Les misérables Tome I: Fantine
Chapitre V
Bâtons dans les roues
Le service des postes d'Arras à Montreuil-sur-mer se faisait encore à cette époque par de petites malles du temps de l'empire. Ces malles étaient des cabriolets à deux roues, tapissés de cuir fauve au dedans, suspendus sur des ressorts à pompe, et n'ayant que deux places, l'une pour le courrier, l'autre pour le voyageur. Les roues étaient armées de ces longs moyeux offensifs qui tiennent les autres voitures à distance et qu'on voit encore sur les routes d'Allemagne. Le coffre aux dépêches, immense boîte oblongue, était placé derrière le cabriolet et faisait corps avec lui. Ce coffre était peint en noir et le cabriolet en jaune.
Ces voitures, auxquelles rien ne ressemble aujourd'hui, avaient je ne sais quoi de difforme et de bossu, et, quand on les voyait passer de loin et ramper dans quelque route à l'horizon, elles ressemblaient à ces insectes qu'on appelle, je crois, termites, et qui, avec un petit corsage, traînent un gros arrière-train. Elles allaient, du reste, fort vite. La malle partie d'Arras toutes les nuits à une heure, après le passage du courrier de Paris, arrivait à Montreuil-sur-mer un peu avant cinq heures du matin.
Cette nuit-là, la malle qui descendait à Montreuil-sur-mer par la route de Hesdin accrocha, au tournant d'une rue, au moment où elle entrait dans la ville, un petit tilbury attelé d'un cheval blanc, qui venait en sens inverse et dans lequel il n'y avait qu'une personne, un homme enveloppé d'un manteau. La roue du tilbury reçut un choc assez rude. Le courrier cria à cet homme d'arrêter, mais le voyageur n'écouta pas, et continua sa route au grand trot.
—Voilà un homme diablement pressé! dit le courrier.
L'homme qui se hâtait ainsi, c'est celui que nous venons de voir se débattre dans des convulsions dignes à coup sûr de pitié.
Où allait-il? Il n'eût pu le dire. Pourquoi se hâtait-il? Il ne savait. Il allait au hasard devant lui. Où? À Arras sans doute; mais il allait peut-être ailleurs aussi. Par moments il le sentait, et il tressaillait.
Il s'enfonçait dans cette nuit comme dans un gouffre. Quelque chose le poussait, quelque chose l'attirait. Ce qui se passait en lui, personne ne pourrait le dire, tous le comprendront. Quel homme n'est entré, au moins une fois en sa vie, dans cette obscure caverne de l'inconnu?
Du reste il n'avait rien résolu, rien décidé, rien arrêté, rien fait. Aucun des actes de sa conscience n'avait été définitif. Il était plus que jamais comme au premier moment. Pourquoi allait-il à Arras?
Il se répétait ce qu'il s'était déjà dit en retenant le cabriolet de Scaufflaire,—que, quel que dût être le résultat, il n'y avait aucun inconvénient à voir de ses yeux, à juger les choses par lui-même;—que cela même était prudent, qu'il fallait savoir ce qui se passerait; qu'on ne pouvait rien décider sans avoir observé et scruté;—que de loin on se faisait des montagnes de tout; qu'au bout du compte, lorsqu'il aurait vu ce Champmathieu, quelque misérable, sa conscience serait probablement fort soulagée de le laisser aller au bagne à sa place;—qu'à la vérité il y aurait là Javert, et ce Brevet, ce Chenildieu, ce Cochepaille, anciens forçats qui l'avaient connu; mais qu'à coup sûr ils ne le reconnaîtraient pas;—bah! quelle idée!—que Javert en était à cent lieues;—que toutes les conjectures et toutes les suppositions étaient fixées sur ce Champmathieu, et que rien n'est entêté comme les suppositions et les conjectures;—qu'il n'y avait donc aucun danger. Que sans doute c'était un moment noir, mais qu'il en sortirait;—qu'après tout il tenait sa destinée, si mauvaise qu'elle voulût être, dans sa main;—qu'il en était le maître. Il se cramponnait à cette pensée.
Au fond, pour tout dire, il eût mieux aimé ne point aller à Arras.
Cependant il y allait.
Tout en songeant, il fouettait le cheval, lequel trottait de ce bon trot réglé et sûr qui fait deux lieues et demie à l'heure.
À mesure que le cabriolet avançait, il sentait quelque chose en lui qui reculait.
Au point du jour il était en rase campagne; la ville de Montreuil-sur-mer était assez loin derrière lui. Il regarda l'horizon blanchir; il regarda, sans les voir, passer devant ses yeux toutes les froides figures d'une aube d'hiver. Le matin a ses spectres comme le soir. Il ne les voyait pas, mais, à son insu, et par une sorte de pénétration presque physique, ces noires silhouettes d'arbres et de collines ajoutaient à l'état violent de son âme je ne sais quoi de morne et de sinistre.
Chaque fois qu'il passait devant une de ces maisons isolées qui côtoient parfois les routes, il se disait: il y a pourtant là-dedans des gens qui dorment!
Le trot du cheval, les grelots du harnais, les roues sur le pavé, faisaient un bruit doux et monotone. Ces choses-là sont charmantes quand on est joyeux et lugubres quand on est triste. Il était grand jour lorsqu'il arriva à Hesdin. Il s'arrêta devant une auberge pour laisser souffler le cheval et lui faire donner l'avoine.
Ce cheval était, comme l'avait dit Scaufflaire, de cette petite race du Boulonnais qui a trop de tête, trop de ventre et pas assez d'encolure, mais qui a le poitrail ouvert, la croupe large, la jambe sèche et fine et le pied solide; race laide, mais robuste et saine. L'excellente bête avait fait cinq lieues en deux heures et n'avait pas une goutte de sueur sur la croupe.
Il n'était pas descendu du tilbury. Le garçon d'écurie qui apportait l'avoine se baissa tout à coup et examina la roue de gauche.
—Allez-vous loin comme cela? dit cet homme.
Il répondit, presque sans sortir de sa rêverie:
—Pourquoi?
—Venez-vous de loin? reprit le garçon.
—De cinq lieues d'ici.
—Ah!
—Pourquoi dites-vous: ah?
Le garçon se pencha de nouveau, resta un moment silencieux, l'œil fixé sur la roue, puis se redressa en disant:
—C'est que voilà une roue qui vient de faire cinq lieues, c'est possible, mais qui à coup sûr ne fera pas maintenant un quart de lieue.
Il sauta à bas du tilbury.
—Que dites-vous là, mon ami?
—Je dis que c'est un miracle que vous ayez fait cinq lieues sans rouler, vous et votre cheval, dans quelque fossé de la grande route. Regardez plutôt.
La roue en effet était gravement endommagée. Le choc de la malle-poste avait fendu deux rayons et labouré le moyeu dont l'écrou ne tenait plus.
—Mon ami, dit-il au garçon d'écurie, il y a un charron ici?
—Sans doute, monsieur.
—Rendez-moi le service de l'aller chercher.
—Il est là, à deux pas. Hé! maître Bourgaillard!
Maître Bourgaillard, le charron, était sur le seuil de sa porte. Il vint examiner la roue et fit la grimace d'un chirurgien qui considère une jambe cassée.
—Pouvez-vous raccommoder cette roue sur-le-champ?
—Oui, monsieur.
—Quand pourrai-je repartir?
—Demain.
—Demain!
—Il y a une grande journée d'ouvrage. Est-ce que monsieur est pressé?
—Très pressé. Il faut que je reparte dans une heure au plus tard.
—Impossible, monsieur.
—Je payerai tout ce qu'on voudra.
—Impossible.
—Eh bien! dans deux heures.
—Impossible pour aujourd'hui. Il faut refaire deux rais et un moyeu. Monsieur ne pourra repartir avant demain.
—L'affaire que j'ai ne peut attendre à demain. Si, au lieu de raccommoder cette roue, on la remplaçait?
—Comment cela?
—Vous êtes charron?
—Sans doute, monsieur.
—Est-ce que vous n'auriez pas une roue à me vendre? Je pourrais repartir tout de suite.
—Une roue de rechange?
—Oui.
—Je n'ai pas une roue toute faite pour votre cabriolet. Deux roues font la paire. Deux roues ne vont pas ensemble au hasard.
—En ce cas, vendez-moi une paire de roues.
—Monsieur, toutes les roues ne vont pas à tous les essieux.
—Essayez toujours.
—C'est inutile, monsieur. Je n'ai à vendre que des roues de charrette. Nous sommes un petit pays ici.
—Auriez-vous un cabriolet à me louer?
Le maître charron, du premier coup d'œil, avait reconnu que le tilbury était une voiture de louage. Il haussa les épaules.
—Vous les arrangez bien, les cabriolets qu'on vous loue! j'en aurais un que je ne vous le louerais pas.
—Eh bien, à me vendre?
—Je n'en ai pas.
—Quoi! pas une carriole? Je ne suis pas difficile, comme vous voyez.
—Nous sommes un petit pays. J'ai bien là sous la remise, ajouta le charron, une vieille calèche qui est à un bourgeois de la ville qui me l'a donnée en garde et qui s'en sert tous les trente-six du mois. Je vous la louerais bien, qu'est-ce que cela me fait? mais il ne faudrait pas que le bourgeois la vît passer; et puis, c'est une calèche, il faudrait deux chevaux.
—Je prendrai des chevaux de poste.
—Où va monsieur?
—À Arras.
—Et monsieur veut arriver aujourd'hui?
—Mais oui.
—En prenant des chevaux de poste?
—Pourquoi pas?
—Est-il égal à monsieur d'arriver cette nuit à quatre heures du matin?
—Non certes.
—C'est que, voyez-vous bien, il y a une chose à dire, en prenant des chevaux de poste....
—Monsieur a son passeport?
—Oui.
—Eh bien, en prenant des chevaux de poste, monsieur n'arrivera pas à Arras avant demain. Nous sommes un chemin de traverse. Les relais sont mal servis, les chevaux sont aux champs. C'est la saison des grandes charrues qui commence, il faut de forts attelages, et l'on prend les chevaux partout, à la poste comme ailleurs. Monsieur attendra au moins trois ou quatre heures à chaque relais. Et puis on va au pas. Il y a beaucoup de côtes à monter.
—Allons, j'irai à cheval. Dételez le cabriolet. On me vendra bien une selle dans le pays.
—Sans doute. Mais ce cheval-ci endure-t-il la selle?
—C'est vrai, vous m'y faites penser. Il ne l'endure pas.
—Alors....
—Mais je trouverai bien dans le village un cheval à louer?
—Un cheval pour aller à Arras d'une traite!
—Oui.
—Il faudrait un cheval comme on n'en a pas dans nos endroits. Il faudrait l'acheter d'abord, car on ne vous connaît pas. Mais ni à vendre ni à louer, ni pour cinq cents francs, ni pour mille, vous ne le trouveriez pas!
—Comment faire?
—Le mieux, là, en honnête homme, c'est que je raccommode la roue et que vous remettiez votre voyage à demain.
—Demain il sera trop tard.
—Dame!
—N'y a-t-il pas la malle-poste qui va à Arras? Quand passe-t-elle?
—La nuit prochaine. Les deux malles font le service la nuit, celle qui monte comme celle qui descend.
—Comment! il vous faut une journée pour raccommoder cette roue?
—Une journée, et une bonne!
—En mettant deux ouvriers?
—En en mettant dix!
—Si on liait les rayons avec des cordes?
—Les rayons, oui; le moyeu, non. Et puis la jante aussi est en mauvais état.
—Y a-t-il un loueur de voitures dans la ville?
—Non.
—Y a-t-il un autre charron?
Le garçon d'écurie et le maître charron répondirent en même temps en hochant la tête.
—Non.
Il sentit une immense joie.
Il était évident que la providence s'en mêlait. C'était elle qui avait brisé la roue du tilbury et qui l'arrêtait en route. Il ne s'était pas rendu à cette espèce de première sommation; il venait de faire tous les efforts possibles pour continuer son voyage; il avait loyalement et scrupuleusement épuisé tous les moyens; il n'avait reculé ni devant la saison, ni devant la fatigue, ni devant la dépense; il n'avait rien à se reprocher. S'il n'allait pas plus loin, cela ne le regardait plus. Ce n'était plus sa faute, c'était, non le fait de sa conscience, mais le fait de la providence.
Il respira. Il respira librement et à pleine poitrine pour la première fois depuis la visite de Javert. Il lui semblait que le poignet de fer qui lui serrait le cœur depuis vingt heures venait de le lâcher.
Il lui paraissait que maintenant Dieu était pour lui, et se déclarait.
Il se dit qu'il avait fait tout ce qu'il pouvait, et qu'à présent il n'avait qu'à revenir sur ses pas, tranquillement.
Si sa conversation avec le charron eût eu lieu dans une chambre de l'auberge, elle n'eût point eu de témoins, personne ne l'eût entendue, les choses en fussent restées là, et il est probable que nous n'aurions eu à raconter aucun des événements qu'on va lire; mais cette conversation s'était faite dans la rue. Tout colloque dans la rue produit inévitablement un cercle. Il y a toujours des gens qui ne demandent qu'à être spectateurs. Pendant qu'il questionnait le charron, quelques allants et venants s'étaient arrêtés autour d'eux. Après avoir écouté pendant quelques minutes, un jeune garçon, auquel personne n'avait pris garde, s'était détaché du groupe en courant.
Au moment où le voyageur, après la délibération intérieure que nous venons d'indiquer, prenait la résolution de rebrousser chemin, cet enfant revenait. Il était accompagné d'une vieille femme.
—Monsieur, dit la femme, mon garçon me dit que vous avez envie de louer un cabriolet. Cette simple parole, prononcée par une vieille femme que conduisait un enfant, lui fit ruisseler la sueur dans les reins. Il crut voir la main qui l'avait lâché reparaître dans l'ombre derrière lui, toute prête à le reprendre.
Il répondit:
—Oui, bonne femme, je cherche un cabriolet à louer.
Et il se hâta d'ajouter:
—Mais il n'y en a pas dans le pays.
—Si fait, dit la vieille.
—Où ça donc? reprit le charron.
—Chez moi, répliqua la vieille.
Il tressaillit. La main fatale l'avait ressaisi.
La vieille avait en effet sous un hangar une façon de carriole en osier. Le charron et le garçon d'auberge, désolés que le voyageur leur échappât, intervinrent.
—C'était une affreuse guimbarde,—cela était posé à cru sur l'essieu,—il est vrai que les banquettes étaient suspendues à l'intérieur avec des lanières de cuir,—il pleuvait dedans,—les roues étaient rouillées et rongées d'humidité,—cela n'irait pas beaucoup plus loin que le tilbury,—une vraie patache!—Ce monsieur aurait bien tort de s'y embarquer,—etc., etc.
Tout cela était vrai, mais cette guimbarde, cette patache, cette chose, quelle qu'elle fût, roulait sur ses deux roues et pouvait aller à Arras.
Il paya ce qu'on voulut, laissa le tilbury à réparer chez le charron pour l'y retrouver à son retour, fit atteler le cheval blanc à la carriole, y monta, et reprit la route qu'il suivait depuis le matin.
Au moment où la carriole s'ébranla, il s'avoua qu'il avait eu l'instant d'auparavant une certaine joie de songer qu'il n'irait point où il allait. Il examina cette joie avec une sorte de colère et la trouva absurde. Pourquoi de la joie à revenir en arrière? Après tout, il faisait ce voyage librement. Personne ne l'y forçait. Et, certainement, rien n'arriverait que ce qu'il voudrait bien.
Comme il sortait de Hesdin, il entendit une voix qui lui criait: arrêtez! arrêtez! Il arrêta la carriole d'un mouvement vif dans lequel il y avait encore je ne sais quoi de fébrile et de convulsif qui ressemblait à de l'espérance.
C'était le petit garçon de la vieille.
—Monsieur, dit-il, c'est moi qui vous ai procuré la carriole.
—Eh bien!
—Vous ne m'avez rien donné.
Lui qui donnait à tous et si facilement, il trouva cette prétention exorbitante et presque odieuse.
—Ah! c'est toi, drôle? dit-il, tu n'auras rien!
Il fouetta le cheval et repartit au grand trot.
Il avait perdu beaucoup de temps à Hesdin, il eût voulu le rattraper. Le petit cheval était courageux et tirait comme deux; mais on était au mois de février, il avait plu, les routes étaient mauvaises. Et puis, ce n'était plus le tilbury. La carriole était dure et très lourde. Avec cela force montées.
Il mit près de quatre heures pour aller de Hesdin à Saint-Pol. Quatre heures pour cinq lieues.
À Saint-Pol il détela à la première auberge venue, et fit mener le cheval à l'écurie. Comme il l'avait promis à Scaufflaire, il se tint près du râtelier pendant que le cheval mangeait. Il songeait à des choses tristes et confuses.
La femme de l'aubergiste entre dans l'écurie.
—Est-ce que monsieur ne veut pas déjeuner?
—Tiens, c'est vrai, dit-il, j'ai même bon appétit. Il suivit cette femme qui avait une figure fraîche et réjouie. Elle le conduisit dans une salle basse où il y avait des tables ayant pour nappes des toiles cirées.
