Les mystères de Paris, Tome V
X
Espérance
Les premiers jours du printemps approchaient, le soleil commençait à prendre un peu de force, le ciel était pur, l'air tiède... Fleur-de-Marie, appuyée sur le bras de la Louve, essayait ses forces en se promenant dans le jardin de la petite maison du docteur Griffon.
La chaleur vivifiante du soleil et le mouvement de la promenade coloraient d'une teinte rosée les traits pâles et amaigris de la Goualeuse; ses vêtements de paysanne ayant été déchirés dans la précipitation des premiers secours qu'on lui avait donnés, elle portait une robe de mérinos d'un bleu foncé, faite en blouse, et seulement serrée autour de sa taille délicate et fine par une cordelière de laine.
—Quel bon soleil! dit-elle à la Louve en s'arrêtant au pied d'une charmille d'arbres verts exposés au midi et qui s'arrondissaient autour d'un banc de pierre. Voulez-vous que nous nous asseyions un moment ici, la Louve?
—Est-ce que vous avez besoin de me demander si je veux? répondit brusquement la femme de Martial en haussant les épaules.
Puis, ôtant de son cou un châle de bourre de soie, elle le ploya en quatre, s'agenouilla, le posa sur le sable un peu humide de l'allée et dit à la Goualeuse:
—Mettez vos pieds là-dessus.
—Mais, la Louve, dit Fleur-de-Marie, qui s'était aperçue trop tard du dessein de sa compagne pour l'empêcher de l'exécuter; mais, la Louve, vous allez abîmer votre châle.
—Pas tant de raisons!... la terre est fraîche, dit la Louve.
Et, prenant d'autorité les petits pieds de Fleur-de-Marie, elle les posa sur le châle.
—Comme vous me gâtez, la Louve...
—Hum!... vous ne le méritez guère: toujours à vous débattre contre ce que je veux faire pour votre bien... Vous n'êtes pas fatiguée? Voilà une bonne demi-heure que nous marchons... Midi vient de sonner à Asnières.
—Je suis un peu lasse... mais je sens que cette promenade m'a fait du bien.
—Vous voyez... vous étiez lasse. Vous ne pouviez pas me demander plus tôt de vous asseoir?
—Ne me grondez pas; je ne m'apercevais pas de ma lassitude. C'est si bon de marcher quand on a été longtemps alitée... de voir le soleil, les arbres, la campagne, quand on a cru ne les revoir jamais!
—Le fait est que vous avez été dans un état désespéré durant deux jours. Pauvre Goualeuse... oui, on peut vous dire cela maintenant... on désespérait de vous.
—Et puis figurez-vous, la Louve, que me voyant sous l'eau... malgré moi je me suis rappelé qu'une méchante femme qui m'avait tourmentée quand j'étais petite me menaçait toujours de me jeter aux poissons. Plus tard elle avait encore voulu me noyer[14]. Alors je me suis dit: «Je n'ai pas de bonheur... c'est une fatalité, je n'y échapperai pas...»
—Pauvre Goualeuse... ç'a été votre dernière idée quand vous vous êtes crue perdue?
—Oh! non... dit Fleur-de-Marie avec exaltation. Quand je me suis sentie mourir... ma dernière pensée a été pour celui que je regarde comme mon Dieu; de même qu'en me sentant renaître, ma première pensée s'est élevée vers lui...
—C'est plaisir de vous faire du bien, à vous... vous n'oubliez pas.
—Oh! non!... c'est si bon de s'endormir avec sa reconnaissance et de s'éveiller avec elle!
—Aussi on se mettrait dans le feu pour vous.
—Bonne Louve... Tenez, je vous assure qu'une des causes qui me rendent heureuse de vivre... c'est l'espoir de vous porter bonheur, d'accomplir ma promesse... vous savez, nos châteaux en Espagne de Saint-Lazare?
—Quant à cela, il y a du temps de reste. Vous voilà sur pied, j'ai fait mes frais... comme dit mon homme.
—Pourvu que M. le comte de Saint-Remy me dise tantôt que le médecin me permet d'écrire à Mme Georges! Elle doit être si inquiète! et peut-être M. Rodolphe aussi! ajouta Fleur-de-Marie en baissant les yeux et en rougissant de nouveau à la pensée de son Dieu. Peut-être ils me croient morte!
—Comme le croient aussi ceux qui vous ont fait noyer, pauvre petite. Oh! les brigands!
—Vous supposez donc toujours que ce n'est pas un accident, la Louve?
—Un accident! Oui, les Martial appellent ça des accidents... Quand je dis les Martial... c'est sans compter mon homme... car il n'est pas de la famille, lui... pas plus que n'en seront jamais François et Amandine.
—Mais quel intérêt pouvait-on avoir à ma mort? Je n'ai jamais fait de mal à personne... personne ne me connaît.
—C'est égal... si les Martial sont assez scélérats pour noyer quelqu'un, ils ne sont pas assez bêtes pour le faire sans y avoir un intérêt. Quelques mots que la veuve a dits à mon homme dans la prison... me le prouvent bien.
—Il a donc été voir sa mère, cette femme terrible?
—Oui, il n'y a plus d'espoir pour elle, ni pour Calebasse, ni pour Nicolas. On avait découvert bien des choses, mais ce gueux de Nicolas, dans l'espoir d'avoir la vie sauve, a dénoncé sa mère et sa sœur pour un autre assassinat. Ça fait qu'ils y passeront tous. L'avocat n'espère plus rien; les gens de la justice disent qu'il faut un exemple.
—Ah! c'est affreux! presque toute une famille.
—Oui, à moins que Nicolas ne s'évade. Il est dans la même prison qu'un monstre de bandit appelé le Squelette, qui machine un complot pour se sauver, lui et d'autres. C'est Nicolas qui a fait dire cela à Martial par un prisonnier sortant; car mon homme a été encore assez faible pour aller voir son gueux de frère à la Force. Alors, encouragé par cette visite, ce misérable, que l'enfer confonde! a eu le front de faire dire à mon homme que d'un moment à l'autre il pourrait s'échapper, et que Martial lui tienne prêts chez le père Micou de l'argent et des habits pour se déguiser.
—Votre Martial a si bon cœur!
—Bon cœur tant que vous voudrez, la Goualeuse; mais que le diable me brûle si je laisse mon homme aider un assassin qui a voulu le tuer! Martial ne dénoncera pas le complot d'évasion, c'est déjà beaucoup... D'ailleurs, maintenant que vous voilà en santé, la Goualeuse, nous allons partir, moi, mon homme et les enfants, pour notre tour de France; nous ne remettrons jamais les pieds à Paris: c'était bien assez pénible à Martial d'être appelé fils du guillotiné. Qu'est-ce que cela serait donc lorsque mère, frère et sœur y auraient passé?
—Vous attendrez au moins que j'aie parlé de vous à M. Rodolphe, si je le revois. Vous êtes revenue au bien, j'ai dit que je vous en ferais récompenser, je veux tenir ma parole. Sans cela comment m'acquitterais-je envers vous? Vous m'avez sauvé la vie... et pendant ma maladie vous m'avez comblée de soins.
—Justement! maintenant j'aurais l'air intéressée, si je vous laissais demander quelque chose pour moi à vos protecteurs. Vous êtes sauvée... je vous répète que j'ai fait mes frais.
—Bonne Louve... rassurez-vous... ce n'est pas vous qui serez intéressée, c'est moi qui serai reconnaissante.
—Écoutez donc! dit tout d'un coup la Louve en se levant, on dirait le bruit d'une voiture. Oui... oui, elle approche; tenez, la voilà; l'avez-vous vu passer devant la grille? Il y a une femme dedans.
—Oh! mon Dieu! s'écria Fleur-de-Marie avec émotion, il m'a semblé reconnaître...
—Qui donc?
—Une jeune et jolie dame que j'ai vue à Saint-Lazare, et qui a été bien bonne pour moi.
—Elle sait donc que vous êtes ici?
—Je l'ignore; mais elle connaît la personne dont je vous parlais toujours, et qui, si elle le veut, et elle le voudra, je l'espère, pourra réaliser nos châteaux en Espagne de la prison.
—Une place de garde-chasse pour mon homme, avec une cabane pour nous au milieu des bois, dit la Louve en soupirant. Tout ça c'est des féeries... c'est trop beau, cela ne peut pas arriver.
Un bruit de pas précipités se fit entendre, derrière la charmille; François et Amandine qui, grâce aux bontés du comte de Saint-Remy, n'avaient pas quitté la Louve, arrivèrent essoufflés en criant:
—La Louve, voici une belle dame avec M. de Saint-Remy; ils demandent à voir tout de suite Fleur-de-Marie.
—Je ne m'étais pas trompée! dit la Goualeuse.
Presque au même instant parut M. de Saint-Remy, accompagné de Mme d'Harville. À peine celle-ci eut-elle aperçu Fleur-de-Marie qu'elle s'écria en courant à elle et en la serrant tendrement entre ses bras:
—Pauvre chère enfant... vous voilà... Ah!... sauvée!... sauvée miraculeusement d'une horrible mort... Avec quel bonheur je vous retrouve... moi qui, ainsi que vos amis, vous avais crue perdue... vous avais tant regrettée!
—Je suis aussi bien heureuse de vous revoir, madame; car je n'ai jamais oublié vos bontés pour moi, dit Fleur-de-Marie en répondant aux tendresses de Mme d'Harville avec une grâce et une modestie charmantes.
—Ah! vous ne savez pas quelle sera la surprise, la folle joie de vos amis qui à cette heure vous pleurent si amèrement...
Fleur-de-Marie, prenant par la main la Louve, qui s'était retirée à l'écart, dit à Mme d'Harville en la lui présentant:
—Puisque mon salut est si cher à mes bienfaiteurs, permettez-moi de vous demander leurs bontés pour ma compagne, qui m'a sauvée au risque de sa vie...
—Soyez tranquille, mon enfant... vos amis prouveront à la brave Louve qu'ils savent que c'est à elle qu'ils doivent le bonheur de vous revoir.
La Louve, rouge, confuse, n'osant ni répondre ni lever les yeux sur Mme d'Harville, tant la présence d'une femme de cette dignité lui imposait, n'avait pu cacher son étonnement en entendant Clémence prononcer son nom...
—Mais il n'y a pas un moment à perdre, reprit la marquise. Je meurs d'impatience de vous emmener, Fleur-de-Marie; j'ai apporté dans la voiture un châle, un manteau bien chaud; venez, venez, mon enfant... Puis, s'adressant au comte: Serez-vous assez bon pour donner mon adresse à cette courageuse femme, afin qu'elle puisse demain faire ses adieux à Fleur-de-Marie? De la sorte vous serez bien forcée de venir nous voir, ajouta Mme d'Harville en s'adressant à la Louve.
—Oh! madame, j'irai bien sûr, répondit celle-ci, puisque ce sera pour dire adieu à la Goualeuse, j'aurais trop de chagrin de ne pouvoir pas l'embrasser encore une fois.
Quelques minutes après, Mme d'Harville et la Goualeuse étaient sur la route de Paris.
Rodolphe, après avoir assisté à la mort de Jacques Ferrand si terriblement puni de ses crimes, était rentré chez lui dans un accablement inexprimable.
Ensuite d'une longue et pénible nuit d'insomnie, il avait mandé près de lui sir Walter Murph, pour confier à ce vieux et fidèle ami l'écrasante découverte de la veille au sujet de Fleur-de-Marie.
Le digne squire fut atterré; mieux que personne il pouvait comprendre et partager l'immensité de la douleur du prince.
Celui-ci, pâle, abattu, les yeux rougis par des larmes récentes, venait de faire à Murph cette poignante révélation.
—Du courage! dit le squire en essuyant ses yeux; car, malgré son flegme, il avait aussi pleuré. Oui, du courage... monseigneur! beaucoup de courage!... Pas de vaines consolations... ce chagrin doit être incurable...
—Tu as raison... Ce que je ressentais hier n'est rien auprès de ce que je ressens aujourd'hui...
—Hier, monseigneur... vous éprouviez l'étourdissement de ce coup; mais sa réaction vous sera de jour en jour plus douloureuse... Ainsi donc, du courage!... L'avenir est triste... bien triste.
—Et puis hier... le mépris et l'horreur que m'inspiraient cette femme... mais que Dieu en ait pitié!... elle est à cette heure devant lui... hier enfin, la surprise, la haine, l'effroi, tant de passions violentes refoulaient en moi ces élans de tendresse désespérée... qu'à présent je ne contiens plus... À peine si je pouvais pleurer... Au moins maintenant... auprès de toi... je le peux... Tiens, tu vois... je suis sans forces... je suis lâche, pardonne-moi. Des larmes... encore... toujours... Ô mon enfant!... mon pauvre enfant!...
—Pleurez, pleurez, monseigneur... hélas! la perte est irréparable.
—Et tant d'atroces misères à lui faire oublier! s'écria Rodolphe avec un accent déchirant... après ce qu'elle a souffert!... Songe au sort qui l'attendait!
—Peut-être cette transition eût-elle été trop brusque pour cette infortunée, déjà si cruellement éprouvée?
—Oh! non... non!... va... si tu savais avec quels ménagements... avec quelle réserve je lui aurais appris sa naissance!... Comme je l'aurais doucement préparée à cette révélation... C'était si simple... si facile... Oh! s'il ne s'était agi que de cela, vois-tu, ajouta le prince avec un sourire navrant, j'aurais été bien tranquille et pas embarrassé. Me mettant à genoux devant cette enfant idolâtrée, je lui aurais dit: «Toi qui as été jusqu'ici si torturée... sois enfin heureuse... et pour toujours heureuse... Tu es ma fille...» Mais non, dit Rodolphe en se reprenant, non... cela aurait été trop brusque, trop imprévu... Oui, je me serais donc bien contenu et je lui aurais dit d'un air calme: «Mon enfant, il faut que je vous apprenne une chose qui va bien vous étonner... Mon Dieu! oui... figurez-vous qu'on a retrouvé les traces de vos parents... votre père existe... et votre père... c'est moi.» Ici le prince s'interrompit de nouveau.—Non, non! c'est encore trop brusque, trop prompt... mais ce n'est pas ma faute, cette révélation me vient tout de suite aux lèvres... c'est qu'il faut tant d'empire sur moi... tu comprends, mon ami, tu comprends... Être là, devant sa fille, et se contraindre! Puis, se laissant emporter à un nouvel accès de désespoir, Rodolphe s'écria:—Mais à quoi bon, à quoi bon ces vaines paroles? Je n'aurai plus jamais rien à lui dire. Oh! ce qui est affreux, affreux à penser, vois-tu? c'est de penser que j'ai eu ma fille près de moi... pendant tout un jour... oui, pendant ce jour à jamais maudit et sacré où je l'ai conduite à la ferme, ce jour où les trésors de son âme angélique se sont révélés à moi dans toute leur pureté! J'assistais au réveil de cette nature adorable... et rien dans mon cœur ne me disait: «C'est ta fille...» Rien... rien... Ô aveugle, barbare, stupide, que j'étais!... Je ne devinais pas... Oh! j'étais indigne d'être père!
—Mais, monseigneur...
—Mais enfin... s'écria le prince, a-t-il dépendu de moi, oui ou non, de ne la jamais quitter! Pourquoi ne l'ai-je pas adoptée, moi qui pleurais tant ma fille? Pourquoi, au lieu d'envoyer cette malheureuse enfant chez Mme Georges, ne l'ai-je pas gardée près de moi...? Aujourd'hui je n'aurais qu'à lui tendre les bras... Pourquoi n'ai-je pas fait cela? pourquoi? Ah! parce qu'on ne fait jamais le bien qu'à demi, parce qu'on n'apprécie les merveilles que lorsqu'elles ont lui et disparu pour toujours... parce qu'au lieu d'élever tout de suite à sa véritable hauteur cette admirable jeune fille qui, malgré la misère, l'abandon, était, par l'esprit et par le cœur, plus grande, plus noble peut-être qu'elle ne le fût jamais devenue par les avantages de la naissance et de l'éducation... j'ai cru faire beaucoup pour elle en la plaçant dans une ferme... auprès de bonnes gens... comme j'aurais fait pour la première mendiante intéressante qui se serait trouvée sur ma route... C'est ma faute... c'est ma faute... Si j'avais fait cela, elle ne serait pas morte... Oh! si... Je suis bien puni... je l'ai mérité... Mauvais fils... mauvais père!...
Murph savait que de pareilles douleurs sont inconsolables; il se tut.
Après un assez long silence, Rodolphe reprit d'une voix altérée:
—Je ne resterai pas ici, Paris m'est odieux... demain je pars...
—Vous avez raison, monseigneur...
—Nous ferons un détour, je m'arrêterai à la ferme de Bouqueval... J'irai m'enfermer quelques heures dans la chambre où ma fille a passe les seuls jours heureux de sa triste vie... Là on recueillera avec religion tout ce qui reste d'elle... les livres où elle commençait à lire... les cahiers où elle a écrit... les vêtements qu'elle a portés... tout... jusqu'aux meubles... jusqu'aux tentures de cette chambre, dont je prendrai moi-même un dessin exact... Et à Gerolstein... dans le parc réservé où j'ai fait élever un monument à la mémoire de mon père outragé... je ferai construire une petite maison où se trouvera cette chambre... là j'irai pleurer ma fille... De ces deux funèbres monuments, l'un me rappellera mon crime envers mon père, l'autre le châtiment qui m'a frappé dans mon enfant... Après un nouveau silence, Rodolphe ajouta: Ainsi donc, que tout soit prêt... demain matin...
Murph, voulant essayer de distraire un moment le prince de ses sinistres pensées, lui dit:
—Tout sera prêt, monseigneur; seulement vous oubliez que demain devait avoir lieu à Bouqueval le mariage du fils de Mme Georges et de Rigolette... Non-seulement vous avez assuré l'avenir de Germain et doté magnifiquement sa fiancée... mais vous leur avez promis d'assister à leur mariage comme témoin... Alors seulement ils devaient savoir le nom de leur bienfaiteur.
—Il est vrai, j'ai promis cela... Ils sont à la ferme... et je ne puis y aller demain... sans assister à cette fête... et je l'avoue, je n'aurai pas ce courage...
—La vue du bonheur de ces jeunes gens calmerait peut-être un peu votre chagrin.
—Non, non, la douleur est solitaire et égoïste... Demain tu iras m'excuser et me représenter auprès d'eux, tu prieras Mme Georges de rassembler tout ce qui a appartenu à ma fille... On fera faire le dessin de sa chambre et on me l'enverra en Allemagne.
—Partirez-vous donc aussi, monseigneur, sans voir Mme la marquise d'Harville?
Au souvenir de Clémence, Rodolphe tressaillit... ce sincère amour vivait toujours en lui, ardent et profond... mais dans ce moment il était pour ainsi dire noyé sous le flot d'amertume dont son cœur était inondé...
Par une contradiction bizarre, le prince sentait que la tendre affection de Mme d'Harville aurait pu seule l'aider à supporter le malheur qui le frappait, et il se reprochait cette pensée comme indigne de la rigidité de sa douleur paternelle.
—Je partirai sans voir Mme d'Harville, répondit Rodolphe. Il y a peu de jours, je lui écrivais la peine que me causait la mort de Fleur-de-Marie. Quand elle saura que Fleur-de-Marie était ma fille, elle comprendra qu'il est de ces douleurs ou plutôt de ces punitions fatales qu'il faut avoir le courage de subir seul... oui, seul, pour qu'elles soient expiatoires... et elle est terrible, l'expiation que la fatalité m'impose, terrible! car elle commence... pour moi... à l'heure où le déclin de la vie commence aussi.
On frappa légèrement et discrètement à la porte du cabinet de Rodolphe, qui fit un mouvement d'impatience chagrine.
Murph se leva et alla ouvrir.
À travers la porte entrebâillée, un aide de camp du prince dit au squire quelques mots à voix basse. Celui-ci répondit par un signe de tête, et, se tournant vers Rodolphe:
—Monseigneur me permet-il de m'absenter un moment? Quelqu'un veut me parler à l'instant même pour le service de Votre Altesse Royale.
—Va... répondit le prince.
À peine Murph fut-il parti que Rodolphe, cachant sa figure dans ses mains, poussa un long gémissement.
—Oh! s'écria-t-il, ce que je ressens m'épouvante... Mon âme déborde de fiel et de haine; la présence de mon meilleur ami me pèse... le souvenir d'un noble et pur amour m'importune et me trouble et puis... cela est lâche et indigne, mais hier j'ai appris avec une joie barbare la mort de Sarah... de cette mère dénaturée qui a causé la perte de ma fille; je me plais à retracer l'horrible agonie du monstre qui a fait tuer mon enfant. Ô rage! je suis arrivé trop tard! s'écria-t-il en bondissant sur son fauteuil. Pourtant, hier, je ne souffrais pas cela, et hier comme aujourd'hui je savais ma fille morte... Oh! oui, mais je ne me disais pas ces mots, qui désormais empoisonneront ma vie: «J'ai vu ma fille, je lui ai parlé, j'ai admiré tout ce qu'il y avait d'adorable en elle.» Oh! que de temps j'ai perdu à cette ferme! Quand je songe que je n'y suis allé que trois fois... oui, pas plus. Et je pouvais y aller tous les jours... voir ma fille tous les jours... Que dis-je! la garder à jamais près de moi. Oh! tel sera mon supplice... de me répéter cela toujours... toujours!
Et le malheureux trouvait une volupté cruelle à revenir à cette pensée désolante et sans issue; car le propre des grandes douleurs est de s'aviver incessamment par de terribles redites.
Tout à coup la porte du cabinet s'ouvrit, et Murph entra très-pâle, si pâle que le prince se leva à demi et s'écria:
—Murph, qu'as-tu?
—Rien, monseigneur...
—Tu es bien pâle, pourtant.
—C'est... l'étonnement.
—Quel étonnement?
—Mme d'Harville!
—Mme d'Harville, grand Dieu! un nouveau malheur!...
—Non, non, monseigneur, rassurez-vous, elle est... là... dans le salon de service.
—Elle... ici... elle chez moi, c'est impossible!
—Aussi, monseigneur... vous dis-je... la surprise.
—Une telle démarche de sa part... Mais qu'y a-t-il donc, au nom du ciel?
—Je ne sais... mais je ne puis me rendre compte de ce que j'éprouve...
—Tu me caches quelque chose?
—Sur l'honneur, monseigneur... sur l'honneur... non... je ne sais pas ce que Mme la marquise m'a dit.
—Mais que t'a-t-elle dit?
—«Sir Walter—et sa voix était émue, mais son regard rayonnait de joie—ma présence ici doit vous étonner beaucoup. Mais il est certaines circonstances si impérieuses qu'elles laissent peu le temps de songer aux convenances. Priez Son Altesse de m'accorder à l'instant quelques moments d'entretien en votre présence, car je sais que le prince n'a pas au monde de meilleur ami que vous. J'aurais pu lui demander de me faire la grâce de venir chez moi; mais c'eût été un retard d'une heure peut-être, et le prince me saura gré de n'avoir pas retardé d'une minute cette entrevue...», a-t-elle ajouté avec une expression qui m'a fait tressaillir.
—Mais, dit Rodolphe d'une voix altérée, et devenant plus pâle encore que Murph, je ne devine pas la cause de ton trouble... de... ton émotion... de... ta pâleur... il y a autre chose... Cette entrevue...
—Sur l'honneur, je ne... sais rien de plus. Ces seuls mots de la marquise m'ont bouleversé. Pourquoi? je l'ignore... Mais vous-même, vous êtes bien pâle, monseigneur.
