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Les malheurs de Sophie

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«Tu vois bien, dit Sophie, que ma tortue n'est pas si bête, ni si ennuyeuse.

—Non, c'est vrai, répondit Paul, mais elle est bien laide.

—Pour cela, dit Sophie, j'avoue qu'elle est laide; elle a une affreuse tête.

—Et d'horribles pattes», ajouta Paul.

Les enfants continuèrent à soigner la tortue pendant dix jours sans que rien d'extraordinaire arrivât. La tortue couchait dans un cabinet sur du foin; elle mangeait de la salade, de l'herbe, et paraissait heureuse.

Un jour, Sophie eut une idée; elle pensa qu'il faisait chaud, que la tortue devait avoir besoin de se rafraîchir, et qu'un bain dans la mare lui ferait du bien. Elle appela Paul et lui proposa de baigner la tortue.

PAUL.—La baigner? Où donc?

SOPHIE.—Dans la mare du potager; l'eau y est fraîche et claire.

PAUL.—Mais je crains que cela ne lui fasse du mal.

SOPHIE.—Au contraire; les tortues aiment beaucoup à se baigner; elle sera enchantée.

PAUL.—Comment sais-tu que les tortues aiment à se baigner? Je crois, moi, qu'elles n'aiment pas l'eau.

SOPHIE.—Je suis sûre qu'elles l'aiment beaucoup. Est-ce que les écrevisses n'aiment pas l'eau? Est-ce que les huîtres n'aiment pas l'eau? Ces bêtes-là ressemblent un peu à la tortue.

PAUL.—Tiens, c'est vrai. D'ailleurs nous pouvons essayer.

Et ils allèrent prendre la pauvre tortue, qui se chauffait tranquillement au soleil, sur l'herbe; ils la portèrent à la mare et la plongèrent dedans. Aussitôt que la tortue sentit l'eau, elle sortit précipitamment sa tête et ses pattes pour tâcher de s'en tirer; ses pattes gluantes ayant touché aux mains de Paul et de Sophie, tous deux la lâchèrent et elle tomba au fond de la mare.

Les enfants, effrayés, coururent à la maison du jardinier pour lui demander de repêcher la pauvre tortue. Le jardinier, qui savait que l'eau la tuerait, courut vers la mare; elle n'était pas profonde; il se jeta dedans après avoir ôté ses sabots et retroussé les jambes de son pantalon. Il voyait la tortue qui se débattait au fond de la mare, et il la retira promptement. Il la porta ensuite près du feu pour la sécher; la pauvre bête avait rentré sa tête et ses pattes et ne bougeait plus. Quand elle fut bien chauffée, les enfants voulurent la reporter sur l'herbe au soleil.

«Attendez, monsieur, mademoiselle, dit le jardinier, je vais vous la porter. Je crois bien qu'elle ne mangera guère, ajouta-t-il.»

—Est-ce que vous croyez que le bain lui a fait du mal? demanda
Sophie.

LE JARDINIER.—Certainement que oui, il lui a fait mal; l'eau ne va pas aux tortues.

PAUL.—Croyez-vous qu'elle sera malade?

LE JARDINIER.—Malade, je n'en sais rien; mais je crois bien qu'elle va mourir.

—Ah! mon Dieu! s'écria Sophie.

PAUL, _bas.—_Ne t'effraie pas; il ne sait ce qu'il dit. Il croit que les tortues sont comme les chats, qui n'aiment pas l'eau.

Ils étaient revenus sur l'herbe; le jardinier posa doucement la tortue et retourna à son potager. Les enfants la regardaient de temps en temps, mais elle restait immobile; ni sa tête ni ses pattes ne se montraient. Sophie était inquiète; Paul la rassurait.

«Il faut la laisser faire comme elle veut, dit-il; demain elle mangera et se promènera.»

Ils la reportèrent vers le soir sur son lit de foin et lui mirent des salades fraîches. Le lendemain, quand ils allèrent la voir, les salades étaient entières; la tortue n'y avait pas touché.

«C'est singulier, dit Sophie; ordinairement elle mange tout dans la nuit.

—Portons-la sur l'herbe, répondit Paul; elle n'aime peut-être pas la salade.»

Paul, qui était inquiet, mais qui ne voulait pas l'avouer à Sophie, examinait attentivement la tortue, qui continuait à ne pas bouger.

«Laissons-la, dit-il à Sophie; le soleil va la réchauffer et lui faire du bien.»

SOPHIE.—Est-ce que tu crois qu'elle est malade?

PAUL.—Je crois que oui.

Il ne voulait pas ajouter: Je crois qu'elle est morte, comme il commençait à le craindre.

