Les mystères du peuple, Tome III: Histoire d'une famille de prolétaires à travers les âges
Je reprends donc ce récit, mon enfant, au point où je l'ai laissé, il y a plusieurs années. Sans doute, je l'interromprai plus d'une fois encore...
Victorin, le soir de la bataille du Rhin, regagna Mayence avec sa mère, après l'avoir longuement entretenue du résultat de la journée; il prétexta d'une grande fatigue et de sa légère blessure pour se retirer. Rentré chez lui, il se désarma, se mit au bain, puis, enveloppé d'un manteau, il se rendit chez les Bohémiennes vers le milieu de la nuit...
--Cette femme te sera fatale!--avais-je dit au jeune général... Hélas! ma prévision devait s'accomplir. À propos de ces créatures, rappelle-toi, mon enfant, cette circonstance, que j'ai connue depuis, et tu apprécieras plus tard l'importance de ce souvenir:
«Ces Bohémiennes, arrivées à Mayence la surveille du jour où Tétrik était arrivé lui-même dans cette ville, venaient de Gascogne, pays qu'il gouvernait.»
Cette révélation, et bien d'autres, amenées par la suite des temps, m'ont donné une connaissance si exacte de certains faits, que je pourrai te les raconter comme si j'en avais été spectateur. Victorin quitta donc son logis au milieu de la nuit pour aller au rendez-vous où l'attendait Kidda, la Bohémienne; il la connaissait seulement depuis la veille. Elle avait fait sur ses sens une vive impression: il était jeune, beau, spirituel, généreux; il venait de gagner le jour même une glorieuse bataille; il savait la facilité de moeurs de ces chanteuses vagabondes, il se croyait certain de posséder l'objet de son caprice; quelle fut sa surprise, son dépit, lorsque Kidda lui dit avec un apparent mélange de fermeté, de tristesse et de passion contenue:
«--Je ne vous parlerai pas, Victorin, de ma vertu, vous ririez de la vertu d'une chanteuse bohémienne; mais vous me croirez si je vous dis que longtemps avant de vous voir, votre glorieux nom était venu jusqu'à moi; votre renommée de courage et de bonté avait fait battre mon coeur, ce coeur indigne de vous, puisque je suis une pauvre créature dégradée... Voyez-vous, Victorin,--ajouta-t-elle les larmes aux yeux,--si j'étais pure, vous auriez mon amour et ma vie; mais je suis flétrie, je ne mérite pas vos regards; je vous aime trop passionnément, je vous honore trop pour jamais vous offrir les restes d'une existence avilie par des hommes si peu dignes de vous être comparés...»
Cet hypocrite langage, loin de refroidir l'ardeur de Victorin, l'excita davantage; son caprice sensuel pour cette femme, irrité pas ses refus, se changea bientôt en une passion dévorante, insensée. Malgré ses protestations de tendresse, malgré ses prières, malgré ses larmes, car il pleurait aux pieds de cette misérable, la Bohémienne resta inexorable dans sa résolution. Le caractère de Victorin, jusqu'alors joyeux, avenant et ouvert, s'aigrit; il devint sombre, taciturne. Sa mère et moi, nous ignorions alors les causes de ce changement; à nos pressantes questions, le jeune général répondait que, frappé des symptômes de désaffection manifestés par l'armée à son égard, il ne voulait plus s'exposer à une pareille défaveur, et que désormais sa vie serait austère et retirée. Sauf pendant quelques heures consacrées chaque jour à sa mère, Victorin ne sortait plus de chez lui, fuyant la société de ses anciens compagnons de plaisir. Les soldats, frappés de ce brusque revirement dans sa conduite, virent dans cette réforme salutaire le résultat de leurs observations, présentées en leur nom au jeune général par Douarnek avec une amicale franchise; ils s'affectionnèrent à lui plus que jamais. J'ai su plus tard que ce malheureux, dans sa solitude volontaire, buvait jusqu'à l'ivresse pour oublier sa fatale passion, allant cependant chaque soir chez la bohémienne, et la trouvant toujours impitoyable.
Un mois environ se passa de la sorte: Tétrik était resté à Mayence afin de tâcher de vaincre la répugnance de Victoria à faire acclamer son petit-fils comme héritier du pouvoir de son père; mais Victoria répondait au gouverneur d'Aquitaine:
«--Ritha-Gaür, qui s'est fait une saie de la barbe des rois qu'il a rasés, a renversé, il y a dix siècles, la royauté en Gaule, les peuples étant las d'être transmis, eux et leur descendance, par droit d'héritage, à des rois rarement bons, presque toujours mauvais. Les Gaulois, de plus en plus éclairés par nos druides vénérés, ont sagement préféré choisir librement le chef qu'ils croyaient le plus digne de les gouverner; ils se sont ainsi constitués en république. Mon petit-fils est un enfant au berceau, nul ne sait s'il aura un jour les qualités nécessaires au gouvernement d'un grand peuple comme le nôtre. Reconnaître aujourd'hui cet enfant comme héritier du pouvoir de son père, ce serait rétablir une sorte de royauté. Or, ainsi que Ritha-Gaür, moi, Victoria, je hais les royautés.»
Tétrik, espérant vaincre par sa persistance la résolution de la mère des camps, restait dans la ville (j'ai du moins longtemps cru que tel était le seul but de son séjour à Mayence), et s'étonnait non moins que nous de la transformation du caractère de Victorin. Celui-ci, quoique plongé dans une morne tristesse, s'était toujours montré affectueux pour moi; plusieurs fois même je le vis sur le point de m'ouvrir son coeur et de me confier ce qu'il cachait à tous; craignant sans doute mes reproches, il retint ses aveux. Plus tard, ne venant plus chez moi, comme par le passé, il évita même les occasions de me rencontrer; ses traits, naguère si beaux, si ouverts, n'étaient plus reconnaissables; pâlis par la souffrance, creusés par les excès de l'ivresse solitaire à laquelle il se livrait, leur expression semblait de plus en plus sinistre; parfois une sorte d'égarement se trahissait dans la sombre fixité de son regard.
Environ cinq semaines après la grande victoire du Rhin, Victorin redevint assidu chez moi; seulement il choisit pour ses visites à ma femme et à Sampso les heures où d'habitude j'allais chez Victoria pour écrire les lettres qu'elle me dictait. Ellèn accueillit le fils de ma soeur de lait avec son affabilité accoutumée. Je crus d'abord que, regrettant de s'être éloigné de moi sans motif et par caprice, il cherchait à amener entre nous un rapprochement par l'intermédiaire de ma femme; car, malgré sa persistance à éviter ma rencontre, il ne parlait de moi à Ellèn qu'avec affection. Sampso assistait aux entretiens de sa soeur et de Victorin. Une seule fois elle les laissa seuls; en rentrant, elle fut frappée de l'expression douloureuse de la physionomie de ma femme et de l'embarras de Victorin, qui sortit aussitôt.
--Qu'as-tu, Ellèn?--lui dit Sampso.
--Ma soeur, je t'en conjure, désormais ne me laisse pas seule avec le fils de Victoria...
--Quelle est la cause de ton trouble?
--Fassent les dieux que je me sois trompée; mais à certains demi-mots de Victorin, à l'expression de son regard, j'ai cru deviner qu'il ressent pour moi un coupable amour... et pourtant il sait ma tendresse, mon dévouement pour Scanvoch!
--Ma soeur,--reprit Sampso,--les excès de Victorin m'ont toujours révoltée; mais depuis quelque temps il semble s'amender. Le sacrifice de ses goûts désordonnés lui coûte sans doute beaucoup, car chacun, tout en louant le changement de conduite du jeune général, remarque sa profonde tristesse... Je ne peux donc le croire capable de songer à déshonorer ton mari, lui qui aime Victorin comme son fils, lui qui à la guerre lui a sauvé la vie... tu es dans l'erreur, Ellèn... non, une pareille indignité est impossible...
--Puisses-tu dire vrai, Sampso; mais, je t'en conjure, si Victorin revient à la maison, ne me laisse pas seule avec lui, et quoi qu'il en soit, je veux tout dire à Scanvoch.
--Prends garde, Ellèn... Si, comme je le crois, tu te trompes, c'est jeter un soupçon affreux dans l'esprit de ton mari; tu sais son attachement pour Victoria et pour son fils, juge du désespoir de Scanvoch à une telle révélation... Ellèn, suis mon conseil, reçois une fois encore Victorin seule à seul, et si tu acquiers la certitude de ce que tu redoutes, alors, n'hésite plus... révèle tout à Scanvoch, car s'il est imprudent à toi d'éveiller dans son esprit des soupçons peut-être mal fondés, tu dois démasquer un infâme hypocrite, lorsque tu n'as plus de doute sur ses projets.
Ellèn promit à sa soeur d'écouter ses avis; mais de ce jour Victorin ne revint plus... Je n'ai connu ces détails que plus tard. Ceci s'était passé durant les cinq ou six premières semaines qui suivirent la grande bataille du Rhin, et huit jours avant les terribles événements qu'il me faut, hélas! mon enfant, te raconter...
Ce jour-là j'avais passé la première partie de la soirée auprès de Victoria, conférant avec elle d'une mission très-urgente pour laquelle je devais partir le soir même, et qui me pouvait retenir plusieurs jours. Victorin, quoiqu'il l'eût promis à sa mère, ne se rendit pas à cet entretien, dont il savait l'objet. Je ne m'étonnai pas de son absence; je te l'ai dit, depuis quelque temps, et sans qu'il m'eût été possible de pénétrer la cause de cette bizarrerie, il évitait les occasions de se rencontrer avec moi. Victoria me dit d'une voix émue au moment où je la quittais, à l'heure accoutumée:
--Les affections privées doivent se taire devant les intérêts de l'État; j'ai longuement parlé avec toi de la mission dont tu te charges, Scanvoch; maintenant, la mère te dira ses douleurs. Ce matin encore j'ai eu un triste entretien avec mon fils; en vain je l'ai supplié de me confier la cause du chagrin secret qui le dévore; il m'a répondu avec un sourire navrant:
«--Autrefois, ma mère, vous me reprochiez ma légèreté, mon goût trop ardent pour les plaisirs... ces temps sont loin déjà... je vis dans la retraite et la méditation. Ma demeure, où retentissait jadis, pendant la nuit, le joyeux tumulte des chants et des festins aux flambeaux, est aujourd'hui solitaire, silencieuse et sombre... sombre comme moi-même... Nos scrupuleux soldats, édifiés de ma conversion, ne me reprochent plus, je crois, aujourd'hui d'aimer trop la joie, le vin et les maîtresses? Que vous faut-il de plus, ma mère?...
»--Il me faut de plus que tu paraisses heureux comme par le passé,--lui ai-je répondu sans pouvoir retenir mes larmes;--car tu souffres, tu souffres d'une peine que j'ignore. La conscience d'une vie sage et réfléchie, comme doit l'être celle du chef d'un grand peuple, donne au visage une expression grave, mais sereine, tandis que ton visage est pâle, sinistre, sardonique comme celui d'un désespéré...»
--Que vous a répondu Victorin?
--Rien; il est retombé dans ce morne silence où je le vois si souvent plongé, et dont il ne sort que pour jeter autour de lui des regards presque égarés... Alors je lui ai présenté son enfant, que je tenais entre mes bras; il l'a pris et l'a embrassé plusieurs fois avec tendresse; puis il l'a replacé dans son berceau, et s'est retiré brusquement sans prononcer une parole, sans doute pour me cacher ses larmes; car j'ai vu qu'il pleurait... Ah! Scanvoch, mon coeur se brise en songeant à l'avenir que je voyais si beau pour la Gaule, pour mon fils et pour moi...
J'ai tâché de consoler Victoria en cherchant inutilement avec elle la cause du mystérieux chagrin de son fils; puis, l'heure me pressant, car je devais voyager la nuit, afin d'accomplir ma mission le plus promptement possible, j'ai quitté ma soeur de lait pour rentrer chez moi et embrasser ta mère et toi, mon enfant, avant de me mettre en route. J'ai trouvé Ellèn et sa soeur assises auprès de ton berceau... En me voyant, Sampso s'écria:
--Vous arrivez à propos, Scanvoch, pour m'aider à convaincre Ellèn que sa faiblesse est sans excuse... voyez ses larmes...
--Qu'as-tu, mon Ellèn?--lui dis-je avec inquiétude,--d'où vient ton chagrin?
Elle baissa la tête, ne me répondit pas, et continua de pleurer.
--Elle n'ose vous avouer la cause de son chagrin, Scanvoch; mais savez-vous pourquoi ma soeur se désole ainsi? c'est parce que vous partez...
--Quoi?--dis-je à Ellèn d'un ton de tendre reproche,--toi toujours si courageuse quand je partais pour la bataille, te voici craintive, éplorée, alors que je m'éloigne pour un voyage de quelques jours au plus, entrepris au milieu de la Gaule, en pleine paix!... Ellèn... tes inquiétudes n'ont pas de motif.
--Voilà ce que je ne cesse de répéter à ma soeur,--reprit Sampso.--Votre voyage ne vous expose à aucun danger, et si vous partez cette nuit, c'est que votre mission est urgente.
--Sans doute, et n'est-ce pas d'ailleurs un véritable plaisir que de voyager, ainsi que je vais le faire, par une douce nuit d'été au milieu de notre beau pays, si tranquille aujourd'hui?
--Je sais tout cela,--reprit Ellèn d'une voix altérée,--ma faiblesse est insensée; mais, malgré moi, ce voyage m'épouvante...
Puis, tendant vers moi ses mains suppliantes:
--Scanvoch, mon époux bien-aimé! ne pars pas, je t'en conjure,
ne pars pas...
--Ellèn,--lui dis-je tristement,--pour la première fois de ma vie, je suis obligé de répondre à ton désir par un refus...
--Je t'en supplie... reste près de moi.
--Je te sacrifierai tout, hormis mon devoir... La mission dont m'a chargé Victoria est importante... j'ai promis de la remplir, je tiendrai ma promesse...
--Pars donc,--me dit ma femme en sanglotant avec désespoir,--pars donc, et que ma destinée s'accomplisse! tu l'auras voulu...
--Sampso,--ai-je dit le coeur navré,--de quelle destinée parle-t-elle?
--Hélas! ma soeur est accablée depuis ce matin de noirs pressentiments; ils lui paraissent, ainsi qu'à moi, inexplicables, pourtant elle ne peut les vaincre; elle se persuade qu'elle ne vous verra plus... ou qu'un grand malheur vous menace pendant votre voyage.
--Ellèn, ma femme bien-aimée,--lui ai-je dit en la serrant contre ma poitrine.--Ignores-tu que, si courte que doive être notre séparation, il m'en coûte toujours de m'éloigner d'ici?... Veux-tu joindre à ce chagrin celui que j'aurai en te laissant ainsi désolée?
--Pardonne-moi,--me dit Ellèn en faisant un violent effort sur elle-même;--tu dis vrai, ma faiblesse est indigne de la femme d'un soldat... Tiens, vois, je ne pleure plus, je suis calme... tes paroles me rassurent; j'ai honte de mes lâches terreurs... mais au nom de notre enfant qui dort là dans son berceau, ne t'en va pas irrité contre moi; que tes adieux soient bons et tendres comme toujours... j'ai besoin de cela, vois-tu... oui, j'ai besoin de cela pour retrouver le courage dont je manque aujourd'hui sans savoir pourquoi.
Ma femme, malgré son apparente résignation, semblait tant souffrir de la contrainte qu'elle s'imposait, qu'un moment, afin de rester auprès d'Ellèn, je songeai à prier Victoria de donner au capitaine Marion la mission dont je m'étais chargé; une réflexion me retint: le temps pressait, puisque je partais de nuit, il faudrait employer plusieurs heures à mettre le capitaine Marion au courant d'une affaire à laquelle il était resté jusqu'alors complétement étranger, et qui, pour réussir, devait être traitée avec une extrême célérité. Obéissant à mon devoir, et, il faut le dire aussi, convaincu de la vanité des craintes d'Ellèn, je ne cédai pas à son désir; je la serrai tendrement entre mes bras, et, la recommandant à l'excellente affection de Sampso, je suis parti à cheval.
