le même parti sous le nom du ci-devant marquis Du Chatelet, parent de Lafayette, ami de Brissot et de Condorcet, avait paru dans le même temps sur tous les murs de la capitale. Alors tous les esprits fermentèrent, le seul mot de république jeta la division parmi les patriotes, donna aux ennemis de la liberté le prétexte qu'ils cherchaient de publier qu'il existait en France un parti qui conspirait contre la monarchie et contre la constitution; ils se hâtèrent d'imputer à ce motif la fermeté avec laquelle nous défendions à l'Assemblée constituante les droits de la souveraineté nationale contre le monstre de l'inviolabilité…. [Note: Défenseur de la Constitution, introduction intitulée Exposition de mes principes.]
Quoi qu'il en soit, que Robespierre ait été dans la vérité ou dans l'erreur en prêtant des arrière-pensées aux républicains du groupe Brissot-Condorcet, il est certain que les divisions des républicains démocrates (ceux du groupe cordelier) et des républicains conservateurs (ceux du groupe Condorcet) ont paralysé jusqu'à un certain point l'opposition qu'ils firent au maintien de la monarchie.
LES ORLÉANISTES
La solution orléaniste rencontra un moment une grande faveur dans les milieux jacobins. Le jour même du retour du roi, le 25 juin, le journal de Perlet proposait de nommer le duc d'Orléans régent avec un conseil exécutif. Le duc d'Orléans déclina le lendemain toute candidature à la régence, «renonçant dans ce moment et pour toujours aux droits que la Constitution lui donnait», mais cette renonciation n'empêcha pas le courant orléaniste de grandir. A défaut du père on prendrait le fils, le duc de Chartres [le futur Louis-Philippe], qui commandait un régiment à Vendôme et qui fréquentait assidûment les jacobins. L'abbé Danjou, Anthoine, Réal, Danton, d'autres encore se firent au club les champions de la solution orléaniste. Le 29 juin, Anthoine prononça l'éloge du «généreux colonel qui, dans notre dernière séance, a déclaré qu'il marcherait à l'ennemi comme simple soldat si l'on croyait que sa place pût être mieux remplie». Ce généreux colonel était le duc de Chartres. Des républicains comme Brissot se rallieront à la régence d'un d'Orléans. Brissot rédigera avec Danton la première pétition du Champ-de-Mars où on demandait le remplacement de Louis XVI par «les moyens constitutionnels», c'est-à-dire par un d'Orléans.
L'ASSEMBLÉE REFUSE DE DÉTRÔNER LOUIS XVI
Dès le premier moment l'Assemblée conduite par Barnave et les Lameth manifesta sa répugnance pour la solution orléaniste comme pour la solution républicaine. Dans son adresse aux Français du 22 juin elle dénonça non la fuite, mais l'enlèvement du roi. Le lendemain Thouret proposait de mettre en arrestation ceux qui oseraient porter atteinte au respect dû à la dignité royale. Le 25 juin, l'Assemblée suspendait les élections déjà commencées pour la nomination de la Législative, de crainte que les assemblées primaires et électorales ne se prononçassent pour une nouvelle Constitution. Louis XVI fut considéré comme inviolable. Seuls les complices de son «enlèvement» furent poursuivis. L'Assemblée s'engagea à rétablir le roi dans la plénitude de ses pouvoirs aussitôt qu'il aurait accepté la Constitution qu'elle se mit à reviser dans un sens rétrograde.
Si la Constituante s'est refusée à détrôner Louis XVI, c'est sans doute par crainte d'une intervention des puissances étrangères, par crainte aussi d'une guerre civile que ne manqueraient pas de déchaîner, croyaitelle, les différents prétendants au trône du monarque déchu, mais c'est aussi et c'est surtout par crainte que la déchéance du roi ne profitât au parti démocratique. Le duc d'Orléans s'appuyait sur les jacobins et même sur une partie des Cordeliers. Lafayette, son rival et son ennemi, voyait sa main dans tous les troubles qui agitaient la capitale. Barnave, Duport et les Lameth combattaient avec acharnement depuis six mois le parti démocratique qui leur reprochait leur trahison dans la question du cens électoral, des droits politiques des hommes de couleur, etc. Ils craignirent que l'avènement du duc d'Orléans, soit comme régent, soit comme roi, ne fut aussi l'avènement de leurs rivaux. Ils préférèrent garder Louis XVI, tout discrédité qu'il fut, parce qu'ils pensaient que ce roi qui leur devrait la couronne ne pourrait pas gouverner sans eux et sans la classe sociale qu'ils représentaient.