—Dépêchez-vous, reprit-il, il faut que je reparte. Je suis pressé.
Une grosse servante flamande mit son couvert en toute hâte. Il regardait cette fille avec un sentiment de bien-être.
—C'est là ce que j'avais, pensa-t-il. Je n'avais pas déjeuné.
On le servit. Il se jeta sur le pain, mordit une bouchée, puis le reposa lentement sur la table et n'y toucha plus.
Un routier mangeait à une autre table. Il dit à cet homme:
—Pourquoi leur pain est-il donc si amer?
Le routier était allemand et n'entendit pas.
Il retourna dans l'écurie près du cheval.
Une heure après, il avait quitté Saint-Pol et se dirigeait vers Tinques qui n'est qu'à cinq lieues d'Arras.
Que faisait-il pendant ce trajet? À quoi pensait-il? Comme le matin, il regardait passer les arbres, les toits de chaume, les champs cultivés, et les évanouissements du paysage qui se disloque à chaque coude du chemin. C'est là une contemplation qui suffit quelquefois à l'âme et qui la dispense presque de penser. Voir mille objets pour la première et pour la dernière fois, quoi de plus mélancolique et de plus profond! Voyager, c'est naître et mourir à chaque instant. Peut-être, dans la région la plus vague de son esprit, faisait-il des rapprochements entre ces horizons changeants et l'existence humaine. Toutes les choses de la vie sont perpétuellement en fuite devant nous. Les obscurcissements et les clartés s'entremêlent: après un éblouissement, une éclipse; on regarde, on se hâte, on tend les mains pour saisir ce qui passe; chaque événement est un tournant de la route; et tout à coup on est vieux. On sent comme une secousse, tout est noir, on distingue une porte obscure, ce sombre cheval de la vie qui vous traînait s'arrête, et l'on voit quelqu'un de voilé et d'inconnu qui le dételle dans les ténèbres.
Le crépuscule tombait au moment où des enfants qui sortaient de l'école regardèrent ce voyageur entrer dans Tinques. Il est vrai qu'on était encore aux jours courts de l'année. Il ne s'arrêta pas à Tinques. Comme il débouchait du village, un cantonnier qui empierrait la route dressa la tête et dit:
—Voilà un cheval bien fatigué.
La pauvre bête en effet n'allait plus qu'au pas.
—Est-ce que vous allez à Arras? ajouta le cantonnier.
—Oui.
—Si vous allez de ce train, vous n'y arriverez pas de bonne heure.
Il arrêta le cheval et demanda au cantonnier:
—Combien y a-t-il encore d'ici à Arras?
—Près de sept grandes lieues.
—Comment cela? le livre de poste ne marque que cinq lieues et un quart.
—Ah! reprit le cantonnier, vous ne savez donc pas que la route est en réparation? Vous allez la trouver coupée à un quart d'heure d'ici. Pas moyen d'aller plus loin.
—Vraiment.
—Vous prendrez à gauche, le chemin qui va à Carency, vous passerez la rivière; et, quand vous serez à Camblin, vous tournerez à droite; c'est la route de Mont-Saint-Éloy qui va à Arras.
—Mais voilà la nuit, je me perdrai.
—Vous n'êtes pas du pays?
—Non.
—Avec ça, c'est tout chemins de traverse. Tenez, Monsieur, reprit le cantonnier, voulez-vous que je vous donne un conseil? Votre cheval est las, rentrez dans Tinques. Il y a une bonne auberge. Couchez-y. Vous irez demain à Arras.
—Il faut que j'y sois ce soir.
—C'est différent. Alors allez tout de même à cette auberge et prenez-y un cheval de renfort. Le garçon du cheval vous guidera dans la traverse.
Il suivit le conseil du cantonnier, rebroussa chemin, et une demi-heure après il repassait au même endroit, mais au grand trot, avec un bon cheval de renfort. Un garçon d'écurie qui s'intitulait postillon était assis sur le brancard de la carriole.
Cependant il sentait qu'il perdait du temps.
Il faisait tout à fait nuit.
Ils s'engagèrent dans la traverse. La route devint affreuse. La carriole tombait d'une ornière dans l'autre. Il dit au postillon:
—Toujours au trot, et double pourboire.
Dans un cahot le palonnier cassa.
—Monsieur, dit le postillon, voilà le palonnier cassé, je ne sais plus comment atteler mon cheval, cette route-ci est bien mauvaise la nuit; si vous vouliez revenir coucher à Tinques, nous pourrions être demain matin de bonne heure à Arras.
Il répondit:
—As-tu un bout de corde et un couteau?
—Oui, monsieur.
Il coupa une branche d'arbre et en fit un palonnier.
Ce fut encore une perte de vingt minutes; mais ils repartirent au galop.
La plaine était ténébreuse. Des brouillards bas, courts et noirs rampaient sur les collines et s'en arrachaient comme des fumées. Il y avait des lueurs blanchâtres dans les nuages. Un grand vent qui venait de la mer faisait dans tous les coins de l'horizon le bruit de quelqu'un qui remue des meubles. Tout ce qu'on entrevoyait avait des attitudes de terreur. Que de choses frissonnent sous ces vastes souffles de la nuit!
Le froid le pénétrait. Il n'avait pas mangé depuis la veille. Il se rappelait vaguement son autre course nocturne dans la grande plaine aux environs de Digne. Il y avait huit ans; et cela lui semblait hier.
Une heure sonna à quelque clocher lointain. Il demanda au garçon:
—Quelle est cette heure?
—Sept heures, monsieur. Nous serons à Arras à huit. Nous n'avons plus que trois lieues. En ce moment il fit pour la première fois cette réflexion—en trouvant étrange qu'elle ne lui fût pas venue plus tôt—que c'était peut-être inutile, toute la peine qu'il prenait; qu'il ne savait seulement pas l'heure du procès; qu'il aurait dû au moins s'en informer; qu'il était extravagant d'aller ainsi devant soi sans savoir si cela servirait à quelque chose.—Puis il ébaucha quelques calculs dans son esprit:—qu'ordinairement les séances des cours d'assises commençaient à neuf heures du matin;—que cela ne devait pas être long, cette affaire-là;—que le vol de pommes, ce serait très court;—qu'il n'y aurait plus ensuite qu'une question d'identité;—quatre ou cinq dépositions, peu de chose à dire pour les avocats;—qu'il allait arriver lorsque tout serait fini!
Le postillon fouettait les chevaux. Ils avaient passé la rivière et laissé derrière eux Mont-Saint-Éloy.
La nuit devenait de plus en plus profonde.
Chapitre VI
La sœur Simplice mise à l'épreuve
Cependant, en ce moment-là même, Fantine était dans la joie.
Elle avait passé une très mauvaise nuit. Toux affreuse, redoublement de fièvre; elle avait eu des songes. Le matin, à la visite du médecin, elle délirait. Il avait eu l'air alarmé et avait recommandé qu'on le prévînt dès que M. Madeleine viendrait.
Toute la matinée elle fut morne, parla peu, et fit des plis à ses draps en murmurant à voix basse des calculs qui avaient l'air d'être des calculs de distances. Ses yeux étaient caves et fixes. Ils paraissaient presque éteints, et puis, par moments, ils se rallumaient et resplendissaient comme des étoiles. Il semble qu'aux approches d'une certaine heure sombre, la clarté du ciel emplisse ceux que quitte la clarté de la terre.
Chaque fois que la sœur Simplice lui demandait comment elle se trouvait, elle répondait invariablement:
—Bien. Je voudrais voir monsieur Madeleine.
Quelques mois auparavant, à ce moment où Fantine venait de perdre sa dernière pudeur, sa dernière honte et sa dernière joie, elle était l'ombre d'elle-même; maintenant elle en était le spectre. Le mal physique avait complété l'œuvre du mal moral. Cette créature de vingt-cinq ans avait le front ridé, les joues flasques, les narines pincées, les dents déchaussées, le teint plombé, le cou osseux, les clavicules saillantes, les membres chétifs, la peau terreuse, et ses cheveux blonds poussaient mêlés de cheveux gris. Hélas! comme la maladie improvise la vieillesse! À midi, le médecin revint, il fit quelques prescriptions, s'informa si M. le maire avait paru à l'infirmerie, et branla la tête.
M. Madeleine venait d'habitude à trois heures voir la malade. Comme l'exactitude était de la bonté, il était exact.
Vers deux heures et demie, Fantine commença à s'agiter. Dans l'espace de vingt minutes, elle demanda plus de dix fois à la religieuse:
—Ma sœur, quelle heure est-il?
Trois heures sonnèrent. Au troisième coup, Fantine se dressa sur son séant, elle qui d'ordinaire pouvait à peine remuer dans son lit; elle joignit dans une sorte d'étreinte convulsive ses deux mains décharnées et jaunes, et la religieuse entendit sortir de sa poitrine un de ces soupirs profonds qui semblent soulever un accablement. Puis Fantine se tourna et regarda la porte.
Personne n'entra; la porte ne s'ouvrit point.
Elle resta ainsi un quart d'heure, l'œil attaché sur la porte, immobile et comme retenant son haleine. La sœur n'osait lui parler. L'église sonna trois heures un quart. Fantine se laissa retomber sur l'oreiller.
Elle ne dit rien et se remit à faire des plis à son drap. La demi-heure passa, puis l'heure. Personne ne vint.
Chaque fois que l'horloge sonnait, Fantine se dressait et regardait du côté de la porte, puis elle retombait.
On voyait clairement sa pensée, mais elle ne prononçait aucun nom, elle ne se plaignait pas, elle n'accusait pas. Seulement elle toussait d'une façon lugubre. On eût dit que quelque chose d'obscur s'abaissait sur elle. Elle était livide et avait les lèvres bleues. Elle souriait par moments.
Cinq heures sonnèrent. Alors la sœur l'entendit qui disait très bas et doucement:
—Mais puisque je m'en vais demain, il a tort de ne pas venir aujourd'hui!
La sœur Simplice elle-même était surprise du retard de M. Madeleine.
Cependant Fantine regardait le ciel de son lit. Elle avait l'air de chercher à se rappeler quelque chose. Tout à coup elle se mit à chanter d'une voix faible comme un souffle. La religieuse écouta. Voici ce que Fantine chantait:
Nous achèterons de bien belles choses
En nous promenant le long des faubourgs.
Les bleuets sont bleus, les roses sont roses,
Les bleuets sont bleus, j'aime mes amours.
La vierge Marie auprès de mon poêle
Est venue hier en manteau brodé,
Et m'a dit:—Voici, caché sous mon voile,
Le petit qu'un jour tu m'as demandé.
Courez à la ville, ayez de la toile,
Achetez du fil, achetez un dé.
Nous achèterons de bien belles choses
En nous promenant le long des faubourgs.
Bonne sainte Vierge, auprès de mon poêle
J'ai mis un berceau de rubans orné
Dieu me donnerait sa plus belle étoile,
J'aime mieux l'enfant que tu m'as donné.
—Madame, que faire avec cette toile?
—Faites un trousseau pour mon nouveau-né.
Les bleuets sont bleus, les roses sont roses,
Les bleuets sont bleus, j'aime mes amours.
—Lavez cette toile.
—Où?—Dans la rivière.
Faites-en, sans rien gâter ni salir,
Une belle jupe avec sa brassière
Que je veux broder et de fleurs emplir.
—L'enfant n'est plus là, madame, qu'en faire?
—Faites-en un drap pour m'ensevelir.
Nous achèterons de bien belles choses
En nous promenant le long des faubourgs.
Les bleuets sont bleus, les roses sont roses,
Les bleuets sont bleus, j'aime mes amours.
Cette chanson était une vieille romance de berceuse avec laquelle autrefois elle endormait sa petite Cosette, et qui ne s'était pas offerte à son esprit depuis cinq ans qu'elle n'avait plus son enfant. Elle chantait cela d'une voix si triste et sur un air si doux que c'était à faire pleurer, même une religieuse. La sœur, habituée aux choses austères, sentit une larme lui venir.
L'horloge sonna six heures. Fantine ne parut pas entendre. Elle semblait ne plus faire attention à aucune chose autour d'elle.
La sœur Simplice envoya une fille de service s'informer près de la portière de la fabrique si M. le maire était rentré et s'il ne monterait pas bientôt à l'infirmerie. La fille revint au bout de quelques minutes.
Fantine était toujours immobile et paraissait attentive à des idées qu'elle avait.
La servante raconta très bas à la sœur Simplice que M. le maire était parti le matin même avant six heures dans un petit tilbury attelé d'un cheval blanc, par le froid qu'il faisait, qu'il était parti seul, pas même de cocher, qu'on ne savait pas le chemin qu'il avait pris, que des personnes disaient l'avoir vu tourner par la route d'Arras, que d'autres assuraient l'avoir rencontré sur la route de Paris. Qu'en s'en allant il avait été comme à l'ordinaire très doux, et qu'il avait seulement dit à la portière qu'on ne l'attendît pas cette nuit.
Pendant que les deux femmes, le dos tourné au lit de la Fantine, chuchotaient, la sœur questionnant, la servante conjecturant, la Fantine, avec cette vivacité fébrile de certaines maladies organiques qui mêle les mouvements libres de la santé à l'effrayante maigreur de la mort, s'était mise à genoux sur son lit, ses deux poings crispés appuyés sur le traversin, et, la tête passée par l'intervalle des rideaux, elle écoutait. Tout à coup elle cria:
—Vous parlez là de monsieur Madeleine! pourquoi parlez-vous tout bas? Qu'est-ce qu'il fait? Pourquoi ne vient-il pas?
Sa voix était si brusque et si rauque que les deux femmes crurent entendre une voix d'homme; elles se retournèrent effrayées.
—Répondez donc! cria Fantine.
La servante balbutia:
—La portière m'a dit qu'il ne pourrait pas venir aujourd'hui.
—Mon enfant, dit la sœur, tenez-vous tranquille, recouchez-vous.
Fantine, sans changer d'attitude, reprit d'une voix haute et avec un accent tout à la fois impérieux et déchirant:
—Il ne pourra venir? Pourquoi cela? Vous savez la raison. Vous la chuchotiez là entre vous. Je veux la savoir.
La servante se hâta de dire à l'oreille de la religieuse:
—Répondez qu'il est occupé au conseil municipal.
La sœur Simplice rougit légèrement; c'était un mensonge que la servante lui proposait. D'un autre côté il lui semblait bien que dire la vérité à la malade ce serait sans doute lui porter un coup terrible et que cela était grave dans l'état où était Fantine. Cette rougeur dura peu. La sœur leva sur Fantine son œil calme et triste, et dit:
—Monsieur le maire est parti.
Fantine se redressa et s'assit sur ses talons. Ses yeux étincelèrent. Une joie inouïe rayonna sur cette physionomie douloureuse.
—Parti! s'écria-t-elle. Il est allé chercher Cosette!
Puis elle tendit ses deux mains vers le ciel et tout son visage devint ineffable. Ses lèvres remuaient; elle priait à voix basse.
Quand sa prière fut finie:
—Ma sœur, dit-elle, je veux bien me recoucher, je vais faire tout ce qu'on voudra; tout à l'heure j'ai été méchante, je vous demande pardon d'avoir parlé si haut, c'est très mal de parler haut, je le sais bien, ma bonne sœur, mais voyez-vous, je suis très contente. Le bon Dieu est bon, monsieur Madeleine est bon, figurez-vous qu'il est allé chercher ma petite Cosette à Montfermeil.
Elle se recoucha, aida la religieuse à arranger l'oreiller et baisa une petite croix d'argent qu'elle avait au cou et que la sœur Simplice lui avait donnée.
—Mon enfant, dit la sœur, tâchez de reposer maintenant, et ne parlez plus.
Fantine prit dans ses mains moites la main de la sœur, qui souffrait de lui sentir cette sueur.
—Il est parti ce matin pour aller à Paris. Au fait il n'a pas même besoin de passer par Paris. Montfermeil, c'est un peu à gauche en venant. Vous rappelez-vous comme il me disait hier quand je lui parlais de Cosette: bientôt, bientôt? C'est une surprise qu'il veut me faire. Vous savez? il m'avait fait signer une lettre pour la reprendre aux Thénardier. Ils n'auront rien à dire, pas vrai? Ils rendront Cosette. Puisqu'ils sont payés. Les autorités ne souffriraient pas qu'on garde un enfant quand on est payé. Ma sœur, ne me faites pas signe qu'il ne faut pas que je parle. Je suis extrêmement heureuse, je vais très bien, je n'ai plus de mal du tout, je vais revoir Cosette, j'ai même très faim. Il y a près de cinq ans que je ne l'ai vue. Vous ne vous figurez pas, vous, comme cela vous tient, les enfants! Et puis elle sera si gentille, vous verrez! Si vous saviez, elle a de si jolis petits doigts roses! D'abord elle aura de très belles mains. À un an, elle avait des mains ridicules. Ainsi!—Elle doit être grande à présent. Cela vous a sept ans. C'est une demoiselle. Je l'appelle Cosette, mais elle s'appelle Euphrasie. Tenez, ce matin, je regardais de la poussière qui était sur la cheminée et j'avais bien l'idée comme cela que je reverrais bientôt Cosette. Mon Dieu! comme on a tort d'être des années sans voir ses enfants! on devrait bien réfléchir que la vie n'est pas éternelle! Oh! comme il est bon d'être parti, monsieur le maire! C'est vrai ça, qu'il fait bien froid? avait-il son manteau au moins? Il sera ici demain, n'est-ce pas? Ce sera demain fête. Demain matin, ma sœur, vous me ferez penser à mettre mon petit bonnet qui a de la dentelle. Montfermeil, c'est un pays. J'ai fait cette route-là, à pied, dans le temps. Il y a eu bien loin pour moi. Mais les diligences vont très vite! Il sera ici demain avec Cosette. Combien y a-t-il d'ici Montfermeil?