Il était alors environ dix heures du soir; un cavalier devait me servir d'escorte et de messager pour le cas où j'aurais à écrire à Victoria pendant la route; choisi par le capitaine Marion, à qui j'avais demandé un homme sûr et discret, ce cavalier m'attendait à l'une des portes de Mayence; je l'ai bientôt rejoint; quoique la lune se levât tard, la nuit était pourtant assez claire, grâce au rayonnement des étoiles; j'ai remarqué, sans attacher d'importance à cette circonstance, que, malgré la douceur de la saison, mon compagnon de voyage portait une grosse casaque dont le capuchon se rabattait sur son casque, de sorte qu'en plein jour j'aurais eu même quelque difficulté à distinguer les traits de cet homme. Simple soldat comme moi, au lieu de chevaucher à mes côtés, il me laissa le dépasser sans m'adresser une parole; puis il me suivit. En toute autre occasion, et enclin, comme tout Gaulois, à la causerie, je n'aurais pas accepté cette marque de déférence exagérée, qui m'eût privé de l'entretien d'un compagnon pendant un long trajet; mais, attristé par les adieux de ma femme, et songeant, malgré moi, à mesure que je m'éloignais, aux sinistres pressentiments dont elle avait été agitée, je ne fus pas fâché de rester seul avec mes réflexions durant une partie de la nuit; je m'éloignai donc de la ville suivi du cavalier, non moins silencieux que moi...
Nous avions, sans échanger une parole, chevauché environ deux heures, car la lune, qui devait se lever vers minuit, commençait de poindre derrière une colline bornant l'horizon. Nous nous trouvions à un carrefour où se croisaient trois grandes routes tracées et exécutées par les Romains. J'avais ralenti l'allure de Tom-Bras, afin de reconnaître le chemin que je devais suivre, lorsque soudain mon compagnon de voyage, élevant la voix derrière moi, m'a crié:
--Scanvoch! reviens à toute bride sur tes pas... un grand crime se commet à cette heure dans ta maison!...
À ces mots je me retournai vivement sur ma selle, et grâce à la demi-obscurité de la nuit je vis le cavalier, faisant faire à son cheval un bond énorme, franchir le talus de la route et disparaître dans l'ombre d'un grand bois, dont nous longions la lisière depuis quelque temps... Frappé de stupeur, je restai quelques moments immobile, et lorsque, cédant aune curiosité pleine d'angoisse, je voulus m'élancer à la poursuite du cavalier, afin d'avoir l'explication de ses paroles, il était trop tard, la lune ne jetait pas encore assez de clarté pour qu'il me fût possible de m'aventurer à travers des bois que je ne connaissais pas, le cavalier avait d'ailleurs sur moi une avance qui s'augmentait à chaque instant; prêtant attentivement l'oreille, j'entendis, au milieu du profond silence de la nuit, le galop rapide et déjà lointain du cheval de cet homme; il me parut reprendre par la forêt, et conséquemment par une voie plus courte, la direction de Mayence. Un moment j'hésitai dans ma résolution; mais, me rappelant les inexplicables pressentiments de ma femme, et les rapprochant surtout des paroles du cavalier, je regagnai la ville à toute bride...
--Si, par un hasard inconcevable,--me disais-je,--l'avertissement auquel j'obéis est aussi mal fondé que les pressentiments d'Ellèn, avec lesquels il concorde pourtant d'une manière étrange, si mon alarme a été vaine, je prendrai au camp un cheval frais pour recommencer mon voyage, qui n'aura d'ailleurs subi qu'un retard de trois heures.
J'excitai donc des talons et de la voix la rapide allure de mon vigoureux Tom-Bras, et me dirigeai vers Mayence avec une folle vitesse. À mesure que je me rapprochais des lieux où j'avais laissé ma femme et mon enfant, les plus noires pensées venaient m'assaillir; quel pouvait être ce crime qui se commettait dans ma maison? était-ce à un ami? était-ce à un ennemi que je devais cette révélation? Parfois il me semblait que la voix du cavalier ne m'était pas inconnue, sans qu'il me fût possible de me souvenir où je l'avais déjà entendue; mais ce qui redoublait surtout mon anxiété, c'était ce mystérieux accord entre le malheur dont on venait de me menacer et les pressentiments d'Ellèn. La lune, s'étant levée, facilitait la précipitation de ma course en éclairant la route; les arbres, les champs, les maisons, disparaissaient derrière moi avec une rapidité vertigineuse. Je mis moins d'une heure à parcourir cette même route, parcourue naguère par moi en deux heures; j'atteignis enfin les portes de Mayence... Je sentais Tom-Bras faiblir entre mes jambes, non pas faute d'ardeur et de courage, mais parce que ses forces étaient à bout. Avisant un soldat en faction, je lui dis:
--As-tu vu un cavalier rentrer cette nuit dans la ville?
--Il y a un quart d'heure à peine,--me répondit le soldat,--un cavalier, vêtu d'une casaque à capuchon, a passé au galop devant cette porte; il se dirigeait vers le camp.
--C'est lui,--ai-je pensé en reprenant ma course, au risque de voir Tom-Bras expirer sous moi.--Plus de doute, mon compagnon de voyage m'aura devancé par le chemin de la forêt; mais pourquoi se rend-il au camp, au lieu d'entrer dans la ville?--Quelques instants après j'arrivais devant ma maison: je sautai à bas de mon cheval, qui hennit en reconnaissant notre logis. Je courus à la porte, j'y frappai à grands coups... personne ne vint m'ouvrir, mais j'entendis des cris étouffés; je heurtai de nouveau, et tout aussi vainement, avec le pommeau de mon épée; les cris redoublèrent; il me sembla reconnaître la voix de Sampso... J'essayai de briser la porte... impossible... Soudain la fenêtre de la chambre de ma femme s'ouvre, j'y cours l'épée à la main. Au moment où j'arrive devant cette croisée, on poussait du dedans les volets qui la fermaient. Je m'élance à travers ce passage, je me trouve ainsi face à face avec un homme... L'obscurité ne me permit pas de reconnaître ses traits; il fuyait de la chambre d'Ellèn, dont les cris déchirants parvinrent jusqu'à moi: saisir cet homme à la gorge au moment où il mettait le pied sur l'appui de la fenêtre pour s'échapper, le repousser dans la chambre pleine de ténèbres, où je me précipite avec lui, le frapper plusieurs fois de mon épée avec fureur, en criant:--Ellèn! me voici...--Tout cela se passa avec la rapidité de la pensée; je retirais mon épée du corps étendu à mes pieds pour l'y replonger encore, car j'étais fou de rage, lorsque deux bras m'étreignent avec une force convulsive... Je me crois attaqué par un autre adversaire: je traverse de mon épée ce corps, qui dans l'obscurité se suspendait à mon cou, et aussitôt j'entends ces paroles prononcées d'une voix expirante:
--Scanvoch... tu m'as tuée... merci, mon bien-aimé... il m'est doux de mourir de ta main... je n'aurais pu vivre avec ma honte...
C'était la voix d'Ellèn!...
Ma femme était accourue dans sa muette terreur pour se mettre sous ma protection: ses bras, qui m'avaient d'abord enserré se détachèrent brusquement de moi... je l'entendis tomber sur le plancher... Je restai foudroyé... mon épée s'échappa de mes mains, et pendant quelques instants un silence de mort se fit dans cette chambre complétement obscure, sauf une traînée de pâle lumière, jetée par la lune entre les deux volets à demi refermés par le vent... Soudain ils s'ouvrirent complétement du dehors, et à la clarté lunaire, je vis une femme svelte, grande, vêtue d'une jupe rouge et d'un corset de toile d'argent, montée au dehors sur l'appui de la fenêtre.
--Victorin,--dit-elle,--beau Tarquin d'une nouvelle Lucrèce, quitte cette maison, la nuit s'avance. Je t'ai vu à minuit, l'heure convenue, entrer par la porte en l'absence du mari... Tu vas sortir de chez la belle par la fenêtre, chemin des amants... tu as accompli ta promesse... maintenant je suis à toi... Viens, mon char nous attend, fuyons...
--Victorin!--m'écriai-je avec horreur, me croyant le jouet d'un rêve épouvantable,--c'était lui... je l'ai tué...
--Le mari!--reprit Kidda, la Bohémienne, en sautant en arrière.--C'est le diable qui l'a ramené!...
Et elle disparut.
Quelques instants après, j'entendis le bruit des roues d'un char et le tintement du grelot de la mule qui l'entraînait rapidement, tandis que, au loin, du côté de la porte du camp, s'élevait une rumeur lointaine et toujours croissante, comme celle d'une foule qui s'approche en tumulte. À ma première stupeur succéda une angoisse terrible, mêlée d'une dernière espérance: Ellèn n'était peut-être pas morte... Je courus à la porte de la chambre, fermée en dedans, j'appelai Sampso à grands cris, sa voix me répondit d'une pièce voisine; on l'y avait enfermée... Je la délivrai, m'écriant:
--J'ai frappé Ellèn dans l'obscurité... la blessure n'est peut-être pas mortelle; courez chez Omer, le druide...
--J'y cours,--me répondit Sampso sans m'interroger davantage.
Elle se précipita vers la porte de la maison verrouillée à l'intérieur. Au moment où elle l'ouvrait, je vis s'avancer sur la place où était située ma maison, tout proche de la porte du camp, une foule de soldats: plusieurs portaient des torches, tous poussaient des cris menaçants au milieu desquels revenait sans cesse le nom de Victorin.
À la tête de ce rassemblement, j'ai reconnu le vétéran Douarnek brandissant son épée.
--Scanvoch,--me dit-il,--le bruit vient de se répandre dans le camp qu'un crime affreux a été commis dans ta maison.
--Et le criminel est Victorin!--crièrent plusieurs voix qui couvrirent la mienne.--À mort l'infâme!
--À mort l'infâme! qui a fait violence à la chaste épouse de son ami...
--Comme il a fait violence à l'hôtesse de la taverne des bords du Rhin...
--Ce n'était pas une calomnie!
--Le lâche hypocrite avait feint de s'amender!
--Oui, pour commettre ce nouveau forfait.
--Déshonorer la femme d'un soldat! d'un des nôtres! de Scanvoch, qui aimait ce débauché comme son fils!
--Et qui à la guerre lui avait sauvé la vie.
--À mort! à mort!...
Il m'avait été impossible de dominer de ma voix ces cris furieux... Sampso, désespérée, faisait de vains efforts pour traverser la foule exaspérée.
--Par pitié! laissez-moi passer!--criait Sampso d'une voix suppliante;--je vais chercher un druide médecin... Ellèn respire encore... sa blessure peut n'être pas mortelle... Du secours!... du secours!...
Ces mots redoublèrent l'indignation et la fureur des soldats. Au lieu d'ouvrir leurs rangs à la soeur de ma femme, ils la repoussèrent en se ruant vers la porte, bientôt ainsi encombrée d'une foule impénétrable, frémissante de colère, et d'où s'élevèrent de nouveaux cris...
--Malheur! malheur à Victorin!...
--Ce monstre a égorgé la femme de Scanvoch après l'avoir violentée!...
--Elle meurt comme l'hôtesse de la taverne de l'île du Rhin.
--Victorin!--s'écria Douarnek,--nous t'avions pardonné, nous avions cru à ta foi de soldat; tu es l'un des chefs de la Gaule... tu es notre général... tu n'échapperas pas à la peine de tes crimes! Plus nous t'avons aimé, plus nous t'abhorrons!...
--Nous serons tes bourreaux!
--Nous t'avons glorifié... nous te châtierons!
--Un général tel que toi déshonore la Gaule et l'armée!
--Il faut un exemple terrible!
--À mort Victorin! à mort!...
--Impossible d'aller chercher du secours; ma soeur est perdue,--me dit Sampso avec désespoir, pendant que je tâchais, mais toujours en vain, de me faire entendre de cette foule en délire, dont les mille cris couvraient ma voix.
--Je vais essayer de sortir par la fenêtre,--me dit Sampso.
Et elle s'élança vers la chambre mortuaire. Moi, faisant tous mes efforts pour empêcher les soldats furieux contre leur général d'envahir ma demeure, je criais:
--Retirez-vous... laissez-moi seul dans cette maison de deuil... justice est faite!... retirez-vous...
Le tumulte, toujours croissant, étouffa mes paroles, je vis revenir Sampso te portant dans ses bras, mon enfant; elle me dit en sanglotant:
--Mon frère, plus d'espoir! Ellèn est glacée... son coeur ne bat plus... elle est morte!...
--Morte! morte!... Hésus, ayez pitié de moi!--ai-je murmuré en m'appuyant contre la muraille du vestibule, car je me sentais défaillir. Mais soudain je revins à moi et tressaillis de tous mes membres, en entendant ces mots circuler parmi les soldats:
--Voici Victoria! voici notre mère!...
Et la foule, dégageant les abords de ma maison, reflua vers le milieu de la place pour aller au-devant de ma soeur de lait. Tel était le respect que cette femme auguste inspirait à l'armée, que bientôt le silence succéda aux furieuses clameurs des soldats; ils comprirent la terrible position de cette mère qui, attirée par des cris de justice et de vengeance proférés contre son fils accusé d'un crime horrible, s'approchait dans la majesté de sa douleur maternelle.
Mon coeur, à moi, se brisa... Victoria, ma soeur de lait... cette femme, pour qui ma vie n'avait été qu'un long jour de dévouement, Victoria allait trouver dans ma maison le cadavre de son fils tué par moi... qui l'avais vu naître... qui l'avais aimé comme mon enfant!... Je voulus fuir... je n'en eus pas la force... Je restai adossé à la muraille... regardant devant moi, incapable de faire un mouvement.
Soudain, la foule des soldats s'écarte, forme une sorte de haie de chaque côté d'un large passage, et je vois s'avancer lentement, à la clarté de la lune et des torches, Victoria, vêtue de sa longue robe noire, tenant son petit-fils entre ses bras A... Elle espérait sans doute apaiser l'exaspération des soldats en offrant à leurs yeux cette innocente créature. Tétrik, le capitaine Marion et plusieurs officiers, qui avaient prévenu Victoria du tumulte et de ses causes, la suivaient. Ils parvinrent à calmer l'effervescence des troupes: le silence devint solennel... La mère des camps n'était plus qu'à quelques pas de ma maison, lorsque Douarnek s'approcha d'elle, et lui dit en fléchissant le genou:
--Mère, ton fils a commis un grand crime... nous le plaignons... mais tu nous feras justice... nous voulons justice...
--Oui, oui, justice!--s'écrièrent les soldats, dont l'irritation, muette depuis quelques instants, éclata de nouveau avec une violence croissante en mille cris divers:--Justice! ou nous nous la ferons nous-mêmes...
--Mort à l'infâme!
--Mort à celui qui a déshonoré la femme de son ami!
--Victorin est notre chef... son crime sera-t-il impuni?
--Si l'on nous refuse justice, nous nous la ferons nous-mêmes.
--Maudit soit le nom de Victorin!
--Oui, maudit... maudit...--répétèrent une foule de voix menaçantes.--Maudit soit à jamais son nom!
Victoria, pâle, calme et imposante, s'était un instant arrêtée devant Douarnek, qui fléchissait le genou en lui parlant... Mais lorsque les cris de: Mort à Victorin! maudit soit son nom! firent de nouveau explosion, ma soeur de lait, dont le mâle et beau visage trahissait une angoisse mortelle, étendit les bras en présentant par un geste touchant son petit-fils aux soldats, comme si l'enfant eût demandé grâce et pitié pour son père B.
Ce fut alors qu'éclatèrent avec plus de violence ces cris:
--Mort à Victorin! maudit soit son nom!...