—Moi? dit Rodolphe en s'appuyant sur son fauteuil, car il sentait ses genoux se dérober sous lui.
—Je vous dis, monseigneur, que vous êtes aussi bouleversé que moi. Qu'avez-vous?
—Dussé-je mourir sous le coup... prie Mme d'Harville d'entrer, s'écria le prince.
Par une sympathie étrange, la visite si inattendue, si extraordinaire de Mme d'Harville, avait éveillé chez Murph et chez Rodolphe une même vague et folle espérance; mais cet espoir leur semblait si insensé que ni l'un ni l'autre n'avaient voulu se l'avouer. Mme d'Harville, suivie de Murph, entra dans le cabinet du prince.
XI
Le père et la fille
Ignorant, nous l'avons dit, que Fleur-de-Marie fût la fille du prince, Mme d'Harville, toute à la joie de lui ramener sa protégée, avait cru pouvoir la lui présenter presque sans ménagements; seulement, elle l'avait laissée dans sa voiture, ignorant si Rodolphe voulait se faire connaître à cette jeune fille et la recevoir chez lui. Mais s'apercevant de la profonde altération des traits de Rodolphe, qui trahissaient un morne désespoir; remarquant dans ses yeux les traces récentes de quelques larmes, Clémence pensa qu'il avait été frappé par un malheur bien plus cruel pour lui que la mort de la Goualeuse; ainsi, oubliant l'objet de sa visite, elle s'écria:—Grand Dieu! monseigneur... qu'avez-vous?
—Vous l'ignorez, madame?... Ah! tout espoir est perdu... Votre empressement... l'entretien que vous m'avez si instamment demandé... j'avais cru...
—Oh! je vous en prie, ne parlons pas du sujet qui m'amenait ici... monseigneur... Au nom de mon père, dont vous avez sauvé la vie... j'ai presque droit de vous demander la cause de la désolation où vous êtes plongé... Votre abattement, votre pâleur m'épouvantent... Oh! parlez, monseigneur... soyez généreux... parlez, ayez pitié de mes angoisses...
—À quoi bon, madame? ma blessure est incurable.
—Ces mots redoublent mon effroi, monseigneur; expliquez-vous... Sir Walter... mon Dieu, qu'y a-t-il?
—Eh bien! dit Rodolphe d'une voix entrecoupée, en faisant un violent effort sur lui-même, depuis que je vous ai instruite de la mort de Fleur-de-Marie, j'ai appris qu'elle était ma fille.
—Fleur-de-Marie!... votre fille? s'écria Clémence avec un accent impossible à rendre.
—Oui. Et tout à l'heure, quand vous m'avez fait dire que vous vouliez me voir à l'instant pour m'apprendre une nouvelle qui me comblerait de joie, ayez pitié de ma faiblesse, mais un père, fou de douleur d'avoir perdu son enfant, est capable des plus folles espérances: un moment j'avais cru que... mais non, non, je le vois, je m'étais trompé. Pardonnez-moi, je ne suis qu'un misérable insensé.
Rodolphe, épuisé par le contrecoup d'un fugitif espoir et d'une déception écrasante, retomba sur son siège en cachant sa figure dans ses mains.
Mme d'Harville restait stupéfaite, immobile, muette, respirant à peine, tour à tour en proie à une joie enivrante, à la crainte de l'effet foudroyant de la révélation qu'elle devait faire au prince, exaltée enfin par une religieuse reconnaissance envers la Providence, qui la chargeait, elle... elle... d'annoncer à Rodolphe que sa fille vivait, et qu'elle la lui ramenait...
Clémence, agitée par ces émotions si violentes, si diverses, ne pouvait trouver une parole.
Murph, après avoir un moment partagé la folle espérance du prince, semblait aussi accablé que lui.
Tout à coup la marquise, cédant à un mouvement subit, involontaire, oubliant la présence de Murph et de Rodolphe, s'agenouilla, joignit les mains et s'écria avec l'expression d'une piété fervente et d'une gratitude ineffable:
—Merci!... Dieu... soyez béni!... je reconnais votre volonté toute-puissante... merci encore, car vous m'avez choisie... pour lui apprendre que sa fille est sauvée!...
Quoique dits à voix basse, ces mots, prononcés avec un accent de sincérité et de sainte exaltation, arrivèrent aux oreilles de Murph et du prince.
Celui-ci redressa vivement la tête au moment où Clémence se relevait.
Il est impossible de dire le regard, le geste, l'expression de la physionomie de Rodolphe en contemplant Mme d'Harville, dont les traits adorables, empreints d'une joie céleste, rayonnaient en ce moment d'une beauté surhumaine.
Appuyée d'une main sur le marbre d'une console, et comprimant sous son autre main les battements précipités de son sein, elle répondit par un signe de tête affirmatif à un regard de Rodolphe qu'il faut encore renoncer à rendre.
—Et où est-elle? dit le prince en tremblant comme la feuille.
—En bas, dans ma voiture.
Sans Murph, qui, prompt comme l'éclair, se jeta au-devant de Rodolphe, celui-ci sortait éperdu.
—Monseigneur, vous la tueriez! s'écria le squire en retenant le prince.
—D'hier seulement elle est convalescente. Au nom de sa vie, pas d'imprudence, monseigneur, ajouta Clémence.
—Vous avez raison, dit Rodolphe en se contenant à peine, vous avez raison, je serai calme, je ne la verrai pas encore, j'attendrai que ma première émotion soit apaisée. Ah! c'est trop, trop en un jour! ajouta-t-il d'une voix altérée. Puis, s'adressant à Mme d'Harville et lui tendant la main, il s'écria, dans une effusion de reconnaissance indicible: Je suis pardonné... vous êtes l'ange de la rédemption.
—Monseigneur, vous m'avez rendu mon père, Dieu veut que je vous ramène votre enfant, répondit Clémence. Mais, à mon tour je vous demande pardon de ma faiblesse. Cette révélation si subite, si inattendue, m'a bouleversée. J'avoue que je n'aurai pas le courage d'aller chercher Fleur-de-Marie, mon émotion l'effrayerait.
—Et comment l'a-t-on sauvée? qui l'a sauvée? s'écria Rodolphe. Voyez mon ingratitude, je ne vous avais pas encore fait cette question.
—Au moment où elle se noyait, elle a été retirée de l'eau par une femme courageuse.
—Vous la connaissez?
—Demain elle viendra chez moi.
—La dette est immense, dit le prince, mais je saurai l'acquitter.
—Comme j'ai été bien inspirée, mon Dieu, en n'amenant pas Fleur-de-Marie avec moi! dit la marquise, cette scène lui eût été funeste.
—Il est vrai, madame, dit Murph, c'est un hasard providentiel qu'elle ne soit pas ici.
—J'ignorais si monseigneur désirait être connu d'elle, et je n'ai pas voulu la lui présenter sans le consulter.
—Maintenant, dit le prince, qui avait passé pour ainsi dire quelques minutes à combattre, à vaincre son agitation, et dont les traits semblaient presque calmes, maintenant je suis maître de moi, je vous l'assure. Murph, va chercher ma fille.
Ces mots, ma fille, furent prononcés par le prince avec un accent que nous ne saurions non plus exprimer.
—Monseigneur, êtes-vous bien sûr de vous? dit Clémence. Pas d'imprudence.
—Oh! soyez tranquille, je sais le danger qu'il y aurait pour elle. Je ne l'y exposerai pas. Mon bon Murph, je t'en supplie, va, va!
—Rassurez-vous, madame, reprit le squire, qui avait attentivement observé le prince, elle peut venir, monseigneur se contiendra.
—Alors, va, va donc vite, mon vieil ami.
—Oui, monseigneur, je vous demande seulement une minute, on n'est pas de fer, dit le brave gentilhomme en essuyant la trace de ses larmes; il ne faut pas qu'elle voie que j'ai pleuré.
—Excellent homme! reprit Rodolphe en serrant la main de Murph dans les siennes.
—Allons, allons, monseigneur, m'y voilà... je ne voulais pas traverser le salon de service éploré comme une Madeleine.
Et le squire fit un pas pour sortir; puis, se ravisant:
—Mais, monseigneur, que lui dirai-je?
—Oui, que dira-t-il? demanda le prince à Clémence.
—Que M. Rodolphe désire la voir, rien de plus, ce me semble?
—Sans doute: que M. Rodolphe désire la voir... rien de plus... Allons, va, va.
—C'est certainement ce qu'il y a de mieux à lui dire, reprit le squire, qui se sentait au moins aussi impressionné que Mme d'Harville. Je lui dirai simplement que M. Rodolphe désire la voir. Cela ne lui fera rien préjuger, rien prévoir; c'est ce qu'il y a de plus raisonnable, en effet.
Et Murph ne bougeait pas.
—Sir Walter, lui dit Clémence en souriant, vous avez peur.
—C'est vrai, madame la marquise; malgré mes six pieds et mon épaisse enveloppe, je suis encore sous le coup d'une émotion profonde.
—Mon ami, prends garde, lui dit Rodolphe; attends plutôt un moment encore, si tu n'es pas sûr de toi.
—Allons, allons, cette fois, monseigneur, j'ai pris le dessus, dit le squire, après avoir passé sur ses yeux ses deux poings d'Hercule; il est évident qu'à mon âge cette faiblesse est parfaitement ridicule. Ne craignez rien, monseigneur.
Et Murph sortit d'un pas ferme, le visage impassible.
Un moment de silence suivit son départ.
Alors Clémence songea en rougissant qu'elle était chez Rodolphe, seule avec lui. Le prince s'approcha d'elle et lui dit presque timidement:
—Si je choisis ce jour, ce moment, pour vous faire un aveu sincère, c'est que la solennité de ce jour, de ce moment, ajoutera encore à la gravité de cet aveu. Depuis que je vous ai vue, je vous aime. Tant que j'ai dû cacher cet amour, je l'ai caché: maintenant vous êtes libre, vous m'avez rendu ma fille, voulez-vous être sa mère?
—Moi, monseigneur! s'écria Mme d'Harville. Que dites-vous?
—Je vous en supplie, ne me refusez pas; faites que ce jour décide du bonheur de toute ma vie, reprit tendrement Rodolphe.
Clémence aussi aimait le prince depuis longtemps avec passion; elle croyait rêver: l'aveu de Rodolphe, cet aveu à la fois si simple, si grave et si touchant, fait dans une telle circonstance, la transportait d'un bonheur inespéré; elle répondit en hésitant:
—Monseigneur, c'est à moi de vous rappeler la distance de nos conditions, l'intérêt de votre souveraineté.
—Laissez-moi songer avant tout à l'intérêt de mon cœur, à celui de ma fille chérie; rendez-nous bien heureux, oh! bien heureux, elle et moi; faites que moi, qui tout à l'heure étais sans famille, je puisse maintenant dire ma femme, ma fille; faites enfin que cette pauvre enfant qui, elle aussi tout à l'heure était sans famille, puisse dire... mon père, ma mère, ma sœur, car vous avez une fille qui deviendra la mienne.
—Ah! monseigneur, à de si nobles paroles on ne peut répondre que par des larmes de reconnaissance, s'écria Clémence. Puis, se contraignant, elle ajouta: Monseigneur, on vient, c'est votre fille.
—Eh bien! notre fille, murmura Clémence au moment où Murph, ouvrant la porte, introduisit Fleur-de-Marie dans le salon du prince.
La jeune fille, descendue de la voiture de la marquise devant le péristyle de cet immense hôtel, avait traversé une première antichambre remplie de valets de pied en grande livrée, une salle d'attente où se tenaient des valets de chambre, puis le salon des huissiers, et enfin le salon de service, occupé par un chambellan et les aides de camp du prince en grand uniforme. Qu'on juge de l'étonnement de la pauvre Goualeuse, qui ne connaissait pas d'autres splendeurs que celles de la ferme de Bouqueval, en traversant ces appartements princiers, étincelants d'or, de glaces et de peintures.
Dès qu'elle parut, Mme d'Harville courut à elle, la prit par la main, et, l'entourant d'un de ses bras comme pour la soutenir, la conduisit à Rodolphe, qui, debout près de la cheminée, n'avait pu faire un pas.
Murph, après avoir confié Fleur-de-Marie à Mme d'Harville, s'était hâté de disparaître à demi derrière un des immenses rideaux de la fenêtre, ne se trouvant pas suffisamment sûr de lui.
À la vue de son bienfaiteur, de son sauveur, de son Dieu... qui la contemplait dans une muette extase, Fleur-de-Marie, déjà si troublée, se mit à trembler.
—Rassurez-vous... mon enfant, lui dit Mme d'Harville, voilà votre ami... Rodolphe, qui vous attendait impatiemment... il a été bien inquiet de vous.
—Oh!... oui... bien... bien inquiet... balbutia Rodolphe toujours immobile et dont le cœur se fondait en larmes à l'aspect du pâle et doux visage de sa fille.
Aussi, malgré sa résolution, le prince fut-il un moment obligé de détourner la tête pour cacher son attendrissement.
—Tenez, mon enfant, vous êtes encore bien faible, asseyez-vous là, dit Clémence pour détourner l'attention de Fleur-de-Marie; et elle la conduisit vers un grand fauteuil de bois doré, dans lequel la Goualeuse s'assit avec précaution.
Son trouble augmentait de plus en plus: elle était oppressée, la voix lui manquait; elle se désolait de n'avoir encore pu dire un mot de gratitude à Rodolphe.
Enfin, sur un signe de Mme d'Harville, qui, accoudée au dossier du fauteuil, était penchée vers Fleur-de-Marie et tenait une de ses mains dans les siennes, le prince s'approcha doucement de l'autre côté du siège. Plus maître de lui, il dit alors à Fleur-de-Marie, qui tourna vers lui son visage enchanteur:
—Enfin, mon enfant, vous voilà pour jamais réunie à vos amis!... Vous ne les quitterez plus... Il faut surtout maintenant oublier ce que vous avez souffert.
—Oui, mon enfant, le meilleur moyen de nous prouver que vous nous aimez, ajouta Clémence, c'est d'oublier ce triste passé.
—Croyez, monsieur Rodolphe... croyez, madame, que si j'y songeais quelquefois malgré moi, ce serait pour me dire que sans vous... je serais encore bien malheureuse.
—Oui, mais nous ferons en sorte que vous n'ayez plus de ces sombres pensées. Notre tendresse ne vous en laissera pas le temps, ma chère Marie, reprit Rodolphe, car vous savez que je vous ai donné ce nom... à la ferme.
—Oui, monsieur Rodolphe. Et Mme Georges qui m'avait permis de l'appeler... ma mère... se porte-t-elle bien?
—Très-bien, mon enfant... Mais j'ai d'importantes nouvelles à vous apprendre.
—À moi, monsieur Rodolphe?
—Depuis que je vous ai vue... on a fait de grandes découvertes sur... sur... votre naissance.
—Sur ma naissance?
—On a su quels étaient vos parents. On connaît votre père. Rodolphe avait tant de larmes dans la voix en prononçant ces mots que Fleur-de-Marie, très-émue, se retourna vivement vers lui; heureusement qu'il put détourner la tête.
Un autre incident semi-burlesque vint encore distraire la Goualeuse et l'empêcher de trop remarquer l'émotion de son père: le digne squire, qui ne sortait pas de derrière son rideau et semblait attentivement regarder le jardin de l'hôtel, ne put s'empêcher de se moucher avec un bruit formidable, car il pleurait comme un enfant.
—Oui, ma chère Marie, se hâta de dire Clémence, on connaît votre père... il existe.
—Mon père! s'écria la Goualeuse avec une expression qui mit le courage de Rodolphe à une nouvelle épreuve.
—Et un jour... reprit Clémence, bientôt peut-être... vous le verrez. Ce qui vous étonnera sans doute, c'est qu'il est d'une très-haute condition... d'une grande naissance.
—Et ma mère, madame, la verrai-je?
—Votre père répondra à cette question, mon enfant... mais ne serez-vous pas bien heureuse de le voir?
—Oh! oui, madame, répondit Fleur-de-Marie en baissant les yeux.
—Combien vous l'aimerez, quand vous le connaîtrez! dit la marquise.
—De ce jour-là... une nouvelle vie commencera pour vous, n'est-ce pas, Marie? ajouta le prince.
—Oh! non, monsieur Rodolphe, répondit naïvement la Goualeuse. Ma nouvelle vie a commencé du jour où vous avez eu pitié de moi... où vous m'avez envoyée à la ferme.
—Mais votre père... vous chérit, dit le prince.
—Je ne le connais pas... et je vous dois tout... monsieur Rodolphe.
—Ainsi... vous... m'aimez... autant... plus peut-être que vous n'aimeriez votre père?
—Je vous bénis et je vous respecte comme Dieu, monsieur Rodolphe, parce que vous avez fait pour moi ce que Dieu seul aurait pu faire, répondit la Goualeuse avec exaltation, oubliant sa timidité habituelle. Quand madame a eu la bonté de me parler à la prison, je le lui ai dit, ainsi que je le disais à tout le monde... oui, monsieur Rodolphe, aux personnes qui étaient bien malheureuses, je disais: «Espérez, M. Rodolphe soulage les malheureux.» À celles qui hésitaient entre le bien et le mal, je disais: «Courage, soyez bonnes, M. Rodolphe récompense ceux qui sont bons.» À celles qui étaient méchantes, je disais: «Prenez garde, M. Rodolphe punit les méchants.» Enfin, quand j'ai cru mourir, je me suis dit: «Dieu aura pitié de moi, car M. Rodolphe m'a jugée digne de son intérêt.»
Fleur-de-Marie, entraînée par sa reconnaissance envers son bienfaiteur, avait surmonté sa crainte, un léger incarnat colorait ses joues, et ses beaux yeux bleus, qu'elle levait au ciel comme si elle eût prié, brillaient du plus doux éclat.
Un silence de quelques secondes succéda aux paroles enthousiastes de Fleur-de-Marie; l'émotion des acteurs de cette scène était profonde.
—Je vois, mon enfant, reprit Rodolphe, pouvant à peine contenir sa joie, que dans votre cœur j'ai à peu près pris la place de votre père.
—Ce n'est pas ma faute, monsieur Rodolphe. C'est peut-être mal à moi... mais je vous l'ai dit, je vous connais et je ne connais pas mon père; et elle ajouta en baissant la tête avec confusion: Et puis, enfin, vous savez le passé... monsieur Rodolphe... et malgré cela vous m'avez comblée de bontés; mais mon père ne le sait pas, lui... ce passé. Peut-être regrettera-t-il de m'avoir retrouvée, ajouta la malheureuse enfant en frissonnant, et puisqu'il est, comme le dit madame... d'une grande naissance... sans doute il aura honte... il rougira de moi.
—Rougir de vous! s'écria Rodolphe en se redressant, le front altier, le regard orgueilleux. Rassurez-vous, pauvre enfant, votre père vous fera une position si brillante, si haute, que les plus grands parmi les grands de ce monde ne vous regarderont désormais qu'avec un profond respect. Rougir de vous! non... non. Après les reines, auxquelles vous êtes alliée par le sang... vous marcherez de pair avec les plus nobles princesses de l'Europe.
—Monseigneur! s'écrièrent à la fois Murph et Clémence, effrayés de l'exaltation de Rodolphe et de la pâleur croissante de Fleur-de-Marie, qui regardait son père avec stupeur.
—Rougir de toi! continua-t-il, oh! si j'ai jamais été heureux et fier de mon rang souverain... c'est parce que, grâce à ce rang, je puis t'élever autant que tu as été abaissée... entends-tu, mon enfant chérie... ma fille adorée?... car c'est moi... c'est moi qui suis ton père!
Et le prince, ne pouvant vaincre plus longtemps son émotion, se jeta aux pieds de Fleur-de-Marie, qu'il couvrit de larmes et de caresses.
—Soyez béni, mon Dieu! s'écria Fleur-de-Marie en joignant les mains. Il m'était permis d'aimer mon bienfaiteur autant que je l'aimais... C'est mon père... je pourrai le chérir sans remords... Soyez... béni... non.
Elle ne put achever... la secousse était trop violente; Fleur-de-Marie s'évanouit entre les bras du prince.
Murph courut à la porte du salon de service, l'ouvrit et dit:
—Le docteur David... à l'instant... pour Son Altesse Royale... quelqu'un se trouve mal.
—Malédiction sur moi!... je l'ai tuée... s'écria Rodolphe, en sanglotant, agenouillé devant sa fille. Marie... mon enfant... écoute-moi... c'est ton père... Pardon... oh! pardon... de n'avoir pu retenir plus longtemps ce secret... Je l'ai tuée... mon Dieu! je l'ai tuée!
—Calmez-vous, monseigneur, dit Clémence; il n'y a sans doute aucun danger... Voyez... ses joues sont colorées... c'est le saisissement... seulement le saisissement.
—Mais à peine convalescente... elle en mourra... Malheur! oh! malheur sur moi!
À ce moment, David, le médecin nègre, entra précipitamment, tenant à la main une petite caisse remplie de flacons, et un papier qu'il remit à Murph.
—David... ma fille se meurt... Je t'ai sauvé la vie... tu dois sauver mon enfant! s'écria Rodolphe.
Quoique stupéfait de ces paroles du prince, qui parlait de sa fille, le docteur courut à Fleur-de-Marie, que Mme d'Harville tenait dans ses bras, prit le pouls de la jeune fille, lui posa la main sur le front, et se retournant vers Rodolphe qui, pâle, épouvanté, attendait son arrêt:
—Il n'y a aucun danger... que Votre Altesse se rassure.
—Tu dis vrai... aucun danger... aucun?...
—Aucun, monseigneur. Quelques gouttes d'éther, et cette crise aura cessé.
—Oh! merci... David... mon bon David! s'écria le prince avec effusion. Puis, s'adressant à Clémence, Rodolphe ajouta:—Elle vit... notre fille vivra...
Murph venait de jeter les yeux sur le billet que lui avait remis David en entrant; il tressaillit et regarda le prince avec effroi.
—Oui, mon vieil ami!... reprit Rodolphe, dans peu de temps ma fille pourra dire à Mme la marquise d'Harville: «Ma mère...»
—Monseigneur, dit Murph en tremblant, la nouvelle d'hier était fausse...
—Que dis-tu?
—Une crise violente, suivie d'une syncope, avait fait croire... à la mort de la comtesse Sarah...
—La comtesse!
—Ce matin... on espère la sauver.
—Ô mon Dieu!... mon Dieu! s'écria le prince atterré, pendant que Clémence le regardait avec stupeur, ne comprenant pas encore.
—Monseigneur, dit David, toujours occupé de Fleur-de-Marie, il n'y a pas la moindre inquiétude à avoir... Mais le grand air serait urgent; on pourrait rouler le fauteuil sur la terrasse en ouvrant la porte du jardin... l'évanouissement cesserait complètement.
Aussitôt Murph courut ouvrir la porte vitrée qui donnait sur un immense perron formant terrasse; puis, aidé de David, il y roula doucement le fauteuil où se trouvait la Goualeuse, toujours sans connaissance.
Rodolphe et Clémence restèrent seuls.
XII
Dévouement
—Ah! madame! s'écria Rodolphe dès que Murph et David se furent éloignés, vous ne savez pas ce que c'est que la comtesse Sarah? c'est la mère de Fleur-de-Marie!
—Grand Dieu!
—Et je la croyais morte!
Il y eut un moment de profond silence.
Mme d'Harville pâlit beaucoup, son cœur se brisa.
—Ce que vous ignorez encore, reprit Rodolphe avec amertume, c'est que cette femme, aussi égoïste qu'ambitieuse, n'aimant en moi que le prince, m'avait, dans ma première jeunesse, amené à une union plus tard rompue. Voulant alors se remarier, la comtesse a causé tous les malheurs de son enfant en l'abandonnant à des mains mercenaires.