La sœur, qui n'avait aucune idée des distances, répondit:
—Oh! je crois bien qu'il pourra être ici demain.
—Demain! demain! dit Fantine, je verrai Cosette demain! Voyez-vous, bonne sœur du bon Dieu, je ne suis plus malade. Je suis folle. Je danserais, si on voulait.
Quelqu'un qui l'eût vue un quart d'heure auparavant n'y eût rien compris. Elle était maintenant toute rose, elle parlait d'une voix vive et naturelle, toute sa figure n'était qu'un sourire. Par moments elle riait en se parlant tout bas. Joie de mère, c'est presque joie d'enfant.
—Eh bien, reprit la religieuse, vous voilà heureuse, obéissez-moi, ne parlez plus.
Fantine posa sa tête sur l'oreiller et dit à demi-voix:
—Oui, recouche-toi, sois sage puisque tu vas avoir ton enfant. Elle a raison, sœur Simplice. Tous ceux qui sont ici ont raison.
Et puis, sans bouger, sans remuer la tête, elle se mit à regarder partout avec ses yeux tout grands ouverts et un air joyeux, et elle ne dit plus rien.
La sœur referma ses rideaux, espérant qu'elle s'assoupirait.
Entre sept et huit heures le médecin vint. N'entendant aucun bruit, il crut que Fantine dormait, entra doucement et s'approcha du lit sur la pointe du pied. Il entrouvrit les rideaux, et à la lueur de la veilleuse il vit les grands yeux calmes de Fantine qui le regardaient.
Elle lui dit:
—Monsieur, n'est-ce pas, on me laissera la coucher à côté de moi dans un petit lit?
Le médecin crut qu'elle délirait. Elle ajouta:
—Regardez plutôt, il y a juste de la place.
Le médecin prit à part la sœur Simplice qui lui expliqua la chose, que M. Madeleine était absent pour un jour ou deux, et que, dans le doute, on n'avait pas cru devoir détromper la malade qui croyait monsieur le maire parti pour Montfermeil; qu'il était possible en somme qu'elle eût deviné juste. Le médecin approuva.
Il se rapprocha du lit de Fantine, qui reprit:
—C'est que, voyez-vous, le matin, quand elle s'éveillera, je lui dirai bonjour à ce pauvre chat, et la nuit, moi qui ne dors pas, je l'entendrai dormir. Sa petite respiration si douce, cela me fera du bien.
—Donnez-moi votre main, dit le médecin.
Elle tendit son bras, et s'écria en riant.
—Ah! tiens! au fait, c'est vrai, vous ne savez pas c'est que je suis guérie. Cosette arrive demain.
Le médecin fut surpris. Elle était mieux. L'oppression était moindre. Le pouls avait repris de la force. Une sorte de vie survenue tout à coup ranimait ce pauvre être épuisé.
—Monsieur le docteur, reprit-elle, la sœur vous a-t-elle dit que monsieur le maire était allé chercher le chiffon?
Le médecin recommanda le silence et qu'on évitât toute émotion pénible. Il prescrivit une infusion de quinquina pur, et, pour le cas où la fièvre reprendrait dans la nuit, une potion calmante. En s'en allant, il dit à la sœur:
—Cela va mieux. Si le bonheur voulait qu'en effet monsieur le maire arrivât demain avec l'enfant, qui sait? il y a des crises si étonnantes, on a vu de grandes joies arrêter court des maladies; je sais bien que celle-ci est une maladie organique, et bien avancée, mais c'est un tel mystère que tout cela! Nous la sauverions peut-être.
Chapitre VII
Le voyageur arrivé prend ses précautions pour repartir.
Il était près de huit heures du soir quand la carriole que nous avons laissée en route entra sous la porte cochère de l'hôtel de la Poste à Arras. L'homme que nous avons suivi jusqu'à ce moment en descendit, répondit d'un air distrait aux empressements des gens de l'auberge, renvoya le cheval de renfort, et conduisit lui-même le petit cheval blanc à l'écurie; puis il poussa la porte d'une salle de billard qui était au rez-de-chaussée, s'y assit, et s'accouda sur une table. Il avait mis quatorze heures à ce trajet qu'il comptait faire en six. Il se rendait la justice que ce n'était pas sa faute; mais au fond il n'en était pas fâché.
La maîtresse de l'hôtel entra.
—Monsieur couche-t-il? monsieur soupe-t-il?
Il fit un signe de tête négatif.
—Le garçon d'écurie dit que le cheval de monsieur est bien fatigué!
Ici il rompit le silence.
—Est-ce que le cheval ne pourra pas repartir demain matin?
—Oh! monsieur! il lui faut au moins deux jours de repos.
Il demanda:
—N'est-ce pas ici le bureau de poste?
—Oui, monsieur.
L'hôtesse le mena à ce bureau; il montra son passeport et s'informa s'il y avait moyen de revenir cette nuit même à Montreuil-sur-mer par la malle; la place à côté du courrier était justement vacante; il la retint et la paya.
—Monsieur, dit le buraliste, ne manquez pas d'être ici pour partir à une heure précise du matin.
Cela fait, il sortit de l'hôtel et se mit à marcher dans la ville.
Il ne connaissait pas Arras, les rues étaient obscures, et il allait au hasard. Cependant il semblait s'obstiner à ne pas demander son chemin aux passants. Il traversa la petite rivière Crinchon et se trouva dans un dédale de ruelles étroites où il se perdit. Un bourgeois cheminait avec un falot. Après quelque hésitation, il prit le parti de s'adresser à ce bourgeois, non sans avoir d'abord regardé devant et derrière lui, comme s'il craignait que quelqu'un n'entendit la question qu'il allait faire.
—Monsieur, dit-il, le palais de justice, s'il vous plaît?
—Vous n'êtes pas de la ville, monsieur? répondit le bourgeois qui était un assez vieux homme, eh bien, suivez-moi. Je vais précisément du côté du palais de justice, c'est-à-dire du côté de l'hôtel de la préfecture. Car on répare en ce moment le palais, et provisoirement les tribunaux ont leurs audiences à la préfecture.
—Est-ce là, demanda-t-il, qu'on tient les assises?
—Sans doute, monsieur. Voyez-vous, ce qui est la préfecture aujourd'hui était l'évêché avant la révolution. Monsieur de Conzié, qui était évêque en quatre-vingt-deux, y a fait bâtir une grande salle. C'est dans cette grande salle qu'on juge.
Chemin faisant, le bourgeois lui dit:
—Si c'est un procès que monsieur veut voir, il est un peu tard. Ordinairement les séances finissent à six heures.
Cependant, comme ils arrivaient sur la grande place, le bourgeois lui montra quatre longues fenêtres éclairées sur la façade d'un vaste bâtiment ténébreux.
—Ma foi, monsieur, vous arrivez à temps, vous avez du bonheur. Voyez-vous ces quatre fenêtres? c'est la cour d'assises. Il y a de la lumière. Donc ce n'est pas fini. L'affaire aura traîné en longueur et on fait une audience du soir. Vous vous intéressez à cette affaire? Est-ce que c'est un procès criminel? Est-ce que vous êtes témoin?
Il répondit:
—Je ne viens pour aucune affaire, j'ai seulement à parler à un avocat.
—C'est différent, dit le bourgeois. Tenez, monsieur, voici la porte. Où est le factionnaire. Vous n'aurez qu'à monter le grand escalier.
Il se conforma aux indications du bourgeois, et, quelques minutes après, il était dans une salle où il y avait beaucoup de monde et où des groupes mêlés d'avocats en robe chuchotaient çà et là.
C'est toujours une chose qui serre le cœur de voir ces attroupements d'hommes vêtus de noir qui murmurent entre eux à voix basse sur le seuil des chambres de justice. Il est rare que la charité et la pitié sortent de toutes ces paroles. Ce qui en sort le plus souvent, ce sont des condamnations faites d'avance. Tous ces groupes semblent à l'observateur qui passe et qui rêve autant de ruches sombres où des espèces d'esprits bourdonnants construisent en commun toutes sortes d'édifices ténébreux.
Cette salle, spacieuse et éclairée d'une seule lampe, était une ancienne antichambre de l'évêché et servait de salle des pas perdus. Une porte à deux battants, fermée en ce moment, la séparait de la grande chambre où siégeait la cour d'assises.
L'obscurité était telle qu'il ne craignit pas de s'adresser au premier avocat qu'il rencontra.
—Monsieur, dit-il, où en est-on?
—C'est fini, dit l'avocat.
—Fini!
Ce mot fut répété d'un tel accent que l'avocat se retourna.
—Pardon, monsieur, vous êtes peut-être un parent?
—Non. Je ne connais personne ici. Et y a-t-il eu condamnation?
—Sans doute. Cela n'était guère possible autrement.
—Aux travaux forcés?...
—À perpétuité.
Il reprit d'une voix tellement faible qu'on l'entendait à peine:
—L'identité a donc été constatée?
—Quelle identité? répondit l'avocat. Il n'y avait pas d'identité à constater. L'affaire était simple. Cette femme avait tué son enfant, l'infanticide a été prouvé, le jury a écarté la préméditation, on l'a condamnée à vie.
—C'est donc une femme? dit-il.
—Mais sûrement. La fille Limosin. De quoi me parlez-vous donc?
—De rien. Mais puisque c'est fini, comment se fait-il que la salle soit encore éclairée?
—C'est pour l'autre affaire qu'on a commencée il y a à peu près deux heures.
—Quelle autre affaire?
—Oh! celle-là est claire aussi. C'est une espèce de gueux, un récidiviste, un galérien, qui a volé. Je ne sais plus trop son nom. En voilà un qui vous a une mine de bandit. Rien que pour avoir cette figure-là, je l'enverrais aux galères.
—Monsieur, demanda-t-il, y a-t-il moyen de pénétrer dans la salle?
—Je ne crois vraiment pas. Il y a beaucoup de foule. Cependant l'audience est suspendue. Il y a des gens qui sont sortis, et, à la reprise de l'audience, vous pourrez essayer.
—Par où entre-t-on?
—Par cette grande porte.
L'avocat le quitta. En quelques instants, il avait éprouvé, presque en même temps, presque mêlées, toutes les émotions possibles. Les paroles de cet indifférent lui avaient tour à tour traversé le cœur comme des aiguilles de glace et comme des lames de feu. Quand il vit que rien n'était terminé, il respira; mais il n'eût pu dire si ce qu'il ressentait était du contentement ou de la douleur.
Il s'approcha de plusieurs groupes et il écouta ce qu'on disait. Le rôle de la session étant très chargé, le président avait indiqué pour ce même jour deux affaires simples et courtes. On avait commencé par l'infanticide, et maintenant on en était au forçat, au récidiviste, au "cheval de retour". Cet homme avait volé des pommes, mais cela ne paraissait pas bien prouvé; ce qui était prouvé, c'est qu'il avait été déjà aux galères à Toulon. C'est ce qui faisait son affaire mauvaise. Du reste, l'interrogatoire de l'homme était terminé et les dépositions des témoins; mais il y avait encore les plaidoiries de l'avocat et le réquisitoire du ministère public; cela ne devait guère finir avant minuit. L'homme serait probablement condamné; l'avocat général était très bon—et ne manquait pas ses accusés—c'était un garçon d'esprit qui faisait des vers.
Un huissier se tenait debout près de la porte qui communiquait avec la salle des assises. Il demanda à cet huissier:
—Monsieur, la porte va-t-elle bientôt s'ouvrir?
—Elle ne s'ouvrira pas, dit l'huissier.
—Comment! on ne l'ouvrira pas à la reprise de l'audience? est-ce que l'audience n'est pas suspendue?
—L'audience vient d'être reprise, répondit l'huissier, mais la porte ne se rouvrira pas.
—Pourquoi?
—Parce que la salle est pleine.
—Quoi? il n'y a plus une place?
—Plus une seule. La porte est fermée. Personne ne peut plus entrer.
L'huissier ajouta après un silence:
—Il y a bien encore deux ou trois places derrière monsieur le président, mais monsieur le président n'y admet que les fonctionnaires publics.
Cela dit, l'huissier lui tourna le dos.
Il se retira la tête baissée, traversa l'antichambre et redescendit l'escalier lentement, comme hésitant à chaque marche. Il est probable qu'il tenait conseil avec lui-même. Le violent combat qui se livrait en lui depuis la veille n'était pas fini; et, à chaque instant, il en traversait quelque nouvelle péripétie. Arrivé sur le palier de l'escalier, il s'adossa à la rampe et croisa les bras. Tout à coup il ouvrit sa redingote, prit son portefeuille, en tira un crayon, déchira une feuille, et écrivit rapidement sur cette feuille à la lueur du réverbère cette ligne:—M. Madeleine, maire de Montreuil-sur-mer. Puis il remonta l'escalier à grands pas, fendit la foule, marcha droit à l'huissier, lui remit le papier, et lui dit avec autorité:
—Portez ceci à monsieur le président.
L'huissier prit le papier, y jeta un coup d'œil et obéit.
Chapitre VIII
Entrée de faveur
Sans qu'il s'en doutât, le maire de Montreuil-sur-mer avait une sorte de célébrité. Depuis sept ans que sa réputation de vertu remplissait tout le bas Boulonnais, elle avait fini par franchir les limites d'un petit pays et s'était répandue dans les deux ou trois départements voisins. Outre le service considérable qu'il avait rendu au chef-lieu en y restaurant l'industrie des verroteries noires, il n'était pas une des cent quarante et une communes de l'arrondissement de Montreuil-sur-mer qui ne lui dût quelque bienfait. Il avait su même au besoin aider et féconder les industries des autres arrondissements. C'est ainsi qu'il avait dans l'occasion soutenu de son crédit et de ses fonds la fabrique de tulle de Boulogne, la filature de lin à la mécanique de Frévent et la manufacture hydraulique de toiles de Boubers-sur-Canche. Partout on prononçait avec vénération le nom de M. Madeleine. Arras et Douai enviaient son maire à l'heureuse petite ville de Montreuil-sur-mer.
Le conseiller à la cour royale de Douai, qui présidait cette session des assises à Arras, connaissait comme tout le monde ce nom si profondément et si universellement honoré. Quand l'huissier, ouvrant discrètement la porte qui communiquait de la chambre du conseil à l'audience, se pencha derrière le fauteuil du président et lui remit le papier où était écrite la ligne qu'on vient de lire, en ajoutant: Ce monsieur désire assister à l'audience, le président fit un vif mouvement de déférence, saisit une plume, écrivit quelques mots au bas du papier, et le rendit à l'huissier en lui disant: Faites entrer.
L'homme malheureux dont nous racontons l'histoire était resté près de la porte de la salle à la même place et dans la même attitude où l'huissier l'avait quitté. Il entendit, à travers sa rêverie, quelqu'un qui lui disait: Monsieur veut-il bien me faire l'honneur de me suivre? C'était ce même huissier qui lui avait tourné le dos l'instant d'auparavant et qui maintenant le saluait jusqu'à terre. L'huissier en même temps lui remit le papier. Il le déplia, et, comme il se rencontrait qu'il était près de la lampe, il put lire:
«Le président de la cour d'assises présente son respect à M. Madeleine.»
Il froissa le papier entre ses mains, comme si ces quelques mots eussent eu pour lui un arrière-goût étrange et amer.
Il suivit l'huissier.
Quelques minutes après, il se trouvait seul dans une espèce de cabinet lambrissé, d'un aspect sévère, éclairé par deux bougies posées sur une table à tapis vert. Il avait encore dans l'oreille les dernières paroles de l'huissier qui venait de le quitter—«Monsieur, vous voici dans la chambre du conseil; vous n'avez qu'à tourner le bouton de cuivre de cette porte, et vous vous trouverez dans l'audience derrière le fauteuil de monsieur le président.»—Ces paroles se mêlaient dans sa pensée à un souvenir vague de corridors étroits et d'escaliers noirs qu'il venait de parcourir.
L'huissier l'avait laissé seul. Le moment suprême était arrivé. Il cherchait à se recueillir sans pouvoir y parvenir. C'est surtout aux heures où l'on aurait le plus besoin de les rattacher aux réalités poignantes de la vie que tous les fils de la pensée se rompent dans le cerveau. Il était dans l'endroit même où les juges délibèrent et condamnent. Il regardait avec une tranquillité stupide cette chambre paisible et redoutable où tant d'existences avaient été brisées, où son nom allait retentir tout à l'heure, et que sa destinée traversait en ce moment. Il regardait la muraille, puis il se regardait lui-même, s'étonnant que ce fût cette chambre et que ce fût lui.