La raison profonde de la décision de l'Assemblée fut dite par Barnave dans son discours du 15 juillet:
Tout changement dans la constitution est fatal, tout prolongement de la révolution est désastreux . Je place ici la véritable question: Allons-nous terminer la révolution, allons-nous la recommencer? Si vous vous défiez une fois de la Constitution, quel sera le point où vous vous arrêterez? Que laisserez-vous à vos successeurs?…
Vous avez rendu tous les hommes égaux devant la loi; vous avez consacré l'égalité civile et politique; vous avez repris pour l'État tout ce qui avait été enlevé à la souveraineté du peuple; un pas de plus serait un acte funeste et coupable, un pas de plus dans la ligne de la liberté serait la destruction de la royauté, dans la ligne de l'égalité, la destruction de la propriété. Si l'on voulait encore détruire, quand tout ce qu'il fallait détruire n'existe plus, si l'on croyait n'avoir pas tout fait pour l'égalité, quand l'égalité de tous les hommes est assurée, trouverait-on encore une aristocratie à anéantir, si ce n'est celle des propriétés?… Il est donc vrai qu'il est temps de terminer la révolution; que si elle a dû être commencée et soutenue pour la gloire et le bonheur de la nation, elle doit s'arrêter quand elle est faite et qu'au moment où la nation est libre, où tous les Français sont égaux, vouloir davantage, c'est vouloir commencer à cesser d'être libres et devenir coupables. [Note: Moniteur.]
LA PÉTITION
Quand les Cordeliers et les sociétés fraternelles qui gravitaient dans leur orbite apprirent vers le 12 juillet que les comités de l'Assemblée étaient décidés à mettre Louis XVI hors de cause, ils s'efforcèrent de prévenir le vote qu'ils redoutaient par des manifestations et des pétitions réitérées.
Le 15 juillet, les Cordeliers et les Amis de la Vérité décidèrent de ne pas reconnaître le décret par lequel l'Assemblée venait, le jour même, d'innocenter Louis XVI. Ils se rendirent en masse au local des jacobins et déterminèrent ceux-ci à nommer cinq commissaires, Lanthenas, Sergent, Danton, Ducancel et Brissot, pour rédiger une pétition contre le rétablissement du roi parjure.
LES JACOBINS ET LA PREMIÈRE PÉTITION DU CHAMP-DE-MARS
Le député de Metz Anthoine, ami de Robespierre, qui présidait la séance des Jacobins du 15 juillet au soir où la pétition contre le rétablissement de Louis XVI fut décidée, a raconté en ces termes ce qui s'est passé au club, dans une déposition qu'il fit le 23 août, devant le tribunal chargé d'informer sur les responsabilités du massacre:
A 7 heures je me rendis aux Jacobins. Je trouvai le fauteuil occupé par M. Laclos [Note: Choderlos de Laclos, romancier et chancelier du duc d'Orléans.] qui étoit ainsi que moi secrétaire de la société et qui présidoit en l'absence de M. Bouche. [Note: Député de Provence.] Il me dit qu'il étoit extrêmement tourmenté, que l'on vouloit parler sur le décret rendu le matin par l'Assemblée nationale, [Note: Ce décret innocentait Louis XVI par prétérition.] qu'il ne le souffrirait pas et qu'il alloit me céder le fauteuil, parce qu'étant député, il présumoit que je pourrais plus facilement contenir les orateurs. Fortement indisposé d'un mal de poitrine et fort éloigné moy-même de vouloir que l'on parlât du décret, je refusay constamment de remplir les fonctions de Président. Cependant, plusieurs membres de la société rendoient compte du décret, un d'eux même en donna lecture et fit remarquer que le décret ne prononçoit rien absolument sur le sort du roy. Or, il étoit impossible d'interdire à la société de parler d'un décret qui n'étoit pas explicitement rendu. Pour détourner l'attention de la société, je montai à la tribune pour proposer une motion d'ordre fort étrangère au sujet. On refusa de m'entendre et, par acclamation, on me força de présider malgré l'épuisement de mes forces. Alors je priai M. de La Clos d'engager M. Petion à s'opposer à ce qu'on parlât du décret. M. Biauzat prit la parole et, en mon nom, il invita la société à écarter cet objet de la délibération. Je ne le désavouai point. M. La Clos proposa alors une pétition tendante à prier l'Assemblée nationale de s'expliquer sur le sort du Roy. Cette proposition ne contenant rien que de légal fut mise à la discussion. Vers 9 heures environ on vint me dire qu'il arrivoit 8000 hommes du Palais-Royal [Note: Cette foule avait assisté à la réunion ordinaire des Amis de la Vérité au cirque du Palais-Royal où Sergent et Momoro avaient pris la parole contre le rétablissement de Louis XVI.] et je donnai ordre qu'on fermât les deux grilles et je levay la séance. On vint me dire ensuite que ces 8000 hommes avoient des intentions hostiles et que nous étions dans un grand danger. Je repris ma place. Tous les membres