Les mariages de Paris
I
Si vous avez de bonnes jambes et si les voyages au long cours ne vous font pas peur, nous irons de notre pied jusqu'au château du marquis de Guéblan. Il est situé à six grands kilomètres de Tortoni, plus loin que la rue Mouffetard, plus loin que les Gobelins et le Marché aux chevaux, dans ces régions ouvrières où la Bièvre promène son filet d'encre. Cependant il est dans l'enceinte de la ville, et le vin qu'on y boit a payé l'entrée. C'est un palais contemporain du premier empire, construit par Fontaine, dans le style grec, et entouré de la colonnade de rigueur. Son premier emploi fut de loger les plaisirs d'un fournisseur enrichi aux armées: on l'appelait alors la Folie-Sirguet. Il fut inauguré en 1804 par la belle Thérèse Cabarrus, qui n'était point encore comtesse de Caraman, et qui n'était plus Mme Tallien. En 1856, la Folie-Sirguet est une des plus belles villas qui se rencontrent dans l'intérieur de Paris: elle a pour jardin un parc de vingt hectares où l'on chasse le lapin, le faisan, et même, en se serrant un peu, le chevreuil. La pièce d'eau renferme de magnifiques échantillons de tous les poissons d'Europe, sans excepter le silure. La pêche et la chasse! que peut-on désirer de plus? N'est-ce pas en deux mots la campagne à Paris? Les dedans du château sont grandioses, comme on les aimait autrefois, et élégants comme on les préfère aujourd'hui. Le luxe mignon de 1856 se joue à l'aise dans les vastes salles de 1804. Je n'ai vu que l'appartement de réception, c'est-à-dire le rez-de-chaussée, et j'en suis sorti émerveillé. La salle à manger, lambrissée de vieux chêne noir et luisant, s'ouvre d'un côté sur la salle de billard, la salle d'armes et le fumoir; de l'autre, sur une enfilade de salons très-riches et du meilleur goût. Un seul a conservé sa décoration primitive, les fauteuils à tête de sphinx et les chaises en forme de lyre: il est placé entre un boudoir Pompadour et un salon chinois dont les meubles, les tapis, le lustre, la tenture et même les tableaux sont rapportés de Macao. Tous les plafonds sont peints à fresque ou tendus de vieilles tapisseries. Le salon russe, encombré de meubles confortables, est revêtu d'un lierre qui s'enroule autour des glaces et fait aux tableaux comme un second cadre de verdure. Je me suis reposé avec délices dans une belle salle pavée en mosaïque et décorée dans le goût élégant des maisonnettes de Pompéi. On s'y croirait au pied du Vésuve, si l'on n'apercevait dans la pièce voisine un énorme pouff de tapisserie couronné par un groupe de Pradier.
Cet appartement hospitalier s'ouvre à l'art de toutes les nations et de tous les siècles: il accueille également la peinture charnue de Rubens et les poétiques rêveries d'Ary Scheffer; on y voit un blond paysage de Corot à quatre pas d'une marine du Lorrain; les nymphes joyeuses de Clodion semblent y sourire aux lions de Barye et le Don Juan naufragé de Daniel Fert se cramponne à la roche humide, sans faire lever les yeux à la Pénélope de Cavalier.
Le premier étage comprend les appartements du marquis, de sa sœur et de sa fille, et je ne sais combien de chambres d'amis. Le château est si loin de tout qu'on y dîne rarement sans y coucher, quoique M. de Guéblan ait fait faire deux omnibus pour ramener ses convives à Paris.
M. de Guéblan est un gentilhomme comme on n'en voyait pas il y a cent ans, comme on en connaît peu, même de nos jours. Je m'empresse de vous dire que sa noblesse est de bon aloi, et que ses titres ne sortent point d'une de ces petites officines souterraines qui sont moins rares qu'on ne le pense. Nous avons des faux-monnayeurs de noblesse qui prélèvent un revenu sur la sottise et la vanité de leurs contemporains, mais les Guéblan n'ont rien à démêler avec l'industrie de ces messieurs: ils datent de saint Louis. Ils ont fait les deux dernières croisades; ils ont porté les armes de père en fils, jusqu'à la Révolution, et ils n'ont pas émigré, ce que je loue. Par un hasard dont l'histoire offre peu d'exemples, le sang de cette noble famille ne s'est point appauvri, et le dernier des Guéblan pourrait se mesurer en champ clos avec ses ancêtres. Il est grand, large, vigoureux, haut en couleur, et de force à porter la cuirasse. Il tire l'épée comme un mousquetaire, monte à cheval comme un reître, mange comme un lansquenet et boit comme M. de Bassompierre. Ses cinquante ans ne lui pèsent pas plus qu'une plume. Du reste, il porte fièrement son nom; il n'est pas fâché d'être fils de quelqu'un; il lit volontiers l'histoire de France et met à part tous les livres qui parlent de sa famille; il conserve son honneur avec un soin jaloux; il est plein de droiture; il sait donner, prêter et perdre son argent; bref, il a le cœur noble. Si vous trouvez dix hommes plus aristocrates que lui entre le quai d'Orsay et la rue de Vaugirard, vous aurez de bons yeux.
Mais que dirait Guéblan Ier, écuyer de la reine Blanche, s'il pouvait ressusciter dans le cabinet de son arrière-neveu? Il s'écrierait en se frottant les yeux: «Oh! oh! le monde est devenu beau fils, depuis ma connaissance première! Il me semble, marquis, que vous gagnez de l'argent.»
Le grand mot est lâché; je peux tout vous dire: le marquis gagne énormément d'argent. Il fait ses affaires lui-même, il n'a pas d'intendant, il n'est volé par personne, il ne se ruine pas plus que le dernier des bourgeois, et il travaille comme un prolétaire à doubler son revenu. Et comment? En tout honneur, je vous supplie de le croire. Le marquis a passé deux ans à l'École polytechnique, trois ans à l'École des ponts et chaussées; il a pris des leçons d'agriculture à Grignon; il va souvent écouter les professeurs des arts et métiers. Il suit pas à pas les progrès de la science, et il en fait son profit. Autant ses ancêtres auraient été honteux de savoir, autant il serait humilié si on le prenait en flagrant délit d'ignorance. C'est lui qui a drainé le premier champ en Normandie, et il a triplé la valeur de ses terres. Il fabrique, à vingt kilomètres de Lisieux, des tuyaux de drainage qu'il livre à ses voisins avec un bénéfice de 75%. Il a acheté une des premières machines à battre qui se soient vendues en France, et il l'a perfectionnée. Il songe à acclimater le ver à soie du chêne dans ses forêts de Bretagne, il fabrique de l'opium indigène dans sa propriété du Plessis-Piquet; avant cinq ans, il en exportera en Chine.
La pisciculture a quadruplé le produit de ses étangs du département de l'Ain; ses vignes de Langres, qui n'avaient jamais donné qu'une piquette médiocre, fournissent aujourd'hui un vin de Champagne estimé, qui vient en ligne immédiatement après les marques célèbres. Je parierais que vous avez goûté de ses ananas; il en livre pour 4000 francs par an au commerce de Paris: les restes de sa table! Ce gentilhomme bourgeois, très-superbement gentilhomme et très-spirituellement bourgeois, ne dédaigne pas d'imprimer ses armoiries sur le blé qu'il récolte et le vin qu'il fabrique. Si ses aïeux y trouvaient à redire, il leur répondrait en bon français: «Nous sommes au XIXe siècle, la vie est chère, on a découvert des mines d'or; ce qui coûtait cent francs de votre temps, en vaut mille aujourd'hui; les plus grandes fortunes se défont en cinquante ans; le droit d'aînesse est aboli, et pour que mes petits-fils aient un peu d'argent, il faut que j'en gagne beaucoup.» Il pourrait ajouter que la France lui sait autant de gré de ses conquêtes pacifiques que de vingt coups de lance reçus en bataille rangée, car il est officier de la Légion d'honneur sans avoir gagné la moindre épaulette.
Ses ancêtres, qui ne portaient la plume qu'à leur chapeau, ne seraient pas médiocrement surpris de lire les livres qu'il a signés. Le dernier en date (Paris, 1854, chez Dentu) a pour titre: Du Petit Bétail, traité comprenant l'éducation des lapins russes et des poules cochinchinoises. Et pourquoi pas? Le vieux Caton a bien légué à son fils et à la postérité une recette pour faire la soupe aux choux! Le marquis de Guéblan, qui écrit fort proprement sa langue, est membre de la Société des gens de lettres; il en était questeur vers 1850. Les écrivains et les artistes ont toujours trouvé en lui un protecteur sans morgue et un créancier sans mémoire. Il a pour eux des bontés, et, ce qui vaut mieux, des égards. Je pourrais citer un peintre qu'il a littéralement retiré de la Seine, et deux romans qui n'auraient jamais été publiés sans lui. Quel beau dîner il nous a offert à la fin de décembre! J'espère cependant que vous me dispenserez de transcrire ici la carte de trois services.
Les propriétés immenses qui rapportent à M. de Guéblan un demi-million par année ne sont pas précisément à lui. Elles appartiennent à sa sœur et à sa commensale, Mme Michaud. Le marquis s'est marié fort jeune à une demoiselle noble qui l'a laissé veuf avec dix mille francs de rente et une fille à élever. Vers la même époque, sa sœur épousa un démolisseur de châteaux, un chevalier de la bande noire, dont la profession était d'abattre des chênes pour en faire des bûches, et de défricher les parcs pour planter des légumes. Cet honnête industriel mourut deux ans après Mme de Guéblan. Sa veuve, riche et sans enfants, remit toutes ses affaires aux mains du marquis en lui disant: «Administre mes biens, j'élèverai ta fille: tu me serviras de fermier, je te servirai de gouvernante.» Marché fait, on s'établit dans le beau château que M. Michaud n'avait pas eu le temps de démolir. En travaillant pour sa sœur, M. de Guéblan s'occupait de sa fille, puisque Victorine était l'unique héritière de Mme Michaud.
C'est une excellente femme que cette Mme Michaud, mais originale! En la plaçant dans un musée, on ne ferait que lui rendre justice. D'abord, elle est presque aussi grande que son frère, c'est-à-dire qu'avec un peu plus de moustache, elle ferait un cent-garde très-présentable. Ses mains et ses pieds sont terribles: nous préserve le ciel de recevoir un soufflet de sa main! et si elle meurt debout, comme je le prévois, il faudra quatre hommes pour la coucher dans la bière. Du reste, elle est charpentée aussi solidement qu'un drame de Frédéric Soulié, et sa tête n'est pas laide. Elle a le nez arqué, la bouche fière et des dents blanches qui ne lui ont rien coûté. Un double menton adoucit la sévérité de ses traits. Ses cheveux sont tout gris, quoiqu'elle ait à peine quarante ans; mais cette nuance lui va bien, et elle l'exagère en mettant de la poudre. Ses épaules sont de celles qu'on peut montrer; aussi la verrez-vous décolletée dès quatre heures du soir. Ce n'est pas qu'elle veuille plaire à personne: elle s'habille pour elle, et cela se voit assez. L'opinion des autres lui est tellement indifférente, qu'elle ne fait rien qu'à sa tête et ne se met jamais qu'à sa mode. Elle coupe ses robes elle-même et paye double façon à la couturière pour être vêtue à sa fantaisie. Quand la modiste lui apporte un chapeau neuf, son premier soin est de le défaire. Sous ses mains redoutables un petit chef-d'œuvre de goût est bientôt transformé en guenille: c'est l'affaire de deux coups de ciseaux et de trois coups de poing. Lorsqu'elle reçoit chez elle, c'est dans des toilettes inexplicables, que Champollion lui-même ne déchiffrerait pas. Je l'ai vue coiffée d'une écharpe en crêpe de Chine, avec des fleurs naturelles semées çà et là, et des dentelles de toute provenance, blanches et rousses, lourdes et légères, point de Venise et point d'Angleterre, le tout fagoté à grand renfort d'épingles, et dans un si beau désordre qu'une chatte n'y aurait pas retrouvé ses petits. Chère Mme Michaud! ses armoires sont un capharnaüm de chiffons magnifiques que nulle femme de chambre n'a jamais pu mettre en ordre; et son esprit ressemble un peu à ses armoires. La faute en est sans doute à la famille de Guéblan, qui pensait qu'un homme n'en sait jamais trop, mais qu'une femme en sait toujours assez. Non-seulement Mme Michaud est rebelle aux lois les plus paternelles de l'orthographe, mais elle a le malheur d'écorcher autant de mots qu'elle en prononce. C'est une infirmité dont son mari ne s'est jamais aperçu, et pour cause; son frère y est si bien accoutumé qu'il ne s'en aperçoit plus. Heureusement, elle parle si vite, qu'on a rarement le temps de l'entendre; elle conte vingt choses à la fois, sans lien, sans ordre, sans transition: elle ne sait le plus souvent ni ce qu'elle dit, ni ce qu'elle fait, ni ce qu'elle veut, bonne femme du reste, et qui se serait ruinée vingt fois sans l'autorité de son frère. Tantôt prodigue, tantôt avare; aujourd'hui payant sans marchander, demain marchandant sans payer; allumant un billet de cent francs pour ramasser un sou, et querellant toute la maison pour une allumette: refusant du pain à un pauvre, parce que la mendicité est interdite, et jetant un louis à un chien affamé qui cherche des os dans un tas; pleine de respect pour son frère et guettant toutes les occasions de le faire enrager; passionnément dévouée à sa nièce, et pressée de s'en défaire par un mariage: telle était, au mois de juin 1855, la sœur de M. de Guéblan et la tante de Mlle Victorine.
On s'étonnera peut-être qu'un homme de grand sens comme M. de Guéblan ait confié son enfant à une institutrice aussi déraisonnable. Mais le marquis a trop d'affaires pour méditer le traité de Fénelon sur l'Éducation des filles, et d'ailleurs on doit un peu de condescendance à une parente qui personnifie en elle une dizaine de millions. Enfin, M. de Guéblan se persuade, à tort ou à raison, que le vrai précepteur d'une femme est son mari. Il sait que Victorine n'apprendra pas au château tout ce qu'elle devrait savoir, mais il est sûr qu'elle ne saura rien de ce qu'elle doit ignorer. Plein de cette confiance, il dort sur les deux oreilles.
Le fait est que Mme Michaud n'a donné à sa nièce que des maîtres de soixante ans sonnés; je n'excepte pas le maître de danse. De tous les auteurs qu'elle lui a permis, le plus dangereux est sir Valter Scott, traduit par Defauconpret. Elle y a joint Numa Pompilius et les œuvres complètes de Florian, la Case de l'Oncle Tom, quelques-uns des petits chefs-d'œuvre de Dickens, cinq ou six volumes de Mme Cottin, et un choix des romans de chevalerie qui ont charmé l'enfance de Mme Michaud et qui n'attristent pas la jeunesse de Victorine.
La belle héritière a seize ans tout au plus. C'est une enfant, mais une enfant de la plus belle venue, grande, bien faite, et dans le plein de ses charmes. Je confesse que ses joues sont un peu trop roses: sa figure ressemble à une pêche en septembre. Ses mains sont tout à fait rouges; mais l'écarlate des mains ne messied pas aux jeunes filles. Elle a les dents un peu trop courtes: c'est un genre de laideur que j'apprécierais assez. Sa bouche est moitié chair et moitié perle, un mélange charmant de pulpe transparente et de nacre étincelante: aimez-vous les grenades? Son pied n'est pas ce qu'on appelle un petit pied: une Chinoise n'en voudrait pas, et les mandarins lettrés n'écriraient pas des vers à sa louange; mais il est mince, cambré et d'une exquise élégance; la semelle de ses bottines a tout juste les dimensions d'un biscuit à la cuiller. Ne craignez pas que Victorine atteigne jamais les proportions colossales de sa terrible tante: elle tient de sa mère, qui était blonde et délicate. Lorsqu'on veut savoir combien durera la beauté d'une fille, il est prudent de regarder le portrait de sa mère.
Cette enfant, fort séduisante par le dehors, est pourvue d'une âme inexplicable. Elle parle rarement, peut-être parce qu'on ne la questionne jamais. Son père n'a pas le temps de causer avec elle, et Mme Michaud, qui cause avec tout le monde, se fait toujours la part du lion. Les hommes qui viennent au château sont trop de leur siècle pour s'amuser à déchiffrer l'esprit d'une petite fille. Enfin, elle n'a pas d'amies de pension, n'ayant jamais été mise en pension. On la croit un peu sotte, parce qu'elle a contracté l'habitude du silence; mais son cœur chante en dedans. Une jeune fille qui se tait est comme une volière dont les portes sont fermées. Approchez-vous tout près, vous n'entendez rien. Appliquez votre oreille à la porte, pas un murmure. Ouvrez! il s'élève un concert de gazouillements frais et sonores qui remplit les airs et monte jusqu'au ciel. Lorsque Victorine s'en allait dans le parc, un livre à la main, sous l'escorte de sa femme de chambre ou du vieux Perrochon, Mme Michaud murmurait en la suivant des yeux: «Pauvre petite! elle ne dit rien, mais je veux que le loup me croque si elle en pense davantage.» Mme Michaud ne soupçonnait pas que sa nièce, à force de lire dans les livres et en elle-même, se substituait à l'héroïne de tous ses romans, et qu'elle avait déjà couru plus d'aventures que la belle Angélique et Mme de Longueville.