—Ah! maintenant, monseigneur, je comprends l'aversion que vous aviez pour elle.
—Vous comprenez aussi pourquoi, deux fois, elle a voulu vous perdre par d'infâmes délations! Toujours en proie à une implacable ambition, elle croyait me forcer de revenir à elle en m'isolant de toute affection.
—Oh! quel calcul affreux!
—Et elle n'est pas morte!
—Monseigneur, ce regret n'est pas digne de vous!
—C'est que vous ignorez tous les maux qu'elle a causés! En ce moment encore... alors que, retrouvant ma fille... j'allais lui donner une mère digne d'elle... Oh! non... non... cette femme est un démon vengeur attaché à mes pas...
—Allons, monseigneur, du courage, dit Clémence en essuyant ses larmes qui coulaient malgré elle, vous avez un grand, un saint devoir à remplir. Vous l'avez dit vous-même dans un juste et généreux élan d'amour paternel, désormais, le sort de votre fille doit être aussi heureux qu'il a été misérable. Elle doit être aussi élevée qu'elle a été abaissée. Pour cela... il faut légitimer sa naissance... pour cela, il faut épouser la comtesse Mac-Gregor.
—Jamais, jamais. Ce serait récompenser le parjure, l'égoïsme et la féroce ambition de cette mère dénaturée. Je reconnaîtrai ma fille, vous l'adopterez, et, ainsi que je l'espérais, elle trouvera en vous une affection maternelle.
—Non, monseigneur, vous ne ferez pas cela; non, vous ne laisserez pas dans l'ombre la naissance de votre enfant. La comtesse Sarah est de noble et ancienne maison; pour vous, sans doute, cette alliance est disproportionnée, mais elle est honorable. Par ce mariage, votre fille ne sera pas légitimée, mais légitime, et ainsi, quel que soit l'avenir qui l'attende, elle pourra se glorifier de son père et avouer hautement sa mère.
—Mais renoncer à vous, mon Dieu! c'est impossible. Ah! vous ne songez pas ce qu'aurait été pour moi cette vie partagée entre vous et ma fille, mes deux seuls amours de ce monde.
—Il vous reste votre enfant, monseigneur. Dieu vous l'a miraculeusement rendue. Trouver votre bonheur incomplet serait de l'ingratitude!
—Ah! vous ne m'aimez pas comme je vous aime.
—Croyez cela, monseigneur, croyez-le, le sacrifice que vous faites à vos devoirs vous semblera moins pénible.
—Mais si vous m'aimez, mais si vos regrets sont aussi amers que les miens, vous serez affreusement malheureuse. Que vous restera-t-il?
—La charité, monseigneur! cet admirable sentiment que vous avez éveillé dans mon cœur... ce sentiment qui jusqu'ici m'a fait oublier bien des chagrins, et à qui j'ai dû de bien douces consolations.
—De grâce, écoutez-moi. Soit, j'épouserai cette femme; mais une fois le sacrifice accompli, est-ce qu'il me sera possible de vivre auprès d'elle? d'elle, qui ne m'inspire qu'aversion et mépris? Non, non, nous resterons à jamais séparés l'un de l'autre, jamais elle ne verra ma fille. Ainsi Fleur-de-Marie... perdra en vous la plus tendre des mères.
—Il lui restera le plus tendre des pères. Par le mariage, elle sera la fille légitime d'un prince souverain de l'Europe, et, ainsi que vous l'avez dit, monseigneur, sa position sera aussi éclatante qu'elle était obscure.
—Vous êtes impitoyable... je suis bien malheureux!
—Osez-vous parler ainsi... vous si grand, si juste... vous qui comprenez si noblement le devoir, le dévouement et l'abnégation? Tout à l'heure, avant cette révélation providentielle, quand vous pleuriez votre enfant avec des sanglots si déchirants, si l'on vous eût dit: «Faites un vœu, un seul, et il sera réalisé», vous vous seriez écrié: «Ma fille... oh! ma fille... qu'elle vive!» Ce prodige s'accomplit... votre fille vous est rendue... et vous vous dites malheureux. Ah! monseigneur, que Fleur-de-Marie ne vous entende pas!
—Vous avez raison, dit Rodolphe après un long silence, tant de bonheur... c'eût été le ciel... sur la terre... et je ne mérite pas cela... Je ferai ce que je dois. Je ne regrette pas mon hésitation, je lui ai dû une nouvelle preuve de la beauté de votre âme.
—Cette âme, c'est vous qui l'avez agrandie, élevée. Si ce que je fais est bien, c'est vous que j'en glorifie, ainsi que je vous ai toujours glorifié des bonnes pensées que j'ai eues. Courage, monseigneur, dès que Fleur-de-Marie pourra soutenir ce voyage, emmenez-la. Une fois en Allemagne, dans ce pays si calme et si grave, sa transformation sera complète, et le passé ne sera plus pour elle qu'un songe triste et lointain.
—Mais vous? mais vous?
—Moi... je ne puis bien vous dire cela maintenant, parce que je ne pourrai le dire toujours avec joie et orgueil, mon amour pour vous sera mon ange gardien, mon sauveur, ma vertu, mon avenir; tout ce que je ferai de bien viendra de lui et retournera à lui. Chaque jour je vous écrirai, pardonnez-moi cette exigence, c'est la seule que je me permette. Vous, monseigneur, vous me répondrez quelquefois... pour me donner des nouvelles de celle qu'un moment au moins j'ai appelée ma fille, dit Clémence sans pouvoir retenir ses pleurs, et qui le sera toujours dans ma pensée; enfin, lorsque les années nous aurons donné le droit d'avouer hautement l'inaltérable affection qui nous lie... eh bien! je vous le jure sur votre fille, si vous le désirez, j'irai vivre en Allemagne, dans la même ville que vous, pour ne plus nous quitter, et terminer ainsi une vie qui aurait pu être plus digne.
—Monseigneur! s'écria Murph en entrant précipitamment, celle que Dieu vous a rendue a repris ses sens, elle renaît. Son premier mot a été: «Mon père!...» Elle demande à vous voir.
Peu d'instants après, Mme d'Harville avait quitté l'hôtel du prince, et celui-ci se rendait en hâte chez la comtesse Mac-Gregor, accompagné de Murph, du baron de Graün et d'un aide de camp.
XIII
Le mariage
Depuis que Rodolphe lui avait appris le meurtre de Fleur-de-Marie, la comtesse Sarah Mac-Gregor écrasée par cette révélation qui ruinait toutes ses espérances, torturée par un remords tardif, avait été en proie à de violentes crises nerveuses, à un effrayant délire; sa blessure, à demi cicatrisée, s'était rouverte, et une longue syncope avait momentanément fait croire à sa mort. Pourtant, grâce à la force de sa constitution, elle ne succomba pas à cette rude atteinte; une nouvelle lueur de vie vint la ranimer encore.
Assise dans un fauteuil, afin de se soustraire aux oppressions qui la suffoquaient, Sarah était depuis quelques moments plongée dans des réflexions accablantes, regrettant presque la mort à laquelle elle venait d'échapper.
Tout à coup Thomas Seyton entra dans la chambre de la comtesse; il contenait difficilement une émotion profonde; d'un signe il éloigna les deux femmes de Sarah; celle-ci parut à peine s'apercevoir de la présence de son frère.
—Comment vous trouvez-vous? lui dit-il.
—Dans le même état... j'éprouve une grande faiblesse... et de temps à autre des suffocations douloureuses... Pourquoi Dieu ne m'a-t-il pas retirée de ce monde... dans ma dernière crise?
—Sarah, reprit Thomas Seyton après un moment de silence, vous êtes entre la vie et la mort... une émotion violente pourrait vous tuer... comme elle pourrait vous sauver.
—Je n'ai plus d'émotions à éprouver, mon frère.
—Peut-être...
—La mort de Rodolphe me trouverait indifférente... le spectre de ma fille noyée... noyée par ma faute... est là... toujours là... devant moi... Ce n'est pas une émotion... c'est un remords incessant. Je suis réellement mère... depuis que je n'ai plus d'enfant.
—J'aimerais mieux retrouver en vous cette froide ambition qui vous faisait regarder votre fille comme un moyen de réaliser le rêve de votre vie.
—Les effrayants reproches du prince ont tué cette ambition, le sentiment maternel s'est éveillé en moi... au tableau des atroces misères de ma fille.
—Et..., dit Seyton en hésitant et en pesant pour ainsi dire chaque parole, si par hasard, supposons une chose impossible, un miracle, vous appreniez que votre fille vit encore, comment supporteriez-vous une telle découverte?
—Je mourrais de honte et de désespoir à sa vue.
—Ne croyez pas cela, vous seriez trop enivrée du triomphe de votre ambition! Car enfin, si votre fille avait vécu, le prince vous épousait, il vous l'avait dit.
—En admettant cette supposition insensée, il me semble que je n'aurais pas le droit de vivre. Après avoir reçu la main du prince, mon devoir serait de le délivrer... d'une épouse indigne... ma fille, d'une mère dénaturée...
L'embarras de Thomas Seyton augmentait à chaque instant. Chargé par Rodolphe, qui était dans une pièce voisine, d'apprendre à Sarah que Fleur-de-Marie vivait, il ne savait que résoudre. La vie de la comtesse était si chancelante qu'elle pouvait s'éteindre d'un moment à l'autre; il n'y avait donc aucun retard à apporter au mariage in extremis qui devait légitimer la naissance de Fleur-de-Marie. Pour cette triste cérémonie, le prince s'était fait accompagner d'un ministre, de Murph et du baron de Graün comme témoins; le duc de Lucenay et lord Douglas, prévenus à la hâte par Seyton, devaient servir de témoins à la comtesse, et venaient d'arriver à l'instant même.
Les moments pressaient; mais les remords empreints de la tendresse maternelle, qui remplaçaient alors chez Sarah une impitoyable ambition, rendaient la tâche de Seyton plus difficile encore. Tout son espoir était que sa sœur le trompait ou se trompait elle-même, et que l'orgueil de cette femme se réveillerait dès qu'elle toucherait à cette couronne si longtemps rêvée.
—Ma sœur..., dit Thomas Seyton d'une voix grave et solennelle, je suis dans une terrible perplexité... Un mot de moi va peut-être vous rendre à la vie... va peut-être vous tuer...
—Je vous l'ai dit... je n'ai plus d'émotions à redouter...
—Une seule... pourtant...
—Laquelle?
—S'il s'agissait... de votre fille?...
—Ma fille est morte...
—Si elle ne l'était pas?
—Nous avons épuisé cette supposition tout à l'heure... Assez, mon frère... mes remords me suffisent.
—Mais si ce n'était pas une supposition?... Mais si par un hasard incroyable... inespéré... votre fille avait été arrachée à la mort... mais si... elle vivait?
—Vous me faites mal... ne me parlez pas ainsi.
—Eh bien! donc, que Dieu me pardonne et vous juge!... elle vit encore...
—Ma fille?
—Elle vit, vous dis-je... Le prince est là... avec un ministre... J'ai fait prévenir deux de vos amis pour vous servir de témoins... Le vœu de votre vie est enfin réalisé... La prédiction s'accomplit... Vous êtes souveraine.
Thomas Seyton avait prononcé ces mots en attachant sur sa sœur un regard rempli d'angoisse, épiant sur son visage chaque signe d'émotion.
À son grand étonnement, les traits de Sarah restèrent presque impassibles: elle porta seulement ses deux mains à son cœur en se renversant dans son fauteuil, étouffa un léger cri qui parut lui être arraché par une douleur subite et profonde... puis sa figure redevint calme.
—Qu'avez-vous, ma sœur?
—Rien... la surprise... une joie inespérée... Enfin mes vœux sont comblés!...
«Je ne m'étais pas trompé! pensa Thomas Seyton, l'ambition domine... elle est sauvée...» Puis s'adressant à Sarah:—Eh bien! ma sœur, que vous disais-je?
—Vous aviez raison..., reprit-elle avec un sourire amer et devinant la pensée de son frère, l'ambition a encore étouffé en moi la maternité...
—Vous vivrez! et vous aimerez votre fille...
—Je n'en doute pas... je vivrai... voyez comme je suis calme...
—Et ce calme est réel?
—Abattue, brisée comme je le suis... aurais-je la force de feindre?
—Vous comprenez maintenant mon hésitation de tout à l'heure?
—Non, je m'en étonne; car vous connaissiez mon ambition... Où est le prince?
—Il est ici.
—Je voudrais le voir... avant la cérémonie... Puis elle ajouta avec une indifférence affectée: Ma fille est là... sans doute?
—Non... vous la verrez plus tard.
—En effet... j'ai le temps... Faites, je vous prie, venir le prince...
—Ma sœur... je ne sais... mais votre air est étrange... sinistre.
—Voulez-vous que je rie? Croyez-vous que l'ambition assouvie ait une expression douce et tendre?... Faites venir le prince!
Malgré lui Seyton était inquiet du calme de Sarah. Un moment il crut voir dans ses yeux des larmes contenues; après une nouvelle hésitation, il ouvrit une porte, qu'il laissa ouverte, et sortit.
—Maintenant, dit Sarah, pourvu que je voie... que j'embrasse ma fille, je serai satisfaite... Ce sera bien difficile à obtenir... Rodolphe, pour me punir, me refusera... Mais j'y parviendrai... oh! j'y parviendrai... Le voici.
Rodolphe entra et ferma la porte.
—Votre frère vous a tout dit? demanda froidement le prince à Sarah.
—Tout...
—Votre... ambition... est satisfaite?
—Elle est... satisfaite...
—Le ministre... et les témoins... sont là...
—Je le sais...
—Ils peuvent entrer... je pense?...
—Un mot... monseigneur...
—Parlez... madame...
—Je voudrais... voir ma fille...
—C'est impossible...
—Je vous dis, monseigneur, que je veux voir ma fille!
—Elle est à peine convalescente... elle a éprouvé déjà ce matin une violente secousse... cette entrevue lui serait funeste...
—Mais au moins... elle embrassera sa mère...
—À quoi bon? Vous voici princesse souveraine...
—Je ne le suis pas encore... et je ne le serai qu'après avoir embrassé ma fille...
Rodolphe regarda la comtesse avec un profond étonnement.
—Comment! s'écria-t-il, vous soumettez la satisfaction de votre orgueil...
—À la satisfaction... de ma tendresse maternelle... Cela vous surprend... monseigneur?...
—Hélas!... oui.
—Verrai-je ma fille?
—Mais...
—Prenez garde, monseigneur, les moments sont peut-être comptés... Ainsi que l'a dit mon frère... cette crise peut me sauver comme elle peut me tuer... Dans ce moment... je rassemble toutes mes forces... toute mon énergie... et il m'en faut beaucoup... pour lutter contre le saisissement d'une telle découverte... Je veux voir ma fille... ou sinon... je refuse votre main... et si je meurs... sa naissance ne sera pas légitimée...
—Fleur-de-Marie... n'est pas ici... il faudrait l'envoyer chercher... chez moi.
—Envoyez-la chercher à l'instant... et je consens à tout. Comme les moments sont peut-être comptés, je vous l'ai dit... le mariage se fera... pendant le temps que Fleur-de-Marie mettra à se rendre ici.
—Quoique ce sentiment m'étonne de votre part... il est trop louable pour que je n'y aie pas égard... Vous verrez Fleur-de-Marie... Je vais lui écrire...
—Là... sur ce bureau... où j'ai été frappée...
Pendant que Rodolphe écrivait quelques mots à la hâte, la comtesse essuya la sueur glacée qui coulait de son front, ses traits jusqu'alors calmes trahirent une souffrance violente et cachée; on eût dit que Sarah, en cessant de se contraindre, se reposait d'une dissimulation douloureuse.
Sa lettre écrite, Rodolphe se leva et dit à la comtesse:
—Je vais envoyer cette lettre à ma fille par un de mes aides de camp. Elle sera ici dans une demi-heure... puis-je rentrer avec le ministre et les témoins?...
—Vous le pouvez... ou plutôt... je vous en prie, sonnez... ne me laissez pas seule... Chargez sir Walter de cette commission... Il ramènera les témoins et le ministre.
Rodolphe sonna, une des femmes de Sarah parut...
—Priez mon frère d'envoyer ici sir Walter Murph, dit la comtesse.
La femme de chambre sortit.
—Cette union est triste, Rodolphe... dit amèrement la comtesse. Triste pour moi... Pour vous, elle sera heureuse!
Le prince fit un mouvement.
—Elle sera heureuse pour vous, Rodolphe, car je n'y survivrai pas!
À ce moment, Murph entra.
—Mon ami, lui dit Rodolphe, envoie à l'instant cette lettre à ma fille par le colonel; il la ramènera dans ma voiture... Prie le ministre et les témoins d'entrer dans la salle voisine.
—Mon Dieu! s'écria Sarah d'un ton suppliant lorsque le squire eut disparu, faites qu'il me reste assez de forces pour la voir! que je ne meure pas avant son arrivée!
—Ah! que n'avez-vous toujours été aussi bonne mère!
—Grâce à vous, du moins, je connais le repentir, le dévouement, l'abnégation... Oui, tout à l'heure, quand mon frère m'a appris que notre fille vivait... laissez-moi dire notre fille, je ne le dirai pas longtemps, j'ai senti au cœur un coup affreux; j'ai senti que j'étais frappée à mort. J'ai caché cela, mais j'étais heureuse... La naissance de notre enfant serait légitimée, et je mourrais ensuite...
—Ne parlez pas ainsi!
—Oh! cette fois, je ne vous trompe pas... vous verrez!
—Et aucun vestige de cette ambition implacable qui vous a perdue! Pourquoi la fatalité a-t-elle voulu que votre repentir fût si tardif?
—Il est tardif, mais profond, mais sincère, je vous le jure. À ce moment solennel, si je remercie Dieu de me retirer de ce monde, c'est que ma vie vous eût été un horrible fardeau...
—Sarah! de grâce...
—Rodolphe... une dernière prière... votre main...
Le prince, détournant la vue, tendit sa main à la comtesse, qui la prit vivement entre les siennes.
—Ah! les vôtres sont glacées! s'écria Rodolphe avec effroi.
—Oui... je me sens mourir! Peut-être, par une dernière punition... Dieu ne voudra-t-il pas que j'embrasse ma fille!
—Oh! si... si! il sera touché de vos remords.
—Et vous, mon ami, en êtes-vous touché?... me pardonnez-vous?... Oh! de grâce, dites-le! Tout à l'heure, quand notre fille sera là, si elle arrive à temps, vous ne pourrez pas me pardonner devant elle... ce serait lui apprendre combien j'ai été coupable... et cela, vous ne le voudrez pas... Une fois que je serai morte, qu'est-ce que cela vous fait qu'elle m'aime?
—Rassurez-vous... elle ne saura rien!
—Rodolphe... pardon!... oh! pardon!... Serez-vous sans pitié?... Ne suis-je pas assez malheureuse?...
—Eh bien! que Dieu vous pardonne le mal que vous avez fait à votre enfant comme je vous pardonne celui que vous m'avez fait, malheureuse femme!
—Vous me pardonnez... du fond du cœur?...
—Du fond du cœur... dit le prince d'une voix émue.
La comtesse pressa vivement la main de Rodolphe contre ses lèvres défaillantes avec un élan de joie et de reconnaissance, puis elle dit:
—Faites entrer le ministre, mon ami, et dites-lui qu'ensuite il ne s'éloigne pas... Je me sens bien faible!
Cette scène était déchirante; Rodolphe ouvrit les deux battants de la porte du fond; le ministre entra, suivi de Murph et du baron de Graün, témoins de Rodolphe, et du duc de Lucenay et de lord Douglas, témoins de la comtesse; Thomas Seyton venait ensuite.
Tous les acteurs de cette scène douloureuse étaient graves, tristes et recueillis: M. de Lucenay lui-même avait oublié sa pétulance habituelle.
Le contrat de mariage entre très-haut et très-puissant prince S. A. R. Gustave-Rodolphe V, grand-duc régnant de Gerolstein, et Sarah Seyton de Halsbury, comtesse Mac-Gregor (contrat qui légitimait la naissance de Fleur-de-Marie) avait été préparé par les soins du baron de Graün; il fut lu par lui et signé par les époux et leurs témoins.
Malgré le repentir de la comtesse, lorsque le ministre dit d'une voix solennelle à Rodolphe: «Votre Altesse Royale consent-elle à prendre pour épouse Mme Sarah Seyton de Halsbury, comtesse Mac-Gregor?» et que le prince eut répondu «Oui» d'une voix haute et ferme, le regard mourant de Sarah étincela; une rapide et fugitive expression d'orgueilleux triomphe passa sur ses traits livides; c'était le dernier éclat de l'ambition qui mourait avec elle.
Durant cette triste et imposante cérémonie, aucune parole ne fut échangée entre les assistants. Lorsqu'elle fut accomplie, les témoins de Sarah, M. le duc de Lucenay et lord Douglas, vinrent en silence saluer profondément le prince, puis sortirent.
Sur un signe de Rodolphe, Murph et M. de Graün les suivirent.
—Mon frère, dit tout bas Sarah, priez le ministre de vous accompagner dans la pièce voisine, et d'avoir la bonté d'y attendre un moment.
—Comment vous trouvez-vous, ma sœur? Vous êtes bien pâle...
—Je suis sûre de vivre, maintenant, ne suis-je pas grande-duchesse de Gerolstein? ajouta-t-elle avec un sourire amer.
Restée seule avec Rodolphe, Sarah murmura d'une voix épuisée, pendant que ses traits se décomposaient d'une manière effrayante:
—Mes forces sont à bout... je me sens mourir... je ne la verrai pas!
—Si... si... rassurez-vous, Sarah... vous la verrez.
—Je ne l'espère plus... cette contrainte... Oh! il fallait une force surhumaine... Ma vue se trouble déjà!
—Sarah! dit le prince en s'approchant vivement de la comtesse et prenant ses mains dans les siennes, elle va venir... maintenant, elle ne peut tarder...
—Dieu ne voudra pas m'accorder... cette dernière consolation.
—Sarah! écoutez, écoutez... Il me semble entendre une voiture... Oui, c'est elle... voilà votre fille!
—Rodolphe, vous ne lui direz pas... que j'étais une mauvaise mère! articula lentement la comtesse qui déjà n'entendait plus.
Le bruit d'une voiture retentit sur les pavés sonores de la cour.
La comtesse ne s'en aperçut pas. Ses paroles devinrent de plus en plus incohérentes; Rodolphe était penché vers elle avec anxiété; il vit ses yeux se voiler.
—Pardon! ma fille... voir ma fille! Pardon!... au moins... après ma mort, les honneurs de mon rang! murmura-t-elle enfin.
Ce furent les derniers mots intelligibles de Sarah. L'idée fixe, dominante de toute sa vie revenait encore malgré son repentir sincère.
Tout à coup Murph entra.
—Monseigneur... la princesse Marie...
—Non! s'écria vivement Rodolphe, qu'elle n'entre pas! Dis à Seyton d'amener le ministre. Puis, montrant Sarah qui s'éteignait dans une lente agonie, Rodolphe ajouta:
—Dieu lui refuse la consolation suprême d'embrasser son enfant.
Une demi-heure après, la comtesse Sarah Mac-Gregor avait cessé de vivre.
XIV
Bicêtre
Quinze jours s'étaient passés depuis que Rodolphe, en épousant Sarah in extremis, avait légitimé la naissance de Fleur-de-Marie.