de la société s'assirent pour éviter la confusion. M. Daubigny observa que nous devions mourir dans notre salle. Un instant après une grande quantité d'hommes sans armes et d'une contenance tranquille remplirent la salle et, d'un coup de sonnette, je fis mettre tout le monde à sa place et le silence s'établit. L'orateur de la députation monta à la tribune et fit un discours où je ne compris rien, sinon que le peuple craignoit d'être trahi, qu'il ne vouloit pas Louis XVI pour roi et qu'il venoit nous demander des conseils. Il ajouta cependant qu'il nous engageoit à déclarer avec eux que l'on ne reconnoîtroit pas Louis XVI pour roi, si le voeu des départemens n'en ordonnoit autrement. Forcé de répondre à cette harangue, l'idée me vint de leur donner le change au moyen de la pétition de M. La Clos en identifiant cette pétition très légale avec l'objet irrégulier de leur demande…. Les hommes venus du Palais-Royal crurent en effet que la pétition de M. La Clos n'étoit autre chose que ce qu'ils demandoient. On détermina qu'il serait fait une pétition le lendemain et je nommai pour rédacteurs MM. Lanthenas, Sergent, Danton, Ducancel et Brissot de Warville, cinq membres de la société dont je connoissois le patriotisme et les talents. On arrêta aussi que l'on feroit signer cette pétition au Champ-de-Mars par les personnes qui voudroient s'y trouver, qu'elle seroit ensuite envoyée dans les départements et portée après à l'Assemblée nationale par six commissaires. On convint d'être au Champ-de-Mars paisibles, sans armes et même sans cannes et que les commissaires- rédacteurs informeroient de très grand matin la municipalité. Elle fut informée à une heure du matin par le comité des recherches dont je suis membre…, j'observe que la séance, ayant été précédemment levée, on ne peut pas attribuer les décisions dont j'ay parlé à la société des Amis de la Constitution et que, dans toute cette soirée, il ne s'est rien dit de contraire au respect dû aux lois…. [Note: A. Mathiez, op. cit., pp. 341-343.]
La préoccupation d'atténuer la responsabilité des Jacobins dans la rédaction de la pétition est déjà très visible dans cette déposition d'Anthoine. Après le massacre, les Jacobins n'hésitèrent pas à fausser la vérité en affirmant qu'un très grand nombre de citoyens «étrangers à la société» nommèrent «entre eux» des commissaires pour rédiger la pétition (Observations annexées à l'adresse des Jacobins à l'Assemblée nationale du 20 juillet).
LES MANIFESTATIONS DU 16 JUILLET
Pendant que les cinq commissaires nommés par les Jacobins rédigeaient la pétition décidée la veille, les Cordeliers tenaient une séance extraordinaire à laquelle ils avaient convié les sociétés fraternelles. Les dames Maillard et Corbin y proposèrent d'abattre les statues des rois qui décoraient encore les places et les ponts de la capitale. Mais le président des Cordeliers fit rejeter cet avis par prudence. On décida de se rendre au Champ-de-Mars pour signer la pétition. Les Cordeliers avaient chacun à la boutonnière leur carte avec l'oeil ouvert suspendue par une ganse bleue.
Au Champ-de-Mars, les manifestants ou plutôt les pétitionnaires ont fait cercle autour de l'autel de la patrie.
Les commissaires des Jacobins, et particulièrement Danton, [Note: Danton avait tenu la veille un conciliabule à son domicile avec Brune, Fabre d'Églantine, Camille Desmoulins, La Poype. Le jour du massacre, il ne parut pas au Champ-de-Mars. 11 s'éloigna de Paris sur le conseil que lui fit donner Alexandre Lameth. Après le massacre il ne fut pas sérieusement inquiété.] vêtu de gris, montent sur les cratères qui sont aux angles de l'autel et donnent lecture de la pétition qu'ils viennent de rédiger le matin par la plume de Brissot. La lecture est accueillie par les cris de: Plus de monarchie! Plus de tyran! Legendre invite la foule au calme. Mais bientôt une discussion s'engage. Les Cordeliers et les Amis de la Vérité expriment leur mécontentement au sujet de la dernière phrase de la pétition qui prévoit «le remplacement de Louis XVI par les moyens constitutionnels». Ils déclarent qu'ils ne veulent pas remplacer un tyran par un autre. De violents soupçons s'élèvent. On flaire une intrigue orléaniste. Les soupçons se portent particulièrement sur Brissot qui a accepté de rédiger une pétition monarchique, alors qu'il faisait naguère une campagne véhémente en faveur de la République. Après une explication qu'on devine avoir été très vive, on décide finalement que la phrase suspecte sera supprimée. Les commissaires-rédacteurs acceptent d'en référer aux Jacobins….
Vers quatre à cinq heures du soir les Cordeliers se mettent en rang. Ils défilent sur 7 à 8 de front comme à la parade et se dirigent comme la veille vers le Palais-Royal….