Pendant deux jours, Paul et Sophie continuèrent à porter la tortue sur l'herbe, mais elle ne bougeait pas, et ils la retrouvaient toujours comme ils l'avaient posée; les salades qu'ils lui mettaient le soir se retrouvaient entières le lendemain. Enfin, un jour, en la mettant sur l'herbe, ils s'aperçurent qu'elle sentait mauvais.

«Elle est morte, dit Paul; elle sent déjà mauvais.»

Ils étaient tous deux près de la tortue, se désolant et ne sachant que faire d'elle, quand Mme de Réan arriva près d'eux.

«Que faites-vous là, mes enfants? Vous êtes immobiles comme des statues près de cette tortue… qui est aussi immobile que vous», ajouta-t-elle en se baissant pour la prendre.

En l'examinant, Mme de Réan s'aperçut qu'elle sentait mauvais.

«Mais… elle est morte, s'écria-t-elle en la rejetant par terre; elle sent déjà mauvais.»

PAUL.—Oui, ma tante, je crois qu'elle est morte.

MADAME DE RÉAN.—De quoi a-t-elle pu mourir? Ce n'est pas de faim, puisque vous la mettiez tous les jours sur l'herbe. C'est singulier qu'elle soit morte sans qu'on sache pourquoi.

SOPHIE.—Je crois, maman, que c'est le bain qui l'a fait mourir.

MADAME DE RÉAN.—Un bain? Qui est-ce qui a imaginé de lui faire prendre un bain?

SOPHIE, honteuse.—C'est moi, maman: je croyais que les tortues aimaient l'eau fraîche, et je l'ai baignée dans la mare du potager; elle est tombée au fond; nous n'avons pas pu la rattraper; c'est le jardinier qui l'a repêchée; elle est restée longtemps dans l'eau.

MADAME DE RÉAN.—Ah! c'est une de tes idées. Tu t'es punie toi-même, au reste; je n'ai rien à te dire. Seulement, souviens-toi qu'à l'avenir tu n'auras aucun animal à soigner, ni à élever. Toi et Paul, vous les tuez ou vous les laissez mourir tous. Il faut jeter cette tortue, ajouta Mme de Réan. Lambert, venez prendre cette bête qui est morte, et jetez-la dans un trou quelconque.»

Ainsi finit la pauvre tortue, qui fut le dernier animal qu'eut Sophie. Quelques jours après, elle demanda à sa maman si elle ne pouvait pas avoir de charmants petits cochons d'Inde qu'on voyait à la ferme; Mme de Réan refusa. Il fallut bien obéir, et Sophie vécut seule avec Paul, qui venait souvent passer quelques jours avec elle.

XXII—Le départ.

«Paul, dit un jour Sophie, pourquoi ma tante d'Aubert et maman causent-elles toujours tout bas? Maman pleure et ma tante aussi; sais-tu pourquoi?»

PAUL.—Non, je ne sais pas du tout; pourtant j'ai entendu l'autre jour maman qui disait à ma tante: «Ce serait terrible d'abandonner nos parents, nos amis, notre pays»; ma tante a répondu: «Surtout pour un pays comme l'Amérique.»

SOPHIE.—Eh bien! qu'est-ce que cela veut dire?

PAUL.—Je crois que cela veut dire que maman et ma tante veulent aller en Amérique.

SOPHIE.—Mais ce n'est pas du tout terrible; au contraire, ce sera très amusant. Nous verrons des tortues en Amérique.

PAUL.—Et des oiseaux superbes; des corbeaux rouges, orange, bleus, violets, roses, et pas comme nos affreux corbeaux noirs.

SOPHIE.—Et des perroquets et des oiseaux-mouches. Maman m'a dit qu'il y en avait beaucoup en Amérique.

PAUL.—Et puis des sauvages noirs, jaunes, rouges.

SOPHIE.—Oh! pour les sauvages, j'en aurai peur; ils nous mangeraient peut-être.

PAUL.—Mais nous n'irions pas demeurer chez eux; nous les verrions seulement quand ils viendraient se promener dans les villes.

SOPHIE.—Mais pourquoi irions-nous en Amérique? Nous sommes très bien ici.

PAUL.—Certainement. Je te vois très souvent, notre château est tout près du tien. Ce qui serait mieux encore, c'est que nous demeurions ensemble en Amérique. Oh! alors, j'aimerais bien l'Amérique.

SOPHIE.—Tiens, voilà maman qui se promène avec ma tante; elles pleurent encore; cela me fait de la peine de les voir pleurer… Les voilà qui s'assoient sur le banc. Allons les consoler.

PAUL.—Mais comment les consolerons-nous?

SOPHIE.—Je n'en sais rien: mais essayons toujours.