Le jour où commence cette histoire, M. de Guéblan courait à Lisieux pour se reposer d'un voyage à Nantua. Mme Michaud était sortie comme une flèche en disant: «J'ai de l'argent mignon, j'ai touché le dividende de mes actions des Quatre-Canaux; je vais me commander un buste à Paris!» Victorine, suivie de Perrochon, mais à distance respectueuse, s'était avancée jusqu'à l'extrémité du parc, vers le boulevard extérieur, dans un endroit où le mur est remplacé par un saut-de-loup large de quatre mètres. Elle s'était assise, comme une héroïne de roman, à l'ombre d'un vieil arbre, célèbre dans les chansons du XVe siècle sous le nom du Chêne rond:
Je vous fais grâce des autres couplets. La romance en a neuf fois neuf, tous aussi poétiques et aussi richement rimés. Mlle de Guéblan tira de sa poche un petit livre à tranche rouge relié aux armes de sa famille, et intitulé Histoire véridique des adventures merveilleuses de l'incomparable Atalante.
Elle chercha le signet, et reprit sa lecture au point où elle l'avait laissée la veille:
«Or sachiés que la saige et subtive princesse fut requise en mariaige par le filz puîné du roi des Daces et par le caliphe de Schiraz.» Pauvre moi! dit Victorine. Je voudrais bien ne choisir ni l'un ni l'autre. Mais que dirait la reine du pays de Michaud? Elle poursuivit: «Et moult se douloyt la belle Atalante, et n'avoit nul soulas en ce monde, d'autant que le caliphe estoit d'estrange visaige, car il avoit le nez court et large et les oreilles si tres-grandes comme les mamielles d'ung vau.» Bon! fit-elle: M. Lefébure, le candidat de mon père! Voyons l'autre: «Et le prince des Daces estoit chétif de son corps et pasle de son visaige, comme qui auroit eaue et non sang dans les venes.» Eh mais! il ne ressemble pas médiocrement à M. de Marsal, le protégé de ma tante. Écoutons un peu ce qui en arriva: «A tant commencèrent les joustes, et devoient ces deux seigneurs courir l'ung contre l'aultre à qui auroit la princesse. Et lors la princesse et plusieurs aultres dames furent montées sur eschafaulx moult noblement parées de drap battu en or, perles et pierres pretieuses. Mais devant que les princes rivaulx ne vinssent aux mains, entra dans la lice un chevalier richement aorné, et de blanc tout couvert, lequel leur dit: «Point ne mettez vos lances en arroy que je ne vous aye défaicts l'ung et l'aultre, et bouttés en terre tout à plat.» Et ce disant, sa voix estoit si rude que chevaliers et chevaulx tressaillirent de grand'peur; mais non la princesse. Et incontinent le chevalier aux blanches armes courut sus au caliphe de Schiraz, et du premier poindre qu'il fit à son chevau, il le ferit de telle force que le paoure caliphe ne sceut si il estoit jour ou nuyt. Ce que voyant le chevalier se tourna contre le prince des Daces en reboutant son espée au fourel, et le print parmy le corps et le tira hors de son chevau, et le jeta si roidement encontre la terre que peu faillist que il ne lui crevast son cueur ou son ventre. Et les dames battirent des mains; et leur sembloit-il que le chevalier aux blanches armes fust aussi beau que l'archange Gabriel. Lors vint le noble chevalier vers l'eschafaulz des dames, et mit un genouil en terre devant la belle Atalante, disant: «Dame, je suis le prince de Fer; et, comme au feu le fer se laisse fondre, ainsi faict mon cueur à la flamme de vos yeux.»
Atalante—je veux dire Victorine—continua sa lecture en fermant les yeux. La journée était lourde; et la chaleur de juin se glissait en rampant sous les grands arbres du parc. La jolie lectrice touchait à cet instant délicieux où la veille et le sommeil, la rêverie et le rêve, le mensonge et la réalité semblent se donner la main. Elle voyait le gros M. Lefébure, avocat à la cour d'appel, emmaillotté dans une lourde cuirasse, sous laquelle passait un pan de robe noire, et coiffé d'une marmite dont les anses étaient figurées par ses oreilles. Un peu plus loin, M. le vicomte de Marsal, pâle et blême, faisait la plus piteuse grimace à travers la visière d'un casque empanaché. Elle apercevait aussi le prince de Fer, mais sans pouvoir découvrir sa figure, qu'il tenait obstinément cachée.
«Ne le verrai-je donc jamais? demandait-elle. Il est temps qu'il se hâte, s'il veut me délivrer du calife Lefébure et du prince de Marsal. Je l'ai déjà bien assez attendu.»
Et dans son demi-sommeil, elle murmurait le refrain d'une ronde paysanne qu'elle avait apprise dans son enfance:
Tout à coup il lui sembla qu'une fusée passait devant ses yeux. Un grand jeune homme à barbe noire avait franchi d'un bond le saut-de-loup, et était venu tomber devant elle. Elle se leva en sursaut, tandis que Perrochon accourait de ses vieilles jambes. Sa première idée fut qu'il lui était enfin permis de voir la figure du prince de Fer. Elle balbutia quelques paroles incohérentes:
«Prince.... mon père.... vos rivaux.... la reine du pays de Michaud....»
Le jeune homme salua poliment et lui dit:
«Pardonnez-moi, mademoiselle, d'entrer chez vous comme une bombe à Sébastopol. J'ai sonné un quart d'heure à une vieille grille qui est probablement condamnée, et, faute de pouvoir trouver la porte, j'ai pris au plus court. Je me nomme Daniel Fert et je viens pour faire le buste de Mme Michaud.»
II
J'ai connu, il y a treize ou quatorze ans, un petit Espagnol que ses parents avaient envoyé à l'institution M***. C'est la mieux disciplinée de toutes les maisons qui entourent le lycée Charlemagne. Aucun livre nouveau n'y pénètre en contrebande; tout volume broché en jaune est sévèrement consigné à la porte; les élèves y lisent en récréation les tragédies de Racine les moins légères, et les oraisons funèbres de Bossuet les moins frivoles. Le jeune Madrilène s'ennuyait comme à la tâche, et effaçait les jours un à un sur son petit calendrier. Un de nos camarades, touché de sa peine, lui demanda:
«Pourquoi le temps te semble-t-il si long? Est-ce ta famille que tu regrettes, ou simplement ta patrie?
—Ni l'une, ni l'autre, répondit l'enfant. J'ai commencé, dans un journal de Madrid, la lecture d'un roman admirable, et j'attends à retourner en Espagne pour en lire la fin. Dans trente mois et dix-sept jours!
—Et comment est-il intitulé, ton roman espagnol?
—Los Tres Mosqueteros, les Trois Mousquetaires.»
Je ne sais pourquoi cette anecdote me revient en mémoire toutes les fois que je parle de Daniel Fert. C'est peut-être parce que Daniel ressemble à un mousquetaire égaré dans le XIXe siècle. Mettez ensemble la tournure de d'Artagnan, la fierté d'Athos, la vivacité d'Aramis, et un peu de la naïveté de Porthos, et vous aurez une idée assez exacte du jeune sculpteur. Sa personne haute et svelte a l'apparence d'un ressort d'acier; il a le jarret nerveux, le bras puissant, la taille cambrée, et la moustache en croc. Ses grands yeux bleus s'enchâssent dans deux orbites bronzées, sous des sourcils du plus beau noir. Son front large, saillant et poli, est couronné d'une ample chevelure admirablement plantée, qui se rejette en arrière comme la crinière d'un lion. Ajoutez un cou blanc comme l'ivoire, des dents nacrées, riantes, et qui semblent heureuses de vivre dans une jolie bouche; le nez long et mince de François Ier, des mains d'enfant, un pied de femme, voilà, je pense, un héros de roman assez présentable. Et pourtant ceci n'est pas un roman.
Cet homme ainsi bâti est compatriote du petit vin d'Arbois, et fils d'un vigneron sans vignes qui travaillait à la journée. A quatre ans, Daniel courait pieds nus sur la route, glanant çà et là le fumier des chevaux et demandant un sou aux voyageurs de la diligence. A douze ans, il cassait des pierres comme un homme; à quinze, il maniait la serpe et portait la hotte en vendange. L'ambition le fit entrer chez un maître marbrier de Besançon, qui lui confia d'abord des dalles à polir, puis des épitaphes à graver, puis des monuments à sculpter. Il avait du goût et de l'adresse: on devina qu'il pourrait remporter le grand prix de Rome et illustrer son département. Le conseil général prouva sa munificence en l'envoyant à Paris avec une pension de 600 francs. Il partit avec sa mère: son père venait de mourir. Mme Fert, vieille avant l'âge, comme toutes les femmes de la campagne, mais forte et patiente, se fit la ménagère de son fils. Daniel fut assidu à l'École des beaux-arts, et gagna quelque argent dans ses loisirs. Il faisait de l'art le matin, du métier le soir. Après avoir travaillé d'après l'académie, il dessinait des ornements ou ébauchait des sujets de pendule. En 1853, à l'âge de vingt-cinq ans, après deux entrées en loge, il renonça spontanément au grand prix, et renvoya les 600 francs qu'il recevait de Besançon. «Décidément, dit-il à sa mère, je suis trop grand pour me remettre à l'école; et, d'ailleurs, que deviendrais-tu sans moi?» Il était arrivé, non sans peine, à gagner sa vie, et il avait plus de talent que d'argent. Ses bustes et ses médaillons sont d'un travail fin et serré, qui rappelle la manière exquise de Pradier; ses compositions, qu'il eût exécutées en grand s'il avait été riche, et qu'il livrait, faute de mieux, aux marchands de bronze, sont toutes d'un jet hardi, qui procède du génie de David. Il travaillait passionnément; ce n'était ni pour l'argent ni pour la gloire, mais pour le plaisir de travailler. L'attachement de l'artiste pour son œuvre ne peut se comparer qu'à la tendresse maternelle: un père même ne sait pas aimer ainsi. Nous adorons de toute la chaleur de notre âme ces créatures vivantes qui sont sorties de nous. Mais, lorsque Daniel s'était rassasié de son ouvrage, il le donnait. Les marchands avaient bientôt fait de traiter avec lui: il ne faisait payer ni ses progrès, ni sa vogue, ni sa gloire naissante. La sagesse paysanne de Mme Fert luttait en vain contre cet esprit de détachement.
Elle avait beau rappeler à son fils ses dettes à payer, les maladies à prévoir et les vacances qu'il s'adjugeait de temps en temps, car il travaillait par accès, comme tous ceux qui méritent le nom d'artiste. Un moulin peut moudre tous les jours, mais un cerveau qui essayerait d'en faire autant ne donnerait qu'une triste farine. Lorsque Daniel était à l'ouvrage, il ne se serait pas dérangé pour entendre chanter la statue de Memnon; mais lorsqu'il se trouvait dans une veine de plaisir, aucune puissance ne l'eût fait rentrer à l'atelier, pas même la faim qui a la réputation de chasser les loups hors des bois. Il n'avait qu'une habitude régulière, celle des exercices du corps. Il se faisait réveiller par son maître d'armes, et c'est au gymnase qu'il digérait son déjeuner: aussi était-il d'une force incroyable, et violent à proportion. Il est le dernier Français qui ait conservé l'habitude de jeter les gens par la fenêtre. Je me souviens du jour où il lança du premier étage un porteur d'eau qui avait répondu grossièrement à sa mère. Depuis cette époque, il n'a plus rencontré de fournisseurs impolis. Avec ses amis, et surtout avec sa mère, il est d'une douceur attendrissante. Il serre la bonne femme contre son cœur avec autant de précaution que s'il craignait de la casser. Il n'a jamais pu la décider à prendre une servante; mais, chaque fois qu'il a de l'argent, il lui achète une belle robe de droguet, un chapeau de paille d'Italie, ou quelques bouteilles d'anisette, qu'elle apprécie mieux.
Lorsque Mme Michaud vint le chercher, il entrait dans une période de travail: il était temps! Depuis le commencement de mai, il s'était reposé sans débrider. Il avait complétement oublié qu'il devait payer au 15 juillet mille francs à son praticien, et deux cents à son propriétaire: on ne s'avise pas de tout. Mme Michaud, le livret de l'Exposition à la main, le trouva par delà le faubourg Saint-Honoré, au fond d'un jardin, dans une petite colonie d'artistes et de gens de lettres, qu'on appelle l'Enclos des Ternes. Daniel et sa mère occupaient un pavillon assez élégant entre Mme Noblet et Mme Persiani. Il fut un peu surpris, lui qui recevait peu de visites, de voir entrer cette grande femme échappée. Elle marcha droit à lui, et lui tendit une grosse main qu'il n'osa prendre. Il modelait, et il avait de la terre au bout des doigts.
«Touchez-là, lui dit-elle; vous ne me connaissez pas, mais je vous connais. J'ai acheté le naufrage de Don Juan. Vous êtes un grand artiste.
—Mon naufrage de Don Juan? reprit Daniel encore tout ébahi.
—Oui, votre naufrage de Don Juan. Il est dans un de mes salons, sur la pendule. Mais ce n'est pas tout: il me faudrait mon buste pour ma nièce, qui va épouser M. Lefébure ou M. de Marsal, je ne sais pas lequel, mais bientôt. Combien me prendrez-vous?
—Douze ou quinze séances, madame.
—Ce n'est pas de l'argent, cela. Comment, douze séances! Mais je n'aurai jamais le temps. Où voulez-vous que je prenne douze séances? D'abord, vous demeurez trop loin. Quelle idée avez-vous eue de vous loger dans ce pays de sauvages? Il faudra que vous veniez chez moi. Deux mille francs, est-ce assez? Cela vous fera presque deux cents francs par jour. Comment me trouvez-vous? C'est en marbre que je veux être; les portraits en bronze sont trop tristes: on a l'air de vieux Romains. Vous prendrez un marbre bien propre, et vous le ferez porter au château. Je vous avertis que si vous ne me flattez pas énormément, je vous laisse votre portrait pour compte. Il ne faut pas que Victorine en fasse un épouvantail à moineaux.
—Madame, je crois pouvoir vous faire un beau buste qui sera ressemblant.
—Ne dites donc pas des sottises! S'il est ressemblant, il sera affreux. Je ressemble à la Bérézina, avec mes moustaches. C'est vous qui êtes beau! Que je vous voie un peu de profil! mais, mon cher monsieur, vous êtes tout bêtement magnifique! Moi qui me figurais les sculpteurs comme des maçons! Il faut absolument que vous veniez loger au château. Ma nièce est bien aussi; vous verrez. Je ferai prendre vos outils. Elle ne me ressemble pas, mais pas du tout, et c'est heureux. Je suis curieuse de savoir si vous serez de mon avis sur le mari. M. Lefébure est affreux: une hure de sanglier et des genoux énormes. Mais riche! voilà pourquoi mon frère en tient pour lui. M. de Marsal est mieux. Et puis, un beau nom! Je suis pour les beaux noms. Comme le vôtre est singulier! Fert! Fert! Pourquoi pas caillou? Vous me direz que quand on s'appelle Mme Michaud!... C'est précisément pour cela. Voici mon adresse: A la Folie-Sirguet, derrière les Gobelins. Il n'y a qu'un parc de ce côté-là: c'est le nôtre. Venez de bonne heure; nous avons quelques personnes à dîner, entre autres M. de Marsal. Ah çà, n'allez pas lui faire la cour! vous nous mettriez dans de beaux draps! Mais je suis folle: on ne se marie pas dans votre état. Est-ce dit? A ce soir.»
Les chutes d'eau les plus renommées, depuis les cascatelles de Tivoli jusqu'à la cataracte du Niagara, seraient d'une lenteur ridicule si on les comparait au parlage torrentiel de Mme Michaud. Daniel se conduisit comme le voyageur surpris par la pluie: il s'enveloppa dans son silence comme dans un manteau. L'averse passée et Mme Michaud partie, il recueillit ses souvenirs et conclut qu'il avait trouvé l'occasion de gagner 1500 francs en quinze jours: il comptait 500 francs de marbre et de praticien. La figure de Mme Michaud ne lui déplaisait pas: la vie de château lui agréait fort, et il entrevoyait le moyen de payer délicieusement ses dettes.
Il conta l'aventure à sa mère tout en s'habillant. «Voilà qui va bien, dit Mme Fert. Cette malheureuse échéance m'empêchait de dormir. Je t'enverrai demain la selle, les pains de terre, les ébauchoirs et tout le reste. Je passerai la revue de tes habits, je vérifierai les boutons, et je serrerai tout dans la grande malle; il faut que tu sois présentable. Ils ont peut-être l'habitude de jouer le soir, comme au château d'Arbois; tu auras des pourboires à donner aux domestiques: prends l'argent que nous avons à la maison et laisse-moi 50 francs: c'est assez pour moi. Tu sais que je n'ai jamais faim quand tu n'y es pas. Tâche d'avoir bientôt fini, et ne te laisse pas déranger. Mais surtout observe-toi: il y a une demoiselle dans la maison et tu es un grand fou.