Le soir les commissaires-rédacteurs de la pétition entretiennent les Jacobins des incidents de la journée, de la suppression que la réunion du Champ-de-Mars a exigée dans le texte arrêté par eux le matin. Ils font pénétrer dans l'Assemblée quelques délégués des Cordeliers qui sont invités à développer les raisons pour lesquelles ils ne veulent pas de la phrase sur le remplacement de Louis XVI par les moyens constitutionnels. Momoro est du nombre de ces délégués. Une discussion très vive s'engage. Les députés, particulièrement Coroller, réclament énergiquement, au nom de la légalité et de la Constitution, le maintien de la phrase incriminée. Sa suppression serait une adhésion indirecte à la République et ils ne veulent pas courir cette aventure. Après quatre heures de discussion, les députés ont gain de cause. A la presque unanimité les Jacobins votent le maintien du texte primitif sans retranchement. Il est environ minuit. Le manuscrit est immédiatement envoyé à l'imprimeur de la société Baudouin. Baudouin sait que la plupart des députés ont déjà quitté les Jacobins pour les Feuillans. Il craint de déplaire à l'Assemblée dont il est aussi l'imprimeur. Il fait des difficultés. Les commissaires des Jacobins lui réclament son diplôme de membre de la société pour faire procéder ailleurs à l'impression. Il préfère rendre son diplôme que d'engager sa responsabilité.
Une demi-heure plus tard, le député Royer, évêque de l'Ain, qui avait signé le manuscrit de la pétition envoyé à l'imprimeur, en qualité du président des Jacobins, se ravisait. II venait d'apprendre que l'Assemblée avait prononcé, expressément cette fois par un nouveau décret, la mise hors de cause du roi. Il devenait donc inutile de la prier de s'expliquer. La pétition devenait même illégale puisqu'elle allait maintenant directement à rencontre d'une loi rendue. Royer envoya son domestique à Baudouin pour retirer sa signature…. La pétition n'avait plus de répondant. [Note: A. Mathiez, op. cit., pp. 125-128.]
LE MASSACRE DU CHAMP DE LA FÉDÉRATION
Le mouvement avait de trop fortes racines pour pouvoir être arrêté. Malgré Robespierre qui conseillait le calme et qui craignait que la pétition ne fournit à la majorité de l'Assemblée le prétexte d'une répression qu'elle cherchait, les Cordeliers persistèrent et décidèrent de se réunir de nouveau au Champ de Mars pour pétitionner le lendemain 17 juillet. De tous les récits contemporains de cette journée le plus sincère et le plus exact est celui que Robert fit paraître dans Les Révolutions de Paris.
Toutes les sociétés patriotiques s'étoient donné rendez-vous pour le dimanche à onze heures du matin sur la place de la Bastille, afin de partir de là en un seul corps vers le champ de la Fédération. La municipalité fit garnir de troupes cette place publique, de sorte que ce premier rassemblement n'eut pas lieu; les citoyens se retirèrent à fur et mesure qu'ils se présentèrent; on a remarqué qu'il n'y avoit là que des gardes soldés. [Note: La garde nationale parisienne comprenait des compagnies soldées, dites du centre, à côté des compagnies citoyennes.] Quoi qu'il en soit, l'assemblée du Champ-de-Mars n'eut pas moins lieu. Un fait aussi malheureux qu'inconcevable servit d'abord de prétexte à la calomnie et aux voies de force. Malgré que les patriotes ne se fussent assignés que pour Midi au plus tôt, huit heures n'étoient pas sonnées que déjà l'autel de la patrie étoit couvert d'une foule d'inconnus. Deux hommes, dont l'un invalide avec une jambe de bois, s'étoient glissés sous les planches de l'autel de la patrie; l'un d'eux faisoit des trous avec une vrille: une femme sent l'instrument sous son pied, fait un cri; on accourt, on arrache une planche, on pénètre dans la cavité et l'on en tire ces deux hommes. Que faisoient-ils? Quel étoit leur dessein? Voilà ce qu'on se demande, voilà ce qu'on veut connoître. Le peuple les conduit chez le commissaire de la section du Gros Caillou; interrogés pourquoi ils s'étoient introduits furtivement sous l'autel de la patrie, quelles étoient leurs intentions, et pourquoi ils s'étoient munis de vivres pour plus de vingt-quatre heures, ils ont répondu de manière à faire croire qu'une curiosité lubrique étoit le seul motif qui les eût fait agir. Sur ce dire le commissaire, au lieu de s'assurer d'eux prudemment, les remet en Liberté. On alloit les conduire vers un magistrat plus judicieux mais des scélérats les arrachent à ceux qui les tenoient; les deux malheureux sont renversés; déjà un d'eux est poignardé de plusieurs coups de couteau; l'autre est attaché au réverbère; la corde casse, il retombe encore vivant, et sa tête, plutôt sciée que coupée, est mise au bout d'une pique par un jeune homme de quatorze ans. Le coeur soulève au récit de pareilles atrocités. Ah! sans doute les acteurs de cette scène horrible sont des brigands infâmes, des monstres dignes du dernier supplice. Mais qu'on se garde bien de les confondre avec le peuple. Le vrai peuple n'est point féroce, il est avare de sang et ne verse que celui des tyrans; le vrai peuple c'était ceux qui vouloient remettre les présumés coupables sous le glaive de la loi; les brigands seuls les ont assassinés. Toujours est-il que cette barbare exécution ne se fit point au Champ de Mars, qu'elle se fit au Gros Caillou; qu'elle se fit par d'autres que ceux qui avoient été les témoins du flagrant délit.
