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Les mutations du livre

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The Project Gutenberg eBook of Les mutations du livre

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Title: Les mutations du livre

Author: Marie Lebert

Release date: October 26, 2008 [eBook #27044]
Most recently updated: January 4, 2021

Language: French

Credits: Produced by Al Haines

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MUTATIONS DU LIVRE ***

Produced by Al Haines

LES MUTATIONS DU LIVRE

MARIE LEBERT

NEF, University of Toronto, 2007

Copyright © 2007 Marie Lebert

Daté de septembre 2007, un livre de synthèse de 1971 à nos jours, basé sur le suivi de l'actualité francophone et internationale, et issu des multiples liens tissés sur la toile avec nombre de professionnels du livre au fil des ans. La version originale est disponible sur le NEF: http://www.etudes-francaises.net/dossiers/mutations.htm

TABLE

1. En quelques mots

2. Introduction

3. Le Projet Gutenberg

4. Des livres à vendre sur le web

5. Les auteurs tissent leur toile

6. Les éditeurs sur le réseau

7. La mue des bibliothèques

8. Une vaste encyclopédie

9. Le livre numérique

10. Les supports de lecture

11. Une information multilingue

12. De nombreux défis

13. Conclusion

14. Chronologie commentée

15. Remerciements

16. Commentaires

17. Sites et pages web

18. Index

1. EN QUELQUES MOTS

«Les mutations du livre» est un livre de synthèse de 1971 à nos jours, basé sur le suivi de l'actualité francophone et internationale, et issu des multiples liens tissés sur la toile avec nombre de professionnels du livre au fil des ans.

L'internet et les technologies numériques bouleversent le monde du livre. Imprimé sous de multiples formes depuis plus de cinq siècles, le livre se convertit. Si le livre imprimé a toujours sa place, d'autres supports se développent, et les habitudes de travail changent. On voit apparaître les textes électroniques, les bibliothèques numériques, les librairies en ligne, les éditeurs électroniques, les encyclopédies en ligne, les oeuvres hypermédias, les logiciels de lecture et les appareils de lecture dédiés. Le web devient une vaste encyclopédie et le patrimoine mondial est en cours de numérisation. Le papier électronique est pour bientôt. Basé sur une centaine d'entretiens, ce livre tente de faire le tour de la question. Il est complété par une chronologie détaillée et une liste de sites web.

Marie Lebert est chercheuse et journaliste. Elle s'intéresse de près aux changements apportés par les technologies numériques dans le monde du livre et celui des langues. «Après De l'imprimé à Internet (00h00, 1999), Le Livre 010101 (NEF/Numilog, 1993-2003) et le Dictionnaire du NEF (2003-2007), la journaliste la plus assidue de la sphère cyberbibliophile nous livre un nouvel état des lieux de la révolution numérique engagée au milieu des années 90 dans le secteur du livre et de la culture. La chronologie méticuleuse et sourcée de Marie Lebert retend le fil d'Ariane que l'on croyait définitivement perdu avec le brouillage sémantique de ces dernières années.» (Marc Autret, juillet 2007)

Ce livre est issu des multiples liens tissés sur le Net des études françaises (NEF), fondé en mai 2000 par Russon Wooldridge, professeur à l'Université de Toronto (Canada). Le NEF se veut d'une part «un filet trouvé qui ne capte que des morceaux choisis du monde des études françaises, tout en tissant des liens entre eux», d'autre part un réseau dont les «auteurs sont des personnes oeuvrant dans le champ des études françaises et partageant librement leur savoir et leurs produits avec autrui», deux belles définitions qui conviennent aussi à ce livre et aux nombreux entretiens, études et enquêtes qui l'ont précédé. L'ensemble de ces travaux est librement disponible en ligne sur le NEF.

2. INTRODUCTION

L'internet et les technologies numériques bouleversent le monde du livre. Imprimé sous de multiples formes depuis plus de cinq siècles, le livre se convertit. Si le livre imprimé a toujours sa place, d'autres supports se développent, et les habitudes de travail changent. On voit apparaître les textes électroniques, les bibliothèques numériques, les librairies en ligne, les éditeurs électroniques, les encyclopédies en ligne, les oeuvres hypermédias, les logiciels de lecture et les appareils de lecture dédiés. Le web devient une vaste encyclopédie et le patrimoine mondial est en cours de numérisation. Le papier électronique est pour bientôt.

Apparu en 1974, l'internet est d'abord un phénomène expérimental enthousiasmant quelques branchés. A partir de 1983, il relie les centres de recherche et les universités. Suite à l'apparition du web en 1990 et du premier navigateur en 1993, il envahit notre vie quotidienne. Les signes cabalistiques des adresses web fleurissent sur les livres, les journaux, les affiches et les publicités. La presse s'enflamme pour ce nouveau médium. La majuscule d'origine d'Internet s'estompe. Internet devient l'internet, avec un «i» minuscule. De nom propre il devient nom commun, au même titre que l'ordinateur, le téléphone, le fax et le minitel. La même remarque vaut pour le World Wide Web, qui devient tout simplement le web.

Alors que leur vie professionnelle était relativement stable jusque-là, les professionnels du livre doivent composer avec un outil nouveau venu bousculer l'imprimé pluricentenaire. Antagonisme ou complémentarité? L'internet avale-t-il vraiment le monde de l'imprimé? L'internet révolutionne-t-il vraiment le monde du livre, au même titre que l'imprimerie en d'autres temps? Certains annoncent même la mort prochaine du papier traditionnel et son remplacement par le papier électronique.

Au début des années 2000, des milliers d'oeuvres du domaine public sont en accès libre sur le web. Les libraires et les éditeurs ont pour la plupart un site web. Certains naissent directement sur le web, avec la totalité de leurs transactions s'effectuant via l'internet. De plus en plus de livres et revues ne sont disponibles qu'en version numérique, pour éviter les coûts d'une publication imprimée. L'internet devient indispensable pour se documenter, avoir accès aux documents et élargir ses connaissances. Le web devient une gigantesque encyclopédie, une énorme bibliothèque, une immense librairie et un médium des plus complets. De statique dans les livres imprimés, l'information devient fluide, avec possibilité d'actualisation constante.

A ceci s'ajoute la mise au point de technologies numériques pour faire passer les oeuvres du papier à l'écran, pour concevoir des logiciels de lecture et pour mettre au point des appareils de lecture. Le livre imprimé doit désormais compter avec le livre numérique, qu'on peut lire sur son ordinateur, sur son assistant personnel (PDA), sur son téléphone ou sur un appareil dédié. Des écrivains explorent les possibilités offertes par l'hyperlien et le courriel pour créer des oeuvres d'un genre nouveau.

Contrairement aux pronostics un peu rapides de quelques spécialistes enthousiastes, le livre imprimé n'est pas menacé pour autant, loin s'en faut, et il est un peu tôt pour pleurer la mort du papier. On a désormais deux supports - papier et numérique - au lieu d'un seul. Si les lecteurs sont maintenant nombreux à utiliser les ressources offertes par le numérique, peu d'entre eux sont devenus pour autant des adeptes du «zéro papier», et beaucoup restent amoureux du livre imprimé, à la fois pour son côté pratique et pour le plaisir de l'objet.

Le livre imprimé a cinq siècles et demi. Le livre numérique a tout juste 35 ans. Il est né avec le Projet Gutenberg, créé en juillet 1971 par Michael Hart pour distribuer gratuitement les oeuvres du domaine public par voie électronique. Si on le réduit à son aspect commercial, il est né en mai 1998 avec la mise en vente des premiers titres numériques par les éditions 00h00.

Signe des temps, en novembre 2000, la British Library met en ligne la version numérique de la Bible de Gutenberg, premier livre à avoir jamais été imprimé. Datant de 1454 ou 1455, cette Bible aurait été imprimée par Gutenberg en 180 exemplaires dans son atelier de Mayence, en Allemagne. 48 exemplaires, dont certains incomplets, existeraient toujours. La British Library en possède deux versions complètes, et une partielle. En mars 2000, dix chercheurs et experts techniques de l'Université Keio de Tokyo et de NTT (Nippon Telegraph and Telephone Communications) viennent travailler sur place pendant deux semaines pour numériser les deux versions complètes, légèrement différentes.

Le présent livre se base à la fois sur le suivi de l'actualité et sur une centaine d'entretiens menés par courriel dans nombre de pays et sur plusieurs années, les mêmes personnes étant souvent interviewées plusieurs fois. Il ne prend malheureusement pas en compte - ou si peu - les vastes domaines que sont les manuels d'enseignement et les livres pour enfants. On ne parle donc ni du cartable électronique ni de Harry Potter, excepté pour son édition en braille. Les quelque 250 pages de ce livre ne peuvent couvrir les multiples facettes d'un sujet qui évolue sans arrêt. Tenter de faire le tour de la question ne signifie pas prétendre à l'exhaustivité, malheureusement. On s'est également efforcé d'éviter le jargon informatique réservé aux initiés, ce qui n'est pas toujours facile. Tout en restant modeste, parce que tenter de concilier analyse et synthèse est loin d'être évident. Et coller à l'actualité tout en gardant le recul nécessaire est souvent une gageure.

Ce livre se veut francophone, sans souci de frontières. On privilégie les informations concernant l'ensemble de la Francophonie, plutôt que celles provenant d'un pays donné. Tout en accordant une large place à la communauté anglophone, pour des raisons évidentes, l'internet ayant débuté en Amérique du Nord avant de s'étendre au monde entier. On n'oublie pas non plus le grand pôle technologique qu'est l'Asie. Nombreuses sont les informations concernant l'ensemble de la planète, l'internet n'ayant pas de frontières.

Autre originalité du présent livre, la quasi-totalité des informations émane de l'internet. Les premiers sites sont «épluchés» directement sur le web dès ses débuts, à l'époque où il est encore embryonnaire. Le travail se poursuit au fil des ans, en suivant l'actualité sur la vaste encyclopédie que devient le web. Les entretiens sont conduits via l'internet après avoir trouvé les courriels des personnes concernées sur leurs sites respectifs. Les échanges se poursuivent d'année en année, à distance et en personne. La totalité des entretiens, études, enquêtes et analyses est disponible en ligne sur le Net des études françaises (www.etudes-francaises.net/entretiens/), basé à l'Université de Toronto (Canada).

3. LE PROJET GUTENBERG

[3.1. De 1971 à 2006 / Un pari sur 35 ans / Gestation puis persévérance / De dix à mille livres / De mille à dix mille livres / De dix mille à vingt mille livres // 3.2. La méthode adoptée // 3.3. La correction partagée // 3.4. Des collections multilingues // 3.5. Du passé vers l'avenir // 3.6. Chronologie]

Si le livre imprimé a cinq siècles et demi, le livre numérique a tout juste 35 ans. Il est né avec le Projet Gutenberg, créé en juillet 1971 par Michael Hart pour diffuser gratuitement sous forme électronique les oeuvres littéraires du domaine public. Site pionnier à tous égards, le Projet Gutenberg est à la fois le premier site d'information sur un réseau encore embryonnaire et la première bibliothèque numérique. Longtemps considéré par ses détracteurs comme totalement irréaliste, le Projet Gutenberg compte 20.000 titres en décembre 2006, avec des dizaines de milliers de téléchargements quotidiens. A ce jour, personne n'a fait mieux pour mettre les classiques de la littérature mondiale à la disposition de tous, ni pour créer à moindres frais un immense réseau de volontaires de par le monde, sans gâchis de compétences ni d'énergie.

3.1. De 1971 à 2006

= Un pari sur 35 ans

Les vingt premières années, Michael Hart numérise lui-même les cent premiers livres, avec l'aide occasionnelle de telle ou telle personne. Lorsque l'utilisation du web se généralise au milieu des années 1990, le projet trouve un second souffle et un rayonnement international. Tout en continuant de numériser des livres, Michael Hart coordonne désormais le travail de dizaines puis de centaines de volontaires de par le monde. Les collections atteignent 1.000 livres en août 1997, 2.000 livres en mai 1999, 3.000 livres en décembre 2000 et 4.000 livres en octobre 2001.

Trente ans après ses débuts, le Projet Gutenberg fonctionne à plein régime. La barre des 5.000 livres est franchie en avril 2002, celle des 10.000 livres en octobre 2003, celle des 15.000 livres en janvier 2005 et celle des 20.000 livres en décembre 2006. Avec 360 nouveaux livres par mois, 38 sites miroirs dans de nombreux pays, plusieurs dizaines de milliers de téléchargements par jour et des milliers de volontaires toutes équipes confondues.

Qu'ils aient été numérisés il y a trente ans ou qu'ils soient numérisés maintenant, tous les livres sont numérisés en mode texte, en utilisant l'ASCII (American standard code for information interchange) original sur sept bits, avec des règles précises pour le formatage. Grâce à quoi les textes peuvent être lus sans problème quels que soient la machine, la plateforme et le logiciel utilisés, y compris sur un PDA ou sur une tablette de lecture. Libre ensuite à chacun de convertir les livres dans d'autres formats, après avoir vérifié que les oeuvres sont également du domaine public dans le pays concerné.

En janvier 2004, le Projet Gutenberg essaime outre-Atlantique avec la création du Projet Gutenberg Europe. A la mission originelle s'ajoute le rôle de passerelle entre les langues et les cultures, l'objectif étant une bibliothèque d'un million de livres d'ici 2015, avec de nombreuses sections nationales et linguistiques. Tout en conservant la même ligne de conduite, à savoir la lecture pour tous à moindres frais, par le biais du texte électronique gratuit, indéfiniment utilisable et reproductible. Et, dans un deuxième temps, la numérisation de l'image et du son, dans le même esprit.

= Gestation puis persévérance

Revenons aux tous débuts du projet. Alors étudiant à l'Université d'Illinois (Etats-Unis), Michael Hart se voit attribuer 100 millions de dollars de «temps machine» par le laboratoire informatique (Materials Research Lab) de son université. Le 4 juillet 1971, jour de la fête nationale, il saisit The United States Declaration of Independence (Déclaration de l'indépendance des Etats-Unis, signée le 4 juillet 1776) sur le clavier de son ordinateur. En caractères majuscules, puisque les caractères minuscules n'existent pas encore. Le texte électronique représente 5 Ko (kilo-octets). Mais l'envoi d'un fichier de 5 Ko à la centaine de personnes que représente le réseau de l'époque aurait fait imploser celui-ci, la bande passante étant infime. Michael Hart diffuse donc un message indiquant où le texte est stocké (sans lien hypertexte toutefois, puisque le web ne voit le jour que vingt ans après), suite à quoi le fichier est téléchargé par six personnes. Le Projet Gutenberg est né.

Dans la foulée, Michael Hart décide de consacrer ce crédit-temps de 100 millions de dollars à la recherche des oeuvres du domaine public disponibles en bibliothèque et à la numérisation de celles-ci. Il décide aussi de stocker les textes électroniques de la manière la plus simple possible, au format ASCII, pour que ces textes puissent être lus sans problème quels que soient la machine, la plateforme et le logiciel utilisés. Au lieu d'un ensemble de pages reliées, le livre devient un texte électronique que l'on peut dérouler en continu, avec des lettres capitales pour les termes en italique, en gras et soulignés de la version imprimée.

Peu après, il définit la mission du Projet Gutenberg: mettre à la disposition de tous, par voie électronique, le plus grand nombre possible d'oeuvres du domaine public. «Nous considérons le texte électronique comme un nouveau médium, sans véritable relation avec le papier», explique-t-il beaucoup plus tard, en août 1998. «Le seul point commun est que nous diffusons les mêmes oeuvres, mais je ne vois pas comment le papier peut concurrencer le texte électronique une fois que les gens y sont habitués, particulièrement dans les écoles.»

Après avoir saisi The United States Declaration of Independence en 1971, Michael Hart poursuit ses efforts en 1972 en saisissant un texte plus long, The United States Bill of Rights (Déclaration des droits américaine). Cette Déclaration des droits comprend les dix premiers amendements ajoutés en 1789 à la Constitution des Etats-Unis (qui date elle-même de 1787), et définissant les droits individuels des citoyens et les pouvoirs respectifs du gouvernement fédéral et des Etats. En 1973, Michael Hart saisit The United States Constitution (Constitution des Etats-Unis) dans son entier.

D'année en année, la capacité de la disquette augmente régulièrement (le disque dur n'existe pas encore), si bien qu'il est possible d'envisager des fichiers de plus en plus volumineux. Michael Hart entreprend la numérisation de la Bible, composée elle-même de plusieurs «livres», qui peuvent être traités séparément et occuper chacun un fichier différent. Il débute aussi la saisie des oeuvres complètes de Shakespeare, une pièce après l'autre, avec un fichier pour chaque pièce. Cette édition n'est d'ailleurs jamais mise en ligne, du fait d'une loi plus contraignante sur le copyright entrée en vigueur dans l'intervalle, et qui vise non pas le texte de Shakespeare, tombé depuis longtemps dans le domaine public, mais les commentaires et notes de cette édition. D'autres éditions annotées appartenant au domaine public sont mises en ligne quelques années après.

Parallèlement, l'internet, qui était encore embryonnaire en 1971, débute véritablement en 1974, suite à la création du protocole TCP/IP (transmission control protocol / internet protocol). En 1983, le réseau est en plein essor.

= De dix à mille livres

En août 1989, le Projet Gutenberg met en ligne son dixième texte, The King James Bible. En 1990, les internautes sont au nombre de 250.000, et le standard en vigueur est la disquette de 360 Ko (kilo-octets). En janvier 1991, Michael Hart saisit Alice's Adventures in Wonderland (Alice au pays des merveilles) de Lewis Carroll (paru en 1865). En juillet de la même année, il saisit Peter Pan de James M. Barrie (paru en 1904). Ces deux classiques de la littérature enfantine tiennent chacun sur une disquette standard.

Arrive ensuite le web, opérationnel en 1991. Le premier navigateur, Mosaic, apparaît en novembre 1993. Lorsque l'utilisation du web se généralise, il devient plus facile de faire circuler les textes électroniques et de recruter des volontaires. Le Projet Gutenberg rode sa méthode de travail, avec la numérisation d'un texte par mois en 1991, deux textes par mois en 1992, quatre textes par mois en 1993 et huit textes par mois en 1994. En janvier 1994, le Projet Gutenberg fête son centième livre avec la mise en ligne de The Complete Works of William Shakespeare (Les oeuvres complètes de William Shakespeare). La production continue ensuite d'augmenter, avec une moyenne de 8 textes par mois en 1994, 16 textes par mois en 1995 et 32 textes par mois en 1996.

Comme on le voit, entre 1991 et 1996, la production double chaque année. Tout en continuant de numériser des livres, Michael Hart coordonne désormais le travail de dizaines de volontaires. Depuis la fin 1993, le Projet Gutenberg s'articule en trois grands secteurs: a) «Light Literature» (littérature de divertissement), qui inclut par exemple Alice's Adventures in Wonderland, Peter Pan ou Aesop's Fables (Les Fables d'Esope) ; b) «Heavy Literature» (littérature «sérieuse»), qui inclut par exemple La Bible, les oeuvres de Shakespeare ou Moby Dick ; c) «Reference Literature» (littérature de référence), composée d'encyclopédies et de dictionnaires, par exemple le Roget's Thesaurus. Cette présentation en trois secteurs est abandonnée par la suite.

Le Projet Gutenberg se veut «universel», aussi bien pour les oeuvres choisies que pour le public visé, le but étant de mettre la littérature à la disposition de tous, en dépassant largement le public habituel des étudiants et des enseignants. Le secteur consacré à la littérature de divertissement est destiné à amener devant l'écran un public très divers, par exemple des enfants et leurs grands-parents recherchant le texte électronique de Peter Pan après avoir vu le film Hook, ou bien la version électronique d'Alice au pays des merveilles après avoir regardé l'adaptation filmée à la télévision, ou encore l'origine d'une citation littéraire après avoir vu un épisode de Star Trek. Pratiquement tous les épisodes de Star Trek citent des livres ayant leur correspondant numérique dans les collections du Projet Gutenberg.

L'objectif est donc que tous les publics, qu'ils soient familiers ou non avec le livre imprimé, puissent facilement retrouver des textes entendus dans des conversations, des films, des musiques, ou alors lus dans d'autres livres, journaux et magazines. Les fichiers électroniques prennent peu de place grâce à l'utilisation du format ASCII. On peut facilement les télécharger par le biais de la ligne téléphonique. La recherche textuelle est tout aussi simple. Il suffit d'utiliser la fonction «recherche» présente dans n'importe quel logiciel.

En 1997, la production est toujours de 32 titres par mois. En juin 1997, le Projet Gutenberg met en ligne The Merry Adventures of Robin Hood (Les aventures de Robin des Bois) de Howard Pyle (paru en 1883). En août 1997, il met en ligne son millième texte électronique, La Divina Commedia di Dante (La Divine Comédie de Dante, parue en 1321), dans sa langue d'origine, en italien.

En août 1998, Michael Hart écrit: «Mon projet est de mettre 10.000 textes électroniques sur l'internet. (Ce sera chose faite en octobre 2003, ndlr.) Si je pouvais avoir des subventions importantes, j'aimerais aller jusqu'à un million et étendre aussi le nombre de nos usagers potentiels de 1,x% à 10% de la population mondiale, ce qui représenterait la diffusion de 1.000 fois un milliard de textes électroniques au lieu d'un milliard seulement.»

= De mille à dix mille livres

Entre 1998 et 2000, la moyenne est constante, avec 36 textes par mois. En mai 1999, les collections comptent 2.000 livres. Le 2.000e texte est Don Quijote (Don Quichotte) de Cervantès (paru en 1605), dans sa langue d'origine, en espagnol.

Disponible en décembre 2000, le 3.000e titre est le troisième volume de A l'ombre des jeunes filles en fleurs de Marcel Proust (paru en 1919), dans sa langue originale, en français. La moyenne passe à 104 livres par mois en 2001.

Mis en ligne en octobre 2001, le 4.000e texte est The French Immortals Series (La série des Immortels français), dans sa traduction anglaise. Publié en 1905 par la Maison Mazarin (Paris), ce livre rassemble plusieurs fictions d'écrivains couronnés par l'Académie française, comme Emile Souvestre, Pierre Loti, Hector Malot, Charles de Bernard, Alphonse Daudet, etc.

Disponible en avril 2002, le 5.000e texte est The Notebooks of Leonardo da Vinci (Les Carnets de Léonard de Vinci), qui datent du début du 16e siècle. Un texte qui, en 2008, se trouve toujours dans le «Top 100» des livres téléchargés.

En 1988, Michael Hart choisit de numériser Alice's Adventures in Wonderland et Peter Pan parce que, dans l'un et l'autre cas, leur version numérisée tient sur la disquette standard de l'époque de 360 Ko (kilo-octets). Quinze ans plus tard, en 2002, on dispose de disquettes de 1,44 Mo (mégaoctets) et on peut aisément compresser les fichiers en les zippant. Un fichier standard peut désormais comporter trois millions de caractères, plus qu'il n'en faut pour un livre de taille moyenne. Un roman de 300 pages numérisé au format ASCII représente un mégaoctet. Un livre volumineux représente deux fichiers ASCII, téléchargeables tels quels ou en version zippée.

Cinquante heures environ sont nécessaires pour sélectionner un livre de taille moyenne, vérifier qu'il est bien du domaine public, le scanner, le corriger, le formater et le mettre en page.

Quelques numéros de livres sont réservés pour l'avenir, par exemple le numéro 1984 (eBook #1984) pour le roman éponyme de George Orwell, publié en 1949, et qui est donc loin d'être tombé dans le domaine public.

En 2002, les collections s'accroissent de 203 titres par mois. Au printemps 2002, elles représentent le quart des oeuvres du domaine public en accès libre sur le web, recensées de manière pratiquement exhaustive par l'Internet Public Library (IPL). Un beau résultat dû au patient travail de milliers de volontaires actifs dans plusieurs pays.

1.000 livres en août 1997, 2.000 livres en mai 1999, 3.000 livres en décembre 2000, 4.000 livres en octobre 2001, 5.000 livres en avril 2002, 10.000 livres en octobre 2003. Le 10.000e livre est The Magna Carta, qui fut le premier texte constitutionnel anglais, signé au début du 13e siècle.

Entre avril 2002 et octobre 2003, les collections doublent, passant de 5.000 à 10.000 livres en dix-huit mois. La moyenne mensuelle est de 348 livres numérisés en 2003.

Un CD «Best of Gutenberg» est disponible en août 2003 avec une sélection de 600 livres. En décembre 2003, date à laquelle le Projet Gutenberg franchit la barre des 10.000 livres, la quasi-totalité des livres (9.400 livres) est gravée sur un DVD. CD et DVD sont envoyés gratuitement à qui en fait la demande. Libre ensuite à chacun de faire autant de copies que possible et de les distribuer autour de soi.

Dix mille livres. Un chiffre impressionnant quand on pense à ce que cela représente de pages scannées, relues et corrigées. Cette croissance rapide est due à l'activité de Distributed Proofreaders (DP), un site conçu en 2000 par Charles Franks pour permettre la correction partagée. Les volontaires choisissent un livre en cours de traitement pour relire et corriger une page donnée. Chacun travaille à son propre rythme. A titre indicatif, le site conseille de relire une page par jour. C'est peu de temps sur une journée, et c'est beaucoup pour le projet.