Les enfants coururent à leurs mamans.

«Chère maman, dit Sophie, pourquoi pleurez-vous?»

MADAME DE RÉAN.—Pour quelque chose qui me fait de la peine, chère petite, et que tu ne peux comprendre.

SOPHIE.—Si fait, maman, je comprends très bien que cela vous fait de la peine d'aller en Amérique, parce que vous croyez que j'en serais très fâchée. D'abord, puisque ma tante et Paul viennent avec nous, nous serons très heureux. Ensuite, j'aime beaucoup l'Amérique, c'est un très joli pays.»

Mme de Réan regarda d'abord sa soeur, Mme d'Aubert, d'un air étonné, et puis ne put s'empêcher de sourire quand Sophie parla de l'Amérique, qu'elle ne connaissait pas du tout.

MADAME DE RÉAN.—Qui t'a dit que nous allions en Amérique? Et pourquoi crois-tu que ce soit cela qui nous donne du chagrin?

PAUL.—Oh! ma tante, c'est que je vous ai entendue parler d'aller en Amérique, et vous pleuriez; mais je vous assure que Sophie a raison et que nous serons très heureux en Amérique, si nous demeurons ensemble.

MADAME DE RÉAN.—Oui, mes chers enfants, vous avez deviné. Nous devons bien réellement aller en Amérique.

PAUL.—Et pourquoi donc, maman?

MADAME D'AUBERT.—Parce qu'un de nos amis, M. Fichini, qui vivait en Amérique, vient de mourir: il n'avait pas de parents, il était très riche; il nous a laissé toute sa fortune. Ton père et celui de Sophie sont obligés d'aller en Amérique pour avoir cette fortune; ta tante et moi, nous ne voulons pas les laisser partir seuls, et pourtant nous sommes tristes de quitter nos parents, nos amis, nos terres.

SOPHIE.—Mais ce ne sera pas pour toujours, n'est-ce pas?

MADAME DE RÉAN.—Non, mais pour un an ou deux, peut-être.

SOPHIE.—Eh bien, maman, il ne faut pas pleurer pour cela.
Pensez donc que ma tante et Paul seront avec nous tout ce temps-là.
Et puis, papa et mon oncle seront bien contents de ne plus
être seuls.

Mme de Réan et Mme d'Aubert embrassèrent leurs enfants.

«Ils ont pourtant raison, ces enfants! dit-elle à sa soeur, nous serons ensemble, et deux ans seront bien vite passés.»

Depuis ce jour elles ne pleurèrent plus.

«Vois-tu, dit Sophie à Paul, que nous les avons consolées! J'ai remarqué que les enfants consolent très facilement leurs mamans.

—C'est parce qu'elles les aiment», répondit Paul.

Peu de jours après, les enfants allèrent avec leurs mamans faire
une visite d'adieu à leurs amies, Camille et Madeleine de
Fleurville, qui furent très étonnées d'apprendre que Sophie et
Paul allaient partir pour l'Amérique.

«Combien de temps y resterez-vous?» demanda Camille.

SOPHIE.—Deux ans, je crois. C'est si loin!

PAUL.—Quand nous reviendrons, Sophie aura six ans et moi huit ans.

MADELEINE.—Et moi j'aurai huit ans aussi, et Camille neuf ans!

SOPHIE.—Que tu seras vieille, Camille! neuf ans!

CAMILLE.—Rapporte-nous de jolies choses d'Amérique, des choses curieuses.

SOPHIE.—Veux-tu que je te rapporte une tortue?

MADELEINE.—Quelle horreur! Une tortue! c'est si bête et si laid!

Paul ne put s'empêcher de rire.

«Pourquoi ris-tu, Paul?» demanda Camille.

PAUL.—C'est parce que Sophie avait une tortue et qu'elle s'est fâchée un jour contre moi parce que je lui disais absolument ce que tu viens de dire.

CAMILLE.—Et qu'est-elle devenue, cette tortue?

PAUL.—Elle est morte après un bain que nous lui avons fait prendre dans la mare.

CAMILLE.—Pauvre bête! Je regrette de ne l'avoir pas vue.

Sophie, qui n'aimait pas qu'on parlât de la tortue, proposa de cueillir des bouquets dans les champs: Camille leur offrit d'aller plutôt cueillir des fraises dans le bois. Ils acceptèrent tous avec plaisir et en trouvèrent beaucoup, qu'ils mangeaient à mesure qu'ils les trouvaient. Ils restèrent deux heures à s'amuser, après quoi il fallut se séparer. Sophie et Paul promirent de rapporter d'Amérique des fruits, des fleurs, des oiseaux-mouches, des perroquets. Sophie promit même d'apporter un petit sauvage, si on voulait bien lui en vendre un. Les jours suivants, ils continuèrent à faire des visites d'adieu, puis commencèrent les paquets. M. de Réan et M. d'Aubert attendaient à Paris leurs femmes et leurs enfants.