Cette nouvelle parvient dans Paris, et elle y parvient dans toute sa vérité. L'assemblée nationale ouvre sa séance et le président dit: «Il nous vient d'être assuré que deux citoyens venoient d'être victimes de leur zèle au Champ de Mars, pour avoir dit à une troupe Ameutée qu'il falloit se conformer à la loi; ils ont été pendus sur le champ». M. Regnaut de Saint Jean d'Angély [Note: Regnaud (de Saint-Jean d'Angély), qu'on disait vendu à la liste civile, avait publié la veille dans le feuilleton de son journal Le Postillon par Calais, une fausse réponse du Président de l'Assemblée à une fausse pétition qui lui aurait été présentée par les républicains. Cette manoeuvre avait eu pour but d'apeurer la bourgeoisie, et de rendre les pétitionnaires suspects à la garde nationale. Elle ne réussit que trop.] enchérit encore, et dit que ce sont deux gardes nationaux qui ont réclamé l'exécution de la loi; aussitôt on décrète que M. le président et M. le maire s'assureront de la vérité des faits pour prendre des mesures rigoureuses, si elle est constatée telle. Deux réflexions: la première qu'il est bien singulier que M. Duport qui présidoit l'assemblée nationale et M. Regnaut aient été les seuls dans l'erreur sur ce fait extraordinaire; la seconde, que l'assemblée Nationale, qui vient d'envoyer des commissaires dans toutes les parties de l'empire, n'ait pas pris la peine d'en envoyer deux au Champ de la Fédération.
Vers midi les citoyens commencent à arriver en foule à l'autel de la patrie; on attend avec impatience les commissaires de la société des amis de la Constitution pour entendre de nouveau lecture de la pétition et la signer: chacun brûloit du désir d'y apposer son nom. Il étoit entré vers onze heures de forts détachements, avec du canon, mais, comme ils n'y étoient venus que par rapport à l'assassinat du matin, ils se retirèrent vers une heure. C'est alors que parut un envoyé des Jacobins, [Note: Le chevalier de la Rivière qui avait vu Robespierre auparavant.] qui vint annoncer que la pétition qui avait été lue la veille ne pouvait plus servir le dimanche; que cette pétition supposait que l'assemblée n'avait pas prononcé sur le sort de Louis, mais que l'assemblée ayant implicitement décrété son innocence ou son inviolabilité dans la séance de samedi soir, la société allait s'occuper d'une nouvelle rédaction qu'elle présenterait incessamment à la signature. Un particulier propose d'envoyer sur le champ une députation aux amis de la Constitution, pour les prier de rédiger de suite son adresse, et de la renvoyer aussitôt, afin que l'assemblée du Champ-de-Mars pût la signer sans désemparer; suit une autre proposition de faire la rédaction à l'instant sur l'autel de la patrie et celle-là est unanimement adoptée. On nomme quatre commissaires; l'un d'eux [Robert] prend la plume, les citoyens impatiens se rangent autour de lui et il écrit: Pétition à l'assemblée nationale, rédigée sur l'autel de la patrie, le 17 juillet 1791:
«Représentans de la Nation, vous touchez au terme de vos travaux; bientôt des successeurs, tous nommés par le peuple, alloient marcher sur vos traces sans rencontrer les obstacles que vous ont présentés les députés des deux ordres privilégiés, ennemis nécessaires de tous les principes de la sainte égalité.
Un grand crime se commet. Louis XVI fuit. Il abandonne indignement son poste. Des citoyens l'arrêtent à Varennes et il est ramené à Paris. Le peuple de cette capitale vous demande instamment de ne rien prononcer sur le sort du coupable sans avoir entendu l'expression du voeu des 82 autres départemens.