C'était le jour de la mi-carême. Cette date établie, nous conduirons le lecteur à Bicêtre. Cet immense établissement, destiné, ainsi que chacun sait, au traitement des aliénés, sert aussi de lieu de refuge à sept ou huit cents vieillards pauvres, qui sont admis à cette espèce de maison d'invalides civils[15] lorsqu'ils sont âgés de soixante-dix ans ou atteints d'infirmités très-graves.
En arrivant à Bicêtre, on entre d'abord dans une vaste cour plantée de grands arbres, coupée de pelouses vertes ornées en été de plates-bandes de fleurs. Rien de plus riant, de plus calme, de plus salubre que ce promenoir spécialement destiné aux vieillards indigents dont nous avons parlé; il entoure les bâtiments où se trouvent, au premier étage, de spacieux dortoirs bien aérés, garnis de bons lits, et au rez-de-chaussée des réfectoires d'une admirable propreté, où les pensionnaires de Bicêtre prennent en commun une nourriture saine, abondante, agréable et préparée avec un soin extrême, grâce à la paternelle sollicitude des administrateurs de ce bel établissement.
Un tel asile serait le rêve de l'artisan veuf ou célibataire qui, après une longue vie de privations, de travail et de probité, trouverait là le repos, le bien-être qu'il n'a jamais connus.
Malheureusement le favoritisme qui de nos jours s'étend à tout, envahit tout, s'est emparé des bourses de Bicêtre, et ce sont en grande partie d'anciens domestiques qui jouissent de ces retraites, grâce à l'influence de leurs derniers maîtres.
Ceci nous semble un abus révoltant.
Rien de plus méritoire que les longs et honnêtes services domestiques, rien de plus digne de récompense que ces serviteurs qui, éprouvés par des années de dévouement, finissaient autrefois par faire presque partie de la famille; mais, si louables que soient de pareils antécédents, c'est le maître qui en a profité, et non l'État, qui doit les rémunérer.
Ne serait-il donc pas juste, moral, humain, que les places de Bicêtre et celles d'autres établissements semblables appartinssent de droit à des artisans choisis parmi ceux qui justifieraient de la meilleure conduite et de la plus grande infortune?
Pour eux, si limité que fût leur nombre, ces retraites seraient au moins une lointaine espérance qui allégerait un peu leurs misères de chaque jour. Salutaire espoir qui les encouragerait au bien, en leur montrant dans un avenir éloigné sans doute, mais enfin certain, un peu de calme, de bonheur pour récompense. Et, comme ils ne pourraient prétendre à ces retraites que par une conduite irréprochable, leur moralisation deviendrait pour ainsi dire forcée.
Est-ce donc trop de demander que le petit nombre de travailleurs qui atteignent un âge très-avancé à travers des privations de toutes sortes aient au moins la chance d'obtenir un jour à Bicêtre du pain, du repos, un abri pour leur vieillesse épuisée?
Il est vrai qu'une telle mesure exclurait à l'avenir de cet établissement les gens de lettres, les savants, les artistes d'un grand âge, qui n'ont pas d'autre refuge.
Oui, de nos jours, des hommes dont les talents, dont la science, dont l'intelligence ont été estimés de leur temps, obtiennent à grand-peine une place parmi ces vieux serviteurs que le crédit de leur maître envoie à Bicêtre.
Au nom de ceux-là qui ont concouru au renom, aux plaisirs de la France, de ceux-là dont la réputation a été consacrée par la voix populaire, est-ce trop demander que de vouloir pour leur extrême vieillesse une retraite modeste mais digne?
Sans doute c'est trop; et pourtant citons un exemple entre mille: on a dépensé huit ou dix millions pour le monument de la Madeleine, qui n'est ni un temple ni une église: avec cette somme énorme que de bien à faire! Fonder, je suppose, une maison d'asile où deux cent cinquante ou trois cents personnes jadis remarquables comme savants, poëtes, musiciens, administrateurs, médecins, avocats, etc., etc. (car presque toutes ces professions ont successivement leurs représentants parmi les pensionnaires de Bicêtre), auraient trouvé une retraite honorable.
Sans doute c'était là une question d'humanité, de pudeur, de dignité nationale pour un pays qui prétend marcher à la tête des arts, de l'intelligence et de la civilisation; mais l'on n'y a pas songé...
Car Hégésippe Moreau et tant d'autres rares génies sont morts à l'hospice ou dans l'indigence...
Car de nobles intelligences, qui ont autrefois rayonné d'un pur et vif éclat, portent aujourd'hui à Bicêtre la houppelande des bons pauvres.
Car il n'y a pas ici, comme à Londres, un établissement charitable[16] où un étranger sans ressource trouve au moins pour une nuit un toit, un lit et un morceau de pain...
Car les ouvriers qui vont en Grève chercher du travail et attendre les embauchements n'ont pas même pour se garantir des intempéries des saisons un hangar pareil à celui qui, dans les marchés, abrite le bétail en vente[17]. Pourtant la Grève est la Bourse des travailleurs sans ouvrage, et dans cette Bourse-là il ne se fait que d'honnêtes transactions, car elles n'ont pour fin que d'obtenir un rude labeur et un salaire insuffisant dont l'artisan paye un pain bien amer...
Car...
Mais l'on ne cesserait pas si l'on voulait compter tout ce que l'on a sacrifié d'utiles fondations à cette grotesque imitation de temple grec, enfin destiné au culte catholique.
Mais revenons à Bicêtre et disons, pour complètement énumérer les différentes destinations de cet établissement, qu'à l'époque de ce récit les condamnés à mort y étaient conduits après leur jugement. C'est donc dans un des cabanons de cette maison que la veuve Martial et sa fille Calebasse attendaient le moment de leur exécution, fixée au lendemain; la mère et la fille n'avaient voulu se pourvoir ni en grâce ni en cassation. Nicolas, le Squelette et plusieurs autres scélérats étaient parvenus à s'évader de la Force la veille de leur transfèrement à Bicêtre.
Nous l'avons dit, rien de plus riant que l'abord de cet édifice lorsqu'en venant de Paris on y entrait par la cour des Pauvres.
Grâce à un printemps hâtif, les ormes et les tilleuls se couvraient déjà de pousses verdoyantes; les grandes pelouses de gazon étaient d'une fraîcheur extrême, et çà et là les plates-bandes s'émaillaient de perce-neige, de primevères, d'oreilles d'ours aux couleurs vives et variées; le soleil dorait le sable brillant des allées. Les vieillards pensionnaires, vêtus de houppelandes grises, se promenaient çà et là, ou devisaient, assis sur des bancs: leur physionomie sereine annonçait généralement le calme, la quiétude, ou une sorte d'insouciance tranquille.
Onze heures venaient de sonner à l'horloge lorsque deux fiacres s'arrêtèrent devant la grille extérieure; de la première voiture descendirent Mme Georges, Germain et Rigolette; de la seconde, Louise Morel et sa mère.
Germain et Rigolette étaient, on le sait, mariés depuis quinze jours. Nous laissons le lecteur s'imaginer la pétulante gaieté, le bonheur turbulent qui rayonnaient sur le frais visage de la grisette, dont les lèvres fleuries ne s'ouvraient que pour rire, sourire, ou embrasser Mme Georges, qu'elle appelait sa mère.
Les traits de Germain exprimaient une félicité plus calme, plus réfléchie, plus grave... il s'y mêlait un sentiment de reconnaissance profonde, presque du respect pour cette bonne et vaillante jeune fille qui lui avait apporté en prison des consolations si secourables, si charmantes... ce dont Rigolette n'avait pas l'air de se souvenir le moins du monde; aussi, dès que son petit Germain mettait l'entretien sur ce sujet, elle parlait aussitôt d'autre chose, prétextant que ces souvenirs l'attristaient. Quoiqu'elle fût devenue Mme Germain et que Rodolphe l'eût dotée de quarante mille francs, Rigolette n'avait pas voulu, et son mari avait été de cet avis, changer sa coiffure de grisette contre un chapeau. Certes, jamais l'humilité ne servit mieux une innocente coquetterie; car rien n'était plus gracieux, plus élégant que son petit bonnet à barbes plates, un peu à la paysanne, orné de chaque côté de deux gros nœuds orange, qui faisaient encore valoir le noir éclatant de ses jolis cheveux, qu'elle portait longs et bouclés, depuis qu'elle avait le temps de mettre des papillottes; un col richement brodé entourait le cou charmant de la jeune mariée; une écharpe de cachemire français de la même nuance que les rubans du bonnet cachait à demi sa taille souple et fine, et, quoiqu'elle n'eût pas de corset, selon son habitude (bien qu'elle eût aussi le temps de se lacer), sa robe montante de taffetas mauve ne faisait pas le plus léger pli sur son corsage svelte, arrondi, comme celui de la Galatée de marbre.
Mme Georges contemplait son fils et Rigolette avec un bonheur profond, toujours nouveau.
Louise Morel, après une instruction minutieuse et l'autopsie de son enfant, avait été mise en liberté par la chambre d'accusation. Les beaux traits de la fille du lapidaire, creusés par le chagrin, annonçaient une sorte de résignation douce et triste. Grâce à la générosité de Rodolphe et aux soins qu'il lui avait fait donner, la mère de Louise Morel, qui l'accompagnait, avait retrouvé la santé.
Le concierge de la porte extérieure ayant demandé à Mme Georges ce qu'elle désirait, celle-ci lui répondit que l'un des médecins des salles d'aliénés lui avait donné rendez-vous à onze heures et demie, ainsi qu'aux personnes qui l'accompagnaient. Mme Georges eut le choix d'attendre le docteur soit dans un bureau qu'on lui indiqua, soit dans la grande cour plantée dont nous avons parlé. Elle prit ce dernier parti, s'appuya sur le bras de son fils, et, continuant de causer avec la femme du lapidaire, elle parcourut les allées du jardin. Louise et Rigolette les suivaient à peu de distance.
—Que je suis donc contente de vous revoir, chère Louise! dit la grisette. Tout à l'heure, quand nous avons été vous chercher rue du Temple, à notre arrivée de Bouqueval, je voulais monter chez vous; mais mon mari n'a pas voulu, disant que c'était trop haut: j'ai attendu dans le fiacre. Votre voiture a suivi la nôtre; ça fait que je vous retrouve pour la première fois depuis que...
—Depuis que vous êtes venue me consoler en prison... Ah! mademoiselle Rigolette, s'écria Louise avec attendrissement, quel bon cœur! quel...
—D'abord, ma bonne Louise, dit la grisette en interrompant gaiement la fille du lapidaire afin d'échapper à ses remerciements, je ne suis plus Mlle Rigolette, mais Mme Germain: je ne sais pas si vous le savez... et je tiens à mes titres.
—Oui... je vous savais... mariée... Mais laissez-moi vous remercier encore de...
—Ce que vous ignorez certainement, ma bonne Louise, reprit Mme Germain en interrompant de nouveau la fille de Morel, afin de changer le cours de ses idées, ce que vous ignorez, c'est que je me suis mariée grâce à la générosité de celui qui a été notre providence à tous, à vous, à votre famille, à moi, à Germain, à sa mère!
—M. Rodolphe! Oh! nous le bénissons chaque jour!... Lorsque je suis sortie de prison, l'avocat qui était venu de sa part me voir, me conseiller et m'encourager, m'a dit que grâce à M. Rodolphe, qui avait déjà tant fait pour nous, M. Ferrand... et la malheureuse ne put prononcer ce nom sans frissonner... M. Ferrand, pour réparer ses cruautés, avait assuré une rente à moi et une à mon pauvre père, qui est toujours ici, lui... mais qui, grâce à Dieu, va de mieux en mieux...
—Et qui reviendra aujourd'hui avec vous à Paris... si l'espérance de ce digne médecin se réalise.
—Plût au ciel!...
—Cela doit plaire au ciel... Votre père est si bon, si honnête! Et je suis sûre, moi, que nous l'emmènerons. Le médecin pense maintenant qu'il faut frapper un grand coup, et que la présence imprévue des personnes que votre père avait l'habitude de voir presque chaque jour avant de perdre la raison... pourra terminer sa guérison... Moi, dans mon petit jugement... cela me paraît certain...
—Je n'ose encore y croire, mademoiselle.
—Madame Germain... madame Germain... si ça vous est égal, ma bonne Louise... Mais, pour en revenir à ce que je vous disais, vous ne savez pas ce que c'est que M. Rodolphe?
—C'est la providence des malheureux.
—D'abord... et puis encore? Vous l'ignorez... Eh bien! je vais vous le dire...
Puis, s'adressant à son mari, qui marchait devant elle, donnait le bras à Mme Georges et causait avec la femme du lapidaire, Rigolette s'écria:
—Ne va donc pas si vite, mon ami... Tu fatigues notre bonne mère... et puis j'aime à t'avoir plus près de moi.
Germain se retourna, ralentit un peu sa marche et sourit à Rigolette, qui lui envoya furtivement un baiser.
—Comme il est gentil, mon petit Germain! N'est-ce pas, Louise? Avec ça l'air si distingué!... une si jolie taille! Avais-je raison de le trouver mieux que mes autres voisins, M. Giraudeau, le commis voyageur, et M. Cabrion? Ah! mon Dieu! à propos de Cabrion... M. Pipelet et sa femme, où sont-ils donc? Le médecin avait dit qu'ils devaient venir aussi, parce que votre père avait souvent prononcé leur nom...
—Ils ne tarderont pas. Quand j'ai quitté la maison, ils étaient partis depuis longtemps.
—Oh! alors ils ne manqueront pas au rendez-vous; pour l'exactitude, M. Pipelet est une vraie pendule... Mais revenons à mon mariage et à M. Rodolphe. Figurez-vous, Louise, que c'est d'abord lui qui m'a envoyée porter à Germain l'ordre qui le rendait libre. Vous pensez notre joie en sortant de cette maudite prison! Nous arrivons chez moi, et là, aidée de Germain, je fais une dînette... mais une dînette de vrais gourmands. Il est vrai que ça ne nous a pas servi à grand-chose; car, quand elle a été prête, nous n'avons mangé ni l'un ni l'autre, nous étions trop contents. À onze heures, Germain s'en va; nous nous donnons rendez-vous pour le lendemain matin. À cinq heures, j'étais debout et à l'ouvrage, car j'étais au moins de deux jours de travail en retard. À huit heures, on frappe, j'ouvre: qui est-ce qui entre? M. Rodolphe... D'abord, je commence à le remercier du fond du cœur pour ce qu'il a fait pour Germain; il ne me laisse pas finir. «—Ma voisine, me dit-il, Germain va venir, vous lui remettrez cette lettre. Vous et lui prendrez un fiacre; vous vous rendrez tout de suite à un petit village appelé Bouqueval, près d'Écouen, route de Saint-Denis. Une fois là, vous demanderez Mme Georges... et bien du plaisir.—Monsieur Rodolphe, je vais vous dire; c'est que ce sera encore une journée de perdue, et, sans reproche, ça fera trois.—Rassurez-vous, ma voisine, vous trouverez de l'ouvrage chez Mme Georges; c'est une excellente pratique que je vous donne.—Si c'est comme ça, à la bonne heure, monsieur Rodolphe.—Adieu, ma voisine.—Adieu et merci, mon voisin.» Il part, et Germain arrive; je lui conte la chose, M. Rodolphe ne pouvait pas nous tromper; nous montons en voiture, gais comme des fous, nous si tristes la veille... Jugez... nous arrivons... Ah! ma bonne Louise... tenez, malgré moi, les larmes m'en viennent encore aux yeux... Cette Mme Georges que voilà devant nous, c'était la mère de Germain.
—Sa mère!!!
—Mon Dieu, oui... sa mère, à qui on l'avait enlevé tout enfant, et qu'il n'espérait plus revoir. Vous pensez leur bonheur à tous deux. Quand Mme Georges a eu bien pleuré, bien embrassé son fils, ç'a été mon tour. M. Rodolphe lui avait sans doute écrit de bonnes choses de moi, car elle m'a dit, en me serrant dans ses bras, qu'elle savait ma conduite pour son fils. «Et si vous le voulez, ma mère, dit Germain, Rigolette sera votre fille aussi.—Si je le veux! mes enfants, de tout mon cœur; je le sais, jamais tu ne trouveras une meilleure ni une plus gentille femme.» Nous voilà donc installés dans une belle ferme avec Germain, sa mère et ses oiseaux, que j'avais fait venir, pauvres petites bêtes! pour qu'ils soient aussi de la partie. Quoique je n'aime pas la campagne, les jours passaient si vite que c'était comme un rêve; je ne travaillais que pour mon plaisir: j'aidais Mme Georges, je me promenais avec Germain, je chantais, je sautais, c'était à en devenir folle... Enfin notre mariage est arrêté pour il y a eu hier quinze jours... La surveille, qui est-ce qui arrive dans une belle voiture? un grand gros monsieur chauve, l'air excellent, qui m'apporte, de la part de M. Rodolphe, une corbeille de mariage. Figurez-vous, Louise, un grand coffre de bois de rose, avec ces mots écrits dessus en lettres d'or sur une plaque de porcelaine bleue: «Travail et sagesse, amour et bonheur.» J'ouvre le coffre, qu'est-ce que je trouve? des petits bonnets de dentelle comme celui que je porte, des robes en pièces, des bijoux, des gants, cette écharpe, un beau châle; enfin, c'était comme un conte de fées.
—C'est vrai au moins que c'est comme un conte de fées; mais voyez comme ça vous a porté bonheur... d'être si bonne, si laborieuse.
—Quant à être bonne et laborieuse... ma chère Louise, je ne l'ai pas fait exprès... ça s'est trouvé ainsi... tant mieux pour moi... Mais ça n'est pas tout: au fond du coffret je découvre un joli portefeuille avec ces mots: «Le voisin à sa voisine.» Je l'ouvre: il y avait deux enveloppes, l'une pour Germain, l'autre pour moi; dans celle de Germain, je trouve un papier qui le nommait directeur d'une banque pour les pauvres, avec quatre mille francs d'appointements; lui, dans l'enveloppe qui m'était destinée, trouve un bon de quarante mille francs sur le... sur le Trésor... oui... c'est cela, c'était ma dot... Je veux le refuser; mais Mme Georges, qui avait causé avec le grand monsieur chauve et avec Germain, me dit: «Mon enfant, vous pouvez, vous devez accepter; c'est la récompense de votre sagesse, de votre travail... et de votre dévouement à ceux qui souffrent... Car c'est en prenant sur vos nuits, au risque de vous rendre malade et de perdre ainsi vos seuls moyens d'existence, que vous êtes allée consoler vos amis malheureux.»
—Oh! ça, c'est bien vrai, s'écria Louise; il n'y en a pas une autre comme vous au moins... mademoi... madame Germain.
—À la bonne heure!... Moi, je dis au gros monsieur chauve que ce que j'ai fait c'est par plaisir; il me répond: «C'est égal, M. Rodolphe est immensément riche; votre dot est de sa part un gage d'estime, d'amitié: votre refus lui causerait un grand chagrin; il assistera d'ailleurs à votre mariage, et il vous forcera bien d'accepter.»
—Quel bonheur que tant de richesse tombe à une personne aussi charitable que M. Rodolphe!
—Sans doute il est bien riche, mais s'il n'était que cela... Ah! ma bonne Louise, si vous saviez ce que c'est que M. Rodolphe!... Et moi qui lui ai fait porter mes paquets!!! Mais patience... vous allez voir... La veille du mariage... le soir, très-tard, le grand monsieur chauve arrive en poste; M. Rodolphe ne pouvait pas venir... il était souffrant, mais le grand monsieur chauve venait le remplacer... C'est seulement alors, ma bonne Louise, que nous avons appris que votre bienfaiteur, que le nôtre, était... devinez quoi?... un prince!
—Un prince?
—Qu'est-ce que je dis, un prince... une altesse royale, un grand-duc régnant, un roi en petit... Germain m'a expliqué ça.
—M. Rodolphe!
—Hein! ma pauvre Louise! Et moi qui lui avais demandé de m'aider à cirer ma chambre!
—Un prince... presque un roi! C'est ça qu'il a tant de pouvoir pour faire le bien.
—Vous comprenez ma confusion, ma bonne Louise. Aussi, voyant que c'était presque un roi, je n'ai pas osé refuser la dot. Nous avons été mariés. Il y a huit jours, M. Rodolphe nous a fait dire, à nous deux Germain et à Mme Georges, qu'il serait très-content que nous lui fissions une visite de noce; nous y allons. Dame, vous comprenez, le cœur me battait fort; nous arrivons rue Plumet, nous entrons dans un palais: nous traversons des salons remplis de domestiques galonnés, de messieurs en noir avec des chaînes d'argent au cou et l'épée au côté, d'officiers en uniforme; que sais-je, moi? et puis des dorures, des dorures partout, qu'on en était ébloui. Enfin, nous trouvons le monsieur chauve dans un salon avec d'autres messieurs tout chamarrés de broderies; il nous introduit dans une grande pièce, où nous trouvons M. Rodolphe... c'est-à-dire le prince, vêtu très-simplement et l'air si bon, si franc, si peu fier... enfin l'air si M. Rodolphe d'autrefois, que je me suis sentie tout de suite à mon aise, en me rappelant que je lui avais fait m'attacher mon châle, me tailler des plumes et me donner le bras dans la rue.
—Vous n'avez plus eu peur? Oh! moi, comme j'aurais tremblé!
—Eh bien! moi, non. Après avoir reçu Mme Georges avec une bonté sans pareille et offert sa main à Germain, le prince m'a dit en souriant: «Eh bien! ma voisine, comment vont papa Crétu et Ramonette? (C'est le nom de mes oiseaux; faut-il qu'il soit aimable pour s'en être souvenu!) Je suis sûr, a-t-il ajouté, que maintenant vous et Germain vous luttez de chants joyeux avec vos jolis oiseaux?—Oui, monseigneur. (Mme Georges nous avait fait la leçon toute la route, à nous deux Germain, nous disant qu'il fallait appeler le prince monseigneur.) Oui, monseigneur, notre bonheur est grand, et il nous semble plus doux et plus grand encore parce que nous vous le devons.—Ce n'est pas à moi que vous le devez, mon enfant, mais à vos excellentes qualités et à celles de Germain.» Et cætera, et cætera, je passe le reste de ses compliments. Enfin nous avons quitté ce seigneur le cœur un peu gros, car nous ne le verrons plus. Il nous a dit qu'il retournait en Allemagne sous peu de jours, peut-être qu'il est déjà parti; mais, parti ou non, son souvenir sera toujours avec nous.
—Puisqu'il a des sujets, ils doivent être bien heureux!
—Jugez! il nous a fait tant de bien, à nous qui ne lui sommes rien. J'oubliais de vous dire que c'était à cette ferme-là qu'avait habité une de mes anciennes compagnes de prison, une bien bonne et bien honnête petite fille qui, pour son bonheur, avait aussi rencontré M. Rodolphe; mais Mme Georges m'avait bien recommandé de n'en pas parler au prince, je ne sais pas pourquoi... sans doute parce qu'il n'aime pas qu'on lui parle du bien qu'il fait. Ce qui est sûr, c'est qu'il paraît que cette chère Goualeuse a retrouvé ses parents, qui l'ont emmenée avec eux, bien loin, bien loin: tout ce que je regrette, c'est de ne pas l'avoir embrassée avant son départ.
—Allons, tant mieux, dit amèrement Louise; elle est heureuse aussi, elle...
—Ma bonne Louise, pardon... je suis égoïste; c'est vrai, je ne vous parle que de bonheur... à vous qui avez tant de raisons d'être encore chagrine.
—Si mon enfant m'était resté, dit tristement Louise en interrompant Rigolette, cela m'aurait consolée; car maintenant quel est l'honnête homme qui voudra de moi, quoique j'aie de l'argent?