À ce moment j'ai vu mon compagnon de route, reconnaissable à sa casaque, dont le capuchon était toujours rabaissé sur son visage, s'avancer d'un air menaçant vers Victoria en criant:
--Oui, maudit soit le nom de Victorin... périsse à jamais sa race!...
Et cet homme arracha violemment l'enfant des bras de Victoria, le prit par les deux pieds, puis il le lança avec furie sur les cailloux du chemin, où il lui brisa la tête C. Cet acte de férocité fut si brusque, si rapide, que lorsque Douarnek et plusieurs soldats indignés se jetèrent sur l'homme au capuchon, pour sauver l'enfant, cette innocente créature gisait sur le sol, la tête fracassée... J'entendis un cri déchirant poussé par Victoria, mais je ne pus l'apercevoir pendant quelques instants, les soldats l'ayant entourée, la croyant menacée de quelque danger. J'appris ensuite qu'à la faveur du tumulte et de la nuit l'auteur de ce meurtre horrible avait échappé... Les rangs des soldats s'étant ouverts de nouveau au milieu d'un morne silence, j'ai revu, à quelques pas de ma maison, Victoria, le visage inondé de larmes, tenant entre ses bras le petit corps inanimé du fils de Victorin. Alors du seuil de ma porte, je dis à la foule muette et consternée:
--Vous demandez justice? justice est faite... Moi, Scanvoch, j'ai tué Victorin; il est innocent du meurtre de ma femme. Retirez-vous... laissez la mère des camps entrer dans ma maison pour y pleurer sur le corps de son fils et de son petit-fils...
Victoria me dit alors d'une voix ferme en s'arrêtant au seuil de mon logis:
--Tu as tué mon fils pour venger ton outrage?
--Oui,--ai-je répondu d'une voix étouffée;--oui, et dans l'obscurité j'ai aussi frappé ma femme...
--Viens, Scanvoch, viens fermer les paupières d'Ellèn et de Victorin.
Et là elle entra chez moi au milieu du religieux silence des soldats groupés au dehors; le capitaine Marion et Tétrik la suivirent; elle leur fit signe de demeurer à la porte de la chambre mortuaire, où elle voulut rester seule avec moi et Sampso.
À la vue de ma femme, étendue morte sur le plancher, je me suis jeté à genoux en sanglotant, j'ai relevé sa belle tête, alors pâle et froide, j'ai clos ses paupières; puis, enlevant le corps entre mes bras, je l'ai placé sur son lit; je me suis agenouillé, le front appuyé au chevet, et n'ai plus contenu mes gémissements... Je suis resté longtemps ainsi à pleurer, entendant les sanglots étouffés de Victoria. Enfin sa voix m'a rappelé à moi-même et à ce qu'elle devait aussi souffrir; je me suis retourné: je l'ai vue assise à terre auprès du cadavre de Victorin; sa tête reposait sur les genoux maternels.
--Scanvoch,--me dit ma soeur de lait en écartant les cheveux qui couvraient le front glacé de Victorin,--mon fils n'est plus... je peux pleurer sur lui, malgré son crime... Le voilà donc mort! mort... à vingt-deux ans à peine!...
--Mort... Tué par moi... qui l'aimais comme mon enfant!...
--Frère, tu as vengé ton honneur... je te pardonne et te plains...
--Hélas! j'ai frappé Victorin dans l'obscurité... je l'ai frappé en proie à un aveugle accès de rage... je l'ai frappé ignorant que ce fût lui! Hésus m'en est témoin! Si j'avais reconnu votre fils, ô ma soeur! je l'aurais maudit, mais mon épée serait tombée à mes pieds...
Victoria m'a regardé silencieuse... mes paroles ont paru la soulager d'un grand poids en lui apprenant que j'avais tué son fils sans le reconnaître; elle m'a tendu vivement la main, j'y ai porté mes lèvres avec respect... Pendant quelque temps nous sommes restés muets; puis elle a dit à la soeur d'Ellèn:
--Sampso, vous étiez ici cette nuit? parlez, je vous prie... que s'est-il passé?...
--Il était minuit,--répondit Sampso d'une voix oppressée,--depuis deux heures Scanvoch nous avait quittées pour se mettre en route; je reposais ici auprès de ma soeur... j'ai entendu frapper à la porte de la maison... j'ai jeté un manteau sur mes épaules... je suis allée demander qui était là: une voix de femme, à l'accent étranger, m'a répondu...
--Une voix de femme?--lui dis-je avec un accent de surprise que partageait Victoria,--une voix de femme vous a répondu, Sampso?
--Oui, c'était un piége; cette voix, m'a dit: «Je viens de la part de Victoria donner à Ellèn, femme de Scanvoch, parti depuis deux heures, un avis très-important.»
Victoria et moi, à ces paroles de Sampso, nous avons échangé un regard d'étonnement croissant; elle a continué:
--N'ayant aucune défiance contre la messagère de Victoria, je lui ai ouvert... Aussitôt, au lieu d'une femme, un homme s'est présenté devant moi, m'a repoussée violemment dans le couloir d'entrée, et a verrouillé la porte en dedans... À la clarté de la lampe, que j'avais déposée à terre, j'ai reconnu Victorin... Il était pâle, effrayant... il pouvait à peine se soutenir sur ses jambes, tant il était ivre...
--Oh! le malheureux! le malheureux!--me suis-je écrié;--il n'avait plus sa raison! sans cela jamais... oh! non, jamais... il n'eût commis pareil crime!...
--Continuez, Sampso,--lui dit Victoria, étouffant un soupir,--continuez...
--Sans m'adresser une parole, Victorin m'a montré l'entrée de la chambre que j'occupais, lorsque je ne partageais pas celle de ma soeur en l'absence de Scanvoch... Dans ma terreur j'ai tout deviné... j'ai crié à Ellèn: «Ma soeur, enferme-toi!» Puis, de toutes mes forces, j'ai appelé au secours... mes cris ont exaspéré Victorin; il s'est précipité sur moi et m'a jetée dans ma chambre... Au moment où il m'y enfermait, j'ai vu accourir Ellèn dans le couloir, pâle, épouvantée, demi-nue... J'ai entendu le bruit d'une lutte, les cris déchirants de ma soeur appelant à son aide... et je n'ai plus rien entendu, plus rien... Je ne sais combien de temps s'était passé, lorsque l'on a frappé et appelé au dehors avec force... c'était Scanvoch... J'ai répondu à sa voix du fond de ma chambre, dont je ne pouvais sortir... Au bout de quelques instants ma porte s'est ouverte... et j'ai vu Scanvoch...
--Et toi,--me dit Victoria,--comment es-tu revenu si brusquement ici?
--À quatre lieues de Mayence, l'on m'a averti qu'un crime se commettait dans ma maison.
--Cet avertissement, qui te l'a donné?
--Un soldat, mon compagnon de voyage.
--Ce soldat, qui était-il?--me dit Victoria.--Comment avait-il connaissance de ce crime?
--Je l'ignore... il a disparu à travers la forêt, en me donnant ce sinistre avis... Ce soldat, revenu ici avant moi... ce soldat est le même qui, arrachant ton petit-fils d'entre tes bras, l'a tué à tes pieds...
--Scanvoch,--reprit Victoria en frémissant et portant ses deux mains à son front,--mon fils est mort... je ne veux ni l'accuser ni l'excuser... mais, crois-moi... ce crime cache quelque horrible mystère!...
--Écoutez,--lui dis-je, me rappelant plusieurs circonstances dont le souvenir m'avait échappé dans le premier égarement de ma douleur.--Arrivé devant la porte de ma maison, j'ai heurté; les cris lointains de Sampso m'ont seuls répondu... Peu d'instants après, la fenêtre basse de la chambre de ma femme s'est ouverte, j'y ai couru: les volets s'écartaient pour livrer passage à un homme, tandis que Ellèn criait au secours... J'ai repoussé l'homme dans la chambre, alors noire comme une tombe, et j'ai, dans l'ombre, frappé votre fils. Presque aussitôt deux bras m'ont étreint... je me suis cru attaqué par un nouvel assaillant... J'ai encore frappé dans l'ombre... c'était Ellèn que je tuais...
Et je n'ai pu contenir mes sanglots.
--Frère, frère...--m'a dit Victoria,--c'est une terrible et fatale nuit que celle-ci...
--Écoutez encore... et surtout écoutez ceci...--ai-je dit à ma soeur de lait, en surmontant mon émotion.--Au moment où je reconnaissais la voix expirante de ma femme, j'ai vu à la clarté lunaire une femme debout sur l'appui de la croisée...
--Une femme!--s'écria Victoria.
--Celle-là peut-être dont la voix m'avait trompée,--dit Sampso,--en m'annonçant un message de la mère des camps...
--Je le crois,--ai-je repris,--et cette femme, sans doute complice du crime de Victorin, l'a appelé, lui disant qu'il fallait fuir... qu'elle était à lui, puisqu'il avait tenu sa promesse.
--Sa promesse?--reprit Victoria,--quelle promesse?
--Le déshonneur d'Ellèn!...
Ma soeur de lait tressaillit et ajouta:
--Je te dis, Scanvoch, que ce crime est entouré d'un horrible mystère... Mais cette femme, qui était-elle?
--Une des deux Bohémiennes arrivées à Mayence depuis quelque temps... Écoutez encore... La Bohémienne ne recevant pas de réponse de Victorin, et entendant au loin le tumulte des soldats accourant furieux, la Bohémienne a disparu; et bientôt après, le bruit de son chariot m'apprenait sa fuite... Dans mon désespoir je n'ai pas songé à la poursuivre... Je venais de tuer Ellèn à côté du berceau de mon fils... Ellèn, ma pauvre et bien-aimée femme!...
En disant ces mots, je n'ai pu m'empêcher de pleurer encore... Sampso et Victoria gardaient le silence.
--C'est un abîme!--reprit la mère des camps,--un abîme où ma raison se perd... Le crime de mon fils est grand... son ivresse, loin de l'excuser, le rend plus honteux encore... et cependant, Scanvoch, tu ne sais peut-être pas combien ce malheureux enfant t'aimait...
--Ne me dites pas cela, Victoria,--ai-je murmuré en cachant mon visage entre mes mains,--ne me dites pas cela... mon désespoir ne peut être plus affreux!...
--Ce n'est pas un reproche, mon frère,--a repris Victoria.--Moi, témoin du crime de mon fils, je l'aurais tué de ma main, pour qu'il ne déshonorât pas plus longtemps et sa mère et la Gaule qui l'a choisi pour chef... Je te rappelle l'affection de Victorin pour toi, parce que je crois que sans son ivresse, et je ne sais quelle machination ténébreuse, il n'eût pas commis ce forfait...
--Et moi, ma soeur, cette trame infernale, je crois la saisir...
--Toi?...
--Avant la grande bataille du Rhin une calomnie infâme a été répandue contre Victorin... L'armée s'éloignait de lui... est-ce vrai?
--C'est vrai...
--La victoire de ton fils lui avait ramené l'affection des soldats... Voici qu'aujourd'hui cette ancienne calomnie devient une terrible réalité... Le crime de Victorin lui coûte la vie... ainsi qu'à son fils: sa race est éteinte, un nouveau chef doit être donné à la Gaule, est-ce vrai?
--Oui.
--Ce soldat inconnu, mon compagnon de route, en me révélant cette nuit qu'un crime se commettait dans ma maison, ne savait-il pas que si je n'arrivais pas à temps pour tuer Victorin dans le premier accès de ma rage, il serait massacré par les troupes soulevées contre lui à la nouvelle de ce forfait?
--Et ce forfait,--dit Sampso,--comment l'armée l'a-t-elle connu si tôt, puisque personne encore n'avait pu sortir de cette maison?...
La mère des camps, frappée de cette réflexion de Sampso, me regarda. Je continuai:
--Quel est l'homme, Victoria, qui, arrachant de vos bras votre petit-fils, l'a tué à vos pieds? encore ce soldat inconnu!
--C'est vrai...--répondit Victoria pensive,--c'est vrai...
--Ce soldat a-t-il cédé à un emportement de fureur aveugle contre cet innocent enfant? non... Il a donc été l'instrument d'une ambition aussi ténébreuse que féroce... Un seul homme avait intérêt au double meurtre qui vient d'éteindre votre race, ma soeur... car votre race éteinte, la Gaule doit choisir un nouveau chef... et l'homme que je soupçonne, l'homme que j'accuse veut depuis longtemps gouverner la Gaule!...
--Son nom!--s'écria Victoria en attachant sur moi un regard plein d'angoisse,--le nom de cet homme que tu soupçonnes, que tu accuses...
--Son nom est Tétrik, oui, Tétrik, gouverneur de Gascogne, et votre parent, ma soeur...
Pour la première fois, Victoria, depuis que je lui avais exprimé mes doutes sur son parent, sembla les partager; elle jeta les yeux sur son fils avec une expression de pitié douloureuse, baisa de nouveau et à plusieurs reprises son front glacé; puis, après quelques instants de réflexion profonde, elle prit une résolution suprême, se releva, et me dit d'une voix ferme:
--Où est Tétrik?
--Il attend au dehors avec le capitaine Marion.
--Qu'ils viennent tous deux.
--Quoi! vous voulez?...
--Je veux qu'ils viennent tous deux à l'instant.
--Ici... dans cette chambre mortuaire?
--Ici, dans cette chambre mortuaire... Oui, ici, Scanvoch, devant les restes inanimés de ta femme, de mon fils et de son enfant. Si cet homme a noué cette ténébreuse et horrible trame, cet homme, fût-il un démon d'hypocrisie et de férocité, se trahira par son trouble à la vue de ses victimes... à la vue d'une mère entre les corps de son fils et de son petit-fils... à la vue d'un époux près du corps de sa femme! Va, mon frère, qu'ils viennent... qu'ils viennent... Il faut aussi retrouver à tout prix ce soldat inconnu, ton compagnon de route.
--J'y songe...--ajoutai-je, frappé d'un souvenir soudain,--c'est le capitaine Marion qui a choisi ce cavalier dont j'étais escorté... il le connaît.
--Nous interrogerons le capitaine... Va, mon frère, qu'ils viennent... qu'ils viennent...
J'obéis à Victoria... J'appelai Tétrik et Marion; ils accoururent.
J'eus le courage, malgré ma douleur, d'observer attentivement la physionomie du gouverneur de Gascogne... Dès qu'il entra, le premier objet qui parut frapper ses regards fut le cadavre de Victorin... Les traits de Tétrik prirent aussitôt une expression déchirante, ses larmes coulèrent à flots, et se jetant à genoux auprès du corps en joignant les mains, il s'écria d'une voix entrecoupée:
--Mort à la fleur de son âge... mort... lui si vaillant... si généreux! lui, l'espoir, la forte épée de la Gaule... Ah! j'oublie les égarements de cet infortuné devant l'affreux malheur qui frappe mon pays... Par ta mort! Victorin... oh! Victorin...
Tétrik ne put continuer, les sanglots étouffèrent sa voix. À genoux et affaissé sur lui-même, le visage caché entre ses deux mains, pleurant à chaudes larmes, il restait comme écrasé de douleur auprès du corps de Victorin.
Le capitaine Marion, debout et immobile au seuil de la porte, semblait en proie à une profonde émotion intérieure; il n'éclatait pas en gémissements, il ne versait pas de larmes, mais il ne cessait de contempler avec une expression navrante le corps du petit-fils de Victorin, étendu sur le berceau de mon fils, à moi; puis j'entendis seulement Marion dire tout bas, en regardant tour à tour l'innocente victime et Victoria:
--Quel malheur!... Ah! le pauvre enfant!... ah! la pauvre mère!...