= De dix mille à vingt mille livres

En décembre 2003, les collections approchent les 11.000 livres. Plusieurs formats sont désormais présents, à commencer par les formats HTML, XML et RTF, le format principal (et obligatoire) restant l'ASCII. Le tout représente 46.000 fichiers, soit une capacité totale de 110 gigaoctets. Le 13 février 2004, date de la conférence de Michael Hart au siège de l'UNESCO à Paris, les collections comprennent très exactement 11.340 livres dans 25 langues différentes. En mai 2004, les 12.581 livres disponibles représentent 100.000 fichiers dans vingt formats différents, soit une capacité totale de 135 gigaoctets, destinée à doubler chaque année avec l'ajout de plus de 300 livres par mois (348 livres en 2003 et 338 livres en 2004).

Parallèlement, le Project Gutenberg Consortia Center (PGCC), qui avait été lancé en 1997 pour rassembler des collections de livres numériques avec point d'accès unique, est officiellement affilié au Projet Gutenberg en 2003. Par ailleurs, à l'instigation du Projet Rastko, basé à Belgrade (Serbie), les activités du Projet Gutenberg Europe débutent en janvier 2004, avec la mise en ligne des cent premiers livres dans les mois qui suivent. La présence de plusieurs langues reflète la diversité linguistique prévalant en Europe. Cent langues sont prévues sur le long terme.

En janvier 2005, le Projet Gutenberg fête ses 15.000 livres, avec la mise en ligne de The Life of Reason de George Santayana (paru en 1906). En juin 2005, le nombre de livres s'élève à 16.000 et 42 langues sont représentées. Le 3 août 2005, outre l'anglais (14.590 livres), six langues disposent d'un nombre de livres significatif: le français (578 livres), l'allemand (349 livres), le finnois (225 livres), le hollandais (130 livres), l'espagnol (105 livres) et le chinois (69 livres).

Lancé en août 2001, le Project Gutenberg of Australia fête ses 500 livres en juillet 2005, tandis que le Project Gutenberg of Canada est en gestation, avec un suivi grâce à la liste PGCanada. Les choses sont en bonne voie pour un Projet Gutenberg au Portugal et aux Philippines.

En décembre 2006, le Projet Gutenberg franchit la barre des 20.000 livres, dont 10.000 produits par Distributed Proofreaders depuis octobre 2000. La moyenne est de 346 nouveaux livres par mois en 2006. Le nombre de nouveaux livres pour l'année 2006 s'élève à 4.146 alors qu'il était de 3 186 pour l'année 2005. S'il a fallu 32 ans pour numériser les 10.000 premiers livres, entre juillet 1971 et octobre 2003, il n'a fallu que trois ans et deux mois, d'octobre 2003 à décembre 2006, pour numériser les 10.000 livres suivants. Le Project Gutenberg of Australia approche les 1.500 livres (c'est chose faite en avril 2007). Le Projet Gutenberg Europe compte 500 livres.

La section Project Gutenberg PrePrints débute en janvier 2006 pour accueillir de nouveaux documents suffisamment intéressants pour être mis en ligne, mais ne pouvant être intégrés aux collections existantes sans traitement ultérieur par des volontaires, pour diverses raisons: collections incomplètes, qualité insuffisante, conversion souhaitée dans un autre format, etc. Cette section comprend 379 titres en décembre 2006.

Le site Project Gutenberg News débute en novembre 2006 à l'instigation de Mike Cook, le nouvel éditeur de la lettre d'information hebdomadaire et mensuelle. Le site offre par exemple les statistiques de production hebdomadaires, mensuelles et annuelles depuis 2001. La production hebdomadaire est de 24 livres en 2001, 47 livres en 2002, 79 livres en 2003, 78 livres en 2004, 58 livres en 2005 et 80 livres en 2006. La production mensuelle est de 104 livres en 2001, 203 livres en 2002, 348 livres en 2003, 338 livres en 2004, 251 livres en 2005 et 346 livres en 2006. La production annuelle est de 1.244 livres en 2001, 2.432 livres en 2002, 4.176 livres en 2003, 4.058 livres en 2004, 3.017 livres en 2005 et 4.146 livres en 2006.

3.2. La méthode adoptée

Qu'ils aient été numérisés il y a des années ou qu'ils soient numérisés maintenant, tous les livres sont numérisés en mode texte, en utilisant l'ASCII original. Présent dès les débuts de l'informatique et dénommé Plain Vanilla ASCII, cet ASCII sur sept bits traite 128 caractères, dont 97 caractères imprimables correspondant aux touches du clavier anglais ou américain (A-Z, a-z, chiffres, ponctuation et quelques symboles). Dans le cas de langues autres que l'anglais, on utilise des extensions de l'ASCII (appelées ISO-8859 ou ISO-Latin) prenant en compte les caractères accentués. Mais, même dans ce cas, le Projet Gutenberg propose systématiquement en complément une version ASCII sur sept bits sans accents. Sauf, bien entendu, dans le cas de langues non traduisibles en ASCII, comme le chinois, qui est encodé au format Big-5.

Dénommé à juste titre le plus petit dénominateur commun, l'ASCII sur sept bits est le seul format compatible avec 99% des machines et des logiciels, et pouvant être converti dans d'autres formats. Il sera toujours utilisé quand d'autres formats auront disparu, à commencer par les formats éphémères liés à quelques tablettes de lecture commercialisées entre 1999 et 2003 et déjà disparues du marché. Il est l'assurance que les collections ne deviendront jamais obsolètes, et survivront aux changements technologiques des prochaines décennies ou même des prochains siècles. Il n'existe pas d'autre standard aussi largement utilisé pour le moment, y compris l'Unicode, système d'encodage «universel» créé en 1991.

Le Projet Gutenberg propose toutefois certains livres dans d'autres formats, notamment dans les trois formats répandus que sont les formats HTML, XML et RTF. Des fichiers Unicode sont également présents. De plus, tout format proposé par tel ou tel volontaire (PDF, LIT, TeX et beaucoup d'autres) est généralement accepté, dans la mesure où un fichier ASCII est également présent.

Pour une conversion à grande échelle dans un format donné, le relais est passé à d'autres organismes. Par exemple Blackmask Online, qui puise dans les collections du Projet Gutenberg pour proposer des milliers de livres gratuits dans huit formats différents, tous issus du format Open eBook (OeB). Ou encore Manybooks.net, qui convertit les collections du Projet Gutenberg dans des formats lisibles sur PDA. Ou encore GutenMark, un outil permettant de reformater les livres aux formats HTML et LaTEX pour une lecture plus attractive ou de les reformater au format PDF pour une impression à la demande. Ou encore MobileBooks, qui propose 5.000 livres en Java pour lecture sur l'écran d'un téléphone portable. Ou encore Bookshare.org, la grande bibliothèque numérique destinée aux personnes aveugles et malvoyantes résidant aux Etats-Unis. Bookshare.org utilise les collections du Projet Gutenberg pour offrir les classiques du domaine public au format braille et au format DAISY, qui permet l'écoute du livre sur synthèse vocale.

En quoi consiste exactement le travail des volontaires, une fois reçue la confirmation que le livre est bien du domaine public? Il consiste à scanner le livre page après page, ce qui donne des fichiers numérisés en mode image, puis à utiliser un logiciel OCR (optical character recognition), qui permet de convertir chaque fichier image en un fichier texte. Il consiste ensuite à relire le contenu du fichier texte au regard de l'original (image scannée ou livre imprimé) en corrigeant les erreurs, à savoir dix erreurs par page en moyenne quand le logiciel OCR est de qualité.

Le livre est relu et corrigé à deux reprises par deux personnes différentes. Les livres anciens sont parfois saisis ligne après ligne si le texte original manque de clarté. Certains volontaires préfèrent également taper eux-mêmes des textes courts ou des oeuvres qu'ils aiment particulièrement. Mais les livres sont le plus souvent scannés et «OCRisés», puis relus et corrigés.

Contrairement à la numérisation en mode image (qui s'arrête à l'étape du scanner), la numérisation en mode texte permet la copie du texte, l'indexation, la recherche plein texte, l'analyse textuelle, une étude comparative entre plusieurs textes, etc. On peut aussi lancer une recherche à partir de la fonction «chercher» proposée par n'importe quel programme, sans logiciel de recherche intermédiaire.

Le Projet Gutenberg dispose d'un moteur de recherche pour l'ensemble de ses collections, grâce à un partenariat avec Google, avec mise à jour mensuelle. Tout comme une recherche sur les métadonnées (auteur, titre, descriptif, mots-clés) grâce à un partenariat avec Yahoo!, avec mise à jour hebdomadaire. Pour la recherche avancée (Advanced Search), la recherche multicritères (auteur, titre, sujet, langue, catégorie, classification, format, numéro) inclut désormais un critère supplémentaire de recherche plein texte (Full Text), à titre expérimental.

Les avantages de la numérisation en mode texte sont multiples. Les fichiers prennent peu de place et circulent d'autant plus facilement. Contrairement à d'autres formats, le téléchargement d'un livre au format texte ne requiert pas de bande passante large. Le fichier texte peut être copié à l'infini, et constituer la base de centaines de nouvelles versions numériques et imprimées, pour un coût pratiquement nul. A tout moment, on peut corriger les erreurs typographiques qui auraient pu subsister. Les lecteurs peuvent changer à volonté la taille et la police des caractères, ainsi que les marges ou le nombre de lignes par page. Le lecteur malvoyant peut grossir la taille des polices et le lecteur aveugle utiliser un logiciel de reconnaissance vocale. Tout ceci est nettement plus difficile, sinon impossible, avec nombre d'autres formats.

Si la correction par deux personnes différentes permet de mettre en ligne un texte fiable à 99,9%, le but n'est pas pour autant de créer des éditions faisant autorité, ou d'épiloguer sans fin avec un lecteur pointilleux sur le bien-fondé ou non d'un signe de ponctuation tel que deux points à la place d'un point virgule entre deux propositions.

Le Projet Gutenberg insiste régulièrement sur la nécessité de la relecture, qu'il juge essentielle. Utiliser directement des livres scannés puis convertis au format texte par un logiciel OCR, sans relecture, donne un résultat de bien moindre qualité, avec une fiabilité de 99% dans le meilleur des cas. L'étape de la relecture avec correction permet d'atteindre une fiabilité de 99,95%, un pourcentage élevé qui est aussi le standard de la Library of Congress.

Le Projet Gutenberg s'inscrit donc dans une perspective assez différente de la bibliothèque de l'Internet Archive (qui héberge également les collections du Projet Gutenberg, en tant que deuxième site de distribution et site de sauvegarde). Dans le cas de l'Internet Archive, les livres sont scannés puis «OCRisés», mais ils ne sont pas relus par des correcteurs s'attachant à traquer les erreurs. Plus rapide et moins fiable quant au résultat, la numérisation des livres sans relecture est aussi la méthode adoptée par Google, Microsoft et bien d'autres pour leurs propres bibliothèques numériques.

Disponible sur le site du Projet Gutenberg, le File Recode Service permet de convertir les fichiers d'un système d'encodage (ASCII, ISO-8859, Unicode, Big-5, etc.) à un autre. A l'avenir, un logiciel de conversion beaucoup plus puissant devrait permettre la conversion automatique dans bien d'autres formats (XML, HTML, PDF, TeX, RTF, BRF, etc.). Il sera également possible de choisir d'emblée la taille et la police des caractères, ainsi que le fonds d'écran. Une autre conversion très attendue est la conversion d'une langue à une autre par le biais d'un logiciel de traduction automatique. Une telle conversion pourrait être possible dans quelques années, quand ce type de logiciel aura gagné en qualité.

3.3. La correction partagée

La croissance rapide des collections depuis 2001 est due à l'activité de Distributed Proofreaders, site lancé en octobre 2000 par Charles Franks pour gérer la correction partagée entre les volontaires. A l'origine, il s'agit seulement d'intensifier la production de livres du Projet Gutenberg. Mais le succès est tel que le site devient la principale source des collections. En 2002, Distributed Proofreaders est officiellement affilié au Projet Gutenberg.

Les volontaires n'ont aucun quota à respecter. A titre indicatif, il est suggéré de relire une page par jour, si possible. Cela semble peu, mais une page multipliée par des centaines de volontaires représente un chiffre considérable. La progression est rapide. En 2003, une moyenne de 250 à 300 relecteurs quotidiens permet de produire entre 2.500 et 3.000 pages par jour, ce qui représente deux pages par minute. En 2004, la moyenne est de 300 à 400 relecteurs quotidiens produisant entre 4.000 et 7.000 pages par jour, à savoir quatre pages par minute. Distributed Proofreaders comptabilise un total de 3.000 livres en février 2004, 5.000 livres en octobre 2004, 7.000 livres en mai 2005, 8.000 livres en février 2006 et 10.000 livres en mars 2007, avec plusieurs milliers de volontaires dans le monde et une production de cinq livres par jour.

Le site a pour but de permettre à plusieurs correcteurs de travailler simultanément au même livre, sur des pages différentes. Le volontaire commence par s'inscrire. Il reçoit des directives détaillées. Ces directives concernent par exemple les parties en gras, en italique et soulignées, ou les notes, qui sont toutes traitées de la même manière. Un forum permet de poser des questions et de demander de l'aide si nécessaire. Quand le volontaire se connecte au site, il sélectionne le livre de son choix à partir d'une liste donnée. Une page du livre choisi apparaît simultanément en deux versions: d'une part l'image scannée, d'autre part le texte issu de cette image, produit par un logiciel OCR. Le relecteur compare les deux versions et corrige les différences. Un logiciel OCR étant fiable à 99%, cela représente une moyenne de dix erreurs à corriger par page. La page est ensuite sauvegardée. Le relecteur peut soit cesser le travail, soit opter pour la correction d'une autre page. Tous les livres sont relus et corrigés deux fois de suite et, la deuxième fois, uniquement par des correcteurs expérimentés. Les pages corrigées sont ensuite formatées selon des règles précises et assemblées par d'autres volontaires pour obtenir un livre numérique. Durant tout le processus, un livre donné est suivi par un responsable (project manager) qui s'assure du bon déroulement des opérations. Après la mise en forme suit la mise en ligne, avec indexation (titre, sous-titre, numéro de l'ebook et format) puis catalogage (dates de naissance et de décès de l'auteur, classification de la Library of Congress, etc.).

Les volontaires peuvent aussi travailler de manière indépendante, en s'adressant directement au Projet Gutenberg. Ils peuvent saisir leur livre préféré de bout en bout sur le traitement de texte de leur choix. Ils peuvent aussi scanner eux-mêmes un livre, le convertir en texte par le biais d'un logiciel OCR et faire les corrections nécessaires en comparant le résultat à l'original. Dans les deux cas, une deuxième relecture est faite par une autre personne. Toute participation est bienvenue, quelle que soit la méthode adoptée. Il est tout à fait possible de joindre des fichiers dans d'autres formats en complément du fichier ASCII.

Aussi bien pour Distributed Proofreaders (DP-INT) que pour Distributed Proofreaders Europe (DP Europe), de nouveaux volontaires sont bienvenus, y compris pour les livres en français. La tâche est immense. Comme indiqué sur les deux sites, «DP ne s'attend pas à un engagement inconditionnel de votre part. Corrigez des textes aussi souvent que vous le voulez, et le nombre de pages que vous voulez. Nous encourageons les gens à corriger une page par jour, mais vous êtes tout à fait libre de faire ce qui vous plaît. Nous espérons que vous vous joindrez à notre mission de préserver "la littérature mondiale dans un format gratuit et disponible pour tous".»

3.4. Des collections multilingues

Qu'en est-il exactement des langues? Dans un premier temps, le Projet Gutenberg est essentiellement anglophone, puisqu'il est basé aux Etats-Unis et qu'il sert en priorité la communauté anglophone nationale et internationale.

En octobre 1997, Michael Hart annonce son intention d'intensifier la production de livres dans d'autres langues. Début 1998, le catalogue comprend quelques oeuvres en allemand, en espagnol, en français (dix titres), en italien et en latin. En juillet 1999, Michael Hart écrit: «J'introduis une nouvelle langue par mois maintenant, et je vais poursuivre cette politique aussi longtemps que possible.»

Début 2004, 25 langues sont représentées. En juillet 2005, 42 langues sont représentées, dont l'iroquois, le sanscrit et les langues mayas. Outre l'anglais (14 548 livres le 27 juillet 2005), six langues disposent de plus de cinquante titres: le français (577 livres), l'allemand (349 livres), le finnois (218 livres), le hollandais (130 livres), l'espagnol (103 livres) et le chinois (69 livres). En décembre 2006, 50 langues sont représentées. Les langues comprenant plus de 50 titres sont l'anglais (17 377 livres le 16 décembre 2006), le français (966 titres), l'allemand (412 titres), le finnois (344 titres), le hollandais (244 titres), l'espagnol (140 titres), l'italien (102 titres), le chinois (69 titres), le portugais (68 titres) et le tagalogue (51 titres).

La quantité de livres progresse rapidement pour chaque langue. Pour le français par exemple, sur 11 340 livres disponibles le 13 février 2004, on comptait seulement 181 livres en français. Sur 15 505 livres disponibles le 16 mai 2005, on compte 547 livres en français. Soit trois fois plus en quinze mois. Sur 19 996 livres disponibles le 16 décembre 2006, on compte 966 livres en français, soit un peu moins du double en dix-huit mois. Le mouvement devrait sensiblement s'accélérer avec le lancement du Projet Gutenberg Europe en janvier 2004.

Les premiers titres disponibles dans la langue de Molière sont six romans de Stendhal et deux romans de Jules Verne, tous mis en ligne au début de 1997. Les six romans de Stendhal sont L'Abbesse de Castro, Les Cenci, La Chartreuse de Parme, La Duchesse de Palliano, Le Rouge et le Noir et Vittoria Accoramboni, et les deux romans de Jules Verne De la terre à la lune et Le tour du monde en quatre-vingts jours. A la même date, si aucun titre de Stendhal n'est disponible en anglais, trois romans de Jules Verne le sont : 20,000 Leagues Under the Seas (Vingt mille lieues sous les mers, mis en ligne en septembre 1994), Around the World in 80 Days (Le tour du monde en quatre-vingts jours, mis en ligne en janvier 1994) et From the Earth to the Moon (De la terre à la lune, mis en ligne en septembre 1993). Stendhal et Jules Verne sont suivis par Edmond Rostand avec Cyrano de Bergerac, mis en ligne en mars 1998.

A la fin de 1999, le «Top 20», à savoir la liste des vingt auteurs les plus lus, mentionne Jules Verne à la onzième place, et Emile Zola à la seizième place. Ils sont toujours en bonne position dans le «Top 100» actuel.

A titre anecdotique, le premier document illustré disponible toutes langues confondues est French Cave Paintings (Peintures des cavernes en France), mis en ligne dès avril 1995, avec une version XHTML ajoutée en novembre 2000. Il s'agit de quatre photos de peintures paléolithiques retrouvées dans une grotte de l'Ardèche (département de la région Rhône-Alpes). Ces photos sous droits ont été mises à la disposition du Projet Gutenberg par Jean Clottes, conservateur général du patrimoine, pour être largement diffusées.

En 2004, le multilinguisme devient l'une des priorités du Projet Gutenberg, tout comme l'internationalisation. Michael Hart prend son bâton de pèlerin vers l'Europe, avec des étapes à Bruxelles, Paris et Belgrade. Le 12 février 2004, il donne une conférence au siège de l'UNESCO (Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture) à Paris. Le lendemain, toujours à Paris, il anime un débat à l'Assemblée nationale. La semaine suivante, il s'adresse au Parlement européen à Bruxelles. Puis il rend visite à l'équipe du Projet Rastko à Belgrade, pour soutenir la création du Projet Gutenberg Europe (PG Europe) et de Distributed Proofreaders Europe (DP Europe).

Le lancement de DP Europe par le Projet Rastko en janvier 2004 représente une étape importante. DP Europe est calqué sur le site original de Distributed Proofreaders, pour gérer la relecture partagée du Projet Gutenberg Europe. Dès ses débuts, DP Europe est un site multilingue, qui prend en compte les principales langues nationales. En avril 2004, grâce à des traducteurs volontaires, le site de DP Europe est disponible en douze langues. L'objectif à moyen terme est soixante langues, et donc soixante équipes linguistiques, avec prise en compte de toutes les langues européennes. Quand il aura atteint sa vitesse de croisière, DP Europe devrait alimenter plusieurs bibliothèques numériques nationales et/ou linguistiques, par exemple le Projet Gutenberg France pour la France. Le but étant que chaque pays ou région ait son propre accès réseau autorisé (respectant la législation en vigueur dans le pays donné), qui sera un accès local au sein d'un réseau continental (dans le cas de la France, le réseau européen) et d'un réseau global (à l'échelle de la planète).

Quelques mots maintenant sur le Projet Rastko, qui s'est porté volontaire pour un pari aussi fou, catalysant du même coup les bonnes volontés européennes à l'est comme à l'ouest. Fondé en 1997, le Projet Rastko est une initiative non gouvernementale à vocation culturelle et pédagogique. L'un de ses objectifs est la mise en ligne de la culture serbe. Il fait partie de la Balkans Cultural Network Initiative, un réseau culturel régional couvrant la péninsule des Balkans, située au sud-est de l'Europe.

En mai 2005, Distributed Proofreaders Europe fête le centième livre numérisé par ses soins, avec mise en ligne de ces cent livres le mois suivant sur le site du Projet Gutenberg Europe. En décembre 2006, DP Europe comptabilise 400 livres numérisés. La règle utilisée pour définir le domaine public est l'équation «décès de l'auteur + 70 ans», qui correspond à la législation en vigueur dans l'Union européenne. DP Europe utilise l'Unicode pour pouvoir traiter des livres dans un grand nombre de langues. Créé en 1991 et largement répandu à partir de 1998, l'Unicode est un système d'encodage qui attribue un code unique à chaque caractère pour être en mesure de traiter toutes les langues, contrairement à l'ASCII qui ne peut traiter que l'anglais et quelques langues européennes.

3.5. Du passé vers l'avenir

Le pari fait par Michael Hart en 1971 est donc réussi. Le Projet Gutenberg compte 10 livres en août 1989, 100 livres en janvier 1994, 1.000 livres en août 1997, 2.000 livres en mai 1999, 3.000 livres en décembre 2000, 4.000 livres en octobre 2001, 5.000 livres en avril 2002, 10.000 livres en octobre 2003, 15.000 livres en janvier 2005 et 20.000 livres en décembre 2006, avec une prévision d'un million de livres d'ici 2015.

Mais les résultats du Projet Gutenberg ne se mesurent pas seulement à ces chiffres, qui restent assez modestes par rapport à la production imprimée. Les résultats se mesurent également à l'influence du projet, qui est considérable. Premier site d'information sur l'internet et première bibliothèque numérique, le Projet Gutenberg a inspiré bien d'autres bibliothèques numériques depuis, par exemple le Projekt Runeberg pour la littérature scandinave ou le Projekt Gutenberg-DE pour la littérature allemande, pour n'en citer que deux. Fondé en décembre 1992 par Lysator, un club informatique d'étudiants, en collaboration avec la Linköping University Library (Suède), le Projekt Runeberg regroupe 200 oeuvres appartenant à la littérature nordique. Créé en 1994, le Projekt Gutenberg-DE (désormais hébergé sur le site de l'hebdomadaire Der Spiegel) comprend 200 titres de littérature allemande et de littérature étrangère en allemand.

La structure administrative et financière du Projet Gutenberg se limite au strict minimum, avec une devise qui tient en trois mots : «Less is more.» Michael Hart insiste régulièrement sur la nécessité d'un cadre aussi souple que possible laissant toute initiative aux volontaires, et la porte grande ouverte aux idées nouvelles. Le but est d'assurer la pérennité du projet indépendamment des crédits, des coupures de crédits et des priorités politiques et culturelles du moment. Pas de pression possible donc par le pouvoir et par l'argent. Et respect à l'égard des volontaires, qui sont assurés de voir leur travail utilisé pendant de nombreuses années, si ce n'est pour plusieurs générations, d'où l'intérêt d'un format numérique qui soit toujours valable dans quelques siècles. Le suivi régulier du projet est assuré grâce à une lettre d'information hebdomadaire et mensuelle et des forums de discussion.

Les dons servent à financer des ordinateurs et des scanners, et à envoyer des CD et DVD gratuits à ceux qui en font la demande. Suite au CD «Best of Gutenberg» disponible en août 2003 avec une sélection de 600 titres et à un premier DVD disponible en décembre 2003 avec 9.400 titres, un deuxième DVD est disponible en juillet 2006 avec 17.000 titres sur les 19.000 titres que comprennent désormais les collections. Le contenu des CD et DVD est également téléchargeable sur le site de BitTorrent. Créé en 2000, le PGLAF (Project Gutenberg Literary Archive Foundation) emploie en tout et pour tout trois personnes à temps partiel.

Chose souvent passée sous silence, Michael Hart est le véritable inventeur de l'ebook. Si on considère l'ebook dans son sens étymologique, à savoir un livre numérisé pour diffusion sous forme de fichier électronique, celui-ci aurait 35 ans et serait né avec le Projet Gutenberg en juillet 1971. Une paternité beaucoup plus réconfortante que les divers lancements commerciaux dans un format propriétaire ayant émaillé le début des années 2000. Il n'y a aucune raison pour que la dénomination «ebook» ne désigne que l'ebook commercial et soit réservée aux Amazon, Barnes & Noble, Gemstar et autres. L'ebook non commercial est un ebook à part entière, et non un parent pauvre, tout comme l'édition électronique non commerciale est une forme d'édition à part entière, et tout aussi valable que l'édition commerciale. En 2003, les etexts du Projet Gutenberg deviennent des ebooks, pour coller à la terminologie ambiante.