Vous différez. Une foule d'adresses arrivent à l'Assemblée. Toutes les sections de l'empire demandent simultanément que Louis soit jugé. Vous, Messieurs, vous avez préjugé qu'il était innocent et inviolable, en déclarant par votre décret du 16, que la chartre (sic) constitutionnelle lui sera présentée alors que la Constitution sera achevée. Législateurs! Ce n'étoit pas là le voeu du peuple, et nous avons pensé que votre plus grande gloire, que votre devoir même consistoit à être les organes de la volonté publique. Sans doute, Messieurs, que vous avez été entraînés à cette décision par la foule de ces députés réfractaires qui ont fait d'avance leur protestation contre toute la Constitution. Mais, Messieurs…, mais, représentans d'un peuple généreux et confiant, rappelez-vous que ces 290 protestans n'avoient pas de voix à l'Assemblée nationale: que le décret est donc nul dans la forme et dans le fond; nul dans le fond, parce qu'il est contraire au voeu du souverain; nul en la forme, parce qu'il est porté par 290 individus sans qualités. [Note: 290 députés de la droite avaient protesté contre la suspension du roi et dénoncé «l'interim républicain» qui était d'après eux une violation de la Constitution.].
Ces considérations, toutes ces vues du bien général, ce désir impérieux d'éviter l'anarchie, laquelle nous exposeroit le défaut d'harmonie entre les représentans et les représentés, tout nous a fait la loi de vous demander, au nom de la France entière, de revenir sur ce décret, de prendre en considération que le délit de Louis XVI est prouvé, que ce roi a abdiqué; de recevoir son abdication, et de convoquer un nouveau corps constituant pour procéder d'une manière vraiment nationale, au jugement du coupable et surtout au remplacement et à l'organisation d'un nouveau pouvoir exécutif.» [Note: Nous attestons l'authenticité de cette pièce (note du journal).]
La pétition rédigée, on en fait lecture à l'assemblée; les principes de modération, le ton fier et respectueux qui y règne d'un bout à l'autre, l'ont fait couvrir de justes applaudissemens, et l'on signoit à sept ou huit endroits différens, sur les cratères qui forment les quatre angles de l'autel de la patrie. Plus de deux mille gardes nationaux de tous les bataillons de Paris et des environs, quantité d'officiers municipaux des villages voisins, ainsi que beaucoup d'électeurs, tant de la ville de Paris que des départemens, l'ont signée.
Il étoit deux heures; arrivent trois officiers municipaux en écharpe, et accompagnés d'une nombreuse escorte de gardes nationales. Dès qu'ils se présentent à l'entrée du Champ de Mars, une députation va les recevoir. Parmi ceux qui la composoient, le public a remarqué un maréchal des camps décoré de la croix de Saint-Louis, attachée avec un ruban national. Le» trois officiers municipaux se rendent à l'autel; on les y reçoit avec les expressions de la joie et du patriotisme: «Messieurs, disent-ils, nous sommes charmés de connoître vos dispositions; on nous avoit dit qu'il y avoit ici du tumulte, on nous avoit trompés; nous ne manquerons pas de rendre compte de ce que nous avons vu, de la tranquillité qui règne au Champ de Mars; et loin de vous empêcher de faire votre pétition, si l'on vous troubloit, nous vous aiderions de la force publique. Si vous doutez de nos intentions, nous vous offrons de rester en otages parmi vous jusqu'à ce que toutes les signatures soient apposées.» Un citoyen leur donna lecture de la pétition; ils la trouvèrent conforme aux principes; ils dirent même qu'ils la signeraient s'ils ne se trouvoient pas en fonctions.
Deux citoyens avoient été arrêtés précédemment à cause d'une rixe avec l'un des aides de camp du général; ceux qui avoient été témoins de l'arrestation représentèrent aux officiers municipaux qu'elle étoit injuste et imméritée; ceux-ci engagèrent l'assemblée à nommer une députation pour aller les réclamer à la municipalité, en leur promettant justice; et douze commissaires et les officiers municipaux partent entourés d'un grand nombre des pétitionnaires, qui les accompagnent jusqu'au détachement; là on se prend la main et l'on se quitte de la manière la plus amicale. Les officiers municipaux promettent de faire retirer les troupes et ils l'exécutent; peu d'instans après le Champ de Mars fut encore libre et tranquille. Il est ici un trait que nous n'omettrons pas, il faut être juste. Avant que la troupe se fût retirée, un jeune homme franchissoit le glacis en présence du bataillon et quelques grenadiers l'arrêtant avec rudesse, un d'eux l'atteint de sa baïonnette; M. Lefeuvre d'Arles, commandant le bataillon, accourt à toute bride et renvoie les soldats à leur poste. Le peuple applaudit et crie: Bravo, commandant!
On retourne à l'autel de la patrie, et l'on continue à signer. Les jeunes gens s'amusent à des danses; ils font des ronds en chantant l'air ça ira. Survient un orage (le ciel vouloit-il présager celui qui alloit fondre sur la tête des citoyens?). On n'en est pas moins ardent à signer. La pluie cesse, le ciel redevient calme et serein; en moins de deux heures il se trouve plus de 50 mille personnes dans la plaine; c'étoit des mères de famille, d'intéressantes citoyennes; c'étoit une de ces assemblées majestueuses et touchantes telles qu'on en voyoit à Athènes et à Rome.