S'avançant ensuite de quelques pas, le capitaine ajouta d'une voix brève et entrecoupée:
--Victoria, vous êtes très à plaindre, et je vous plains... Victorin vous chérissait... c'était un digne fils! je l'aimais aussi. J'ai la barbe grise, et je me plaisais à servir sous ce jeune homme. Je le sentais mon général; c'était le premier capitaine de notre temps... aucun d'entre nous ne le remplacera; il n'avait que deux vices: le goût du vin, et surtout sa peste de luxure; je l'ai souvent beaucoup querellé là-dessus... j'avais raison, vous le voyez... Enfin, il n'y a plus à le quereller maintenant... C'était au fond un brave coeur! oui, oh! oui, un brave coeur... Je ne peux vous en dire davantage, Victoria: d'ailleurs, à quoi bon? on ne console pas une mère... Ne me croyez pas insensible parce que je ne pleure point... on pleure quand on le peut; mais enfin je vous assure que je vous plains, que je vous plains du fond de mon âme... j'aurais perdu mon ami Eustache, que je ne serais ni plus affligé, ni plus abattu...
Et se reculant de quelques pas, Marion jeta de nouveau, et tour à tour, les yeux sur Victoria et sur le corps de son petit-fils en répétant:
--Ah! le pauvre enfant! ah! la pauvre mère!...
Tétrik, toujours agenouillé auprès de Victorin, ne cessait de sangloter, de gémir. Aussi expansive que celle du capitaine Marion était contenue, sa douleur semblait sincère. Cependant mes soupçons résistaient à cette épreuve, et ma soeur de lait partageait mes doutes. Elle fit de nouveau un violent effort sur elle-même, et dit:
--Tétrik, écoute-moi.
Le gouverneur de Gascogne ne parut pas entendre la voix de sa parente.
--Tétrik,--reprit Victoria en se baissant pour toucher son parent à l'épaule,--je vous parle, répondez-moi.
--Qui me parle?--s'écria le gouverneur d'un air égaré.--Que me veut-on? Où suis-je?...
Puis, levant les yeux sur ma soeur de lait, il s'écria:
--Vous ici... ici, Victoria?... Oui, tout à l'heure je vous accompagnais... je ne me le rappelais plus... Excusez-moi, j'ai la tête perdue... Hélas! je suis père... j'ai un fils presque de l'âge de cet infortuné; mieux que personne je compatis à votre désespoir, Victoria.
--Le temps presse et le moment est grave,--reprit ma soeur de lait d'une voix solennelle, en attachant sur Tétrik un regard pénétrant, afin de lire au plus profond de la pensée de cet homme.--La douleur privée doit se taire devant l'intérêt public... Il me reste toute ma vie pour pleurer mon fils et mon petit-fils... Nous n'avons que quelques heures pour songer au remplacement du chef de la Gaule et du général de son armée...
--Quoi!...--s'écria Tétrik,--dans un tel moment... vous voulez...
--Je veux qu'avant la fin de la nuit, moi, le capitaine Marion et vous, Tétrik, vous, mon parent, vous, l'un de mes plus fidèles amis, vous, si dévoué à la Gaule, vous, qui regrettez si amèrement, si sincèrement Victorin, nous cherchions tous trois, dans notre sagesse, quel homme nous devons proposer demain matin à l'armée comme successeur de mon fils.
--Victoria, vous êtes une femme héroïque!--s'écria Tétrik en joignant les mains avec admiration.--Vous égalez par votre courage, par votre patriotisme, les femmes les plus augustes dont s'honore l'histoire du monde!...
--Quel est votre avis, Tétrik, sur le successeur de Victorin?... Le capitaine Marion et moi, nous parlerons après vous,--reprit la mère des camps, sans paraître entendre les louanges du gouverneur de Gascogne.--Oui, quel homme croyez-vous capable de remplacer mon fils... à la gloire et à l'avantage de la Gaule?
--Comment pourrais-je vous donner mon avis?--reprit Tétrik avec accablement.--Moi, vous conseiller sur un sujet aussi grave, lorsque j'ai le coeur brisé, la raison troublée par la douleur... est-ce donc possible?
--Cela est possible, puisque me voici, moi... entre le corps de mon fils et celui de mon petit-fils, prête à donner mon avis...
--Vous l'exigez, Victoria... je parlerai, si je puis toutefois rassembler deux idées... Il faudrait, selon moi, pour gouverner la Gaule, un homme sage, ferme, éclairé, plus enclin à la paix qu'à la guerre... maintenant surtout que nous n'avons plus à redouter le voisinage des Franks, grâce à l'épée de ce jeune héros, que j'aimais et que je regretterai éternellement...
Le gouverneur s'interrompit pour donner de nouveau cours à ses larmes.
--Nous pleurerons plus tard...--reprit Victoria.--La vie est longue... mais cette nuit s'avance...
Tétrik continua en essuyant ses yeux:
--Il me semble donc que le successeur de notre Victorin doit être un homme surtout recommandable par son bon sens, sa ferme raison et par son dévouement longuement éprouvé au service de notre bien-aimée patrie... Or, si je ne me trompe, le seul qui réunisse ces excellentes qualités, c'est le capitaine Marion que voici...
--Moi!--s'écria le capitaine en levant au plafond ses deux mains énormes,--moi! chef de la Gaule... Le chagrin vous rend donc fou... Moi! chef de la Gaule!...
--Capitaine Marion,--reprit douloureusement Tétrik,--certes, la mort affreuse de Victorin et de son innocent enfant jette dans mon coeur le trouble et la désolation; mais je crois parler en ce moment, non pas en fou, mais en sage... et Victoria partagera mon avis. Sans jouir de l'éclatante renommée militaire de notre Victorin, à jamais regretté... vous avez mérité, capitaine Marion, la confiance et l'affection des troupes par vos bons et nombreux services. Ancien ouvrier forgeron, vous avez quitté le marteau pour l'épée, les soldats verront en vous un de leurs égaux devenu leur chef par sa vaillance et leur libre choix; ils s'affectionneront à vous davantage encore, sachant surtout que, parvenu aux grades éminents, vous n'avez jamais oublié votre amitié pour votre ancien camarade d'enclume.
--Oublier mon ami Eustache!--dit Marion,--oh! jamais!... non, jamais!...
--L'austérité de vos moeurs est connue,--reprit Tétrik,--votre excellent bon sens, votre droiture, votre froide raison, sont, selon mon pauvre jugement, un sûr garant de votre avenir... Vous mettez en pratique cette sage pensée de Victoria, qu'à cette heure le temps des guerres stériles est fini, et que le moment est venu de songer à la paix féconde... Un dernier mot, capitaine,--ajouta Tétrik, voyant que Marion allait l'interrompre.--J'en conviens, la tâche est lourde, elle doit effrayer votre modestie; mais cette femme héroïque, qui, dans ce moment terrible, oublie son désespoir maternel pour ne songer qu'au salut de notre bien-aimée patrie, Victoria, j'en suis certain, en vous présentant aux soldats comme successeur de son fils, et certaine de vous faire accepter par eux, prendra l'engagement de vous aider de ses précieux conseils, de même qu'elle inspirait les meilleures résolutions de son valeureux fils... Et maintenant, capitaine Marion, si ma faible voix peut être écoutée de vous, je vous adjure... je vous supplie, au nom du salut de la Gaule, d'accepter le pouvoir. Victoria se joint à moi pour vous demander cette nouvelle preuve de dévouement à notre glorieux pays!
--Tétrik,--reprit Marion d'un ton grave,--vous avez supérieurement défini l'homme qu'il faudrait pour gouverner la Gaule; il n'y a qu'une chose à changer dans cette peinture, c'est le nom du portrait... Au lieu de mon nom, mettez-y le vôtre... tout sera bien... et tout sera fait...
--Moi!--s'écria Tétrik,--moi, chef de la Gaule! moi, qui de ma vie n'ai tenu l'épée!
--Victoria l'a dit,--reprit Marion,--le temps de la guerre est fini, le temps de la paix est venu; en temps de guerre, il faut des hommes de guerre... en temps de paix, des hommes de paix... Vous êtes de ceux-là, Tétrik... c'est à vous de gouverner... n'est-ce point votre avis, Victoria?
--Tétrik, par la manière dont il a gouverné la Gascogne, a montré comment il gouvernerait la Gaule,--répondit ma soeur de lait;--je me joins donc à vous, capitaine, pour prier... mon parent... mon ami... de remplacer mon fils...
--Que vous avais-je dit, Tétrik?--reprit Marion en s'adressant au gouverneur.--Oserez-vous refuser maintenant?
--Écoutez-moi, Victoria, écoutez-moi, capitaine, écoutez aussi, Scanvoch,--reprit le gouverneur en se tournant vers moi,--oui, vous aussi, écoutez-moi, Scanvoch, vous non moins malheureux en ce jour que la mère de Victorin... vous qui, dans l'ombrageuse défiance de votre amitié pour cette femme auguste, avez douté de moi, croyez tous à mes paroles... Je suis à jamais frappé... là, au coeur, par les événements de cette nuit terrible; ils nous ont à la fois ravi, dans la personne de notre infortuné Victorin et de son innocent enfant, le présent et l'avenir de la Gaule... C'était pour assurer, pour affermir cet avenir, en engageant Victoria à proposer aux troupes son petit-fils comme futur héritier de Victorin, que j'étais, elle le sait, venu à Mayence... Mes espérances sont détruites... un deuil éternel les remplace...
Le gouverneur s'étant un moment interrompu pour donner cours à ses larmes intarissables, poursuivit ainsi:
--Ma résolution est prise... Non-seulement je refuse le pouvoir que l'on m'offre, mais je renonce au gouvernement de Gascogne... Le peu de jours que les dieux m'accordent encore à vivre s'écouleront désormais auprès de mon fils, dans la retraite et la douleur. En d'autres temps j'aurais pu rendre quelques services au pays, mais tout est fini pour moi... J'emporterai dans ma solitude de moins cruels regrets en sachant l'avenir de mon pays entre des mains aussi dignes que les vôtres, capitaine Marion... en sachant enfin que Victoria, le divin génie de la Gaule, veillera toujours sur elle... Maintenant, Scanvoch,--ajouta le gouverneur de Gascogne en se tournant vers moi,--ai-je détruit vos soupçons? me croyez-vous encore un ambitieux? Mon langage, mes actes, sont-ils ceux d'un perfide? d'un traître? Hélas! hélas! je ne pensais pas que les affreux malheurs de cette nuit me donneraient si tôt l'occasion de me justifier...
--Tétrik,--dit Victoria en tendant la main à son parent,--si j'avais pu douter de votre loyauté, je reconnaîtrais à cette heure combien mon erreur était grande...
--Je l'avoue, mes soupçons n'étaient pas fondés,--ai-je ajouté à mon tour; car après tout ce que je venais de voir et d'entendre, je fus convaincu, comme Victoria, de l'innocence de son parent... Cependant, songeant toujours au mystère dont les événements de la nuit restaient enveloppés, je dis à Marion, qui, muet et pensif, semblait consterné des offres qu'on lui faisait:
--Capitaine, hier, dans la journée, je vous ai demandé un homme discret et sûr pour me servir d'escorte.
--C'est vrai.
--Vous savez le nom du soldat désigné par vous pour ce service?
--Ce n'est pas moi qui l'ai choisi... j'ignore son nom.
--Qui donc a fait ce choix?--demanda Victoria.
--Mon ami Eustache connaît chaque soldat mieux que moi; je l'ai chargé de me trouver un homme sûr, et de lui donner l'ordre de se rendre, la nuit venue, à la porte de la ville, où il attendrait le cavalier qu'il devait accompagner.
--Et depuis,--ai-je dit au capitaine,--vous n'avez pas revu votre ami Eustache?
--Non; il est de garde aux avant-postes du camp depuis hier soir, et il ne sera relevé de ce service que ce matin.
--On pourra du moins savoir par cet homme le nom du cavalier qui escortait Scanvoch,--reprit Victoria.--Je vous dirai plus tard, Tétrik, l'importance que j'attache à ce renseignement, et vous me conseillerez...
--Vous m'excuserez, Victoria, de ne pas me rendre à votre désir,--reprit le gouverneur en soupirant.--Dans une heure, au point du jour, j'aurai quitté Mayence... la vue de ces lieux m'est trop cruelle... Je possède une humble retraite en Gascogne, c'est là que je vais aller ensevelir ma vie, en compagnie de mon fils, car il est désormais la seule consolation qui me reste...
--Mon ami,--reprit Victoria d'un ton de douloureux reproche,--vous m'abandonnerez dans un pareil moment?... L'aspect de ces lieux vous est cruel, dites-vous, et à moi... ces lieux ne me rappelleront-ils pas chaque jour d'affreux souvenirs? pourtant je ne quitterai Mayence que lorsque le capitaine Marion n'aura plus besoin de mes conseils, s'il croit devoir m'en demander dans les premiers temps de son gouvernement.
--Victoria,--reprit Marion d'un accent résolu,--pendant cet entretien, où l'on a disposé de moi, je n'ai rien dit; je suis peu parleur, et cette nuit j'ai le coeur très-gros; j'ai donc peu parlé, mais j'ai beaucoup réfléchi... Mes réflexions les voici: J'aime le métier des armes, je sais exécuter les ordres d'un général, je ne suis pas malhabile à commander aux troupes qu'on me confie; je sais, au besoin, concevoir un plan d'attaque, comme celui qui a complété la grande victoire de Victorin, en détruisant le camp et la réserve des Franks... C'est vous dire, Victoria, que je ne me crois pas plus sot qu'un autre... en raison de quoi, j'ai le bon sens de comprendre que je suis incapable de gouverner la Gaule...
--Cependant, capitaine Marion,--reprit Tétrik,--j'en atteste Victoria, cette tâche n'est pas au-dessus de vos forces, et je...
--Oh! quant à ma force, elle est connue,--reprit Marion en interrompant le gouverneur.--Amenez-moi un boeuf, je le porterai sur mon dos ou je l'assommerai d'un coup de poing; mais des épaules carrées ne vous font pas le chef d'un grand peuple... Non, non... je suis robuste, soit; mais le fardeau est trop lourd... Donc, Victoria, ne me chargez point d'un tel poids, je faiblirais dessous... et la Gaule faiblirait à son tour sous ma défaillance... Et puis, enfin, il faut tout dire, j'aime, après mon service, à rentrer chez moi pour vider un pot de cervoise en compagnie de mon ami Eustache, en causant de notre ancien métier de forgeron, ou en nous amusant à fourbir nos armes en fins armuriers... Tel je suis, Victoria, tel j'ai toujours été... tel je veux demeurer...
--Et ce sont là des hommes! ô Hésus!...--s'écria la mère des camps avec indignation.--Moi, femme... moi, mère... j'ai vu mourir cette nuit mon fils et mon petit-fils... j'ai le courage de contenir ma douleur... et ce soldat, à qui l'on offre le poste le plus glorieux qui puisse illustrer un homme, ose répondre par un refus, prétextant de son goût pour la cervoise et le fourbissement des armures!... Ah! malheur! malheur à la Gaule! si ceux-là qu'elle regarde comme ses plus valeureux enfants, l'abandonnent aussi lâchement!...
Les reproches de la mère des camps impressionnèrent le capitaine Marion; il baissa la tête d'un air confus, garda pendant quelques instants le silence; puis il reprit:
--Victoria, il n'y a ici qu'une âme forte; c'est la vôtre... Vous me donnez honte de moi-même... Allons,--ajouta-t-il avec un soupir,--allons... vous le voulez... j'accepte... Mais les dieux m'en sont témoins... j'accepte par devoir et à mon corps défendant; si je commets des âneries comme chef de la Gaule, on sera mal venu à me le reprocher... J'accepte donc, Victoria, sauf deux conditions sans lesquelles rien n'est fait.
--Quelles sont ces conditions?--demanda Tétrik.
--Voici la première,--reprit Marion:--la mère des camps continuera de rester à Mayence et me donnera ses conseils... Je suis aussi neuf à mon nouveau métier qu'un apprenti forgeron mettant pour la première fois le fer au brasier, et je crains de me brûler les doigts...
--Je vous l'ai promis, Marion,--reprit ma soeur de lait;--je resterai ici tant que ma présence et mes conseils vous seront nécessaires...