En juillet 1971, l'envoi d'un fichier de 5 Ko (kilo-octets) à cent personnes aurait fait sauter l'embryon de réseau disponible à l'époque. En novembre 2002, le Projet Gutenberg peut mettre en ligne les 75 fichiers du Human Genome Project (Le séquençage du génome humain), chaque fichier se chiffrant en dizaines sinon en centaines de mégaoctets. Ceci peu de temps après sa parution initiale en février 2001, puisqu'il appartient d'emblée au domaine public. En 2004, la capacité de stockage des disques durs est telle qu'il serait possible de faire tenir l'intégralité de la Library of Congress sur un support de stockage coûtant 140 dollars US. Et quelques années seulement nous sépareraient d'une clé USB permettant de stocker l'intégralité du patrimoine écrit de l'humanité.

Qu'en est-il des documents autres que l'écrit? En septembre 2003, le Projet Gutenberg se lance dans la diffusion de livres audio. En décembre 2006, on compte 367 titres lus par une synthèse vocale (Audio Book, computer-generated) et 132 titres lus par l'être humain (Audio Book, human-read). Le nombre de ces derniers devrait fortement augmenter dans un proche avenir. Par contre, les titres lus par une synthèse vocale ne devraient plus être stockés dans une section spécifique, mais réalisés à la demande à partir des fichiers électroniques existant dans les collections générales. Les lecteurs aveugles ou malvoyants pourront utiliser une commande vocale pour demander le texte de tel ou tel livre.

Lancée à la même époque, la section The Sheet Music Subproject est consacrée aux partitions musicales numérisées (Music, Sheet). Elle est complétée par une section d'enregistrements musicaux (Music, recorded). Des sections sont également disponibles pour les images fixes (Pictures, still) et animées (Pictures, moving). Ces nouvelles collections devraient être développées dans les prochaines années.

Mais la numérisation des livres reste prioritaire. Et la demande est énorme. En témoigne le nombre de téléchargements, qui se comptent désormais en dizaines de milliers par jour. A la date du 31 juillet 2005, on compte 37.532 fichiers téléchargés dans la journée, 243.808 fichiers téléchargés dans la semaine et 1.154.765 fichiers téléchargés dans le mois. A la date du 6 mai 2007, on compte 89.841 fichiers téléchargés dans la journée, 697.818 fichiers téléchargés dans la semaine et 2.995.436 fichiers téléchargés dans le mois. Courant mai, la nombre de téléchargements mensuels atteint la barre des trois millions. Ceci uniquement pour le principal site de téléchargement, ibiblio.org (basé à l'Université de Caroline du Nord, Chapel Hill, Etats-Unis), qui héberge aussi le site du Projet Gutenberg. Le deuxième site de téléchargement est l'Internet Archive, qui met également à disposition une capacité de stockage considérable. Un «Top 100» recense les cent titres et les cent auteurs les plus téléchargés dans la journée, dans la semaine et dans le mois. Le Projet Gutenberg dispose de 38 sites miroirs répartis dans de nombreux pays, et il en cherche d'autres. La circulation des fichiers se fait aussi en mode P2P (peer-to-peer), qui permet d'échanger des fichiers directement d'un utilisateur à l'autre.

Les livres du Projet Gutenberg peuvent aider à combler la fracture numérique. Ils sont aisément téléchargeables sur PDA. Un ordinateur ou un PDA d'occasion ne coûte que quelques dollars ou quelques dizaines de dollars, en fonction du modèle. Certains PDA fonctionnent à l'énergie solaire, permettant la lecture dans les régions reculées et les pays en développement.

Lorsque, dans une dizaine d'années, les collections atteindront un million de livres, on pourra peut-être bénéficier de leur traduction simultanée dans une centaine de langues. En utilisant la traduction automatique qui, d'ici là, pourrait avoir atteint un taux de fiabilité de l'ordre de 99%, un pourcentage dont on est encore loin. En 2004, le Projet Gutenberg était en lien avec un projet européen envisageant un logiciel de traduction automatique relayé par des traducteurs (non pas des machines, mais des êtres humains), sur un modèle comparable à la technologie OCR relayée par des correcteurs (non pas des logiciels, mais des êtres humains) pour offrir un contenu de grande qualité.

35 ans après les débuts du Projet Gutenberg, Michael Hart se définit toujours comme un fou de travail dédiant toute sa vie à son projet, qu'il voit comme étant à l'origine d'une révolution néo-industrielle. Il se définit aussi comme altruiste, pragmatique et visionnaire. Après avoir été traité de toqué pendant de nombreuses années, il force maintenant le respect. Au fil des ans, la mission du Projet Gutenberg reste la même, à savoir changer le monde par le biais de l'ebook gratuit indéfiniment utilisable et reproductible. L'objectif reste lui aussi le même, à savoir la lecture et la culture pour tous à moindres frais. Quant à la mission, elle se résume en quelques mots: «encourager la création et la distribution d'ebooks», par autant de personnes que possible, et par tous les moyens. Tout en prenant les virages nécessaires pour intégrer de nouvelles idées, de nouvelles méthodes et de nouveaux supports.

D'après Michael Hart, le patrimoine écrit de l'humanité représenterait 25 millions de livres appartenant au domaine public, qui pourraient être collectés auprès des grandes bibliothèques nationales et régionales, à raison d'un exemplaire par livre, sans tenir compte des nombreuses éditions annotées et commentées. Si Gutenberg a permis à chacun d'avoir des livres grâce à l'invention de l'imprimerie, le Projet Gutenberg permet à chacun d'avoir une bibliothèque de livres grâce au stockage de ceux-ci sur un support numérique tenant dans un sac sinon dans une poche. Fin 2006, le Projet Gutenberg permet d'ores et déjà à chacun d'avoir une bibliothèque numérique de 20.000 livres, auxquels s'ajoutent les 75.000 livres provenant de diverses collections rassemblés par le Project Gutenberg Consortia Center (PGCC).

Laissons le mot de la fin à Michael Hart, à qui je demandais en août 1998 quel était son meilleur souvenir. A l'époque, il répondait: «Le courrier que je reçois me montre combien les gens apprécient que j'aie passé ma vie à mettre des livres sur l'internet. Certaines lettres sont vraiment émouvantes, et elles me rendent heureux pour toute la journée.» Quelques années après, il confirme que sa réponse serait toujours la même.

3.6. Chronologie

1971 (juillet): Saisie par Michael Hart de The United States Declaration of Independence (ebook #1) et diffusion d'un message auprès des cent premiers usagers du réseau. Le Projet Gutenberg est né.

1972: Saisie de The United States Bill of Rights (ebook #2).

1973: Saisie de The United States Constitution (ebook #5).

1974-1988: Saisie de la Bible et de plusieurs pièces de Shakespeare.

1989 (août): The King James Bible (ebook #10).

1991 (janvier): Alice's Adventures in Wonderland (ebook #11).

1991 (juin): Peter Pan (ebook #16).

1991: Numérisation d'un livre par mois.

1992: Numérisation de deux livres par mois.

1993: Numérisation de quatre livres par mois.

1993 (décembre): Constitution de trois grands secteurs: Light Literature, Heavy Literature, Reference Literature.

1994: Numérisation de huit livres par mois.

1994 (janvier): The Complete Works of William Shakespeare (ebook #100).

1995: Numérisation de 16 livres par mois.

1996-1997: Numérisation de 32 livres par mois.

1997 (août): La Divina Commedia di Dante, en italien (ebook #1000).

1997: Lancement du Project Gutenberg Consortia Center (PGCC).

1998-2000: Numérisation de 36 livres par mois.

1999 (mai): Don Quijote, de Cervantès, en espagnol (ebook #2000).

2000: Création de la Project Gutenberg Literary Archive Foundation (PGLAF).

2000 (octobre): Conception de Distributed Proofreaders par Charles Franks pour permettre la correction partagée.

2000 (décembre): A l'ombre des jeunes filles en fleurs (vol. 3), de Proust, en français (ebook #3000).

2001 (août): Création du Project Gutenberg of Australia.

2001 (octobre): The French Immortals Series, en anglais (eBook #4000).

2001: Numérisation de 104 livres par mois.

2002: Affiliation officielle de Distributed Proofreaders au Projet Gutenberg.

2002 (avril): The Notebooks of Leonardo da Vinci, en anglais (ebook #5000).

2002: Numérisation de 203 livres par mois.

2003 (août): Edition d'un CD «Best of Gutenberg» contenant 600 livres.

2003 (septembre): Lancement de la section Project Gutenberg Audio eBooks.

2003 (octobre): Les collections doublent en dix-huit mois, passant de 5.000 à 10.000 livres.

2003 (octobre): The Magna Carta (ebook # 10000).

2003 (décembre): Edition du premier DVD, qui contient 9.400 livres.

2003: Numérisation de 348 livres par mois.

2003: Affiliation officielle du Project Gutenberg Consortia Center (PGCC) au Projet Gutenberg.

2004 (janvier): Lancement du Projet Gutenberg Europe par le Projet Rastko.

2004 (janvier): Lancement de Distributed Proofreaders Europe par le Projet Rastko.

2004 (février): Voyage de Michael Hart en Europe (Paris, Bruxelles, Belgrade).

2004 (février): Conférence de Michael Hart au siège de l'UNESCO, à Paris.

2004 (février): Visite de Michael Hart au Parlement européen, à Bruxelles.

2004 (octobre): 5.000 livres produits par Distributed Proofreaders.

2004: Numérisation de 338 livres par mois.

2005 (janvier): The Life of Reason, par George Santayana (ebook #15000).

2005 (mai): 7.000 livres produits par Distributed Proofreaders.

2005 (mai): 100 premiers livres produits par Distributed Proofreaders Europe.

2005 (juin): Le Projet Gutenberg compte 16.000 livres.

2005 (juin): Le Projet Gutenberg Europe compte 100 livres.

2005 (juillet): Premiers pas du Project Gutenberg of Canada.

2005 (octobre): 5e anniversaire de Distributed Proofreaders.

2005: Numérisation de 251 livres par mois.

2006 (janvier): Lancement de la section Project Gutenberg PrePrints.

2006 (février): 8.000 livres produits par Distributed Proofreaders.

2006 (mai): Création de la Distributed Proofreaders Foundation.

2006 (juillet): 35e anniversaire du Projet Gutenberg.

2006 (juillet): Edition d'un nouveau DVD, qui contient 17.000 livres.

2006 (novembre): Lancement du site PG News.

2006 (décembre): Le Projet Gutenberg compte 20.000 livres.

2006 (décembre): 400 livres produits par Distributed Proofreaders Europe.

2006: Numérisation de 346 livres par mois.

2007 (mars): 10.000 livres produits par Distributed Proofreaders.

2007 (avril): 1.500 livres pour Project Gutenberg of Australia.

2007 (juillet): Lancement de Project Gutenberg Canada.

2010 (estimation): Conversion automatique dans de nombreux formats.

2015 (estimation): Un million de livres au catalogue.

2015 (estimation): Conversion automatique dans cent langues différentes.

4. DES LIVRES A VENDRE SUR LE WEB

[4.1. Dans le sillage d'Amazon / Amazon, librairie en ligne / Internet Bookshop // 4.2. Librairies en ligne francophones // 4.3. Expériences de libraires / Librairies traditionnelles / Librairies de voyage / Librairies d'ancien // 4.4. Numilog, librairie numérique // 4.5. Chronologie]

Nées sur le web au milieu des années 1990, de nouvelles librairies n'ont ni murs, ni vitrine, ni enseigne sur la rue, et toutes leurs transactions s'effectuent sur le réseau. C'est le cas d'Amazon qui, sous la houlette de Jeff Bezos, ouvre ses portes virtuelles en juillet 1995 avec dix salariés et trois millions d'articles pour devenir rapidement un géant du commerce électronique. D'autres librairies suivent. On peut consulter le catalogue à l'écran, lire le résumé du livre ou même des extraits, puis passer sa commande en ligne. Cinq ans plus tard, dans les années 2000, on voit surgir des librairies qui ne vendent que des livres numériques, avec téléchargement des livres dans les minutes suivant la commande.

4.1. Dans le sillage d'Amazon

= Amazon, librairie en ligne

Fondé par Jeff Bezos, Amazon.com (devenue Amazon dans le langage courant) voit le jour en juillet 1995 à Seattle, dans l'Etat de Washington, sur la côte ouest des Etats-Unis. Quinze mois auparavant, au printemps 1994, Jeff Bezos fait une étude de marché pour décider du meilleur produit de consommation à vendre sur l'internet. Dans sa liste de vingt produits marchands, qui comprennent entre autres les vêtements et les instruments de jardinage, les cinq premiers du classement se trouvent être les livres, les CD, les vidéos, les logiciels et le matériel informatique.

«J'ai utilisé tout un ensemble de critères pour évaluer le potentiel de chaque produit, relate Jeff Bezos dans le kit de presse d'Amazon. Le premier critère a été la taille des marchés existants. J'ai vu que la vente des livres représentait un marché mondial de 82 milliards de dollars US. Le deuxième critère a été la question du prix. Je voulais un produit bon marché. Mon raisonnement était le suivant : puisque c'était le premier achat que les gens allaient faire en ligne, il fallait que la somme à payer soit modique. Le troisième critère a été la variété dans le choix : il y avait trois millions de titres de livres alors qu'il n'y avait que 300.000 titres pour les CD, par exemple.»

La vente de livres en ligne débute en juillet 1995, avec dix salariés et un stock quatorze fois supérieur à celui des hypermarchés. Le catalogue en ligne permet de rechercher les livres par titre, auteur, sujet ou rubrique. On y trouve aussi des CD, des DVD, des jeux informatiques, etc. Très attractif, le contenu éditorial du site change quotidiennement et forme un véritable magazine littéraire proposant des extraits de livres, des entretiens avec des auteurs et des conseils de lecture. Amazon devient le pionnier d'un nouveau modèle économique. Son évolution rapide est suivie de près par des analystes de tous bords.

En 1998, avec 1,5 million de clients dans 160 pays et une très bonne image de marque, Amazon est régulièrement cité comme un symbole de réussite dans le cybercommerce. Si la librairie en ligne est toujours déficitaire, sa cotation boursière est excellente, suite à une introduction à la Bourse de New York en mai 1997.

En novembre 2000, la société compte 7.500 salariés, 28 millions d'articles, 23 millions de clients et quatre filiales (Royaume-Uni, Allemagne, France, Japon), auxquelles s'ajoute en juin 2002 une cinquième filiale au Canada. La maison mère diversifie ses activités. Elle vend non seulement des livres, des vidéos, des CD et des logiciels, mais aussi des produits de santé, des jouets, des appareils électroniques, des ustensiles de cuisine, des outils de jardinage, etc. En novembre 2001, la vente des livres, disques et vidéos ne représente plus que 58% du chiffre d'affaires global. Admiré par certains, le modèle économique d'Amazon est contesté par d'autres, notamment en matière de gestion du personnel, avec des contrats de travail précaires et de bas salaires.

Tout comme la grande librairie en ligne britannique Internet Bookshop, Amazon offre une part des bénéfices à ses «associés» en ligne. Depuis le printemps 1997, tous les possesseurs d'un site web peuvent vendre des livres appartenant au catalogue de la librairie et toucher un pourcentage de 15% sur les ventes. Ces associés font une sélection dans les titres du catalogue et rédigent leurs propres résumés. Amazon reçoit les commandes par leur intermédiaire, expédie les livres et rédige les factures. Les associés reçoivent un rapport hebdomadaire d'activité. Au printemps 1998, le libraire en ligne compte plus de 30.000 sites affiliés.

La présence européenne d'Amazon débute en octobre 1998. Les deux premières filiales sont implantées en Allemagne et au Royaume-Uni. En août 2000, avec 1,8 million de clients en Grande-Bretagne, 1,2 million de clients en Allemagne et quelques centaines de milliers de clients en France, la librairie réalise 23% de ses ventes hors des Etats-Unis. A la même date, elle ouvre sa filiale française. Une filiale japonaise est ouverte en octobre 2000. En novembre 2000, Amazon ouvre un secteur eBooks, à savoir un secteur vendant des livres numériques. En 2001, les 29 millions de clients d'Amazon génèrent un chiffre d'affaires de 4 milliards de dollars US. En juin 2002, une cinquième filiale est ouverte au Canada. Au 3e trimestre 2003, la société devient bénéficiaire pour la première fois de son histoire. En octobre 2003, Amazon lance un service de recherche plein texte (Search Inside the Book) qui scanne le texte intégral de 120.000 titres, un nombre promis à une croissance rapide. Amazon lance aussi son propre moteur de recherche A9.com mais, contrairement aux autres initiatives, le succès n'est pas au rendez-vous. Une sixième filiale est ouverte en Chine sous le nom de Joyo en septembre 2004.

En 2004, le bénéfice net d'Amazon est de 588 millions de dollars US, dont 45% généré par ses filiales, avec un chiffre d'affaires de 6,9 milliards de dollars. Présent dans sept pays (Etats-Unis, Canada, Royaume-Uni, Allemagne, France, Japon, Chine) et devenu une référence mondiale du commerce en ligne, Amazon fête ses dix ans d'existence en juillet 2005, avec 9.000 salariés et 41 millions de clients actifs, attirés par des produits culturels, high-tech et autres aux prix attractifs et une livraison en 48 heures maximum dans les pays hébergeant une plateforme Amazon.

= Internet Bookshop

Basée au Royaume-Uni, l'Internet Bookshop (iBS) se trouve être la plus grande librairie européenne en 1998, avec un catalogue de 1,4 million de titres. Moins connue qu'Amazon, elle lance cependant à plusieurs reprises des initiatives originales et inédites copiées ensuite par les librairies concurrentes, Amazon y compris.

La librairie développe d'abord un système de partenariat sur le web, repris par Amazon dans sa politique de sites affiliés. Tout possesseur d'un site web peut devenir partenaire de l'Internet Bookshop en sélectionnant sur son propre site un certain nombre de titres présents dans le catalogue de la librairie. Celle-ci prend en charge toute la partie commerciale, à savoir les commandes, les envois et les factures. L'internaute partenaire reçoit 10% du prix des ventes. C'est la première fois qu'une librairie en ligne propose une part aux bénéfices par le biais du web, entraînant à terme la nécessité d'une nouvelle réglementation dans ce domaine.

Autre initiative originale, qui débute en octobre 1997, une politique de grosses remises, chose inconnue jusque-là. La librairie propose des remises allant jusqu'à 45%, prenant le risque d'une guerre des prix et des droits avec les libraires et les éditeurs traditionnels. L'idée est ensuite reprise outre-Atlantique. Principale chaîne de librairies traditionnelles aux Etats-Unis, avec 480 librairies réparties dans tout le pays, Barnes & Noble décide de se lancer dans la vente en ligne en créant en mai 1997 son site barnesandnoble.com. Il devient rapidement le principal concurrent d'Amazon et déclenche lui aussi une guerre des prix - puisque le prix du livre est libre aux Etats-Unis - à la grande satisfaction des internautes, qui, sur l'un ou l'autre site, se voient parfois offrir des réductions allant jusqu'à 50% pour certains titres.

En octobre 1997, l'Internet Bookshop attend également la réaction des libraires et des éditeurs traditionnels à sa décision de vendre des livres provenant des Etats-Unis, une initiative débutée un mois auparavant. Une deuxième librairie en ligne britannique, Waterstone's (rachetée ensuite par Amazon), songe elle aussi à introduire des titres américains dans son catalogue, à partir de janvier 1998. The Publishers Association, organisme représentant les éditeurs du Royaume-Uni, a fort à faire pour étudier les doléances de ceux-ci, jointes à celles des libraires traditionnels, qui souhaiteraient non seulement faire interdire la vente de titres américains par des librairies en ligne britanniques, mais aussi faire interdire l'activité des librairies en ligne américaines au Royaume-Uni, sous-entendu: qu'elles ne puissent pas vendre de livres à des clients britanniques. Sur le site web de l'Internet Bookshop, en 1997 et 1998, la rubrique iBS News permet de suivre pas à pas le combat engagé par les libraires en ligne contre les associations d'éditeurs et de libraires traditionnels, afin d'obtenir la suppression totale des frontières pour la vente des livres. Comme on le voit, ce qui nous paraît évident maintenant ne l'était guère il y a dix ans. Mais, de par la structure même de l'internet, l'abolition des frontières dans le marché du livre est inévitable, et les librairies en ligne européennes ne tardent pas à suivre l'exemple de l'Internet Bookshop.

Concernant la fiscalité, un accord-cadre entre les Etats-Unis et l'Union européenne est conclu en décembre 1997. L'internet est considéré comme une zone de libre-échange, c'est-à-dire sans droits de douane pour les logiciels, les films et les livres achetés sur le réseau. Les biens matériels et autres services sont soumis au régime existant dans les pays concernés, avec perception de la TVA (taxe sur la valeur ajoutée) sans frais de douane supplémentaires. Cet accord-cadre est suivi ensuite d'une convention internationale.

Quelques années plus tard, l'Internet Bookshop ancienne formule est intégré à la librairie en ligne de la chaîne de librairies WHSmith. En 2007, un Internet Bookshop nouvelle formule, dénommé Internet Bookshop UK (IBUK), se trouve être la troisième librairie en ligne mondiale, avec un stock de 2 millions de livres neufs, épuisés, anciens et d'occasion, et 4.000 nouveaux titres par semaine. Ses locaux sont implantés dans un cadre idyllique, à Cambridge, village du comté du Gloucestershire, au sud-ouest de l'Angleterre.

= Librairies en ligne francophones

Fondée en 1996 par Patrice Magnard, la librairie en ligne Alapage vend tous les livres, disques et vidéos disponibles sur le marché français, soit 400.000 articles, avec paiement sécurisé. Sur le site bilingue français-anglais, la recherche est possible par auteur, titre et éditeur. Le même service est disponible sur minitel (3615 Alapage).

Alapage travaille en partenariat avec la librairie en ligne Novalis (intégrée plus tard à Alapage) qui assure elle aussi la vente par correspondance de produits culturels: disques, livres, vidéos et multimédia.

En octobre 1997, les deux librairies décident de créer le premier prix littéraire francophone sur l'internet. Comme indiqué à la même date sur leurs sites respectifs: «1) C'est la première fois que l'on utilise le support internet pour organiser un vote autour d'un prix littéraire. 2) C'est la première fois qu'est constitué un jury littéraire composé d'un potentiel aussi important et diversifié de votants, fidèle reflet de la diffusion de la culture française. Ce vote est en effet ouvert à nos visiteurs de tous horizons, disséminés sur les cinq continents, qui pourront émettre leur avis sur l'ensemble des ouvrages concourant aux principaux prix littéraires de fin d'année. 3) C'est la première fois qu'est imaginé un instrument de mesure de la satisfaction du lecteur et du bonheur de la lecture, qui ne soit pas seulement un outil de mesure des ventes de livres, aussi fiable soit-il.» Un vote est organisé entre le 20 octobre et le 9 novembre 1997 auprès des internautes. Afin d'éviter les votes multiples, chaque voix n'est validée que si la fiche de vote est scrupuleusement remplie. Toute fiche double est annulée. Ce premier prix littéraire des internautes est remporté par Marc Trillard pour son roman Coup de lame, paru aux éditions Phébus.

A Alapage et Novalis vient s'ajouter une troisième librairie en ligne, Chapitre.com, librairie indépendante créée en 1997 par Juan Pirlot de Corbion. Son catalogue de 350.000 titres est complété par une bouquinerie, un choix d'éditeurs, une sélection de 1.000 sites littéraires et culturels, ainsi qu'une revue des littératures intitulée Tête de chapitre.

Contrairement à leurs homologues anglophones, les libraires en ligne français ne peuvent se permettre les réductions substantielles proposées par leurs collègues des Etats-Unis ou du Royaume-Uni, pays dans lesquels le prix du livre est libre. Si la loi française sur le prix unique du livre leur laisse peu de latitude, les libraires sont toutefois optimistes sur les perspectives d'un marché francophone international. Dès 1997, un nombre significatif de commandes provient de l'étranger, par exemple 10% des commandes pour le service en ligne de la Fnac.

Alapage rejoint le groupe France Télécom en septembre 1999 puis devient en juillet 2000 une filiale à part entière de Wanadoo, le fournisseur d'accès internet de France Télécom. Quant à Chapitre.com, il comprend désormais plusieurs secteurs: livres neufs, livres neufs à prix réduit, livres anciens, revues anciennes ou épuisées, gravures et affiches.

Alapage, Chapitre.com, la Fnac et quelques autres voient débarquer avec inquiétude Amazon.fr, la filiale qu'Amazon ouvre en août 2000 dans l'hexagone. Un mois après son lancement, Amazon.fr est à la seconde place des sites de biens culturels français, après la Fnac. La société de mesure d'audience Media Metrix Europe donne les chiffres suivants pour septembre 2000: 40.000 requêtes individuelles pour Fnac.com, 217.000 requêtes pour Amazon.fr, 209.000 requêtes pour Alapage et 74.000 requêtes pour BOL.fr, la succursale française de l'européen BOL.com (BOL: Bertelsmann On Line).