Le jour du départ fut un triste jour. Sophie et Paul même pleurèrent en quittant le château, les domestiques, les gens du village.

«Peut-être, pensaient-ils, ne reviendrons-nous jamais!»

Tous ces pauvres gens avaient la même pensée, et tous étaient tristes.

Les mamans et les enfants montèrent dans une voiture attelée de quatre chevaux de poste; les bonnes et les femmes de chambre suivaient, dans une calèche attelée de trois chevaux: il y avait un domestique sur chaque siège. Après s'être arrêtés une heure en route pour déjeuner, ils arrivèrent à Paris pour dîner. On ne devait rester à Paris que huit jours, afin d'acheter tout ce qui était nécessaire pour le voyage et pour le temps qu'on croyait passer en Amérique.

Pendant ces huit jours, les enfants s'amusèrent beaucoup. Ils allèrent avec leurs mamans se promener au Bois de Boulogne, aux Tuileries, au Jardin des plantes; ils allaient acheter toutes sortes de choses: des habits, des chapeaux, des souliers, des gants, des livres d'histoire, des joujoux, des provisions pour la route. Sophie avait envie de toutes les bêtes qu'elle voyait à vendre: elle demanda même à acheter la petite girafe du Jardin des plantes. Paul avait envie de tous les livres, de toutes les images. On leur acheta à chacun un petit sac de voyage pour leurs affaires de toilette, leurs provisions de la journée et leurs joujoux, comme dominos, cartes, jonchets, etc.

Enfin arriva le jour tant désiré du départ pour le Havre, port où ils devaient monter sur le navire qui les menait en Amérique. Ils surent, en arrivant au Havre, que leur navire, la Sibylle, ne devait partir que dans trois jours. On profita de ces trois jours pour se promener dans la ville: le bruit, le mouvement des rues, les bassins pleins de vaisseaux, les quais couverts de marchands, de perroquets, de singes, de toutes sortes de choses venant d'Amérique, amusaient beaucoup les enfants. Si Mme de Réan avait écouté Sophie, elle lui aurait acheté une dizaine de singes, autant de perroquets, de perruches, etc. Mais elle refusa tout, malgré les prières de Sophie.

Ces trois jours passèrent comme avaient passé les huit jours à Paris, comme avaient passé les quatre années de la vie de Sophie, les six années de celle de Paul: ils passèrent pour ne plus revenir. Mme de Réan et Mme d'Aubert pleuraient de quitter leur chère et belle France: M. de Réan et M. d'Aubert étaient tristes et cherchaient à consoler leurs femmes en leur promettant de les ramener le plus tôt possible. Sophie et Paul étaient enchantés: leur seul chagrin était de voir pleurer leurs mamans. Ils entrèrent dans le navire qui devait les emporter si loin, au milieu des orages et des dangers de la mer. Quelques heures après, ils étaient établis dans leurs cabines, qui étaient de petites chambres contenant chacune deux lits, leurs malles et les choses nécessaires pour la toilette. Sophie coucha avec Mme de Réan, Paul avec Mme d'Aubert, les deux papas ensemble. Ils mangeaient tous à la table du capitaine, qui aimait beaucoup Sophie: elle lui rappelait Marguerite, qui restait en France. Le capitaine jouait souvent avec Paul et Sophie: il leur expliquait tout ce qui les étonnait dans le vaisseau, comment il marchait sur l'eau, comment on l'aidait à avancer en ouvrant les voiles, et bien d'autres choses encore.

Paul disait toujours:

«Je serai marin quand je serai grand: je voyagerai avec le capitaine.

—Pas du tout, répondait Sophie; je ne veux pas que tu sois marin: tu resteras toujours avec moi.»

PAUL.—Pourquoi ne reviendrais-tu pas avec moi sur le vaisseau du capitaine?

SOPHIE.—Parce que je ne veux pas quitter maman: je resterai toujours avec elle, et toi, tu resteras avec moi, entends-tu?

PAUL.—J'entends. Je resterai, puisque tu le veux.

Le voyage fut long: il dura bien des jours. Si vous désirez savoir ce que devint Sophie, demandez à vos mamans de vous faire lire les Petites Filles modèles, où vous retrouverez Sophie. Si vous voulez savoir ce qu'est devenu Paul, vous le saurez en lisant les Vacances, où vous le retrouverez.

End of Project Gutenberg's Les malheurs de Sophie, by Comtesse de Ségur

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