--Victoria, si votre esprit se retirait de moi, je serais un corps sans âme... Aussi, je vous remercie du fond du coeur. La promesse que vous me faites là doit vous coûter beaucoup, pauvre femme... Pourtant,--ajouta le capitaine avec sa bonhomie habituelle,--n'allez pas me croire assez sottement glorieux pour m'imaginer que c'est à ce bon gros taureau de guerre, nommé Marion, que Victoria la Grande fait ce sacrifice, d'oublier ses chagrins pour le guider... Non, non... c'est à notre vieille Gaule que Victoria le fait, ce sacrifice; et, en bon fils, je suis aussi reconnaissant du bien que l'on veut à ma vieille mère, que s'il s'agissait de moi-même...
--Noblement dit, noblement pensé, Marion,--reprit Victoria, touchée de ces paroles du capitaine;--mais votre droiture, votre bon sens, vous mettront bientôt à même de vous passer de mes conseils, et alors,--ajouta-t-elle avec un accent de douleur profonde et contenue,--je pourrai, comme vous, Tétrik, aller m'ensevelir dans quelque solitude avec mes regrets...
--Hélas!--reprit le gouverneur,--pleurer en paix est la seule consolation des pertes irréparables... Mais,--ajouta-t-il en s'adressant au capitaine,--vous aviez parlé de deux conditions; Victoria accepte la première, quelle est la seconde?
--Oh! la seconde...--et le capitaine secoua la tête,--la seconde est pour moi aussi importante que la première...
--Enfin quelle est-elle?--demanda ma soeur de lait.--Expliquez-vous, Marion.
--Je ne sais,--reprit le bon capitaine d'un air naïf et embarrassé,--je ne sais si je vous ai parlé de mon ami Eustache?
--Oui, et plus d'une fois,--répondit Tétrik.--Mais qu'a de commun votre ami Eustache avec vos nouvelles fonctions?
--Comment!--s'écria Marion,--vous me demandez ce que mon ami Eustache a de commun avec moi... alors demandez ce que la garde de l'épée a de commun avec la lame, le marteau avec son manche, le soufflet avec la forge...
--Vous êtes enfin liés l'un à l'autre d'une ancienne et étroite amitié, nous le savons,--reprit Victoria.--Désirez-vous, capitaine, accorder quelque faveur à votre ami?
--Je ne consentirais jamais à me séparer de lui; il n'est pas gai, il est toujours maussade, et souvent hargneux; mais il m'aime autant que je l'aime, et nous ne pouvons nous passer l'un de l'autre... Or, l'on trouvera peut-être surprenant que le chef de la Gaule ait pour ami intime, et pour commensal, un soldat, un ancien ouvrier forgeron... Mais, je vous l'ai dit, Victoria, s'il faut me séparer de mon ami Eustache, rien n'est fait... je refuse... Son amitié seule peut me rendre le fardeau supportable.
--Scanvoch, mon frère de lait, resté simple cavalier de l'armée, n'est-il pas mon ami?--dit Victoria.--Personne ne s'étonne d'une amitié qui nous honore tous deux. Il en sera ainsi, capitaine Marion, de votre amitié pour votre ancien compagnon de forge.
--Et votre élévation, capitaine Marion, doublera votre mutuelle affection,--dit Tétrik;--car dans son tendre attachement, votre ami jouira peut-être de votre élévation plus que vous-même.
--Je ne crois pas que mon ami Eustache se réjouisse fort de mon élévation,--reprit Marion;--Eustache n'est point glorieux, tant s'en faut; il aime en moi son ancien camarade d'enclume, et non le capitaine; il se souciera peu de ma nouvelle dignité... Seulement, Victoria, rappelez-vous toujours ceci: De même que vous me dites aujourd'hui: «Marion, vous êtes nécessaire...» ne vous contraignez jamais, je vous en conjure, pour me dire: «Marion, allez-vous-en, vous n'êtes plus bon à rien; un autre remplira mieux la place que vous...» Je comprendrai à demi-mot, et bien allègrement je retournerai bras dessus bras dessous, avec mon ami Eustache, à notre pot de cervoise et à nos armures; mais tant que vous me direz: «Marion, on a besoin de vous,» je resterai chef de la Gaule,--et il étouffa un dernier soupir,--puisque chef je suis...
--Et chef vous resterez longtemps, à la gloire de la Gaule,--reprit Tétrik.--Croyez-moi, capitaine, vous vous ignorez vous-même; votre modestie vous aveugle; mais ce matin, lorsque Victoria va vous proposer aux soldats comme chef et général, les acclamations de toute l'armée vous apprendront enfin vos mérites.
--Le plus étonné de mes mérites ce sera moi,--reprit naïvement le bon capitaine.--Enfin, j'ai promis, c'est promis... comptez sur moi, Victoria, vous avez ma parole. Je me retire... je vais maintenant aller attendre mon ami Eustache... voici l'aube, il va revenir des avant-postes, où il est de garde depuis hier soir, et il serait inquiet de ne point me trouver ce matin.
--N'oubliez pas, capitaine,--lui ai-je dit,--de demander à votre ami le nom du soldat qu'il avait choisi pour m'accompagner.
--J'y songerai, Scanvoch.
--Et maintenant, adieu...--dit d'une voix étouffée le gouverneur à Victoria,--adieu... Le soleil va bientôt paraître... Chaque instant que je passe ici est pour moi un supplice...
--Ne resterez-vous pas du moins à Mayence jusqu'à ce que les cendres de mes deux enfants soient rendues à la terre?--dit Victoria au gouverneur.--N'accorderez-vous pas ce religieux hommage à la mémoire de ceux-là qui viennent de nous aller précéder dans ces mondes inconnus, où nous irons les retrouver un jour... Fasse Hésus que ce jour arrive bientôt pour moi.
--Ah! notre foi druidique sera toujours la consolation des fortes âmes et le soutien des faibles,--reprit Tétrik.--Hélas! sans la certitude de rejoindre un jour ceux que nous avons aimés, combien leur mort nous serait plus affreuse!... Croyez-moi, Victoria, je reverrai avant vous ceux-là que nous pleurons; et, selon votre désir, je leur rendrai aujourd'hui, avant mon départ, un dernier et religieux hommage.
Tétrik et le capitaine Marion nous laissèrent seuls, Victoria, Sampso et moi.
Ne contraignant plus nos larmes, nous avons, dans un pieux et muet recueillement, paré Ellèn de ses habits de mariage, pendant que, cédant au sommeil, tu dormais dans ton berceau, mon enfant.
Victoria, pour s'occuper des plus grands intérêts de la Gaule, avait héroïquement contenu sa douleur; elle lui donna un libre cours après le départ de Tétrik et de Marion; elle voulut laver elle-même les blessures de son fils et de son petit-fils; et de ses mains maternelles, elle les ensevelit dans un même linceul. Deux bûchers furent, dressés sur les bords du Rhin: l'un destiné à Victorin et son enfant, et l'autre à ma femme Ellèn.
Vers le milieu du jour, deux chariots de guerre, couverts de feuillage, et accompagnés de plusieurs de nos druides et de nos druidesses vénérées, se rendirent à ma maison. Le corps de ma femme Ellèn fut déposé dans l'un des chariots, et dans l'autre furent placés les restes de Victorin et de son fils.
--Scanvoch,--me dit Victoria,--je suivrai à pied le char où repose ta bien-aimée femme. Sois miséricordieux, mon frère... suis le char où sont déposés les restes de mon fils et de mon petit-fils. Aux yeux de tous, toi, l'époux outragé, tu pardonneras ainsi à la mémoire de Victorin... Et moi aussi, aux yeux de tous, je te pardonnerai, comme mère, la mort, hélas! trop méritée de mon fils...
J'ai compris ce qu'il y avait de touchant dans cette mutuelle pensée de miséricorde et de pardon. Le voeu de ma soeur de lait a été accompli. Une députation des cohortes et des légions accompagna ce deuil... Je le suivis avec Victoria, Sampso, Tétrik et Marion. Les premiers officiers du camp se joignirent à nous. Nous marchions au milieu d'un morne silence. La première exaltation contre Victorin passée, l'armée se souvint de sa bravoure, de sa bonté, de sa franchise; tous, me voyant, moi, victime d'un outrage qui me coûtait la vie d'Ellèn, donner un tel gage de pardon à Victorin, en suivant le char où il reposait; tous, voyant sa mère suivre le char où reposait Ellèn, tous n'eurent plus que des paroles de pardon et de pitié pour la mémoire du jeune général.
Le convoi funèbre approchait des bords du fleuve, où se dressaient les deux bûchers, lorsque Douarnek, qui marchait à la tête d'une députation des cohortes, profita d'un moment de halte, s'approcha de moi, et me dit tristement:
--Scanvoch, je te plains... Donne l'assurance à Victoria, ta soeur, que nous autres soldats, nous ne nous souvenons plus que de la vaillance de son glorieux fils... Il a été si longtemps aussi notre fils bien-aimé à nous... Pourquoi faut-il qu'il ait méprisé les franches et sages paroles que je lui ai portées au nom de notre armée, le soir de la grande bataille du Rhin... Si Victorin, suivant nos conseils, s'était amendé, tant de malheurs ne seraient pas arrivés...
--Ce que tu me dis consolera Victoria dans sa douleur,--ai-je répondu à Douarnek.--Mais sais-tu ce qu'est devenu ce soldat, vêtu d'une casaque à capuchon, qui a eu la barbarie de tuer le petit-fils de Victoria?
--Ni moi, ni ceux qui m'entouraient au moment où cet abominable crime a été commis, nous n'avons pu rejoindre ce scélérat, que ne désavoueraient pas les écorcheurs franks; il nous a échappé à la faveur du tumulte et de l'obscurité. Il se sera sauvé du côté des avant-postes du camp, où il a, grâce aux dieux, reçu le prix de son forfait.
--Il est mort!...
--Tu connais peut-être Eustache, cet ancien ouvrier forgeron, l'ami du brave capitaine Marion?
--Oui.
--Il était de garde cette nuit aux avant-postes... Il paraît que Eustache a quelque amourette en ville... Excuse-moi, Scanvoch, de t'entretenir de telles choses en un moment si triste, mais tu m'interroges, je te réponds...
--Poursuis, ami Douarnek.
--Eustache, donc, au lieu de rester à son poste, a, malgré la consigne, passé une partie de la nuit à Mayence... Il s'en revenait, une heure avant l'aube, espérant, m'a-t-il dit, que son absence n'aurait pas été remarquée, lorsqu'il a rencontré, non loin des postes, sur les bords du Rhin, l'homme à la casaque haletant et fuyant:--Où cours-tu ainsi?--lui dit-il.--Ces brutes me poursuivent,--reprit-il,--parce que j'ai brisé la tête du petit-fils de Victoria sur les cailloux, ils veulent me tuer.--C'est justice, car tu mérites la mort,--a répondu Eustache indigné, en perçant de son épée cet infâme meurtrier. De sorte que l'on a retrouvé ce matin, sur la grève, son cadavre couvert de sa casaque.
La mort de ce soldat détruisait mon dernier espoir de découvrir le mystère dont était enveloppée cette funeste nuit.
Les restes d'Ellèn, de Victorin et de son fils furent déposés sur les bûchers, au bruit des chants des bardes et des druides... La flamme immense s'éleva vers le ciel, et lorsque les chants cessèrent, l'on ne vit plus rien qu'un peu de poussière...
La cendre du bûcher de Victorin et de son fils fut pieusement recueillie par Victoria dans une urne d'airain; elle fut placée sous un marbre tumulaire avec cette simple et touchante inscription:
Ici reposent les deux Victorin! D
Le soir de ce jour, où les deux Bohémiennes de Hongrie avaient disparu, Tétrik quitta Mayence après avoir échangé avec Victoria les plus touchants adieux. Le capitaine Marion, présenté aux troupes par la mère des camps, fut acclamé chef de la Gaule et général de l'armée. Ce choix n'avait rien de surprenant, et d'ailleurs, proposé par Victoria, dont l'influence avait pour ainsi dire encore augmenté depuis la mort de son fils et de son petit-fils, il devait être accepté. La bravoure, le bon sens, la sagesse de Marion, étaient d'ailleurs depuis longtemps connus et aimés des soldats. Le nouveau général, après son acclamation, prononça ces paroles que j'ai vues plus tard reproduites par un historien contemporain E:
«--Camarades, je sais que l'on peut m'objecter le métier que j'ai fait dans ma jeunesse: me blâme qui voudra; oui, qu'on me reproche tant qu'on voudra d'avoir été forgeron, pourvu que l'ennemi reconnaisse que j'ai forgé pour sa ruine; mais, à votre tour, mes bons camarades, n'oubliez jamais que le chef que vous venez de choisir n'a su et ne saura jamais tenir que l'épée.»
Marion, doué d'un rare bon sens, d'un esprit droit et ferme, recherchant sans cesse les conseils de Victoria, gouverna sagement, et s'attacha l'armée, jusqu'au jour où, deux mois après son acclamation, il fut victime d'un crime horrible. Les circonstances de ce crime, il me faut te les raconter, mon enfant, car elles se rattachent à la trame sanglante qui devait un jour envelopper presque tous ceux que j'aimais et que je vénérais.
Deux mois s'étaient donc écoulés depuis la funeste nuit où ma femme Ellèn, Victorin et son fils, avaient perdu la vie. Le séjour de ma maison m'était devenu insupportable; de trop cruels souvenirs s'y rattachaient. Victoria me demanda de venir demeurer chez elle avec Sampso, qui te servait de mère.
--Me voici maintenant seule au monde, et séparée de mon fils et de mon petit-fils jusqu'à la fin de mes jours...--me dit ma soeur de lait.--Tu le sais, Scanvoch, toutes les affections de ma vie se concentraient sur ces deux êtres si chers à mon coeur; ne me laisse pas seule... toi, ton fils et Sampso, venez habiter avec moi; vous m'aiderez à porter le poids de mes chagrins...
J'hésitai d'abord à accepter l'offre de Victoria... Par une fatalité terrible, j'avais tué son fils; elle savait, il est vrai, que malgré la grandeur de l'outrage de Victorin, j'aurais épargné sa vie, si je l'avais reconnu; elle savait, elle voyait les regrets que me causait ce meurtre involontaire et cependant légitime... mais enfin, affreux souvenir pour elle, j'avais tué son fils... et je craignais que malgré son voeu de m'avoir près d'elle, que malgré la force et l'équité de son âme, ma présence désirée dans le premier moment de sa douleur ne lui devînt bientôt cruelle et à charge; mais je dus céder aux instances de Victoria; et plus tard, Sampso me disait souvent:
--Hélas! Scanvoch, en vous entendant sans cesse parler si tendrement de Victorin avec sa mère, qui à son tour vous parle d'Ellèn, ma pauvre soeur, en termes si touchants, je comprends et j'admire, ainsi que tous ceux qui vous connaissent, ce qui d'abord m'avait semblé impossible, votre rapprochement à vous, les deux survivants de ces victimes de la fatalité...
Lorsque Victoria surmontait sa douleur pour s'entretenir avec moi des intérêts du pays, elle s'applaudissait d'avoir pu décider le capitaine Marion à accepter le poste éminent dont il se montrait de plus en plus digne; elle écrivit plusieurs fois en ce sens à Tétrik. Il avait quitté le gouvernement de la province de Gascogne pour se retirer avec son fils, alors âgé de vingt ans environ, dans une maison qu'il possédait près de Bordeaux, cherchant, disait-il, dans la poésie une sorte de distraction aux chagrins que lui causait la mort de Victorin et de son fils. Il avait composé des vers sur ces cruels événements; rien de plus touchant en effet qu'une ode écrite par Tétrik à ce sujet sous ce titre: les Deux Victorin, et envoyée par lui à Victoria. Les lettres qu'il lui adressa pendant les deux premiers mois du gouvernement de Marion furent aussi empreintes d'une profonde tristesse; elles exprimaient d'une façon à la fois si simple, si délicate, si attendrissante, son affection et ses regrets, que l'attachement de ma soeur de lait pour son parent s'augmenta de jour en jour. Moi-même je partageai la confiance aveugle qu'elle ressentait pour lui, oubliant ainsi mes soupçons par deux fois éveillés contre Tétrik, et d'ailleurs ces soupçons avaient dû tomber devant la réponse d'Eustache, interrogé par moi sur ce soldat, mon mystérieux compagnon de voyage, et l'auteur du meurtre du petit-fils de Victoria.