Le nombre de librairies en ligne s'avère toutefois trop élevé par rapport au marché existant. En juillet 2001, BOL.com annonce la fermeture de BOL.fr, créé deux ans auparavant par les deux géants des médias Bertelsmann et Vivendi. A la même date, les difficultés rencontrées par d'autres libraires en ligne montrent la nécessité de revoir à la baisse des prévisions quelque peu optimistes, afin de laisser à la clientèle le temps de s'habituer à ce nouveau mode d'achat.

4.2. Expériences de libraires

= Librairies traditionnelles

Qu'en est-il des librairies traditionnelles? A la fin des années 1990, les chaînes de librairies ont toutes une librairie en ligne à côté de leur réseau de librairies «en dur». C'est le cas notamment de la Fnac, de Virgin, de France Loisirs, ou encore du Furet du Nord, qui dessert le Nord de la France, et de Decitre, qui dessert la région Rhône-Alpes.

Le site de la Fnac ouvre sur le logo «fnac» blanc et ocre bien connu. Présente en France, en Belgique et en Espagne, la Fnac, selon ses propres termes, se veut à la fois défricheur, agitateur culturel et commerçant, et se définit par «une politique commerciale fondée sur l'alliance avec le consommateur, sa vocation culturelle et sa volonté de découvrir les nouvelles technologies». La Fnac crée un magazine littéraire en ligne et ouvre un secteur «commerce électronique» permettant de commander livres, disques, vidéos et CD-Rom par internet, minitel ou téléphone. La livraison est possible en France comme à l'étranger. Les modes de paiement sont la carte de crédit ou le chèque à la commande.

Le Furet du Nord est une chaîne de librairies implantée dans le Nord de la France et dont le siège est à Lille. Son site permet de consulter une base de données de 250.000 livres et de les commander en ligne. Il propose aussi un suivi permanent de l'actualité littéraire. La vente à distance représente 15 à 20% du chiffre d'affaires total de l'entreprise. Les meilleurs clients sont les écoles, les universités, les comités d'entreprise et les ambassades.

La chaîne de librairies Decitre officie dans la région Rhône-Alpes. Ses neuf librairies sont particulièrement dynamiques dans le domaine de l'informatique, du multimédia et de l'internet, avec des présentations régulières de nouveaux CD-Rom et des initiations à l'internet. Créé en 1996, le site est remanié en décembre 1997. «Notre site est pour l'instant juste un moyen de communication de plus (par le biais du mail) avec nos clients des magasins et nos clients bibliothèques et centres de documentation», explique en juin 1998 Muriel Goiran, libraire. «Nous avons découvert son importance en organisant DocForum, le premier forum de la documentation et de l'édition spécialisée, qui s'est tenu à Lyon en novembre 1997. Il nous est apparu clairement qu'en tant que libraires, nous devions avoir un pied dans le net. Internet est très important pour notre avenir. Nous allons mettre en ligne notre base de 400.000 livres français à partir de fin juillet 1998, et elle sera en accès gratuit pour des recherches bibliographiques. Ce ne sera pas une n-ième édition de la base de Planète Livre, mais notre propre base de gestion, que nous mettons sur internet.»

Spécialisée dans les ouvrages scientifiques, la librairie Interférences serait la première librairie française à avoir créé un site web, dès 1995. Le Monde en Tique propose quant à lui un catalogue de 37.000 titres sur l'informatique, les nouvelles technologies, le multimédia et l'internet.

Mais la vente à distance n'est pas l'apanage des grandes librairies ni des librairies à vocation scientifique et technique, comme le montrent les exemples qui suivent, pris dans les librairies de voyage et les librairies d'ancien.

= Librairies de voyage

Fondée en 1985 par Hélène Larroche, Itinéraires est une librairie de voyages située au coeur de Paris, rue Saint-Honoré, dans l'ancien quartier des Halles. La librairie propose guides, cartes, manuels de conversation, reportages, récits de voyage, livres de cuisine, livres d'art et de photos, ouvrages d'histoire, de civilisation, d'ethnographie, de religion et de littérature étrangère, et ceci pour 160 pays et 250 destinations. «Le monde en mémoire», tel est le sous-titre de son site bilingue français-anglais.

Dès les débuts de la librairie, le personnel crée une base de données avec classement des livres par pays et par sujets. Dix ans après, en 1995, la consultation du catalogue est possible sur minitel. Trois ans plus tard, la librairie est présente sur le web. En juin 1998, Hélène Larroche relate: «Il y a un peu plus de trois ans, nous avons rendu la consultation de notre base de données possible sur minitel et effectuons près de 10% de notre chiffre d'affaires avec la vente à distance. Passer du minitel à internet nous semblait intéressant pour atteindre la clientèle de l'étranger, les expatriés désireux de garder par les livres un contact avec la France et à la recherche d'une librairie qui "livre à domicile" et bien sûr les "surfeurs sur le net", non minitélistes.

La vente à distance est encore trop peu utilisée sur internet pour avoir modifié notre chiffre d'affaires de façon significative. Internet a cependant eu une incidence sur le catalogue de notre librairie, avec la création d'une rubrique sur le web, spécialement destinée aux expatriés, dans laquelle nous mettons des livres, tous sujets confondus, qui font partie des meilleures ventes du moment ou/et pour lesquels la critique s'emballe. Nous avons toutefois décidé de limiter cette rubrique à 60 titres quand notre base en compte 13.000. Un changement non négligeable, c'est le temps qu'il faut dégager ne serait-ce que pour répondre au courrier que génèrent les consultations du site. Outre le bénéfice pour l'image de la librairie qu'internet peut apporter (et dont nous ressentons déjà les effets), nous espérons pouvoir capter une nouvelle clientèle dans notre spécialité (la connaissance des pays étrangers), atteindre et intéresser les expatriés et augmenter nos ventes à l'étranger.»

En janvier 2000, Hélène Larroche ajoute: «Un net regain de personnes viennent à notre librairie après nous avoir découvert sur le web. C'est plutôt une clientèle parisienne ou une clientèle venue de province pour pouvoir feuilleter sur place ce que l'on a découvert sur le web. Mais l'expérience est très intéressante et nous conduit à poursuivre.»

D'autres librairies se débrouillent au mieux avec des moyens limités, comme la librairie Ulysse, sise elle aussi à Paris, dans l'île Saint-Louis. Créée en 1971 par Catherine Domain, elle est la première librairie au monde uniquement consacrée au voyage. Ses 20.000 livres, cartes et revues neufs et d'occasion recèlent des documents introuvables ailleurs. A la fois libraire et grande voyageuse, Catherine Domain est membre du Syndicat national de la librairie ancienne et moderne (SLAM), du Club des explorateurs et du Club international des grands voyageurs. En 1999, elle décide de se lancer dans un voyage autrement plus ingrat, virtuel cette fois-ci, à savoir la réalisation d'un site web en autodidacte. «Mon site est embryonnaire et en construction, raconte-t-elle en novembre 2000. Il se veut à l'image de ma librairie, un lieu de rencontre avant d'être un lieu commercial. Il sera toujours en perpétuel devenir ! Internet me prend la tête, me bouffe mon temps et ne me rapporte presque rien, mais cela ne m'ennuie pas…» Elle est toutefois assez pessimiste sur l'avenir des librairies comme la sienne. «Internet tue les librairies spécialisées. En attendant d'être dévorée, je l'utilise comme un moyen d'attirer les clients chez moi, et aussi de trouver des livres pour ceux qui n'ont pas encore internet chez eux ! Mais j'ai peu d'espoir…»

= Librairies d'ancien

L'internet permet aux libraires d'ancien de considérablement élargir leur champ d'action. Dans un domaine où la vente par correspondance sur catalogue a toujours été primordiale, l'internet vient à point nommé pour faciliter les transactions. Courriel, listes de diffusion, bases de données sur le web et commerce électronique prennent le relais des méthodes traditionnelles.

Pascal Chartier est le gérant de la librairie du Bât d'Argent (Lyon). Dès novembre 1995, il crée Livre-rare-book, un site professionnel de livres d'occasion, anciens et modernes disponible en français et en anglais. Un catalogue en ligne regroupe les catalogues de plusieurs librairies de la région, situées à Lyon, Moulins, Dijon et Naples. Il est complété par un annuaire international des librairies d'occasion. Pascal Chartier considère le web comme «une vaste porte», à la fois pour lui et pour ses clients. L'internet est «peut-être la pire et la meilleure des choses. La pire parce qu'il peut générer un travail constant sans limite et la dépendance totale. La meilleure parce qu'il peut s'élargir encore et permettre surtout un travail intelligent!», écrit-il en juin 1998. En août 2003, Livre-rare-book propose un catalogue de plus d'un million de livres émanant de quelque 320 librairies situées en France et à l'étranger, et un annuaire international recensant près de 4.000 librairies. Le catalogue comprend 2 millions de livres émanant de 500 librairies en septembre 2005, et 2,6 millions de livres émanant de 550 librairies en décembre 2006.

Autre réalisation, celle du Syndicat national de la librairie ancienne et moderne (SLAM), un syndicat professionnel regroupant 220 librairies françaises. Le SLAM met en ligne un premier site web en 1997, remplacé par une nouvelle version de conception plus dynamique en juillet 1999. Alain Marchiset, président du SLAM, explique en juillet 2000: «Ce site intègre une architecture de type "base de données", et donc un véritable moteur de recherche, qui permet de faire des recherches spécifiques (auteur, titre, éditeur, et bientôt sujet) dans les catalogues en ligne des différents libraires. Le site contient l'annuaire des libraires avec leurs spécialités, des catalogues en ligne de livres anciens avec illustrations, un petit guide du livre ancien avec des conseils et les termes techniques employés par les professionnels, et aussi un service de recherche de livres rares. De plus, l'association organise chaque année en novembre une foire virtuelle du livre ancien sur le site, et en mai une véritable foire internationale du livre ancien qui a lieu à Paris et dont le catalogue officiel est visible aussi sur le site. (…)

Les libraires membres proposent sur le site du SLAM des livres anciens que l'on peut commander directement par courriel et régler par carte de crédit. Les livres sont expédiés dans le monde entier. Les libraires de livres anciens vendaient déjà par correspondance depuis très longtemps au moyen de catalogues imprimés adressés régulièrement à leurs clients. Ce nouveau moyen de vente n'a donc pas été pour nous vraiment révolutionnaire, étant donné que le principe de la vente par correspondance était déjà maîtrisé par ces libraires. C'est simplement une adaptation dans la forme de présentation des catalogues de vente qui a été ainsi réalisée. Dans l'ensemble, la profession envisage assez sereinement ce nouveau moyen de vente.»

Résolument optimiste en 1999 et 2000, la profession revoit ensuite ses espérances à la baisse. En juin 2001, Alain Marchiset écrit: «Après une expérience de près de cinq années sur le net, je pense que la révolution électronique annoncée est moins évidente que prévue, et sans doute plus "virtuelle" que réelle pour le moment. Les nouvelles technologies n'ont pas actuellement révolutionné le commerce du livre ancien. Nous assistons surtout à une série de faillites, de rachats et de concentrations de sociétés de services (principalement américaines) autour du commerce en ligne du livre, chacun essayant d'avoir le monopole, ce qui bien entendu est dangereux à la fois pour les libraires et pour les clients qui risquent à la longue de ne plus avoir de choix concurrentiel possible. Les associations professionnelles de libraires des 29 pays fédérées autour de la Ligue internationale de la librairie ancienne (LILA) ont décidé de réagir et de se regrouper autour d'un gigantesque moteur de recherche mondial sous l'égide de la LILA. Cette fédération représente un potentiel de 2.000 libraires indépendants dans le monde, mais offrant des garanties de sécurité et de respect de règles commerciales strictes. Ce nouveau moteur de recherche de la LILA (ILAB en anglais) en pleine expansion est déjà référencé par AddALL et BookFinder.com.»

4.3. Numilog, librairie numérique

Les librairies en ligne vendront-elles un jour le texte intégral des livres en version électronique?, se demande-t-on en 1998. Dans ce cas, l'inévitable délai dû à l'envoi postal disparaîtra, puisque les fichiers électroniques pourront parvenir au lecteur en un temps infime via l'internet. Deux ans plus tard, c'est chose faite avec le lancement des premières librairies numériques.

Les librairies en ligne Amazon.com et Barnes & Noble.com ouvrent toutes deux un secteur numérique à quelques mois d'intervalle. Barnes & Noble.com ouvre son secteur eBooks en août 2000, suite à un accord passé avec Microsoft en janvier 2000 pour la vente de livres lisibles sur son nouveau logiciel de lecture, le Microsoft Reader. Amazon.com suit son concurrent de peu. Après avoir conclu une alliance avec Microsoft en août 2000, Amazon ouvre son service eBooks en novembre 2000, avec 1.000 titres disponibles au départ. En septembre 2001, Yahoo! leur emboîte le pas en créant son eBook Store, suite à des accords passés avec de grands éditeurs: Penguin Putnam, Simon & Schuster, Random House et HarperCollins.

Mais les librairies numériques ne sont pas l'apanage des mastodontes du métier, comme en témoigne l'activité de Numilog, une librairie numérique qui ouvre ses portes en octobre 2000 pour devenir rapidement la grande librairie numérique francophone du réseau.

En février 2001, Denis Zwirn, président de Numilog, relate: «Dès 1995, j'avais imaginé et dessiné des modèles de lecteurs électroniques permettant d'emporter sa bibliothèque avec soi et pesant comme un livre de poche. Début 1999, j'ai repris ce projet avec un ami spécialiste de la création de sites internet, en réalisant la formidable synergie possible entre des appareils de lecture électronique mobiles et le développement d'internet, qui permet d'acheminer les livres dématérialisés en quelques minutes dans tous les coins du monde. (…) Nous avons créé une base de livres accessible par un moteur de recherche. Chaque livre fait l'objet d'une fiche avec un résumé et un extrait. En quelques clics, il peut être acheté en ligne par carte bancaire, puis reçu par e-mail ou téléchargement.»

Le site offre ensuite «des fonctionnalités nouvelles, comme l'intégration d'une "authentique vente au chapitre" (les chapitres vendus isolément sont traités comme des éléments inclus dans la fiche-livre, et non comme d'autres livres) et la gestion très ergonomique des formats de lecture multiples».

Fondée en avril 2000 par Denis Zwirn, la société Numilog a en fait une triple activité: librairie en ligne, studio de fabrication et diffuseur. «Numilog est d'abord une librairie en ligne de livres numériques, explique Denis Zwirn en 2001. Notre site internet est dédié à la vente en ligne de ces livres, qui sont envoyés par courrier électronique ou téléchargés après paiement par carte bancaire. Il permet aussi de vendre des livres par chapitres. Numilog est également un studio de fabrication de livres numériques: aujourd'hui, les livres numériques n'existent pas chez les éditeurs, il faut donc d'abord les fabriquer avant de pouvoir les vendre, dans le cadre de contrats négociés avec les éditeurs détenteurs des droits. Ce qui signifie les convertir à des formats convenant aux différents "readers" du marché. (…) Enfin Numilog devient aussi progressivement un diffuseur. Car, sur internet, il est important d'être présent en de très nombreux points du réseau pour faire connaître son offre. Pour les livres en particulier, il faut les proposer aux différents sites thématiques ou de communautés, dont les centres d'intérêt correspondent à leur sujet (sites de fans d'histoire, de management, de science-fiction…). Numilog facilitera ainsi la mise en oeuvre de multiples "boutiques de livres numériques" thématiques.»

Répartis à l'origine en trois grandes catégories - savoir, guides pratiques et littérature - les livres sont disponibles en plusieurs formats: format PDF (portable document format) pour lecture sur l'Acrobat Reader et l'Adobe Reader, format LIT (abrégé du terme anglais «literature») pour lecture sur le Microsoft Reader et format PRC (Palm resource) pour lecture sur le Mobipocket Reader.

En septembre 2003, le catalogue comprend 3.500 titres (livres et périodiques) en français et en anglais, grâce à un partenariat avec une quarantaine d'éditeurs, le but à long terme étant de «permettre à un public d'internautes de plus en plus large d'avoir progressivement accès à des bases de livres numériques aussi importantes que celles des livres papier, mais avec plus de modularité, de richesse d'utilisation et à moindre prix».

Au fil des ans, Numilog devient la principale librairie francophone de livres numériques, suite à des accords avec de nombreux éditeurs: Gallimard, Albin Michel, Eyrolles, Hermès Science, Pearson Education France, etc. Numilog propose aussi des livres audionumériques lisibles sur synthèse vocale. Une librairie anglophone est lancée suite à des accords de diffusion conclus avec plusieurs éditeurs anglo-saxons: Springer-Kluwer, Oxford University Press, Taylor & Francis, Kogan Page, etc. Les différents formats proposés permettent la lecture des livres sur tout appareil électronique: ordinateur, assistant personnel, téléphone portable, smartphone, etc.

La société est également prestataire de services pour les technologies DRM (digital rights management), à savoir les systèmes de gestion des droits numériques permettant de contrôler l'accès aux livres numériques sous droits, et donc de gérer les droits d'un livre selon les consignes données par le gestionnaire des droits, par exemple en autorisant ou non l'impression ou le prêt.

En 2004, Numilog met sur pied un système de bibliothèque en ligne pour le prêt de livres numériques. Ce système est surtout destiné aux bibliothèques, aux administrations et aux entreprises. En janvier 2006, Numilog contribue au lancement à titre expérimental de la Bibliothèque numérique pour le Handicap (BnH), en partenariat avec la ville de Boulogne-Billancourt (région parisienne). En décembre 2006, le catalogue de la librairie numérique de Numilog comprend 35.000 livres grâce à un partenariat avec 200 éditeurs, dont 60 éditeurs francophones.

Une autre grande librairie numérique est celle de Mobipocket. Fondé à Paris par Thierry Brethes et Nathalie Ting en mars 2000, Mobipocket se spécialise d'emblée dans la lecture et la distribution sécurisée de livres pour assistant personnel (PDA). Son logiciel de lecture, le Mobipocket Reader, est «universel», c'est-à-dire utilisable sur n'importe quel PDA, puis sur ordinateur en avril 2002. En 2003, le nombre de livres lisibles sur le Mobipocket Reader se chiffre à 6.000 titres dans plusieurs langues (français, anglais, allemand, espagnol), distribués soit dans la librairie de Mobipocket soit dans les librairies partenaires. Mobipocket est racheté par la grande librairie en ligne Amazon en avril 2005.

4.4. Chronologie

* Cette chronologie ne prétend pas à l'exhaustivité.

1994 (printemps): Etude de marché par Jeff Bezos, futur fondateur d'Amazon.com.

1995 (juillet): Amazon.com, librairie en ligne fondée par Jeff Bezos.

1995 (novembre): Livre-rare-book, catalogue de Pascal Chartier.

1996: Alapage, librairie en ligne fondée par Patrice Magnard.

1997: Chapitre.com, librairie en ligne fondée par Juan Pirlot de Corbion.

1997: Site web du Syndicat de la librairie ancienne et moderne (SLAM).

1997 (octobre): Politique de grosses remises inaugurée par l'Internet Bookshop.

1998: BOL.com, librairie en ligne européenne fondée par Bertelsmann.

1999 (juillet): BOL.fr, filiale de BOL.com.

2000 (mars): Mobipocket, société fondée par Thierry Brethes et Nathalie Ting.

2000 (mars): Numilog, société fondée par Denis Zwirn.

2000 (août): Amazon.fr, filiale d'Amazon.

2000 (août): Secteur eBooks de Barnes & Noble.com.

2000 (octobre): Numilog lance sa librairie numérique.

2000 (novembre): Secteur eBooks d'Amazon.

2001 (juillet): Fermeture de BOL.fr.

2001 (septembre): Secteur eBooks de Yahoo!

2005 (avril): Rachat de Mobipocket par Amazon.

5. LES AUTEURS TISSENT LEUR TOILE

[5.1. Des échanges accrus // 5.2. Best-sellers en numérique / The Plant, de
Stephen King / Deux expériences européennes / Des centaines de titres // 5.3.
Nouveaux genres littéraires / Sites d'écriture hypermédia / Hyper-romans /
Mail-romans / Littérature numérique // 5.4. Chronologie]

On oublie parfois que les auteurs ne sont pas seulement les écrivains faisant partie de notre patrimoine, mais aussi les passionnés du verbe, souvent inconnus, qui écrivent tout en gagnant leur vie par ailleurs. Publiés ou non, nombre d'entre eux s'accordent à reconnaître les bienfaits du web et du courriel, que ce soit pour la recherche d'information, la diffusion de leurs oeuvres, les échanges avec les lecteurs ou la collaboration avec d'autres créateurs. Des écrivains férus de nouvelles technologies explorent les possibilités offertes par l'hyperlien ou se lancent dans le mail-roman. Appelée aussi littérature électronique ou littérature informatique, la littérature numérique devient un genre à part entière.

5.1. Des échanges accrus

Poète et plasticienne, Silvaine Arabo vit dans la région Poitou-Charentes. En mai 1997, elle crée l'un des premiers sites francophones consacrés à la poésie, Poésie d'hier et d'aujourd'hui, sur lequel elle propose de nombreux poèmes, y compris les siens. En juin 1998, elle raconte: «Je suis poète, peintre et professeur de lettres (13 recueils de poèmes publiés, ainsi que deux recueils d'aphorismes et un essai sur le thème : poésie et transcendance; quant à la peinture, j'ai exposé mes toiles à Paris - deux fois - et en province). (…) Pour ce qui est d'internet, je suis autodidacte (je n'ai reçu aucune formation informatique quelle qu'elle soit). J'ai eu l'idée de construire un site littéraire centré sur la poésie : internet me semble un moyen privilégié pour faire circuler des idées, pour communiquer ses passions aussi. Je me suis donc mise au travail, très empiriquement, et ai finalement abouti à ce site sur lequel j'essaye de mettre en valeur des poètes contemporains de talent, sans oublier la nécessaire prise de recul (rubrique "Réflexions sur la poésie") sur l'objet considéré. (…) Par ailleurs, internet m'a mis en contact avec d'autres poètes, dont certains fort intéressants. Cela rompt le cercle de la solitude et permet d'échanger des idées. On se lance des défis aussi. Internet peut donc pousser à la créativité et relancer les motivations des poètes puisqu'ils savent qu'ils seront lus et pourront même, dans le meilleur des cas, correspondre avec leurs lecteurs et avoir les points de vue de ceux-ci sur leurs textes. Je ne vois personnellement que des aspects positifs à la promotion de la poésie par internet, tant pour le lecteur que pour le créateur.»

Très vite, Poésie d'hier et d'aujourd'hui prend la forme d'une cyber-revue. Quatre ans plus tard, en mars 2001, Silvaine Arabo crée une deuxième revue, Saraswati: revue de poésie, d'art et de réflexion, cette fois sur papier. Les deux revues «se complètent et sont vraiment à placer en regard l'une de l'autre».

Romancière et essayiste, Anne-Bénédicte Joly habite en région parisienne. En avril 2000, elle décide d'auto-publier ses oeuvres en utilisant l'internet pour les faire connaître. «Mon site a plusieurs objectifs, relate-t-elle en juin 2000. Présenter mes livres (essais, nouvelles et romans auto-édités) à travers des fiches signalétiques (dont le format est identique à celui que l'on trouve dans la base de données Electre) et des extraits choisis, présenter mon parcours (de professeur de lettres et d'écrivain), permettre de commander mes ouvrages, offrir la possibilité de laisser des impressions sur un livre d'or, guider le lecteur à travers des liens vers des sites littéraires. (…) Créer un site internet me permet d'élargir le cercle de mes lecteurs en incitant les internautes à découvrir mes écrits. Internet est également un moyen pour élargir la diffusion de mes ouvrages. Enfin, par une politique de liens, j'espère susciter des contacts de plus en plus nombreux.»

Poète et romancier, Nicolas Ancion vit à Madrid. Lui aussi utilise l'internet comme outil de diffusion. En avril 2001, il raconte: «Je publie des textes en ligne, soit de manière exclusive (j'ai publié un polar uniquement en ligne et je publie depuis février 2001 deux romans-feuilletons écrits spécialement pour ce support), soit de manière complémentaire (mes textes de poésie sont publiés sur papier et en ligne). Je dialogue avec les lecteurs et les enseignants à travers mon site web.»

Michel Benoît habite Montréal. Auteur de nouvelles policières, de récits noirs et d'histoires fantastiques, il utilise l'internet pour élargir ses horizons et pour abolir le temps et la distance. Il écrit en juin 2000: «L'internet s'est imposé à moi comme outil de recherche et de communication, essentiellement. Non, pas essentiellement. Ouverture sur le monde aussi. Si l'on pense: recherche, on pense: information. Voyez-vous, si l'on pense: écriture, réflexion, on pense: connaissance, recherche. Donc on va sur la toile pour tout, pour une idée, une image, une explication. Un discours prononcé il y a vingt ans, une peinture exposée dans un musée à l'autre bout du monde. On peut donner une idée à quelqu'un qu'on n'a jamais vu, et en recevoir de même. La toile, c'est le monde au clic de la souris. On pourrait penser que c'est un beau cliché. Peut-être bien, à moins de prendre conscience de toutes les implications de la chose. L'instantanéité, l'information tout de suite, maintenant. Plus besoin de fouiller, de se taper des heures de recherche. On est en train de faire, de produire. On a besoin d'une information. On va la chercher, immédiatement. De plus, on a accès aux plus grandes bibliothèques, aux plus importants journaux, aux musées les plus prestigieux. (…)

Mon avenir professionnel en inter-relation avec le net, je le vois exploser. Plus rapide, plus complet, plus productif. Je me vois faire en une semaine ce qui m'aurait pris des mois. Plus beau, plus esthétique. Je me vois réussir des travaux plus raffinés, d'une facture plus professionnelle, même et surtout dans des domaines connexes à mon travail, comme la typographie, où je n'ai aucune compétence. La présentation, le transport de textes, par exemple. Le travail simultané de plusieurs personnes qui seront sur des continents différents. Arriver à un consensus en quelques heures sur un projet, alors qu'avant le net, il aurait fallu plusieurs semaines, parlons de mois entre les Francophones. Plus le net ira se complexifiant, plus l'utilisation du net deviendra profitable, nécessaire, essentielle.»