—Ne craignez rien, maman, répondit Daniel. J'emporte 200 francs qui sont toute notre fortune, ou peu s'en faut. La petite chanson maigrelette de ces dix louis qui se poursuivent dans mon gousset me rendrait la raison si je pouvais la perdre. Pour un pauvre diable comme moi, une demoiselle riche n'est d'aucun sexe.»
«Ainsi se partit le prince de Fer pour le royaume de l'incomparable Atalante.»
Victorine ne supposa pas un instant qu'un jeune homme si beau et dont la mine était si fière, fût un simple artiste condamné à faire le buste de Mme Michaud. Elle construisit sur l'heure un petit roman tout aussi vraisemblable que le dernier qu'elle avait lu.
«Assurément, pensait-elle, il est de grande naissance; il suffit de voir ses pieds et ses mains. Riche? il doit l'être aussi, pourvu qu'un enchanteur jaloux ou un tuteur malhonnête ne l'ait point dépossédé de l'héritage de ses pères. Au moins lui a-t-on laissé quelque château délabré sur les bords du Rhin ou sur un sommet des Pyrénées? un nid d'aigle est la seule demeure qui soit digne de lui. Où m'a-t-il rencontrée? Au bal, l'hiver dernier. Peut-être à l'ambassade d'Espagne! oui, je l'ai déjà vu, je le reconnais; c'est bien lui. Ma tante m'a emmenée à minuit comme Cendrillon: elle avait sa maudite migraine. Pauvre prince! Quel désespoir lorsqu'il s'est aperçu que j'étais partie! Depuis ce moment fatal, il m'a cherchée partout; il m'a demandée au ciel et à la terre: je vois bien qu'il a souffert. Hier enfin, le hasard ou plutôt sa bonne étoile, l'a conduit dans l'atelier d'un sculpteur. L'artiste était absent, il l'a attendu; ma tante est arrivée: qui ne devinerait le reste? Mais saura-t-il pousser la ruse jusqu'au bout? Comment déjouer la surveillance de ses rivaux? On verra bien que ce buste ne se fait pas. M. Lefébure a de l'esprit; M. de Marsal n'est sot qu'à moitié; et mon père qui va revenir! Certes, je puis l'aider à cacher son rang et sa fortune, moi qui suis un peu dans le secret; mais s'il fait des imprudences!»
Elle craignait qu'en ôtant son pardessus, le bel inconnu ne découvrît une étoile de diamants.
Daniel la suivit jusqu'au château en causant de choses indifférentes et en admirant par contenance la beauté des arbres du parc. Il ne fut pas aveugle à la beauté de Victorine, et il pensa chemin faisant qu'il lui ferait volontiers son buste pour rien, s'il avait de l'argent. Mais il se gourmanda bientôt d'une idée si intempestive, et les recommandations de sa mère lui revinrent en mémoire.
Il trouva au pied du perron Mme Michaud qui descendait de voiture. «Par où diable êtes-vous passé?» lui demanda-t-elle. Il raconta comment il avait fait son entrée dans le domaine des Guéblan. «Sabre de bois! dit la bonne femme émerveillée, les chamois du Tyrol ne sautent pas mieux que vous. Cette histoire-là fera le bonheur de mon frère et le désespoir de M. Lefébure. On va vous installer chez vous. Perrochon, conduisez monsieur à la chambre verte. Tiens! vous coucherez entre les deux maris de Victorine: empêchez-les de se battre.» Daniel salua, et suivit Perrochon.
«Hé bien! demanda Mme Michaud à sa nièce, comment trouves-tu mon sculpteur? C'est pour mon buste; une surprise que je me fais à moi-même. Nous commençons demain, dans le petit salon du bout. Avoue qu'il n'a pas l'air d'un artiste. Il est cent fois mieux que tous ces messieurs. La femme qu'il épousera pourra se vanter d'avoir un beau mari! Mais je te défends de le remarquer: si tu t'apercevais qu'il est joli garçon, je le mettrais proprement à la porte. Après tout, M. de Marsal n'est pas un magot.»
«Ma tante serait-elle du complot?» pensa Victorine.
Daniel prit possession d'une jolie chambre meublée avec la simplicité la plus élégante. La tenture était de perse vert clair à bouquets roses et blancs. Le lit, à colonnes torses, s'enfonçait dans une sorte d'alcôve formée par deux cabinets de toilette. Le secrétaire, la commode, les chaises et la fumeuse étaient tout bourgeoisement en palissandre, mais d'une forme heureuse et d'un travail irréprochable. La bibliothèque renfermait une cinquantaine de romans nouveaux et quelques-uns de ces bons livres sérieux qu'on aime à feuilleter le soir pour s'endormir. Le tapis avait été remplacé par une natte bien fraîche. La fenêtre s'ouvrait sur un horizon magnifique: c'était d'abord le parterre, puis le parc et ses hautes futaies, puis quelques jardins de blanchisseuses, tout fleuris de serviettes blanches et de camisoles gonflées par le vent; enfin Paris, les dômes du Panthéon et du Val-de-Grâce, et la vieille tour du collége Henri IV. Le jeune artiste se trouva si bien dans son nouveau domicile, qu'il regrettait déjà d'avoir à le quitter. Il se serait hâté lentement, suivant le précepte de Boileau, et il aurait traîné son buste jusqu'au mois d'octobre, sans la nécessité pressante de gagner quinze cents francs. Mais les quinze cents francs étaient indispensables, et il n'y avait pas de bonheur qui tînt contre ces quinze cents francs. Dans ces rêveries qui auraient étonné Victorine, il avança un fauteuil auprès de la fenêtre, regarda le paysage, songea au profil de Mme Michaud, ferma les yeux, et dormit du sommeil des athlètes jusqu'à la cloche du dîner.
Il trouva une compagnie de vingt personnes assises dans le parterre sur des siéges de fer imitant le roseau. Mme Michaud n'était pas encore descendue: elle se poudrait. Il chercha dans cette foule un visage de connaissance, et ne trouva que Victorine: aussi courut-il à elle avec un empressement qui fut remarqué. Un homme dépaysé s'accroche à la personne qu'il connaît, comme un noyé à la perche. Victorine fut un peu troublée, d'autant plus qu'elle sentait tous les yeux braqués sur elle. Peu s'en fallut qu'elle ne dît à Daniel: «On nous épie, observez-vous.» Au second coup de cloche, Mme Michaud apparut avec trois volants d'Angleterre, et l'artiste respira plus librement. La reine du pays de Michaud lui demanda son bras, le mit à sa gauche, et ne lui dit pas quatre mots durant tout le dîner. L'autre voisine de Daniel était une douairière un peu sourde; aussi mangea-t-il sans distraction. On contait autour de lui les petits événements du faubourg Saint-Germain et les dernières nouvelles des châteaux: il laissait dire, et ne perdait pas un coup de dent. Sa seule étude fut de démêler M. Lefébure et M. de Marsal, ces deux prétendants que Mme Michaud lui avait annoncés. Il n'eut pas de peine à les reconnaître.
M. Francisque Lefébure est le fils unique du célèbre avocat Pierre Lefébure, qui se fit connaître dans le procès Cadoudal. Le père, qui ne possédait rien en 1804, fut enrichi par les libéralités de la branche aînée et la clientèle du faubourg Saint-Germain. A l'avénement de Charles X, il refusa des lettres de noblesse et la pairie. Il légua à son fils 200 000 francs de rente, un talent médiocre, plus d'emphase que d'éloquence, et une laideur héréditaire. M. Lefébure, deuxième du nom, est un homme ramassé, rougeaud et sanguin; gros nez, gros yeux de myope et grosses lèvres, le cou d'un apoplectique, les épaules hautes, les bras courts, les jambes massives. S'il ne se rasait tous les jours, il aurait de la barbe jusque dans les yeux. Je dois dire qu'il est rare de rencontrer un homme plus soigneux de sa personne. Il surveille son corps comme un Italien surveille son ennemi. Il suit un régime sévère, se nourrit de viandes blanches, s'interdit les farineux et les sucreries, et porte une ceinture élastique. Il s'adonne aux travaux les plus violents et étudie passionnément la gymnastique, la boxe anglaise et française, le bâton, la canne, le sabre et l'épée: le tout pour conjurer l'embonpoint qui le menace, et pour ne point ressembler à son père, qui ressemblait à un muid. Les exercices auxquels il se livre par nécessité ont fini par lui devenir un plaisir, puis une gloire. Il met son point d'honneur dans ses talents physiques, et il fait meilleur marché de son mérite d'avocat que de ses capacités de boxeur. Du reste, galant homme, et beaucoup plus spirituel que la majorité des maîtres d'armes.
M. de Marsal méprise la vigueur de M. Lefébure, qui méprise la faiblesse de M. de Marsal. S'il est vrai que chacun de nous soit soumis à une constellation, M. le vicomte de Marsal est né sous l'influence de la Voie lactée. Je n'exagère pas en affirmant qu'il est le plus blond des hommes, les Albinos exceptés. Sa personne pâle et maigrelette est de celles qui échappent aux maladies et à la vieillesse; la maladie ne sait pas où les prendre, et les années n'y marquent pas. Il a quarante ans sonnés, comme son rival, et cependant, si vous le rencontrez jamais, vous direz avec Mme Michaud: «Pauvre jeune homme!» Cette créature débile est capitaine de frégate et officier de la Légion d'honneur. M. de Marsal est entré à l'École navale à quatorze ans, et il a fait son chemin dans les ports. Sa seule expédition est un voyage autour du monde, voyage intéressant, peu dangereux, où il n'a pas rencontré d'autres ennemis que le mal de mer. Les pistolets qu'il avait achetés la veille de son départ n'ont pas été déchargés de 1840 à 1855. Cependant le jeune officier n'a pas perdu son temps en voyage: il a ramassé des coquilles. Sa collection est une des plus belles que nous ayons en France, et c'est la seule où l'on trouve l'ostrea marsaliana de Hong-Kong, découverte et baptisée par M. de Marsal. Ce n'est pas l'invention de ce précieux coquillage qui a permis au capitaine de prétendre à la main de Mlle de Guéblan: il a d'autres titres. Son nom est un des plus anciens de la noblesse lorraine; la petite ville de Marsal, dans le département de la Meurthe, a appartenu longtemps à ses ancêtres. Les Marsal sont alliés aux La Rochefoucauld, aux Gramont, aux Montmorency, aux plus grandes familles du faubourg. Victorine prisait médiocrement ces avantages, et M. de Guéblan lui-même n'en faisait pas tout le cas qu'il aurait dû; mais Mme Michaud en était entichée. L'esprit de M. de Marsal n'était pas tout à fait à la hauteur de sa naissance, et, du côté de la fortune, il n'avait rien ou peu de chose. En revanche, son éducation était parfaite. Il avait cette politesse exquise et glacée qui distingue les officiers de marine. Car vous savez, je pense, que les loups de mer ont fait leur temps, que les marins ne jurent plus par mille sabords, et que le jour où l'étiquette sera bannie de tous les salons, elle se retrouvera à bord des navires de guerre.
M. de Marsal, petit mangeur, et M. Lefébure, qui vivait de régime, observèrent, de leur côté, la figure du nouveau venu. Depuis quelque temps ils avaient cessé de s'observer l'un l'autre. Chacun d'eux croyait être sûr de l'emporter sur son rival. L'un comptait sur son nom, l'autre sur sa fortune. Le gentilhomme s'étayait solidement sur Mme Michaud; le bourgeois ne doutait point de l'appui de M. de Guéblan. Mais l'arrivée d'un intrus leur mit la puce à l'oreille. Ce beau jeune homme que personne ne connaissait, et que Mme Michaud semblait avoir tiré d'une boîte, leur semblait de figure et de taille à jouer le rôle du troisième larron. L'appétit pantagruélique de Daniel les rassura tout d'abord: on n'avait rien à craindre d'un homme qui dévorait si rustrement. Cependant Victorine, assise au milieu de la table, en face de sa tante, levait bien souvent les yeux sur l'étranger. D'un autre côté, la bonne tante était si fantasque que son protégé lui-même ne devait pas faire grand fond sur son amitié, et qu'il fallait s'attendre à tout. Au sortir de table, les deux prétendants se rapprochèrent instinctivement de Mme Michaud. Elle leur présenta Daniel. «Voici, dit-elle, un nouveau pensionnaire, M. Fert, l'auteur de ma pendule; il va faire ma tête. A propos, monsieur, demanda-t-elle à Daniel, avez-vous dit qu'on apportât le marbre?»
Daniel ne put s'empêcher de sourire en répondant: «Oh! madame, pour le marbre, nous avons le temps.
—Comment! nous avons le temps! mais c'est une chose pressée. Je comptais commencer demain.»
L'artiste apprit à son modèle qu'il faudrait d'abord faire son buste en terre, puis le mouler en plâtre, puis le réparer soigneusement avant de toucher au marbre.
«Dieu! que c'est long!» dit Mme Michaud.
«Il veut gagner du temps,» pensa Victorine, qui ne perdait pas un mot de la conversation. Là-dessus on prit le café.
Il y avait cinq ou six jeunes femmes parmi les convives. M. de Marsal se mit au piano et joua une valse. Daniel dansa avec Mlle de Guéblan, et dansa bien.
«J'en étais sûre, se dit-elle; mais il va se compromettre. Il n'y a pas un sculpteur qui sache danser ainsi.»
La valse finie, Daniel prit la place de M. de Marsal, et joua un quadrille. Il était musicien médiocre, car il avait commencé tard. Cependant il jouait aussi bien que M. de Marsal. Mme Michaud dansait en face de sa nièce. A la chaîne des dames, elle lui serra la main et lui dit:
«Entends-tu? Pour un homme qui casse du marbre à coups de marteau!...
—Décidément, pensa Victorine, ma tante est dans le secret.»
A dix heures, une moitié de la compagnie se mit en route pour Paris, et les danseuses ne furent plus en nombre. On dressa deux tables de jeu. Daniel eut l'imprudence d'avouer qu'il jouait le whist et d'accepter une carte. Il se trouva le partenaire de M. Lefébure, contre M. de Marsal et M. Lerambert le banquier. M. Lerambert ne savait pas qu'il eût affaire à un artiste. Il demanda en mêlant les cartes:
«La partie ordinaire, en cinq, un louis la fiche?»
M. Lefébure répartit vivement:
«C'est bien cher, pour un pauvre avocat.
—Oui, monsieur, dit Daniel, la partie ordinaire.»
Victorine rougit jusqu'aux oreilles. Que penserait-on lorsqu'on verrait le prince de Fer tirer une longue bourse pleine de pièces d'or à l'effigie de son père? Elle s'avança vers lui et lui dit:
«Monsieur Fert, je ne vous permets qu'un rubber, après quoi j'aurai besoin de vous.»
Elle n'attendit pas longtemps. Daniel perdit triple et triple, et laissa ses dix louis sur la table. Il vida sa poche d'un air si détaché, que M. Lefébure et M. de Marsal échangèrent un regard rapide qui pouvait se traduire ainsi:
«Il paraît qu'on gagne beaucoup d'argent à sculpter des pendules!»
Mme Michaud ne s'aperçut de rien: elle jouait une grande misère à la table voisine. Daniel s'en alla tout pensif, en songeant que, si on lui apportait sa selle et ses outils, il n'aurait pas de quoi payer la voiture. Victorine lui prit le bras et lui dit:
«Monsieur, je suis honteuse de mon ignorance. Nous avons ici beaucoup de sculpture, bonne et mauvaise, et je ne sais pas distinguer le bien du mal. Voulez-vous me donner une leçon de critique, vous qui êtes du métier?» Elle comptait bien lui prouver qu'elle n'était pas sa dupe, et qu'elle ne l'avait jamais pris pour un sculpteur.
Daniel était, comme la plupart des artistes, un critique tout à fait nul. Il savait reconnaître les belles choses, mais il était incapable de dire pourquoi elles étaient bonnes. Il parcourut docilement tous les salons du château, s'arrêtant à chaque bronze et à chaque marbre, et les jugeant d'un mot. Il disait: «Ceci est bien; cela est détestable. Voici de la sculpture amusante; voilà qui est bêtement fait. Ce groupe est d'un homme qui sait son métier; celui-là est d'un âne.
—Comment trouvez-vous cette figure: l'Enfant-Dieu?
—C'est gentillet.
—Et ce Philopœmen?
—C'est le chef-d'œuvre de la sculpture moderne.
—Pourquoi?
—Parce qu'on n'a encore rien fait de mieux.
—Ce Spartacus?
—Bonne composition; pauvre travail.
—Cette Pénélope?
—Bien, très-bien.
—Ce Don Juan?
—Médiocre.
—Comment, médiocre?
—Oui, sculpture vide et ratissée.
—Mais c'est de vous!
—Je le savais.
—Arrêtons-nous ici; je vous remercie de la leçon. Maintenant, monsieur l'artiste, je suis aussi savante que vous. Ma foi, poursuivit-elle en forme d'aparté, je suis curieuse de voir comment il s'y prendra pour ébaucher le buste de ma tante, et je fais vœu de ne pas manquer une séance.»