—Au contraire, Louise, moi je dis qu'il n'y a qu'un honnête homme capable de comprendre votre position; oui, lorsqu'il saura tout, lorsqu'il vous connaîtra, il ne pourra que vous plaindre, vous estimer, et il sera bien sûr d'avoir en vous une bonne et digne femme.
—Vous me dites cela pour me consoler.
—Non, je dis cela parce que c'est vrai.
—Enfin, vrai ou non, ça me fait du bien, toujours, et je vous en remercie. Mais qui vient donc là? Tiens, c'est M. Pipelet et sa femme! Mon Dieu, comme il a l'air content! lui qui, dans les derniers temps, était toujours si malheureux des plaisanteries de M. Cabrion.
En effet, M. et Mme Pipelet s'avançaient allègrement, Alfred, toujours coiffé de son inamovible chapeau tromblon, portait un magnifique habit vert pré encore dans tout son lustre; sa cravate, à coins brodés, laissait dépasser un col de chemise formidable qui lui cachait la moitié des joues; un grand gilet à fond jaune vif, à larges bandes marron, un pantalon noir un peu court, des bas d'une éblouissante blancheur et des souliers cirés à l'œuf complétaient son accoutrement.
Anastasie se prélassait dans une robe de mérinos amarante sur laquelle tranchait vivement un châle d'un bleu foncé. Elle exposait orgueilleusement à tous les regards sa perruque fraîchement bouclée et tenait son bonnet suspendu à son bras par des brides de ruban vert en manière de ridicule.
La physionomie d'Alfred, ordinairement si grave, si recueillie et dernièrement si abattue, était rayonnante, jubilante, rutilante; du plus loin qu'il aperçut Louise et Rigolette, il accourut en s'écriant de sa voix de basse:
—Délivré!... parti!
—Ah! mon Dieu! monsieur Pipelet, dit Rigolette, comme vous avez l'air joyeux! qu'avez-vous donc?
—Parti... mademoiselle, ou plutôt madame, veux-je, puis-je, dois-je dire, car maintenant vous êtes exactement semblable à Anastasie, grâce au conjungo, de même que votre mari, M. Germain, est exactement semblable à moi.
—Vous êtes bien honnête, monsieur Pipelet, dit Rigolette en souriant; mais qui est donc parti?
—Cabrion! s'écria M. Pipelet en respirant et en aspirant l'air avec une indicible satisfaction, comme s'il eût été dégagé d'un poids énorme. Il quitte la France à jamais, à toujours... à perpétuité... enfin il est parti.
—Vous en êtes bien sûr?
—Je l'ai vu... de mes yeux vu monter hier en diligence... route de Strasbourg, lui, tous ses bagages... et tous ses effets, c'est-à-dire un étui à chapeau, un appuie-mains et une boîte à couleurs.
—Qu'est-ce qu'il vous chante là, ce vieux chéri? dit Anastasie en arrivant essoufflée, car elle avait difficilement suivi la course précipitée d'Alfred. Je parie qu'il vous parle du départ de Cabrion? Il n'a fait qu'en rabâcher toute la route.
—C'est-à-dire, Anastasie, que je ne tiens pas sur terre. Avant, il me semblait que mon chapeau était doublé de plomb; maintenant on dirait que l'air me soulève vers le firmament! Parti... enfin... parti! et il ne reviendra plus!
—Heureusement, le gredin!
—Anastasie... ménagez les absents... le bonheur me rend clément: je dirai simplement que c'était un indigne polisson.
—Et comment avez-vous su qu'il allait en Allemagne? demanda Rigolette.
—Par un ami de mon roi des locataires. À propos de ce cher homme, vous ne savez pas? grâce aux bons renseignements qu'il a donnés de nous, Alfred est nommé concierge-gardien d'un mont-de-piété et d'une banque charitable, fondés dans notre maison par une bonne âme qui me fait joliment l'effet d'être celle dont M. Rodolphe était le commis voyageur en bonnes actions!
—Cela se trouve bien, reprit Rigolette, c'est mon mari qui est le directeur de cette banque, aussi par le crédit de M. Rodolphe.
—Et allllez donc... s'écria gaiement Mme Pipelet. Tant mieux! tant mieux! mieux vaut des connaissances que des intrus, mieux vaut des anciens visages que des nouveaux. Mais, pour en revenir à Cabrion, figurez-vous qu'un grand gros monsieur chauve, en venant nous apprendre la nomination d'Alfred comme gardien, nous a demandé si un peintre de beaucoup de talent, nommé Cabrion, n'avait pas demeuré chez nous. Au nom de Cabrion, voilà mon vieux chéri qui lève sa botte en l'air et qui a la petite mort. Heureusement le gros grand chauve ajoute: «Ce jeune peintre va partir pour l'Allemagne; une personne riche l'y emmène pour des travaux qui l'y retiendront pendant des années... Peut-être même se fixera-t-il tout à fait à l'étranger.» En foi de quoi le particulier donna à mon vieux chéri la date du départ de Cabrion et l'adresse des Messageries.
—Et j'ai le bonheur inespéré de lire sur le registre: «M. Cabrion, artiste peintre, départ pour Strasbourg et l'étranger par correspondance.»
—Le départ était fixé à ce matin.
—Je me rends dans la cour avec mon épouse.
—Nous voyons le gredin monter sur l'impériale à côté du conducteur.
—Et enfin, au moment où la voiture s'ébranle, Cabrion m'aperçoit, me reconnaît, se retourne et me crie: «Je pars pour toujours... à toi pour la vie!» Heureusement la trompette du conducteur étouffa presque ces derniers mots et ce tutoiement indécent que je méprise... car enfin, Dieu soit loué, il est parti.
—Et parti pour toujours, croyez-le, monsieur Pipelet, dit Rigolette en comprimant une violente envie de rire. Mais ce que vous ne savez pas, et ce qui va bien vous étonner... c'est que M. Rodolphe était...
—Était?
—Un prince déguisé... une altesse royale.
—Allons donc, quelle farce! dit Anastasie.
—Je vous le jure sur mon mari... dit très-sérieusement Rigolette.
—Mon roi des locataires... une altesse royale! s'écria Anastasie. Allllez donc!... Et moi qui l'ai prié de garder ma loge!... Pardon... pardon... pardon...
Et elle remit machinalement son bonnet, comme si cette coiffure eût été plus convenable pour parler d'un prince.
Par une manifestation diamétralement opposée quant à la forme, mais toute semblable quant au fond, Alfred, contre son habitude, se décoiffa complètement et salua profondément le vide en s'écriant:—Un prince, une altesse dans notre loge!... Et il m'a vu sous le linge quand j'étais au lit par suite des indignités de Cabrion!
À ce moment Mme Georges se retourna et dit à son fils et à Rigolette:
—Mes enfants, voici le docteur.
XV
Le Maître d'école
Le docteur Herbin, homme d'un âge mûr, avait une physionomie infiniment spirituelle et distinguée, un regard d'une profondeur, d'une sagacité remarquables, et un sourire d'une bonté extrême. Sa voix, naturellement harmonieuse, devenait presque caressante lorsqu'il s'adressait aux aliénés; aussi la suavité de son accent, la mansuétude de ses paroles semblaient souvent calmer l'irritabilité naturelle de ces infortunés. L'un des premiers il avait substitué, dans le traitement de la folie, la commisération et la bienveillance aux terribles moyens coërcitifs employés autrefois: plus de chaînes, plus de coups, plus de douches, plus d'isolement surtout (sauf quelques cas exceptionnels).
Sa haute intelligence avait compris que la monomanie, que l'insanité, que la fureur s'exaltent par la séquestration et par les brutalités; qu'en soumettant au contraire les aliénés à la vie commune, mille distractions, mille incidents de tous les moments les empêchent de s'absorber dans une idée fixe, d'autant plus funeste qu'elle est plus concentrée par la solitude et par l'intimidation.
Ainsi, l'expérience prouve que, pour les aliénés, l'isolement est aussi funeste qu'il est salutaire pour les détenus criminels... la perturbation mentale des premiers s'accroissant dans la solitude, de même que la perturbation ou plutôt la subversion morale des seconds s'augmente et devient incurable par la fréquentation de leurs pairs en corruption.
Sans doute, dans plusieurs années, le système pénitentiaire actuel, avec ses prisons en commun, véritables écoles d'infamie, avec ses bagnes, ses chaînes, ses piloris et ses échafauds, paraîtra aussi vicieux, aussi sauvage, aussi atroce que l'ancien traitement qu'on infligeait aux aliénés paraît à cette heure absurde et atroce...
—Monsieur, dit Mme Georges[18] à M. Herbin, j'ai cru pouvoir accompagner mon fils et ma belle-fille, quoique je ne connaisse pas M. Morel. La position de cet excellent homme m'a paru si intéressante que je n'ai pu résister au désir d'assister avec mes enfants au réveil complet de sa raison, qui, vous l'espérez, nous a-t-on dit, lui reviendra ensuite de l'épreuve à laquelle vous allez le soumettre.
—Je compte du moins beaucoup, madame, sur l'impression favorable que doit lui causer la présence de sa fille et des personnes qu'il avait l'habitude de voir.
—Lorsqu'on est venu arrêter mon mari, dit la femme de Morel avec émotion, en montrant Rigolette au docteur, notre bonne petite voisine était occupée à me secourir moi et mes enfants.
—Mon père connaissait bien aussi M. Germain, qui a toujours eu beaucoup de bontés pour nous, ajouta Louise. Puis, désignant Alfred et Anastasie, elle reprit: Monsieur et madame sont les portiers de notre maison... ils avaient aussi bien des fois aidé notre famille dans son malheur autant qu'ils le pouvaient.
—Je vous remercie, monsieur, dit le docteur à Alfred, de vous être dérangé pour venir ici; mais, d'après ce qu'on me dit, je vois que cette visite ne doit pas vous coûter?
—Môssieur, dit Pipelet en s'inclinant gravement, l'homme doit s'entraider ici-bas... il est frère... sans compter que le père Morel était la crème des honnêtes gens... avant qu'il n'ait perdu la raison par suite de son arrestation et celle de cette chère Mlle Louise.
—Et même, reprit Anastasie, et même que je regrette toujours que l'écuellée de soupe brûlante que j'ai jetée sur le dos des recors n'aurait pas été du plomb fondu... n'est-ce pas, vieux chéri, du pur plomb fondu?
—C'est vrai; je dois rendre ce juste hommage à l'affection que mon épouse avait vouée aux Morel.
—Si vous ne craignez pas, madame, dit le docteur Herbin à la mère de Germain, la vue des aliénés, nous traverserons plusieurs cours pour nous rendre au bâtiment extérieur où j'ai jugé à propos de faire conduire Morel et j'ai donné l'ordre ce matin qu'on ne le menât pas à la ferme comme à l'ordinaire.
—À la ferme, monsieur? dit Mme Georges, il y a une ferme ici?
—Cela vous surprend, madame? je le conçois. Oui, nous avons ici une ferme dont les produits sont d'une très-grande ressource pour la maison et qui est mise en valeur par des aliénés[19].
—Ils y travaillent? en liberté, monsieur?
—Sans doute, et le travail, le calme des champs, la vue de la nature, est un de nos meilleurs moyens curatifs... Un seul gardien les y conduit, et il n'y a presque jamais eu d'exemple d'évasion; ils s'y rendent avec une satisfaction véritable... et le petit salaire qu'ils gagnent sert à améliorer leur sort... à leur procurer de petites douceurs. Mais nous voici arrivés à la porte d'une des cours. Puis, voyant une légère nuance d'appréhension sur les traits de Mme Georges, le docteur ajouta: Ne craignez rien, madame... dans quelques minutes vous serez aussi rassurée que moi.
—Je vous suis, monsieur... Venez, mes enfants.
—Anastasie, dit tout bas M. Pipelet, qui était resté en arrière avec sa femme, quand je songe que si l'infernale poursuite de Cabrion eût duré... ton Alfred devenait fou, et, comme tel, était relégué parmi ces malheureux que nous allons voir vêtus des costumes les plus baroques, enchaînés par le milieu du corps ou enfermés dans des loges comme les bêtes féroces du Jardin des Plantes!
—Ne m'en parle pas, vieux chéri... On dit que les fous par amour sont comme de vrais singes dès qu'ils aperçoivent une femme... Ils se jettent aux barreaux de leurs cages en poussant des roucoulements affreux... Il faut que leurs gardiens les apaisent à grands coups de fouet et en leur lâchant sur la tête des immenses robinets d'eau glacée qui tombent de cent pieds de haut... et ça n'est pas de trop pour les rafraîchir.
—Anastasie, ne vous approchez pas trop des cages de ces insensés, dit gravement Alfred; un malheur est si vite arrivé!
—Sans compter que ça ne serait pas généreux de ma part d'avoir l'air de les narguer, car, après tout, ajouta Anastasie avec mélancolie, c'est nos attraits qui rendent les hommes comme ça. Tiens, je frémis, mon Alfred, quand je pense que si je t'avais refusé ton bonheur, tu serais probablement, à l'heure qu'il est, fou d'amour comme un de ces enragés... que tu serais à te cramponner aux barreaux de ta cage aussitôt que tu verrais une femme, et à rugir après, pauvre vieux chéri... toi qui, au contraire, t'ensauves dès qu'elles t'agacent.
—Ma pudeur est ombrageuse, c'est vrai, et je ne m'en suis pas mal trouvé. Mais, Anastasie, la porte s'ouvre, je frissonne... Nous allons voir d'abominables figures, entendre des bruits de chaînes et des grincements de dents...
M. et Mme Pipelet n'ayant pas, ainsi qu'on le voit, entendu la conversation du docteur Herbin, partageaient les préjugés populaires qui existent encore à l'endroit des hospices d'aliénés, préjugés qui, du reste, il y a quarante ans, étaient d'effroyables réalités.
La porte de la cour s'ouvrit.
Cette cour, formant un long parallélogramme, était plantée d'arbres, garnie de bancs; de chaque côté régnait une galerie d'une étrange construction; des cellules largement aérées avaient accès sur cette galerie; une cinquantaine d'hommes, uniformément vêtus de gris, se promenaient, causaient, ou restaient silencieux et contemplatifs, assis au soleil.
Rien ne contrastait davantage avec l'idée qu'on se fait ordinairement des excentricités de costume et de la singularité physiognomonique des aliénés; il fallait même une longue habitude d'observation pour découvrir sur beaucoup de ces visages les indices certains de la folie.
À l'arrivée du docteur Herbin, un grand nombre d'aliénés se pressèrent autour de lui, joyeux et empressés, en lui tendant leurs mains avec une touchante expression de confiance et de gratitude, à laquelle il répondit cordialement en leur disant:
—Bonjour, bonjour, mes enfants.
Quelques-uns de ces malheureux, trop éloignés du docteur pour lui prendre la main, vinrent l'offrir avec une sorte d'hésitation craintive aux personnes qui l'accompagnaient.
—Bonjour, mes amis, leur dit Germain en leur serrant la main avec une bonté qui semblait les ravir.
—Monsieur, dit Mme Georges au docteur, est-ce que ce sont des fous?
—Ce sont à peu près les plus dangereux de la maison, dit le docteur en souriant. On les laisse ensemble le jour; seulement, la nuit on les renferme dans des cellules dont vous voyez les portes ouvertes.
—Comment! ces gens sont complètement fous?... Mais quand sont-ils donc furieux?...
—D'abord... dès le début de leur maladie, quand on les amène ici; puis peu à peu le traitement agit, la vue de leurs compagnons les calme, les distrait... la douceur les apaise, et leurs crises violentes, d'abord fréquentes, deviennent de plus en plus rares... Tenez, en voici un des plus méchants.
C'était un homme robuste et nerveux, de quarante ans environ, aux longs cheveux noirs, au grand front bilieux, au regard profond, à la physionomie des plus intelligentes. Il s'approcha gravement du docteur et lui dit d'un ton d'exquise politesse, quoique se contraignant un peu:
—Monsieur le docteur, je dois avoir à mon tour le droit d'entretenir et de promener l'aveugle; j'aurai l'honneur de vous faire observer qu'il y a une injustice flagrante à priver ce malheureux de ma conversation pour le livrer... (et le fou sourit avec une dédaigneuse amertume) aux stupides divagations d'un idiot complètement étranger, je crois ne rien hasarder, complètement étranger aux moindres notions d'une science quelconque, tandis que ma conversation distrairait l'aveugle. Ainsi, ajouta-t-il avec une extrême volubilité, je lui aurais dit mon avis sur les surfaces isothermes et orthogonales, lui faisant remarquer que les équations aux différences partielles, dont l'interprétation géométrique se résume en deux faces orthogonales, ne peuvent être intégrées généralement à cause de leur complication. Je lui aurais prouvé que les surfaces conjuguées sont nécessairement toutes isothermes, et nous aurions cherché ensemble quelles sont les surfaces capables de composer un système triplement isotherme... Si je ne me fais pas illusion, monsieur... comparez cette récréation aux stupidités dont on entretient l'aveugle, ajouta l'aliéné en reprenant haleine, et dites-moi si ce n'est pas un meurtre de le priver de mon entretien?
—Ne prenez pas ce qu'il vient de dire, madame, pour les élucubrations d'un fou, dit tout bas le docteur; il aborde ainsi parfois les plus hautes questions de géométrie ou d'astronomie avec une sagacité qui ferait honneur aux savants les plus illustres... Son savoir est immense. Il parle toutes les langues vivantes; mais il est, hélas! martyr du désir et de l'orgueil du savoir; il se figure qu'il a absorbé toutes les connaissances humaines en lui seul, et qu'en le retenant ici on replonge l'humanité dans les ténèbres de la plus profonde ignorance.
Le docteur reprit tout haut à l'aliéné, qui semblait attendre sa réponse avec une respectueuse anxiété:
—Mon cher monsieur Charles, votre réclamation me semble de toute justice, et ce pauvre aveugle, qui, je crois, est muet, mais heureusement n'est pas sourd, goûterait un charme infini à la conversation d'un homme aussi érudit que vous. Je vais m'occuper de vous faire rendre justice.
—Du reste, vous persistez toujours, en me retenant ici, à priver l'univers de toutes les connaissances humaines que je me suis appropriées en me les assimilant, dit le fou en s'animant peu à peu et en commençant à gesticuler avec une extrême agitation.
—Allons, allons, calmez-vous, mon bon monsieur Charles. Heureusement l'univers ne s'est pas encore aperçu de ce qui lui manquait; dès qu'il réclamera, nous nous empresserons de satisfaire à sa réclamation; en tout état de cause, un homme de votre capacité, de votre savoir, peut toujours rendre de grands services.
—Mais je suis pour la science ce qu'était l'arche de Noé pour la nature physique, s'écria-t-il en grinçant des dents et l'œil égaré.
—Je le sais, mon cher ami.
—Vous voulez mettre la lumière sous le boisseau! s'écria-t-il en fermant les poings. Mais alors je vous briserai comme verre, ajouta-t-il d'un air menaçant, le visage empourpré de colère et les veines gonflées à se rompre.
—Ah! monsieur Charles, répondit le docteur en attachant sur l'insensé un regard calme, fixe, perçant, et donnant à sa voix un accent caressant et flatteur, je croyais que vous étiez le plus grand savant des temps modernes...
—Et passés! s'écria le fou, oubliant tout à coup sa colère pour son orgueil.
—Vous ne me laissez pas achever... que vous étiez le plus grand savant des temps passés... présents...
—Et futurs... ajouta le fou avec fierté.
—Oh! le vilain bavard, qui m'interrompt toujours, dit le docteur en souriant et en lui frappant amicalement sur l'épaule. Ne dirait-on pas que j'ignore toute l'admiration que vous inspirez et que vous méritez!... Voyons, allons voir l'aveugle... conduisez-moi près de lui.
—Docteur, vous êtes un brave homme; venez, venez, vous allez voir ce qu'on l'oblige d'écouter quand je pourrais lui dire de si belles choses, reprit le fou complètement calmé en marchant devant le docteur d'un air satisfait.
—Je vous l'avoue, monsieur, dit Germain, qui s'était rapproché de sa mère et de sa femme, dont il avait remarqué l'effroi lorsque le fou avait parlé et gesticulé violemment; un moment, j'ai craint une crise.
—Eh! mon Dieu, monsieur, autrefois, au premier mot d'exaltation, au premier geste de menace de ce malheureux, les gardiens se fussent jetés sur lui; on l'eût garrotté, battu, inondé de douches, une des plus atroces tortures que l'on puisse rêver... Jugez de l'effet d'un tel traitement sur une organisation énergique et irritable, dont la force d'expansion est d'autant plus violente qu'elle est plus comprimée. Alors il serait tombé dans un de ces accès de rage effroyables qui défiaient les étreintes les plus puissantes, s'exaspéraient par leur fréquence et devenaient presque incurables; tandis que, vous le voyez, en ne comprimant pas d'abord cette effervescence momentanée ou en la détournant à l'aide de l'excessive mobilité d'esprit que l'on remarque chez beaucoup d'insensés, ces bouillonnements éphémères s'apaisent aussi vite qu'ils s'élèvent.
—Et quel est donc cet aveugle dont il parle, monsieur? est-ce une illusion de son esprit? demanda Mme Georges.
—Non, madame, c'est une histoire fort étrange, répondit le docteur. Cet aveugle a été pris dans un repaire des Champs-Élysées, où l'on a arrêté une bande de voleurs et d'assassins; on a trouvé cet homme enchaîné au milieu d'un caveau souterrain, à côté du cadavre d'une femme si horriblement mutilé qu'on n'a pu la reconnaître.
—Ah! c'est affreux... dit Mme Georges en frissonnant[20].
—Cet homme est d'une épouvantable laideur, toute sa figure est corrodée par le vitriol. Depuis son arrivée ici il n'a pas prononcé une parole. Je ne sais s'il est réellement muet, ou s'il affecte le mutisme. Par un singulier hasard, les seules crises qu'il ait eues se sont passées pendant mon absence, et toujours la nuit. Malheureusement toutes les demandes qu'on lui adresse restent sans réponse, et il est impossible d'avoir aucun renseignement sur sa position; ses accès semblent causés par une fureur dont la cause est impénétrable, car il ne prononce pas une parole. Les autres aliénés ont pour lui beaucoup d'attentions; ils guident sa marche et ils se plaisent à l'entretenir, hélas! selon le degré de leur intelligence. Tenez... le voici...
Toutes les personnes qui accompagnaient le médecin reculèrent d'horreur à la vue du Maître d'école, car c'était lui.
Il n'était pas fou, mais il contrefaisait le muet et l'insensé.
Il avait massacré la Chouette, non dans un accès de folie, mais dans un accès de fièvre chaude pareil à celui dont il avait déjà été frappé lors de sa terrible vision à la ferme de Bouqueval.
Ensuite de son arrestation à la taverne des Champs-Élysées, sortant de son délire passager, le Maître d'école s'était éveillé dans une des cellules du dépôt de la Conciergerie où l'on enferme provisoirement les insensés. Entendant dire autour de lui: «C'est un fou furieux», il résolut de continuer de jouer ce rôle, et s'imposa un mutisme complet afin de ne pas se compromettre par ses réponses, dans le cas où l'on douterait de son insanité prétendue.
Ce stratagème lui réussit. Conduit à Bicêtre, il simula de temps à autre de violents accès de fureur, ayant toujours soin de choisir la nuit pour ces manifestations, afin d'échapper à la pénétrante observation du médecin en chef, le chirurgien de garde, éveillé et appelé à la hâte, n'arrivant presque jamais qu'à l'issue ou à la fin de la crise.