Murray Suid vit à Palo Alto, dans la Silicon Valley, en Californie. Il est l'auteur de livres pédagogiques, de livres pour enfants, d'oeuvres multimédias et de scénarios. Dès septembre 1998, il préconise une solution choisie depuis par de nombreux auteurs: «Un livre peut avoir un prolongement sur le web - et donc vivre en partie dans le cyberespace. L'auteur peut ainsi aisément l'actualiser et le corriger, alors qu'auparavant il devait attendre longtemps, jusqu'à l'édition suivante, quand il y en avait une. (…) Je ne sais pas si je publierai des livres sur le web, au lieu de les publier en version imprimée. J'utiliserai peut-être ce nouveau support si les livres deviennent multimédias. Pour le moment, je participe au développement de matériel pédagogique multimédia. C'est un nouveau type de matériel qui me plaît beaucoup et qui permet l'interactivité entre des textes, des films, des bandes sonores et des graphiques qui sont tous reliés les uns aux autres.»

Un an après, en août 1999, il ajoute: «En plus des livres complétés par un site web, je suis en train d'adopter la même formule pour mes oeuvres multimédias - qui sont sur CD-Rom - afin de les actualiser et d'enrichir leur contenu.» Quelques mois plus tard, l'intégralité de ses oeuvres multimédias est sur le réseau. Le matériel pédagogique auquel il contribue est conçu non plus pour diffusion sur CD-Rom, mais pour diffusion sur le web. D'entreprise multimédia, la société de logiciels éducatifs qui l'emploie devient une entreprise internet.

On assiste aussi à l'apparition du roman «interactif» qui, à l'époque, désigne une oeuvre de fiction à laquelle participent les internautes. Le pionnier est «le grand écrivain américain John Updike, qui, l'an dernier, balança sur le web le premier chapitre d'un roman que les internautes étaient censés poursuivre», raconte Emmanuèle Peyret, journaliste, dans le quotidien Libération du 27 février 1998. Cette première expérience de littérature interactive est réalisée à l'initiative de la librairie en ligne Amazon.

En France, lors de la fête de l'internet des 20 et 21 mars 1998, ATOS et France Loisirs lancent à leur tour le premier roman «interactif» francophone. Signé par le romancier Yann Queffélec, le premier chapitre est disponible sur le site de France Loisirs le 20 mars 1998. Les internautes disposent de deux semaines pour proposer un deuxième chapitre. Le jury du club sélectionne le meilleur chapitre, qui devient la suite officielle du roman, et ainsi de suite jusqu'au 27 juillet. Yann Queffélec prend à nouveau la plume pour rédiger le huitième et dernier chapitre. France Loisirs publie le roman en septembre 1998.

Pour les auteurs de documentaires également, l'apport de l'internet est réel, comme en témoigne l'expérience d'Esther Dyson, présidente d'EDventure Holdings, société spécialisée dans l'étude des technologies de l'information. Depuis 1982, elle publie Release 1.0, lettre d'information mensuelle très prisée des spécialistes et surnommée la lettre intellectuelle du monde informatique. En 1997, elle publie aussi un livre Release 2.0: A Design for Living in the Digital Age. Parallèlement à la publication simultanée de son livre par plusieurs éditeurs dans divers pays, Esther Dyson ouvre le site Release 2.0 afin de dialoguer avec ses lecteurs et tirer parti de tous ces échanges pour préparer une nouvelle édition de son livre. Dans ce cas précis, le site web se trouve être une étape intermédiaire entre deux publications imprimées.

5.2. Best-sellers en numérique

En 2000, lorsque le livre numérique commence à se généraliser mais que la partie est loin d'être gagnée, trois auteurs de best-sellers se lancent dans l'aventure malgré les risques commerciaux encourus. Aux Etats-Unis, Stephen King tente de publier un roman épistolaire indépendamment de son éditeur. Au Royaume-Uni, Frederick Forsyth publie un recueil de nouvelles chez l'éditeur électronique Online Originals. En Espagne, en partenariat avec son éditeur habituel, Arturo Pérez-Reverte diffuse son nouveau roman sous forme numérique en exclusivité pendant un mois, avant la sortie de la version imprimée.

= The Plant, de Stephen King

En mars 2000, le maître du suspense Stephen King commence d'abord par distribuer uniquement sur l'internet sa nouvelle Riding the Bullet, assez volumineuse puisqu'elle fait 66 pages. Il est le premier auteur à succès à tenter un pari considéré par beaucoup comme perdu d'avance. Mais, du fait de la notoriété de l'auteur et de la couverture médiatique de ce scoop, la «sortie» de cette nouvelle sur le web est un succès immédiat, avec 400.000 exemplaires téléchargés lors des premières ving-quatre heures dans les librairies en ligne qui la vendent (au prix de 2,5 dollars US).

En juillet 2000, fort de cette expérience prometteuse, Stephen King décide de se passer des services de Simon & Schuster, son éditeur habituel. Il crée un site web spécifique pour débuter l'auto-publication en épisodes de The Plant, un roman épistolaire inédit qui raconte l'histoire d'une plante carnivore s'emparant d'une maison d'édition en lui promettant le succès commercial en échange de sacrifices humains. Le premier chapitre est téléchargeable en plusieurs formats - PDF, OeB, HTML, TXT - pour la somme de un dollar, avec paiement différé ou paiement immédiat sur le site d'Amazon.

Dans une lettre aux lecteurs disponible sur son site à la même date, l'auteur raconte que la création du site, le design et la publicité lui ont coûté la somme de 124.150 dollars, sans compter sa prestation en tant qu'écrivain ni la rémunération de son assistante. Il précise aussi que la publication des chapitres suivants est liée au paiement du premier chapitre par au moins 75% des internautes. « Mes amis, vous avez l'occasion de devenir le pire cauchemar des éditeurs, déclare-t-il. Comme vous le voyez, c'est simple. Pas de cryptage assommant! Vous voulez imprimer l'histoire et en faire profiter un(e) ami(e)? Allez-y. Une seule condition: tout repose sur la confiance, tout simplement. C'est la seule solution. Je compte sur deux facteurs. Le premier est l'honnêteté. Prenez ce que bon vous semble et payez pour cela, dit le proverbe. Le second est que vous aimerez suffisamment l'histoire pour vouloir en lire davantage. Si vous le souhaitez vraiment, vous devez payer. Rappelez-vous: payez, et l'histoire continue; volez, et l'histoire s'arrête.»

Une semaine après la mise en ligne du premier chapitre, on compte 152.132 téléchargements, avec paiement par 76% des lecteurs. Certains paient davantage que le dollar demandé, allant parfois jusqu'à 10 ou 20 dollars pour compenser le manque à gagner de ceux qui ne paieraient pas, et éviter ainsi que la série ne s'arrête. La barre des 75% est dépassée de peu, au grand soulagement des fans, si bien que le deuxième chapitre suit un mois après. En août 2000, dans une nouvelle lettre aux lecteurs, Stephen King annonce un nombre de téléchargements légèrement inférieur à celui du premier chapitre. Il en attribue la cause à une publicité moindre et à des problèmes de téléchargement. Si le nombre de téléchargements n'a que légèrement décru, le nombre de paiements est en nette diminution, les internautes ne réglant leur dû qu'une seule fois pour plusieurs téléchargements. L'auteur s'engage toutefois à publier le troisième chapitre comme prévu, fin septembre, et à prendre une décision ensuite sur la poursuite ou non de l'expérience, en fonction du nombre de paiements. Ses prévisions sont de onze ou douze chapitres en tout, avec un nombre total de 1,7 million de téléchargements. Le ou les derniers chapitres seraient gratuits.

Plus volumineux (environ 10.000 signes au lieu de 5.000), les chapitres 4 et 5 passent à 2 dollars. Mais le nombre de téléchargements et de paiements ne cesse de décliner: 40.000 téléchargements seulement pour le cinquième chapitre, alors que le premier chapitre avait été téléchargé 120.000 fois, et paiement pour 46% des téléchargements seulement.

Fin novembre, Stephen King annonce l'interruption de la publication pendant une période indéterminée, après la parution du sixième chapitre, téléchargeable gratuitement à la mi-décembre. «The Plant va retourner en hibernation afin que je puisse continuer à travailler, précise-t-il sur son site. Mes agents insistent sur la nécessité d'observer une pause afin que la traduction et la publication à l'étranger puissent rattraper la publication en anglais.» Mais cette décision semble d'abord liée à l'échec commercial de l'expérience.

Cet arrêt suscite de vives critiques. On oublie de reconnaître à l'auteur au moins un mérite, celui d'avoir été le premier à se lancer dans l'aventure, avec les risques qu'elle comporte. Entre juillet et décembre 2000, pendant les six mois qu'elle aura duré, nombreux sont ceux qui suivent les tribulations de The Plant, à commencer par les éditeurs, quelque peu inquiets face à un médium qui pourrait un jour concurrencer le circuit traditionnel. Quand Stephen King décide d'arrêter l'expérience, plusieurs journalistes et critiques littéraires affirment qu'il se ridiculise aux yeux du monde entier. N'est-ce pas un peu exagéré? L'auteur avait d'emblée annoncé la couleur puisqu'il avait lié la poursuite de la publication à un pourcentage de paiements satisfaisant.

Qu'est-il advenu ensuite des expériences numériques de Stephen King? L'auteur reste très présent dans ce domaine, mais cette fois par le biais de son éditeur. En mars 2001, son roman Dreamcatcher est le premier roman à être lancé simultanément en version imprimée par Simon & Schuster et en version numérique par Palm Digital Media, pour lecture sur les assistants personnels Palm Pilot et Pocket PC. En mars 2002, son recueil de nouvelles Everything's Eventual est lui aussi publié simultanément en deux versions: en version imprimée par Scribner, subdivision de Simon & Schuster, et en version numérique par Palm Digital Media, qui en propose un extrait en téléchargement libre.

= Deux expériences européennes

En novembre 2000, deux Européens, l'anglais Frederick Forsyth et l'espagnol Arturo Pérez-Reverte, décident eux aussi de tenter l'aventure numérique. Mais, forts de l'expérience d'auto-publication de Stephen King peut-être, ni l'un ni l'autre n'ont l'intention de se passer d'éditeur.

Frederick Forsyth, le maître britannique du thriller, aborde la publication numérique avec l'appui de l'éditeur électronique londonien Online Originals. En novembre 2000, Online Originals publie The Veteran, histoire d'un crime violent commis à Londres et premier volet de Quintet, une série de cinq nouvelles électroniques (annoncées dans l'ordre suivant: The Veteran, The Miracle, The Citizen, The Art of the Matter, Draco). Disponible en trois formats (PDF, Microsoft Reader et Glassbook Reader), la nouvelle est vendue au prix de 3,99 pounds (6,60 euros) sur le site de l'éditeur et dans plusieurs librairies en ligne au Royaume-Uni (Alphabetstreet, BOL.com, WHSmith) et aux Etats-Unis (Barnes & Noble, Contentville, Glassbook).

«La publication en ligne sera essentielle à l'avenir, déclare Frederick Forsyth sur le site d'Online Originals. Elle crée un lien simple et surtout rapide et direct entre le producteur original (l'auteur) et le consommateur final (le lecteur), avec très peu d'intermédiaires. Il est passionnant de participer à cette expérience. Je ne suis absolument pas un spécialiste des nouvelles technologies. Je n'ai jamais vu de livre numérique. Mais je n'ai jamais vu non plus de moteur de Formule 1, ce qui ne m'empêche pas de constater combien ces voitures de course sont rapides.»

La première expérience numérique d'Arturo Pérez-Reverte est un peu différente. La série best-seller du romancier espagnol relate les aventures du Capitan Alatriste au 17e siècle. Le nouveau titre à paraître en 2000 s'intitule El Oro del Rey. En novembre 2000, en collaboration avec son éditeur Alfaguara, l'auteur décide de diffuser El Oro del Rey en version numérique sur un site spécifique du portail Inicia, en exclusivité pendant un mois, avant sa sortie en librairie. Le roman est disponible au format PDF pour 2,90 euros, un prix très inférieur aux 15,10 euros annoncés pour le livre imprimé.

Résultat de l'expérience, le nombre de téléchargements est très satisfaisant, mais pas celui des paiements. Un mois après la mise en ligne du roman, on compte 332.000 téléchargements, avec paiement par 12.000 lecteurs seulement. A la même date, Marilo Ruiz de Elvira, directrice de contenus du portail Inicia, explique dans un communiqué: «Pour tout acheteur du livre numérique, il y avait une clé pour le télécharger en 48 heures sur le site internet et, surtout au début, beaucoup d'internautes se sont échangés ce code d'accès dans les forums de dialogue en direct (chats) et ont téléchargé leur exemplaire sans payer. On a voulu tester et cela faisait partie du jeu. Arturo Pérez-Reverte voulait surtout qu'on le lise.» En 2006, les cinq premiers tomes de cette saga littéraire devenue un succès planétaire ont été vendus à 4 millions d'exemplaires. Ils sont également condensés dans le film Alatriste, une superproduction espagnole de 20 millions d'euros.

= Des centaines de titres

Trois ans après ces premières tentatives, si les expériences purement numériques sont provisoirement abandonnées, les livres numériques ont une place significative à côté de leurs correspondants imprimés. En 2003, des centaines de best-sellers sont vendus en version numérique sur Amazon.com, Barnes & Noble.com, Yahoo! eBook Store ou sur des sites d'éditeurs (Random House, PerfectBound, etc.), pour lecture sur ordinateur ou sur assistant personnel. Mobipocket distribue 6.000 titres numériques dans plusieurs langues, soit sur son site soit dans des librairies partenaires. Le catalogue de Palm Digital Media approche les 10.000 titres, lisibles sur les gammes Palm et Pocket PC, avec 15 à 20 nouveaux titres par jour et 1.000 nouveaux clients par semaine.

Romancier brésilien, Paulo Coelho est devenu mondialement célèbre depuis la parution de L'Alchimiste. Début 2003, ses livres, traduits en 56 langues, ont été vendus en 53 millions d'exemplaires dans 155 pays, dont 6,5 millions d'exemplaires dans les pays francophones. En mars 2003, Paulo Coelho décide de distribuer plusieurs de ses romans gratuitement en version PDF, en diverses langues, avec l'accord de ses éditeurs respectifs, dont Anne Carrière, son éditrice en France. Trois romans sont disponibles en français: Manuel du guerrier de la lumière, La cinquième montagne et Veronika décide de mourir. Pourquoi une telle décision? «Comme le français est présent, à plus ou moins grande échelle, dans le monde entier, je recevais sans cesse des courriers électroniques d'universités et de personnes habitant loin de la France, qui ne trouvaient pas mes oeuvres», déclare le romancier par le biais de son éditrice. A la question classique relative au préjudice éventuel sur les ventes futures, il répond : «Seule une minorité de gens a accès à l'internet, et le livre au format ebook ne remplacera jamais le livre papier.» Une remarque très juste en 2003, mais qui ne sera peut-être plus de mise dans quelques années.

5.3. Nouveaux genres littéraires

Principe de base du web, le lien hypertexte permet de relier entre eux des documents textuels et des images. Quant au lien hypermédia, il permet l'accès à des graphiques, des images animées, des bandes sonores et des vidéos. Des écrivains férus de nouvelles technologies ne tardent pas à en explorer les possibilités, dans des sites d'écriture hypermédia ou des oeuvres d'hyperfiction. D'autres utilisent les outils que sont le courriel et la liste de diffusion pour se lancer dans le mail-roman.

= Sites d'écriture hypermédia

Webmestre du site hypermédia cotres.net, Jean-Paul relate en juin 2000: «La navigation par hyperliens se fait en rayon (j'ai un centre d'intérêt et je clique méthodiquement sur tous les liens qui s'y rapportent) ou en louvoiements (de clic en clic, à mesure qu'ils apparaissent, au risque de perdre de vue mon sujet). Bien sûr, les deux sont possibles avec l'imprimé. Mais la différence saute aux yeux : feuilleter n'est pas cliquer. L'internet n'a donc pas changé ma vie, mais mon rapport à l'écriture. On n'écrit pas de la même manière pour un site que pour un scénario, une pièce de théâtre, etc. (…) Depuis, j'écris (compose, mets en page, en scène) directement à l'écran. L'état "imprimé" de mon travail n'est pas le stade final, le but; mais une forme parmi d'autres, qui privilégie la linéarité et l'image, et qui exclut le son et les images animées. (…)

C'est finalement dans la publication en ligne (l'entoilage?) que j'ai trouvé la mobilité, la fluidité que je cherchais. Le maître mot y est "chantier en cours", sans palissades. Accouchement permanent, à vue, comme le monde sous nos yeux. Provisoire, comme la vie qui tâtonne, se cherche, se déprend, se reprend. Avec évidemment le risque souligné par les gutenbergs, les orphelins de la civilisation du livre: plus rien n'est sûr. Il n'y a plus de source fiable, elles sont trop nombreuses, et il devient difficile de distinguer un clerc d'un gourou. Mais c'est un problème qui concerne le contrôle de l'information. Pas la transmission des émotions.»

Mis en ligne en juin 1997, oVosite est un espace d'écriture conçu par un collectif de six auteurs issus du département hypermédias de l'Université Paris 8: Chantal Beaslay, Laure Carlon, Luc Dall'Armellina (qui est aussi webmestre), Philippe Meuriot, Anika Mignotte et Claude Rouah. « oVosite est un site web conçu et réalisé (…) autour d'un symbole primordial et spirituel, celui de l'oeuf, explique Luc Dall'Armellina en juin 2000. Le site s'est constitué selon un principe de cellules autonomes qui visent à exposer et intégrer des sources hétérogènes (littérature, photo, peinture, vidéo, synthèse) au sein d'une interface unifiante.»

Les possibilités offertes par l'hypertexte ont-elles changé son mode d'écriture?
Sa réponse est à la fois négative et positive.

Négative d'abord : «Non - parce qu'écrire est de toute façon une affaire très intime, un mode de relation qu'on entretient avec son monde, ses proches et son lointain, ses mythes et fantasmes, son quotidien et enfin, appendus à l'espace du langage, celui de sa langue d'origine. Pour toutes ces raisons, je ne pense pas que l'hypertexte change fondamentalement sa manière d'écrire, qu'on procède par touches, par impressions, associations, quel que soit le support d'inscription, je crois que l'essentiel se passe un peu à notre insu.»

Positive ensuite : «Oui - parce que l'hypertexte permet sans doute de commencer l'acte d'écriture plus tôt : devançant l'activité de lecture (associations, bifurcations, sauts de paragraphes) jusque dans l'acte d'écrire. L'écriture (ceci est significatif avec des logiciels comme StorySpace) devient peut-être plus modulaire. On ne vise plus tant la longue horizontalité du récit, mais la mise en espace de ses fragments, autonomes. Et le travail devient celui d'un tissage des unités entre elles. L'autre aspect lié à la modularité est la possibilité d'écritures croisées, à plusieurs auteurs. Peut-être s'agit-il d'ailleurs d'une méta-écriture, qui met en relation les unités de sens (paragraphes ou phrases) entre elles.»

= Hyper-romans

Lucie de Boutiny est l'auteur de Non, roman multimédia débuté en août 1997 et publié en feuilleton par la revue en ligne d'art contemporain Synesthésie. «NON est un roman comique qui fait la satire de la vie quotidienne d'un couple de jeunes cadres supposés dynamiques, raconte-t-elle en juin 2000. Bien qu'appartenant à l'élite high-tech d'une industrie florissante, Monsieur et Madame sont les jouets de la dite révolution numérique. (…) Non prolonge les expériences du roman post-moderne (récits tout en digression, polysémie avec jeux sur les registres - naturaliste, mélo, comique… - et les niveaux de langues, etc.). Cette hyperstylisation permet à la narration des développements inattendus et offre au lecteur l'attrait d'une navigation dans des récits multiples et multimédias, car l'écrit à l'écran s'apparente à un jeu et non seulement se lit mais aussi se regarde.»

Les romans précédents de Lucie de Boutiny sont publiés sous forme imprimée. Un roman numérique requiert-il une démarche différente? «D'une manière générale, mon humble expérience d'apprentie auteur m'a révélé qu'il n'y a pas de différence entre écrire de la fiction pour le papier ou le pixel : cela demande une concentration maximale, un isolement à la limite désespéré, une patience obsessionnelle dans le travail millimétrique avec la phrase, et bien entendu, en plus de la volonté de faire, il faut avoir quelque chose à dire! Mais avec le multimédia, le texte est ensuite mis en scène comme s'il n'était qu'un scénario. Et si, à la base, il n'y a pas un vrai travail sur le langage des mots, tout le graphisme et les astuces interactives qu'on peut y mettre fera gadget. Par ailleurs, le support modifie l'appréhension du texte, et même, il faut le souligner, change l'oeuvre originale.»

Autre roman numérique, Apparitions inquiétantes (devenu ensuite La malédiction du parasol) est né sous la plume d'Anne-Cécile Brandenbourger. Il s'agit d'«une longue histoire à lire dans tous les sens, un labyrinthe de crimes, de mauvaises pensées et de plaisirs ambigus». Pendant deux ans, cette histoire se construit sous forme de feuilleton sur le site d'Anacoluthe, en collaboration avec Olivier Lefèvre. En février 2000, l'histoire est publiée en version numérique (au format PDF) et en version imprimée aux éditions 00h00, en tant que premier titre de la Collection 2003, consacrée aux écritures numériques.

00h00 présente l'ouvrage comme «un cyber-polar fait de récits hypertextuels imbriqués en gigogne. Entre personnages de feuilleton américain et intrigue policière, le lecteur est - hypertextuellement - mené par le bout du nez dans cette saga aux allures borgésiennes. (…) C'est une histoire de meurtre et une enquête policière; des textes écrits court et montés serrés ; une balade dans l'imaginaire des séries télé; une destructuration (organisée) du récit dans une transposition littéraire du zapping; et par conséquent, des sensations de lecture radicalement neuves.» Suite au succès du livre, les éditions Florent Massot publient en août 2000 une deuxième version imprimée (la première étant celle de 00h00, imprimée uniquement à la demande), avec une couverture en 3D, un nouveau titre - La malédiction du parasol - et une maquette d'Olivier Lefèvre restituant le rythme de la version originale.

Anne-Cécile Brandenbourger écrit en juin 2000: «Les possibilités offertes par l'hypertexte m'ont permis de développer et de donner libre cours à des tendances que j'avais déjà auparavant. J'ai toujours adoré écrire et lire des textes éclatés et inclassables (comme par exemple La vie mode d'emploi de Perec ou Si par une nuit d'hiver un voyageur de Calvino) et l'hypermédia m'a donné l'occasion de me plonger dans ces formes narratives en toute liberté. Car, pour créer des histoires non linéaires et des réseaux de textes qui s'imbriquent les uns dans les autres, l'hypertexte est évidemment plus approprié que le papier. Je crois qu'au fil des jours, mon travail hypertextuel a rendu mon écriture de plus en plus intuitive. Plus "intérieure" aussi peut-être, plus proche des associations d'idées et des mouvements désordonnés qui caractérisent la pensée lorsqu'elle se laisse aller à la rêverie. Cela s'explique par la nature de la navigation hypertextuelle, le fait que presque chaque mot qu'on écrit peut être un lien, une porte qui s'ouvre sur une histoire.»

= Mail-romans

Le mail-roman utilise le canal du courriel. Une première expérience est relatée dans le quotidien Libération du 27 février 1998. Le romancier américain Barry Beckham lance une formule originale pour diffuser son nouveau roman You Have a Friend: The Rise and Fall and Rise of the Chase Manhattan Bank. Ce roman a pour décor la grande banque Chase Manhattan, et ceci sur deux siècles, entre 1793 et 1995. Le sujet est inspiré de la vie professionnelle de l'auteur, qui est rédacteur dans le service des relations publiques de cette banque. Moyennant un abonnement de 9,95 dollars, le lecteur reçoit un épisode par courriel tous les quinze jours pendant six mois. Barry Beckham inaugure ainsi la formule du roman-feuilleton sur le web, dans la lignée de Dostoïevski, Dumas et Dickens en d'autres temps. Sur son site (disparu depuis), Barry Beckham dit s'être inspiré de la démarche des feuilletonnistes du 19e siècle «pour atteindre des lecteurs à une époque où l'édition littéraire est dominée par des conglomérats obsédés par des titres ayant un fort potentiel commercial mais peu de substance intellectuelle».