Il n'avait pas mangé depuis plus de vingt-quatre heures, il était brisé par les cahots de la carriole, mais il ne le sentait pas; il lui semblait qu'il ne sentait rien.
Il s'approcha d'un cadre noir qui était accroché au mur et qui contenait sous verre une vieille lettre autographe de Jean-Nicolas Pache, maire de Paris et ministre, datée, sans doute par erreur, du 9 juin an II, et dans laquelle Pache envoyait à la commune la liste des ministres et des députés tenus en arrestation chez eux. Un témoin qui l'eût pu voir et qui l'eût observé en cet instant eût sans doute imaginé Fantine et Cosette.
Tout en rêvant, il se retourna, et ses yeux rencontrèrent le bouton de cuivre de la porte qui le séparait de la salle des assises. Il avait presque oublié cette porte. Son regard, d'abord calme, s'y arrêta, resta attaché à ce bouton de cuivre, puis devint effaré et fixe, et s'empreignit peu à peu d'épouvante. Des gouttes de sueur lui sortaient d'entre les cheveux et ruisselaient sur ses tempes.
À un certain moment, il fit avec une sorte d'autorité mêlée de rébellion ce geste indescriptible qui veut dire et qui dit si bien: Pardieu! qui est-ce qui m'y force? Puis il se tourna vivement, vit devant lui la porte par laquelle il était entré, y alla, l'ouvrit, et sortit. Il n'était plus dans cette chambre, il était dehors, dans un corridor, un corridor long, étroit, coupé de degrés et de guichets, faisant toutes sortes d'angles, éclairé çà et là de réverbères pareils à des veilleuses de malades, le corridor par où il était venu. Il respira, il écouta; aucun bruit derrière lui, aucun bruit devant lui; il se mit à fuir comme si on le poursuivait.
Quand il eut doublé plusieurs des coudes de ce couloir, il écouta encore. C'était toujours le même silence et la même ombre autour de lui. Il était essoufflé, il chancelait, il s'appuya au mur. La pierre était froide, sa sueur était glacée sur son front, il se redressa en frissonnant.
Alors, là, seul, debout dans cette obscurité, tremblant de froid et d'autre chose peut-être, il songea.
Il avait songé toute la nuit, il avait songé toute la journée; il n'entendait plus en lui qu'une voix qui disait: hélas!
Un quart d'heure s'écoula ainsi. Enfin, il pencha la tête, soupira avec angoisse, laissa pendre ses bras, et revint sur ses pas. Il marchait lentement et comme accablé. Il semblait que quelqu'un l'eût atteint dans sa fuite et le ramenât.
Il rentra dans la chambre du conseil. La première chose qu'il aperçut, ce fut la gâchette de la porte. Cette gâchette, ronde et en cuivre poli, resplendissait pour lui comme une effroyable étoile. Il la regardait comme une brebis regarderait l'œil d'un tigre.
Ses yeux ne pouvaient s'en détacher.
De temps en temps il faisait un pas et se rapprochait de la porte.
S'il eût écouté, il eût entendu, comme une sorte de murmure confus, le bruit de la salle voisine; mais il n'écoutait pas, et il n'entendait pas.
Tout à coup, sans qu'il sût lui-même comment, il se trouva près de la porte. Il saisit convulsivement le bouton; la porte s'ouvrit.
Il était dans la salle d'audience.
Chapitre IX
Un lieu où des convictions sont en train de se former
Il fit un pas, referma machinalement la porte derrière lui, et resta debout, considérant ce qu'il voyait.
C'était une assez vaste enceinte à peine éclairée, tantôt pleine de rumeur, tantôt pleine de silence, où tout l'appareil d'un procès criminel se développait avec sa gravité mesquine et lugubre au milieu de la foule.
À un bout de la salle, celui où il se trouvait, des juges à l'air distrait, en robe usée, se rongeant les ongles ou fermant les paupières; à l'autre bout, une foule en haillons; des avocats dans toutes sortes d'attitudes; des soldats au visage honnête et dur; de vieilles boiseries tachées, un plafond sale, des tables couvertes d'une serge plutôt jaune que verte, des portes noircies par les mains; à des clous plantés dans le lambris, des quinquets d'estaminet donnant plus de fumée que de clarté; sur les tables, des chandelles dans des chandeliers de cuivre; l'obscurité, la laideur, la tristesse; et de tout cela se dégageait une impression austère et auguste, car on y sentait cette grande chose humaine qu'on appelle la loi et cette grande chose divine qu'on appelle la justice.
Personne dans cette foule ne fit attention à lui. Tous les regards convergeaient vers un point unique, un banc de bois adossé à une petite porte, le long de la muraille, à gauche du président. Sur ce banc, que plusieurs chandelles éclairaient, il y avait un homme entre deux gendarmes.
Cet homme, c'était l'homme.
Il ne le chercha pas, il le vit. Ses yeux allèrent là naturellement, comme s'ils avaient su d'avance où était cette figure.
Il crut se voir lui-même, vieilli, non pas sans doute absolument semblable de visage, mais tout pareil d'attitude et d'aspect, avec ces cheveux hérissés, avec cette prunelle fauve et inquiète, avec cette blouse, tel qu'il était le jour où il entrait à Digne, plein de haine et cachant dans son âme ce hideux trésor de pensées affreuses qu'il avait mis dix-neuf ans à ramasser sur le pavé du bagne.
Il se dit avec un frémissement:
—Mon Dieu! est-ce que je redeviendrai ainsi?
Cet être paraissait au moins soixante ans. Il avait je ne sais quoi de rude, de stupide et d'effarouché.
Au bruit de la porte, on s'était rangé pour lui faire place, le président avait tourné la tête, et comprenant que le personnage qui venait d'entrer était M. le maire de Montreuil-sur-mer, il l'avait salué. L'avocat général, qui avait vu M. Madeleine à Montreuil-sur-mer où des opérations de son ministère l'avaient plus d'une fois appelé, le reconnut, et salua également. Lui s'en aperçut à peine. Il était en proie à une sorte d'hallucination; il regardait.
Des juges, un greffier, des gendarmes, une foule de têtes cruellement curieuses, il avait déjà vu cela une fois, autrefois, il y avait vingt-sept ans. Ces choses funestes, il les retrouvait; elles étaient là, elles remuaient, elles existaient. Ce n'était plus un effort de sa mémoire, un mirage de sa pensée, c'étaient de vrais gendarmes et de vrais juges, une vraie foule et de vrais hommes en chair et en os. C'en était fait, il voyait reparaître et revivre autour de lui, avec tout ce que la réalité a de formidable, les aspects monstrueux de son passé.
Tout cela était béant devant lui.
Il en eut horreur, il ferma les yeux, et s'écria au plus profond de son âme: jamais!
Et par un jeu tragique de la destinée qui faisait trembler toutes ses idées et le rendait presque fou, c'était un autre lui-même qui était là! Cet homme qu'on jugeait, tous l'appelaient Jean Valjean!
Il avait sous les yeux, vision inouïe, une sorte de représentation du moment le plus horrible de sa vie, jouée par son fantôme.
Tout y était, c'était le même appareil, la même heure de nuit, presque les mêmes faces de juges, de soldats et de spectateurs. Seulement, au-dessus de la tête du président, il y avait un crucifix, chose qui manquait aux tribunaux du temps de sa condamnation. Quand on l'avait jugé, Dieu était absent.
Une chaise était derrière lui; il s'y laissa tomber, terrifié de l'idée qu'on pouvait le voir. Quand il fut assis, il profita d'une pile de cartons qui était sur le bureau des juges pour dérober son visage à toute la salle. Il pouvait maintenant voir sans être vu. Peu à peu il se remit. Il rentra pleinement dans le sentiment du réel; il arriva à cette phase de calme où l'on peut écouter.
M. Bamatabois était au nombre des jurés. Il chercha Javert, mais il ne le vit pas. Le banc des témoins lui était caché par la table du greffier. Et puis, nous venons de le dire, la salle était à peine éclairée.
Au moment où il était entré, l'avocat de l'accusé achevait sa plaidoirie. L'attention de tous était excitée au plus haut point; l'affaire durait depuis trois heures. Depuis trois heures, cette foule regardait plier peu à peu sous le poids d'une vraisemblance terrible un homme, un inconnu, une espèce d'être misérable, profondément stupide ou profondément habile. Cet homme, on le sait déjà, était un vagabond qui avait été trouvé dans un champ, emportant une branche chargée de pommes mûres, cassée à un pommier dans un clos voisin, appelé le clos Pierron. Qui était cet homme? Une enquête avait eu lieu; des témoins venaient d'être entendus, ils avaient été unanimes, des lumières avaient jailli de tout le débat. L'accusation disait:
—Nous ne tenons pas seulement un voleur de fruits, un maraudeur; nous tenons là, dans notre main, un bandit, un relaps en rupture de ban, un ancien forçat, un scélérat des plus dangereux, un malfaiteur appelé Jean Valjean que la justice recherche depuis longtemps, et qui, il y a huit ans, en sortant du bagne de Toulon, a commis un vol de grand chemin à main armée sur la personne d'un enfant savoyard appelé Petit-Gervais, crime prévu par l'article 383 du code pénal, pour lequel nous nous réservons de le poursuivre ultérieurement, quand l'identité sera judiciairement acquise. Il vient de commettre un nouveau vol. C'est un cas de récidive. Condamnez-le pour le fait nouveau; il sera jugé plus tard pour le fait ancien.
Devant cette accusation, devant l'unanimité des témoins, l'accusé paraissait surtout étonné. Il faisait des gestes et des signes qui voulaient dire non, ou bien il considérait le plafond. Il parlait avec peine, répondait avec embarras, mais de la tête aux pieds toute sa personne niait. Il était comme un idiot en présence de toutes ces intelligences rangées en bataille autour de lui, et comme un étranger au milieu de cette société qui le saisissait. Cependant il y allait pour lui de l'avenir le plus menaçant, la vraisemblance croissait à chaque minute, et toute cette foule regardait avec plus d'anxiété que lui-même cette sentence pleine de calamités qui penchait sur lui de plus en plus. Une éventualité laissait même entrevoir, outre le bagne, la peine de mort possible, si l'identité était reconnue et si l'affaire Petit-Gervais se terminait plus tard par une condamnation. Qu'était-ce que cet homme? De quelle nature était son apathie? Etait-ce imbécillité ou ruse? Comprenait-il trop, ou ne comprenait-il pas du tout? Questions qui divisaient la foule et semblaient partager le jury. Il y avait dans ce procès ce qui effraye et ce qui intrigue; le drame n'était pas seulement sombre, il était obscur. Le défenseur avait assez bien plaidé, dans cette langue de province qui a longtemps constitué l'éloquence du barreau et dont usaient jadis tous les avocats, aussi bien à Paris qu'à Romorantin ou à Montbrison, et qui aujourd'hui, étant devenue classique, n'est plus guère parlée que par les orateurs officiels du parquet, auxquels elle convient par sa sonorité grave et son allure majestueuse; langue où un mari s'appelle un époux, une femme, une épouse, Paris, le centre des arts et de la civilisation, le roi, le monarque, monseigneur l'évêque, un saint pontife, l'avocat général, l'éloquent interprète de la vindicte, la plaidoirie, les accents qu'on vient d'entendre, le siècle de Louis XIV, le grand siècle, un théâtre, le temple de Melpomène, la famille régnante, l'auguste sang de nos rois, un concert, une solennité musicale, monsieur le général commandant le département, l'illustre guerrier qui, etc., les élèves du séminaire, ces tendres lévites, les erreurs imputées aux journaux, l'imposture qui distille son venin dans les colonnes de ces organes, etc., etc.—L'avocat donc avait commencé par s'expliquer sur le vol des pommes,—chose malaisée en beau style; mais Bénigne Bossuet lui-même a été obligé de faire allusion à une poule en pleine oraison funèbre, et il s'en est tiré avec pompe. L'avocat avait établi que le vol de pommes n'était pas matériellement prouvé.—Son client, qu'en sa qualité de défenseur, il persistait à appeler Champmathieu, n'avait été vu de personne escaladant le mur ou cassant la branche. On l'avait arrêté nanti de cette branche (que l'avocat appelait plus volontiers rameau); mais il disait l'avoir trouvée à terre et ramassée. Où était la preuve du contraire?—Sans doute cette branche avait été cassée et dérobée après escalade, puis jetée là par le maraudeur alarmé; sans doute il y avait un voleur. Mais qu'est-ce qui prouvait que ce voleur était Champmathieu? Une seule chose. Sa qualité d'ancien forçat. L'avocat ne niait pas que cette qualité ne parût malheureusement bien constatée; l'accusé avait résidé à Faverolles; l'accusé y avait été émondeur; le nom de Champmathieu pouvait bien avoir pour origine Jean Mathieu; tout cela était vrai; enfin quatre témoins reconnaissaient sans hésiter et positivement Champmathieu pour être le galérien Jean Valjean; à ces indications, à ces témoignages, l'avocat ne pouvait opposer que la dénégation de son client, dénégation intéressée; mais en supposant qu'il fût le forçat Jean Valjean, cela prouvait-il qu'il fût le voleur des pommes? C'était une présomption, tout au plus; non une preuve. L'accusé, cela était vrai, et le défenseur «dans sa bonne foi» devait en convenir, avait adopté «un mauvais système de défense»—Il s'obstinait à nier tout, le vol et sa qualité de forçat. Un aveu sur ce dernier point eût mieux valu, à coup sûr, et lui eût concilié l'indulgence de ses juges; l'avocat le lui avait conseillé; mais l'accusé s'y était refusé obstinément, croyant sans doute sauver tout en n'avouant rien. C'était un tort; mais ne fallait-il pas considérer la brièveté de cette intelligence? Cet homme était visiblement stupide. Un long malheur au bagne, une longue misère hors du bagne, l'avaient abruti, etc., etc. Il se défendait mal, était-ce une raison pour le condamner? Quant à l'affaire Petit-Gervais, l'avocat n'avait pas à la discuter, elle n'était point dans la cause. L'avocat concluait en suppliant le jury et la cour, si l'identité de Jean Valjean leur paraissait évidente, de lui appliquer les peines de police qui s'adressent au condamné en rupture de ban, et non le châtiment épouvantable qui frappe le forçat récidiviste.
L'avocat général répliqua au défenseur. Il fut violent et fleuri, comme sont habituellement les avocats généraux.
Il félicita le défenseur de sa «loyauté», et profita habilement de cette loyauté. Il atteignit l'accusé par toutes les concessions que l'avocat avait faites. L'avocat semblait accorder que l'accusé était Jean Valjean. Il en prit acte. Cet homme était donc Jean Valjean. Ceci était acquis à l'accusation et ne pouvait plus se contester. Ici, par une habile antonomase, remontant aux sources et aux causes de la criminalité, l'avocat général tonna contre l'immoralité de l'école romantique, alors à son aurore sous le nom d'école satanique que lui avaient décerné les critiques de l'Oriflamme et de la Quotidienne, il attribua, non sans vraisemblance, à l'influence de cette littérature perverse le délit de Champmathieu, ou pour mieux dire, de Jean Valjean. Ces considérations épuisées, il passa à Jean Valjean lui-même. Qu'était-ce que Jean Valjean? Description de Jean Valjean. Un monstre vomi, etc. Le modèle de ces sortes de descriptions est dans le récit de Théramène, lequel n'est pas utile à la tragédie, mais rend tous les jours de grands services à l'éloquence judiciaire. L'auditoire et les jurés «frémirent». La description achevée, l'avocat général reprit, dans un mouvement oratoire fait pour exciter au plus haut point le lendemain matin l'enthousiasme du Journal de la Préfecture:
Et c'est un pareil homme, etc., etc., etc., vagabond, mendiant, sans moyens d'existence, etc., etc.,—accoutumé par sa vie passée aux actions coupables et peu corrigé par son séjour au bagne, comme le prouve le crime commis sur Petit-Gervais, etc., etc.,—c'est un homme pareil qui, trouvé sur la voie publique en flagrant délit de vol, à quelques pas d'un mur escaladé, tenant encore à la main l'objet volé, nie le flagrant délit, le vol, l'escalade, nie tout, nie jusqu'à son nom, nie jusqu'à son identité! Outre cent autres preuves sur lesquelles nous ne revenons pas, quatre témoins le reconnaissent, Javert, l'intègre inspecteur de police Javert, et trois de ses anciens compagnons d'ignominie, les forçats Brevet, Chenildieu et Cochepaille. Qu'oppose-t-il à cette unanimité foudroyante? Il nie. Quel endurcissement! Vous ferez justice, messieurs les jurés, etc., etc.