--Chargé par le capitaine Marion de lui désigner, pour votre escorte, un homme sûr,--m'avait répondu Eustache,--je choisis un cavalier nommé Bertal; il reçut l'ordre d'aller vous attendre à la porte de Mayence. La nuit venue, je quittai, malgré la consigne, l'avant-poste du camp pour me rendre secrètement à la ville. Je me dirigeais de ce côté, lorsque sur les bords du fleuve j'ai rencontré ce soldat à cheval; il allait vous rejoindre; je lui ai demandé de garder le silence sur notre rencontre, s'il trouvait en chemin quelque camarade; il a promis de se taire: je l'ai quitté. Le lendemain, longeant le fleuve, je revenais de Mayence, où j'avais passé une partie de la nuit, j'ai vu Bertal accourir à moi; il était à pied, il fuyait éperdu la juste fureur de nos camarades. Apprenant par lui-même l'horrible crime dont il osait se glorifier, je l'ai tué... Voilà tout ce que je sais de ce misérable...
Loin de s'éclaircir, le mystère qui enveloppait cette nuit sinistre s'obscurcit encore. Les Bohémiennes avaient disparu, et tous les renseignements pris sur Bertal, mon compagnon de route, et plus tard l'auteur d'un crime horrible, le meurtre d'un enfant, s'accordèrent cependant à représenter cet homme comme un brave et honnête soldat, incapable de l'acte affreux dont on l'accusait, et que l'on ne peut expliquer que par l'ivresse ou une folie furieuse.
Ainsi donc, mon enfant, je te l'ai dit, Marion gouvernait depuis deux mois la Gaule à la satisfaction de tous. Un soir, peu de temps avant le coucher du soleil, espérant trouver quelques distractions à mes chagrins, j'étais allé me promener dans un bois, à peu de distance de Mayence. Je marchais depuis longtemps machinalement devant moi, cherchant le silence et l'obscurité, m'enfonçant de plus en plus dans ce bois, lorsque mes pas heurtant un objet que je n'avais pas aperçu, je trébuchai, et fus ainsi tiré de ma triste rêverie... Je vis à mes pieds un casque dont la visière et le garde-cou étaient également relevés; je reconnus aussitôt le casque de Marion, le sien seul ayant cette forme particulière. J'examinai plus attentivement le terrain à la clarté des derniers rayons du soleil qui traversaient difficilement la feuillée des arbres, je remarquai sur l'herbe des traces de sang, je les suivis; elles me conduisirent à un épais fourré où j'entrai.
Là, étendu sur des branches d'arbre, pliées ou brisées par sa chute, je vis Marion, tête nue et baigné dans son sang. Je le croyais évanoui, inanimé, je me trompais... car en me baissant vers lui pour le relever et essayer de le secourir, je rencontrai son regard fixe; encore assez clair, quoique déjà un peu terni par les approches de la mort.
--Va-t'en!--me dit Marion avec colère et d'une voix oppressée.
--Je me traîne ici pour mourir tranquille... et je suis relancé jusque dans ce taillis... Va-t'en, Scanvoch, laisse-moi...
--Te laisser!--m'écriai-je en le regardant avec stupeur et voyant sa saie rougie de sang, sur laquelle il tenait ses deux mains croisées et appuyées un peu au-dessous du coeur,--te laisser... lorsque ton sang inonde tes habits, et que ta blessure est mortelle peut-être...
--Oh! peut-être...--reprit Marion avec un sourire sardonique;--elle est bel et bien mortelle, grâce aux dieux!
--Je cours à la ville,--m'écriai-je, sans me rendre compte de la distance que je venais de parcourir, absorbé dans mon chagrin.--Je retourne chercher du secours...
--Ah! ah! ah!... courir à la ville, et nous en sommes à deux lieues,--reprit Marion avec un nouvel éclat de rire douloureux.--Je ne crains pas tes secours, Scanvoch... je serai mort avant un quart d'heure... Mais, au nom du ciel! qui t'a amené? va-t'en...
--Tu veux mourir... tu t'es donc frappé toi-même de ton épée?
--Tu l'as dit.
--Non, tu me trompes... ton épée est à ton côté... dans son fourreau...
--Que t'importe? va-t'en...
--Tu as été frappé par un meurtrier,--ai-je repris en courant ramasser une épée sanglante encore, que je venais d'apercevoir à peu de distance.--Voici l'arme dont on s'est servi contre toi.
--Je me suis battu en loyal combat... laisse-moi...
--Tu ne t'es pas battu, tu ne t'es pas frappé toi-même. Ton épée, je le répète, est à ton côté, dans son fourreau... Non, non, tu es tombé sous les coups d'un lâche meurtrier... Marion, laisse-moi visiter ta plaie; tout soldat est un peu médecin... il suffirait peut-être d'arrêter le sang...
--Arrêter le sang!--cria Marion en me jetant un regard furieux.--Viens un peu essayer d'arrêter mon sang, et tu verras comme je te recevrai...
--Je tenterai de te sauver,--lui dis-je,--et malgré toi, s'il le faut...
En parlant ainsi, je m'étais approché de Marion, toujours étendu sur le dos; mais au moment où je me baissais vers lui, il replia ses deux genoux sur son ventre, puis il me lança si violemment ses deux pieds dans la poitrine, que je fus renversé sur l'herbe, tant était grande encore la force de cet Hercule expirant.
--Voudras-tu encore me secourir malgré moi?--me dit Marion pendant que je me relevais, non pas irrité, mais désolé de sa brutalité; car aurais-je eu le dessus dans cette triste lutte, il me fallait renoncer à venir en aide à Marion.
--Meurs donc,--lui ai-je dit,--puisque tu le veux... meurs donc, puisque tu oublies que la Gaule a besoin de tes services; mais ta mort sera vengée... l'on découvrira le nom de ton meurtrier...
--Il n'y a pas eu de meurtrier... je me suis frappé moi-même...
--Cette épée appartient à quelqu'un,--ai-je dit en ramassant l'arme et en l'examinant plus attentivement; je crus voir à travers le sang dont elle était couverte quelques caractères gravés sur la lame; pour m'en assurer, je l'essuyai avec des feuilles d'arbres pendant que Marion s'écriait:
--Laisseras-tu cette épée... ne frotte pas ainsi la lame de cette épée... Oh! les forces me manquent pour me lever et aller t'arracher cette arme des mains... Malédiction sur toi, qui viens ainsi troubler mes derniers moments... Ah! c'est le diable qui t'envoie!...
--Ce sont les dieux qui m'envoient!--me suis-je écrié frappé d'horreur.--C'est Hésus qui m'envoie pour la punition du plus affreux des crimes... Un ami! tuer son ami!...
--Tu mens... tu mens...
--C'est Eustache qui t'a frappé!
--Tu mens!... Oh! pourquoi faut-il que je sois si défaillant... j'étoufferais ces paroles dans ta gorge maudite!...
--Tu as été frappé par cette épée, don de ton amitié à cet infâme meurtrier...
--C'est faux!...
--Marion a forgé cette épée pour son cher ami Eustache... Tels sont les mots gravés sur la lame de cette arme,--lui ai-je dit en lui montrant du doigt cette inscription creusée dans l'acier.
--Cette inscription ne prouve rien...--reprit Marion avec angoisse.--Celui qui m'a frappé avait dérobé l'épée de mon ami Eustache, voilà tout...
--Tu excuses encore cet homme... Oh! il n'y aura pas de supplice assez cruel pour ce meurtrier!...
--Écoute, Scanvoch,--reprit Marion d'une voix affaiblie et suppliante,--je vais mourir... l'on ne refuse rien à la prière d'un mourant...
--Oh! parle, parle, bon et brave soldat... Puisque, pour le malheur de la Gaule, la fatalité m'empêche de te secourir, parle, j'exécuterai tes dernières volontés...
--Scanvoch, le serment que l'on se fait entre soldats, au moment de la mort... est sacré, n'est-ce pas?...
--Oui...
--Jure-moi... de ne dire à personne que lu as trouvé ici l'épée de mon ami Eustache...
--Toi, sa victime... tu veux le sauver?...
--Promets-moi ce que je te demande...
--Arracher ce monstre à un supplice mérité... jamais...
--Scanvoch... je t'en supplie...
--Jamais...
--Sois donc maudit! toi, qui dis: Non, à la prière d'un mourant, à la prière d'un vieux soldat... qui pleure... car tu le vois... est-ce agonie, faiblesse... je ne sais; mais je pleure...
Et de grosses larmes coulaient sur son visage déjà livide.
--Bon Marion! ta mansuétude me navre... toi, implorer la grâce de ton meurtrier!...
--Qui s'intéresserait maintenant... à ce malheureux... si ce n'est moi,--me répondit-il avec une expression d'ineffable miséricorde.
--Oh! Marion, ces paroles sont dignes du jeune homme de Nazareth que mon aïeule Geneviève a vu mourir à Jérusalem!
--Ami Scanvoch... merci... tu ne diras rien... je compte sur ta promesse...
--Non! non! ta céleste commisération rend le crime plus horrible encore... Pas de pitié pour le monstre qui a tué son ami... un ami tel que toi!
--Va-t'en!--murmura Marion en sanglotant;--c'est toi qui rends mes derniers moments affreux! Eustache n'a tué que mon corps... toi, sans pitié pour mon agonie, tu tortures mon âme. Va-t'en!...
--Ton désespoir me navre... et pourtant, écoute-moi... Tout me dit que ce n'est pas seulement l'ami, le vieil ami que ce meurtrier a frappé en toi...
--Depuis vingt-trois ans... nous ne nous étions pas quittés, Eustache et moi...--reprit le bon Marion en gémissant.--Amis depuis vingt-trois ans!...
--Non, ce n'est pas seulement l'ami que ce monstre a frappé en toi, c'est aussi, c'est surtout peut-être le chef de la Gaule, le général de l'armée... La cause mystérieuse de ce crime intéresse peut-être l'avenir du pays... Il faut qu'elle soit recherchée, découverte...
--Scanvoch, tu ne connais pas Eustache... il se souciait bien, ma foi, que je sois ou non chef de la Gaule et général... Et puis, qu'est-ce que cela me fait... à cette heure où je vais aller vivre ailleurs... Seulement, accorde-moi cette dernière demande... ne dénonce pas mon ami Eustache...
--Soit... je te garderai le secret, mais à une condition.
--Dis-la vite...
--Tu m'apprendras comment ce crime s'est commis...
--As-tu bien le coeur de marchander ainsi... le repos à... un mourant...
--Il y va peut-être du salut de la Gaule, te dis-je! Tout me donne à penser que ta mort se rattache à une trame infernale, dont les premières victimes ont été Victorin et son fils... Voilà pourquoi les détails que je te demande sont si importants...
--Scanvoch... tout à l'heure je distinguais ta figure... la couleur de tes vêtements... maintenant, je ne vois plus devant moi qu'une forme... vague... Hâte-toi... hâte-toi...
--Réponds... Comment le crime s'est-il commis? et par Hésus! je te jure de garder le secret... sinon... non...
--Scanvoch...
--Un mot encore... Eustache connaissait-il Tétrik?
--Jamais Eustache ne lui a seulement adressé... la parole...
--En es-tu certain?
--Eustache me l'a dit... il éprouvait même... sans savoir pourquoi, de l'éloignement pour le gouverneur... Cela ne m'a pas surpris... Eustache... n'aimait que moi...
--Lui... et il t'a tué!... parle, et je te le jure par Hésus! je te garde le secret... sinon, non...
--Je parlerai... mais ton silence sur cette chose ne me suffit pas. Vingt fois j'ai proposé à mon ami Eustache de partager ma bourse avec lui... il a répondu à mes offres par des injures... Ah! ce n'est pas une âme vénale... que la sienne... il n'a pas d'argent... comment pourra-t-il fuir?...
--Je favoriserai sa fuite... j'aurai hâte de délivrer le camp et la ville de la présence d'un pareil monstre!
--Un monstre!--murmura Marion d'un ton de douloureux reproche.--Tu n'as que ce mot-là à la bouche... un monstre!...
--Comment, et à propos de quoi t'a-t-il frappé?
--Depuis mon acclamation comme chef... nous... Mais, s'interrompant, Marion ajouta:
--Tu me jures de favoriser la fuite d'Eustache?
--Par Hésus, je te le jure! mais achève...
--Depuis mon acclamation comme chef de la Gaule... et général (ah! combien j'avais donc raison... de refuser cette peste d'élévation... c'était sûrement un pressentiment...) mon ami Eustache était devenu encore plus hargneux, plus bourru... que d'habitude... il craignait, la pauvre âme... que mon élévation ne me rendît fier... moi, fier...
Puis, s'interrompant encore, Marion ajouta en agitant çà et là ses mains autour de lui...
--Scanvoch, où es-tu?
--Là,--lui ai-je dit en pressant entre les miennes sa main déjà froide.--Je suis là, près de toi...
--Je ne te vois plus...--Et sa voix s'affaiblissait de moment en moment.--Soulève-moi... appuie-moi le dos contre un arbre... le coeur me tourne... j'étouffe...
J'ai fait, non sans peine, ce que me demandait Marion, tant son corps d'Hercule était pesant; je suis parvenu à l'adosser à un arbre. Il a ainsi continué d'une voix de plus en plus défaillante:
--A mesure que la chagrine humeur de mon ami Eustache augmentait... je tâchais de lui être encore plus, amical qu'autrefois... Je comprenais sa défiance... déjà, lorsque j'étais capitaine, il ne pouvait s'accoutumer à me traiter en ancien camarade d'enclume... Général et chef de la Gaule, il me crut un potentat... il se montrait donc de plus en plus hargneux et sombre... Moi, toujours certain de ne pas le désaimer, au contraire... je riais à coeur joie de ces hargneries... je riais... c'était à tort, il souffrait... Enfin, aujourd'hui, il m'a dit: «Marion, il y a longtemps que nous ne nous sommes promenés ensemble... viens-tu dans le bois hors de la ville.» J'avais à conférer avec Victoria; mais dans la crainte de fâcher mon ami Eustache, j'écris à la mère des camps... afin de m'excuser... puis lui et moi nous partons bras dessus bras dessous pour la promenade... Cela me rappelait nos courses d'apprentis forgerons dans la forêt de Chartres... où nous allions dénicher des pies-grièches... J'étais tout content, et malgré ma barbe grise, et comme personne ne nous voyait, je m'évertuais à des singeries pour dérider Eustache: j'imitais, comme dans notre jeune temps, le cri des pies-grièches en soufflant dans une feuille d'arbre placée entre mes lèvres, et d'autres singeries encore... car... voilà qui est singulier, jamais je n'avais été plus gai qu'aujourd'hui... Eustache, au contraire, ne se déridait point... Nous étions à quelques pas d'ici, lui derrière moi... il m'appelle... je me retourne... et tu vas voir, Scanvoch, qu'il n'y a pas eu de sa part méchanceté, mais folie... pure folie... Au moment où je me retourne, il se jette sur moi l'épée à la main, me la plonge dans le côté en me disant: «La reconnais-tu cette épée? toi qui l'as forgée! F» Très-surpris, je l'avoue, je tombe sur le coup... en disant à mon ami Eustache: «À qui en as-tu?... au moins on s'explique... t'ai-je chagriné sans le vouloir?...» Mais je parlais aux arbres... le pauvre fou avait disparu... laissant son épée près de moi, autre signe de folie... puisque cette arme, remarque ceci... Scanvoch, puisque... cette arme... portait sur sa lame: Cette épée a été forgée par Marion... pour... son cher ami... Eustache...