Le premier mail-roman francophone est lancé en 2001 par Jean-Pierre Balpe, directeur du département hypermédias de l'Université Paris 8, chercheur et écrivain. Pendant très exactement cent jours, entre le 11 avril et le 19 juillet 2001, il diffuse quotidiennement un chapitre de Rien n'est sans dire auprès de cinq cents personnes - sa famille, ses amis, ses collègues, etc. - en y intégrant les réponses et les réactions des lecteurs. Racontée par un narrateur, l'histoire est celle de Stanislas et Zita, qui vivent une passion tragique déchirée par une sombre histoire politique. « Cette idée d'un mail-roman m'est venue tout naturellement, raconte l'auteur en février 2002. D'une part en me demandant depuis quelque temps déjà ce qu'internet peut apporter sur le plan de la forme à la littérature (…) et d'autre part en lisant de la littérature "épistolaire" du 18e siècle, ces fameux "romans par lettres". Il suffit alors de transposer: que peut être le "roman par lettres" aujourd'hui?»

Jean-Pierre Balpe tire plusieurs conclusions de cette expérience: «D'abord c'est un "genre": depuis, plusieurs personnes m'ont dit lancer aussi un mail-roman. Ensuite j'ai aperçu quantité de possibilités que je n'ai pas exploitées et que je me réserve pour un éventuel travail ultérieur. La contrainte du temps est ainsi très intéressante à exploiter: le temps de l'écriture bien sûr, mais aussi celui de la lecture : ce n'est pas rien de mettre quelqu'un devant la nécessité de lire, chaque jour, une page de roman. Ce "pacte" a quelque chose de diabolique. Et enfin le renforcement de ma conviction que les technologies numériques sont une chance extraordinaire du renouvellement du littéraire.»

= Littérature numérique

Comme on vient de le voir, les technologies numériques donnent naissance à plusieurs genres: site d'écriture hypermédia, roman multimédia, hyper-roman, nouvelle hypertexte, feuilleton hypermédia, mail-roman, etc. Une véritable littérature numérique - appelée aussi littérature informatique, littérature électronique ou cyber-littérature - bouscule désormais la littérature traditionnelle en lui apportant un souffle nouveau, et s'intègre aussi à d'autres formes artistiques puisque le support numérique favorise la fusion de l'écrit avec l'image et le son.

Selon Jean-Paul, webmestre du site hypermédia cotres.net, interviewé en août 1999, l'avenir de la cyber-littérature est tracé par sa technologie même. «Il est maintenant impossible à un(e) auteur(e) seul(e) de manier à la fois les mots, leur apparence mouvante et leur sonorité. Maîtriser aussi bien Director, Photoshop et Cubase, pour ne citer que les plus connus, c'était possible il y a dix ans, avec les versions 1. Ça ne l'est plus. Dès demain (matin), il faudra savoir déléguer les compétences, trouver des partenaires financiers aux reins autrement plus solides que Gallimard, voir du côté d'Hachette-Matra, Warner, Pentagone, Hollywood. Au mieux, le statut de… l'écrivaste? du multimédiaste? sera celui du vidéaste, du metteur en scène, du directeur de produit: c'est lui qui écope des palmes d'or à Cannes, mais il n'aurait jamais pu les décrocher seul. Soeur jumelle (et non pas clone) du cinématographe, la cyber-littérature (= la vidéo + le lien) sera une industrie, avec quelques artisans isolés dans la périphérie off-off (aux droits d'auteur négatifs, donc).»

Lucie de Boutiny, romancière multimédia, raconte pour sa part en juin 2000: «Mes "conseillers littéraires", des amis qui n'ont pas ressenti le vent de liberté qui souffle sur le web, aimeraient que j'y reste, engluée dans la pâte à papier. Appliquant le principe de demi-désobéissance, je fais des allers-retours papier-pixel. L'avenir nous dira si j'ai perdu mon temps ou si un nouveau genre littéraire hypermédia va naître. (…) Si les écrivains français classiques en sont encore à se demander s'ils ne préfèrent pas le petit carnet Clairefontaine, le Bic ou le Mont-Blanc fétiche, et un usage modéré du traitement de texte, plutôt que l'ordinateur connecté, voire l'installation, c'est que l'HTX (hypertext literature) nécessite un travail d'accouchement visuel qui n'est pas la vocation originaire de l'écrivain papier. En plus des préoccupations du langage (syntaxe, registre, ton, style, histoire…), le techno-écrivain - collons-lui ce label pour le différencier - doit aussi maîtriser la syntaxe informatique et participer à l'invention de codes graphiques car lire sur un écran est aussi regarder.»

Luc Dall'Armellina, co-auteur et webmestre de l'espace d'écritures hypermédias oVosite, écrit à la même date: «La couverture du réseau autour de la surface du globe resserre les liens entre les individus distants et inconnus. Ce qui n'est pas simple puisque nous sommes placés devant des situations nouvelles : ni vraiment spectateurs, ni vraiment auteurs, ni vraiment lecteurs, ni vraiment interacteurs. Ces situations créent des nouvelles postures de rencontre, des postures de "spectacture" ou de "lectacture" (Jean-Louis Weissberg). Les notions de lieu, d'espace, de temps, d'actualité sont requestionnées à travers ce médium qui n'offre plus guère de distance à l'événement mais se situe comme aucun autre dans le présent en train de se faire. L'écart peut être mince entre l'envoi et la réponse, parfois immédiat (cas de la génération de textes).

Mais ce qui frappe et se trouve repérable ne doit pas masquer les aspects encore mal définis tels que les changements radicaux qui s'opèrent sur le plan symbolique, représentationnel, imaginaire et plus simplement sur notre mode de relation aux autres. "Plus de proximité" ne crée pas plus d'engagement dans la relation, de même "plus de liens" ne créent pas plus de liaisons, ou encore "plus de tuyaux" ne créent pas plus de partage. Je rêve d'un internet où nous pourrions écrire à plusieurs sur le même dispositif, une sorte de lieu d'atelier d'écritures permanent et qui autoriserait l'écriture personnelle (c'est en voie d'exister), son partage avec d'autres auteurs, leur mise en relation dans un tissage d'hypertextes et un espace commun de notes et de commentaires sur le travail qui se crée.»

En janvier 2007, Jean-Paul fait à nouveau le point sur son activité d'«entoileur» du site hypermédia cotres.net: «J'ai gagné du temps. J'utilise moins de logiciels, dont j'intègre le résultat dans Flash. Ce dernier m'assure de contrôler à 90% le résultat à l'affichage sur les écrans de réception (au contraire de ceux qui préfèrent présenter des oeuvres ouvertes, où l'intervention tantôt du hasard tantôt de l'internaute est recherchée). Je peux maintenant me concentrer sur le coeur de la chose: l'architecture et le développement du récit. (…) Les deux points forts des trois ou quatre ans à venir sont: (1) la généralisation du très haut débit (c'est-à-dire en fait du débit normal), qui va m'affranchir des limitations purement techniques, notamment des soucis de poids et d'affichage des fichiers (mort définitive, enfin, des histogrammes de chargement); (2) le développement de la 3 D. C'est le récit en hypermédia (= le multimédia + le clic) qui m'intéresse. Les pièges que pose un récit en 2 D sont déja passionnants. Avec la 3 D, il va falloir chevaucher le tigre pour éviter la simple prouesse technique et laisser la priorité au récit.»

5.4. Chronologie

* Cette chronologie ne prétend pas à l'exhaustivité.

1997 (mai): Poésie d'hier et d'aujourd'hui, site de Silvaine Arabo.

1997 (juin): oVosite, espace d'écriture créé par un collectif.

1997 (août): Non_roman, roman multimédia de Lucie de Boutiny.

1998 (février): You Have a Friend, mail-roman de Barry Beckham.

1998 (mars): Premier roman «interactif» francophone.

1998 (octobre): Cotres.net, site hypermédia collectif.

2000 (février): Apparitions inquiétantes, roman d'Anne-Cécile Brandenbourger, aux éditions 00h00.

2000 (mars): Riding the Bullet, nouvelle de Stephen King, distribuée sur le web.

2000 (avril): Site d'Anne-Bénédicte Joly, écrivain auto-éditeur.

2000 (juillet): Autopublication de The Plant, roman de Stephen King.

2000 (novembre): Arrêt de l'autopublication de The Plant, roman de Stephen King.

2000 (novembre): The Veteran, de Frederick Forsyth, en version numérique.

2000 (novembre): El Oro del Rey, d'Arturo Pérez-Reverte, en version numérique.

2001 (été): Rien n'est sans dire, mail-roman de Jean-Pierre Balpe.

2003 (mars): Plusieurs titres de Paulo Coelho mis en ligne gratuitement.

6. LES EDITEURS SUR LE RESEAU

[6.1. Editeurs en ligne littéraires / Premiers pas / CyLibris / 00h00 / Luc Pire électronique / Choucas / Plateformes d'édition / Auto-édition // 6.2. Editeurs en ligne scientifiques / Net des études françaises / Public Library of Science / Cours du MIT / Livres gratuits sur le web / Gratuit versus payant // 6.3. Chronologie]

Au début des années 2000, l'édition électronique creuse son sillon à côté de l'édition traditionnelle, du fait des avantages qu'elle procure: stockage plus simple, accès plus rapide, diffusion plus facile, coût moins élevé, etc. Elle amène aussi un souffle nouveau dans le monde de l'édition, et même une certaine zizanie. On voit des éditeurs vendre directement leurs titres en ligne, des éditeurs électroniques commercialiser les versions numérisées de livres publiés par des éditeurs traditionnels, des librairies numériques vendre les versions numérisées de livres publiés par des éditeurs partenaires, des auteurs s'auto-éditer ou promouvoir eux-mêmes leurs oeuvres publiées, des sites littéraires se charger de faire connaître de nouveaux auteurs pour pallier les carences de l'édition traditionnelle, etc. Le numérique pourra-il à terme rajeunir la structure éditoriale en place, considérée par beaucoup comme passablement sclérosée? Par ailleurs, des éditeurs scientifiques et des organismes de renom décident de mettre leurs publications et leurs cours en accès libre sur le web et de privilégier la diffusion libre du savoir.

6.1. Editeurs en ligne littéraires

= Premiers pas

Les premiers titres purement électroniques sont des oeuvres courtes, répertoriées dans l'E-zine-list, une liste créée en été 1993 par John Labovitz. Abrégé de fanzine ou magazine, un zine est généralement l'oeuvre d'une personne ou d'un petit groupe. Quant au e-zine, il est uniquement diffusé par courriel ou sur un site web. Le plus souvent, il ne contient pas de publicité, ne vise pas un profit commercial et n'est pas dirigé vers une audience de masse.

Comment l'E-zine-list débute-t-elle? Dans l'historique présent sur le site, John Labovitz relate qu'à l'origine son intention est de faire connaître Crash, un zine imprimé pour lequel il souhaite créer une version électronique. A la recherche de répertoires, il ne trouve que le groupe de discussion Alt.zines, et des archives comme le The Well et The Etext Archives. Lui vient alors l'idée d'un répertoire organisé. Il commence avec douze titres classés manuellement sur un traitement de texte. Puis il écrit sa propre base de données. En quatre ans, de 1993 à 1997, les quelques dizaines de e-zines deviennent plusieurs centaines, et la signification même d'e-zine s'élargit pour recouvrir tout type de publication publiée par voie électronique, même s'« il subsiste toujours un groupe original et indépendant désormais minoritaire qui continue de publier suivant son coeur ou de repousser les frontières de ce que nous appelons un e-zine». En été 1998, l'E-zine-list comprend 3.000 titres. Elle sera poursuivie jusqu'en novembre 2001.

Qu'en est-il pour les textes en français? En avril 1995, Pierre François Gagnon, poète et essayiste québécois, décide d'utiliser le numérique pour la réception des textes, leur stockage et leur diffusion. Il crée Editel, premier site d'auto-édition collective de langue française. En juillet 2000, il raconte: «En fait, tout le monde et son père savent ou devraient savoir que le premier site d'édition en ligne commercial fut CyLibris (fondé en août 1996, ndlr), précédé de loin lui-même, au printemps de 1995, par nul autre qu'Editel, le pionnier d'entre les pionniers du domaine, bien que nous fûmes confinés à l'action symbolique collective, faute d'avoir les moyens de déboucher jusqu'ici sur une formule de commerce en ligne vraiment viable et abordable (…). Nous sommes actuellement trois mousquetaires (Pierre François Gagnon, Jacques Massacrier et Mostafa Benhamza, ndlr) à développer le contenu original et inédit du webzine littéraire qui continuera de servir de façade d'animation gratuite, offerte personnellement par les auteurs maison à leur lectorat, à d'éventuelles activités d'édition en ligne payantes, dès que possible au point de vue technico-financier. Est-il encore réaliste de rêver à la démocratie économique?»

A la suite d'Editel, des éditeurs naissent directement sur le web pour tenter une aventure inédite. Dans le monde francophone, le premier éditeur électronique commercial est CyLibris, fondé en août 1996. CyLibris est suivi en mai 1998 par 00h00, premier éditeur au monde à commercialiser des livres numériques.

= CyLibris

Fondé par Olivier Gainon en août 1996, CyLibris (de Cy, cyber et Libris, livre), basé à Paris, est le pionnier francophone de l'édition électronique commerciale. CyLibris est en effet la première maison d'édition à utiliser l'internet et le numérique pour publier de nouveaux auteurs littéraires, et parfois des auteurs confirmés, dans divers genres: littérature générale, policier, science-fiction, théâtre et poésie. Vendus uniquement sur le web, les livres sont imprimés à la commande et envoyés directement au client, ce qui permet d'éviter le stock et les intermédiaires. Des extraits sont disponibles en téléchargement libre.

Pendant son premier trimestre d'activité, l'éditeur signe des contrats avec treize auteurs. En 2000, CyLibris compte une moyenne de 15.000 visites mensuelles sur son site, 3.500 livres vendus tous exemplaires confondus et une année 1999 financièrement équilibrée. En 2001, certains titres sont également vendus en version imprimée par un réseau de librairies partenaires, notamment la Fnac, et en version numérique par Mobipocket et Numilog, pour lecture sur ordinateur et sur assistant personnel. En 2003, le catalogue de CyLibris comprend une cinquantaine de titres.

«CyLibris a été créé d'abord comme une maison d'édition spécialisée sur un créneau particulier de l'édition et mal couvert à notre sens par les autres éditeurs: la publication de premières oeuvres, donc d'auteurs débutants, explique Olivier Gainon en décembre 2000. Nous nous intéressons finalement à la littérature qui ne peut trouver sa place dans le circuit traditionnel: non seulement les premières oeuvres, mais les textes atypiques, inclassables ou en décalage avec la mouvance et les modes littéraires dominantes. Ce qui est rassurant, c'est que nous avons déjà eu quelques succès éditoriaux: le grand prix de la SGDL (Société des gens de lettres) en 1999 pour La Toile de Jean-Pierre Balpe, le prix de la litote pour Willer ou la trahison de Jérôme Olinon en 2000, etc. Ce positionnement de "défricheur" est en soi original dans le monde de l'édition, mais c'est surtout son mode de fonctionnement qui fait de CyLibris un éditeur atypique.

Créé dès 1996 autour de l'internet, CyLibris a voulu contourner les contraintes de l'édition traditionnelle grâce à deux innovations: la vente directe par l'intermédiaire d'un site de commerce sur internet, et le couplage de cette vente avec une impression numérique en "flux tendu". Cela permettait de contourner les deux barrières traditionnelles dans l'édition: les coûts d'impression (et de stockage), et les contraintes de distribution. Notre système gérait donc des flux physiques: commande reçue par internet, impression du livre commandé, envoi par la poste. Je précise que nous sous-traitons l'impression à des imprimeurs numériques, ce qui nous permet de vendre des livres de qualité équivalente à celle de l'offset, et à un prix comparable. Notre système n'est ni plus cher, ni de moindre qualité, il obéit à une économie différente, qui, à notre sens, devrait se généraliser à terme.»

En quoi consiste l'activité d'un éditeur électronique? «Je décrirais mon activité comme double, explique Olivier Gainon. D'une part celle d'un éditeur traditionnel dans la sélection des manuscrits et leur retravail (je m'occupe directement de la collection science-fiction), mais également le choix des maquettes, les relations avec les prestataires, etc. D'autre part, une activité internet très forte qui vise à optimiser le site de CyLibris et mettre en oeuvre une stratégie de partenariat permettant à CyLibris d'obtenir la visibilité qui lui fait parfois défaut. Enfin, je représente CyLibris au sein du SNE (le Syndicat national de l'édition, dont CyLibris fait partie depuis le printemps 2000, ndlr). CyLibris est aujourd'hui une petite structure. Elle a trouvé sa place dans l'édition, mais est encore d'une économie fragile sur internet. Notre objectif est de la rendre pérenne et rentable et nous nous y employons.»

Le site web se veut aussi le carrefour de la petite édition. Il procure des informations pratiques aux auteurs en herbe: comment envoyer un manuscrit à un éditeur, ce que doit comporter un contrat d'édition, comment protéger ses manuscrits, comment tenter sa chance dans des revues ou concours littéraires, etc.

Par ailleurs, l'équipe de CyLibris lance en mai 1999 CyLibris Infos, une lettre d'information électronique gratuite dont l'objectif n'est pas tant de promouvoir les livres de l'éditeur que de présenter l'actualité de l'édition francophone. Volontairement décalée et souvent humoristique sinon décapante, la lettre est tout d'abord mensuelle, puis elle paraît deux fois par mois à compter de février 2000. Elle compte 565 abonnés en octobre 2000. Elle change de nom en février 2001 pour devenir Edition-actu. Elle compte 1.500 abonnés en 2003. Elle laisse ensuite la place au blog de CyLibris.

= 00h00

Lui aussi pionnier de l'édition en ligne commerciale, 00h00 fait son apparition en mai 1998, un peu moins de deux ans après la création de CyLibris. Mais le champ d'investigation de 00h00 (qui se prononce : zéro heure) est différent. Il est le premier éditeur au monde à se lancer dans la commercialisation de livres numériques. En 2000, les versions numériques (au format PDF) représentent 85% des ventes, les 15% restants étant des versions imprimées à la demande du client.

00h00 est fondé à l'instigation de Jean-Pierre Arbon et Bruno de Sa Moreira, respectivement directeur général de Flammarion et directeur de Flammarion Multimédia. «Aujourd'hui mon activité professionnelle est 100% basée sur internet, explique Bruno de Sa Moreira en juillet 1998. Le changement ne s'est pas fait radicalement, lui, mais progressivement (audiovisuel puis multimédia puis internet). (…) La gestation du projet a duré un an: brainstorming, faisabilité, création de la société et montage financier, développement technique du site et informatique éditoriale, mise au point et production des textes et préparation du catalogue à l'ouverture. (…) Nous faisons un pari, mais l'internet me semble un média capable d'une très large popularisation, sans doute grâce à des terminaux plus faciles d'accès que le seul micro-ordinateur.»

«La création de 00h00 marque la véritable naissance de l'édition en ligne, lit-on sur le site web. C'est en effet la première fois au monde que la publication sur internet de textes au format numérique est envisagée dans le contexte d'un site commercial, et qu'une entreprise propose aux acteurs traditionnels de l'édition (auteurs et éditeurs) d'ouvrir avec elle sur le réseau une nouvelle fenêtre d'exploitation des droits. Les textes offerts par 00h00 sont soit des inédits, soit des textes du domaine public, soit des textes sous copyright dont les droits en ligne ont fait l'objet d'un accord avec leurs ayants droit. (…) Avec l'édition en ligne émerge probablement une première vision de l'édition au 21e siècle. C'est cette idée d'origine, de nouveau départ qui s'exprime dans le nom de marque, 00h00. (…) Internet est un lieu sans passé, où ce que l'on fait ne s'évalue pas par rapport à une tradition. Il y faut inventer de nouvelles manières de faire les choses. (…) Le succès de l'édition en ligne ne dépendra pas seulement des choix éditoriaux : il dépendra aussi de la capacité à structurer des approches neuves, fondées sur les lecteurs autant que sur les textes, sur les lectures autant que sur l'écriture, et à rendre immédiatement perceptible qu'une aventure nouvelle a commencé.»

Les collections sont très diverses: inédits, théâtre classique français, contes et récits fantastiques, contes et récits philosophiques, souvenirs et mémoires, philosophie classique, réalisme et naturalisme, cyberculture, romans d'enfance, romans d'amour, nouvelles et romans d'aventure. Le recherche est possible par auteur, par titre et par genre. Pour chaque livre, on a un descriptif court, un descriptif détaillé, la table des matières et une courte présentation de l'auteur. S'ajoutent ensuite les commentaires des lecteurs. Pas de stock, pas de contrainte physique de distribution, mais un lien direct avec le lecteur et entre les lecteurs. Sur le site, les internautes/lecteurs qui le souhaitent peuvent créer leur espace personnel pour y rédiger leurs commentaires, participer à des forums ou recommander des liens vers d'autres sites. Ils peuvent encore s'abonner à la lettre d'information de 00h00 pour être tenus au courant des nouveautés. L'éditeur produit aussi des clips littéraires pour présenter les ouvrages publiés.

En 2000, le catalogue comprend 600 titres, qui comprennent une centaine d'oeuvres originales et des rééditions électroniques d'ouvrages publiés par d'autres éditeurs. Les oeuvres originales sont réparties en plusieurs collections: nouvelles écritures interactives et hypertextuelles, premiers romans, documents d'actualité, études sur les NTIC (nouvelles technologies de l'information et de la communication), co-éditions avec des éditeurs traditionnels ou de grandes institutions. Le paiement est effectué en ligne grâce à un système sécurisé mis en place par la Banque populaire. Ceux que le paiement en ligne rebute peuvent régler leur commande par carte bancaire (envoi par fax) ou par chèque (envoi par courrier postal).

En septembre 2000, 00h00 est racheté par la société américaine Gemstar-TV Guide International, spécialisée dans les produits et services numériques pour les médias. Quelques mois auparavant, en janvier 2000, Gemstar rachète les deux sociétés californiennes à l'origine des premières tablettes électroniques de lecture, NuvoMedia, créatrice du Rocket eBook, et Softbook Press, créatrice du Softbook Reader. Selon un communiqué de Henry Yuen, président de Gemstar, «les compétences éditoriales dont dispose 00h00 et les capacités d'innovation et de créativité dont elle a fait preuve sont les atouts nécessaires pour faire de Gemstar un acteur majeur du nouvel âge de l'édition numérique qui s'ouvre en Europe.» La communauté francophone ne voit pas ce rachat d'un très bon oeil, la mondialisation de l'édition semblant justement peu compatible avec l'innovation et la créativité. Moins de trois ans plus tard, en juin 2003, 00h00 cesse définitivement ses activités, tout comme la branche eBook de Gemstar.

Il reste le souvenir d'une belle aventure. En octobre 2006, Jean-Pierre Arbon, devenu chanteur, raconte sur son site: «J'avais fondé, avec Bruno de Sa Moreira, une maison d'édition d'un genre nouveau, la première au monde à tenter à grande échelle l'aventure de l'édition en ligne. Tout était à faire, à inventer. L'édition numérique était terra incognita: on explorait, on défrichait.»

= Luc Pire électronique

En Belgique, le premier éditeur à s'intéresser au numérique est Luc Pire. Fondée en automne 1994, sa maison d'édition est présente à Bruxelles et à Liège. Luc Pire électronique est lancé en février 2001 pour proposer des versions numériques de titres déjà publiés chez l'éditeur ou de nouveaux titres en version numérique. Nicolas Ancion, le responsable éditorial de ce nouveau secteur, explique en avril 2001: «Ma fonction est d'une double nature : d'une part, imaginer des contenus pour l'édition numérique de demain et, d'autre part, trouver des sources de financement pour les développer. (…) Je supervise le contenu du site de la maison d'édition et je conçois les prochaines générations de textes publiés numériquement (mais pas exclusivement sur internet).»

Comment voit-il l'avenir? «L'édition électronique n'en est encore qu'à ses balbutiements. Nous sommes en pleine phase de recherche. Mais l'essentiel est déjà acquis: de nouveaux supports sont en train de voir le jour et cette apparition entraîne une redéfinition du métier d'éditeur. Auparavant, un éditeur pouvait se contenter d'imprimer des livres et de les distribuer. Même s'il s'en défendait parfois, il fabriquait avant tout des objets matériels (des livres). Désormais, le rôle de l'éditeur consiste à imaginer et mettre en forme des contenus, en collaboration avec des auteurs. Il ne fabrique plus des objets matériels, mais des contenus dématérialisés. Ces contenus sont ensuite "matérialisés" sous différentes formes: livres papier, livres numériques, sites web, bases de données, brochures, CD-Rom, bornes interactives. Le département de "production" d'un éditeur deviendrait plutôt un département d'"exploitation" des ressources. Le métier d'éditeur se révèle ainsi beaucoup plus riche et plus large. Il peut amener le livre et son contenu vers de nouveaux lieux, de nouveaux publics. C'est un véritable défi qui demande avant tout de l'imagination et de la souplesse.»

= Choucas

L'expérience des éditions du Choucas est totalement différente. Fondé en 1992 par Nicolas et Suzanne Pewny, alors libraires en Haute-Savoie, Le Choucas est une petite maison d'édition spécialisée dans les romans policiers, la littérature, les livres de photos et les livres d'art. En juin 1998, Nicolas Pewny raconte: «Le site des éditions du Choucas a été créé fin novembre 1996. Lorsque je me suis rendu compte des possibilités qu'internet pouvait nous offrir, je me suis juré que nous aurions un site le plus vite possible. Un petit problème: nous n'avions pas de budget pour le faire réaliser. Alors, au prix d'un grand nombre de nuits sans sommeil, j'ai créé ce site moi-même et l'ai fait référencer (ce n'est pas le plus mince travail). Le site a alors évolué en même temps que mes connaissances (encore relativement modestes) en la matière et s'est agrandi, et a commencé à être un peu connu même hors France et Europe.