Lorsqu'elle reparut appuyée sur le bras de Daniel, M. Lefébure et M. de Marsal se promirent de surveiller de près ce jeune intrus qui circonvenait la tante et qui vaguait en tête à tête avec la nièce. Mme Michaud quitta le boston et dit à intelligible voix: «Demain, après déjeuner, nous commencerons mon buste dans le salon que voici. Qui m'aimera y viendra.
—Madame...,» dirent les deux prétendants, tout d'une voix.
Ce soir-là, Daniel trouva sa chambre moins belle, ses meubles moins élégants, et son lit moins confortable qu'il ne l'avait jugé à première vue. C'est que son gousset était vide. L'homme est ainsi bâti: point d'argent, point d'illusions. Voilà sans doute pourquoi les pauvres sont moins heureux que les riches.
Le lendemain il se leva à huit heures et partit pour Paris avec sa montre et sa chaîne. Il se garda bien d'aller dire à sa mère comment il avait joué au whist et combien il avait perdu: un tel aveu ne lui aurait rien rapporté qu'une remontrance de dignité première. Il s'adressa de préférence à un commissionnaire du mont-de-piété, qui lui prêta 200 francs sans explication, sans reproches et sans conseils. D'ailleurs, à quoi servait une montre au château de Guéblan? Il y avait cinquante pendules et une horloge!
Cette horloge sonnait midi lorsqu'on se mit à table pour le déjeuner. Les convives de la veille étaient partis, et il ne restait plus que les hôtes du château, c'est-à-dire les prétendants et Daniel. M. Lefébure déjeuna d'une tasse de thé; M. de Marsal mangea du bout des lèvres une tranche de saumon; Victorine becqueta une assiette de cerises; le sculpteur et le modèle s'abattirent résolûment sur un énorme pâté. Mme Michaud apprit à Daniel que ses outils étaient arrivés avec un horrible baquet rempli de terre grasse, et qu'on avait tout installé. Les deux rivaux étaient trop curieux de surveiller Daniel pour ne pas faire le sacrifice de leurs plaisirs quotidiens. En temps ordinaire, le capitaine pêchait à la ligne; l'avocat faisait des armes avec M. de Guéblan, ou s'amusait à tirer des pies.
On fit un tour dans le parc avant la séance. Mme Michaud raconta à M. Lefébure le saut mémorable de Daniel. M. de Marsal s'amusa beaucoup de cette manière d'entrer sans être annoncé.
«Je crois, dit-il, que maître Lefébure a trouvé son maître.
—Je ne me fais pas gloire de sauter les fossés, répondit l'avocat. Si habile que nous soyons à ce genre d'exercice, il y a toujours un petit animal qui y est plus fort que nous.
—Comment l'appelez-vous? demanda Mme Michaud.
—Le kangourou. Je vous en montrerai un au Jardin des Plantes.
—Je ne l'ai pas fait par gloire, reprit naïvement Daniel, mais parce que je ne trouvais pas la porte.
—Tirez-vous l'épée, monsieur?
—Oui, monsieur, et vous?
—Depuis quinze ans, chez les Lozès.
—Moi, dans mon atelier, avec un ancien prévôt de Gâtechair. Nous ne sommes pas de la même école.
—Comment! monsieur, vous faites des armes? dit Victorine. Mais papa vous adorera!»
On reprit le chemin du château. Mme Michaud dit à Daniel:
«Cela ne vous contrarie pas que j'aie invité ces messieurs à nos séances?
—Non, madame, pourvu qu'ils ne vous empêchent pas de poser. Quant à moi, je travaillerais au bruit du canon.
—Ne craignez rien, je me tiendrai tranquille comme un anabaptiste. Observez bien ces deux amoureux: ils vous donneront la comédie. Comment trouvez-vous l'avocat?
—Je le trouve gros.
—Pauvre homme! Il fait tout ce qu'il peut pour maigrir, excepté de boire du vinaigre. Et le capitaine?
—Mince, bien mince.
—Oui, je me demande toujours comment les coups de vent ne l'ont pas emporté. Il fallait qu'il eût des pierres dans ses poches. Lequel choisiriez-vous si vous étiez femme?
—Je crois que je demanderais quelques années de réflexion.
—Malheureux! Ne dites pas cela à Victorine; voilà plus de six mois qu'elle réfléchit. Vous devez trouver un peu singulier que nous ayons agréé deux prétendants à la fois; c'est une idée à moi. Mon frère ne voulait pas démordre de son avocat; moi, je me cramponnais à mon gentilhomme. J'ai dit: «Invitons-les tous deux, Victorine choisira.» Je ne sais pas si elle a des préférences; en tout cas, elle les cache bien. Si vous devenez son ami, vous tâcherez de lui tirer son secret. C'est une mangeuse de livres, une barbouilleuse de cahiers; elle lit tous les jours, elle écrit tous les soirs; je saurais bientôt ce qu'elle pense, si j'étais petit papier.»
Tous ceux qui ont posé pour un portrait savent que la première séance est presque toujours dépensée à choisir la pose, à ménager la lumière et à préparer le travail des jours suivants. La coiffure de Mme Michaud ne prit pas moins de deux heures. La digne femme avait rêvé un buste rococo avec une coiffure Pompadour. Daniel trouvait qu'elle avait une tête romaine, le masque énorme, le front étroit, la tête petite. Il laissa la femme de chambre s'exténuer à faire et à défaire un édifice impossible, sur lequel chacun disait son mot. Puis il demanda la permission d'essayer à son tour; il releva ses manches et fit à son modèle une admirable coiffure de camée; ce fut l'affaire de quelques coups de peigne. La femme de chambre laissa tomber ses bras en signe de stupéfaction; Mme Michaud se regardait dans la glace sans se reconnaître, et prétendait qu'on lui avait mis une tête neuve comme à une poupée: les prétendants murmuraient à voix basse le nom d'artiste capillaire, et Victorine disait en elle-même: «Il faut convenir qu'il est bon coiffeur, mais quant à la sculpture....»
Daniel se mit à ébaucher son buste, et c'est alors que le travail devint difficile. Dans ces jours du mois d'avril où le vent saute à chaque instant de l'est à l'ouest, du nord au midi, les girouettes ne tournent pas aussi vite que la tête de Mme Michaud. «Mobile comme l'onde,» est un mot qui peindrait imparfaitement l'agitation perpétuelle de toute sa personne. Elle trouvait que c'était beaucoup de rester assise, et elle se consolait de cette immobilité partielle en parlant à droite et à gauche, à tort et à travers, en interpellant un à un tous ceux qui l'entouraient, en imitant le télégraphe avec ses bras, et en battant la mesure avec ses pieds. Aussi fut-elle exténuée après une heure de cet exercice: il fallut lever la séance. Daniel avait dépensé plus de patience en soixante minutes qu'un santon en soixante ans; le buste n'était pas ébauché.
«Je l'avais prédit, pensa Victorine.
—Ouf! dit Mme Michaud, et d'une! Encore onze séances, et nous aurons fini.»
Daniel n'osa pas lui dire que si les séances ressemblaient toutes à la première, il en faudrait plus de cent.
Ce singulier travail dura jusqu'à la fin de juin: le buste n'avait pas figure humaine. Mme Michaud soupçonna, au bout d'un certain temps, que l'artiste était peut-être un peu dérangé par la compagnie. Elle fit part de ses réflexions à Victorine; mais Victorine ne voulut pas entendre de cette oreille-là. Elle était sûre que le bel inconnu ne connaissait rien à la sculpture, et elle l'aidait de son mieux à cacher son ignorance. «Que deviendrions-nous, pensait-elle, s'il était contraint d'avouer la vérité?» Elle se faisait un devoir de déranger sa tante, d'interrompre Daniel et d'abréger les séances. Le pauvre artiste songeait avec terreur à l'échéance du 15 juillet, et maudissait cordialement tous les importuns, sans excepter Victorine.
Ce qui étonnait un peu l'incomparable Atalante, c'était le silence obstiné de son amant. «Hélas! se disait-elle, à quoi nous serviront toutes ses ruses et les miennes, s'il ne se décide pas à me dire qu'il m'aime? A-t-il peur de s'ouvrir à moi? Je garderai si bien son secret!» Quelquefois, pour le piquer de jalousie, elle affectait de bien traiter M. Lefébure ou M. de Marsal: elle devenait coquette pour l'amour de lui! Ces caprices de jeune fille causaient de grandes révolutions dans le château. M. de Marsal écrivait des lettres triomphantes à sa famille; M. Lefébure songeait à faire ses malles; Mme Michaud achetait une calèche neuve en signe de joie; Daniel seul ne s'apercevait de rien. Le lendemain, la roue avait tourné: M. de Marsal était lugubre; M. Lefébure était bruyant; Mme Michaud était si inquiète, qu'elle ne tenait plus sur sa chaise, et Daniel voyait surgir des chaînes de montagnes entre lui et ses quinze cents francs.
«Qu'attend-il pour se déclarer?» disait Victorine. Elle avait soin de défaire tous les bouquets que le jardinier apportait dans sa chambre, et elle les froissait avec dépit, après s'être assurée qu'ils ne contenaient point de billet. La nuit, elle passait des heures à sa fenêtre, dans l'attente d'une sérénade. Si une gondole était venue par terre jusqu'au grand escalier du château; si elle en avait vu descendre deux rebecs, un hautbois et une viole d'amour; si des négrillons, vêtus de satin rouge, avaient servi devant elle une collation de fruits d'Italie et quelques bassins d'oranges de la Chine, un tel phénomène l'aurait moins étonnée que le silence miraculeux de Daniel.
Un soir, entre onze heures et minuit, par un temps doux et amoureux, elle entendit une magnifique voix de basse qui chantait dans les allées du parterre. Elle était trop éloignée pour distinguer les paroles; mais la musique, qu'elle ne connaissait pas, lui parut étrangement rêveuse et mélancolique. Elle se penchait derrière ses jalousies pour écouter d'un peu plus près, lorsque Mme Michaud entra dans sa chambre.
Daniel, bien convaincu que tout dormait dans le château, se promenait en fumant un cigare, et chantait, entre chaque bouffée, un couplet des Plaies d'Égypte. C'est une complainte assez connue dans les ateliers de Paris.
Victorine n'avait entendu de ce couplet qu'un son vague et délicieux.
«Pour le coup! murmura-t-elle, j'ai bien entendu. Il a dit: Malheurs et pleurs. Enfin! Mais pourquoi se tient-il si loin?»
C'est alors que Mme Michaud entra dans la chambre. Victorine se mit à causer bruyamment avec sa tante, pour l'empêcher d'entendre la sérénade. L'écho seul profita des deux couplets suivants:
Mme Michaud avait un peu de migraine. Elle dit à sa nièce: «Puisque tu ne dors pas, viens au jardin; le grand air me remettra.» Victorine se fit tirer l'oreille; cependant elle descendit, bien décidée à entraîner sa tante dans les avenues du parc où l'on n'entendait que les rossignols. Malheureusement, la brise apporta quelques notes égarées jusqu'aux oreilles de Mme Michaud.
«Tiens! dit-elle, une sérénade!
—Je n'ai rien remarqué, ma tante.
—Est-ce que les oreilles me cornent? J'ai pourtant bien entendu. Là! Qu'est-ce que je te disais?
—Vous vous trompez, ma tante; c'est votre migraine.
—Non, ce n'est pas ma migraine! C'est.... mais oui! c'est la complainte de Fualdès.
—Allons-nous-en, ma tante; j'ai peur.
—Tu as peur de M. Fert! Mais il chante très-bien, s'il ne travaille guère! Si son ouvrage ressemblait à son ramage! Attends! Viens par ici, nous allons le surprendre.»
Victorine tremblait comme une feuille de saule. Sa tante la conduisit, par des chemins détournés, à quarante pas du chanteur. La jeune fille toussa pour avertir Daniel. «Chut! dit Mme Michaud: écoutons.»
Daniel, tranquille comme un dieu d'Homère, entonna le vingt-sixième couplet:
«Tu vois bien, dit Mme Michaud, que c'est la complainte de Fualdès!
—Quel bonheur! pensa Victorine, il a eu l'esprit de changer de chanson.»
III
Le lendemain, on attendait M. de Guéblan. Mme Michaud raconta à déjeuner qu'elle avait passé la nuit à écouter son artiste bien-aimé, qui chantait comme une sirène. Son récit fit ouvrir de grands yeux aux prétendants. Lorsqu'ils apprirent que Victorine avait été de la partie, leur surprise tourna à la stupéfaction, et ils se demandèrent quel rôle on leur faisait jouer. Ils n'avaient jamais eu une grande sympathie pour M. Fert, mais ils commençaient à le prendre sérieusement en aversion. Certes, Mme Michaud avait le droit de commander son buste à qui bon lui semblait, mais promener sa nièce nuitamment avec un jeune homme de trente ans au plus, ceci passait la plaisanterie. Ce sculpteur, après tout, n'était pas un aigle. Ses principaux chefs-d'œuvre étaient juchés sur des pendules; il travaillait depuis quinze jours à un malheureux buste sans parvenir à l'ébaucher. Sa conversation n'était rien moins que pétillante; il parlait peu, et l'esprit ne l'étouffait pas. Mme Michaud devrait bien se tenir en garde contre ses engouements d'une heure. Elle exposait les intérêts les plus sérieux de sa famille sur le tapis vert du paradoxe et du caprice: bref, il était temps que le marquis revînt au château.
En attendant, tout le monde fut exact à l'heure de la séance. Daniel, passablement découragé, enleva pour la quinzième fois les linges humides qui recouvraient le buste informe de Mme Michaud. M. Lefébure et M. de Marsal le regardaient d'un air de pitié maussade et malveillante. Victorine, un peu troublée par l'attente de son père, se demandait avec anxiété comment le pauvre garçon sortirait de l'impasse où il s'était fourvoyé. Elle gourmandait sa tante et la rappelait par instants à la pose, mais elle avait soin de ne l'y pas laisser longtemps.
«Êtes-vous en veine aujourd'hui? demanda Mme Michaud à Daniel. Les heures se suivent et ne se ressemblent pas. Hier soir, vous chantiez, et j'en étais fort aise. Eh bien! sculptez maintenant!
—Madame, reprit Daniel, je connais bien votre figure, je commence à vous savoir par cœur, et il me semble que je ferais beaucoup d'ouvrage en une heure, si vous pouviez poser seulement un peu.
—Soyez heureux; je ne dis plus rien, je ne connais plus personne, je pose!» dit la bonne femme en faisant une demi-culbute assise, accompagnée d'une grimace des plus originales, «et je supplie la galerie d'observer la loi du silence. Ah! si j'étais une jolie fille comme Victorine, vous auriez plus de cœur à l'ouvrage, artiste que vous êtes!
—Monsieur Lefébure, dit Victorine en épiant la physionomie de Daniel, croyez-vous qu'on devienne artiste par amour?
—Sans doute, mademoiselle; à une seule condition.
—Et laquelle?
—Bien peu de chose: dix ou douze ans de travail!
—Vous êtes un homme de prose: vous ne croyez pas à la puissance de l'amour.
—S'il y avait des incrédules, interrompit galamment M. de Marsal, vous n'auriez pas à prêcher longtemps pour les convertir.
—Capitaine, si vous me faites des compliments, je raisonnerai tout de travers. Où en étions-nous? Ma tante, tenez-vous droite. Je disais que l'amour peut faire des miracles. Exemple: Je suis la princesse.... quelle princesse? la princesse Atalante, fille du roi de je ne sais où. Je me promène dans un carrosse attelé de quatre chevaux; non, de quatre licornes blanches: c'est plus rare et plus joli. Un berger, qui gardait ses brebis, me voit passer sur la route. Il s'éprend d'amour pour moi. Le lendemain, il me fait parvenir un sonnet.
—Par quelle voie, s'il vous plaît?
—Mais par la voie des airs, sous l'aile d'une colombe apprivoisée; cela se rencontre tous les jours. Or, le sonnet est admirable, donc l'amour a fait un poëte.
—Il a fait bien mieux, mademoiselle, reprit en riant M. Lefébure: il a enseigné la prosodie, l'orthographe et l'écriture à un homme qui ne savait que garder les moutons, et cela en un jour! sans parler des règles particulières du sonnet, qui sont fort compliquées, à ce que l'on assure. Je lisais dernièrement un petit poëme, rédigé par un dentiste....
—C'est bien; j'abandonne la poésie. Mais la peinture! Une jeune Italienne est aux mains d'un barbon, qui prétend l'épouser malgré elle. Un beau seigneur de la ville voisine s'introduit au château sous l'habit et le nom d'un peintre renommé; il n'a jamais manié le pinceau, mais l'amour conduit sa main: direz-vous encore que cela ne s'est jamais vu?
—A Dieu ne plaise! Mais je voudrais bien le voir. Le dessin est une orthographe qui ne s'enseigne pas en trente leçons; et, quant à la couleur, nous avons des membres de l'Institut qui n'ont jamais pu l'apprendre.
—Est-ce vrai, monsieur Fert?
—Oui, mademoiselle.
—Mais vous, qui êtes sculpteur, allez-vous mettre aussi la sculpture contre moi? Accordez-moi seulement qu'un homme du monde, un gentilhomme, qui n'a jamais manié vos ébauchoirs, peut, à force d'amour, pour se rapprocher de celle qu'il aime, faire.... un buste!
