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Les moyens du bord : $b roman

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Pour détourner les jeunes gens de l’enfer du jeu, il vaut mieux ne pas leur montrer un joueur qui regagne son logis après une nuit passée au poker ou au baccara. L’excitation de la partie, puis le grand air, lui donnent une animation, une mine de bonne santé, de nature à faire croire qu’il n’y a pas dans la vie d’occupation plus hygiénique.

Attendons, pour exhiber une image édifiante, de prendre ledit joueur après son déjeuner de midi, quand le manque de sommeil commence à se faire sentir. Alors nous verrons un être torpide, éreinté, diminué, et dont l’exemple n’a rien d’engageant.

Pour Marcel Langrevin, qui venait de passer une série de nuits incomplètes, la fatale dépression ne devait pas attendre l’heure de midi pour se manifester. A peine assis derrière sa table-bureau, il parut très affaissé aux yeux d’Émile, le garçon. (Le concierge s’était retiré discrètement.)

Pourtant il eut la force de faire des recommandations hâtives, qui purent être proférées en un langage très abrégé, car Émile paraissait déjà au courant de la question.

Il s’agissait pour le garçon de se rendre au plus tôt dans la chambre de Marcel, et de donner au lit du jeune homme l’air fatigué que doit avoir une couche, après le réveil d’un jeune homme vertueux.

— Monsieur ne se repose pas ? demanda Émile.

Marcel répondit par un signe vague. Il n’avait pas la force d’expliquer qu’il valait mieux pour lui de ne pas s’étendre sur son lit, où il serait pris par un sommeil tenace dont certainement huit hommes vigoureux, maniant des leviers et des crics, ne fussent jamais parvenus à le tirer.

Émile partit donc vers sa besogne de camouflage.

Marcel, resté seul, étendit péniblement le bras vers un appareil téléphonique. La préposée dut avoir l’impression, d’après la voix mourante de l’abonné, que le numéro demandé était celui d’un saint prêtre, que l’on réclamait pour une extrême onction.

Le jeune homme était déjà endormi, quand le Carnot 88-34 arriva à l’appareil et le fit sursauter.

— C’est toi, mon vieux ? dit Marcel… Je suis tellement crevé que je m’endormais au téléphone… Et je ne peux pas me coucher. Papa va arriver d’un instant à l’autre. Et il croit que j’ai passé la nuit dans mon lit…

— Mon pauvre vieux, dit Carnot… Moi, je vais me coucher. Je suis content que tu m’aies demandé. J’étais ennuyé de t’avoir quitté, après cette nuit…

— Crois-tu que j’ai eu une poisse ! dit Marcel.

— Au moins huit mille ? dit le camarade.

— Comment ? Huit mille ? Onze mille !

— Onze mille ?

— Qu’est-ce que tu dis de ça ? Je croyais que c’était neuf mille cinq. En recomptant ce que je dois, j’ai vu que c’était… ce que je viens de te dire… Je ne veux pas trop prononcer de chiffres au téléphone. On peut entrer d’ici une minute…, je ne quitte pas la porte de l’œil. Tu sais, maintenant, c’est fini, j’arrête les frais. Je ne joue plus…

— Alors, tu ne viendras pas ce soir ?

— Si… ce soir encore. Je ne veux pas rester sur une séance pareille. C’est un coup trop dur, et contre qui ? Hein ! Crois-tu qu’il joue mal, cet Espagnol !… c’est un peu ce qui m’a perdu. Je me disais : je vais l’avoir, je vais l’avoir… et il n’arrêtait pas de ramasser du jeu. Quelles rentrées de cartes !… C’est bien simple : il gagne exactement ce que j’ai perdu. Le reste de la table ne fait pas de différences.

— Mais comment vas-tu t’organiser pour régler ?

— Oh ! mon vieux ! pour ça, je ne m’en fais pas. Je veux bien que ce soit la première fois qu’on ait joué avec lui. Mais, avant de se mettre à table, on a dit expressément que l’on ne réglerait pas le soir même, en cas de grosses différences. J’aurais aussi bien pu gagner, je n’aurais pas songé un instant à demander le règlement immédiat… Tout de même, si je ne me refais pas, il faudra bien payer un jour… Oui, je me suis levé de bonne heure, j’ai un ouvrage pressé…

— Je comprends, dit Carnot, ton père vient d’entrer dans le bureau.

— Oui, oui… Au revoir, mon vieux.

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