Pendant que l'avocat général parlait, l'accusé écoutait, la bouche ouverte, avec une sorte d'étonnement où il entrait bien quelque admiration. Il était évidemment surpris qu'un homme pût parler comme cela. De temps en temps, aux moments les plus «énergiques» du réquisitoire, dans ces instants où l'éloquence, qui ne peut se contenir, déborde dans un flux d'épithètes flétrissantes et enveloppe l'accusé comme un orage, il remuait lentement la tête de droite à gauche et de gauche à droite, sorte de protestation triste et muette dont il se contentait depuis le commencement des débats. Deux ou trois fois les spectateurs placés le plus près de lui l'entendirent dire à demi-voix:
—Voilà ce que c'est, de n'avoir pas demandé à M. Baloup!
L'avocat général fit remarquer au jury cette attitude hébétée, calculée évidemment, qui dénotait, non l'imbécillité, mais l'adresse, la ruse, l'habitude de tromper la justice, et qui mettait dans tout son jour «la profonde perversité» de cet homme. Il termina en faisant ses réserves pour l'affaire Petit-Gervais, et en réclamant une condamnation sévère.
C'était, pour l'instant, on s'en souvient, les travaux forcés à perpétuité.
Le défenseur se leva, commença par complimenter «monsieur l'avocat général» sur son «admirable parole», puis répliqua comme il put, mais il faiblissait; le terrain évidemment se dérobait sous lui.
Chapitre X
Le système de dénégations
L'instant de clore les débats était venu. Le président fit lever l'accusé et lui adressa la question d'usage:
—Avez-vous quelque chose à ajouter à votre défense?
L'homme, debout, roulant dans ses mains un affreux bonnet qu'il avait, sembla ne pas entendre.
Le président répéta la question.
Cette fois l'homme entendit. Il parut comprendre, il fit le mouvement de quelqu'un qui se réveille, promena ses yeux autour de lui, regarda le public, les gendarmes, son avocat, les jurés, la cour, posa son poing monstrueux sur le rebord de la boiserie placée devant son banc, regarda encore, et tout à coup, fixant sont regard sur l'avocat général, il se mit à parler. Ce fut comme une éruption. Il sembla, à la façon dont les paroles s'échappaient de sa bouche, incohérentes, impétueuses, heurtées, pêle-mêle, qu'elles s'y pressaient toutes à la fois pour sortir en même temps. Il dit:
—J'ai à dire ça. Que j'ai été charron à Paris, même que c'était chez monsieur Baloup. C'est un état dur. Dans la chose de charron, on travaille toujours en plein air, dans des cours, sous des hangars chez les bons maîtres, jamais dans des ateliers fermés, parce qu'il faut des espaces, voyez-vous. L'hiver, on a si froid qu'on se bat les bras pour se réchauffer; mais les maîtres ne veulent pas, ils disent que cela perd du temps. Manier du fer quand il y a de la glace entre les pavés, c'est rude. Ça vous use vite un homme. On est vieux tout jeune dans cet état-là. À quarante ans, un homme est fini. Moi, j'en avais cinquante-trois, j'avais bien du mal. Et puis c'est si méchant les ouvriers! Quand un bonhomme n'est plus jeune, on vous l'appelle pour tout vieux serin, vieille bête! Je ne gagnais plus que trente sous par jour, on me payait le moins cher qu'on pouvait, les maîtres profitaient de mon âge. Avec ça, j'avais ma fille qui était blanchisseuse à la rivière. Elle gagnait un peu de son côté. À nous deux, cela allait. Elle avait de la peine aussi. Toute la journée dans un baquet jusqu'à mi-corps, à la pluie, à la neige, avec le vent qui vous coupe la figure; quand il gèle, c'est tout de même, il faut laver; il y a des personnes qui n'ont pas beaucoup de linge et qui attendent après; si on ne lavait pas, on perdrait des pratiques. Les planches sont mal jointes et il vous tombe des gouttes d'eau partout. On a ses jupes toutes mouillées, dessus et dessous. Ça pénètre. Elle a aussi travaillé au lavoir des Enfants-Rouges, où l'eau arrive par des robinets. On n'est pas dans le baquet. On lave devant soi au robinet et on rince derrière soi dans le bassin. Comme c'est fermé, on a moins froid au corps. Mais il y a une buée d'eau chaude qui est terrible et qui vous perd les yeux. Elle revenait à sept heures du soir, et se couchait bien vite; elle était si fatiguée. Son mari la battait. Elle est morte. Nous n'avons pas été bien heureux. C'était une brave fille qui n'allait pas au bal, qui était bien tranquille. Je me rappelle un mardi gras où elle était couchée à huit heures. Voilà. Je dis vrai. Vous n'avez qu'à demander. Ah, bien oui, demander! que je suis bête! Paris, c'est un gouffre. Qui est-ce qui connaît le père Champmathieu? Pourtant je vous dis monsieur Baloup. Voyez chez monsieur Baloup. Après ça, je ne sais pas ce qu'on me veut.
L'homme se tut, et resta debout. Il avait dit ces choses d'une voix haute, rapide, rauque, dure et enrouée, avec une sorte de naïveté irritée et sauvage. Une fois il s'était interrompu pour saluer quelqu'un dans la foule. Les espèces d'affirmations qu'il semblait jeter au hasard devant lui, lui venaient comme des hoquets, et il ajoutait à chacune d'elles le geste d'un bûcheron qui fend du bois. Quand il eut fini, l'auditoire éclata de rire. Il regarda le public, et voyant qu'on riait, et ne comprenant pas, il se mit à rire lui-même.
Cela était sinistre.
Le président, homme attentif et bienveillant, éleva la voix.
Il rappela à «messieurs les jurés» que «le sieur Baloup, l'ancien maître charron chez lequel l'accusé disait avoir servi, avait été inutilement cité. Il était en faillite, et n'avait pu être retrouvé.» Puis se tournant vers l'accusé, il l'engagea à écouter ce qu'il allait lui dire et ajouta:
—Vous êtes dans une situation où il faut réfléchir. Les présomptions les plus graves pèsent sur vous et peuvent entraîner des conséquences capitales. Accusé, dans votre intérêt, je vous interpelle une dernière fois, expliquez-vous clairement sur ces deux faits:—Premièrement, avez-vous, oui ou non, franchi le mur du clos Pierron, cassé la branche et volé les pommes, c'est-à-dire commis le crime de vol avec escalade? Deuxièmement, oui ou non, êtes-vous le forçat libéré Jean Valjean?
L'accusé secoua la tête d'un air capable, comme un homme qui a bien compris et qui sait ce qu'il va répondre. Il ouvrit la bouche, se tourna vers le président et dit:
—D'abord....
Puis il regarda son bonnet, il regarda le plafond, et se tut.
—Accusé, reprit l'avocat général d'une voix sévère, faites attention. Vous ne répondez à rien de ce qu'on vous demande. Votre trouble vous condamne. Il est évident que vous ne vous appelez pas Champmathieu, que vous êtes le forçat Jean Valjean caché d'abord sous le nom de Jean Mathieu qui était le nom de sa mère, que vous êtes allé en Auvergne, que vous êtes né à Faverolles où vous avez été émondeur. Il est évident que vous avez volé avec escalade des pommes mûres dans le clos Pierron. Messieurs les jurés apprécieront.
L'accusé avait fini par se rasseoir; il se leva brusquement quand l'avocat général eut fini, et s'écria:
—Vous êtes très méchant, vous! Voilà ce que je voulais dire. Je ne trouvais pas d'abord. Je n'ai rien volé. Je suis un homme qui ne mange pas tous les jours. Je venais d'Ailly, je marchais dans le pays après une ondée qui avait fait la campagne toute jaune, même que les mares débordaient et qu'il ne sortait plus des sables que de petits brins d'herbe au bord de la route, j'ai trouvé une branche cassée par terre où il y avait des pommes, j'ai ramassé la branche sans savoir qu'elle me ferait arriver de la peine. Il y a trois mois que je suis en prison et qu'on me trimballe. Après ça, je ne peux pas dire, on parle contre moi, on me dit: répondez! le gendarme, qui est bon enfant, me pousse le coude et me dit tout bas: réponds donc. Je ne sais pas expliquer, moi, je n'ai pas fait les études, je suis un pauvre homme. Voilà ce qu'on a tort de ne pas voir. Je n'ai pas volé, j'ai ramassé par terre des choses qu'il y avait. Vous dites Jean Valjean, Jean Mathieu! Je ne connais pas ces personnes-là. C'est des villageois. J'ai travaillé chez monsieur Baloup, boulevard de l'Hôpital. Je m'appelle Champmathieu. Vous êtes bien malins de me dire où je suis né. Moi, je l'ignore. Tout le monde n'a pas des maisons pour y venir au monde. Ce serait trop commode. Je crois que mon père et ma mère étaient des gens qui allaient sur les routes. Je ne sais pas d'ailleurs. Quand j'étais enfant, on m'appelait Petit, maintenant, on m'appelle Vieux. Voilà mes noms de baptême. Prenez ça comme vous voudrez. J'ai été en Auvergne, j'ai été à Faverolles, pardi! Eh bien? est-ce qu'on ne peut pas avoir été en Auvergne et avoir été à Faverolles sans avoir été aux galères? Je vous dis que je n'ai pas volé, et que je suis le père Champmathieu. J'ai été chez monsieur Baloup, j'ai été domicilié. Vous m'ennuyez avec vos bêtises à la fin! Pourquoi donc est-ce que le monde est après moi comme des acharnés!
L'avocat général était demeuré debout; il s'adressa au président:
—Monsieur le président, en présence des dénégations confuses, mais fort habiles de l'accusé, qui voudrait bien se faire passer pour idiot, mais qui n'y parviendra pas—nous l'en prévenons—nous requérons qu'il vous plaise et qu'il plaise à la cour appeler de nouveau dans cette enceinte les condamnés Brevet, Cochepaille et Chenildieu et l'inspecteur de police Javert, et les interpeller une dernière fois sur l'identité de l'accusé avec le forçat Jean Valjean.
—Je fais remarquer à monsieur l'avocat général, dit le président, que l'inspecteur de police Javert, rappelé par ses fonctions au chef-lieu d'un arrondissement voisin, a quitté l'audience et même la ville, aussitôt sa déposition faite. Nous lui en avons accordé l'autorisation, avec l'agrément de monsieur l'avocat général et du défenseur de l'accusé.
—C'est juste, monsieur le président, reprit l'avocat général. En l'absence du sieur Javert, je crois devoir rappeler à messieurs les jurés ce qu'il a dit ici-même, il y a peu d'heures. Javert est un homme estimé qui honore par sa rigoureuse et stricte probité des fonctions inférieures, mais importantes. Voici en quels termes il a déposé:—«Je n'ai pas même besoin des présomptions morales et des preuves matérielles qui démentent les dénégations de l'accusé. Je le reconnais parfaitement. Cet homme ne s'appelle pas Champmathieu; c'est un ancien forçat très méchant et très redouté nommé Jean Valjean. On ne l'a libéré à l'expiration de sa peine qu'avec un extrême regret. Il a subi dix-neuf ans de travaux forcés pour vol qualifié. Il avait cinq ou six fois tenté de s'évader. Outre le vol Petit-Gervais et le vol Pierron, je le soupçonne encore d'un vol commis chez sa grandeur le défunt évêque de Digne. Je l'ai souvent vu, à l'époque où j'étais adjudant garde-chiourme au bagne de Toulon. Je répète que je le reconnais parfaitement.» Cette déclaration si précise parut produire une vive impression sur le public et le jury. L'avocat général termina en insistant pour qu'à défaut de Javert, les trois témoins Brevet, Chenildieu et Cochepaille fussent entendus de nouveau et interpellés solennellement.
Le président transmit un ordre à un huissier, et un moment après la porte de la chambre des témoins s'ouvrit. L'huissier, accompagné d'un gendarme prêt à lui prêter main-forte, introduisit le condamné Brevet. L'auditoire était en suspens et toutes les poitrines palpitaient comme si elles n'eussent eu qu'une seule âme.
L'ancien forçat Brevet portait la veste noire et grise des maisons centrales. Brevet était un personnage d'une soixantaine d'années qui avait une espèce de figure d'homme d'affaires et l'air d'un coquin. Cela va quelquefois ensemble. Il était devenu, dans la prison où de nouveaux méfaits l'avaient ramené, quelque chose comme guichetier. C'était un homme dont les chefs disaient: Il cherche à se rendre utile. Les aumôniers portaient bon témoignage de ses habitudes religieuses. Il ne faut pas oublier que ceci se passait sous la restauration.
—Brevet, dit le président, vous avez subi une condamnation infamante et vous ne pouvez prêter serment....
Brevet baissa les yeux.
—Cependant, reprit le président, même dans l'homme que la loi a dégradé, il peut rester, quand la pitié divine le permet, un sentiment d'honneur et d'équité. C'est à ce sentiment que je fais appel à cette heure décisive. S'il existe encore en vous, et je l'espère, réfléchissez avant de me répondre, considérez d'une part cet homme qu'un mot de vous peut perdre, d'autre part la justice qu'un mot de vous peut éclairer. L'instant est solennel, et il est toujours temps de vous rétracter, si vous croyez vous être trompé.—Accusé, levez-vous.
—Brevet, regardez bien l'accusé, recueillez vos souvenirs, et dites-nous, en votre âme et conscience, si vous persistez à reconnaître cet homme pour votre ancien camarade de bagne Jean Valjean.
Brevet regarda l'accusé, puis se retourna vers la cour.
—Oui, monsieur le président. C'est moi qui l'ai reconnu le premier et je persiste. Cet homme est Jean Valjean. Entré à Toulon en 1796 et sorti en 1815. Je suis sorti l'an d'après. Il a l'air d'une brute maintenant, alors ce serait que l'âge l'a abruti; au bagne il était sournois. Je le reconnais positivement.
—Allez vous asseoir, dit le président. Accusé, restez debout.
On introduisit Chenildieu, forçat à vie, comme l'indiquaient sa casaque rouge et son bonnet vert. Il subissait sa peine au bagne de Toulon, d'où on l'avait extrait pour cette affaire. C'était un petit homme d'environ cinquante ans, vif, ridé, chétif, jaune, effronté, fiévreux, qui avait dans tous ses membres et dans toute sa personne une sorte de faiblesse maladive et dans le regard une force immense. Ses compagnons du bagne l'avaient surnommé Je-nie-Dieu.
Le président lui adressa à peu près les mêmes paroles qu'à Brevet. Au moment où il lui rappela que son infamie lui ôtait le droit de prêter serment, Chenildieu leva la tête et regarda la foule en face. Le président l'invita à se recueillir et lui demanda, comme à Brevet, s'il persistait à reconnaître l'accusé.
Chenildieu éclata de rire.
—Pardine! si je le reconnais! nous avons été cinq ans attachés à la même chaîne. Tu boudes donc, mon vieux?
—Allez vous asseoir, dit le président.
L'huissier amena Cochepaille. Cet autre condamné à perpétuité, venu du bagne et vêtu de rouge comme Chenildieu, était un paysan de Lourdes et un demi-ours des Pyrénées. Il avait gardé des troupeaux dans la montagne, et de pâtre il avait glissé brigand. Cochepaille n'était pas moins sauvage et paraissait plus stupide encore que l'accusé. C'était un de ces malheureux hommes que la nature a ébauchés en bêtes fauves et que la société termine en galériens.
Le président essaya de le remuer par quelques paroles pathétiques et graves et lui demanda, comme aux deux autres, s'il persistait, sans hésitation et sans trouble, à reconnaître l'homme debout devant lui.
—C'est Jean Valjean, dit Cochepaille. Même qu'on l'appelait Jean-le-Cric, tant il était fort.
Chacune des affirmations de ces trois hommes, évidemment sincères et de bonne foi, avait soulevé dans l'auditoire un murmure de fâcheux augure pour l'accusé, murmure qui croissait et se prolongeait plus longtemps chaque fois qu'une déclaration nouvelle venait s'ajouter à la précédente. L'accusé, lui, les avait écoutées avec ce visage étonné qui, selon l'accusation, était son principal moyen de défense. À la première, les gendarmes ses voisins l'avaient entendu grommeler entre ses dents: Ah bien! en voilà un! Après la seconde il dit un peu plus haut, d'un air presque satisfait: Bon! À la troisième il s'écria: Fameux!
Le président l'interpella.
—Accusé, vous avez entendu. Qu'avez-vous à dire?
Il répondit:
—Je dis—Fameux!
Une rumeur éclata dans le public et gagna presque le jury. Il était évident que l'homme était perdu.
—Huissiers, dit le président, faites faire silence. Je vais clore les débats.
En ce moment un mouvement se fit tout à côté du président. On entendit une voix qui criait:
—Brevet, Chenildieu, Cochepaille! regardez de ce côté-ci.
Tous ceux qui entendirent cette voix se sentirent glacés, tant elle était lamentable et terrible. Les yeux se tournèrent vers le point d'où elle venait. Un homme, placé parmi les spectateurs privilégiés qui étaient assis derrière la cour, venait de se lever, avait poussé la porte à hauteur d'appui qui séparait le tribunal du prétoire, et était debout au milieu de la salle. Le président, l'avocat général, M. Bamatabois, vingt personnes, le reconnurent, et s'écrièrent à la fois:
—Monsieur Madeleine!