—Ma foi! mademoiselle, c'est une chose que j'aurais crue impossible il y a six mois.
—Et maintenant?
—Maintenant, je suis de votre avis: je crois aux miracles de l'amour.»
Victorine se sentit pâlir; il lui sembla que tout son sang refluait vers le cœur.
«Est-ce une histoire? demanda-t-elle d'une voix tremblante.
—Pas trop longue, et je peux vous la raconter.»
Mme Michaud se tenait tranquille par aventure; Daniel poussa vivement sa besogne, tout en suivant son récit avec une lenteur francomtoise.
«Il y a six mois, dit-il, je terminais un groupe pour l'ambassadeur d'Espagne. Je reçus la visite d'un homme de mon pays et de mon âge, un camarade d'école, appelé Cambier. Il était venu à Paris pour écrire; mais il n'écrivait guère, ou il écrivait mal. Il rédigeait un journal appelé la Feuille de Rose, l'Impartial de la parfumerie, je ne sais plus au juste. Toujours est-il que le pauvre diable avait souvent besoin de cent sous. Il portait, au mois de janvier, une jaquette laine et coton de la Belle-Jardinière, avec un chapeau gris à poil hérissé. Il rencontra dans mon atelier une Juive appelée Coralie qui pose pour la tête et les mains. Elle est vraiment belle, et elle se conduit bien; elle demeure avec sa tante dans ces environs-ci, rue Mouffetard. Ce Cambier la regarda pendant une demi-heure comme un hébété; lorsqu'elle sortit, il me fit toute sorte de questions sur elle. Il n'avait jamais rien vu d'aussi beau; c'était la femme qu'il avait rêvée; il l'attendait depuis dix ans! Il me demanda son nom; il chercha son adresse sur l'ardoise où j'inscris mes modèles; il voulait la revoir à tout prix. Il était capable de la demander en mariage et de confondre deux misères en une. Je l'avertis qu'il serait probablement mal reçu, parce que la tante vivait de sa nièce et ne songeait pas à la marier. Alors il me supplia de la faire venir chez moi pour poser, quand même je n'en aurais pas besoin: le malheureux offrait de payer les séances! Je ne fis pas grande attention aux sottises qu'il dit; il avait l'air d'un fou. Les jours suivants je m'absentai régulièrement; je travaillais en ville. Lorsque je revins à l'atelier, je vis son nom écrit dix ou douze fois sur la porte. Notez que je suis aux Ternes et lui rue de l'Arbre-Sec. Enfin il me joignit. Il était allé voir Coralie, qui lui avait jeté la porte au nez. En me racontant sa visite, il pleurait. «Quel malheur, disait-il, que je ne sois pas sculpteur! elle viendrait chez moi, et je pourrais la regarder tout mon soûl.» Il me demanda quelques vieux outils à emprunter; je lui en donnai une poignée. Un mois après (c'était au milieu de février) il revint me voir. Vous auriez dit un autre homme; je ne le reconnaissais plus. Il avait l'œil vif, le visage animé, et il tendait le jarret en marchant; un peu plus, il aurait chanté. Par exemple, ce qui n'était pas changé, c'était sa jaquette et son chapeau. Il se remit à me parler de Coralie; il en était plus amoureux que jamais, et il espérait s'en faire aimer. Pour commencer, il avait fait son buste de mémoire, et il croyait avoir réussi. Il ne me laissa pas de repos que je n'eusse vu son ouvrage. Bon gré, mal gré, il fallut partir avec lui. L'omnibus du Roule nous mit au coin de la rue Saint-Honoré et de la rue de l'Arbre-Sec; c'est là qu'il demeurait, au-dessus de la fontaine, et bien au-dessus. Je n'ai pas compté les étages, mais il y en avait six ou sept. Le buste était placé sur une sorte de table de nuit. En ce temps-là je ne croyais pas aux miracles de l'amour, et j'étais aussi sceptique que M. Lefébure, car mon premier mot, dès qu'il eut ôté le linge, fut: «Ce n'est pas toi qui as fait cela!» Je vous jure, sans fausse modestie, que je donnerais de bon cœur tout ce que j'ai fait et tout ce que je ferai pour ce buste de Coralie. C'était quelque chose de naïf et de savant, de vigoureux et de passionné, qui rappelait certaines peintures d'Holbein, certains dessins d'Alber Durer, ou, si vous voulez, quelques-unes des plus belles sculptures du moyen âge. Le fait est que ce buste en terre rougeâtre répandait dans la mansarde comme une lumière de chef-d'œuvre. Je dis à l'artiste tout ce qui me passa par la tête; j'étais plus content que ceux qui découvrent une mine d'or. Il me remerciait, il m'embrassait, il était fou de joie: il voyait déjà le jour où Coralie viendrait dans son atelier. Je le priai de m'attendre le lendemain jusqu'à trois heures, et je revins avec M. David, M. Rude et M. Dumont. Les maîtres lui prirent la main et lui dirent qu'il était un grand artiste. Ils déclarèrent tous qu'il fallait mouler ce buste et le mettre à l'exposition. Je leur fis remarquer d'un coup d'œil le dénûment de cette chambre où il n'y avait pas trente francs pour le mouleur. Mon signe fut si bien compris, qu'après notre départ, Cambier trouva plus de cinq louis sur sa commode.
«La tête un peu plus à gauche, madame, s'il vous plaît.
—Et ce chef-d'œuvre, qu'est-il devenu? demanda M. Lefébure. Le public ne l'a pas vu; les critiques d'art n'en ont rien dit!
—Hélas! monsieur, l'amour a fait comme les tigres, qui mangent volontiers leurs enfants. Huit jours après cette visite, je retournai chez Cambier. Il était debout devant sa maison, les pieds dans la neige fondue, et il fumait sa pipe d'un air morne en regardant la fontaine et les porteurs d'eau. Il me reconnut quand je lui eus frappé sur l'épaule. Je lui demandai ce qu'il faisait là. Il me répondit: «Tu vois, je m'amuse.—Et tes amours?—Ah! c'est vrai. Je suis allé chez Coralie avec mon buste sous le bras. C'est elle qui m'a ouvert la porte. Je lui ai conté ce que j'avais fait par amour pour elle, et ce que vous m'aviez tous dit, et que je serais un artiste, et qu'elle viendrait poser chez moi. Elle a répondu qu'elle se moquait bien de moi, que je l'ennuyais, et que je pouvais remporter mon plâtras. Je ne l'ai pas emporté bien loin; je l'ai cassé contre la borne.»
—Et Coralie est-elle mariée? demanda Mlle de Guéblan.
—Oui, mademoiselle, à un rémouleur qui gagne trois francs par jour.
—Quel bonheur! s'écria Mme Michaud.
—Comment? demanda toute l'assistance.
—Quel bonheur! mon buste! c'est moi; je suis frappante; je saute aux yeux! Ah! mon cher artiste, je veux aussi vous sauter au cou!»
Et d'embrasser Daniel qui ne s'y attendait guère.
Le buste n'était pas fini, tant s'en faut; mais il avait fait plus de progrès en deux heures qu'en toute une quinzaine. Mme Michaud avait posé sans le savoir, par pure distraction, en écoutant le récit de Daniel. L'artiste avait saisi l'occasion au vol, et son ouvrage, pour être improvisé, n'en était pas moins heureux. Tout le monde en convint, jusqu'à Victorine, qui ne pouvait croire ses yeux. Dans son trouble, elle dit à Daniel:
«Ah! monsieur, vous avez bien prouvé que l'amour faisait des miracles!»
Daniel pensa qu'elle faisait allusion à l'histoire de M. Cambier. Il se tenait les bras croisés devant son buste, et disait en lui-même: «Voilà une ébauche assez bien venue; reste à la finir sans la gâter. Nous sommes au 1er juillet, j'ai du temps devant moi. Si ces messieurs voulaient bien me laisser tranquille, le plâtre serait réparé dans quinze jours, et je pourrais demander quinze cents francs d'avance.»
Qu'y a-t-il de vrai dans cette histoire? pensait Victorine. L'ambassade d'Espagne.... une fille qui demeure ici, avec sa tante.... un jeune homme de son âge et de son pays.... un chef-d'œuvre fait par amour.... Qui est-ce qui épouse un rémouleur? Et par quel sortilége ce bloc de terre a-t-il pris la figure de Mme Michaud?»
Le marquis avait annoncé qu'il reviendrait le 1er juillet pour l'heure du dîner, et quoiqu'il n'eût pas écrit depuis quatre jours, on connaissait si bien son exactitude mathématique, que son appartement était prêt et son couvert sur la table.
Après la séance triomphale où le buste s'était ébauché par miracle, Daniel, radieux comme un soleil, courut au fumoir remplir son porte-cigares. La pendule de Don Juan marquait six heures dix minutes: on avait donc, avant de s'habiller, une bonne demi-heure de récréation.
Pour revenir du fumoir au jardin, il fallait traverser la salle d'armes. C'était une grande pièce carrée, parquetée en sapin, non cirée, et tapissée d'armes de toute sorte. On y voyait côte à côte les épées de combat, aiguisées, graissées, toutes neuves et toutes brillantes, et les épées d'assaut, rouillées au contact des mains et ébréchées par les parades. M. de Guéblan n'aimait pas les fleurets, dont la souplesse et la légèreté rendent la main paresseuse.
Daniel passait en chantonnant: il vit M. Lefébure en contemplation devant une panoplie. L'avocat n'avait digéré ni les succès du nouveau venu, ni la célèbre sérénade, ni ce baiser de nourrice que Mme Michaud venait d'appliquer si généreusement sur la figure de son sculpteur. Ajoutez que depuis quinze jours il n'avait pris aucun exercice. Le sang le tourmentait; il sentait des démangeaisons dans les mains, il était comme Mercure lorsqu'il rencontra Sosie. Il demandait au ciel un homme, un seul homme, un pauvre petit homme à qui il pût rompre les os. Dans ces dispositions philanthropiques, il caressait du regard les épées mouchetées et ces bonnes lames bien roides dont le bouton laisse un bleu sur le corps. Daniel lui apparut comme une victime envoyée par la Providence: qu'il serait doux de marbrer à tour de bras une poitrine si large et si appétissante! La victoire n'était pas douteuse: quinze ans de salle et une force reconnue! M. Lefébure répétait volontiers, avec une orgueilleuse modestie: «J'ai déjà rencontré trois amateurs plus forts que moi, lord Seymour, M. Legouvé et le marquis de Guéblan.» C'était dire assez élégamment: «Je ne crains personne, excepté les trois premiers tireurs de Paris.» Il éprouvait le besoin de donner une bonne leçon d'escrime à M. Fert. Il est toujours agréable de se montrer supérieur à l'homme qu'on n'aime pas, mais c'est double plaisir quand la démonstration peut se faire dans une salle d'armes.
Le jeune artiste n'avait rien contre M. Lefébure. Il ne le trouvait pas beau, et il n'eût fait son portrait ni pour or ni pour argent; il l'avait trouvé importun pendant quinze jours, de deux heures à six; mais à cela près, il ne lui voulait que du bien. Il s'arrêta à causer avec lui, examina les armes, accepta un gant et une épée, et se laissa coiffer d'un masque avec la candeur innocente d'un agneau paré pour le sacrifice. Le belliqueux avocat se rua sur lui sans crier gare! et lui appliqua vingt coups de bouton en moins de temps que je n'en mets à le raconter: c'était une grêle. En poussant chaque botte, il murmurait intérieurement: «Tiens! tiens! tiens! voilà pour ta sculpture! voilà pour ta musique! voilà pour t'apprendre à voler comme un hanneton au milieu de mes amours et de mes affaires!»
Daniel empochait les coups sans rompre, et chaque fois qu'il était touché, il disait conformément aux règles du jeu:
«Touche—touche—touche!»
Après cinq minutes de ce petit travail, M. Lefébure s'arrêta pour reprendre haleine et pour éponger son front qui ruisselait. Daniel n'avait ni plus chaud ni plus froid qu'au moment où il avait croisé le fer. Il regarda la figure pourpre de son adversaire, et dit en lui-même: «Maintenant, je sais ton jeu; tu ne me toucheras plus!»
Le fait est que ce gros homme sanguin tirait fort mal. Sa furie française pouvait déconcerter un novice, et sa main était assez vite pour surprendre un maladroit; mais il se découvrait à chaque instant, il attaquait par des coupés, il ripostait avant de parer, il s'éblouissait lui-même, partait en aveugle, et ne voyait ni son fer ni le fer de l'adversaire. «A mon tour!» dit l'artiste.
Il soutint de pied ferme un second assaut plus furieux que le premier, para, riposta, fit chaque chose en son temps, ne reçut pas un coup de bouton, et rendit avec usure le gilet qu'on lui avait donné. M. Lefébure n'en voulut pas convenir. Dans l'escrime, comme dans tous les jeux, il y a de bons et de mauvais joueurs; il était joueur détestable. Au lieu de crier: «Touche!» lorsqu'il était touché, il disait en ripostant:
«C'est au bras! au cou! à la cuisse! le fer a glissé! mauvais coup! manqué! Nous ne compterons pas celui-ci! A vous! Voilà ce qui s'appelle touché!
—Pardon, monsieur, reprit Daniel en ôtant son masque: il me semble que si votre fer était démoucheté, je n'aurais pas reçu une égratignure.
—Pas même à la première reprise? demanda M. Lefébure d'un ton goguenard. Cependant, soyons juste: la deuxième valait un peu mieux. Nous recommencerons tout à l'heure. Laissez-moi le temps de souffler.»
Daniel n'était pas content. Cette mauvaise foi chez un galant homme le mettait hors de lui. Il aurait voulu une galerie. Il enrageait d'avoir raison. «Recommençons,» dit-il.
Il s'anima si bien au jeu, que ce fut le tour de M. Lefébure d'être ébloui et de cligner des yeux. Daniel lui rendit fèves pour pois, et les coups de bouton partaient si gaillardement, qu'on eût dit le bouquet d'un feu d'artifice.
«Ouf! dit M. Lefébure en jetant son épée sur une banquette: je crois, monsieur, que nous sommes de force.
—Ma foi! monsieur, reprit l'artiste avec une rondeur charmante, je croyais bien vous avoir battu.
—Comment! comment! j'ai gagné la première manche, la deuxième est nulle, et la troisième est à vous.
—Pardon; je ne savais pas que la deuxième fût nulle.
—Nulle, c'est-à-dire égale. Vous m'avez donné deux ou trois coups de bouton, et je me flatte de vous les avoir rendus.
—Eh bien, soit! dit Daniel exaspéré. Vous plaît-il de faire la belle?
—Aurons-nous le temps?»
La porte de la salle de billard était ouverte, M. Lefébure y entra, regarda l'heure au cartel et revint en disant: «Il est moins vingt.» Pendant son absence, Daniel décrocha une épée de combat parfaitement aiguisée et il la substitua à celle de M. Lefébure. «Nous verrons bien!» dit-il en lui-même. Il poursuivit tout haut:
«C'est l'affaire d'un instant; la belle en un coup, touche qui touche. Allons, monsieur, en garde!»
M. Lefébure saisit son fer et courut comme un fou sur l'artiste, qui se tenait sévèrement en garde. Il jeta coup sur coup deux ou trois coupés, dont le dernier fouetta rudement l'avant-bras de Daniel. L'avocat abaissa aussitôt sa pointe.
«N'ai-je pas touché? demanda-t-il poliment.
—Je ne crois pas, monsieur.
—Je croyais être bien sûr, monsieur.
—Vous vous êtes trompé, monsieur.
—C'est une étrange illusion, monsieur: j'aurais parié que je vous avais touché en pleine poitrine.
—Si vous en êtes sûr, monsieur....
—Parfaitement sûr, monsieur.
—Alors, comment se fait-il que je sois encore vivant, monsieur?
—Je ne comprends pas, monsieur.
—Veuillez regarder la pointe de votre épée.»
M. Lefébure se sentit chanceler.
«Nous ne tirerons plus ensemble, monsieur, dit-il aussitôt; vous avez fait là une terrible plaisanterie: vous m'avez exposé à vous tuer.
—Non, monsieur, j'étais sûr que vous ne me toucheriez pas.»
Victorine, sa tante, M. de Marsal et le marquis de Guéblan étaient arrivés à la porte de la salle d'armes, et leur entrée empêcha la discussion de dégénérer en querelle.
«Quel homme! pensait Victorine; c'est un preux échappé de quelque vieux roman.» Lorsque Daniel eut été présenté au marquis, elle s'approcha de lui et lui dit à l'oreille:
«M. Daniel, je vous défends de risquer votre vie.
—Cette petite fille m'agace,» pensa le sculpteur.
IV
Pendant le dîner, le marquis étudia avec intérêt la figure de Daniel, M. Lefébure lui fit froide mine, M. de Marsal le regarda avec stupéfaction comme un enfant regarde les ombres chinoises; Mme Michaud célébra ses louanges sur tous les tons, et Victorine fut en extase devant lui. Quant au héros de la journée, il ne perdit pas un coup de dent.