Le changement qu'internet a apporté dans notre vie professionnelle est considérable. Nous sommes une petite maison d'édition installée en province. Internet nous a fait connaître rapidement sur une échelle que je ne soupçonnais pas. Même les médias "classiques" nous ont ouvert un peu leur portes grâce à notre site. Les manuscrits affluent par le courrier électronique. Ainsi nous avons édité deux auteurs québécois (Fernand Héroux et Liz Morency, auteurs de Affaire de coeurs, paru en septembre 1997, ndlr). Beaucoup de livres se réalisent (corrections, illustrations, envoi des documents à l'imprimeur) par ce moyen. Dès le début du site nous avons reçu des demandes de pays où nous ne sommes pas (encore) représentés: Etats-Unis, Japon, Amérique latine, Mexique, malgré notre volonté de ne pas devenir un site "commercial" mais d'information et à "connotation culturelle". (Nous n'avons pas de système de paiement sécurisé, nous avons juste référencé sur une page les libraires qui vendent en ligne).»

En ce qui concerne l'avenir, «j'aurais tendance à répondre par deux questions: Pouvez vous me dire comment va évoluer internet? Comment vont évoluer les utilisateurs? Nous voudrions bien rester aussi peu "commercial" que possible et augmenter l'interactivité et le contact avec les visiteurs du site. Y réussirons-nous? Nous avons déjà reçu des propositions qui vont dans un sens opposé. Nous les avons mis "en veille". Mais si l'évolution va dans ce sens, pourrons-nous résister, ou trouver une "voie moyenne"? Honnêtement, je n'en sais rien.»

Bien qu'étant d'abord un éditeur à vocation commerciale, Nicolas Pewny tient aussi à avoir des activités non commerciales pour faire connaître des auteurs peu diffusés, par exemple Raymond Godefroy, écrivain-paysan normand, qui désespérait de trouver un éditeur pour son recueil de fables, Fables pour l'an 2000. Quelques jours avant le passage à l'an 2000, Nicolas Pewny réalise un beau design pour ces fables et publie le recueil en ligne sur le site du Choucas.

«Internet représente pour moi un formidable outil de communication qui nous affranchit des intermédiaires, des barrages doctrinaires et des intérêts des médias en place, écrit Raymond Godefroy en décembre 1999. Soumis aux mêmes lois cosmiques, les hommes, pouvant mieux se connaître, acquerront peu à peu cette conscience du collectif, d'appartenir à un même monde fragile pour y vivre en harmonie sans le détruire. Internet est absolument comme la langue d'Esope, la meilleure et la pire des choses, selon l'usage qu'on en fait, et j'espère qu'il me permettra de m'affranchir en partie de l'édition et de la distribution traditionnelle qui, refermée sur elle-même, souffre d'une crise d'intolérance pour entrer à reculons dans le prochain millénaire.»

Très certainement autobiographique, la fable Le poète et l'éditeur (sixième fable de la troisième partie) relate on ne peut mieux les affres du poète à la recherche d'un éditeur. Raymond Godefroy restant très attaché au papier, il auto-publie la version imprimée de ses fables en juin 2001, avec un titre légèrement différent, Fables pour les années 2000, puisque le cap du 21e siècle est désormais franchi.

Quant aux éditions du Choucas, elles cessent leur activité en mars 2001, une disparition de plus à déplorer chez les éditeurs indépendants. «Comme je le prévoyais, notre distributeur a déposé son bilan, raconte Nicolas Pewny en juin 2001. Et malheureusement les éditions du Choucas (ainsi que d'autres éditeurs) ont cessé leur activité éditoriale. Je maintiens gracieusement le site web pour témoignage de mon savoir-faire d'éditeur on- et off-line. (…) Je ne regrette pas ces dix années de lutte, de satisfactions et de malheurs passés aux éditions du Choucas. J'ai connu des auteurs intéressants dont certains sont devenus des amis… Maintenant je fais des publications et des sites internet pour d'autres. En ce moment pour une ONG (organisation non gouvernementale) internationale caritative ; je suis ravi de participer (modestement) à leur activité à but non lucratif. Enfin on ne parle plus de profit ou de manque à gagner, c'est reposant.»

= Plateformes d'édition

Des auteurs déçus par le système éditorial en place créent des plateformes d'édition littéraire non commerciale pour faire connaître leurs oeuvres et celles d'autres auteurs. Eux aussi font un véritable travail d'éditeur si l'on considère que le but premier d'un éditeur est de découvrir et diffuser des auteurs.

En 1997, Jacky Minier crée Diamedit, site français de promotion d'inédits artistiques et littéraires. «J'ai imaginé ce site d'édition virtuelle il y a maintenant plusieurs années, à l'aube de l'ère internautique francophone, relate-t-il en octobre 2000. A l'époque, il n'y avait aucun site de ce genre sur la toile à l'exception du site québécois Editel de Pierre François Gagnon (fondé en avril 1995, ndlr). J'avais alors écrit un roman et quelques nouvelles que j'aurais aimé publier mais, le système français d'édition classique papier étant ce qu'il est, frileux et à la remorque de l'Audimat, il est devenu de plus en plus difficile de faire connaître son travail lorsqu'on n'est pas déjà connu médiatiquement. J'ai donc imaginé d'utiliser le web pour faire la promotion d'auteurs inconnus qui, comme moi, avaient envie d'être lus. Diamedit est fait pour les inédits. Rien que des inédits. Pour encourager avant tout la création. Je suis, comme beaucoup de pionniers du net sans doute, autodidacte et multiforme. A la fois informaticien, écrivain, auteur de contenus, webmestre, graphiste au besoin, lecteur, correcteur pour les tapuscrits des autres, et commercial, tout à la fois. Mon activité est donc un mélange de ces diverses facettes.»

Comment Jacky Minier voit-il l'avenir? «Souriant. Je le vois très souriant. Je crois que le plus dur est fait et que le savoir-faire cumulé depuis les années de débroussaillage verra bientôt la valorisation de ces efforts. Le nombre des branchés francophones augmente très vite maintenant et, même si, en France, on a encore beaucoup de retard sur les Amériques, on a aussi quelques atouts spécifiques. En matière de créativité notamment. C'est pile poil le créneau de Diamedit. De plus, je me sens moins seul maintenant qu'en 1998. Des confrères sérieux ont fait leur apparition dans le domaine de la publication d'inédits. Tant mieux! Plus on sera et plus l'expression artistique et créatrice prendra son envol. En la matière, la concurrence n'est à craindre que si on ne maintient pas le niveau d'excellence. Il ne faut pas publier n'importe quoi si on veut que les visiteurs comme les auteurs s'y retrouvent.»

Une des consoeurs de Jacky Minier est Marie-Aude Bourson, lyonnaise férue de littérature et d'écriture qui, en septembre 1999, débute le site littéraire La Grenouille Bleue. «L'objectif est de faire connaître de jeunes auteurs francophones, pour la plupart amateurs, raconte-t-elle en décembre 2000. Chaque semaine, une nouvelle complète est envoyée par e-mail aux abonnés de la lettre. Les lecteurs ont ensuite la possibilité de donner leurs impressions sur un forum dédié. Egalement, des jeux d'écriture ainsi qu'un atelier permettent aux auteurs de "s'entraîner" ou découvrir l'écriture. Un annuaire recense les sites littéraires. Un agenda permet de connaître les différentes manifestations littéraires.» En décembre 2000, elle doit fermer le site pour un problème de marque. En janvier 2001, elle ouvre un deuxième site, Gloupsy.com, géré selon le même principe, «mais avec plus de "services" pour les jeunes auteurs, le but étant de mettre en place une véritable plateforme pour "lancer" les auteurs» et fonder peut-être ensuite «une véritable maison d'édition avec impression papier des auteurs découverts». Gloupsy.com cesse ses activités en mars 2003, date de la fin du contrat d'hébergement du site.

= Auto-édition

L'internet permet de renforcer les relations entre les auteurs et les lecteurs. Si les éditeurs ne peuvent vivre sans les auteurs, les auteurs peuvent enfin vivre sans les éditeurs. Un site web leur permet de promouvoir leurs oeuvres sans intermédiaire. Le courriel leur permet de discuter avec leurs lecteurs. En définitive, les auteurs ont-ils encore besoin des éditeurs?

L'auto-édition est la solution choisie par Anne-Bénédicte Joly, romancière, qui crée un site web en avril 2000 pour diffuser ses oeuvres. En juin 2000, elle raconte: «Après avoir rencontré de nombreuses fins de non-recevoir auprès des maisons d'édition et ne souhaitant pas opter pour des éditions à compte d'auteur, j'ai choisi, parce que l'on écrit avant tout pour être lu (!), d'avoir recours à l'auto-édition. Je suis donc un écrivain-éditeur et j'assume l'intégralité des étapes de la chaîne littéraire, depuis l'écriture jusqu'à la commercialisation, en passant par la saisie, la mise en page, l'impression, le dépôt légal et la diffusion de mes livres. Mes livres sont en règle générale édités à 250 exemplaires et je parviens systématiquement à couvrir mes frais fixes. Je pense qu'internet est avant tout un média plus rapide et plus universel que d'autres, mais je suis convaincue que le livre "papier" a encore, pour des lecteurs amoureux de l'objet livre, de beaux jours devant lui. Je pense que la problématique réside davantage dans la qualité de certains éditeurs, pour ne pas dire la frilosité, devant les coûts liés à la fabrication d'un livre, qui préfèrent éditer des livres "vendeurs" plutôt que de décider de prendre le risque avec certains écrits ou certains auteurs moins connus ou inconnus (…). Si l'internet et le livre électronique ne remplaceront pas le support livre, je reste convaincue que disposer d'un tel réseau de communication est un avantage pour des auteurs moins (ou pas) connus.»

Jean-Paul, auteur hypermédia, relate en août 1999 : «L'internet va me permettre de me passer des intermédiaires : compagnies de disques, éditeurs, distributeurs… Il va surtout me permettre de formaliser ce que j'ai dans la tête (et ailleurs) et dont l'imprimé (la micro-édition, en fait) ne me permettait de donner qu'une approximation. Puis les intermédiaires prendront tout le pouvoir. Il faudra alors chercher ailleurs, là où l'herbe est plus verte…»

Il est possible que l'auto-édition soit promise à un bel avenir. Jean-Pierre Cloutier, auteur des Chroniques de Cybérie, une chronique hebdomadaire des actualités de l'internet, écrit en août 2000 : «J'ai une théorie des forces qui animent et modifient la société, et qui se résume à classer les phénomènes en tendances fortes, courants porteurs et signaux faibles. Le livre électronique (appelé ici livre numérique, ndlr) ne répond pas encore aux critères de tendance forte. On perçoit des signaux faibles qui pourraient annoncer un courant porteur, mais on n'y est pas encore. Cependant, si et quand on y sera, ce sera un atout important pour les personnes qui souhaiteront s'auto-éditer, et le phénomène pourrait bouleverser le monde de l'édition traditionnelle.»

Mais comment trier le bon grain de l'ivraie? Philippe Renaut, gérant des éditions du Presse-Temps, croit à la nécessité d'un tamis éditorial. Il explique en février 2003: «C'est plutôt par la conjonction de ces deux éléments essentiels - vecteur de communication d'un contenu travaillé éditorialement - que l'on peut définir le livre par opposition à la mise en ligne ou mise à disposition massive de textes sans un regard ou une labellisation professionnels. En effet sans pouvoir assurer que magiquement l'oeil d'un éditeur permet de déceler le mauvais du bon, il reste néanmoins l'instrument par lequel un lecteur peut tenter de trier dans la production désormais pléthorique de livres. Parfois des ouvrages de qualité se retrouveront malheureusement auto-édités pour n'avoir su être décelés, et d'autres médiocres se retrouveront édités envers et contre tout, mais cela ne change rien au processus de base qui veut que le tamis éditorial joue son rôle et aide le public dans ses choix (il suffit de considérer le niveau moyen des manuscrits reçus par une maison d'édition pour s'en convaincre!). De la même manière, un surfeur sur le web va utiliser ses annuaires préférés pour identifier les sites qui lui sembleront les plus adaptés, seuls outils permettant encore un tri dans la masse désordonnée et titanesque d'informations qui lui est accessible.»

6.2. Editeurs en ligne scientifiques

Des éditeurs scientifiques et universitaires décident d'utiliser l'outil de diffusion qu'est le web pour mettre des livres, des articles et des cours à la disposition de tous en privilégiant la diffusion libre du savoir. C'est le cas par exemple du Net des études françaises (NEF), de la Public Library of Science (PLoS) ou du MIT (Massachusetts Institute of Technology). Des éditeurs commerciaux décident quant à eux de mettre le texte intégral de certains livres en accès libre sur le web, sans entraîner une baisse des ventes de la version imprimée, au contraire, puisque ces livres voient leurs ventes augmenter.

= Net des études françaises

Professeur au département d'études françaises de l'Université de Toronto, Russon Wooldridge est un ardent défenseur de la diffusion libre du savoir. En février 2001, il explique: «Je mets toutes les données de mes recherches des vingt dernières années sur le web (réédition de livres, articles, textes intégraux de dictionnaires anciens en bases de données interactives, de traités du 16e siècle, etc.). Je publie des actes de colloques, j'édite un journal, je collabore avec des collègues français, mettant en ligne à Toronto ce qu'ils ne peuvent pas publier en ligne chez eux. (…) Il est crucial que ceux qui croient à la libre diffusion des connaissances veillent à ce que le savoir ne soit pas bouffé, pour être vendu, par les intérêts commerciaux. Ce qui se passe dans l'édition du livre en France, où on n'offre guère plus en librairie que des manuels scolaires ou pour concours (c'est ce qui s'est passé en linguistique, par exemple), doit être évité sur le web. Ce n'est pas vers les Amazon.com qu'on se tourne pour trouver la science désintéressée.»

En mai 2000, Russon Wooldridge rassemble quelques collègues francophones à Toronto lors d'un colloque intitulé «Colloque international sur les études françaises favorisées par les nouvelles technologies d'information et de communication». A la suite de ce colloque, il crée le Net des études françaises (NEF), qui se veut d'une part «un filet trouvé qui ne capte que des morceaux choisis du monde des études françaises, tout en tissant des liens entre eux», d'autre part un réseau dont les «auteurs sont des personnes oeuvrant dans le champ des études françaises et partageant librement leur savoir et leurs produits avec autrui».

Plus précisément, «le NEF est un site web consacré à divers aspects des études françaises, notamment les outils critiques, réflexions et autres ressources, ainsi que le World Wide Web comme répositoire de textes et de bases de données textuelles, en même temps qu'objet d'étude et d'analyse critique» (Russon Wooldridge). Le NEF propose entre autres des bases textuelles interactives, par exemple les oeuvres complètes de Maupassant, ou encore les théâtres complets de Corneille, Molière, Racine, Marivaux et Beaumarchais (base Théâtres d'Ancien Régime). Le NEF propose aussi nombre d'entretiens avec des professionnels de l'information.

Le NEF s'étend ensuite à l'Europe grâce au site miroir Translatio, créé dans le même esprit en septembre 2001. Emilie Devriendt, sa responsable, relate en février 2003: «Translatio est le site miroir de trois sites académiques dédiés à la diffusion de ressources documentaires dans le domaine des études françaises, et plus particulièrement de l'histoire de la langue française. Il s'agit du site du professeur Russon Wooldridge, du site Net des études françaises (créé et maintenu par ce dernier), et du site Langue du 19e siècle, du professeur Jacques-Philippe Saint-Gérand, déjà miroirisé à Clermont-Ferrand. Plus qu'une simple copie, Translatio est avant toute chose le fruit de collaborations actives, en réseau, entre enseignants, chercheurs et documentalistes issus de différentes institutions : à Toronto (University of Toronto), à Clermont-Ferrand (Université Blaise Pascal), Lisieux (Bibliothèque électronique), Paris (École normale supérieure). Fidèle à l'architecture initiale des trois sites originaux, Translatio en conserve aussi les objectifs : diffuser de la connaissance (sources primaires et secondaires) sous forme de bases linguistiques, philologiques, culturelles - interactives ou non. Autrement dit, proposer gratuitement outils de recherche et ressources en ligne offrant toutes les garanties d'une nécessaire rigueur scientifique.»

= Public Library of Science

A l'heure de l'internet, il paraît assez scandaleux que le résultat de travaux de recherche - travaux originaux et demandant de longues années d'efforts - soit détourné par des éditeurs spécialisés s'appropriant ce travail et le monnayant à prix fort. L'activité des chercheurs est souvent financée par les deniers publics, et de manière substantielle en Amérique du Nord. Il semblerait donc normal que la communauté scientifique et le grand public puissent bénéficier librement du résultat de ces recherches.

Dans le domaine scientifique et médical par exemple, 1.000 nouveaux articles sont publiés chaque jour, en ne comptant que les articles révisés par les pairs. Se basant sur ce constat, la Public Library of Science (PLoS) est fondée en octobre 2000 à San Francisco à l'initiative de Harold Varmus, Patrick Brown et Michael Eisen, groupe de chercheurs des Universités de Stanford et de Berkeley. Le but est de contrer les pratiques de l'édition spécialisée en regroupant tous les articles scientifiques et médicaux au sein d'archives en ligne en accès libre. Au lieu d'une information disséminée dans des millions de rapports et des milliers de périodiques en ligne ayant chacun des conditions d'accès différentes, un point d'accès unique permettrait de lire le contenu intégral de ces articles, avec moteur de recherche multicritères et système d'hyperliens entre les articles.

Pour ce faire, PLoS fait circuler une lettre ouverte demandant que les articles publiés par les éditeurs spécialisés soient distribués librement dans un service d'archives en ligne, et incitant les signataires de cette lettre à promouvoir les éditeurs prêts à soutenir ce projet. La réponse de la communauté scientifique internationale est remarquable. Au cours des deux années suivantes, la lettre ouverte est signée par 30.000 chercheurs de 180 pays différents. Bien que la réponse des éditeurs soit nettement moins enthousiaste, plusieurs éditeurs donnent également leur accord pour une distribution immédiate des articles publiés par leurs soins, ou alors une distribution dans un délai de six mois. Mais, dans la pratique, même les éditeurs ayant donné leur accord formulent nombre d'objections au nouveau modèle proposé, si bien que le projet d'archives en ligne ne voit finalement pas le jour.

Un autre objectif de la Public Library of Science est de devenir elle-même éditeur. PLoS fonde donc une maison d'édition scientifique non commerciale qui reçoit en décembre 2002 une subvention de 9 millions de dollars US de la part de la Moore Foundation. Une équipe éditoriale de haut niveau est constituée en janvier 2003 pour lancer des périodiques de qualité selon un nouveau modèle d'édition en ligne basé sur la diffusion libre du savoir. Le premier numéro de PLoS Biology sort en octobre 2003, avec une version en ligne gratuite et une version imprimée au prix coûtant (couvrant uniquement les frais de fabrication et de distribution). PLoS Medicine est lancé en octobre 2004. Trois nouveaux titres voient le jour en 2005: PLoS Genetics, PLoS Computational Biology et PLoS Pathogens. PLoS Clinical Trials voit le jour en 2006. PloS Neglected Tropical Diseases est lancé à l'automne 2007 en tant que première publication scientifique consacrée aux maladies tropicales négligées. Ces maladies affectent les populations pauvres des zones rurales ou urbaines.

Tous les articles de ces périodiques sont librement accessibles en ligne, sur le site de PLoS et dans PubMed Central, le service d'archives en ligne public et gratuit de la National Library of Medicine (Etats-Unis), avec moteur de recherches multicritères. Les versions imprimées sont abandonnées en 2006 pour laisser place à un service d'impression à la demande proposé par la société Odyssey Press. Ces articles peuvent être librement diffusés et réutilisés ailleurs, y compris pour des traductions, selon les termes de la licence Creative Commons, la seule contrainte étant la mention des auteurs et de la source. PLoS lance aussi PLoS ONE, un forum en ligne destiné à la publication d'articles sur tout sujet scientifique et médical.

Le succès est total. Trois ans après les débuts de PLoS en tant qu'éditeur, PLoS Biology et PLos Medicine ont la même réputation d'excellence que les grandes revues Nature, Science ou The New England Journal of Medicine. PLoS reçoit le soutien financier de plusieurs fondations tout en mettant sur pied un modèle économique viable, avec des revenus émanant des frais de publication payés par les auteurs, de la publicité, de sponsors et d'activités destinées aux membres de l'association. PLoS souhaite que ce modèle économique d'un genre nouveau inspire d'autres éditeurs pour créer des revues du même type ou pour mettre les revues existantes en accès libre.

= Cours du MIT

Professeur à l'Université d'Ottawa (Canada), Christian Vandendorpe salue en mai 2001 «la décision du MIT (Massachusetts Institute of Technology) de placer tout le contenu de ses cours sur le web d'ici dix ans, en le mettant gratuitement à la disposition de tous. Entre les tendances à la privatisation du savoir et celles du partage et de l'ouverture à tous, je crois en fin de compte que c'est cette dernière qui va l'emporter.» Le MIT décide en effet de publier ses cours en ligne, avec accès libre et gratuit, une initiative menée avec le soutien financier de la Hewlett Foundation et de la Mellon Foundation.

Mise en ligne en septembre 2002, la version pilote du MIT OpenCourseWare (MIT OCW) offre en accès libre le matériel d'enseignement de 32 cours représentatifs des cinq facultés du MIT. Ce matériel d'enseignement comprend des textes de conférences, des travaux pratiques, des exercices et corrigés, des bibliographies, des documents audio et vidéo, etc. Le lancement officiel du site a lieu un an plus tard, en septembre 2003, avec accès à quelques centaines de cours. En mars 2004, 500 cours sont disponibles dans 33 disciplines différentes, avec actualisation régulière. En mai 2006, les 1.400 cours en ligne émanent de 34 départements appartenant aux cinq facultés du MIT. La totalité des 1.800 cours dispensés par le MIT est en ligne en 2008. Certains cours sont traduits en espagnol, en portugais et en chinois, avec l'aide d'autres organismes.

Le MIT espère que cette expérience de publication électronique - la première du genre - va permettre de définir un standard et une méthode de publication, et inciter d'autres universités à créer un « opencourseware » pour la mise à disposition gratuite de leurs propres cours. Un « opencourseware » peut être défini comme la publication électronique en accès libre de matériel d'enseignement de grande qualité organisé sous forme de cours. A cet effet, le MIT lance l'OpenCourseWare Consortium (OCW Consortium) en décembre 2005, avec accès libre et gratuit au matériel d'enseignement de cent universités dans le monde un an plus tard.

= Livres gratuits sur le web

La publication en ligne d'un livre à titre gratuit nuit-elle aux ventes de la version imprimée ou non? La National Academy Press (NAP) est la première à prendre un tel risque, dès 1994, avec un pari gagné. Des expériences plus récentes et tout aussi concluantes sont menées par O'Reilly Media et les éditions de l'Eclat.

«A première vue, cela paraît illogique», écrit Beth Berselli, journaliste au Washington Post, dans un article repris par le Courrier international en novembre 1997. «Un éditeur de Washington, la National Academy Press (NAP), qui a publié sur internet 700 titres de son catalogue actuel, permettant ainsi à tout un chacun de lire gratuitement ses livres, a vu ses ventes augmenter de 17% l'année suivante. Qui a dit que personne n'achèterait la vache si on pouvait avoir le lait gratuitement?»

Une politique atypique porte donc ses fruits. Editeur universitaire, la NAP (National Academy Press, qui devient ensuite la National Academies Press) publie environ 200 livres par an, essentiellement des livres scientifiques et techniques et des ouvrages médicaux. En 1994, l'éditeur choisit de mettre en accès libre sur le web le texte intégral de plusieurs centaines de livres, afin que les lecteurs puissent les «feuilleter» à l'écran, comme ils l'auraient fait dans une librairie, avant de les acheter ensuite si utile. La NAP est le premier éditeur à se lancer dans un tel pari, une initiative saluée par les autres maisons d'édition, qui hésitent cependant à se lancer elles aussi dans l'aventure, et ce pour trois raisons: le coût excessif qu'entraîne la mise en ligne de milliers de pages, les problèmes liés au droit d'auteur, et enfin une concurrence qu'ils estiment nuisible à la vente.

Dans le cas de la NAP, ce sont les auteurs eux-mêmes qui, pour des raisons publicitaires, demandent à ce que leurs livres soient mis en ligne sur le site. Pour l'éditeur, le web est un nouvel outil de marketing face aux 50.000 ouvrages publiés chaque année aux Etats-Unis. Une réduction de 20% est accordée pour toute commande effectuée en ligne. La présence de ces livres sur le web entraîne aussi une augmentation des ventes par téléphone. Le mouvement va en s'amplifiant puisque, en 1998, le site de la NAP propose le texte intégral d'un millier de titres. La solution choisie par la NAP est également adoptée par la MIT Press, qui voit rapidement ses ventes doubler pour les livres disponibles en version intégrale sur le web.