Chapitre XI
Champmathieu de plus en plus étonné
C'était lui en effet. La lampe du greffier éclairait son visage. Il tenait son chapeau à la main, il n'y avait aucun désordre dans ses vêtements, sa redingote était boutonnée avec soin. Il était très pâle et il tremblait légèrement. Ses cheveux, gris encore au moment de son arrivée à Arras, étaient maintenant tout à fait blancs. Ils avaient blanchi depuis une heure qu'il était là.
Toutes les têtes se dressèrent. La sensation fut indescriptible. Il y eut dans l'auditoire un instant d'hésitation. La voix avait été si poignante, l'homme qui était là paraissait si calme, qu'au premier abord on ne comprit pas. On se demanda qui avait crié. On ne pouvait croire que ce fût cet homme tranquille qui eût jeté ce cri effrayant.
Cette indécision ne dura que quelques secondes. Avant même que le président et l'avocat général eussent pu dire un mot, avant que les gendarmes et les huissiers eussent pu faire un geste, l'homme que tous appelaient encore en ce moment M. Madeleine s'était avancé vers les témoins Cochepaille, Brevet et Chenildieu.
—Vous ne me reconnaissez pas? dit-il.
Tous trois demeurèrent interdits et indiquèrent par un signe de tête qu'ils ne le connaissaient point. Cochepaille intimidé fit le salut militaire. M. Madeleine se tourna vers les jurés et vers la cour et dit d'une voix douce:
—Messieurs les jurés, faites relâcher l'accusé. Monsieur le président, faites-moi arrêter. L'homme que vous cherchez, ce n'est pas lui, c'est moi. Je suis Jean Valjean. Pas une bouche ne respirait. À la première commotion de l'étonnement avait succédé un silence de sépulcre. On sentait dans la salle cette espèce de terreur religieuse qui saisit la foule lorsque quelque chose de grand s'accomplit.
Cependant le visage du président s'était empreint de sympathie et de tristesse; il avait échangé un signe rapide avec l'avocat et quelques paroles à voix basse avec les conseillers assesseurs. Il s'adressa au public, et demanda avec un accent qui fut compris de tous:
—Y a-t-il un médecin ici?
L'avocat général prit la parole:
—Messieurs les jurés, l'incident si étrange et si inattendu qui trouble l'audience ne nous inspire, ainsi qu'à vous, qu'un sentiment que nous n'avons pas besoin d'exprimer. Vous connaissez tous, au moins de réputation, l'honorable M. Madeleine, maire de Montreuil-sur-mer. S'il y a un médecin dans l'auditoire, nous nous joignons à monsieur le président pour le prier de vouloir bien assister monsieur Madeleine et le reconduire à sa demeure.
M. Madeleine ne laissa point achever l'avocat général.
Il l'interrompit d'un accent plein de mansuétude et d'autorité. Voici les paroles qu'il prononça; les voici littéralement, telles qu'elles furent écrites immédiatement après l'audience par un des témoins de cette scène; telles qu'elles sont encore dans l'oreille de ceux qui les ont entendues, il y a près de quarante ans aujourd'hui.
—Je vous remercie, monsieur l'avocat général, mais je ne suis pas fou. Vous allez voir. Vous étiez sur le point de commettre une grande erreur, lâchez cet homme, j'accomplis un devoir, je suis ce malheureux condamné. Je suis le seul qui voie clair ici, et je vous dis la vérité. Ce que je fais en ce moment, Dieu, qui est là-haut, le regarde, et cela suffit. Vous pouvez me prendre, puisque me voilà. J'avais pourtant fait de mon mieux. Je me suis caché sous un nom; je suis devenu riche, je suis devenu maire; j'ai voulu rentrer parmi les honnêtes gens. Il paraît que cela ne se peut pas. Enfin, il y a bien des choses que je ne puis pas dire, je ne vais pas vous raconter ma vie, un jour on saura. J'ai volé monseigneur l'évêque, cela est vrai; j'ai volé Petit-Gervais, cela est vrai. On a eu raison de vous dire que Jean Valjean était un malheureux très méchant. Toute la faute n'est peut-être pas à lui. Écoutez, messieurs les juges, un homme aussi abaissé que moi n'a pas de remontrance à faire à la providence ni de conseil à donner à la société; mais, voyez-vous, l'infamie d'où j'avais essayé de sortir est une chose nuisible. Les galères font le galérien. Recueillez cela, si vous voulez.
Avant le bagne, j'étais un pauvre paysan très peu intelligent, une espèce d'idiot; le bagne m'a changé. J'étais stupide, je suis devenu méchant; j'étais bûche, je suis devenu tison. Plus tard l'indulgence et la bonté m'ont sauvé, comme la sévérité m'avait perdu. Mais, pardon, vous ne pouvez pas comprendre ce que je dis là. Vous trouverez chez moi, dans les cendres de la cheminée, la pièce de quarante sous que j'ai volée il y a sept ans à Petit-Gervais. Je n'ai plus rien à ajouter. Prenez-moi. Mon Dieu! monsieur l'avocat général remue la tête, vous dites: M. Madeleine est devenu fou, vous ne me croyez pas! Voilà qui est affligeant. N'allez point condamner cet homme au moins! Quoi! ceux-ci ne me reconnaissent pas! Je voudrais que Javert fût ici. Il me reconnaîtrait, lui!
Rien ne pourrait rendre ce qu'il y avait de mélancolie bienveillante et sombre dans l'accent qui accompagnait ces paroles.
Il se tourna vers les trois forçats:
—Eh bien, je vous reconnais, moi! Brevet! vous rappelez-vous?...
Il s'interrompit, hésita un moment, et dit:
—Te rappelles-tu ces bretelles en tricot à damier que tu avais au bagne?
Brevet eut comme une secousse de surprise et le regarda de la tête aux pieds d'un air effrayé. Lui continua:
—Chenildieu, qui te surnommais toi-même Je-nie-Dieu, tu as toute l'épaule droite brûlée profondément, parce que tu t'es couché un jour l'épaule sur un réchaud plein de braise, pour effacer les trois lettres T. F. P., qu'on y voit toujours cependant. Réponds, est-ce vrai?
—C'est vrai, dit Chenildieu.
Il s'adressa à Cochepaille:
—Cochepaille, tu as près de la saignée du bras gauche une date gravée en lettres bleues avec de la poudre brûlée. Cette date, c'est celle du débarquement de l'empereur à Cannes, 1er mars 1815. Relève ta manche.
Cochepaille releva sa manche, tous les regards se penchèrent autour de lui sur son bras nu. Un gendarme approcha une lampe; la date y était.
Le malheureux homme se tourna vers l'auditoire et vers les juges avec un sourire dont ceux qui l'ont vu sont encore navrés lorsqu'ils y songent. C'était le sourire du triomphe, c'était aussi le sourire du désespoir.
—Vous voyez bien, dit-il, que je suis Jean Valjean.
Il n'y avait plus dans cette enceinte ni juges, ni accusateurs, ni gendarmes; il n'y avait que des yeux fixes et des cœurs émus. Personne ne se rappelait plus le rôle que chacun pouvait avoir à jouer; l'avocat général oubliait qu'il était là pour requérir, le président qu'il était là pour présider, le défenseur qu'il était là pour défendre. Chose frappante, aucune question ne fut faite, aucune autorité n'intervint. Le propre des spectacles sublimes, c'est de prendre toutes les âmes et de faire de tous les témoins des spectateurs. Aucun peut-être ne se rendait compte de ce qu'il éprouvait; aucun, sans doute, ne se disait qu'il voyait resplendir là une grande lumière; tous intérieurement se sentaient éblouis.
Il était évident qu'on avait sous les yeux Jean Valjean. Cela rayonnait. L'apparition de cet homme avait suffi pour remplir de clarté cette aventure si obscure le moment d'auparavant. Sans qu'il fût besoin d'aucune explication désormais, toute cette foule, comme par une sorte de révélation électrique, comprit tout de suite et d'un seul coup d'œil cette simple et magnifique histoire d'un homme qui se livrait pour qu'un autre homme ne fût pas condamné à sa place. Les détails, les hésitations, les petites résistances possibles se perdirent dans ce vaste fait lumineux.
Impression qui passa vite, mais qui dans l'instant fut irrésistible.
—Je ne veux pas déranger davantage l'audience, reprit Jean Valjean. Je m'en vais, puisqu'on ne m'arrête pas. J'ai plusieurs choses à faire. Monsieur l'avocat général sait qui je suis, il sait où je vais, il me fera arrêter quand il voudra.
Il se dirigea vers la porte de sortie. Pas une voix ne s'éleva, pas un bras ne s'étendit pour l'empêcher. Tous s'écartèrent. Il avait en ce moment ce je ne sais quoi de divin qui fait que les multitudes reculent et se rangent devant un homme. Il traversa la foule à pas lents. On n'a jamais su qui ouvrit la porte, mais il est certain que la porte se trouva ouverte lorsqu'il y parvint. Arrivé là, il se retourna et dit:
—Monsieur l'avocat général, je reste à votre disposition.
Puis il s'adressa à l'auditoire:
—Vous tous, tous ceux qui sont ici, vous me trouvez digne de pitié, n'est-ce pas? Mon Dieu! quand je pense à ce que j'ai été sur le point de faire, je me trouve digne d'envie. Cependant j'aurais mieux aimé que tout ceci n'arrivât pas.
Il sortit, et la porte se referma comme elle avait été ouverte, car ceux qui font de certaines choses souveraines sont toujours sûrs d'être servis par quelqu'un dans la foule.
Moins d'une heure après, le verdict du jury déchargeait de toute accusation le nommé Champmathieu; et Champmathieu, mis en liberté immédiatement, s'en allait stupéfait, croyant tous les hommes fous et ne comprenant rien à cette vision.
Livre huitième—Contre-coup
Chapitre I
Dans quel miroir M. Madeleine regarde ses cheveux
Le jour commençait à poindre. Fantine avait eu une nuit de fièvre et d'insomnie, pleine d'ailleurs d'images heureuses; au matin, elle s'endormit. La sœur Simplice qui l'avait veillée profita de ce sommeil pour aller préparer une nouvelle potion de quinquina. La digne sœur était depuis quelques instants dans le laboratoire de l'infirmerie, penchée sur ses drogues et sur ses fioles et regardant de très près à cause de cette brume que le crépuscule répand sur les objets. Tout à coup elle tourna la tête et fit un léger cri. M. Madeleine était devant elle. Il venait d'entrer silencieusement.
—C'est vous, monsieur le maire! s'écria-t-elle.
Il répondit, à voix basse:
—Comment va cette pauvre femme?
—Pas mal en ce moment. Mais nous avons été bien inquiets, allez!
Elle lui expliqua ce qui s'était passé, que Fantine était bien mal la veille et que maintenant elle était mieux, parce qu'elle croyait que monsieur le maire était allé chercher son enfant à Montfermeil. La sœur n'osa pas interroger monsieur le maire, mais elle vit bien à son air que ce n'était point de là qu'il venait.
—Tout cela est bien, dit-il, vous avez eu raison de ne pas la détromper.
—Oui, reprit la sœur, mais maintenant, monsieur le maire, qu'elle va vous voir et qu'elle ne verra pas son enfant, que lui dirons-nous?
Il resta un moment rêveur.
—Dieu nous inspirera, dit-il.
—On ne pourrait cependant pas mentir, murmura la sœur à demi-voix.
Le plein jour s'était fait dans la chambre. Il éclairait en face le visage de M. Madeleine. Le hasard fit que la sœur leva les yeux.
—Mon Dieu, monsieur! s'écria-t-elle, que vous est-il donc arrivé? vos cheveux sont tout blancs!
—Blancs! dit-il.
La sœur Simplice n'avait point de miroir; elle fouilla dans une trousse et en tira une petite glace dont se servait le médecin de l'infirmerie pour constater qu'un malade était mort et ne respirait plus. M. Madeleine prit la glace, y considéra ses cheveux, et dit:
—Tiens!
Il prononça ce mot avec indifférence et comme s'il pensait à autre chose.
La sœur se sentit glacée par je ne sais quoi d'inconnu qu'elle entrevoyait dans tout ceci.
Il demanda:
—Puis-je la voir?
—Est-ce que monsieur le maire ne lui fera pas revenir son enfant? dit la sœur, osant à peine hasarder une question.
—Sans doute, mais il faut au moins deux ou trois jours.
—Si elle ne voyait pas monsieur le maire d'ici là, reprit timidement la sœur, elle ne saurait pas que monsieur le maire est de retour, il serait aisé de lui faire prendre patience, et quand l'enfant arriverait elle penserait tout naturellement que monsieur le maire est arrivé avec l'enfant. On n'aurait pas de mensonge à faire.
M. Madeleine parut réfléchir quelques instants, puis il dit avec sa gravité calme:
—Non, ma sœur, il faut que je la voie. Je suis peut-être pressé.
La religieuse ne sembla pas remarquer ce mot «peut-être», qui donnait un sens obscur et singulier aux paroles de M. le maire. Elle répondit en baissant les yeux et la voix respectueusement:
—En ce cas, elle repose, mais monsieur le maire peut entrer.
Il fit quelques observations sur une porte qui fermait mal, et dont le bruit pouvait réveiller la malade, puis il entra dans la chambre de Fantine, s'approcha du lit et entrouvrit les rideaux. Elle dormait. Son souffle sortait de sa poitrine avec ce bruit tragique qui est propre à ces maladies, et qui navre les pauvres mères lorsqu'elles veillent la nuit près de leur enfant condamné et endormi. Mais cette respiration pénible troublait à peine une sorte de sérénité ineffable, répandue sur son visage, qui la transfigurait dans son sommeil. Sa pâleur était devenue de la blancheur; ses joues étaient vermeilles. Ses longs cils blonds, la seule beauté qui lui fût restée de sa virginité et de sa jeunesse, palpitaient tout en demeurant clos et baissés. Toute sa personne tremblait de je ne sais quel déploiement d'ailes prêtes à s'entrouvrir et à l'emporter, qu'on sentait frémir, mais qu'on ne voyait pas. À la voir ainsi, on n'eût jamais pu croire que c'était là une malade presque désespérée. Elle ressemblait plutôt à ce qui va s'envoler qu'à ce qui va mourir.
La branche, lorsqu'une main s'approche pour détacher la fleur, frissonne, et semble à la fois se dérober et s'offrir. Le corps humain a quelque chose de ce tressaillement, quand arrive l'instant où les doigts mystérieux de la mort vont cueillir l'âme.
M. Madeleine resta quelque temps immobile près de ce lit, regardant tour à tour la malade et le crucifix, comme il faisait deux mois auparavant, le jour où il était venu pour la première fois la voir dans cet asile. Ils étaient encore là tous les deux dans la même attitude, elle dormant, lui priant; seulement maintenant, depuis ces deux mois écoulés, elle avait des cheveux gris et lui des cheveux blancs.
La sœur n'était pas entrée avec lui. Il se tenait près de ce lit, debout, le doigt sur la bouche, comme s'il y eût eu dans la chambre quelqu'un à faire taire.
Elle ouvrit les yeux, le vit, et dit paisiblement, avec un sourire:
—Et Cosette?
Chapitre II
Fantine heureuse
Elle n'eut pas un mouvement de surprise, ni un mouvement de joie; elle était la joie même. Cette simple question: «Et Cosette?» fut faite avec une foi si profonde, avec tant de certitude, avec une absence si complète d'inquiétude et de doute, qu'il ne trouva pas une parole. Elle continua:
—Je savais que vous étiez là. Je dormais, mais je vous voyais. Il y a longtemps que je vous vois. Je vous ai suivi des yeux toute la nuit. Vous étiez dans une gloire et vous aviez autour de vous toutes sortes de figures célestes.
Il leva son regard vers le crucifix.
—Mais, reprit-elle, dites-moi donc où est Cosette? Pourquoi ne l'avoir pas mise sur mon lit pour le moment où je m'éveillerais?
Il répondit machinalement quelque chose qu'il n'a jamais pu se rappeler plus tard.
Heureusement le médecin, averti, était survenu. Il vint en aide à M. Madeleine.
—Mon enfant, dit le médecin, calmez-vous. Votre enfant est là.
Les yeux de Fantine s'illuminèrent et couvrirent de clarté tout son visage. Elle joignit les mains avec une expression qui contenait tout ce que la prière peut avoir à la fois de plus violent et de plus doux.
—Oh! s'écria-t-elle, apportez-la-moi!
Touchante illusion de mère! Cosette était toujours pour elle le petit enfant qu'on apporte.
—Pas encore, reprit le médecin, pas en ce moment. Vous avez un reste de fièvre. La vue de votre enfant vous agiterait et vous ferait du mal. Il faut d'abord vous guérir. Elle l'interrompit impétueusement.
—Mais je suis guérie! je vous dis que je suis guérie! Est-il âne, ce médecin! Ah çà! je veux voir mon enfant, moi!
—Vous voyez, dit le médecin, comme vous vous emportez. Tant que vous serez ainsi, je m'opposerai à ce que vous ayez votre enfant. Il ne suffit pas de la voir, il faut vivre pour elle. Quand vous serez raisonnable, je vous l'amènerai moi-même.
La pauvre mère courba la tête.