Les commissaires députés vers la municipalité reviennent. Nous tenons de deux d'entre eux les détails suivans: «Nous parvenons, disent-ils, à la salle d'audience à travers une forêt de baïonnettes; les trois municipaux nous avertissent d'attendre, ils entrent, et nous ne les revoyons plus. [Note: Ces trois municipaux, J.-J. Hardy, J.-B.-O. Regnaultet J.-J. Leroux ont rédigé séance tenante un rapport sur les faits qui concorde avec le récit du journal. Ils y protestent contre la proclamation de la loi martiale et dégagent leur responsabilité des événements (cf. A. Mathiez, op. cit., pp. 352-355).]
Le corps municipal sort; nous sommes compromis, dit un des membres, il Faut agir sévèrement. Un d'entre nous, chevalier de Saint-Louis, annonce au maire que l'objet de notre mission étoit de réclamer plusieurs citoyens honnêtes pour qui les trois municipaux avoient promis de s'intéresser. Le maire répond qu'il n'entre pas dans ces promesses, et qu'il va marcher au Champ de la fédération pour y mettre la paix. Le chevalier de Saint-Louis veut répondre que tout y est calme; il est interrompu par un municipal, qui lui demande d'un ton de mépris quelle étoit la croix qu'il portoit, et de quel ordre étoit le ruban qui l'attachoit (c'étoit un ruban tricolore). C'est une Croix de Saint-Louis, répond le chevalier, que j'ai décorée du ruban national; je suis prêt à vous la remettre si vous voulez la porter au pouvoir exécutif pour savoir si je l'ai bien gagnée. M. le maire dit à son collègue qu'il connoissoit ce chevalier de Saint-Louis pour un honnête citoyen et qu'il le prioit ainsi que les autres de se retirer. Sur ces entrefaites, le capitaine de la troupe du centre du bataillon de Bonne Nouvelle vint dire que le Champ de Mars n'étoit rempli que de brigands; un de nous lui dit qu'il en imposoit là-dessus. La municipalité ne voulut plus nous entendre. [Note: Pour le commentaire, voir dans mon livre sur le Club des Cordeliers l'éclaircissement intitulé: le Massacre du Champ de Mars.] Descendus de l'hôtel de ville, nous aperçûmes à une des fenêtres le drapeau rouge; et ce signal du massacre, qui devoit inspirer un sentiment de douleur à ceux qui alloient marcher à sa suite, produisit un effet tout contraire sur l'âme des gardes nationaux qui couvraient la place (ils portaient à leurs chapeaux le pompon rouge et bleu). A l'aspect du drapeau ils ont poussé des cris de joie en élevant en l'air leurs armes qu'ils ont ensuite chargées. Nous avons vu un officier municipal en écharpe aller de rang en rang, et parler à l'oreille des officiers. Glacés d'horreur, nous sommes retournés au champ de la fédération avertir nos frères de tout ce dont nous avions été les témoins.»
Sans croire qu'ils en imposoient, on pensa qu'ils étoient dans l'erreur sur la destination de la force de la loi, et l'on conclut qu'il n'étoit pas possible que l'on vint disperser des citoyens qui exercoient paisiblement les droits qui leur sont réservés par la Constitution.
On entend tout à coup le bruit du tambour, on se regarde; les membres des diverses sociétés patriotiques s'assemblent, ils alloient se retirer, quand un orateur demande et dit: «Mes frères, que faisons-nous? Ou la loi martiale est ou elle n'est pas dirigée contre nous, pourquoi nous sauver? Si elle est dirigée contre nous, attendons qu'elle soit publiée, et pour lors nous obéirons; mais vous savez qu'on ne peut user de la force sans avoir fait trois publications.» Le peuple se rappelle qu'il étoit aux termes de la loi et il demeure. Les bataillons se présentent avec l'artillerie: on pense qu'il y avoit à peu près dix mille hommes. On connoît le champ de la fédération, on sait que c'est une plaine immense, que l'autel de la patrie est au milieu, que les glacis qui entourent la plaine sont coupés de distance en distance pour faciliter des passages; une partie de la troupe entre par l'extrémité du côté de l'école militaire, une autre par le passage qui se trouve un peu plus bas, une troisième par celui qui répond à la grande rue de Chaillot; c'est là qu'étoit le drapeau rouge. A peine ceux qui étoient à l'autre, et il y en avoit plus de 15 mille l'eurent-ils aperçu que l'on entend une décharge: ne bougeons pas, on tire à blanc, il faut qu'on vienne ici publier la loi. [Note: Il est certain que la loi martiale ne fut pas proclamée selon les règles.] Les troupes s'avancent, elles font feu pour la deuxième fois, la contenance de ceux qui entouroient l'autel est la même; mais une troisième décharge ayant fait tomber beaucoup de monde, on a fui; il n'est resté qu'une centaine de personnes sur l'autel même. Hélas! elles y ont payé cher leur courage et leur aveugle confiance en la loi; des hommes, des femmes, un enfant y ont été massacrés; massacrés sur l'autel de la patrie! Ah! si désormais nous avons encore des fédérations, il faudra choisir un autre lieu, celui-ci est profané! Quel spectacle, grand Dieu! que celui qu'ont éclairé les derniers rayons de ce jour fatal! [Note: Les Révolutions de Paris, n° 106, pp. 57 et suiv. (16-22 juillet 1791).]