On se sépara deux heures plus tôt que de coutume. Un maître de maison qui rentre chez lui après une absence de quinze jours a cent questions à faire, et M. de Guéblan en avait mille à adresser à Mme Michaud.
Victorine devinait bien qu'il serait parlé d'elle dans cette conférence. Elle ne se mit pas au lit; elle prit un livre, et ce qu'elle lut ne lui profita guère. M. Lefébure et M. de Marsal, ligués contre l'ennemi commun, cherchèrent ensemble les moyens de déjouer la politique de Daniel. Daniel se coucha bravement à dix heures, et dormit tout d'une étape jusqu'au lendemain matin.
«Ma chère sœur, dit le marquis à Mme Michaud, j'ai fait ce que tu as voulu: j'ai ouvert un concours qui n'est pas sans danger, ni surtout sans ridicule, en agréant deux prétendants à la fois. Je ne vois pas que la question ait fait de grands progrès en mon absence. Où en sommes-nous? que dit Victorine?
—Toujours le même discours: elle ne dit rien; mais si elle a pour un centime d'entendement, elle choisira M. de Marsal. Je le lui disais encore il y a trois jours, et je vous le répéterai à tous les deux jusqu'à ce que vous l'ayez compris: on n'épouse pas un homme, mais un nom. Une femme va partout sans son mari; mais il faut, bon gré, mal gré, qu'elle traîne son nom après elle. Dans un salon, ceux qui la voient danser ne s'informent pas si son mari est grand ou petit; on dit: «Comment donc s'appelle cette jolie femme qui valse là-bas?» Le nom! mais il éclipse tout, toilette, fortune, beauté: c'est le plus grand luxe de la vie, parce qu'il n'est pas à la portée de tout le monde.
—Bah! on en fabrique tous les jours, et...
—Parce qu'on fait des bijoux en strass, faut-il jeter les diamants dans la rue? Tu ne sais pas tout ce qu'il y a de flatteur pour l'oreille dans un joli nom sonore et de bon aloi. Tu es blasé; il y a cinquante ans et quelques mois qu'on t'appelle marquis de Guéblan. Ah! si tu pouvais seulement, pour dix minutes, t'appeler Michaud! Dire que je suis bien née, tout comme toi, ta sœur de père et mère, et que je m'appellerai éternellement Mme Michaud! Je n'en veux pas à mon mari, Dieu ait son âme! J'ai vécu en paix avec lui, je l'ai aimé malgré son nom et tous ses autres défauts; mais, en bonne justice, ne pouvait-il pas emporter son Michaud dans l'autre monde? Enfin! poursuivit-elle avec un gros soupir, j'en ai pris mon parti, je me résigne, mais à une condition, c'est que Victorine ne s'appellera pas Michaud.
—Lefébure n'est pas un vilain nom, et, d'ailleurs....
—Lefébure, c'est Michaud. Tout nom qui n'est pas accompagné d'un titre, surmonté d'une couronne, flanqué d'un écusson, rentre dans la grande catégorie du Michaud! Il y a trente-sept millions de Michaud en France, et j'en suis! deux ou trois mille Guéblan, et Victorine en sera!
—Et pourquoi pas? Elle pourrait épouser M. Lefébure et s'appeler Mme de Guéblan. Je suis le dernier du nom; et le conseil du sceau des titres....
—Mauvais, mon frère, mauvais! M. Lefébure est connu par son nom dans tout Paris. La greffe ne prendrait pas, et le marquis Lefébure de Guéblan ne serait jamais que Lefébure. Marsal est un joli nom!»
M. de Guéblan avait d'excellentes raisons pour repousser M. de Marsal. Il savait que le dernier rejeton d'un famille si ancienne ne consentirait à échanger son nom contre aucun autre, et le marquis désirait passionnément de n'être pas le dernier des Guéblan. Il se disait encore, en regardant du coin de l'œil la figure du capitaine, qu'en le mariant à Victorine, il se préparait une pâle et débile postérité. Enfin, il ne comptait pas aveuglément sur la fortune de sa sœur, quoiqu'il en eût gagné une bonne partie. Mme Michaud était capable de se remarier pour le plaisir de changer de nom; Victorine se mettait à l'abri de tous les caprices en épousant M. Lefébure.
Ce dernier argument, que le marquis développa en toute franchise, amusa beaucoup Mme Michaud.
«Tu es fou! dit-elle à son frère. Qui est-ce qui voudrait épouser une antiquité comme moi? Victorine aura tout. Combien veux-tu que je lui donne en mariage? Cent mille francs de rente? Elle n'aura plus besoin d'épouser M. Lefébure. Je comprends que ceux qui n'ont pas d'argent en cherchent; mais dès qu'on a le nécessaire, à quoi bon poursuivre le superflu? Le nécessaire, c'est cent mille francs de rente; Victorine ne mangera pas davantage: elle a les dents si petites! Je crois, du reste, qu'elle a une préférence pour M. de Marsal.
—Tu aurais dû me le dire en commençant, nous n'aurions pas discuté. Mais es-tu bien sûre?...
—Allons chez elle, elle n'est pas couchée, nous la confesserons à nous deux.»
Victorine la silencieuse commençait à se lasser du rôle de personnage muet. Depuis qu'elle était sûre d'être aimée, la joie s'échappait par ses yeux. Le bonheur, longtemps renfermé dans les profondeurs de son âme, montait à ses lèvres; son amour était comme ces plantes aquatiques qui se tiennent cachées jusqu'au jour où elles vont fleurir à la surface de l'eau.
Elle écouta d'un front radieux la petite exhortation de son père, qui la priait de nommer franchement celui qu'elle préférait.
«Lefébure ou Marsal? choisis! ajouta Mme Michaud.
—Ni l'un ni l'autre, répondit-elle.
—Et pourquoi, ma nièce?
—Parce que je ne les aime pas, ma tante.
—Comme tu dis cela! Je ne te demande pas si tu es amoureuse d'un de ces messieurs; on se marie d'abord par amitié, l'amour vient ensuite.
—Je veux aimer mon mari d'avance.
—D'abord, cela n'est pas de bon ton. Je ne sais rien de choquant comme ces mariées qui raffolent de leur mari: elles ont l'air d'être à la noce! Quand j'ai épousé M. Michaud, je le connaissais, je l'estimais, je faisais le plus grand cas de son caractère, mais je ne l'aimais pas plus que l'empereur de la Chine. L'amour est un arbre qui croît lentement; il n'y a que la mauvaise herbe qui pousse vite.
—Chère tante, est-il aussi de bon ton qu'un mari épouse une femme sans l'aimer?
—Je n'ai pas dit cela, ne me prête pas de sottises!
—C'est qu'il me semble que ces messieurs ne m'aiment ni l'un ni l'autre.
—Comment!
—Oh! je ne m'y trompe pas. Je les ai bien étudiés, surtout depuis qu'on travaille au buste. Voici, en quelques mots, le résumé de mes observations.
—Nous écoutons.
—M. de Marsal est un homme bien né, bien élevé, d'un caractère doux, d'une humeur égale, et de manières fort agréables.
—Ah! s'écria triomphalement Mme Michaud.
—Attendez! M. Lefébure a l'esprit varié, vif et élégant, la voix belle, la parole émouvante, le geste noble et résolu.
—Eh! eh! murmura le marquis.
—Patience, mon père! L'un est blond, l'autre est brun; l'un est mince, l'autre est gros; l'un est pauvre, l'autre est riche: et cependant on croirait qu'ils sont un même homme, tant ils se ressemblent dans leurs façons avec moi. Ils me disent les mêmes fadeurs, comme s'ils les avaient apprises dans un manuel. Ils me regardent de la même façon; ils n'ont pas deux manières de m'approuver lorsque je parle. Si je leur souris, ils triomphent uniformément; si je leur fais la moue, ils courbent le front sous le poids d'une même douleur. On dirait qu'ils s'entendent pour faire tomber la conversation sur le chapitre du mariage, et chacun se met en frais d'éloquence pour prouver qu'il serait le meilleur des maris. Pour peu que je blâme l'indifférence, ils froncent le sourcil comme deux jaloux. Que je me prononce contre la jalousie, leurs deux visages revêtent simultanément une béate indifférence. Si ma tante disait un seul mot contre l'avarice, ils courraient faire des ricochets avec des pièces de quarante francs; si elle réprimandait la prodigalité, ils chercheraient des épingles sur le tapis! Ce n'est pas ainsi que l'on aime!
—Qu'en sais-tu?
—Je le sens là! Le cœur est clairvoyant, surtout à mon âge: il n'a pas les yeux fatigués! Si ces messieurs étaient amoureux de moi, quelque chose me le dirait, et, bon gré, mal gré, j'éprouverais au moins de la reconnaissance. Mais quand leurs attentions me laissent indifférente, c'est qu'elles ne s'adressent pas à moi, et que c'est à ma dot à les remercier.»
M. de Guéblan fut moins frappé des paroles de sa fille que du ton dont elle parlait. Jamais il ne l'avait vue aussi animée. Il voulut l'examiner de plus près; il la prit par les deux mains, la tira de son fauteuil et l'assit doucement sur ses genoux.
«Regarde-moi dans les yeux,» lui dit-il.
Victorine éprouvait cette première transfiguration que l'amour heureux produit chez les jeunes filles: elle s'épanouissait.
«Aimerais-tu quelqu'un?» lui demanda son père.
Elle l'embrassa pour toute réponse.
«Il est noble?
—Comme un roi.
—Riche?
—Comme ma tante.
—Beau?
—Comme toi, mon bon père; et brave, et fier, et spirituel comme toi!
—Nous le connaissons?
—Vous l'avez vu; mais vous ne le connaissez pas.
—Où l'as-tu rencontré?
—A l'ambassade d'Espagne, l'hiver dernier.
—Il y a un siècle!
—Oui; je suis restée six mois sans nouvelles.
—Il t'a oubliée?
—Non.
—Comment le sais-tu?
—J'en ai les preuves.
—Je ne te demande pas s'il t'a écrit: tu es ma fille.
—Oh! mon père!
—Qui est-ce donc? Dis-nous son nom!»
Victorine eût été fort embarrassée de répondre. Mme Michaud dit au marquis: «Tu lui as fait peur; la voilà tout assotée. Laisse-moi seule avec elle, elle me dira son secret.»
Je ne sais comment Victorine s'y prit pour ensorceler sa tante. Le fait est qu'elle ne lui dit pas son secret, et qu'elle l'enrôla dans une conspiration contre les prétendants. On se promit de leur prouver à eux-mêmes qu'ils n'avaient d'amour que pour la fortune de Mme Michaud. Victorine eut bientôt fait son siége; l'amour est un grand maître en stratégie. Séance tenante, elle découpa, dans un volume de la Bibliothèque bleue, la phrase suivante, qui fut mise sous enveloppe à l'adresse de M. Lefébure:
«La dame et sa nièce se marièrent le même jour aux deux chevaliers qu'elles aimaient, et ceux qui se trouvèrent dans la chapelle du château virent deux belles cérémonies.»
«Raisonnons, dit Mme Michaud. Quand le facteur lui apportera ce chiffon anonyme, il ne le jettera pas au feu: nous sommes en été. Il le lira. Que va-t-il penser? Premièrement, qu'on se moque de lui.... un mauvais plaisant.... un tour d'écolier. Quand j'ai dû épouser M. Michaud, mon père a reçu plus de vingt lettres anonymes: une entre autres où l'on affirmait que mon futur était marié à quatre femmes en Turquie! Ensuite, il se grattera la tête, et il se dira que je suis bien assez folle pour convoler en secondes noces, avec mes moustaches et mes cheveux gris. Si je me marie, la conséquence est nette: tu entres de plain-pied dans l'intéressante catégorie des filles sans dot. Ce gros Lefébure est bourgeois jusqu'aux os, très-coiffé de ses rentes, et incapable de t'épouser gratis. Je vois d'ici la grimace qu'il va faire. M. de Marsal t'épouserait quand même, lui! C'est un chevalier. Mais j'y songe: comment faire croire à l'avocat que j'ai un mari en tête? il ne me quitte pas d'une semelle! Il sait bien que nous n'avons pas eu quinze visites en quinze jours. Pour se marier il faut un mari. Trouve-moi un fantôme de mari! Attends! ce petit sculpteur!
—Oh! ma tante!
—Pourquoi? il est très-beau.
—Sans doute, mais....
—Il a du talent.
—J'en conviens, mais....
—Il a un nom absurde, mais un nom connu. C'est une noblesse cela! Ce que j'aime dans les artistes, c'est qu'ils ne sont pas des bourgeois.
—Mais songez donc, ma tante....
—Qu'il n'a pas le sou? Je suis assez riche pour deux! Après tout, ce mariage serait cent fois plus vraisemblable que celui de la comtesse de Pagny avec son intendant Thibaudeau. La marquise de Valin a bien épousé un petit ingénieur du port de Brest qui s'appelle Henrion! et Mme de Bougé! et Mme de Lansac! et Mme de La Rue!
—Oui, ma tante, mais quel rôle ferez-vous jouer à ce pauvre jeune homme!
—Le voilà bien malheureux! Je serai charmante avec lui; je lui ferai des compliments, je le promènerai avec moi dans le parc, et je lui servirai des ailes de poulet, tandis que je ferai manger les pilons à M. Lefébure. Du reste, il ne se doutera de rien, et mes attentions ne seront intelligibles que pour un homme prévenu.»
Mme Michaud se chargea de rassurer le marquis sur l'amour mystérieux de sa fille. Elle le lui peignit, de confiance, comme un pur caprice d'imagination, un de ces rêves éveillés comme les jeunes cœurs en font souvent. Il n'y avait pas péril en la demeure: Victorine était en sûreté au château, loin du monde et des salons de Paris.
La bonne tante, qui ne renonçait pas à son projet sur M. de Marsal, songea à se donner des auxiliaires. Elle fit venir de Paris Mme Lerambert avec son fils et sa fille, qui avait un million de dot. Elle comptait sur Mlle Lerambert pour faire une heureuse diversion en attirant sur elle les forces de l'ennemi. En même temps, elle manda par dépêche télégraphique la vieille Mlle de Marsal, personne de sens et d'esprit, sœur aînée et très-aînée de son candidat. Mlle de Marsal devait former la réserve et marcher à l'arrière-garde. Malheureusement elle mit une lenteur déplorable à quitter son petit château de Lunéville, à prendre congé de ses voisins et de ses chats, et à s'embarquer dans une berline de voyage. Elle avait si peu de confiance dans les chemins de fer, qu'elle voulut venir avec ses chevaux lorrains, braves bêtes d'ailleurs, et qui faisaient fièrement leurs dix lieues à la journée. Cette berline de renfort n'arriva pas avant le 12 juillet, lorsque M. Lefébure était le poursuivant déclaré de Mlle Lerambert, et que Daniel, choyé tendrement par Mme Michaud, mettait la dernière main à son plâtre.
L'artiste n'avait remarqué ni le refroidissement rapide de M. Lefébure, ni la joie que Victorine et sa tante en avaient éprouvée, ni ses attentions retournées vers la fille du banquier, ni le regret du marquis de Guéblan, ni le triomphe de M. de Marsal: il n'avait vu que son buste et l'échéance des quinze cents francs. Rien n'avait pu le distraire, pas même les regards de Victorine, qu'il n'avait pas rencontrés, et ses demi-mots, qu'il n'avait pas compris. Les attentions de Mme Michaud lui avaient été au cœur: il ne doutait pas qu'une personne si bienveillante ne lui accordât l'avance dont il avait besoin. Plein de cette confiance, il avait hâté sa besogne et achevé, en douze séances, une œuvre remarquable. Les artistes ne réussissent jamais mieux que sous le fouet de la nécessité: voilà pourquoi les millionnaires sont rarement de grands artistes. Ceux qui le voyaient travailler avec tant de cœur se disaient à l'oreille:
«Comme il aime! On prétend que Phidias, lorsqu'il fit la Minerve d'ivoire et d'or, était amoureux de son modèle. Qui aurait pu prévoir que la première passion de Mme Michaud serait partagée par un si joli garçon? Il fera un mariage d'argent et un mariage d'amour.»
Personne ne doutait qu'il ne fût sérieusement épris, excepté Victorine et M. de Marsal, qui avaient un autre bandeau sur les yeux. Mme Michaud elle-même commençait à s'effrayer de son ouvrage, et M. de Guéblan songeait à réprimander sa vénérable sœur.
Mais c'est M. Lefébure qui riait sincèrement dans sa barbe. En voyant son ancien rival s'enferrer de plus en plus, il se félicitait d'être né homme d'esprit, et il se représentait déjà la piteuse mine du capitaine, le jour où Daniel et Mme Michaud marcheraient ensemble à l'autel. L'avocat n'avait pas gardé d'illusions sur la personne de Victorine. Depuis qu'il la savait sans dot, il la trouvait beaucoup moins belle que Mlle Lerambert. De son côté, la famille Lerambert appréciait hautement l'éloquence et la fortune de M. Lefébure.