—Monsieur le médecin, je vous demande pardon, je vous demande vraiment bien pardon. Autrefois, je n'aurais pas parlé comme je viens de faire, il m'est arrivé tant de malheurs que quelquefois je ne sais plus ce que je dis. Je comprends, vous craignez l'émotion, j'attendrai tant que vous voudrez, mais je vous jure que cela ne m'aurait pas fait de mal de voir ma fille. Je la vois, je ne la quitte pas des yeux depuis hier au soir. Savez-vous? on me l'apporterait maintenant que je me mettrais à lui parler doucement. Voilà tout. Est-ce que ce n'est pas bien naturel que j'aie envie de voir mon enfant qu'on a été me chercher exprès à Montfermeil? Je ne suis pas en colère. Je sais bien que je vais être heureuse. Toute la nuit j'ai vu des choses blanches et des personnes qui me souriaient. Quand monsieur le médecin voudra, il m'apportera ma Cosette. Je n'ai plus de fièvre, puisque je suis guérie; je sens bien que je n'ai plus rien du tout; mais je vais faire comme si j'étais malade et ne pas bouger pour faire plaisir aux dames d'ici. Quand on verra que je suis bien tranquille, on dira: il faut lui donner son enfant.
M. Madeleine s'était assis sur une chaise qui était à côté du lit. Elle se tourna vers lui; elle faisait visiblement effort pour paraître calme et «bien sage», comme elle disait dans cet affaiblissement de la maladie qui ressemble à l'enfance, afin que, la voyant si paisible, on ne fît pas difficulté de lui amener Cosette. Cependant, tout en se contenant, elle ne pouvait s'empêcher d'adresser à M. Madeleine mille questions.
—Avez-vous fait un bon voyage, monsieur le maire? Oh! comme vous êtes bon d'avoir été me la chercher! Dites-moi seulement comment elle est. A-t-elle bien supporté la route? Hélas! elle ne me reconnaîtra pas! Depuis le temps, elle m'a oubliée, pauvre chou! Les enfants, cela n'a pas de mémoire. C'est comme des oiseaux. Aujourd'hui cela voit une chose et demain une autre, et cela ne pense plus à rien. Avait-elle du linge blanc seulement? Ces Thénardier la tenaient-ils proprement? Comment la nourrissait-on? Oh! comme j'ai souffert, si vous saviez! de me faire toutes ces questions-là dans le temps de ma misère! Maintenant, c'est passé. Je suis joyeuse. Oh! que je voudrais donc la voir! Monsieur le maire, l'avez-vous trouvée jolie? N'est-ce pas qu'elle est belle, ma fille? Vous devez avoir eu bien froid dans cette diligence! Est-ce qu'on ne pourrait pas l'amener rien qu'un petit moment? On la remporterait tout de suite après. Dites! vous qui êtes le maître, si vous vouliez!
Il lui prit la main:
—Cosette est belle, dit-il, Cosette se porte bien, vous la verrez bientôt, mais apaisez-vous. Vous parlez trop vivement, et puis vous sortez vos bras du lit, et cela vous fait tousser.
En effet, des quintes de toux interrompaient Fantine presque à chaque mot.
Fantine ne murmura pas, elle craignait d'avoir compromis par quelques plaintes trop passionnées la confiance qu'elle voulait inspirer, et elle se mit à dire des paroles indifférentes.
—C'est assez joli, Montfermeil, n'est-ce-pas? L'été, on va y faire des parties de plaisir. Ces Thénardier font-ils de bonnes affaires? Il ne passe pas grand monde dans leur pays. C'est une espèce de gargote que cette auberge-là.
M. Madeleine lui tenait toujours la main, il la considérait avec anxiété; il était évident qu'il était venu pour lui dire des choses devant lesquelles sa pensée hésitait maintenant. Le médecin, sa visite faite, s'était retiré. La sœur Simplice était seule restée auprès d'eux.
Cependant, au milieu de ce silence, Fantine s'écria:
—Je l'entends! mon Dieu! je l'entends!
Elle étendit le bras pour qu'on se tût autour d'elle, retint son souffle, et se mit à écouter avec ravissement.
Il y avait un enfant qui jouait dans la cour; l'enfant de la portière ou d'une ouvrière quelconque. C'est là un de ces hasards qu'on retrouve toujours et qui semblent faire partie de la mystérieuse mise en scène des événements lugubres. L'enfant, c'était une petite fille, allait, venait, courait pour se réchauffer, riait et chantait à haute voix. Hélas! à quoi les jeux des enfants ne se mêlent-ils pas! C'était cette petite fille que Fantine entendait chanter.
—Oh! reprit-elle, c'est ma Cosette! je reconnais sa voix!
L'enfant s'éloigna comme il était venu, la voix s'éteignit, Fantine écouta encore quelque temps, puis son visage s'assombrit, et M. Madeleine l'entendit qui disait à voix basse:
—Comme ce médecin est méchant de ne pas me laisser voir ma fille! Il a une mauvaise figure, cet homme-là!
Cependant le fond riant de ses idées revint. Elle continua de se parler à elle-même, la tête sur l'oreiller.
—Comme nous allons être heureuses! Nous aurons un petit jardin, d'abord! M. Madeleine me l'a promis. Ma fille jouera dans le jardin. Elle doit savoir ses lettres maintenant. Je la ferai épeler. Elle courra dans l'herbe après les papillons. Je la regarderai. Et puis elle fera sa première communion. Ah çà! quand fera-t-elle sa première communion? Elle se mit à compter sur ses doigts.
—... Un, deux, trois, quatre... elle a sept ans. Dans cinq ans. Elle aura un voile blanc, des bas à jour, elle aura l'air d'une petite femme. Ô ma bonne sœur, vous ne savez pas comme je suis bête, voilà que je pense à la première communion de ma fille! Et elle se mit à rire.
Il avait quitté la main de Fantine. Il écoutait ces paroles comme on écoute un vent qui souffle, les yeux à terre, l'esprit plongé dans des réflexions sans fond. Tout à coup elle cessa de parler, cela lui fit lever machinalement la tête. Fantine était devenue effrayante.
Elle ne parlait plus, elle ne respirait plus; elle s'était soulevée à demi sur son séant, son épaule maigre sortait de sa chemise, son visage, radieux le moment d'auparavant, était blême, et elle paraissait fixer sur quelque chose de formidable, devant elle, à l'autre extrémité de la chambre, son œil agrandi par la terreur.
—Mon Dieu! s'écria-t-il. Qu'avez-vous, Fantine?
Elle ne répondit pas, elle ne quitta point des yeux l'objet quelconque qu'elle semblait voir, elle lui toucha le bras d'une main et de l'autre lui fit signe de regarder derrière lui.
Il se retourna, et vit Javert.
Chapitre III
Javert content
Voici ce qui s'était passé.
Minuit et demi venait de sonner, quand M. Madeleine était sorti de la salle des assises d'Arras. Il était rentré à son auberge juste à temps pour repartir par la malle-poste où l'on se rappelle qu'il avait retenu sa place. Un peu avant six heures du matin, il était arrivé à Montreuil-sur-mer, et son premier soin avait été de jeter à la poste sa lettre à M. Laffitte, puis d'entrer à l'infirmerie et de voir Fantine.
Cependant, à peine avait-il quitté la salle d'audience de la cour d'assises, que l'avocat général, revenu du premier saisissement, avait pris la parole pour déplorer l'acte de folie de l'honorable maire de Montreuil-sur-mer, déclarer que ses convictions n'étaient en rien modifiées par cet incident bizarre qui s'éclaircirait plus tard, et requérir, en attendant, la condamnation de ce Champmathieu, évidemment le vrai Jean Valjean. La persistance de l'avocat général était visiblement en contradiction avec le sentiment de tous, du public, de la cour et du jury. Le défenseur avait eu peu de peine à réfuter cette harangue et à établir que, par suite des révélations de M. Madeleine, c'est-à-dire du vrai Jean Valjean, la face de l'affaire était bouleversée de fond en comble, et que le jury n'avait plus devant les yeux qu'un innocent. L'avocat avait tiré de là quelques épiphonèmes, malheureusement peu neufs, sur les erreurs judiciaires, etc., etc., le président dans son résumé s'était joint au défenseur, et le jury en quelques minutes avait mis hors de cause Champmathieu.
Cependant il fallait un Jean Valjean à l'avocat général, et, n'ayant plus Champmathieu, il prit Madeleine.
Immédiatement après la mise en liberté de Champmathieu, l'avocat général s'enferma avec le président. Ils conférèrent «de la nécessité de se saisir de la personne de M. le maire de Montreuil-sur-mer». Cette phrase, où il y a beaucoup de de, est de M. l'avocat général, entièrement écrite de sa main sur la minute de son rapport au procureur général. La première émotion passée, le président fit peu d'objections. Il fallait bien que justice eût son cours. Et puis, pour tout dire, quoique le président fût homme bon et assez intelligent, il était en même temps fort royaliste et presque ardent, et il avait été choqué que le maire de Montreuil-sur-mer, en parlant du débarquement à Cannes, eût dit l'empereur et non Buonaparte.
L'ordre d'arrestation fut donc expédié. L'avocat général l'envoya à Montreuil-sur-mer par un exprès, à franc étrier, et en chargea l'inspecteur de police Javert.
On sait que Javert était revenu à Montreuil-sur-mer immédiatement après avoir fait sa déposition.
Javert se levait au moment où l'exprès lui remit l'ordre d'arrestation et le mandat d'amener.
L'exprès était lui-même un homme de police fort entendu qui, en deux mots, mit Javert au fait de ce qui était arrivé à Arras. L'ordre d'arrestation, signé de l'avocat général, était ainsi conçu:—L'inspecteur Javert appréhendera au corps le sieur Madeleine, maire de Montreuil-sur-mer, qui, dans l'audience de ce jour, a été reconnu pour être le forçat libéré Jean Valjean.
Quelqu'un qui n'eût pas connu Javert et qui l'eût vu au moment où il pénétra dans l'antichambre de l'infirmerie n'eût pu rien deviner de ce qui se passait, et lui eût trouvé l'air le plus ordinaire du monde. Il était froid, calme, grave, avait ses cheveux gris parfaitement lissés sur les tempes et venait de monter l'escalier avec sa lenteur habituelle. Quelqu'un qui l'eût connu à fond et qui l'eût examiné attentivement eût frémi. La boucle de son col de cuir, au lieu d'être sur sa nuque, était sur son oreille gauche. Ceci révélait une agitation inouïe.
Javert était un caractère complet, ne laissant faire de pli ni à son devoir, ni à son uniforme; méthodique avec les scélérats, rigide avec les boutons de son habit.
Pour qu'il eût mal mis la boucle de son col, il fallait qu'il y eût en lui une de ces émotions qu'on pourrait appeler des tremblements de terre intérieurs.
Il était venu simplement, avait requis un caporal et quatre soldats au poste voisin, avait laissé les soldats dans la cour, et s'était fait indiquer la chambre de Fantine par la portière sans défiance, accoutumée qu'elle était à voir des gens armés demander monsieur le maire.
Arrivé à la chambre de Fantine, Javert tourna la clef, poussa la porte avec une douceur de garde-malade ou de mouchard, et entra.
À proprement parler, il n'entra pas. Il se tint debout dans la porte entrebâillée, le chapeau sur la tête, la main gauche dans sa redingote fermée jusqu'au menton. Dans le pli du coude on pouvait voir le pommeau de plomb de son énorme canne, laquelle disparaissait derrière lui.
Il resta ainsi près d'une minute sans qu'on s'aperçût de sa présence. Tout à coup Fantine leva les yeux, le vit, et fit retourner M. Madeleine.
À l'instant où le regard de Madeleine rencontra le regard de Javert, Javert, sans bouger, sans remuer, sans approcher, devint épouvantable. Aucun sentiment humain ne réussit à être effroyable comme la joie.
Ce fut le visage d'un démon qui vient de retrouver son damné.
La certitude de tenir enfin Jean Valjean fit apparaître sur sa physionomie tout ce qu'il avait dans l'âme. Le fond remué monta à la surface. L'humiliation d'avoir un peu perdu la piste et de s'être mépris quelques minutes sur ce Champmathieu, s'effaçait sous l'orgueil d'avoir si bien deviné d'abord et d'avoir eu si longtemps un instinct juste. Le contentement de Javert éclata dans son attitude souveraine. La difformité du triomphe s'épanouit sur ce front étroit. Ce fut tout le déploiement d'horreur que peut donner une figure satisfaite.
Javert en ce moment était au ciel. Sans qu'il s'en rendit nettement compte, mais pourtant avec une intuition confuse de sa nécessité et de son succès, il personnifiait, lui Javert, la justice, la lumière et la vérité dans leur fonction céleste d'écrasement du mal. Il avait derrière lui et autour de lui, à une profondeur infinie, l'autorité, la raison, la chose jugée, la conscience légale, la vindicte publique, toutes les étoiles; il protégeait l'ordre, il faisait sortir de la loi la foudre, il vengeait la société, il prêtait main-forte à l'absolu; il se dressait dans une gloire; il y avait dans sa victoire un reste de défi et de combat; debout, altier, éclatant, il étalait en plein azur la bestialité surhumaine d'un archange féroce; l'ombre redoutable de l'action qu'il accomplissait faisait visible à son poing crispé le vague flamboiement de l'épée sociale; heureux et indigné, il tenait sous son talon le crime, le vice, la rébellion, la perdition, l'enfer, il rayonnait, il exterminait, il souriait et il y avait une incontestable grandeur dans ce saint Michel monstrueux.
Javert, effroyable, n'avait rien d'ignoble.
La probité, la sincérité, la candeur, la conviction, l'idée du devoir, sont des choses qui, en se trompant, peuvent devenir hideuses, mais qui, même hideuses, restent grandes; leur majesté, propre à la conscience humaine, persiste dans l'horreur. Ce sont des vertus qui ont un vice, l'erreur. L'impitoyable joie honnête d'un fanatique en pleine atrocité conserve on ne sait quel rayonnement lugubrement vénérable. Sans qu'il s'en doutât, Javert, dans son bonheur formidable, était à plaindre comme tout ignorant qui triomphe. Rien n'était poignant et terrible comme cette figure où se montrait ce qu'on pourrait appeler tout le mauvais du bon.
Chapitre IV
L'autorité reprend ses droits
La Fantine n'avait point vu Javert depuis le jour où M. le maire l'avait arrachée à cet homme. Son cerveau malade ne se rendit compte de rien, seulement elle ne douta pas qu'il ne revint la chercher. Elle ne put supporter cette figure affreuse, elle se sentit expirer, elle cacha son visage de ses deux mains et cria avec angoisse:
—Monsieur Madeleine, sauvez-moi!
Jean Valjean—nous ne le nommerons plus désormais autrement—s'était levé. Il dit à Fantine de sa voix la plus douce et la plus calme:
—Soyez tranquille. Ce n'est pas pour vous qu'il vient.
Puis il s'adressa à Javert et lui dit:
—Je sais ce que vous voulez.
Javert répondit:
—Allons, vite!
Il y eut dans l'inflexion qui accompagna ces deux mots je ne sais quoi de fauve et de frénétique. Javert ne dit pas: «Allons, vite!» il dit: «Allonouaite!» Aucune orthographe ne pourrait rendre l'accent dont cela fut prononcé; ce n'était plus une parole humaine, c'était un rugissement.
Il ne fit point comme d'habitude; il n'entra point en matière; il n'exhiba point de mandat d'amener. Pour lui, Jean Valjean était une sorte de combattant mystérieux et insaisissable, un lutteur ténébreux qu'il étreignait depuis cinq ans sans pouvoir le renverser. Cette arrestation n'était pas un commencement, mais une fin. Il se borna à dire: «Allons, vite!»
En parlant ainsi, il ne fit point un pas; il lança sur Jean Valjean ce regard qu'il jetait comme un crampon, et avec lequel il avait coutume de tirer violemment les misérables à lui.
C'était ce regard que la Fantine avait senti pénétrer jusque dans la moelle de ses os deux mois auparavant.
Au cri de Javert, Fantine avait rouvert les yeux. Mais M. le maire était là. Que pouvait-elle craindre?
Javert avança au milieu de la chambre et cria:
—Ah çà! viendras-tu?
La malheureuse regarda autour d'elle. Il n'y avait personne que la religieuse et monsieur le maire. À qui pouvait s'adresser ce tutoiement abject? elle seulement. Elle frissonna.
Alors elle vit une chose inouïe, tellement inouïe que jamais rien de pareil ne lui était apparu dans les plus noirs délires de la fièvre.
Elle vit le mouchard Javert saisir au collet monsieur le maire; elle vit monsieur le maire courber la tête. Il lui sembla que le monde s'évanouissait.
Javert, en effet, avait pris Jean Valjean au collet.
—Monsieur le maire! cria Fantine.
Javert éclata de rire, de cet affreux rire qui lui déchaussait toutes les dents.
—Il n'y a plus de monsieur le maire ici!
Jean Valjean n'essaya pas de déranger la main qui tenait le col de sa redingote. Il dit:
—Javert....
Javert l'interrompit:
—Appelle-moi monsieur l'inspecteur.