LE NOMBRE DES VICTIMES
La force armée ne compta que peu de victimes, neuf blessés dont deux sont morts ensuite, dit Charton dont le témoignage est difficile à contrôler.
Du côté de la foule ce fut autre chose. Bailly évalua le lendemain les morts à 11 ou 12, les blessés à 10 ou 12. Un procès-verbal dressé par l'officier municipal Filleul constate la présence de 15 cadavres transportés à l'hôpital du Gros-Caillou. II est muet sur les cadavres recueillis ailleurs. Aucun état général des victimes n'a été dressé officiellement, ainsi que le constate Sergent dans son mémoire. Plusieurs blessés étaient soignés à l'hôpital même. La justice recueillit leurs dépositions qui sont perdues.
Un pamphlet fayettiste, paru le lendemain du massacre, compte dix morts et vingt blessés.
Marat prétendit dans son n° du 20 juillet que 400 cadavres avaient été jetés de nuit dans la Seine par les chasseurs des barrières et que Bailly avait fait lever les filets de Saint-Cloud pour leur livrer passage. Ce sont là des exagérations manifestes.
Mais il est certain que le nombre des morts et des blessés fut considérable. Coffinhal déposa au procès de Bailly que «s'étant transporté avec le capitaine Ferrât de sa section entre minuit et une heure au champ de la Fédération, ils ont compté 54 morts». [Note: A. Mathiez, Le club des Cordeliers pendant la crise de Varennes et le massacre du Champ de Mars. Paris, 1910, pp. 148-149.]
LES CONSÉQUENCES
Le massacre du Champ-de-Mars fut, comme on l'a dit, un «acte de guerre de classes», car la question n'était pas entre la république et la monarchie, mais entre la démocratie populaire et la nouvelle aristocratie bourgeoise.
Déjà toute la partie conservatrice des jacobins avait fait scission le 16 juillet et avait fondé un nouveau club, le club des Feuillans, qui se proposa la tâche impossible de réconcilier Louis XVI avec la Révolution et la Révolution avec Louis XVI. Le massacre rendit la scission irrémédiable.
L'Assemblée avait eu sa grande part de responsabilité dans le massacre. Le 16 juillet elle avait mandé Bailly à sa barre et lui avait fait honte de sa mollesse à réprimer l'agitation républicaine. Le 17 juillet, à la nouvelle des meurtres du Gros-Caillou qui n'avaient aucun rapport avec le pétitionnement qui devait avoir lieu l'après-midi, le président de l'Assemblée Treilhard avait écrit de nouveau à Bailly pour l'inviter «à prendre les mesures les plus sûres et les plus vigoureuses pour arrêter les désordres et en connaître les auteurs». Le lendemain du massacre, qui aurait pu être facilement évité, l'Assemblée prit l'initiative et la direction d'une répression supplémentaire, dont le but secret était de décapiter le parti démocrate au moment où allaient s'ouvrir les élections à la Législative. Elle vota un décret spécial, véritable petite loi de sûreté générale, pour organiser cette répression, en lui donnant un effet rétroactif. [Note: J'ai publié ce décret qui ne figure pas dans Duvergier dans mon livre sur le Club des Cordeliers, p. 193-194.] Son comité des recherches lança les mandats d'arrêt.
Plusieurs centaines de patriotes furent emprisonnés: les principaux Cordeliers Vincent, Momoro, Verrières, Brune. Danton, Camille Desmoulins, Santerre s'enfuirent pour n'avoir pas le même sort. La petite terreur tricolore dura jusqu'à l'amnistie du 13 septembre votée au lendemain du jour où Louis XVI avait accepté la Constitution révisée. Si l'amnistie ouvrit les prisons, elle laissa au coeur des démocrates de terribles rancunes.
La procédure du Champ de Mars fut comparée couramment dans les milieux jacobins à la fameuse procédure du Châtelet sur les journées des 5 et 6 octobre. On peut affirmer qu'elle a beaucoup fait pour accentuer le caractère de violence des luttes politiques qui vont suivre et pour les rendre inexpiables. [Note: A. Mathiez, Le Club des Cordeliers, p. 225.]