Le marquis, fort scandalisé de la conduite de son candidat, se sentait ramené par un instinct secret vers M. de Marsal. Il se repentait plus que jamais d'avoir mis sa fille au concours; il craignait que le bruit de cette aventure ne se répandît au faubourg Saint-Germain, et il sentait la nécessité de marier Victorine au plus tôt. Dans ces dispositions, il accueillit favorablement les avances du capitaine. Il se ménagea avec lui deux ou trois entretiens secrets: il lui ouvrit son cœur, et finit par aborder la question délicate du changement de nom. M. de Marsal ne se fit prier que de la bonne sorte; il se résigna à s'appeler Gaston de Marsal de Guéblan ou de Marsal-Guéblan, ou de Guéblan-Marsal, comme il plairait au marquis. Marché fait, il embrassa tendrement sa sœur, qui arrivait de Lunéville, et il lui conta les grandes nouvelles. Mlle de Marsal en pleura de joie, et dit: «J'arrive à point pour vous bénir. C'est pour cela, sans doute, que Mme Michaud m'appelait en toute hâte.»
Le lendemain, 13 juillet, était un vendredi: jour deux fois de mauvais augure. Mlle de Marsal avait eu le temps de prendre langue et de savoir tout ce qui s'agitait dans la maison. Après le déjeuner, elle tira son frère à part et lui dit:
«Quelle est la fortune personnelle de Mlle de Guéblan?
—Je ne sais pas. Rien, ou dix mille francs de rente.
—En bien né et acquis?
—Non, à la mort de son père. Pourquoi me demandes-tu cela? Tu sais bien qu'elle a la fortune de sa tante.
—De Mme Daniel Fert?
—Qu'est-ce que tu dis? de Mme Michaud!
—Mais, malheureux! tu ne sais donc pas?
—Quoi?
—Mme Michaud épouse le petit sculpteur. Tout le monde est dans le secret, excepté toi. Voilà pourquoi M. Lefébure s'est retiré.
—Miséricorde!»
M. de Marsal sortit en courant: de sa vie il n'avait eu des couleurs aussi vives. Ses favoris, blonds comme du lin, semblaient roux. Il tomba dans Mme Michaud, qui le prit amicalement par le bras et lui dit:
«Où courez-vous? Je vous fais prisonnier. J'ai bien des choses à vous conter. Vous vous êtes conduit comme un ange; M. Lefébure est une bête; je suis enchantée de l'arrivée de votre sœur, et vous aurez ma nièce.»
Il regarda assez impoliment sa fidèle alliée et lui répondit d'un ton sec:
«Je vous remercie, madame. Je crois qu'on trompe quelqu'un ici, et je tâcherai que la dupe ne soit pas moi.»
Mme Michaud resta plantée sur les pieds: elle croyait voir un agneau déchaîné.
Il lança un profond salut à la pauvre femme et courut à Daniel, qui se promenait avec le jeune M. Lerambert au bord de la pièce d'eau.
«Monsieur le sculpteur, lui dit-il, il y a assez longtemps que vous vous moquez de moi, et je me crois obligé de vous dire que je n'aime ni les fourbes ni les intrigants.»
M. Lerambert laissa tomber ses bras en signe de stupéfaction. Daniel regarda le capitaine comme un médecin de Bicêtre regarde un fou.
«Est-ce à moi que vous parlez, monsieur?
—A vous-même.
—C'est moi qui suis un fourbe et un intrigant?...
—Et un impudent, si les autres mots ne suffisent pas pour que le portrait vous paraisse ressemblant.»
Daniel se demanda un instant s'il jetterait le capitaine dans la pièce d'eau; mais réflexion faite, il tira ses gants de sa poche et les lui lança au visage.
V
Jamais on n'a vu d'affaire plus mal conduite que le duel de M. Fert et de M. de Marsal. Le capitaine n'avait pas touché une épée en sa vie, et ses pistolets, chargés en 1840, étaient encore tout neufs, comme vous savez. Daniel, exercé à toutes les armes, n'avait usé de ses talents que pour expulser un porteur d'eau par la fenêtre: personne n'était assez ennemi de soi-même pour lui chercher querelle. Le grand avantage de ceux qui savent se battre, c'est qu'ils ne se battent presque jamais. En revanche, les maladroits viennent souvent leur demander assistance et les choisir pour témoins de leurs faits d'armes. Mais Daniel vivait loin du monde, et il avait peu d'amis, tous artistes, confinés dans leur atelier, pacifiques par goût et par état. Aussi n'avait-il jamais paru sur le terrain, même en qualité de spectateur.
M. de Marsal choisit pour témoins le jeune M. Lerambert et son ancien rival M. Lefébure. Mais l'avocat était trop prudent pour s'exposer à un mois de prison en cas de malheur: il se récusa sagement. M. Lerambert fils, étudiant en droit, fort jeune, presque enfant, se sentit grandi d'une coudée par le rôle tout nouveau auquel il était appelé. Il se chargea de trouver un second témoin parmi les innocents de son âge. Si vous l'aviez vu marcher, la redingote boutonnée jusqu'au cou, une main dans la poche, l'œil à demi voilé, le visage empreint d'un air de discrétion importante, vous n'auriez pas su vous empêcher de sourire, et vous auriez oublié que cet écolier allait jouer la vie de deux hommes.
Le capitaine, outré de l'affront qu'il avait reçu, et plus encore de la ruine de ses espérances, était pressé d'en finir. Je ne crois pas qu'il souhaitât positivement la mort de Daniel, mais un coup de pistolet pouvait rompre le mariage de Mme Michaud et assurer cinq cent mille francs de rente à Victorine. L'artiste, de son coté, n'avait pas de temps à perdre: il avait signé un billet pour le 15, et son praticien, qui avait des ouvriers à payer, n'était pas en mesure d'attendre. Daniel employa la fin de la journée à terminer son buste. A six heures, il prévint Mme Michaud qu'il était forcé de dîner en ville, et il courut à Paris. Il comptait sur deux officiers de ses amis qui logeaient rue Saint-Paul, auprès de la caserne de l'Ave-Maria. Par malheur, il apprit, en arrivant chez eux, que le régiment était parti pour Lyon depuis quinze jours. Il se fit conduire au faubourg du Temple chez M. de Pibrac, ancien commandant de la garde royale, une des plus fines lames de 1816. Il le trouva au lit avec la goutte. En désespoir de cause, il revint à la rue de l'Ouest et aux ateliers de ses amis. Il en choisit deux pour leur vigueur et leur sang-froid plutôt que pour leur expérience. C'était un peintre et un graveur en médailles, aussi neufs que lui en matière de duel. Il les pria de rester chez eux toute la soirée, pour recevoir les témoins de M. de Marsal.
Ces deux enfants l'attendaient dans un cabinet des Frères Provençaux; ils vivaient l'un et l'autre chez leurs parents, et ils craignaient de donner l'éveil à leur famille. Daniel leur apporta, à neuf heures, l'adresse de ses deux amis. Il rencontra dans l'escalier M. de Marsal qui descendait, et il échangea avec lui un salut de grande cérémonie.
A dix heures du soir, les quatre témoins ouvrirent, rue de l'Ouest, une conférence vraiment singulière. Aucun d'eux ne connaissait les causes du duel. Ils savaient que M. de Marsal avait outragé en paroles M. Daniel Fert, qui l'avait outragé en action. Daniel lui-même ignorait les griefs que le capitaine pouvait avoir contre lui. Son ultimatum, rédigé par ses amis, sous sa dictée, n'était ni long, ni compliqué. «Je n'ai jamais rien eu contre M. de Marsal. Il m'a appelé fourbe, intrigant et impudent, je ne sais pourquoi. Attaqué dans mon honneur, je lui ai jeté mon gant à la figure. S'il retire ce qu'il a dit, je regretterai ce que j'ai fait. Je désire que l'affaire soit vidée demain avant midi. Si j'ai le choix des armes, je demande l'épée.» M. de Marsal n'aurait pas eu de peine à trouver des témoins plus habiles que les siens. Il n'était pas de Paris, et il y connaissait peu de monde; mais il avait des témoins à choisir, soit au ministère, soit à l'hôtel de la marine militaire. Il se contenta de deux étudiants, pour n'avoir point de comptes à rendre. M. Lerambert prit la parole en disant:
«Messieurs, M. Daniel Fert a jeté son gant à M. de Marsal; nous sommes chargés d'en demander raison.»
Aucune des règles en usage ne fut observée: les témoins de Daniel ne savaient pas même le nom des témoins de M. de Marsal. Il ne fut question ni de Mme Michaud, ni de Victorine, ni des prétendues intrigues de Daniel, ni de la déception du capitaine. C'est ce que le capitaine avait voulu.
Dans ces conditions, aucun arrangement n'était possible. M. de Marsal était exaspéré, comme tout homme indolent qui sort de son caractère. Daniel n'était pas fâché de lui donner une de ces leçons de politesse dont on se souvient au lit pendant six semaines: c'est dans cet esprit qu'il avait choisi l'épée. Les témoins, dont l'aîné n'avait pas trente ans, désiraient être témoins de quelque chose. Si vous voulez qu'une affaire s'arrange, ne choisissez jamais de jeunes témoins.
La conférence ne dura pas plus d'une demi-heure: on a plus tôt fait de déclarer la guerre que de conclure la paix. Rendez-vous fut pris pour le lendemain, six heures du matin, au Petit-Montrouge. Vous trouvez au delà de ce village un bon nombre de carrières abandonnées, où l'on se bat plus tranquillement qu'au bois de Boulogne. Le choix des armes n'appartenait à personne, puisque les offenses étaient réciproques. On convint de tirer au sort sur le terrain. Au moment de prendre congé, M. Lerambert demanda à ses adversaires:
«A propos, messieurs, avez-vous des armes?
—Non, monsieur; et vous?
—Nous n'en avons pas non plus.
—Il faudrait passer chez un armurier.
—Est-ce prudent? Si nous étions suivis! Je songe que nous pourrions en prendre au château de Guéblan. Ou plutôt, non: cela serait abuser de l'hospitalité du marquis. Il ne se consolerait jamais, si par malheur...
—Mon cher Édouard, lui dit son compagnon, M. de Marsal nous a dit qu'il avait des pistolets de combat. Ces messieurs les accepteraient-ils?
—Pourquoi pas? répliqua naïvement le peintre.
—S'ils sont bons, tant mieux pour le plus adroit; s'ils sont mauvais, on ne se fera pas de mal.
—Ils sont bons.
—Quant aux épées, n'en soyez pas en peine. M. Fert en a plusieurs dans son atelier.»
Pendant cet entretien, Daniel descendait de voiture à l'entrée de l'enclos des Ternes. Il y venait régulièrement le jeudi et le dimanche, après dîner faire la partie de dominos de sa vieille mère, et s'informer si elle ne manquait de rien.
«Je ne manque que de toi,» répondait invariablement la bonne femme.
Ce soir-là elle ne l'attendait pas, puisqu'elle l'avait vu la veille. Elle s'était couchée à neuf heures, et elle dormait son premier somme, le seul bon chez les personnes de son âge. Daniel fit taire la sonnette du petit jardin, entra sans bruit dans son atelier, détacha une paire d'épées, essuya la poussière, fit ployer les lames et s'assura que les poignées étaient bien en main. Il enveloppa les deux armes dans une serge verte, et les porta discrètement au jardin. «Voilà, pensa-t-il, deux bonnes lancettes pour faire une saignée à M. de Marsal. Ma pauvre mère sera un peu effrayée quand je viendrai demain lui conter mon aventure. Bah!»
Il allait s'éloigner; mais je ne sais quelle force le retint. Il chercha dans sa poche la double clef de la maison; il entra à pas de loup, et ne s'arrêta que devant le lit de sa mère. Une petite veilleuse éparpillait dans la chambre sa lumière tremblante. Mme Fert, entourée de dessins, de plâtres, de bronzes et de mille petits ouvrages de son fils, souriait en dormant. Elle voyait en rêve son cher Daniel émaillé des broderies vertes de l'Institut, et cravaté du ruban rouge de la Légion d'honneur. Daniel la regarda tendrement pendant quelques minutes; puis il se mit à genoux devant elle, puis il baisa une petite main ridée qui pendait au bord du lit, puis il prit un coin du drap bien blanc, parfumé d'une bonne odeur de violette, et il s'en essuya les yeux.
En rentrant au château, il monta lestement à sa chambre, cacha ses épées dans le cabinet de toilette, donna un coup de brosse à ses genoux, et redescendit au salon. Le marquis, sa sœur et sa fille jouaient au vingt-et-un avec M. Lefébure, Mlle de Marsal et la famille Lerambert. Le jeune M. Lerambert et le capitaine arrivèrent ensemble au bout d'un quart d'heure.
«Enfin! dit Mme Michaud, je rentre en possession de tous mes pensionnaires. Depuis sept heures, j'étais comme une poule qui a perdu ses poussins. On dirait que vous vous étiez donné le mot pour nous planter là, messieurs. Je ne sais pas si je dois vous offrir du thé; vous ne le méritez guère. Mon cher sculpteur, une tasse? Ah! j'oubliais que vous le prenez sans sucre. Passez le sucrier à M. de Marsal; il en a bon besoin aujourd'hui.»
La main du capitaine trembla imperceptiblement en recevant la tasse des mains de Daniel. M. Lerambert fils, plus boutonné que jamais, ne ressemblait pas mal à un jeune traître de mélodrame. Il essaya de manger un morceau de brioche avec son thé, mais les morceaux s'arrêtaient à sa gorge. Il desserra le nœud de sa cravate, qui, cependant, n'était pas trop serré.
«Messieurs les absents, poursuivit Mme Michaud, je vous condamne à jouer un vingt-et-un et à perdre votre argent avec nous. Qui prend la banque? M. Fert?
—Volontiers, madame,» répondit Daniel.
Il joua avec tant de bonheur, qu'il eut bientôt gagné cinq cents francs. M. Lefébure et M. de Marsal s'efforçaient de faire sauter la banque. Mme Michaud leur dit étourdiment: «Oh! vous aurez beau faire, il est plus fort que vous. Il a la veine. Par exemple, cet argent-là lui coûtera cher! Heureux au jeu.... vous connaissez le proverbe?»
Mlle de Marsal lança à son frère un regard pénétrant. Victorine cherchait à rencontrer les yeux de Daniel. Daniel disait en lui-même: «Bon! je ne demanderai que mille francs à Mme Michaud.»
On se sépara vers deux heures. En montant l'escalier du premier étage, Daniel échangea quelques mots avec M. Lerambert.
«Est-ce pour demain?
—Oui, monsieur, à six heures, devant la mairie du Petit-Montrouge.
—Les armes?
—On tirera au sort.
—J'ai mes épées.
—Nous, nos pistolets. Nous sortirons par la petite porte: prenez de l'autre côté, pour qu'on n'ait pas de soupçons.
—Tout le château dormira; on se couche si tard!»
M. de Marsal tira ses pistolets du fond de sa malle. Il changea les amorces, qui étaient toutes vertes, écrivit une longue lettre à sa sœur, se jeta tout habillé sur son lit, et ne dormit pas une minute. Daniel reposa comme Alexandre ou le grand Condé à la veille d'une bataille. A cinq heures et demie, il était sur pied. Les deux adversaires sortirent sans éveiller personne. M. de Marsal remit au garde de la petite porte la lettre qu'il avait écrite à sa sœur.
Tout le monde fut exact au rendez-vous. La mairie de Montrouge est une construction neuve, élevée à quelques pas du village, au milieu des champs. Les témoins renvoyèrent leurs fiacres, et l'on s'achemina à pied dans la direction des carrières. Daniel conduisait la marche avec ses amis.
«Comme tu es tranquille! lui dit le peintre.
—Je suis tranquille si nous avons l'épée. Avec ces diables de pistolets, je ne réponds de rien: je tue mon homme.
—Comment?
—C'est tout simple. L'épée à la main, je suis sûr qu'il ne me fera pas de mal, et je peux le ménager. Au pistolet, on n'épargne pas les maladroits, parce qu'ils sont capables de vous casser la tête. Conseille-leur l'épée, dans leur intérêt.»
M. Lerambert disait à M. de Marsal:
«Vous refusez l'épée; vous tirez donc le pistolet?
—Moi, pas du tout.
—Alors, c'est qu'il ne tire pas non plus?
—Il fait dix-neuf mouches en vingt coups.
—Eh bien! prenons l'épée, on n'en meurt pas!
—Je vous dirai tout à l'heure ce qu'il faut faire.»
On descendit dans une carrière longue de quarante pas sur vingt. Le sol était aussi égal que le plancher d'une salle d'armes. M. Lerambert jeta en l'air une pièce de cinq francs. Le peintre demanda pile, la pièce tomba face: on se battait au pistolet.
Restait à fixer la distance et à mesurer le terrain. Les quatre témoins étaient bien guéris de cet enivrement d'amour-propre qui les avait conduits jusque-là. M. Lerambert avait la parole embarrassée; les trois autres pleuraient.
«Placez-nous à quarante pas, dit Daniel à ses amis, et tâchez qu'il tire le premier: il me manquera et j'enverrai ma balle aux alouettes.»
M. Lerambert vint apporter les propositions du capitaine:
«Messieurs, dit-il, M. de Marsal n'a jamais tiré le pistolet; M. Fert est de première force. Le seul moyen de rendre les chances égales est de décharger un des deux pistolets; et de tirer au sort à qui l'aura. Les deux adversaires seront placés à cinq pas l'un de l'autre. C'est ainsi que M. de Marsal entend se battre.