Le très-petit nombre des complices du Maître d'école qui savaient son véritable nom et son évasion du bagne de Rochefort ignoraient ce qu'il était devenu, et n'avaient d'ailleurs aucun intérêt à le dénoncer; on ne pouvait ainsi constater son identité. Il espérait donc rester toujours à Bicêtre, en continuant son rôle de fou et de muet.
Oui, toujours, tel était alors l'unique vœu, le seul désir de cet homme, grâce à l'impuissance de nuire qui paralysait ses méchants instincts. Grâce à l'isolement profond où il avait vécu dans le caveau de Bras-Rouge, le remords, on le sait, s'était peu à peu emparé de cette âme de fer.
À force de concentrer son esprit dans une incessante méditation, le souvenir de ses crimes passés, privé de toute communication avec le monde extérieur, ses idées finissaient souvent par prendre un corps, par s'imager dans son cerveau, ainsi qu'il l'avait dit à la Chouette; alors lui apparaissaient quelquefois les traits de ses victimes; mais ce n'était pas là de la folie, c'était la puissance du souvenir porté à sa dernière expression.
Ainsi cet homme, encore dans la force de l'âge, d'une constitution athlétique, cet homme qui devait sans doute vivre encore de longues années, cet homme qui jouissait de toute la plénitude de sa raison, devait passer ces longues années parmi les fous, dans un mutisme complet, sinon, s'il était découvert, on le conduisait à l'échafaud pour ses nouveaux meurtres, ou on le condamnait à une réclusion perpétuelle parmi des scélérats pour lesquels il ressentait une horreur qui s'augmentait en raison de son repentir.
Le Maître d'école était assis sur un banc; une forêt de cheveux grisonnants couvraient sa tête hideuse et énorme; accoudé sur un de ses genoux, il appuyait son menton dans sa main. Quoique ce masque affreux fût privé de regard, que deux trous remplaçassent son nez, que sa bouche fût difforme, un désespoir écrasant, incurable, se manifestait encore sur ce visage monstrueux.
Un aliéné d'une figure triste, bienveillante et juvénile, agenouillé devant le Maître d'école, tenait sa robuste main entre les siennes, le regardait avec bonté, et d'une voix douce répétait incessamment ces seuls mots: «Des fraises... des fraises... des fraises...»
—Voilà pourtant, dit gravement le fou savant, la seule conversation que cet idiot sache tenir à l'aveugle. Si chez lui les yeux du corps sont fermés, ceux de l'esprit sont sans doute ouverts, et il me saura gré de me mettre en communication avec lui.
—Je n'en doute pas, dit le docteur pendant que le pauvre insensé à figure mélancolique contemplait l'abominable figure du Maître d'école, avec compassion et répétait de sa voix douce: «Des fraises... des fraises... des fraises...»
—Depuis son entrée ici, ce pauvre fou n'a pas prononcé d'autres paroles que celles-là, dit le docteur à Mme Georges, qui regardait le Maître d'école avec horreur; quel événement se rattache à ces mots, les seuls qu'il dise... c'est ce que je n'ai pu pénétrer...
—Mon Dieu, ma mère, dit Germain à Mme Georges, combien ce malheureux aveugle paraît accablé!...
—C'est vrai, mon enfant, répondit Mme Georges, malgré moi mon cœur se serre... sa vue me fait mal. Oh! qu'il est triste de voir l'humanité sous ce sinistre aspect!
À peine Mme Georges eut-elle prononcé ces mots que le Maître d'école tressaillit; son visage couturé devint pâle sous ses cicatrices; il leva et tourna si vivement la tête du côté de la mère de Germain que celle-ci ne put retenir un cri d'effroi, quoiqu'elle ignorât quel était ce misérable.
Le Maître d'école avait reconnu la voix de sa femme, et les paroles de Mme Georges lui disaient qu'elle parlait à son fils.
—Qu'avez-vous, ma mère? s'écria Germain.
—Rien, mon enfant... mais le mouvement de cet homme... l'expression de sa figure... tout cela m'a effrayée... Tenez, monsieur, pardonnez à ma faiblesse, ajouta-t-elle en s'adressant au docteur; je regrette presque d'avoir cédé à ma curiosité en accompagnant mon fils.
—Oh! pour une fois... ma mère... il n'y a rien à regretter...
—Bien certainement que notre bonne mère ne reviendra plus jamais ici, ni nous non plus, n'est-ce pas, mon petit Germain? dit Rigolette; c'est si triste... ça navre le cœur.
—Allons, vous êtes une petite peureuse. N'est-ce pas, monsieur le docteur, dit Germain en souriant, n'est-ce pas que ma femme est une peureuse?
—J'avoue, répondit le médecin, que la vue de ce malheureux aveugle et muet m'a impressionné... moi qui ai vu bien des misères.
—Quelle frimousse... hein! vieux chéri? dit tout bas Anastasie... Eh bien! auprès de toi... tous les hommes me paraissent aussi laids que cet affreux bonhomme... C'est pour ça que personne ne peut se vanter de... tu comprends, mon Alfred?...
—Anastasie, je rêverai de cette figure-là... c'est sûr... j'en aurai le cauchemar...
—Mon ami, dit le docteur au Maître d'école, comment vous trouvez-vous?...
Le Maître d'école resta muet.
—Vous ne m'entendez donc pas? reprit le docteur en lui frappant légèrement sur l'épaule.
Le Maître d'école ne répondit rien, il baissa la tête; au bout de quelques instants... de ses yeux sans regards il tomba une larme...
—Il pleure, dit le docteur.
—Pauvre homme! ajouta Germain avec compassion.
Le Maître d'école frissonna; il entendait de nouveau la voix de son fils... Son fils éprouvait pour lui un sentiment de compassion.
—Qu'avez-vous? Quel chagrin vous afflige? demanda le docteur. Le Maître d'école, sans répondre, cacha son visage dans ses mains.
—Nous n'en obtiendrons rien, dit le docteur.
—Laissez-moi faire, je vais le consoler, reprit le fou savant d'un air grave et prétentieux. Je vais lui démontrer que tous les genres de surfaces orthogonales dans lesquelles les trois systèmes sont isothermes sont: 1° ceux des surfaces du second ordre; 2° ceux des ellipsoïdes de révolution autour du petit axe et du grand axe; 3° ceux... Mais, au fait, non, reprit le fou en se ravisant et réfléchissant; je l'entretiendrai du système planétaire. Puis, s'adressant au jeune aliéné toujours agenouillé devant le Maître d'école:—Ôte-toi de là... avec tes fraises...
—Mon garçon, dit le docteur au jeune fou, il faut que chacun de vous conduise et entretienne à son tour ce pauvre homme... Laissez votre camarade prendre votre place...
Le jeune aliéné obéit aussitôt, se leva, regarda timidement le docteur de ses grands yeux bleus, lui témoigna sa déférence par un salut, fit un signe d'adieu au Maître d'école et s'éloigna en répétant d'une voix plaintive: «Des fraises... des fraises...»
Le docteur, s'apercevant de la pénible impression que cette scène causait à Mme Georges, lui dit:
—Heureusement, madame, nous allons trouver Morel, et, si mon espérance se réalise, votre âme s'épanouira en voyant cet excellent homme rendu à la tendresse de sa digne femme et de sa digne fille.
Et le médecin s'éloigna suivi des personnes qui l'accompagnaient.
Le Maître d'école resta seul avec le fou de science, qui commença de lui expliquer, d'ailleurs très-savamment, très-éloquemment, la marche imposante des astres, qui décrivent silencieusement leur courbe immense dans le ciel, dont l'état normal est la nuit...
Mais le Maître d'école n'écoutait pas...
Il songeait avec un profond désespoir qu'il n'entendrait plus jamais la voix de son fils et de sa femme... Certain de la juste horreur qu'il leur inspirait, du malheur, de la honte, de l'épouvante où les aurait plongés la révélation de son nom, il eût plutôt enduré mille morts que de se découvrir à eux... Une seule, une dernière consolation lui restait: un moment il avait inspiré quelque pitié à son fils.
Et malgré lui il se rappelait ces mots que Rodolphe lui avait dits avant de lui infliger un châtiment terrible: «Chacune de tes paroles est un blasphème, chacune de tes paroles sera une prière: tu es audacieux et cruel parce que tu es fort, tu seras doux et humble parce que tu seras faible. Ton cœur est fermé au repentir... un jour tu pleureras tes victimes... D'homme tu t'es fait bête féroce... Un jour ton intelligence se relèvera par l'expiation. Tu n'as pas même respecté ce que respectent les bêtes sauvages, leur femelle et leurs petits... après une longue vie consacrée à la rédemption de tes crimes, ta dernière prière sera pour supplier Dieu de t'accorder le bonheur inespéré de mourir entre ta femme et ton fils...»
—Nous allons passer devant la cour des idiots, et nous arriverons au bâtiment où se trouve Morel, dit le docteur en sortant de la cour où était le Maître d'école.
XVI
Morel le lapidaire
Malgré la tristesse que lui avait inspirée la vue des aliénés, Mme Georges ne put s'empêcher de s'arrêter un moment en passant devant une cour grillée où étaient enfermés les idiots incurables.
Pauvres êtres, qui souvent n'ont pas même l'instinct de la bête et dont on ignore presque toujours l'origine; inconnus de tous et d'eux-mêmes... Ils traversent ainsi la vie, absolument étrangers aux sentiments, à la pensée, éprouvant seulement les besoins animaux les plus limités...
Le hideux accouplement de la misère et de la débauche, au plus profond des bouges les plus infects, cause ordinairement cet effroyable abâtardissement de l'espèce... qui atteint en général les classes pauvres.
Si généralement la folie ne se révèle pas tout d'abord à l'observateur superficiel par la seule inspection de la physionomie de l'aliéné, il n'est que trop facile de reconnaître les caractères physiques de l'idiotisme.
Le docteur Herbin n'eut pas besoin de faire remarquer à Mme Georges l'expression d'abrutissement sauvage, d'insensibilité stupide ou d'ébahissement imbécile qui donnait aux traits de ces malheureux une expression à la fois hideuse et pénible à voir. Presque tous étaient vêtus de longues souquenilles sordides en lambeaux: car, malgré toute la surveillance possible, on ne peut empêcher ces êtres, absolument privés d'instinct et de raison, de lacérer, de souiller leurs vêtements en rampant, en se roulant comme des bêtes dans la fange des cours[21] où ils restent pendant le jour.
Les uns, accroupis dans les coins les plus obscurs d'un hangar qui les abritait, pelotonnés, ramassés sur eux-mêmes comme des animaux dans leurs tanières, faisaient entendre une sorte de râlement sourd et continuel.
D'autres, adossés au mur, debout, immobiles, muets, regardaient fixement le soleil.
Un vieillard d'une obésité difforme, assis sur une chaise de bois, dévorait sa pitance avec une voracité animale, en jetant de côté et d'autre des regards obliques et courroucés.
Ceux-ci marchaient circulairement et en hâte dans un tout petit espace qu'ils se limitaient. Cet étrange exercice durait des heures entières sans interruption.
Ceux-là, assis par terre, se balançaient incessamment en jetant alternativement le haut de leur corps en avant et en arrière, n'interrompant ce mouvement d'une monotonie vertigineuse que pour rire aux éclats, de ce rire strident, guttural de l'idiotisme.
D'autres enfin, dans un complet anéantissement, n'ouvraient les yeux qu'aux heures du repas, et restaient inertes, inanimés, sourds, muets, aveugles, sans qu'un cri, sans qu'un geste annonçât leur vitalité.
L'absence complète de communication verbale ou intelligente est un des caractères les plus sinistrés d'une réunion d'idiots; au moins, malgré l'incohérence de leurs paroles et de leurs pensées, les fous se parlent, se reconnaissent, se recherchent; mais entre les idiots il règne une indifférence stupide, un isolement farouche. Jamais on ne les entend prononcer une parole articulée; ce sont de temps à autre quelques rires sauvages ou des gémissements et des cris qui n'ont rien d'humain. À peine un très-petit nombre d'entre eux reconnaissent-ils leurs gardiens. Et pourtant, répétons-le avec admiration, par respect pour la créature, ces infortunés, qui semblent ne plus appartenir à notre espèce, et pas même à l'espèce animale, par le complet anéantissement de leurs facultés intellectuelles; ces êtres, incurablement frappés, qui tiennent plus du mollusque que de l'être animé, et qui souvent traversent ainsi tous les âges d'une longue carrière, sont entourés de soins recherchés et d'un bien-être dont ils n'ont pas même la conscience.
Sans doute, il est beau de respecter ainsi le principe de la dignité humaine jusque dans ces malheureux qui de l'homme n'ont plus que l'enveloppe; mais, répétons-le toujours, on devrait songer aussi à la dignité de ceux qui, doués de toute leur intelligence, remplis de zèle, d'activité, sont la force vive de la nation; leur donner conscience de cette dignité en l'encourageant, en la récompensant lorsqu'elle s'est manifestée par l'amour du travail, par la résignation, par la probité; ne pas dire enfin, avec un égoïsme semi-orthodoxe: «Punissons ici-bas, Dieu récompensera là-haut.»
—Pauvres gens! dit Mme Georges en suivant le docteur, après avoir jeté un dernier regard dans la cour des idiots, qu'il est triste de songer qu'il n'y a aucun remède à leurs maux!
—Hélas! aucun, madame, répondit le docteur, surtout arrivés à cet âge; car maintenant, grâce aux progrès de la science, les enfants idiots reçoivent une sorte d'éducation qui développe au moins l'atome d'intelligence incomplète dont ils sont quelquefois doués. Nous avons ici une école[22], dirigée avec autant de persévérance que de patience éclairée, qui offre déjà des résultats on ne peut plus satisfaisants: par des moyens très-ingénieux et exclusivement appropriés à leur état, on exerce à la fois le physique et le moral de ces pauvres enfants, et beaucoup parviennent à connaître les lettres, les chiffres, à se rendre compte des couleurs; on est même arrivé à leur apprendre à chanter en chœur, et je vous assure, madame, qu'il y a une sorte de charme étrange, à la fois triste et touchant, à entendre ces voix étonnées, plaintives, quelquefois douloureuses, s'élever vers le ciel dans un cantique dont presque tous les mots, quoique français, leur sont inconnus. Mais nous voici arrivés au bâtiment où se trouve Morel. J'ai recommandé qu'on le laissât seul ce matin, afin que l'effet que j'espère produire sur lui eût une plus grande action.
—Et quelle est donc cette folie, monsieur? dit tout bas Mme Georges au docteur, afin de n'être pas entendue de Louise.
—Il s'imagine que s'il n'a pas gagné treize cents francs dans sa journée pour payer une dette contractée envers un notaire nommé Ferrand, Louise doit mourir sur l'échafaud pour crime d'infanticide.
—Ah! monsieur, ce notaire... était un monstre! s'écria Mme Georges, instruite de la haine de cet homme contre Germain. Louise Morel, son père, ne sont pas les seules victimes. Il a poursuivi mon fils avec un impitoyable acharnement.
—Louise Morel m'a tout dit, madame, répondit le docteur. Dieu merci, ce misérable a cessé de vivre. Mais veuillez m'attendre un moment avec ces braves gens. Je vais voir comment se trouve Morel.
Puis s'adressant à la fille du lapidaire:
—Je vous en prie, Louise, soyez bien attentive. Au moment où je crierai: «Venez!», paraissez aussitôt, mais seule... Quand je dirai une seconde fois: «Venez!», les autres personnes entreront avec vous...
—Ah! monsieur, le cœur me manque, dit Louise en essuyant ses larmes. Pauvre père... Si cette épreuve était inutile!...
—J'espère qu'elle le sauvera. Depuis longtemps je la ménage... Allons, rassurez-vous, et songez à mes recommandations.
Et le docteur, quittant les personnes qui l'accompagnaient, entra dans une chambre dont les fenêtres grillées ouvraient sur un jardin.
Grâce au repos, à un régime salubre, aux soins dont on l'entourait, les traits de Morel le lapidaire n'étaient plus pâles, hâves et creusés par une maigreur maladive. Son visage plein, légèrement coloré, annonçait le retour de la santé; mais un sourire mélancolique, une certaine fixité qui souvent encore immobilisait son regard, annonçaient que sa raison n'était pas encore complètement rétablie.
Lorsque le docteur entra, Morel, assis et courbé devant une table, simulait l'exercice de son métier de lapidaire en disant:
—Treize cents francs... treize cents francs... ou sinon Louise sur l'échafaud... treize cents francs... Travaillons... travaillons... travaillons...
Cette aberration, dont les accès étaient d'ailleurs de moins en moins fréquents, avait toujours été le symptôme primordial de sa folie. Le médecin, d'abord contrarié de trouver Morel en ce moment sous l'influence de sa monomanie, espéra bientôt faire servir cette circonstance à son projet. Il prit dans sa poche une bourse contenant soixante-cinq louis qu'il y avait placés d'avance, versa cet or dans sa main et dit brusquement à Morel qui, profondément absorbé par son simulacre de travail, ne s'était pas aperçu de l'arrivée du docteur:
—Mon brave Morel... assez travaillé... Vous avez enfin gagné les treize cents francs qu'il vous faut pour sauver Louise... les voilà...
Et le docteur jeta sur la table la poignée d'or.
—Louise est sauvée! s'écria le lapidaire en ramassant l'or avec rapidité. Je cours chez le notaire.
Et se levant précipitamment il courut vers la porte.
—Venez! cria le docteur avec une vive angoisse, car la guérison instantanée du lapidaire pouvait dépendre de cette première impression.
À peine eut-il dit: «Venez!» que Louise parut à la porte, au moment même où son père s'y présentait.
Morel, stupéfait, recula deux pas en arrière et laissa tomber l'or qu'il tenait.
Pendant quelques minutes il contempla Louise dans un ébahissement profond, ne la reconnaissant pas encore. Il semblait pourtant tâcher de rappeler ses souvenirs; puis, se rapprochant d'elle peu à peu, il la regarda avec une curiosité inquiète et craintive.
Louise, tremblante d'émotion, contenait difficilement ses larmes, pendant que le docteur, lui recommandant par un geste de rester muette, épiait, attentif et silencieux, les moindres mouvements de la physionomie du lapidaire. Celui-ci, toujours penché vers sa fille, commença de pâlir: il passa ses deux mains sur son front inondé de sueur; puis, faisant un nouveau pas vers elle, il voulut lui parler; mais sa voix expira sur ses lèvres, sa pâleur augmenta, et il regarda autour de lui avec surprise, comme s'il sortait peu à peu d'un songe.
—Bien... bien..., dit tout bas le docteur à Louise, c'est bon signe... quand je dirai: «Venez», jetez-vous dans ses bras en l'appelant votre père.
Le lapidaire porta les mains sur sa poitrine en se regardant, si cela se peut dire, des pieds à la tête, comme pour se bien convaincre de son identité. Ses traits exprimaient une incertitude douloureuse; au lieu d'attacher ses yeux sur sa fille, il semblait vouloir se dérober à sa vue. Alors, il se dit à voix basse, d'une voix entrecoupée:
—Non!... non!... un songe... où suis-je?... impossible!... un songe... ce n'est pas elle... Puis voyant les pièces d'or éparses sur le plancher: Et cet or... je ne me rappelle pas... Je m'éveille donc?... la tête me tourne... je n'ose pas regarder... j'ai honte... ce n'est pas Louise...
—Venez, dit le docteur à voix haute.
—Mon père... reconnaissez-moi donc, je suis Louise... votre fille!... s'écria-t-elle fondant en larmes et en se jetant dans les bras du lapidaire, au moment où entraient la femme de Morel, Rigolette, Mme Georges, Germain et les Pipelet.
—Oh! mon Dieu! disait Morel, que Louise accablait de caresses, où suis-je? que me veut-on? que s'est-il passé? je ne peux pas croire...
Puis, après quelques instants de silence, il prit brusquement entre ses deux mains la tête de Louise, la regarda fixement et s'écria, après quelques instants d'émotion croissante:
—Louise!...
—Il est sauvé! dit le docteur.
—Mon mari... mon pauvre Morel!... s'écria la femme du lapidaire en venant se joindre à Louise.
—Ma femme! reprit Morel, ma femme et ma fille!
—Et moi aussi, monsieur Morel, dit Rigolette, tous vos amis se sont donné rendez-vous ici.
—Tous vos amis!... vous voyez, monsieur Morel, ajouta Germain.
—Mademoiselle Rigolette!... Monsieur Germain!... dit le lapidaire en reconnaissant chaque personnage avec un nouvel étonnement.
—Et les vieux amis de la loge, donc! dit Anastasie en s'approchant à son tour avec Alfred, les voilà, les Pipelet... les vieux Pipelet... amis à mort... et allllez donc, père Morel... voilà une bonne journée...
—Monsieur Pipelet et sa femme!... tant de monde autour de moi!... Il me semble qu'il y a si longtemps!... Et... mais... mais enfin... c'est toi, Louise... n'est ce pas?... s'écria-t-il avec entraînement en serrant sa fille dans ses bras. C'est toi Louise? bien sûr?...
—Mon pauvre père... oui... c'est moi... c'est ma mère... ce sont tous vos amis... Vous ne vous quitterez plus... vous n'aurez plus de chagrin... nous serons heureux maintenant, tous heureux.
—Tous heureux... Mais... attendez donc que je me souvienne... Tous heureux... il me semble pourtant qu'on était venu te chercher pour te conduire en prison, Louise.
—Oui... mon père... mais j'en suis sortie... acquittée... Vous le voyez... me voici... près de vous...
—Attendez encore... attendez... voilà la mémoire qui me revient. Puis le lapidaire reprit avec effroi: Et le notaire?...
—Mort... il est mort, mon père... murmura Louise.
—Mort! lui! alors... je vous crois... nous pouvons être heureux... Mais où suis-je?... comment suis-je ici? depuis combien de temps... et pourquoi... je ne me rappelle pas bien...
—Vous avez été si malade, monsieur, lui dit le docteur, qu'on vous a transporté ici... à la campagne. Vous avez eu une fièvre très-violente, le délire.
—Oui, oui... je me souviens de la dernière chose avant ma maladie; j'étais à parler avec ma fille et... qui donc, qui donc?... Ah! un homme bien généreux, M. Rodolphe... il m'avait empêché d'être arrêté. Depuis, par exemple, je ne me souviens de rien.
—Votre maladie s'était compliquée d'une absence de mémoire, dit le médecin. La vue de votre fille, de votre femme, de vos amis, vous l'a rendue.
—Et chez qui suis-je donc ici?
—Chez un ami de M. Rodolphe, se hâta de dire Germain; on avait songé que le changement d'air vous serait utile.
—À merveille, dit tout bas le docteur; et s'adressant à un surveillant il ajouta: Envoyez le fiacre au bout de la ruelle du jardin, afin qu'il n'ait pas à traverser les cours et à sortir par la grande porte.
Ainsi que cela arrive quelquefois dans les cas de folie, Morel n'avait aucunement le souvenir et la conscience de l'aliénation dont il avait été atteint.
Quelques moments après, appuyé sur le bras de sa femme, de sa fille, et accompagné d'un élève chirurgien que, pour plus de prudence, le docteur avait commis à sa surveillance jusqu'à Paris, Morel montait en fiacre et quittait Bicêtre sans soupçonner qu'il y avait été enfermé comme fou.
—Vous croyez ce pauvre homme complètement guéri? disait Mme Georges au docteur, qui la reconduisait jusqu'à la grande porte de Bicêtre.