Telles ont été les dernières paroles intelligibles de ce bon et brave soldat. Quelques instants après, il expirait en prononçant des mots incohérents, parmi lesquels revenaient souvent ceux-ci:
--Eustache... fuite... sauve-le...
Lorsque Marion eut rendu le dernier soupir, j'ai, en hâte, regagné Mayence pour tout raconter à Victoria, sans lui cacher que je soupçonnais de nouveau Tétrik de n'être pas étranger à cette trame, qui, ayant déjà enveloppé Victorin, son fils et Marion, laissait vacant le gouvernement de la Gaule. Ma soeur de lait, quoique désolée de la mort de Marion, combattit mes défiances au sujet de Tétrik; elle me rappela que moi-même, plus de trois mois avant ce meurtre, frappé de l'expression de haine et d'envie qui se trahissait sur la physionomie et dans les paroles de l'ancien compagnon de forge du capitaine, je lui avais dit à elle, Victoria, devant Tétrik:--«que Marion devait être bien aveuglé par l'affection pour ne pas reconnaître que son ami était dévoré d'une implacable jalousie.» En un mot, Victoria partageait cette croyance du bon Marion: que le crime dont il venait d'être victime n'avait d'autre cause que la haineuse envie d'Eustache, poussée jusqu'au délire par la récente élévation de son ami; puis enfin, singulier hasard, ma soeur de lait recevait ce jour-là même de Tétrik, alors en route pour l'Italie, une lettre dans laquelle il lui apprenait que sa santé dépérissant de plus en plus, les médecins n'avaient vu pour lui qu'une chance de salut: un voyage dans un pays méridional; il se rendait donc à Rome avec son fils.
Ces faits, la conduite de Tétrik depuis la mort de Victorin, ses lettres touchantes et les raisons irréfutables, je l'avoue, que me donnait Victoria, détruisirent encore une fois ma défiance à l'égard de l'ancien gouverneur de Gascogne; je me persuadai aussi, chose d'ailleurs rigoureusement croyable, d'après les antécédents d'Eustache, que l'horrible meurtre dont il s'était rendu coupable n'avait eu d'autre motif qu'une jalousie féroce, exaltée jusqu'à la folie furieuse par la récente et haute fortune de son ami.
J'ai tenu la promesse faite au bon et brave Marion à sa dernière heure. Sa mort a été attribuée à un meurtrier inconnu, mais non pas à Eustache. J'avais rapporté son épée à Victoria, aucun soupçon ne plana donc sur ce scélérat, qui ne reparut jamais ni à Mayence ni au camp. Les restes de Marion, pleuré par l'armée entière, reçurent les pompeux honneurs militaires dus au général et au chef de la Gaule.
CHAPITRE V.
La ville de Trêves.--Sampso, seconde femme de Scanvoch.--Mora, la servante, ou Kidda, la bohémienne.--Entretien mystérieux.--Tétrik.--Projets du pape de Rome.--Le traître démasqué.--Sa vengeance.--Dernières prophéties de Victoria la Grande.--L'alouette du casque.
Le jour le plus néfaste de ma vie, après celui où j'ai accompagné jusqu'aux bûchers, qui les a réduits en cendres, les restes de Victorin, de son fils et de ma bien-aimée femme Ellèn, a été le jour où sont arrivés les événements suivants. Ce récit, mon enfant, se passe deux cent soixante ans après que notre aïeule Geneviève a vu mourir sur la croix le jeune homme de Nazareth, cinq ans après le meurtre de Marion, successeur de Victorin au gouvernement de la Gaule. Victoria n'habite plus Mayence, mais Trêves, grande et splendide ville gauloise de ce côté-ci du Rhin. Je continue de demeurer avec ma soeur de lait; Sampso, qui t'a servi de mère depuis la mort de mon Ellèn toujours regrettée, Sampso est devenue ma femme... Le soir de notre mariage elle m'a avoué ce dont je ne m'étais jamais douté: qu'ayant toujours ressenti pour moi un secret penchant, elle avait d'abord résolu de ne pas se marier et de partager sa vie entre Ellèn, moi et toi, mon enfant.
La mort de ma femme, l'affection, la profonde estime que m'inspirait Sampso, ses vertus, les soins dont elle te comblait, ta tendresse pour elle, car tu la chérissais comme ta mère qu'elle remplaçait, les nécessités de ton éducation, enfin les instances de Victoria, qui, appréciant les excellentes qualités de Sampso, désirait vivement cette union; tout m'engageait à proposer ma main à ta tante. Elle accepta; sans le souvenir de la mort de Victorin et de celle d'Ellèn, dont nous parlions chaque jour avec Sampso, les larmes aux yeux, sans la douleur incurable de Victoria, songeant toujours à son fils et à son petit-fils, j'aurais retrouvé le bonheur après tant de chagrins.
J'habitais donc la maison de Victoria dans la ville de Trêves: le jour venait de se lever, je m'occupais de quelques écritures pour la mère des camps, car j'avais conservé mes fonctions près d'elle, j'ai vu entrer chez moi sa servante de confiance, nommée Mora; elle était née, disait-elle, en Mauritanie, d'où lui venait son nom de Mora; elle avait, ainsi que les habitants de ce pays, le teint bronzé, presque noir, comme celui des nègres; cependant, malgré la sombre couleur de ses traits, elle était belle et jeune encore. Depuis quatre ans (remarque cette date, mon enfant), depuis quatre ans que Mora servait ma soeur de lait, elle avait gagné son affection par son zèle, sa réserve et son dévouement qui semblait à toute épreuve: parfois Victoria, cherchant quelque distraction à ses chagrins, demandait à Mora de chanter, car sa voix était remarquablement pure; elle savait des airs d'une mélancolie douce et étrange. Un des officiers de l'armée était allé jusqu'au Danube, il nous dit un jour en écoutant Mora, qu'il avait déjà entendu ces chants singuliers dans les montagnes de Hongrie. Mora parut fort surprise, et répondit qu'elle avait appris tout enfant, dans son pays de Mauritanie, les mélodies qu'elle nous répétait.
--Scanvoch,--me dit Mora en entrant chez moi,--ma maîtresse désire vous parler.
--Je te suis, Mora.
--Un mot auparavant, je vous prie.
--Que veux-tu?
--Vous êtes l'ami, le frère de lait de ma maîtresse... ce qui la touche vous touche...
--Sans doute... qui y a-t-il?
--Hier, vous avez quitté ma maîtresse après avoir passé la soirée près d'elle avec votre femme et votre enfant...
--Oui... et Victoria s'est retirée pour se reposer...
--Non... car peu de temps après votre départ j'ai introduit près d'elle un homme enveloppé d'un manteau; après un entretien, qui a duré presque la moitié de la nuit, avec cet inconnu, ma maîtresse, au lieu de se coucher, a été si agitée, qu'elle s'est promenée dans sa chambre jusqu'au jour.
--Quel est cet homme?--me suis-je dit tout haut dans le premier moment de ma surprise; car Victoria n'avait pas d'habitude de secrets pour moi.--Quel mystère?...
Mora, croyant que je l'interrogeais, indiscrétion dont je me serais gardé, par respect pour Victoria, me répondit:
--Après votre départ, Scanvoch, ma maîtresse m'a dit: «Sors par le jardin; tu attendras à la petite porte... on y frappera d'ici à peu de temps; un homme en manteau se présentera... tu l'introduiras ici... et pas un mot de cette entrevue à qui que ce soit...»
--Ce secret, Mora, tu aurais dû me le taire...
--Peut être ai-je tort de ne pas garder le silence, même envers vous, Scanvoch, l'ami dévoué, le frère de ma maîtresse; mais elle m'a paru si agitée après le départ de ce mystérieux personnage, que j'ai cru devoir tout vous dire... Puis, enfin, autre chose encore m'a décidée à m'adresser à vous...
--Achève...
--Cet homme, je l'ai reconduit à la porte du jardin... Je marchais à quelques pas devant lui... sa colère était si grande, que je l'ai entendu murmurer de menaçantes paroles contre ma maîtresse; cela surtout m'a déterminée à lui désobéir au sujet du secret qu'elle m'avait recommandé...
--As-tu dit à Victoria que cet homme l'avait menacée?
--Non... car à peine j'étais de retour auprès d'elle, qu'elle m'a ordonné d'un ton brusque... elle, toujours si douce pour moi, de la laisser seule... Je me suis retirée dans une chambre voisine... et jusqu'à l'aube, où ma maîtresse s'est jetée toute vêtue sur son lit, je l'ai entendue marcher avec agitation... J'ai cependant longtemps hésité avant de me décider à ces révélations, Scanvoch; mais lorsque tout à l'heure ma maîtresse m'a appelée pour m'ordonner de vous aller quérir, je n'ai pas regretté ce que j'ai fait... Ah! si vous l'aviez vue!! comme elle était pâle et sombre!...
Je me rendis chez Victoria très-inquiet... Je fus douloureusement frappé de l'expression de ses traits... Mora ne m'avait pas trompé.
Avant de continuer ce récit, et pour t'aider à le comprendre, mon enfant, il me faut te donner quelques détails sur une disposition particulière de la chambre de Victoria... Au fond de cette vaste pièce se trouvait une sorte de cellule fermée par d'épais rideaux d'étoffe; dans cette cellule où ma soeur de lait se retirait souvent pour regretter ceux qu'elle avait tant aimés, se trouvaient, au-dessus des symboles sacrés de notre foi druidique, les casques et les épées de son père, de son époux et de Victorin; là aussi se trouvait, chère et précieuse relique... le berceau du petit-fils de cette femme si éprouvée par le malheur...
Victoria vint à moi, et me dit d'une voix altérée:
--Frère... pour la première fois de ma vie j'ai eu un secret pour, toi... frère... pour la première fois de ma vie je vais user de ruse et de dissimulation...
Puis me prenant la main, la sienne était brûlante, fiévreuse, elle me conduisit vers la cellule, écarta les rideaux épais qui la fermaient, et ajouta:
--Les moments sont précieux; entre dans ce réduit, restes-y muet, immobile... et ne perds pas un mot de ce que tu vas entendre tout à l'heure... Je te cache là d'avance pour éloigner tout soupçon...
Les rideaux de la cellule se refermèrent sur moi, je restai dans l'obscurité pendant quelque temps, je n'entendis que le pas de Victoria sur le plancher, elle marchait avec agitation; j'étais dans cette cachette depuis une demi-heure, peut-être, lorsque la porte de la chambre de Victoria s'ouvrit, se referma, et une voix dit ces mots:
--Salut à Victoria la Grande.
C'était la voix de Tétrik, toujours mielleuse et insinuante. L'entretien suivant s'engagea entre lui et Victoria; ainsi qu'elle me l'avait recommandé, je n'en ai pas oublié une parole, car dans la journée même je l'ai transcrit de souvenir, et parce que je sentais toute la gravité de cette conversation, et parce que cette mesure m'était commandée par une circonstance que tu apprendras bientôt.
--Salut à Victoria la Grande,--avait dit l'ancien gouverneur de Gascogne.
--Salut à vous, Tétrik.
--La nuit vous a-t-elle, Victoria, porté conseil?
--Tétrik,--répondit Victoria d'un ton parfaitement calme et qui contrastait avec l'agitation où je venais de la voir plongée,--Tétrik, vous êtes poëte?
--À quel propos, je vous prie, cette question?
--Enfin... vous faites des vers?
--Il est vrai... je cherche parfois dans la culture des lettres quelque distraction aux soucis des affaires d'État... et surtout aux regrets éternels que m'a laissés la mort de notre glorieux et infortuné Victorin... auquel je survis contre mon attente... Je vous l'ai souvent répété, Victoria... en nous entretenant de ce jeune héros... que j'aimais aussi paternellement que s'il eût été mon enfant... J'avais deux fils, il ne m'en reste qu'un... je suis poëte, dites-vous? hélas!... je voudrais être l'un de ces génies qui donnent l'immortalité à ceux qu'ils chantent... Victorin vivrait dans la postérité comme il vit dans le coeur de ceux qui le regrettent! Mais à quoi bon me parler de mes vers... à propos de l'important sujet qui me ramène auprès de vous?
--Comme tous les poëtes... vous relisez plusieurs fois vos vers afin de les corriger?
--Sans doute... mais...
--Vous les oubliez, si cela se peut dire, à cette fin qu'en les lisant de nouveau vous soyez frappé davantage de ce qui pourrait blesser votre esprit et votre oreille.
--Certes, après avoir d'inspiration écrit quelque ode, il m'est parfois arrivé de laisser, ainsi que l'on dit, dormir ces vers pendant plusieurs mois, puis les relisant j'étais choqué de choses qui m'avaient d'abord échappé. Mais encore une fois, Victoria, il n'est pas question de poésie...
--Il y a un grand avantage en effet à laisser ainsi dormir des idées et à les reprendre ensuite,--répondit ma soeur de lait avec un sang-froid dont j'étais de plus en plus étonné,--Oui, cette méthode est bonne; ce qui, sous le feu de l'inspiration, ne nous avait pas d'abord blessé... nous blesse parfois, alors que l'inspiration s'est refroidie... si cette épreuve est utile pour un frivole jeu d'esprit, ne doit-elle pas être plus utile encore lorsqu'il s'agit des circonstances graves de la vie?...
--Victoria... je ne vous comprends pas.
--Hier, dans la journée, j'ai reçu de vous une lettre conçue en ces termes: «Ce soir, je serai à Trêves à l'insu de tous; je vous adjure au nom des plus grands intérêts de notre chère patrie, de me recevoir en secret, et de ne parler à personne, pas même à votre ami et frère Scanvoch; j'attendrai vers minuit votre réponse à la porte du jardin de votre maison.»
--Et cette entrevue... vous me l'avez accordée, Victoria... Malheureusement pour moi, elle n'a pas été décisive, et au lieu de retourner à Mayence, sans que ma venue ait été connue dans cette ville, j'ai été forcé de rester aujourd'hui, puisque vous avez remis à ce matin la réponse et la résolution que j'attends de vous.
--Cette résolution, je ne saurais vous la faire connaître avant d'avoir soumis votre proposition à l'épreuve dont nous parlions tout à l'heure.
--Quelle épreuve?
--Tétrik, j'ai laissé dormir... ou plutôt j'ai dormi avec vos offres, faites-les-moi de nouveau... peut-être alors ce qui m'avait blessée... ne me blessera plus... peut-être ce qui ne m'avait pas choquée, me choquera-t-il...
--Victoria, vous, si sérieuse? plaisanter en un pareil moment...
--Celle-là, qui avant d'avoir à pleurer son père et son époux, son fils et son petit-fils, souriait rarement... celle-là ne choisit pas le temps d'un deuil éternel pour plaisanter... Croyez-moi, Tétrik...
--Cependant...
--Je vous le répète, vos propositions d'hier m'ont paru si extraordinaires... elles ont soulevé dans mon esprit tant d'indécision, tant d'étranges pensées, qu'au lieu de me prononcer sous le coup de ma première impression... je veux tout oublier et vous entendre encore, comme si pour la première fois vous me parliez de ces choses.
--Victoria, votre haute raison, votre esprit d'une décision toujours si prompte, si sûre, ne m'avaient pas habitué, je l'avoue, à ces tempéraments.
--C'est que jamais, dans ma vie, déjà longue, je n'ai eu à me décider sur des questions de cette gravité.
--De grâce, rappelez-vous qu'hier...
--Je ne veux rien me rappeler... Pour moi, notre entretien d'hier n'a pas eu lieu... Il est minuit, Mora vient d'aller vous quérir à la porte du jardin; elle vous a introduit près de moi: vous parlez, je vous écoute...
--Victoria...
--Prenez garde... si vous me refusez, je vous répondrai peut-être selon ma première impression d'hier... et, vous le savez, Tétrik, lorsque je me prononce... c'est toujours d'une manière irrévocable...
--Votre première impression m'est donc défavorable?--s'écria-t-il avec un accent rempli d'anxiété.--Oh! ce serait un grand malheur!
--Parlez donc de nouveau, si vous voulez que ce malheur soit réparable...