—Mais c'est un combat à mort! s'écria Daniel.
—Nous ne le permettrons jamais! ajoutèrent ses deux témoins.
—Alors, répondit M. Lerambert avec une satisfaction visible, le duel est impossible, et l'affaire doit s'arranger.
—Eh! parbleu! dit Daniel, arrangez-la. Je n'ai soif du sang de personne, et je suis tout prêt à pardonner au capitaine les sots compliments qu'il m'a faits.
—Puis-je lui reporter vos paroles, monsieur?
—Assurément, monsieur.»
Voyez à quel point on portait l'oubli des formes et de l'étiquette! Daniel causait sur le terrain avec les témoins de son adversaire.
M. Lerambert dit au capitaine: «Il est de bonne composition, il passe condamnation sur tout ce que vous lui avez dit: l'affaire est à demi arrangée.
—Nous en aurons bon marché, répondit M. de Marsal: ces héros de l'épée et du pistolet se fondent sur leur adresse. Ils refusent le jeu dès que la partie devient égale. Demandez, je vous prie, quelles excuses il me fera pour la grossièreté de sa conduite.»
M. Lerambert traversa de nouveau le terrain neutre qui traversait les deux camps ennemis. Il s'adressa directement à Daniel et lui dit:
«M. de Marsal a appris avec plaisir que vous ne lui saviez plus mauvais gré de ses paroles; il espère, monsieur, que vous voudrez bien donner une nouvelle preuve de courtoisie en lui demandant pardon de....»
Daniel n'en entendit pas davantage. «Monsieur, dit-il de sa voix la plus hautaine, je ne demande pardon à personne, surtout aux gens qui m'ont insulté. Veuillez décharger un pistolet!
—Mais, monsieur....
—Pas de mais, je vous prie. Les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures, et celle-ci dure depuis trop longtemps!»
Il était beau dans sa colère, et ses grands cheveux noirs frémissaient magnifiquement sur son front. Ses témoins essayèrent de le calmer; il ne voulut rien entendre. Le capitaine, un peu refroidi, lui envoya M. Lerambert; il répondit qu'il ne demandait pas des explications, mais des pistolets.
M. de Marsal, pâle comme un mort, remit les armes à ses témoins. Daniel les examina une à une avec un soin méticuleux. «Canons épais, dit-il, acier sec, un peu aigre et cassant; bonnes armes du reste. Qui les a chargées?
—L'armurier de M. de Marsal.
—Avez-vous apporté de la poudre et des balles?
—Oui, monsieur. Vous plaît-il que nous rechargions devant vous?
—C'est inutile.» Il prit un pistolet et le tira en l'air.
«Ils sont bien chargés, dit-il. Soyez assez bon, monsieur, pour remettre une amorce.»
Les deux pistolets furent enveloppés dans un foulard; M. de Marsal en choisit un, l'artiste prit l'autre. Le peintre, qui avait les jambes longues, mesura cinq énormes pas. Les quatre témoins se retirèrent à l'écart en sanglotant.
«Messieurs, dit M. Lerambert d'une voix haletante, je frapperai trois coups dans mes mains, vous tirerez quand vous voudrez.»
Daniel tira le premier; l'amorce seule partit. Son pistolet n'était pas chargé.
M. de Marsal, plus blême que jamais, resta quelques secondes à sa place, le bras tendu, le canon dirigé sur la poitrine de Daniel. Ses jambes se dérobaient sous lui, ses yeux nageaient dans l'incertitude et la crainte; tout son corps vacillait comme un bouleau secoué par le vent. Dans un pareil moment, les secondes sont plus longues que des années. Daniel, le corps effacé, la poitrine abritée par son bras droit, la tête à demi cachée derrière son pistolet, eut le temps de perdre patience.
«Tirez! cria-t-il.
—Tirez donc, monsieur!» répétèrent machinalement les quatre témoins. Tous les malheurs possibles leur semblaient préférables à l'angoisse qui les étouffait.
Le capitaine, sans abaisser sa main, répondit d'une voix chevrotante:
«Monsieur, votre vie est à moi; mais il me répugne de la prendre. Vous allez me demander pardon.
—Non, monsieur. Tirez!
—Si je tirais maintenant, je serais un assassin. Demandez-moi pardon!
—Si vous ne tirez pas, vous êtes un lâche!
—Monsieur!
—Vous me manquerez, monsieur; votre main tremble.
—Ne me poussez pas à bout!»
Daniel ne songeait ni à la mort, ni à son art, ni à sa mère: il bouillait de sentir sa vie aux mains d'un autre.
«Tirez-donc!» cria-t-il encore. M. Lerambert fit un pas vers les deux adversaires en disant:
«Cela n'est pas tolérable!
—Attendez! répondit l'artiste; je vais lui envoyer du courage.»
Il enfonça la main gauche dans sa poche pour y chercher ses gants. Le coup partit. Ce fut M. de Marsal qui tomba à la renverse.
Tout le monde accourut à lui; Daniel arriva le premier. Le pistolet avait éclaté à un centimètre du tonnerre, et le capitaine avait le bras cassé.
Le graveur et le peintre portaient des cravates longues; ils les disposèrent en écharpes, l'une sous l'avant-bras, l'autre autour du bras du blessé.
«Cela ne sera rien, monsieur, dit Daniel. Aussi, pourquoi diable me demandiez-vous des excuses quand je ne vous ai rien fait?
—Pardonnez-moi, monsieur, et soyez heureux! Épousez celle que vous aimez.
—Moi?
—Vous.
—J'aime Mlle de Guéblan?
—Non, Mme Michaud.»
Le pauvre garçon regarda la tête de M. de Marsal pour s'assurer qu'il ne lui était rien entré dans la cervelle. Le crâne était parfaitement intact. Au même moment M. Lerambert ramassait le tronçon du pistolet. Daniel le lui prit dans les mains et l'examina en connaisseur.
«Qui est-ce qui vous avait chargé celui-ci?
—Mon armurier.
—C'est juste; mais en quelle année?
—En 1840.
—Vous m'en direz tant!»
Le capitaine, appuyé sur le bras de Daniel, revint à pied jusqu'au Petit-Montrouge. On rencontra dans la Grand'Rue le médecin du château, cet excellent docteur Pellarin. Il conduisit le blessé chez un de ses amis, et il posa le premier appareil, tandis que M. Lerambert courait rassurer Mlle de Marsal.
La matinée avait été orageuse à la Folie-Sirguet. Mlle de Marsal, frappée de la physionomie étrange de son frère, passa une nuit blanche et se leva avant six heures. Elle vint frapper à la chambre du capitaine, entra sans façon, trouva le nid désert, et se mit en quête dans le parc. Le garde lui donna la lettre qu'il avait pour elle. C'était le récit détaillé de la querelle, suivi d'un testament olographe en cas d'accident. Mlle de Marsal, horriblement inquiète, trouva des jambes pour courir au château. Elle éveilla sans façon Mme Michaud, qui éveilla son frère, qui fit chercher M. Lefébure. Victorine s'éveilla d'elle-même, et descendit en toute hâte. Mme et Mlle Lerambert ne tardèrent pas à paraître. Je crois que, si les ancêtres du marquis avaient été ensevelis dans le voisinage, ils seraient accourus au bruit. Personne n'avait songé à sa toilette; chacun était venu comme il se trouvait, les hommes en robe de chambre, les femmes en toilette de nuit, tout le monde en pantoufles.
Jamais les salons du château n'avaient vu un tel carnaval. Mme Michaud et Mme Lerambert perdaient beaucoup à se montrer si matin, et la fille du banquier ne garda pas toutes ses illusions sur la personne de M. Lefébure. Mais Victorine y trouva son compte. Lorsqu'elle entra, en cheveux et sans corset, dans un long peignoir de percale brodée, elle parut aussi belle que Mlle Rachel au dernier acte de Polyeucte. Les premiers mots qu'elle entendit lui apprirent ce qui se passait. Elle fut violemment émue, non de crainte, mais d'audace.
«Rassurez-vous, dit-elle: il ne lui arrivera rien. Je le connais, c'est l'homme invincible.
—Mon frère? demanda Mlle de Marsal.
—Il ne s'agit pas de votre frère; mais n'ayez pas peur, mademoiselle, on lui fera grâce!»
Si les lionnes causent ensemble dans le désert, c'est ainsi qu'elles doivent parler des lions. Tout l'auditoire ouvrit de grands yeux. Victorine ne se fit pas prier pour dire son secret: une femme ne rougit point d'aimer l'homme qui se bat pour elle. Elle raconta à son père l'histoire si courte et si pleine du mois qui venait de s'écouler, la discrétion admirable de Daniel, et son courage, et tout le talent que l'amour lui avait donné. M. de Guéblan songeait à part lui qu'il avait pris trop de soin de ses affaires et trop peu de sa maison, Mme Michaud se trouvait sotte, M. Lefébure se frottait les yeux, et Mlle de Marsal ne savait plus si elle devait s'effrayer ou se scandaliser. La passion de Victorine éclatait comme ces incendies qui ont couvé plusieurs jours à bord d'un navire: on ouvre une écoutille et tout prend feu. Son père eût mieux aimé apprendre ce grand mystère en moins nombreuse compagnie. Une telle confidence, faite devant témoins, équivalait à un engagement formel. Mais le marquis avait eu le temps d'apprécier Daniel, et, gendre pour gendre, il le préférait à M. de Marsal. Celui-là, très-probablement, ne marchanderait pas pour s'appeler M. Fert de Guéblan! Quant à Mme Michaud, la plus mobile des femmes, elle passa en un clin d'œil de la surprise à l'enthousiasme. Je ne voudrais point jurer que son cœur quadragénaire fût resté insensible à la beauté du jeune sculpteur. De le prendre pour mari, il n'y fallait pas songer; si ridicule que l'on soit, on a toujours peur du ridicule. Mais rien ne l'empêchait d'en faire son neveu: «C'est toujours cela!» pensait-elle.
Toutefois elle rappela à sa nièce ce merveilleux inconnu dont elle avait parlé quinze jours auparavant, ce jeune homme aussi noble qu'un roi, aussi riche qu'un banquier de Hambourg, aussi beau que....
«Mais c'est lui! répondit Victorine du ton le plus convaincu; soyez sûre qu'il nous a caché son nom et sa naissance. La nature ne se trompe pas au point de donner le visage d'un prince à un malheureux petit sculpteur. Attendez seulement qu'il revienne, il nous dira tout. Quant à sa fortune, avez-vous pu croire qu'elle fût aussi modeste qu'il le disait? Vous n'avez donc pas vu comme l'or tombe de ses mains? Vous n'avez pas remarqué, hier au soir, avec quel dédain il ramassait l'argent qu'il avait gagné?»
Ces illusions ne tinrent pas devant la tournure, la parole et la toilette de la mère de Daniel. Elle ne ressemblait nullement à la reine douairière du pays de Fert, et lorsqu'elle vint, les larmes aux yeux, demander des nouvelles de son fils, on reconnut ce même accent franc-comtois qui distinguait le langage de Perrochon.
Le concierge principal de l'enclos des Ternes est un nourrisseur qui vend du lait et des œufs à toute sa colonie. Lorsque sa fille, une jolie enfant toute blonde, porta à Mme Fert de la crème pour son déjeuner, elle lui dit:
«Comme M. Daniel est venu tard, madame Fert! Vous deviez être couchée.
—Quand donc?
—Mais hier soir.
—Tu te trompes.
—J'en suis sûre; c'est moi qui lui ai tiré le cordon. Il a emporté un grand paquet vert comme celui de M. Moreau, le maître d'armes.»
Deux minutes après, la pauvre mère avait reconnu l'absence de deux épées dans l'atelier de son fils. Elle se fagota dans ses plus beaux habits et courut au château de Guéblan.
«Ah! mon cher monsieur! dit-elle au marquis, c'est bien ce que je craignais. Je lui avais dit: «Il y a une belle demoiselle, prends garde de devenir amoureux!» Mais c'est un si grand fou!»
Victorine ne songea pas à critiquer la figure ou la toilette de sa future belle-mère; elle n'eut qu'une idée: «Il m'aime! il l'a dit à ses parents!»
Et d'embrasser la bonne vieille, qui s'excusait d'un si grand honneur.
M. Lerambert fils arriva enfin, et tout le monde fut rassuré, excepté Mlle de Marsal. Elle prit la voiture du jeune messager et se fit conduire à Montrouge. A peine était-elle partie, un cabriolet s'arrêta devant le perron, et un laquais vint dire à Mme Michaud que M. Fert lui demandait la faveur d'un entretien particulier.
«Attendez, dit-elle à toute la compagnie; c'est à moi qu'il veut se confesser.»
Elle le trouva dans le vestibule, le prit par la main, et l'entraîna jusque dans un boudoir au premier étage.
«Ah! monsieur, lui cria-t-elle avec la brusquerie que vous savez; j'en apprends de belles sur votre compte!»
Daniel était beaucoup plus ému que lorsqu'il disait à M. de Marsal: «Tirez!» Il répondit humblement: «Pardonnez, madame: je vous jure que si je n'avais pas été provoqué grossièrement, j'aurais eu plus de respect pour les lois de l'hospitalité. Du reste, ce n'est pas moi qui ai blessé M. de Marsal: il s'est blessé lui-même.
—Nous savons. Après?
—Je comprends, madame, qu'à la suite d'un tel éclat, il ne m'est plus permis de rester sous votre toit. Je viens donc prendre congé de vous, et vous remercier d'un accueil dont je garderai une reconnaissance éternelle.
—Qu'est-ce qu'il dit?
—Heureusement votre buste est achevé, et, avec votre permission, j'exécuterai le marbre chez moi.
—Parlez donc! Après....
—Après, madame, après....
—Vous avez quelque chose à me demander?
—Il est vrai madame; et puisque vous voulez bien m'encourager....
—Certainement je vous encourage!
—Eh bien! madame, j'ai demain, ou plutôt lundi, un billet à payer, et si vous vouliez bien m'avancer mille francs sur le prix de ce buste, je....
—Accordé! accordé! Après?
—Après, madame, je n'ai plus qu'à vous remercier.
—Allons donc! je sais tout.
—Quoi, madame?
—Tout! Vous aimez ma nièce!
—Moi, madame? mais je vous jure que non!
—Je vous jure que si! Pourquoi avez-vous joué votre vie à la courte-paille contre M. de Marsal?
—Parce qu'il m'avait insulté.
—Pourquoi vouliez-vous vous faire tuer par cet affreux M. Lefébure?
—Parce qu'il me donnait sur les nerfs.
—La jolie raison! Soyez donc de bonne foi, et convenez entre nous que vous êtes fou de Victorine?
—Madame, je veux mourir si....
—Ne mourez pas; elle vous aime!»
Daniel était sincèrement désolé. Les larmes lui montaient aux yeux. «Ma chère madame Michaud, dit-il, on m'a calomnié! Sur la tête de ma mère....
—Elle est ici, votre mère, et elle nous a avoué que vous aimiez Victorine. Est-il obstiné, bon Dieu! Puisqu'on vous la donne en mariage!
—La plaisanterie, madame, est un peu dure, et quels que soient mes torts, je ne crois pas avoir mérité...
—Vous avez mérité la main de ma nièce, vous dis-je, et vous l'aurez! Le joli malheur! Est-ce que vous la trouvez laide?
—Non, madame, elle est admirablement belle.
—C'est bien heureux!
—La première idée qui m'est venue en la voyant, c'est que je ferais plus volontiers son portrait que tout autre.
—Est-ce aimable pour moi ce que vous dites là? Mais n'importe! c'est elle qui vous donnera votre portrait, grand enfant, et fasse le ciel que nous en ayons six exemplaires!»
Il n'y a pas d'incrédulité qui tienne contre un pareil langage. Daniel se laissa doucement persuader. Le bonheur est un hôte qui n'a pas besoin de se faire annoncer: il trouve toujours les portes ouvertes.
Le 1er février 1856, par un beau soleil d'hiver, M. Fert de Guéblan et sa jeune femme se promenaient en américaine dans les allées du parc. Daniel conduisait lui-même. En passant sous le chêne rond, Victorine lui fit signe d'arrêter.
«Te souviens-tu? dit-elle. C'est ici que la présentation s'est faite. J'étais assise là, sous mon beau vieux chêne, dont les feuilles étaient moins rousses qu'aujourd'hui, et je dévorais un livre du plus haut intérêt, l'histoire de l'incomparable Atalante: je n'en ai jamais vu la fin.
—Et pourquoi?
—Est-ce que tu m'en as laissé le temps? Le voici, ce malheureux petit livre. Veux-tu que je t'en lise un chapitre?
—Merci, mon cher amour. Remets tes mains dans ton manchon.
—Seulement la dernière phrase?
—A quoi bon, si je ne connais pas le commencement?
—Tu ne sais pas ce que tu perds. Écoute: «Ils s'épousèrent, et d'entre eulx naquit un prince aussi beau que le jour.»
—Vrai?
—Il n'y a que des vérités dans ce petit livre-là.»