—Monsieur, reprit Jean Valjean, je voudrais vous dire un mot en particulier.
—Tout haut! parle tout haut! répondit Javert; on me parle tout haut à moi!
Jean Valjean continua en baissant la voix:
—C'est une prière que j'ai à vous faire....
—Je te dis de parler tout haut.
—Mais cela ne doit être entendu que de vous seul....
—Qu'est-ce que cela me fait? je n'écoute pas!
Jean Valjean se tourna vers lui et lui dit rapidement et très bas:
—Accordez-moi trois jours! trois jours pour aller chercher l'enfant de cette malheureuse femme! Je payerai ce qu'il faudra. Vous m'accompagnerez si vous voulez.
—Tu veux rire! cria Javert. Ah çà! je ne te croyais pas bête! Tu me demandes trois jours pour t'en aller! Tu dis que c'est pour aller chercher l'enfant de cette fille! Ah! ah! c'est bon! voilà qui est bon! Fantine eut un tremblement.
—Mon enfant! s'écria-t-elle, aller chercher mon enfant! Elle n'est donc pas ici! Ma sœur, répondez-moi, où est Cosette? Je veux mon enfant! Monsieur Madeleine! monsieur le maire!
Javert frappa du pied.
—Voilà l'autre, à présent! Te tairas-tu, drôlesse! Gredin de pays où les galériens sont magistrats et où les filles publiques sont soignées comme des comtesses! Ah mais! tout ça va changer; il était temps!
Il regarda fixement Fantine et ajouta en reprenant à poignée la cravate, la chemise et le collet de Jean Valjean:
—Je te dis qu'il n'y a point de monsieur Madeleine et qu'il n'y a point de monsieur le maire. Il y a un voleur, il y a un brigand, il y a un forçat appelé Jean Valjean! c'est lui que je tiens! voilà ce qu'il y a!
Fantine se dressa en sursaut, appuyée sur ses bras roides et sur ses deux mains, elle regarda Jean Valjean, elle regarda Javert, elle regarda la religieuse, elle ouvrit la bouche comme pour parler, un râle sortit du fond de sa gorge, ses dents claquèrent, elle étendit les bras avec angoisse, ouvrant convulsivement les mains, et cherchant autour d'elle comme quelqu'un qui se noie, puis elle s'affaissa subitement sur l'oreiller. Sa tête heurta le chevet du lit et vint retomber sur sa poitrine, la bouche béante, les yeux ouverts et éteints.
Elle était morte.
Jean Valjean posa sa main sur la main de Javert qui le tenait, et l'ouvrit comme il eût ouvert la main d'un enfant, puis il dit à Javert:
—Vous avez tué cette femme.
—Finirons-nous! cria Javert furieux. Je ne suis pas ici pour entendre des raisons. Économisons tout ça. La garde est en bas. Marchons tout de suite, ou les poucettes!
Il y avait dans un coin de la chambre un vieux lit en fer en assez mauvais état qui servait de lit de camp aux sœurs quand elles veillaient. Jean Valjean alla à ce lit, disloqua en un clin d'œil le chevet déjà fort délabré, chose facile à des muscles comme les siens, saisit à poigne-main la maîtresse-tringle, et considéra Javert. Javert recula vers la porte.
Jean Valjean, sa barre de fer au poing, marcha lentement vers le lit de Fantine. Quand il y fut parvenu, il se retourna, et dit à Javert d'une voix qu'on entendait à peine:
—Je ne vous conseille pas de me déranger en ce moment.
Ce qui est certain, c'est que Javert tremblait.
Il eut l'idée d'aller appeler la garde, mais Jean Valjean pouvait profiter de cette minute pour s'évader. Il resta donc, saisit sa canne par le petit bout, et s'adossa au chambranle de la porte sans quitter du regard Jean Valjean.
Jean Valjean posa son coude sur la pomme du chevet du lit et son front sur sa main, et se mit à contempler Fantine immobile et étendue. Il demeura ainsi, absorbé, muet, et ne songeant évidemment plus à aucune chose de cette vie. Il n'y avait plus rien sur son visage et dans son attitude qu'une inexprimable pitié. Après quelques instants de cette rêverie, il se pencha vers Fantine et lui parla à voix basse.
Que lui dit-il? Que pouvait dire cet homme qui était réprouvé à cette femme qui était morte? Qu'était-ce que ces paroles? Personne sur la terre ne les a entendues. La morte les entendit-elle? Il y a des illusions touchantes qui sont peut-être des réalités sublimes. Ce qui est hors de doute, c'est que la sœur Simplice, unique témoin de la chose qui se passait, a souvent raconté qu'au moment où Jean Valjean parla à l'oreille de Fantine, elle vit distinctement poindre un ineffable sourire sur ces lèvres pâles et dans ces prunelles vagues, pleines de l'étonnement du tombeau.
Jean Valjean prit dans ses deux mains la tête de Fantine et l'arrangea sur l'oreiller comme une mère eût fait pour son enfant, il lui rattacha le cordon de sa chemise et rentra ses cheveux sous son bonnet. Cela fait, il lui ferma les yeux.
La face de Fantine en cet instant semblait étrangement éclairée.
La mort, c'est l'entrée dans la grande lueur.
La main de Fantine pendait hors du lit. Jean Valjean s'agenouilla devant cette main, la souleva doucement, et la baisa.
Puis il se redressa, et, se tournant vers Javert:
—Maintenant, dit-il, je suis à vous.
Chapitre V
Tombeau convenable
Javert déposa Jean Valjean à la prison de la ville.
L'arrestation de M. Madeleine produisit à Montreuil-sur-mer une sensation, ou pour mieux dire une commotion extraordinaire. Nous sommes triste de ne pouvoir dissimuler que sur ce seul mot: c'était un galérien, tout le monde à peu près l'abandonna. En moins de deux heures tout le bien qu'il avait fait fut oublié, et ce ne fut plus «qu'un galérien». Il est juste de dire qu'on ne connaissait pas encore les détails de l'événement d'Arras. Toute la journée on entendait dans toutes les parties de la ville des conversations comme celle-ci:
—Vous ne savez pas? c'était un forçat libéré! Qui ça?—Le maire.—Bah! M. Madeleine?—Oui. Vraiment?—Il ne s'appelait pas Madeleine, il a un affreux nom, Béjean, Bojean, Boujean.—Ah, mon Dieu!—Il est arrêté.—Arrêté!—En prison à la prison de la ville, en attendant qu'on le transfère.—Qu'on le transfère! On va le transférer! Où va-t-on le transférer?—Il va passer aux assises pour un vol de grand chemin qu'il a fait autrefois.—Eh bien! je m'en doutais. Cet homme était trop bon, trop parfait, trop confit. Il refusait la croix, il donnait des sous à tous les petits drôles qu'il rencontrait. J'ai toujours pensé qu'il y avait là-dessous quelque mauvaise histoire.
«Les salons» surtout abondèrent dans ce sens.
Une vieille dame, abonnée au Drapeau blanc, fit cette réflexion dont il est presque impossible de sonder la profondeur:
—Je n'en suis pas fâchée. Cela apprendra aux buonapartistes!
C'est ainsi que ce fantôme qui s'était appelé M. Madeleine se dissipa à Montreuil-sur-mer. Trois ou quatre personnes seulement dans toute la ville restèrent fidèles à cette mémoire. La vieille portière qui l'avait servi fut du nombre. Le soir de ce même jour, cette digne vieille était assise dans sa loge, encore tout effarée et réfléchissant tristement. La fabrique avait été fermée toute la journée, la porte cochère était verrouillée, la rue était déserte. Il n'y avait dans la maison que deux religieuses, sœur Perpétue et sœur Simplice, qui veillaient près du corps de Fantine.
Vers l'heure où M. Madeleine avait coutume de rentrer, la brave portière se leva machinalement, prit la clef de la chambre de M. Madeleine dans un tiroir et le bougeoir dont il se servait tous les soirs pour monter chez lui, puis elle accrocha la clef au clou où il la prenait d'habitude, et plaça le bougeoir à côté, comme si elle l'attendait. Ensuite elle se rassit sur sa chaise et se remit à songer. La pauvre bonne vieille avait fait tout cela sans en avoir conscience.
Ce ne fut qu'au bout de plus de deux heures qu'elle sortit de sa rêverie et s'écria: «Tiens! mon bon Dieu Jésus! moi qui ai mis sa clef au clou!»
En ce moment la vitre de la loge s'ouvrit, une main passa par l'ouverture, saisit la clef et le bougeoir et alluma la bougie à la chandelle qui brûlait.
La portière leva les yeux et resta béante, avec un cri dans le gosier qu'elle retint. Elle connaissait cette main, ce bras, cette manche de redingote.
C'était M. Madeleine.
Elle fut quelques secondes avant de pouvoir parler, saisie, comme elle le disait elle-même plus tard en racontant son aventure.
—Mon Dieu, monsieur le maire, s'écria-t-elle enfin, je vous croyais....
Elle s'arrêta, la fin de sa phrase eût manqué de respect au commencement. Jean Valjean était toujours pour elle monsieur le maire.
Il acheva sa pensée.
—En prison, dit-il. J'y étais. J'ai brisé un barreau d'une fenêtre, je me suis laissé tomber du haut d'un toit, et me voici. Je monte à ma chambre, allez me chercher la sœur Simplice. Elle est sans doute près de cette pauvre femme.
La vieille obéit en toute hâte.
Il ne lui fit aucune recommandation; il était bien sûr qu'elle le garderait mieux qu'il ne se garderait lui-même.
On n'a jamais su comment il avait réussi à pénétrer dans la cour sans faire ouvrir la porte cochère. Il avait, et portait toujours sur lui, un passe-partout qui ouvrait une petite porte latérale; mais on avait dû le fouiller et lui prendre son passe-partout. Ce point n'a pas été éclairci.
Il monta l'escalier qui conduisait à sa chambre. Arrivé en haut, il laissa son bougeoir sur les dernières marches de l'escalier, ouvrit sa porte avec peu de bruit, et alla fermer à tâtons sa fenêtre et son volet, puis il revint prendre sa bougie et rentra dans sa chambre.
La précaution était utile; on se souvient que sa fenêtre pouvait être aperçue de la rue. Il jeta un coup d'œil autour de lui, sur sa table, sur sa chaise, sur son lit qui n'avait pas été défait depuis trois jours. Il ne restait aucune trace du désordre de l'avant-dernière nuit. La portière avait «fait la chambre». Seulement elle avait ramassé dans les cendres et posé proprement sur la table les deux bouts du bâton ferré et la pièce de quarante sous noircie par le feu.
Il prit une feuille de papier sur laquelle il écrivit: Voici les deux bouts de mon bâton ferré et la pièce de quarante sous volée à Petit-Gervais dont j'ai parlé à la cour d'assises, et il posa sur cette feuille la pièce d'argent et les deux morceaux de fer, de façon que ce fût la première chose qu'on aperçût en entrant dans la chambre. Il tira d'une armoire une vieille chemise à lui qu'il déchira. Cela fit quelques morceaux de toile dans lesquels il emballa les deux flambeaux d'argent. Du reste il n'avait ni hâte ni agitation, et, tout en emballant les chandeliers de l'évêque, il mordait dans un morceau de pain noir. Il est probable que c'était le pain de la prison qu'il avait emporté en s'évadant.
Ceci a été constaté par les miettes de pain qui furent trouvées sur le carreau de la chambre, lorsque la justice plus tard fit une perquisition.
On frappa deux petits coups à la porte.
—Entrez, dit-il.
C'était la sœur Simplice.
Elle était pâle, elle avait les yeux rouges, la chandelle qu'elle tenait vacillait dans sa main. Les violences de la destinée ont cela de particulier que, si perfectionnés ou si refroidis que nous soyons, elles nous tirent du fond des entrailles la nature humaine et la forcent de reparaître au dehors. Dans les émotions de cette journée, la religieuse était redevenue femme. Elle avait pleuré, et elle tremblait.
Jean Valjean venait d'écrire quelques lignes sur un papier qu'il tendit à la religieuse en disant:
—Ma sœur, vous remettrez ceci à monsieur le curé.
Le papier était déplié. Elle y jeta les yeux.
—Vous pouvez lire, dit-il.
Elle lut.—«Je prie monsieur le curé de veiller sur tout ce que je laisse ici. Il voudra bien payer là-dessus les frais de mon procès et l'enterrement de la femme qui est morte aujourd'hui. Le reste sera aux pauvres.»
La sœur voulut parler, mais elle put à peine balbutier quelques sons inarticulés. Elle parvint cependant à dire:
—Est-ce que monsieur le maire ne désire pas revoir une dernière fois cette pauvre malheureuse?
—Non, dit-il, on est à ma poursuite, on n'aurait qu'à m'arrêter dans sa chambre, cela la troublerait.
Il achevait à peine qu'un grand bruit se fit dans l'escalier. Ils entendirent un tumulte de pas qui montaient, et la vieille portière qui disait de sa voix la plus haute et la plus perçante:
—Mon bon monsieur, je vous jure le bon Dieu qu'il n'est entré personne ici de toute la journée ni de toute la soirée, que même je n'ai pas quitté ma porte!
Un homme répondit:
—Cependant il y a de la lumière dans cette chambre.
Ils reconnurent la voix de Javert.
La chambre était disposée de façon que la porte en s'ouvrant masquait l'angle du mur à droite. Jean Valjean souffla la bougie et se mit dans cet angle.
La sœur Simplice tomba à genoux près de la table.
La porte s'ouvrit.
Javert entra.
On entendait le chuchotement de plusieurs hommes et les protestations de la portière dans le corridor.
La religieuse ne leva pas les yeux. Elle priait.
La chandelle était sur la cheminée et ne donnait que peu de clarté.
Javert aperçut la sœur et s'arrêta interdit.
On se rappelle que le fond même de Javert, son élément, son milieu respirable, c'était la vénération de toute autorité. Il était tout d'une pièce et n'admettait ni objection, ni restriction. Pour lui, bien entendu, l'autorité ecclésiastique était la première de toutes. Il était religieux, superficiel et correct sur ce point comme sur tous. À ses yeux un prêtre était un esprit qui ne se trompe pas, une religieuse était une créature qui ne pèche pas. C'étaient des âmes murées à ce monde avec une seule porte qui ne s'ouvrait jamais que pour laisser sortir la vérité.
En apercevant la sœur, son premier mouvement fut de se retirer.
Cependant il y avait aussi un autre devoir qui le tenait, et qui le poussait impérieusement en sens inverse. Son second mouvement fut de rester, et de hasarder au moins une question.
C'était cette sœur Simplice qui n'avait menti de sa vie. Javert le savait, et la vénérait particulièrement à cause de cela.
—Ma sœur, dit-il, êtes-vous seule dans cette chambre?
Il y eut un moment affreux pendant lequel la pauvre portière se sentit défaillir.
La sœur leva les yeux et répondit:
—Oui.
—Ainsi, reprit Javert, excusez-moi si j'insiste, c'est mon devoir, vous n'avez pas vu ce soir une personne, un homme. Il s'est évadé, nous le cherchons, ce nommé Jean Valjean, vous ne l'avez pas vu?
La sœur répondit:
—Non.
Elle mentit. Elle mentit deux fois de suite, coup sur coup, sans hésiter, rapidement, comme on se dévoue.
—Pardon, dit Javert, et il se retira en saluant profondément.
Ô sainte fille! vous n'êtes plus de ce monde depuis beaucoup d'années; vous avez rejoint dans la lumière vos sœurs les vierges et vos frères les anges; que ce mensonge vous soit compté dans le paradis!
L'affirmation de la sœur fut pour Javert quelque chose de si décisif qu'il ne remarqua même pas la singularité de cette bougie qu'on venait de souffler et qui fumait sur la table.
Une heure après, un homme, marchant à travers les arbres et les brumes, s'éloignait rapidement de Montreuil-sur-mer dans la direction de Paris. Cet homme était Jean Valjean. Il a été établi, par le témoignage de deux ou trois rouliers qui l'avaient rencontré, qu'il portait un paquet et qu'il était vêtu d'une blouse. Où avait-il pris cette blouse? On ne l'a jamais su. Cependant un vieux ouvrier était mort quelques jours auparavant à l'infirmerie de la fabrique, ne laissant que sa blouse. C'était peut-être celle-là.
Un dernier mot sur Fantine.
Nous avons tous une mère, la terre. On rendit Fantine à cette mère.
Le curé crut bien faire, et fit bien peut-être, en réservant, sur ce que Jean Valjean avait laissé, le plus d'argent possible aux pauvres. Après tout, de qui s'agissait-il? d'un forçat et d'une fille publique. C'est pourquoi il simplifia l'enterrement de Fantine, et le réduisit à ce strict nécessaire qu'on appelle la fosse commune.
Fantine fut donc enterrée dans ce coin gratis du cimetière qui est à tous et à personne, et où l'on perd les pauvres. Heureusement Dieu sait où retrouver l'âme. On coucha Fantine dans les ténèbres parmi les premiers os venus; elle subit la promiscuité des cendres. Elle fut jetée à la fosse publique. Sa tombe ressembla à son lit.