—Je le crois, madame, et j'ai voulu exprès le laisser sous l'heureuse influence de ce rapprochement avec sa famille: j'aurais craint de l'en séparer. Du reste l'un de mes élèves ne le quittera pas et indiquera le régime à suivre. Tous les jours j'irai le visiter jusqu'à ce que sa guérison soit tout à fait consolidée; car non-seulement il m'intéresse beaucoup, mais il m'a encore été très-particulièrement recommandé, à son entrée à Bicêtre, par le chargé d'affaires du grand-duché de Gerolstein.
Germain et sa mère échangèrent un coup d'œil significatif.
—Je vous remercie, monsieur, dit Mme Georges, de la bonté avec laquelle vous avez bien voulu me faire visiter ce bel établissement, et je me félicite d'avoir assisté à la scène touchante que votre savoir avait si habilement prévue et annoncée.
—Et moi, madame, je me félicite doublement de ce succès, qui rend un si excellent homme à la tendresse de sa famille.
Encore tout émus de ce qu'ils venaient de voir, Mme Georges, Rigolette et Germain reprirent le chemin de Paris, ainsi que M. et Mme Pipelet.
Au moment où le docteur Herbin rentrait dans les cours, il rencontra un employé supérieur de la maison qui lui dit:
—Ah! mon cher monsieur Herbin, vous ne sauriez vous imaginer à quelle scène je viens d'assister. Pour un observateur comme vous, c'eût été une source inépuisable.
—Comment donc? quelle scène?
—Vous savez que nous avons ici deux femmes condamnées à mort, la mère et la fille, qui seront exécutées demain?
—Sans doute.
—Eh bien! de ma vie je n'ai vu une audace et un sang-froid pareils à celui de la mère. C'est une femme infernale.
—N'est-ce pas cette veuve Martial qui a montré tant de cynisme dans les débats?
—Elle-même.
—Et qu'a-t-elle fait encore?
—Elle avait demandé à être enfermée dans le même cabanon que sa fille jusqu'au moment de leur exécution. On avait accédé à sa demande. Sa fille, beaucoup moins endurcie qu'elle, paraît s'amollir à mesure que le moment fatal approche, tandis que l'assurance diabolique de la veuve augmente encore, s'il est possible. Tout à l'heure le vénérable aumônier de la prison est entré dans leur cachot pour leur offrir les consolations de la religion. La fille se préparait à les accepter, lorsque sa mère, sans perdre un moment son sang-froid glacial, l'a accablée, elle et l'aumônier, de si indignes sarcasmes, que ce vénérable prêtre a dû quitter le cachot après avoir en vain tenté de faire entendre quelques saintes paroles à cette femme indomptable.
—À la veille de monter à l'échafaud! une telle audace est vraiment effrayante, dit le docteur.
—Du reste, on dirait une de ces familles poursuivies par la fatalité antique. Le père est mort sur l'échafaud, un autre fils est au bagne, un autre, aussi condamné à mort, s'est dernièrement évadé. Le fils aîné seul et deux jeunes enfants ont échappé à cette épouvantable contagion. Pourtant cette femme a fait demander à ce fils aîné, le seul honnête homme de cette exécrable race, de venir demain matin recevoir ses dernières volontés.
—Quelle entrevue!
—Vous n'êtes pas curieux d'y assister?
—Franchement non. Vous connaissez mes principes au sujet de la peine de mort, et je n'ai pas besoin d'un si affreux spectacle pour m'affermir encore dans ma manière de voir. Si cette terrible femme porte son caractère indomptable jusque sur l'échafaud, quel déplorable exemple pour le peuple!
—Il y a encore quelque chose dans cette double exécution qui me paraît très-singulier, c'est le jour qu'on a choisi pour la faire.
—Comment?
—C'est aujourd'hui la mi-carême.
—Eh bien?
—Demain l'exécution a lieu à sept heures. Or, des bandes de gens déguisés, qui auront passé cette nuit dans les bals de barrières, se croiseront nécessairement, en rentrant dans Paris, avec le funèbre cortège.
—Vous avez raison, ce sera un contraste hideux.
—Sans compter que de la place de l'exécution, barrière Saint-Jacques, on entendra au loin la musique des guinguettes environnantes, car, pour fêter le dernier jour du carnaval, on danse dans ces cabarets jusqu'à dix et onze heures du matin.
Le lendemain le soleil se leva radieux, éblouissant.
À quatre heures du matin, plusieurs piquets d'infanterie et de cavalerie vinrent entourer et garder les abords de Bicêtre.
Nous conduirons le lecteur dans le cabanon où se trouvaient réunies la veuve du supplicié et sa fille Calebasse.
Fin de la neuvième partie
DIXIÈME PARTIE
I
La toilette
À Bicêtre, un sombre corridor percé çà et là de quelques fenêtres grillées, sortes de soupiraux situés un peu au-dessus du sol d'une cour supérieure, conduisait au cachot des condamnés à mort.
Ce cachot ne prenait de jour que par un large guichet pratiqué à la partie supérieure de la porte, qui ouvrait sur le passage à peine éclairé dont nous avons parlé.
Dans ce cabanon au plafond écrasé, aux murs humides et verdâtres, au sol dallé de pierres froides comme les pierres du sépulcre, sont renfermées la femme Martial et sa fille Calebasse.
La figure anguleuse de la veuve du supplicié se détache, dure, impassible et blafarde comme un masque de marbre, au milieu de la demi-obscurité qui règne dans le cachot.
Privée de l'usage de ses mains, car par-dessus sa robe noire elle porte la camisole de force, sorte de longue casaque de grosse toile grise lacée derrière le dos, et dont les manches se terminent et se ferment en forme de sac, elle demande qu'on lui ôte son bonnet, se plaignant d'une vive chaleur à la tête... Ses cheveux gris tombent épars sur ses épaules. Assise au bord de son lit, ses pieds reposant sur la dalle, elle regarde fixement sa fille Calebasse, séparée d'elle par la largeur du cachot...
Celle-ci, à demi couchée et vêtue aussi de la camisole de force, s'adosse au mur. Elle a la tête baissée sur sa poitrine, l'œil fixe, la respiration saccadée. Sauf un léger tremblement convulsif, qui de temps à autre agite sa mâchoire inférieure, ses traits paraissent assez calmes, malgré leur pâleur livide.
Dans l'intérieur et à l'extrémité du cachot, auprès de la porte, au-dessous du guichet ouvert, un vétéran décoré, à figure rude et basanée, au crâne chauve, aux longues moustaches grises, et assis sur une chaise. Il garde à vue les condamnées.
—Il fait un froid glacial ici!... et pourtant les yeux me brûlent... et puis j'ai soif... toujours soif... dit Calebasse au bout de quelques instants. Puis, s'adressant au vétéran, elle ajouta: De l'eau, s'il vous plaît, monsieur...
Le vieux soldat se leva, prit sur un escabeau un broc d'étain plein d'eau, en remplit un verre, s'approcha de Calebasse et la fit boire lentement, la camisole de force empêchant la condamnée de se servir de ses mains.
Après avoir bu avec avidité, elle dit:
—Merci, monsieur.
—Voulez-vous boire? demanda le soldat à la veuve.
Celle-ci répondit par un signe négatif.
Le vétéran alla se rasseoir.
Il se fit un nouveau silence.
—Quelle heure est-il, monsieur? demanda Calebasse.
—Bientôt quatre heures et demie, dit le soldat.
—Dans trois heures! reprit Calebasse avec un sourire sardonique et sinistre, faisant allusion au moment fixé pour son exécution, dans trois heures...
Elle n'osa pas achever.
La veuve haussa les épaules... Sa fille comprit sa pensée et reprit:
—Vous avez plus de courage que moi... ma mère... Vous ne faiblissez jamais... vous...
—Jamais!
—Je le sais bien... je le vois bien... Votre figure est aussi tranquille que si vous étiez assise au coin du feu de notre cuisine... occupée à coudre... Ah! il est loin, ce bon temps-là!... il est loin!...
—Bavarde!
—C'est vrai... au lieu de rester là à penser... sans rien dire... j'aime mieux parler... j'aime mieux...
—T'étourdir... poltronne!
—Quand cela serait, ma mère, tout le monde n'a pas votre courage, non plus... J'ai fait ce que j'ai pu pour vous imiter; je n'ai pas écouté le prêtre, parce que vous ne le vouliez pas. Ça n'empêche pas que j'ai peut-être eu tort... car enfin... ajouta la condamnée en frissonnant, après... qui sait?... et après... c'est bientôt... c'est... dans...
—Dans trois heures.
—Comme vous dites cela froidement, ma mère!... Mon Dieu! mon Dieu! c'est pourtant vrai... dire que nous sommes là... toutes les deux... que nous ne sommes pas malades, que nous ne voudrions pas mourir... et que, pourtant, dans trois heures...
—Dans trois heures, tu auras fini en vraie Martial. Tu auras vu noir... voilà tout... Hardi, ma fille!
—Cela n'est pas beau de parler ainsi à votre fille, dit le vieux soldat d'une voix lente et grave; vous auriez mieux fait de lui laisser écouter le prêtre.
La veuve haussa de nouveau les épaules avec un dédain farouche et reprit en s'adressant à Calebasse sans seulement tourner la tête du côté du vétéran:
—Courage, ma fille... nous montrerons que des femmes ont plus de cœur que ces hommes... avec leurs prêtres... Les lâches!
—Le commandant Leblond était le plus brave officier du 3echasseurs à pied... Je l'ai vu, criblé de blessures à la brèche de Saragosse... mourir en faisant le signe de la croix, dit le vétéran.
—Vous étiez donc son sacristain? lui demanda la veuve en poussant un éclat de rire sauvage.
—J'étais son soldat... répondit doucement le vétéran. C'était seulement pour vous dire qu'on peut, au moment de mourir... prier sans être lâche...
Calebasse regarda attentivement cet homme au visage basané, type parfait et populaire du soldat de l'empire; une profonde cicatrice sillonnait sa joue gauche et se perdait dans sa large moustache grise. Les simples paroles de ce vétéran, dont les traits, les blessures et le ruban rouge semblaient annoncer la bravoure calme et éprouvée par les batailles, frappèrent profondément la fille de la veuve.
Elle avait refusé les consolations du prêtre encore plus par fausse honte et par crainte des sarcasmes de sa mère que par endurcissement. Dans sa pensée incertaine et mourante, elle opposa aux railleries sacrilèges de la veuve l'assentiment du soldat. Forte de ce témoignage, elle crut pouvoir écouter sans lâcheté des instincts religieux auxquels des hommes intrépides avaient obéi.
—Au fait, reprit-elle avec angoisse, pourquoi n'ai-je pas voulu entendre le prêtre?... Il n'y avait pas de faiblesse à cela... D'ailleurs ça m'aurait étourdie... et puis... enfin... après... qui sait?
—Encore! dit la veuve d'un ton de mépris écrasant. Le temps manque... c'est dommage... tu serais religieuse. L'arrivée de ton frère Martial achèvera ta conversion. Mais il ne viendra pas, l'honnête homme... le bon fils!
Au moment où la veuve prononçait ces paroles, l'énorme serrure de la prison retentit bruyamment, et la porte s'ouvrit:
—Déjà! s'écria Calebasse en faisant un bon convulsif. Ô mon Dieu! on a avancé l'heure! on nous trompait!
Et ses traits commençaient à se décomposer d'une manière effrayante.
—Tant mieux... si la montre du bourreau avance... tes béguineries ne me déshonoreront pas.
—Madame, dit l'un des employés de la prison à la condamnée avec cette commisération doucereuse qui sent la mort, votre fils est là... voulez-vous le voir?
—Oui, répondit la veuve sans tourner la tête.
—Entrez... monsieur... dit l'employé.
Martial entra.
Le vétéran resta dans le cachot, dont on laissa, pour plus de précaution, la porte ouverte. À travers la pénombre du corridor à demi éclairé par le jour naissant et par un réverbère, on voyait plusieurs soldats et gardiens, les uns assis sur un banc, les autres debout.
Martial était aussi livide que sa mère; ses traits exprimaient une angoisse, une horreur profonde; ses genoux tremblaient sous lui. Malgré les crimes de cette femme, malgré l'aversion qu'elle lui avait toujours témoignée, il s'était cru obligé d'obéir à sa dernière volonté.
Dès qu'il entra dans le cachot, la veuve jeta sur lui un regard perçant et lui dit d'une voix sourdement courroucée et comme pour éveiller dans l'âme de son fils une haine profonde:
—Tu vois... ce qu'on va faire... de ta mère... de ta sœur?
—Ah! ma mère... c'est affreux... mais je vous l'avais dit, hélas!... je vous l'avais dit!
La veuve serra ses lèvres blanches avec colère; son fils ne la comprenait pas; cependant elle reprit:
—On va nous tuer... comme on a tué ton père...
—Mon Dieu!... mon Dieu!... et je ne puis rien... c'est fini. Maintenant... que voulez-vous que je fasse? pourquoi ne pas m'avoir écouté... ni vous ni ma sœur? vous n'en seriez pas là.
—Ah!... c'est ainsi... reprit la veuve avec son habituelle et farouche ironie, tu trouves cela bien?
—Ma mère!
—Te voilà content... tu pourras dire, sans mentir, que ta mère est morte... tu ne rougiras plus d'elle.
—Si j'étais mauvais fils, répondit brusquement Martial, révolté de l'injuste dureté de sa mère, je ne serais pas ici.
—Tu viens... par curiosité.
—Je viens... pour vous obéir.
—Ah! si je t'avais écouté, Martial, au lieu d'écouter ma mère... je ne serais pas ici, s'écria Calebasse d'une voix déchirante et cédant enfin à ses angoisses, à ses terreurs, jusqu'alors contenues par l'influence de la veuve. C'est votre faute... soyez maudite, ma mère!
—Elle se repent... elle m'accuse... tu dois jouir, hein? dit la veuve à son fils avec un éclat de rire diabolique.
Sans lui répondre, Martial se rapprocha de Calebasse, dont l'agonie commençait, et lui dit avec compassion:
—Pauvre sœur... il est trop tard... maintenant.
—Jamais... trop tard... pour être lâche! dit la mère avec une fureur froide. Oh! quelle race! quelle race! Heureusement Nicolas est évadé. Heureusement François et Amandine... t'échapperont... Ils ont déjà du vice... la misère les achèvera!
—Ah! Martial, veille bien sur eux... ou ils finiront... comme nous deux ma mère. On leur coupera aussi la tête! s'écria Calebasse en poussant de sourds gémissements.
—Il aura beau veiller sur eux, s'écria la veuve avec une exaltation féroce, le vice et la misère seront plus forts que lui... et un jour... ils vengeront père, mère et sœur.
—Votre horrible espérance sera trompée, ma mère, répondit Martial indigné. Ni eux ni moi nous n'aurons jamais la misère à craindre. La Louve a sauvé la jeune fille que Nicolas voulait noyer. Les parents de cette jeune fille nous ont proposé ou beaucoup d'argent, ou moins d'argent et des terres en Alger... à côté d'une ferme qu'ils ont déjà donnée à un homme qui leur a aussi rendu de grands services. Nous avons préféré les terres. Il y a un peu de danger... mais ça nous va... à la Louve et à moi. Demain nous partirons avec les enfants, et de notre vie nous ne reviendrons en Europe.
—Ce que tu dis là est vrai? demanda la veuve à Martial d'un ton de surprise irritée.
—Je ne mens jamais.
—Tu mens aujourd'hui pour me mettre en colère?
—En colère, parce que le sort de ces enfants est assuré?
—Oui, de louveteaux on en fera des agneaux. Le sang de ton père, de ta sœur, le mien, ne sera pas vengé...
—À ce moment ne parlez pas ainsi.
—J'ai tué, on me tue... je suis quitte.
—Ma mère, le repentir...
La veuve poussa un nouvel éclat de rire.
—Je vis depuis trente ans dans le crime et pour me repentir de trente ans on me donne trois jours, avec la mort au bout... Est-ce que j'aurais le temps? Non, non, quand ma tête tombera, elle grincera de rage et de haine.
—Mon frère, au secours! emmène-moi d'ici! ils vont venir, murmura Calebasse d'une voix défaillante, car la misérable commençait à délirer.
—Veux-tu te taire? dit la veuve exaspérée par la faiblesse de Calebasse; veux-tu te taire? Oh! l'infâme!... et c'est ma fille!
—Ma mère! ma mère! s'écria Martial déchiré par cette horrible scène, pourquoi m'avez-vous fait venir ici?
—Parce que je croyais te donner du cœur et de la haine... mais qui n'a pas l'un n'a pas l'autre, lâche!
—Ma mère!
—Lâche, lâche, lâche!
À ce moment il se fit un assez grand bruit de pas dans le corridor.
Le vétéran tira sa montre et regarda l'heure.
Le soleil, se levant au-dehors, éblouissant et radieux, jeta tout à coup une nappe de clarté dorée par le soupirail pratiqué dans le corridor en face de la porte du cachot.
Cette porte s'ouvrit, et l'entrée du cabanon se trouva vivement éclairée. Au milieu de cette zone lumineuse, des gardiens apportèrent deux chaises[23], puis le greffier vint dire à la veuve d'une voix émue:
—Madame, il est temps...
La condamnée se leva droite, impassible; Calebasse poussa des cris aigus.
Quatre hommes entrèrent.
Trois d'entre eux, assez mal vêtus, tenaient à la main de petits paquets de corde très-déliée, mais très-forte.
Le plus grand de ces quatre hommes, correctement habillé de noir, portant un chapeau rond et une cravate blanche, remit au greffier un papier.
Cet homme était le bourreau.
Ce papier était un reçu des deux femmes bonnes à guillotiner. Le bourreau prenait possession de ces deux créatures de Dieu; désormais il en répondait seul.
À l'effroi désespéré de Calebasse avait succédé une torpeur hébétée. Deux aides du bourreau furent obligés de l'asseoir sur son lit et de l'y soutenir. Ses mâchoires, serrées par une convulsion tétanique, lui permettaient à peine de prononcer quelques mots sans suite. Elle roulait autour d'elle des yeux déjà ternes et sans regard, son menton touchait à sa poitrine, et, sans l'appui des deux aides, son corps serait tombé en avant comme une masse inerte.
Martial, après avoir une dernière fois embrassé cette malheureuse, restait immobile, épouvanté, n'osant, ne pouvant faire un pas, et comme fasciné par cette terrible scène.
La froide audace de la veuve ne se démentait pas: la tête haute et droite, elle aidait elle-même à se dépouiller de la camisole de force qui emprisonnait ses mouvements. Cette toile tomba, elle se trouva vêtue d'une vieille robe de laine noire.
—Où faut-il me mettre? demanda-t-elle d'une voix ferme.
—Ayez la bonté de vous asseoir sur une de ces chaises, lui dit le bourreau en lui indiquant un des deux sièges placés à l'entrée du cachot.
La porte étant restée ouverte, on voyait dans le corridor plusieurs gardiens, le directeur de la prison et quelques curieux privilégiés.
La veuve se dirigeait d'un pas hardi vers la place qu'on lui avait indiquée, lorsqu'elle passa devant sa fille.
Elle s'arrêta, s'approcha d'elle et lui dit d'une voix légèrement émue:
—Ma fille, embrasse-moi.
À la voix de sa mère, Calebasse sortit de son apathie, se dressa sur son séant, et, avec un geste de malédiction, elle s'écria:
—S'il y a un enfer, descendez-y, maudite!
—Ma fille, embrasse-moi, dit encore la veuve en faisant un pas.
—Ne m'approchez pas! vous m'avez perdue! murmura la malheureuse en jetant ses mains en avant pour repousser sa mère.
—Pardonne-moi!
—Non, non, dit Calebasse d'une voix convulsive; et, cet effort ayant épuisé ses forces, elle retomba presque sans connaissance entre les bras des aides.
Un nuage passa sur le front indomptable de la veuve; un instant ses yeux secs et ardents devinrent humides. À ce moment, elle rencontra le regard de son fils.
Après un moment d'hésitation, et comme si elle eût cédé à l'effort d'une lutte intérieure, elle lui dit:
—Et toi?...
Martial se précipita en sanglotant dans les bras de sa mère.
—Assez! dit la veuve en surmontant son émotion et en se dégageant des étreintes de son fils. Monsieur attend, ajouta-t-elle en montrant le bourreau.
Puis elle marcha rapidement vers la chaise, où elle s'assit résolument.
La lueur de sensibilité maternelle qui avait un moment éclairé les noires profondeurs de cette âme abominable s'éteignit tout à coup.
—Monsieur, dit le vétéran à Martial en s'approchant de lui avec intérêt, ne restez pas ici. Venez, venez.
Martial, égaré par l'horreur et par l'épouvante, suivit machinalement le soldat.
Deux aides avaient apporté sur la chaise Calebasse agonisante; l'un maintenait ce corps déjà presque privé de vie, pendant que l'autre homme, au moyen de cordes de fouet excessivement minces, mais très-longues, lui attachait les mains derrière le dos par des liens et des nœuds inextricables, et lui nouait aux chevilles une corde assez longue pour que la marche à petits pas fût possible.
Cette opération était à la fois étrange et horrible: on eût dit que les longues cordes minces qu'on distinguait à peine dans l'ombre, et dont ces hommes silencieux entouraient, garrottaient la condamnée, avec autant de rapidité que de dextérité, sortaient de leurs mains comme les fils ténus dont les araignées enveloppent aussi leur victime avant de la dévorer.
Le bourreau et son autre aide enchevêtraient la veuve avec la même agilité, sans que les traits de cette femme offrissent la moindre altération. Seulement de temps à autre elle toussait légèrement.
Lorsque la condamnée fut ainsi mise dans l'impossibilité de faire un mouvement, le bourreau, tirant de sa poche une longue paire de ciseaux, lui dit avec politesse:
—Ayez la complaisance de baisser la tête, madame.
La veuve baissa la tête en disant:
—Nous sommes de bonnes pratiques; vous avez eu mon mari, maintenant voilà sa femme et sa fille.
Sans répondre, le bourreau ramassa dans sa main gauche les longs cheveux gris de la condamnée et se mit à les couper très-ras, très-ras, surtout à la nuque.
—Ça fait que j'aurai été coiffée trois fois dans ma vie, dit la veuve, avec un ricanement sinistre: le jour de ma première communion, quand on m'a mis le voile; le jour de mon mariage, quand on m'a mis la fleur d'oranger; et puis aujourd'hui, n'est-ce pas, coiffeur de la mort!
Le bourreau resta muet.
Les cheveux de la condamnée étant épais et rudes, l'opération fut si longue que la chevelure de Calebasse tombait entièrement sur les dalles alors que celle de sa mère n'était coupée qu'à demi.
—Vous ne savez pas à quoi je pense? dit la veuve au bourreau, après avoir de nouveau contemplé sa fille.
Le bourreau continua de garder le silence.
On n'entendait que le grincement sonore des ciseaux et que l'espèce de hoquet et de râle qui de temps à autre soulevait la poitrine de Calebasse.
À ce moment on vit dans le corridor un prêtre à figure vénérable s'approcher du directeur de la prison et causer à voix basse avec lui. Ce saint ministre venait tenter une dernière fois d'arracher l'âme de la veuve à l'endurcissement.
—Je pense, reprit la veuve au bout de quelques moments, et voyant que le bourreau ne lui répondait pas, je pense qu'à cinq ans ma fille, à qui on va couper la tête, était la plus jolie enfant qu'on puisse voir. Elle avait des cheveux blonds et des joues roses et blanches. Alors qui est-ce qui lui aurait dit que... Puis, ensuite d'un nouveau silence, elle s'écria, avec un éclat de rire et une expression impossible à rendre: Quelle comédie que le sort!
À ce moment les dernières mèches de la chevelure grise de la condamnée tombèrent sur ses épaules.