Un autre exemple est celui de O'Reilly Media. Fondé par Tim O'Reilly en 1978, O'Reilly Media est un éditeur réputé de manuels informatiques et de livres sur les technologies de pointe. O'Reilly dispose d'une formule de « copyright ouvert » pour les auteurs qui le souhaitent ou alors pour des projets collectifs. A partir de 2003, il privilégie le Creative Commons Founders' Copyright permettant d'offrir des contrats flexibles de droit d'auteur à ceux qui veulent également diffuser leurs oeuvres sur le web. En octobre 2005, avec l'accord de certains auteurs, O'Reilly met en ligne plusieurs livres en version intégrale, avec une copie numérique dans la bibliothèque de l'Internet Archive. Il s'agit soit de livres récents, soit de livres plus anciens dont la version imprimée est épuisée. Lancée sous le nom d'Open Books, cette initiative est menée dans le cadre de l'Open Content Alliance (OCA), un vaste projet de bibliothèque numérique collective dirigé par l'Internet Archive et dont O'Reilly Media est l'un des membres fondateurs.

Michel Valensi, directeur des éditions de l'Eclat, tente une expérience un peu différente à partir de mars 2000 en instituant le lyber, un terme «construit à partir du mot latin liber qui signifie à la fois: libre, livre, enfant, vin». Il s'agit d'un livre numérique disponible gratuitement sur le web dans son intégralité, selon le principe du shareware (partagiciel), avec possibilité d'acheter un exemplaire pour soi ou ses amis, possibilité de signaler l'adresse du libraire le plus proche et possibilité de laisser des commentaires sur le texte en ligne. Sur les 180 titres que comprend le catalogue (sciences humaines, philosophie, théologie), une vingtaine est disponible sous forme de lyber.

A l'occasion du colloque «Textualités & nouvelles technologies» organisé à Montréal en novembre 2001 par la revue ec/arts, Michel Valensi relate: «La mise en ligne de textes dans leur intégralité et gratuitement sur le net n'a en rien entamé les ventes de ces mêmes textes sous forme de livre. Mieux: il est arrivé que certains ouvrages dont les ventes pouvaient stagner depuis plusieurs mois, soient parvenus à un rythme de vente supérieur et plus régulier depuis leur mise en ligne. Quelques livres dont les ventes restent faibles sont faiblement consultés. Je ne veux pas établir de relation de cause à effet entre ces phénomènes, mais je constate au moins qu'il n'y a pas de perte pour l'éditeur (…). Nos statistiques nous permettent de constater que les ouvrages les mieux vendus en librairie sont également les plus consultés en ligne. (…) Je signale que les livres dont il existe une version en ligne sont souvent des livres qui marchent très bien en librairie.»

= Gratuit versus payant

Question cruciale qui suscite de nombreux débats, l'accès au savoir doit-il être gratuit ou payant ? Eduard Hovy, directeur du Natural Language Group de l'USC/ISI (University of Southern California / Information Sciences Institute), donne son sentiment sur ce point en septembre 2000: «En tant qu'universitaire, je suis bien sûr un des parasites de notre société (remarque à prendre au deuxième degré, ndlr), et donc tout à fait en faveur de l'accès libre à la totalité de l'information. En tant que co-propriétaire d'une petite start-up, je suis conscient du coût représenté par la collecte et le traitement de l'information, et de la nécessité de faire payer ce service d'une manière ou d'une autre. Pour équilibrer ces deux tendances, je pense que l'information à l'état brut et certaines ressources à l'état brut (langages de programmation ou moyens d'accès à l'information de base comme les navigateurs web) doivent être disponibles gratuitement. Ceci crée un marché et permet aux gens de les utiliser. Par contre l'information traitée doit être payante, tout comme les systèmes permettant d'obtenir et de structurer très exactement ce dont on a besoin. Cela permet de financer ceux qui développent ces nouvelles technologies.»

Dans le domaine du livre, l'édition non commerciale offre des avantages sans précédent. Au lieu de vendre quelques dizaines ou quelques centaines de livres et de toucher des droits d'auteur souvent insignifiants, l'auteur a un vaste lectorat et ne touche pas de droits d'auteur, tout en échappant aux contraintes souvent inacceptables des éditeurs commerciaux. A chacun de choisir s'il veut céder les droits de ses travaux, gagner quelques euros et n'être lu par (presque) personne, ou s'il préfère garder le copyright de ses écrits, être largement diffusé et ne rien gagner, sous-entendu ne pas gagner d'argent, parce qu'en fait il gagne le plus important, à savoir le fait d'être lu et de partager un savoir.

Grâce au réseau, l'édition non commerciale a le vent en poupe. Des organismes deviennent éditeurs dans le vrai sens du terme. Des auteurs sont heureux à juste titre de voir leurs textes publiés en ligne. Des lecteurs avides, enthousiastes et exigeants ne choisissent pas leurs lectures en fonction de la dernière liste de best-sellers, mais les choisissent dans une profusion de fictions, de documentaires, d'études généralistes et d'articles scientifiques, avec en prime la diffusion libre du savoir. Et, pour finir, de plus en plus d'auteurs ne se soucient même plus du fait que leurs textes auraient pu être acceptés par un éditeur traditionnel, dont ils jugent le modèle complètement dépassé.

Certains préfèrent la rentabilité économique à la diffusion gratuite du savoir, y compris pour les oeuvres tombées dans le domaine public. On a d'un côté des éditeurs électroniques qui vendent notre patrimoine en version numérique, de l'autre des bibliothèques numériques qui diffusent gratuitement ce patrimoine à l'échelle de la planète. De même, on a d'une part des organismes publics et privés qui monnaient leurs bases de données au prix fort, d'autre part des éditeurs et des universités qui mettent leurs publications et leurs cours en accès libre sur le web. Reste à savoir si, pour les premiers, les profits dégagés en valent vraiment la peine. Dans de nombreux cas, il semblerait que la somme nécessaire à la gestion interne soit au moins équivalente sinon supérieure aux gains réalisés. Est-il vraiment utile de mettre un pareil frein à la diffusion de l'information pour un profit finalement nul?

La diffusion gratuite du savoir n'est toutefois possible que parce qu'il existe en amont des organismes financeurs, par exemple des universités ou des centres de recherche. Ou alors parce qu'une petite équipe en place (rémunérée) est relayée par un vaste réseau de volontaires (bénévoles) gagnant leur vie par ailleurs et décidant de consacrer une partie de leur temps à une activité qu'ils estiment importante pour le bien de la collectivité. C'est le cas du Projet Gutenberg, pionnier des bibliothèques numériques, ou de Bookshare.org, une bibliothèque numérique destinée aux personnes ayant un problème visuel. C'est aussi le cas des grandes encyclopédies collaboratives en ligne que sont Wikipedia (débuté en janvier 2001), Citizendium (débuté en mars 2007) et l'Encyclopedia of Life (débutée en mai 2007).

6.3. Chronologie

* Cette chronologie ne prétend pas à l'exhaustivité.

1993 (été): L'E-zine-list, liste de John Labovitz.

1994: Livres de la National Academy Press (NAP) mis en ligne gratuitement.

1995 (avril): Editel, premier éditeur en ligne francophone, fondé par Pierre François Gagnon.

1996 (août): CyLibris, premier éditeur en ligne francophone commercial, fondé par Olivier Gainon.

1996 (novembre): Site web des éditions du Choucas lancé par Nicolas Pewny.

1997: Diamedit, plateforme d'édition littéraire créée par Jacky Minier.

1998 (mai): 00h00, premier éditeur commercial de livres numériques, fondé par Jean-Pierre Arbon et Bruno de Sa Moreira.

2000 (mars): Le lyber, concept de Michel Valensi, directeur des éditions de l'Eclat.

2000 (mai): Création du Net des études françaises (NEF) par Russon Wooldridge.

2000 (septembre): Rachat de 00h00 par Gemstar-TV Guide International.

2000 (octobre): Fondation de la Public Library of Science (PLoS).

2001 (février): Luc Pire électronique, secteur électronique des éditions Luc Pire.

2002 (septembre): Lancement du MIT OpenCourseWare en version bêta.

2003 (juin): Arrêt des activités de 00h00 et de la branche eBook de Gemstar.

2003 (septembre): Lancement officiel du MIT OpenCourseWare.

2003 (octobre): La Public Library of Science (PLoS) devient éditeur.

2005 (octobre): Livres des éditions O'Reilly Media mis en ligne gratuitement.

2005 (décembre): Lancement de l'OpenCourseWare Consortium.

7. LA MUE DES BIBLIOTHEQUES

[7.1. Bibliothèques numériques / Premiers pas / Numérisation: mode texte ou image / ABU et Athena / Bibliothèque électronique de Lisieux / Gallica / Online Books Page // 7.2. Bibliothèques traditionnelles / ARPALS, en milieu rural / Cyberespace des Nations Unies / Enluminures de la Bibliothèque de Lyon / Gabriel, serveur européen / De la conservation à la communication // 7.3. Du bibliothécaire au cyberthécaire / Bibliothécaires et internet / Quelques expériences // 7.4. Dans la lignée de Handicapzéro/ Premiers pas / Bookshare.org / Handicapzéro / Bibliothèque numérique pour le Handicap // 7.5. Une future bibliothèque planétaire / Google Book Search - Google Livres / Open Content Alliance / Autres initiatives // 7.6. Chronologie]

«Qu'il me suffise, pour le moment, de redire la sentence classique: "La bibliothèque est une sphère dont le centre véritable est un hexagone quelconque, et dont la circonférence est inaccessible."» Cette citation de Jorge Luis Borges peut tout aussi bien définir la bibliothèque numérique. La numérisation du patrimoine mondial est en cours, d'abord pour le texte, et ensuite pour l'image et le son, avec la mise en ligne de centaines puis de milliers d'oeuvres du domaine public, de publications littéraires et scientifiques, d'articles, d'images, de bandes sonores et de films. Nombre d'entre eux sont en accès libre. En 2005, le mouvement va en s'amplifiant avec l'entrée en lice des géants de l'internet pour la constitution d'une bibliothèque planétaire.

7.1. Bibliothèques numériques

= Premiers pas

Objectif poursuivi par des générations de bibliothécaires, la diffusion d'oeuvres du domaine public devient enfin possible à vaste échelle dans les années 1990, puisque les livres peut désormais être convertis en fichiers électroniques et transiter via l'internet.

Si certaines bibliothèques numériques naissent directement sur le web, la plupart émanent de bibliothèques traditionnelles. En 1996, la Bibliothèque municipale de Lisieux (Normandie) lance la Bibliothèque électronique de Lisieux, qui offre les versions numériques d'oeuvres littéraires courtes choisies dans les collections municipales. En 1997, la Bibliothèque nationale de France (BnF) crée Gallica qui, dans un premier temps, propose des images et textes du 19e siècle francophone. Une sélection de 3.000 livres est complétée par un échantillon de la future iconothèque numérique. En 1998, la Bibliothèque municipale de Lyon met les enluminures de 200 manuscrits et incunables à la disposition de tous sur son site web. Trois exemples parmi tant d'autres.

Les bibliothèques numériques permettent à un large public d'avoir accès à des documents difficiles à consulter parce qu'appartenant à des fonds anciens, locaux, régionaux ou spécialisés. Ces fonds sont souvent peu accessibles pour des raisons diverses: souci de conservation des documents rares et fragiles, heures d'ouverture réduites, nombreux formulaires à remplir, longs délais de communication, pénurie de personnel, qui sont autant de barrières à franchir et demandent souvent au lecteur une patience à toute épreuve et une détermination hors du commun pour arriver jusqu'au document.

Grâce à la bibliothèque numérique, la bibliothèque traditionnelle peut enfin rendre compatibles deux objectifs qui jusque-là ne l'étaient guère, à savoir la conservation des documents et la communication de ceux-ci. D'une part le document ne quitte son rayonnage qu'une seule fois pour être scanné, d'autre part le grand public y a enfin accès. Si le lecteur souhaite consulter le document original, il pourra se lancer dans le parcours évoqué plus haut, mais en connaissance de cause, grâce au «feuilletage» préalable à l'écran.

Selon la British Library, la bibliothèque numérique peut être définie comme une entité résultant de l'utilisation des technologies numériques pour acquérir, stocker, préserver et diffuser des documents. Ces documents sont soit publiés directement sous forme numérique, soit numérisés à partir d'un document imprimé, audiovisuel ou autre. Une collection numérique devient une bibliothèque numérique si elle répond aux quatre critères suivants: 1) elle peut être créée et produite dans un certain nombre d'endroits différents, mais elle est accessible en tant qu'entité unique; 2) elle doit être organisée et indexée pour un accès aussi facile que possible à partir du lieu où elle est produite; 3) elle doit être stockée et gérée de manière à avoir une existence assez longue après sa création; 4) elle doit trouver un équilibre entre le respect du droit d'auteur et les exigences universitaires.

Dans Information Systems Strategy, un document disponible sur le site de la British Library en 1997, Brian Lang, directeur de projet, explique que la future bibliothèque numérique de la British Library n'est pas envisagée comme un secteur à part, mais qu'elle fera partie intégrante d'une vision globale de la bibliothèque. Si d'autres bibliothèques pensent que les documents numériques prédomineront dans les bibliothèques du futur, la British Library n'envisage pas une bibliothèque exclusivement numérique. Elle considère comme fondamentale la communication physique des imprimés, manuscrits, partitions musicales, bandes sonores, etc., tout en ayant conscience de la nécessité du développement parallèle de collections numériques.

Hébergée par l'Université Carnegie Mellon (Pittsburgh, Pennsylvanie, Etats-Unis) et reliée au catalogue expérimental (ESS : experimental search system) de la Library of Congress, l'Universal Library insiste sur les trois avantages de la bibliothèque numérique: 1) elle occupe moins de place qu'une bibliothèque traditionnelle et son contenu peut être copié ou sauvegardé électroniquement; 2) elle est immédiatement accessible à quiconque sur l'internet; 3) comme toute recherche sur son contenu est automatisée, elle permet une réduction des coûts importante et une plus grande accessibilité des documents.

A titre historique, le site Library 2000 présente un condensé des recherches menées entre octobre 1995 et octobre 1997 par le MIT/LCS (Massachusetts Institute of Technology / Laboratory of Computer Science). Pragmatique, le projet Library 2000 étudie pendant deux ans les problèmes posés par le stockage en ligne d'une très grande quantité de documents. Il développe un prototype utilisant la technologie et les configurations de systèmes sensés économiquement viables en l'an 2000, prototype grâce auquel plusieurs grandes bibliothèques numériques sont mises en ligne à compter de l'automne 1997.

= Numérisation: mode texte ou image

Qui dit bibliothèque numérique dit numérisation. Pour pouvoir être consulté à l'écran, un livre peut être numérisé soit en mode texte soit en mode image.

La numérisation en mode texte implique la saisie d'un texte. Elle consiste à patiemment saisir le livre sur un clavier, page après page, solution souvent adoptée lors de la constitution des premières bibliothèques numériques, ou alors à scanner le livre et le convertir en texte grâce à un logiciel OCR (optical character recognition), puis à contrôler le résultat à l'écran en relisant intégralement le texte obtenu pour le comparer avec le texte scanné et le corriger si nécessaire. Quand les documents originaux manquent de clarté, pour les livres anciens par exemple, ils sont saisis ligne après ligne, de la première page à la dernière. Contrairement à la numérisation en mode image, la version informatique ne conserve pas la présentation originale du livre ou de la page. Le livre devient texte, à savoir un ensemble de caractères apparaissant en continu à l'écran. A cause du temps passé au traitement de chaque livre, ce mode de numérisation est assez long, et donc nettement plus coûteux que la numérisation en mode image. Dans de nombreux cas, il est toutefois très préférable, puisqu'il permet l'indexation, la recherche et l'analyse textuelles, une étude comparative entre plusieurs textes ou plusieurs versions du même texte, etc. C'est la méthode utilisée par exemple par le Projet Gutenberg, fondé dès 1971, ou encore la Bibliothèque électronique de Lisieux, créée en 1996.

La numérisation en mode image correspond à la photographie du livre page après page. La version informatique est le fac-similé numérique de la version imprimée. La présentation originale étant conservée, on peut feuilleter le texte page après page à l'écran. C'est la méthode employée pour les numérisations à grande échelle, par exemple pour le programme de numérisation de la Bibliothèque nationale de France (BnF) et la constitution de sa bibliothèque numérique Gallica. La numérisation en mode texte est toutefois utilisée pour les tables des matières, les sommaires et les corpus de documents iconographiques, ce afin de faciliter la recherche textuelle. Pourquoi ne pas tout numériser en mode texte? La BnF répond sur le site de Gallica: «Le mode image conserve l'aspect initial de l'original y compris ses éléments non textuels. Si le mode texte autorise des recherches riches et précises dans un document et permet une réduction significative du volume des fichiers manipulés, sa réalisation, soit par saisie soit par OCR, implique des coûts de traitement environ dix fois supérieurs à la simple numérisation. Ces techniques, parfaitement envisageables pour des volumes limités, ne pouvaient ici être économiquement justifiables au vu des 50.000 documents (représentant presque 15 millions de pages) mis en ligne.»

Concepteur de Mot@mot, logiciel de remise en page de fac-similés numériques, Pierre Schweitzer insiste sur l'utilité des deux modes de numérisation. «Le mode image permet d'avancer vite et à très faible coût, explique-t-il en janvier 2001. C'est important car la tâche de numérisation du domaine public est immense. Il faut tenir compte aussi des différentes éditions: la numérisation du patrimoine a pour but de faciliter l'accès aux oeuvres, il serait paradoxal qu'elle aboutisse à se focaliser sur une édition et à abandonner l'accès aux autres. Chacun des deux modes de numérisation s'applique de préférence à un type de document, ancien et fragile ou plus récent, libre de droit ou non (pour l'auteur ou pour l'édition), abondamment illustré ou pas. Les deux modes ont aussi des statuts assez différents: en mode texte ça peut être une nouvelle édition d'une oeuvre, en mode image c'est une sorte d'"édition d'édition", grâce à un de ses exemplaires (qui fonctionne alors comme une fonte d'imprimerie pour du papier). En pratique, le choix dépend bien sûr de la nature du fonds à numériser, des moyens et des buts à atteindre. Difficile de se passer d'une des deux façons de faire.»

Si une bibliothèque numérique est d'abord une bibliothèque d'oeuvres numérisées, ce terme s'applique aussi par extension à une collection organisée de liens vers des oeuvres numérisées disponibles sur le web. C'est le cas de l'Online Books Page, un répertoire d'oeuvres anglophones en accès libre créé en 1993 par John Mark Ockerbloom. C'est également le cas de l'Internet Public Library (IPL), fondée en 1995 pour répertorier les ressources disponibles sur l'internet. D'autres bibliothèques numériques proposent à la fois des textes numérisés par l'équipe en place et un ensemble de liens vers des oeuvres disponibles ailleurs. C'est le cas d'Athena, bibliothèque numérique fondée en 1994 par Pierre Perroud et hébergée sur le site de l'Université de Genève.

= ABU et Athena

L'ABU est la première bibliothèque numérique francophone du réseau. Fondée en avril 1993 par l'Association des bibliophiles universels (ABU) dans la lignée du Projet Gutenberg, elle est hébergée par le Centre d'études et de recherche informatique (CEDRIC) du Conservatoire des arts et métiers (CNAM) de Paris. En janvier 2002, les collections comptent 288 textes et 101 auteurs. Il ne semble pas que d'autres textes aient été ajoutés depuis.

Ce nom ABU est aussi une référence à Aboulafia, petit ordinateur présent dans Le pendule de Foucault, un roman d'Umberto Ecco dans lequel «s'entremêlent savoirs anciens et high tech», et dont l'intrigue se situe justement au CNAM. Quant au nom de l'association, «au départ, il s'agissait de biblioFiles universels, et non de biblioPHiles, mais la préfecture de Paris n'a pas semblé saisir tout le sel de ce néologisme», explique l'ABU sur son site.

Dans la FAQ (foire aux questions) présente sur le site, l'ABU donne les neuf conseils suivants aux volontaires souhaitant scanner ou saisir des textes: 1) pas de mise en page, mais un texte en continu avec des lignes d'environ 70 caractères et des sauts de ligne; 2) des sauts de ligne avant chaque paragraphe, y compris pour les dialogues; 3) la transcription du tiret long accompagnant les dialogues par deux petits tirets; 4) des majuscules pour les titres, noms de chapitres et sections, avec un soulignement fait de petits tirets; 5) la transcription des mots en italique par des blancs soulignés; 6) pas de tabulation, mais des blancs; 7) les notes de l'auteur mises entre crochets dans le corps du texte; 8) la pagination de l'édition originale entre crochets (facultatif); 9) l'encodage final en ISO-Latin-1, qui est une extension de l'ASCII.

Créée en 1994 et hébergée sur le site de l'Université de Genève, Athena est l'oeuvre de Pierre Perroud, qui y consacre trente heures par semaine, en plus de son activité de professeur au collège Voltaire (Genève). Pierre-Louis Chantre, journaliste, raconte dans L'Hebdo n° 7 du 13 février 1997: «Il numérise des livres, met en page des textes que des correspondants inconnus lui envoient, crée des liens électroniques avec des livres disponibles ailleurs, tout en essayant de répondre le mieux possible aux centaines de lettres électroniques qu'il reçoit (mille personnes consultent Athena chaque jour). Un travail artisanal qu'il accomplit seul, sans grande rémunération. Malgré des demandes répétées, le Département de l'instruction publique de Genève ne lui paie que deux heures par semaine.»

En 1997, le site bilingue français-anglais donne accès à 3.500 textes électroniques dans des domaines aussi variés que la philosophie, les sciences, la période classique, la littérature, l'histoire, l'économie, etc. En décembre 1998, les collections comprennent 8.000 textes. Un des objectifs d'Athena est de mettre en ligne des textes français. Une section spécifique (Swiss Authors and Texts) regroupe les auteurs et textes suisses. On y trouve aussi un répertoire mondial des ressources littéraires en ligne (Athena Literature Resources). Par ailleurs, Athena propose une table de minéralogie qui est l'oeuvre de Pierre Perroud et qui est consultée dans le monde entier.

Dans un article publié en février 1997 dans la revue Informatique-Informations, Pierre Perroud insiste sur la complémentarité du texte électronique et du livre imprimé. Selon lui, «les textes électroniques représentent un encouragement à la lecture et une participation conviviale à la diffusion de la culture», notamment pour l'étude et la recherche textuelle. Ces textes «sont un bon complément du livre imprimé - celui-ci restant irremplaçable lorsqu'il s'agit de lire». S'il est persuadé de l'utilité du texte électronique, le livre imprimé reste «un compagnon mystérieusement sacré vers lequel convergent de profonds symboles: on le serre dans la main, on le porte contre soi, on le regarde avec admiration; sa petitesse nous rassure autant que son contenu nous impressionne; sa fragilité renferme une densité qui nous fascine; comme l'homme il craint l'eau et le feu, mais il a le pouvoir de mettre la pensée de celui-là à l'abri du Temps.»

= Bibliothèque électronique de Lisieux

En juin 1996 apparaît la Bibliothèque électronique de Lisieux, créée à l'initiative d'Olivier Bogros, directeur de la Bibliothèque municipale de Lisieux, en Normandie. Dès ses débuts, cette réalisation suscite l'intérêt de la communauté francophone parce qu'elle montre ce qui est faisable sur l'internet avec beaucoup de détermination et des moyens limités. Le site propose chaque mois la version intégrale d'une oeuvre littéraire du domaine public. S'y ajoutent les archives des mois précédents, une sélection d'oeuvres courtes du 19e siècle, une sélection du fonds documentaire de la bibliothèque (opuscules, brochures, tirés à part), une sélection de son fonds normand (brochures et bibliographies), et enfin un choix de sites normands et de sites littéraires francophones.

En juin 1998, Olivier Bogros enregistre le nom de domaine bmlisieux.com et déménage l'ensemble sur un nouveau serveur. A la même date, il relate: «Le site a été ouvert en juin 1996. Hébergé sur les pages personnelles, limitées à 5 mégaoctets, de mon compte CompuServe, il est depuis quelques jours installé sur un nouveau serveur où il dispose d'un espace disque plus important (15 mégaoctets) et surtout d'un nom de domaine. Les frais inhérents à l'entretien du site sont à ma charge, la ville finance de manière indirecte le site en acceptant que tous les textes soient choisis, saisis et relus par du personnel municipal sur le temps de travail (ma secrétaire pour la saisie et une collègue pour la relecture). Ce statut étrange et original fait de la Bibliothèque électronique de Lisieux le site presque officiel de la Bibliothèque municipale, tout en restant sous mon entière responsabilité, sans contrôle ni contrainte.

J'ai déjà rapporté dans un article paru dans le Bulletin des bibliothèques de France (1997, n° 3, ndlr) ainsi que dans le Bulletin de l'ABF (Association des bibliothécaires français) (n° 174, 1997, ndlr), comment l'envie de créer une bibliothèque virtuelle avait rapidement fait son chemin depuis ma découverte de l'informatique en 1994: création d'un bulletin électronique d'informations bibliographiques locales (Les Affiches de Lisieux) en 1994 dont la diffusion locale ne rencontre qu'un très faible écho, puis en 1995 début de la numérisation de nos collections de cartes postales en vue de constituer une photothèque numérique, saisie de nouvelles d'auteurs d'origine normande courant 1995 en imitation (modeste) du projet de l'ABU (Association des bibliophiles universels) avec diffusion sur un BBS spécialisé.

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