—C'est fini, madame, dit poliment le bourreau.
—Merci!... je vous recommande mon fils Nicolas, dit la veuve, vous le coifferez un de ces jours!
Un gardien vint dire quelques mots tout bas à la condamnée.
—Non, je vous ai déjà dit que non, répondit-elle brusquement.
Le prêtre entendit ces mots, leva les yeux au ciel, joignit les mains et disparut.
—Madame, nous allons partir; vous ne voulez rien prendre? dit obséquieusement le bourreau.
—Merci... ce soir je prendrai une gorgée de terre.
Et la veuve, après ce nouveau sarcasme, se leva droite; ses mains étaient attachées derrière son dos, et un lien assez lâche pour qu'elle pût marcher la garrottait d'une cheville à l'autre. Quoique son pas fût ferme et résolu, le bourreau et un aide voulurent obligeamment la soutenir; elle fit un geste d'impatience et dit d'une voix impérieuse et dure:
—Ne me touchez pas, j'ai bon pied, bon œil. Sur l'échafaud, on verra si j'ai une bonne voix, et si je dis des paroles de repentance...
Et la veuve, accostée du bourreau et d'un aide, sortant du cachot, entra dans le corridor.
Les deux autres aides furent obligés de transporter, Calebasse sur sa chaise; elle était mourante.
Après avoir traversé le long corridor, le funèbre cortège monta un escalier de pierre qui conduisait à une cour extérieure.
Le soleil inondait de sa lumière chaude et dorée le faîte des hautes murailles blanches qui entouraient la cour et se découpaient sur un ciel d'un bleu splendide: l'air était doux et tiède, jamais journée de printemps ne fut plus riante, plus magnifique.
Dans cette cour on voyait un piquet de gendarmerie départementale, un fiacre et une voiture longue, étroite, à caisse jaune, attelée de trois chevaux de poste qui hennissaient gaiement en faisant tinter leurs grelots retentissants.
On montait dans cette voiture comme dans un omnibus, par une portière située à l'arrière. Cette ressemblance inspira une dernière raillerie à la veuve.
—Le conducteur ne dira pas... Complet, dit-elle. Puis elle gravit le marchepied aussi lestement que le lui permettaient ses entraves.
Calebasse, expirante et soutenue par un aide, fut placée dans la voiture en face de sa mère; puis on ferma la portière.
Le cocher du fiacre s'était endormi, le bourreau le secoua.
—Excusez, bourgeois, dit le cocher en se réveillant et en descendant pesamment de son siège; mais une nuit de mi-carême, c'est rude. Je venais justement de conduire aux Vendanges de Bourgogne une tapée de débardeurs et de débardeuses qui chantaient la mère Godichon, quand vous m'avez pris à l'heure.
—Allons, c'est bon. Suivez cette voiture, et... boulevard Saint-Jacques.
—Excusez, bourgeois... il y a une heure aux Vendanges, maintenant à la guillotine! Ça prouve que les courses se suivent et ne se ressemblent pas, comme dit c't'autre.
Les deux voitures, précédées et suivies du piquet de gendarmerie, sortirent de la porte extérieure de Bicêtre et prirent au grand trot la route de Paris.
II
Martial et le Chourineur
Nous avons présenté le tableau de la toilette des condamnés dans toute son effroyable vérité, parce qu'il nous semble qu'il ressort de cette peinture de puissants arguments.
Contre la peine de mort.
Contre la manière que cette peine est appliquée.
Contre l'effet qu'on en attend comme exemple donné aux populations.
Quoique dépouillé de cet appareil à la fois formidable et religieux dont devraient être au moins entourés tous les actes de suprême châtiment que la loi inflige au nom de la vindicte publique, la toilette est ce qu'il y a de plus terrifiant dans l'exécution de l'arrêt de mort, et c'est cela que l'on cache à la multitude.
Au contraire, en Espagne, par exemple, le condamné reste exposé pendant trois jours dans une chapelle ardente, son cercueil est continuellement sous ses yeux; les prêtres disent les prières des agonisants, les cloches de l'église tintent jour et nuit un glas funèbre[24].
On conçoit que cette espèce d'initiation à une mort prochaine puisse épouvanter les criminels les plus endurcis, et inspirer une terreur salutaire à la foule qui se presse aux grilles de la chapelle mortuaire.
Puis le jour du supplice est un jour de deuil public; les cloches de toutes les paroisses sonnent les trépassés; le condamné est lentement conduit à l'échafaud avec une pompe imposante, lugubre, son cercueil toujours porté devant lui; les prêtres, chantant les prières des morts, marchent à ses côtés; viennent ensuite les confréries religieuses, et enfin des frères quêteurs demandent à la foule de quoi dire des messes pour le repos de l'âme du supplicié... Jamais la foule ne reste sourde à cet appel...
Sans doute, tout cela est épouvantable, mais cela est logique, mais cela est imposant, mais cela montre que l'on ne retranche pas de ce monde une créature de Dieu pleine de vie et de force comme on égorge un bœuf, mais cela donne à penser à la multitude, qui juge toujours du crime par la grandeur de la peine... que l'homicide est un forfait bien abominable, puisque son châtiment ébranle, attriste, émeut toute une ville.
Encore une fois, ce redoutable spectacle peut faire naître de graves réflexions, inspirer un utile effroi... et ce qu'il y a de barbare dans ce sacrifice humain est au moins couvert par la terrible majesté de son exécution.
Mais, nous le demandons, les choses se passant exactement comme nous les avons rapportées (et quelquefois même moins gravement), de quel exemple cela peut-il être?
De grand matin on prend le condamné, on le garrotte, on le jette dans une voiture fermée, le postillon fouette, touche à l'échafaud, la bascule joue, et une tête tombe dans un panier... au milieu des railleries atroces de ce qu'il y a de plus corrompu dans la populace!...
Encore une fois, dans cette exécution rapide et furtive, où est l'exemple? où est l'épouvante?...
Et puis, comme l'exécution a lieu pour ainsi dire à huis clos, dans un endroit parfaitement écarté, avec une précipitation sournoise, toute la ville ignore cet acte sanglant et solennel, rien ne lui annonce que ce jour-là on «tue un homme»... les théâtres rient et chantent... la foule bourdonne insoucieuse et bruyante...
Au point de vue de la société, de la religion, de l'humanité, c'est pourtant quelque chose qui doit importer à tous que cet homicide juridique commis au nom de l'intérêt de tous...
Enfin, disons-le encore, disons-le toujours, voici le glaive, mais où est la couronne? À côté de la punition, montrez la récompense; alors seulement la leçon sera complète et féconde... Si, le lendemain de ce jour de deuil et de mort, le peuple, qui a vu la veille le sang d'un grand criminel rougir l'échafaud, voyait rémunérer et exalter un grand homme de bien, il redouterait d'autant plus le supplice du premier qu'il ambitionnerait davantage le triomphe du second; la terreur empêche à peine le crime, jamais elle n'inspire la vertu.
Considère-t-on l'effet de la peine de mort sur les condamnés eux-mêmes?
Ou ils la bravent avec un cynisme audacieux...
Ou ils la subissent inanimés, à demi morts d'épouvante...
Ou ils offrent leur tête avec un repentir profond et sincère...
Or, la peine est insuffisante pour ceux qui la narguent...
Inutile pour ceux qui sont déjà morts moralement...
Exagérée pour ceux qui se repentent avec sincérité.
Répétons-le: la société ne tue le meurtrier ni pour le faire souffrir, ni pour lui infliger la loi du talion... Elle le tue pour le mettre dans l'impossibilité de nuire... elle le tue pour que l'exemple de sa punition serve de frein aux meurtriers à venir.
Nous croyons, nous, que la peine est trop barbare, et qu'elle n'épouvante pas assez...
Nous croyons, nous, que dans quelques crimes, tels que le parricide, ou autres forfaits qualifiés, l'aveuglement et un isolement perpétuel mettraient un condamné dans l'impossibilité de nuire, et le puniraient d'une manière mille fois plus redoutable, tout en lui laissant le temps du repentir et de la rédemption.
Si l'on doutait de cette assertion, nous rappellerions beaucoup de faits constatant l'horreur invincible des criminels endurcis pour l'isolement. Ne sait-on pas que quelques-uns ont commis des meurtres pour être condamnés à mort, préférant ce supplice à une cellule?... Quelle serait donc leur terreur, lorsque l'aveuglement, joint à l'isolement, ôterait au condamné l'espoir de s'évader, espoir qu'il conserve et qu'il réalise quelquefois même en cellule et chargé de fers?
Et à ce propos, nous pensons aussi que l'abolition des condamnations capitales sera peut-être une des conséquences forcées de l'isolement pénitentiaire: l'effroi que cet isolement inspire à la génération qui peuple à cette heure les prisons et les bagnes étant tel que beaucoup d'entre ces incurables préféreront encourir le dernier supplice que l'emprisonnement cellulaire, alors il faudra sans doute supprimer la peine de mort pour leur enlever cette dernière et épouvantable alternative.
Avant de poursuivre notre récit, disons quelques mots des relations récemment établies entre le Chourineur et Martial.
Une fois Germain sorti de prison, le Chourineur prouva facilement qu'il s'était volé lui-même, avoua au juge d'instruction le but de cette singulière mystification, et fut mis en liberté après avoir été justement et sévèrement admonesté par ce magistrat.
N'ayant pas alors retrouvé Fleur-de-Marie, et voulant récompenser de ce nouvel acte de dévouement le Chourineur, auquel il devait déjà la vie, Rodolphe, pour combler les vœux de son rude protégé, l'avait logé à l'hôtel de la rue Plumet, lui promettant de l'emmener à sa suite lorsqu'il retournerait en Allemagne. Nous l'avons dit, le Chourineur éprouvait pour Rodolphe l'attachement aveugle, obstiné du chien pour son maître. Demeurer sous le même toit que le prince, le voir quelquefois, attendre avec patience une nouvelle occasion de se sacrifier à lui ou aux siens, là se bornaient l'ambition et le bonheur du Chourineur, qui préférait mille fois cette condition à l'argent et à la ferme en Algérie que Rodolphe avait mis à sa disposition.
Mais, lorsque le prince eut retrouvé sa fille, tout changea; malgré sa vive reconnaissance pour l'homme qui lui avait sauvé la vie, il ne put se résoudre à emmener avec lui en Allemagne ce témoin de la première honte de Fleur-de-Marie... Bien décidé d'ailleurs à combler tous les désirs du Chourineur, il le fit venir une dernière fois et lui dit qu'il attendait de son attachement un nouveau service. À ces mots, la physionomie du Chourineur rayonna; mais elle devint bientôt consternée, lorsqu'il apprit que non-seulement il ne pourrait suivre le prince en Allemagne, mais qu'il faudrait quitter l'hôtel le jour même.
Il est inutile de dire les compensations brillantes que Rodolphe offrit au Chourineur: l'argent qui lui était destiné, le contrat de vente de la ferme en Algérie, plus encore, s'il le voulait... tout était à sa disposition.
Le Chourineur, frappé au cœur, refusa; et, pour la première fois de sa vie peut-être, cet homme pleura... Il fallut l'instance de Rodolphe pour le décider à accepter ses premiers bienfaits.
Le lendemain, le prince fit venir la Louve et Martial; sans leur apprendre que Fleur-de-Marie était sa fille, il leur demanda ce qu'il pouvait faire pour eux; tous leurs désirs devaient être accomplis. Voyant leur hésitation, et se souvenant de ce que Fleur-de-Marie lui avait dit des goûts un peu sauvages de la Louve et de son mari, il proposa au hardi ménage une somme d'argent considérable, ou bien la moitié de cette somme et des terres en plein rapport, dépendantes d'une ferme voisine de celle qu'il avait fait acheter pour le Chourineur, et qui était aussi à vendre. En faisant cette offre, le prince avait encore songé que Martial et le Chourineur, tous deux rudes, énergiques, tous deux doués de bons et valeureux instincts, sympathiseraient d'autant mieux qu'ils avaient aussi tous deux des raisons de rechercher la solitude, l'un à cause de son passé, l'autre à cause des crimes de sa famille.
Il ne se trompait pas; Martial et la Louve acceptèrent avec transport; puis, ayant été, par l'intermédiaire de Murph, mis en rapport avec le Chourineur, tous trois se félicitèrent bientôt des relations que promettait leur voisinage en Algérie.
Malgré la profonde tristesse où il était plongé, ou plutôt à cause même de cette tristesse, le Chourineur, touché des avances cordiales de Martial et de sa femme, y répondit avec affection. Bientôt une amitié sincère unit les futurs colons: les gens de cette trempe se jugent vite et s'aiment de même... Aussi, la Louve et Martial, n'ayant pu, malgré leurs affectueux efforts, tirer leur nouvel ami de sa sombre léthargie, ne comptaient plus pour l'en distraire que sur le mouvement du voyage et sur l'activité de leur vie à venir; car, une fois en Algérie, ils seraient obligés de se mettre au fait de la culture des terres qu'on leur avait données, les propriétaires devant, d'après les conditions de la vente, faire valoir les fermes pendant une année encore, afin que les nouveaux possesseurs fussent en état de surveiller plus tard l'exploitation.
Ces préliminaires posés, on comprendra qu'instruit de la pénible entrevue à laquelle Martial devait se rendre pour obéir aux dernières volontés de sa mère, le Chourineur ait voulu accompagner son nouvel ami jusqu'à la porte de Bicêtre, où il l'attendait dans le fiacre qui les avait amenés, et qui les reconduisit à Paris après que Martial, épouvanté, eut quitté le cachot où l'on faisait les terribles préparatifs de l'exécution de sa mère et de sa sœur.
La physionomie du Chourineur était complètement changée: l'expression d'audace et de bonne humeur qui caractérisait ordinairement sa mâle figure avait fait place à un morne abattement; sa voix même avait perdu quelque chose de sa rudesse; une douleur de l'âme, douleur jusqu'alors inconnue de lui, avait rompu, brisé cette nature énergique.
Il regardait Martial avec compassion.
—Courage, lui disait le Chourineur, vous avez fait tout ce qu'un brave garçon pouvait faire... C'est fini... Songez à votre femme, à ces enfants que vous avez empêchés d'être des gueux comme père et mère... Et puis enfin, ce soir nous aurons quitté Paris pour n'y plus revenir, et vous n'entendrez plus jamais parler de ce qui vous afflige.
—C'est égal, voyez-vous, Chourineur... après tout, c'est ma mère... c'est ma sœur.
—Enfin, que voulez-vous... ça est... et, quand les choses sont... il faut bien s'y soumettre... dit le Chourineur en étouffant un soupir.
Après un moment de silence, Martial lui dit cordialement:
—Moi aussi je devrais vous consoler, pauvre garçon... toujours cette tristesse.
—Toujours, Martial...
—Enfin... moi et ma femme... nous comptons qu'une fois hors de Paris... ça vous passera...
—Oui, dit le Chourineur au bout de quelques instants et presque en frissonnant malgré lui, si je sors de Paris...
—Puisque... nous partons ce soir.
—C'est-à-dire vous autres... vous partez ce soir...
—Et vous donc? est-ce que vous changez d'idée maintenant?
—Non...
—Eh bien?
Le Chourineur garda de nouveau le silence, puis il reprit, en faisant un effort sur lui-même:
—Tenez, Martial... vous allez hausser les épaules... mais j'aime autant tout vous dire... S'il m'arrive quelque chose, au moins ça prouvera que je ne me suis pas trompé.
—Qu'y a-t-il donc?
—Quand... M. Rodolphe... nous a fait demander s'il nous conviendrait de partir ensemble pour Alger et d'y être voisins, je n'ai pas voulu vous tromper... ni vous ni votre femme... Je vous ai dit... ce que j'avais été...
—Ne parlons plus de cela... vous avez subi votre peine... vous êtes aussi bon et aussi brave que pas un... Mais je conçois que, comme moi, vous aimiez mieux aller vivre au loin... grâce à notre généreux protecteur... que de rester ici... où, si à l'aise et si honnêtes que nous soyons, on nous reprocherait toujours, à vous un méfait que vous avez payé et dont vous vous repentez pourtant encore... à moi les crimes de mes parents... dont je ne suis pas responsable. Mais de vous à nous... le passé est passé... et bien passé... Soyez tranquille... nous comptons sur vous comme vous pouvez compter sur nous.
—De vous à moi... peut-être... le passé est passé; mais, comme je le disais à M. Rodolphe... voyez-vous, Martial... il y a quelque chose là-haut... et j'ai tué un homme...
—C'est un grand malheur; mais, enfin, dans ce moment-là vous ne vous connaissiez plus... vous étiez comme fou... et puis enfin vous avez sauvé la vie à d'autres personnes... et ça doit vous compter.
—Écoutez, Martial... si je vous parle de mon malheur... voilà pourquoi... Autrefois j'avais souvent un rêve... dans lequel je voyais... le sergent que j'ai tué... Depuis longtemps... je ne l'avais plus... ce rêve... et cette nuit... je l'ai eu...
—C'est un hasard.
—Non... ça m'annonce un malheur pour aujourd'hui.
—Vous déraisonnez, mon bon camarade...
—J'ai un pressentiment que je ne sortirai pas de Paris...
—Encore une fois, vous n'avez pas le sens commun... Votre chagrin de quitter notre bienfaiteur... la pensée de me conduire aujourd'hui à Bicêtre... où de si tristes choses m'attendaient... tout cela vous aura agité cette nuit: alors naturellement votre rêve... vous sera revenu...
Le Chourineur secoua tristement la tête.
—Il m'est revenu juste la veille du départ de M. Rodolphe... car c'est aujourd'hui qu'il part...
—Aujourd'hui?
—Oui... Hier j'ai envoyé un commissionnaire à son hôtel... n'osant pas y aller moi-même... il me l'avait défendu... On a dit que le prince partait ce matin, à onze heures... par la barrière de Charenton. Aussi une fois que nous allons être arrivés à Paris... je me posterai là... pour tâcher de le voir; ça sera la dernière fois!... la dernière!...
—Il paraît si bon, que je comprends bien que vous l'aimiez...
—L'aimer! dit le Chourineur avec une émotion profonde et concentrée, oh! oui... allez... Voyez-vous, Martial... coucher par terre, manger du pain noir... être son chien... mais être où il aurait été, je ne demandais pas plus... C'était trop... il n'a pas voulu.
—Il a été si généreux pour vous!
—Ce n'est pas ça qui fait que je l'aime tant... c'est parce qu'il m'a dit que j'avais du cœur et de l'honneur... Oui, et dans un temps où j'étais farouche comme une bête brute, où je me méprisais comme le rebut de la canaille... lui m'a fait comprendre qu'il y avait encore du bon en moi, puisque, ma peine faite, je m'étais repenti, et qu'après avoir souffert la misère des misères sans voler, j'avais travaillé avec courage pour gagner honnêtement ma vie... sans vouloir de mal à personne, quoique tout le monde m'ait regardé comme un brigand fini, ce qui n'était pas encourageant.
—C'est vrai; souvent pour vous maintenir ou vous mettre dans la bonne route, il ne faut que quelques mots qui vous encouragent et vous relèvent.
—N'est-ce pas, Martial? Aussi quand M. Rodolphe me les a dits, ces mots, dame! voyez-vous, le cœur m'a battu haut et fier. Depuis ce temps-là, je me mettrais dans le feu pour le bien... Que l'occasion vienne, on verrait... Et ça, grâce à qui?... grâce à M. Rodolphe.
—C'est justement parce que vous êtes mille fois meilleur que vous n'étiez que vous ne devez pas avoir de mauvais pressentiments. Votre rêve ne signifie rien.
—Enfin nous verrons. C'est pas que je cherche un malheur exprès... il n'y en a pas pour moi de plus grand que celui qui m'arrive... Ne plus le voir jamais... M. Rodolphe! Moi qui croyais ne plus le quitter... Dans mon espèce, bien entendu... j'aurais été là, à lui corps et âme, toujours prêt... C'est égal, il a peut-être tort... Tenez, Martial, je ne suis qu'un ver de terre auprès de lui... eh bien! quelquefois il arrive que les plus petits peuvent être utiles aux plus grands... Si ça devait être, je ne lui pardonnerais de ma vie de s'être privé de moi.
—Qui sait? un jour peut-être vous le reverrez...
—Oh! non. Il m'a dit: «Mon garçon, il faut que tu me promettes de ne jamais chercher à me revoir; cela me rendra service.» Vous comprenez, Martial, j'ai promis... foi d'homme, je tiendrai... mais c'est dur.
—Une fois là-bas vous oublierez peu à peu ce qui vous chagrine. Nous travaillerons, nous vivrons seuls, tranquilles, comme de bons fermiers, sauf à faire quelquefois le coup de fusil avec les Arabes... Tant mieux! ça nous ira à nous deux ma femme; car elle est crâne, allez, la Louve!
—S'il s'agit de coups de fusil, ça me regardera, Martial! dit le Chourineur un peu moins accablé. Je suis garçon, et j'ai été troupier...
—Et moi braconnier!
—Mais vous... vous avez votre femme et ces deux enfants dont vous êtes comme le père... Moi, je n'ai que ma peau... et, puisqu'elle ne peut plus être bonne à faire un paravent à M. Rodolphe, je n'y tiens guère. Ainsi s'il y a un coup de peigne à se donner, ça me regardera.
—Ça nous regardera tous les deux.
—Non, moi seul... tonnerre!... À moi les Bédouins!
—À la bonne heure; j'aime mieux vous entendre parler ainsi que comme tout à l'heure... Allez, Chourineur... nous serons de vrais frères; et puis vous pourrez nous entretenir de vos chagrins s'ils durent encore, car j'aurai les miens. La journée d'aujourd'hui comptera longtemps dans ma vie, allez... On ne voit pas sa mère, sa sœur... comme je les ai vues... sans que ça vous revienne à l'esprit... Nous nous ressemblons, vous et moi, dans trop de choses, pour qu'il ne nous soit pas bon d'être ensemble. Nous ne boudons au danger ni l'un ni l'autre; eh bien! nous serons moitié fermiers, moitié soldats... Il y a de la chasse là-bas... nous chasserons... Si vous voulez vivre seul chez vous, vous y vivrez, et nous voisinerons... sinon... nous logerons tous ensemble. Nous élèverons les enfants comme de braves gens, et vous serez quasi leur oncle... puisque nous serons frères. Ça vous va-t-il? dit Martial en tendant la main au Chourineur.
—Ça me va, mon brave Martial... Et puis enfin... le chagrin me tuera ou je le tuerai... comme on dit.
—Il ne vous tuera pas... Nous vieillirons là-bas dans notre désert, et tous les soirs nous dirons: «Frère... merci à M. Rodolphe...» Ça sera notre prière pour lui...
—Tenez, Martial... vous me mettez du baume dans le sang...
—À la bonne heure... Ce bête de rêve... vous n'y pensez plus, j'espère?
—Je tâcherai...
—Ah çà!... vous venez nous prendre à quatre heures: la diligence part à cinq.
—C'est convenu... Mais nous voici bientôt à Paris; je vais arrêter le fiacre. J'irai à pied jusqu'à la barrière de Charenton; j'attendrai M. Rodolphe pour le voir passer.
La voiture s'arrêta; le Chourineur descendit.
—N'oubliez pas... à quatre heures... mon bon camarade, dit Martial.
—À quatre heures!...
Le Chourineur avait oublié qu'on était au lendemain de la mi-carême; aussi, fut-il étrangement surpris du spectacle à la fois bizarre et hideux qui s'offrit à sa vue lorsqu'il eut parcouru une partie du boulevard extérieur, qu'il suivait pour se rendre à la barrière de Charenton.