--Qu'il en soit ainsi que vous le désirez, Victoria... bien qu'une pareille singularité de votre part me confonde... Vous le voulez? soit... notre entretien d'hier n'a pas eu lieu... je vous revois en ce moment pour la première fois après une assez longue absence, quoiqu'une fréquente correspondance ait toujours eu lieu entre nous, et je vous dis ceci: Il y a cinq ans, frappé au coeur par la mort de Victorin... mort à jamais funeste, qui emportait avec elle mes espérances pour le glorieux avenir de la Gaule!... j'étais mourant en Italie, à Rome, où mon fils m'avait accompagné... Ce voyage, selon les médecins, devait rétablir ma santé; ils se trompaient: mes maux empiraient... Dieu voulut qu'un prêtre chrétien me fût secrètement amené par un de mes amis récemment converti... la foi m'éclaira, et en m'éclairant, elle fit un miracle de plus, elle me sauva de la mort... Je revins à une vie pour ainsi dire nouvelle, avec une religion nouvelle... Mon fils abjura comme moi, mais en secret, les faux dieux que nous avions jusqu'alors adorés... À cette époque, je reçus une lettre de vous, Victoria; vous m'appreniez le meurtre de Marion: guidé par vous, et selon mes prévisions, il avait sagement gouverné la Gaule... Je restai anéanti à cette nouvelle, aussi désespérante qu'inattendue; vous me conjuriez, au nom des intérêts les plus sacrés du pays, de revenir en Gaule: personne, disiez-vous, n'était capable, sinon moi, de remplacer Marion... Vous alliez plus loin: moi seul, dans l'ère nouvelle et pacifique qui s'ouvrait pour notre pays, je pouvais, en le gouvernant, combler sa prospérité; vous faisiez un véhément appel à ma vieille amitié pour vous, à mon dévouement à notre patrie... Je quittai Rome avec mon fils; un mois après j'étais auprès de vous, à Mayence; vous me promettiez votre tout-puissant appui auprès de l'armée, car vous étiez ce que vous êtes encore aujourd'hui, la mère des camps... Présenté par vous à l'armée, je fus acclamé par elle... Oui, grâce à vous seule, moi, gouverneur civil, moi, qui de ma vie n'avais touché l'épée, je fus, chose unique jusqu'alors, acclamé chef unique de la Gaule, puisque vous déclariez fièrement de ce jour à l'empereur, que la Gaule désormais indépendante n'obéirait qu'à un seul chef gaulois librement élu... L'empereur, engagé dans sa désastreuse guerre d'Orient contre la reine Zénobie, votre héroïque émule, l'empereur céda... Seul, je gouvernai notre pays. Ruper, vieux général éprouvé dans les guerres du Rhin, fut chargé du commandement des troupes; l'armée, dans sa constante idolâtrie pour vous, voulut vous conserver au milieu d'elle... Moi, je m'occupai de développer en Gaule les bienfaits de la paix... Toujours secrètement fidèle à la foi chrétienne, je ne crus pas politique de la confesser publiquement; je vous ai donc caché à vous-même, Victoria, jusqu'à aujourd'hui, ma conversion à la religion dont le pape est à Rome. Depuis cinq ans la Gaule prospère au dedans, est respectée au dehors; j'ai établi le siége de mon gouvernement et du sénat à Bordeaux, tandis que vous restiez au milieu de l'armée qui couvre nos frontières, prête à repousser, soit de nouvelles invasions des Franks, soit les Romains, s'ils voulaient maintenant attenter à notre complète indépendance si chèrement reconquise... Vous le savez, Victoria, je me suis toujours inspiré de votre haute sagesse, soit en venant souvent vous visiter à Trèves, depuis que vous avez quitté Mayence, soit en correspondant journellement avec vous sur les affaires du pays; mais je ne m'abuse pas, Victoria, et je suis fier de reconnaître cette vérité: votre main toute-puissante m'a seule élevé au pouvoir, seule elle m'y soutient... Oui, du fond de sa modeste maison de Trèves, la mère des camps est de fait impératrice de la Gaule... et moi, malgré le pouvoir dont je jouis, je suis, et je m'en honore, Victoria, je suis votre premier sujet... Ce rapide regard sur le passé était indispensable pour établir nettement la position présente... Ainsi que je vous l'ai dit hier, veuillez vous le rappeler...
--Je ne me souviens plus d'hier... Poursuivez, Tétrik...
--La déplorable mort de Victorin et de son fils, le meurtre de Marion vous prouvent la funeste fragilité des pouvoirs électifs... Cette idée n'est pas, vous le savez, nouvelle chez moi... J'étais autrefois venu à Mayence afin de vous engager à faire acclamer l'enfant de Victorin l'héritier de son père... Dieu a voulu qu'un crime affreux ruinât ce projet auquel vous eussiez peut-être consenti plus tard... malgré votre aversion pour les royautés...
--Continuez...
--La Gaule est maintenant en paix, sa valeureuse armée vous est dévouée plus qu'elle ne l'a jamais été à aucun général, elle impose à nos ennemis; notre beau pays, pour atteindre à son plus haut point de prospérité, n'a plus besoin que d'une chose, la stabilité; en un mot, il lui faut une autorité qui ne soit plus livrée au caprice d'une élection intelligente aujourd'hui, stupide demain; et à ce propos je vous citerai tout à l'heure un sage et excellent exemple donné par les évêques chrétiens, élus d'abord, eux aussi, par l'universalité des fidèles; il nous faut donc un gouvernement qui ne soit plus personnifié dans un homme toujours à la merci du soulèvement militaire de ceux qui l'ont élu, ou du poignard d'un assassin. L'institution monarchique, basée non sur un homme, mais sur un principe, existait en Gaule il y a des siècles; elle peut seule aujourd'hui donner à notre pays la force, la prospérité, qui lui manquent... La monarchie, vous disais-je hier, Victoria,--seule, vous pouvez la rétablir en Gaule:--je viens vous en offrir les moyens, guidé par mon fervent amour pour mon pays...
--C'est cette offre que je veux vous entendre me proposer de nouveau, Tétrik...
--Ainsi, vous exigez...
--Rien n'a été dit hier... parlez...
--Victoria, vous disposez de l'armée... moi, je gouverne le pays; vous m'avez fait ce que je suis... j'ai plaisir à vous le répéter... vous êtes au vrai l'impératrice de la Gaule, et moi, votre premier sujet... Unissons-nous dans un but commun pour assurer à jamais l'avenir de notre glorieuse patrie, unissons, non pas nos corps, je suis vieux... vous êtes belle et jeune encore, Victoria... mais unissons nos âmes devant un prêtre de la religion nouvelle, dont le pape est à Rome... Embrassez le christianisme, devenez mon épouse devant Dieu... et proclamez-nous, vous, impératrice, moi, empereur des Gaules... L'armée n'aura qu'une voix pour vous élever au trône... vous régnerez seule et sans partage... Quant à moi, vous le savez, je n'ai aucune ambition, et, malgré mon vain titre d'empereur, je continuerai d'être votre premier sujet... Seulement, il sera, je crois, très-politique d'adopter mon fils comme successeur au trône; il est en âge d'être marié; nous choisirons pour lui une alliance souveraine... j'ai déjà mes vues... et la monarchie des Gaules est à jamais fondée... Voilà, Victoria, ce que je vous proposais hier... voilà ce que je vous propose aujourd'hui... Je vous ai, selon votre désir, exposé de nouveau mes projets pour le bien du pays; adoptez ce plan, fruit de longues années de méditation, d'expérience... et la Gaule marche à la tête des nations du monde...
Un assez long silence de ma soeur de lait suivit ces paroles de son parent... Elle reprit, toujours calme:
--J'ai été sagement inspirée en voulant vous entendre une seconde fois, Tétrik... Et d'abord, dites-moi, vous avez abjuré pour la religion nouvelle l'antique foi de nos pères? la Gaule, presque tout entière, est cependant restée fidèle à la foi druidique.
--Aussi ai-je tenu, par politique, mon abjuration secrète, d'accord en cela avec le pape de Rome; mais si, acceptant mon offre, vous abjuriez aussi votre idolâtrie lors de notre mariage, je confesserais très-haut ma nouvelle croyance; et, selon la profonde prévision des évêques, votre conversion, à vous, Victoria, l'idole de notre peuple, entraînerait la conversion des trois quarts du pays; le reste suivra bientôt, car j'ai la promesse des évêques qu'ils vous glorifieront comme une sainte au milieu des pompes splendides de la nouvelle Église; et, croyez-moi, Victoria, un pouvoir consacré au nom de Dieu par les prélats gaulois et par le pape qui siége à Rome, aura sur les peuples une autorité presque divine...
--Dites-moi, Tétrik, vous avez abjuré la croyance de nos pères pour la foi nouvelle, pour l'Évangile prêché par ce jeune homme de Nazareth, crucifié à Jérusalem il y a plus de deux siècles... À cette foi nouvelle, vous croyez sans doute?
--L'aurais-je embrassée sans cela?
--Cet Évangile, je l'ai lu... une aïeule de Scanvoch a assisté aux derniers jours de Jésus, l'ami des esclaves et des affligés... Or, dans les tendres et divines paroles du jeune maître de Nazareth, je n'ai trouvé que des exhortations au renoncement des richesses, à l'humilité, à l'égalité parmi les hommes... et voici que, fervent et nouveau converti, vous rêvez la royauté...
--Un mot, Victoria...
--Écoutez encore, Tétrik... Le jeune homme de Nazareth, si doux, si aimant pour les souffrants, les coupables et les opprimés, parfois éclatait pourtant en de terribles menaces contre les riches, les puissants, les heureux du monde... et surtout, et toujours... il tonnait contre les princes des prêtres, qu'il traitait d'infâmes hypocrites. Or, voici que vous, fervent et nouveau converti, vous voulez mettre cette royauté, que vous rêvez, sous la consécration des évêques dont le chef siége à Rome... et je m'inquiète en songeant que le premier de ces princes des prêtres a été ce disciple de Jésus, ce Pierre, qui, par une indigne lâcheté, a renié trois fois son doux maître la nuit de sa mort!
--Victoria, rien de plus facile à vous expliquer que ma conduite.
--Écoutez encore, Tétrik... Le jeune homme de Nazareth disait à ses disciples: «Enfermez-vous pour prier seul et en secret, sous l'oeil de Dieu; fuyez, dans vos dévotions, le regard des hommes.» Et voici que vous, fervent et nouveau converti, vous me parlez de rendre notre abjuration et nos prières publiques pompeuses, solennelles... puisque les évêques doivent glorifier ma conversion à la face de l'univers... Vraiment, ma faible intelligence, encore fermée à la lumière de la foi nouvelle, ne peut, je vous l'avoue, Tétrik, comprendre ces contradictions étranges.
--Rien de plus simple cependant.
--À mon tour, je vous écoute.
--L'Évangile du Seigneur...
--De quel Seigneur parlez-vous, Tétrik?
--De notre Seigneur Jésus-Christ, le fils de Dieu, ou plutôt Dieu lui-même en personne.
--Que les temps sont changés!... Durant sa vie, le jeune homme de Nazareth ne s'appelait pas SEIGNEUR... loin de là, il disait: «Le maître n'est pas plus que le disciple... l'esclave est autant que son seigneur...» Il se disait fils de Dieu, de même que notre foi druidique nous apprend que nous sommes tous fils d'un même Dieu...
--Les temps sont changés... vous avez raison, Victoria... Pris en un sens absolu, l'Évangile de notre Seigneur Jésus-Christ ne serait, vous l'avouerez, qu'une machine d'éternelle rébellion du pauvre contre le riche, du serviteur contre son maître, du peuple contre ses chefs, la négation enfin de toute autorité; tandis que les religions, au contraire, n'ont d'autre but que de rendre l'autorité plus puissante, plus redoutable...
--Je sais cela... Nos druides, au temps de leur barbarie primitive, et avant de devenir les plus sublimes des hommes, se sont aussi rendus redoutables aux peuples ignorants, alors qu'ils les frappaient de terreur et les écrasaient sous leur pouvoir; mais le jeune homme de Nazareth a flétri ces fourberies atroces, en disant avec indignation aux princes des prêtres: «Vous voulez faire porter aux hommes des fardeaux écrasants, que vous ne touchez pas, vous, prêtres, du bout du doigt...»
--Encore une fois, Victoria, là n'est point du tout le bon côté de l'Évangile de notre Seigneur.
--Si pourtant il est Dieu, tout ce qu'il a dit et prêché doit être divin... Tenez, Tétrik, vous parlez à peu près de même façon que ces pharisiens d'autrefois, qui ont fait crucifier le jeune homme de Nazareth...
--Ce sont là des susceptibilités... les esprits élevés comme le vôtre, Victoria, comprendront ceci: les critiques amères, les attaques violentes de notre Seigneur contre les riches, les puissants et les prêtres de son temps; ses prédications en faveur de la communauté des biens, sa miséricorde exagérée pour les femmes de mauvaise vie, les débauchés, les prodigues, les vagabonds, enfin sa prédilection pour la lie de la populace dont il s'entourait, ne sont point des moyens de gouvernement et d'autorité... Savez-vous ce qu'il y a de vraiment utile ou plutôt de divin dans la doctrine de notre Seigneur? cela se résume en peu de mots que voici: «Bien heureux les pauvres d'esprit!... Bien heureux ceux qui souffrent!...» Pénétrez les peuples de ces deux maximes: «L'ignorance est sainte... la douleur est sainte...» La conséquence va de soi-même: plus les peuples seront ignorants et malheureux en ce monde, plus ils croiront devoir être heureux dans l'adversité... Qu'arrivera-t-il de ces croyances qui font la force et la beauté de la religion catholique? C'est que les nations nous seront plus aveuglément soumises qu'elles ne l'ont jamais été... Nous n'aurons plus besoin de soldats pour les contenir: hébêtés par l'ignorance, énervés par la misère, ignorance et misère qu'ils béniront loin de la maudire, les peuples ne seront plus qu'un troupeau docile dont nous autres rois seront les pasteurs...
--Nous autres rois, Tétrik... déjà?
--Je dis cela en supposant que vous adoptiez mes projets. Or, avouez-le, la foi nouvelle, ainsi envisagée, n'est-elle pas un puissant moyen de gouvernement? cela est si vrai, que plusieurs empereurs romains, éclairés sur leurs propres intérêts par les évêques intelligents, les ont comblés de richesses, ont élevé de superbes églises, et se sont faits chrétiens, foulant ainsi aux pieds un paganisme aussi absurde que dangereux pour les puissants et pour les heureux de ce monde; car enfin, en divinisant le vin par Bacchus, la volupté par Vénus, la richesse par Mercure, ce paganisme invitait religieusement tous les hommes à jouir de ce qui ne sera jamais que le privilége du petit nombre... Or, pour jouir de ces délices, il fallait de l'argent, et quand l'impôt vous le prenait, cet argent, des révoltes sans nombre éclataient, et le gouvernement des hommes devenait d'une difficulté extrême... Lorsqu'au contraire, je vous le répète, Victoria, un peuple se persuade que plus il est malheureux et ignorant, plus il sera heureux dans l'éternité, il devient d'une commodité extrême à gouverner.
--Il est facile, en effet, de combler les voeux d'un peuple qui n'a d'autre désir que l'ignorance et la misère...
--Eh! certainement! à chaque impôt, à chaque misère nouvelle, ce bienheureux peuple se dit: «Tant mieux... Allez, riches et puissants du monde, allez, jouissez... allez, écrasez-moi... vous ne me rendrez jamais à mon gré assez malheureux ici-bas...»
--Je l'avoue, Tétrik, la doctrine du jeune homme de Nazareth, ainsi transformée, peut devenir un redoutable moyen de gouvernement.
--Oui, mais les prêtres et les évêques de la foi nouvelle peuvent seuls, peu à peu par leurs prédications, habilement détourner ce dangereux courant d'idées d'égalité parmi les hommes, de haine contre les puissants, de revendication contre les riches, de communauté de biens, de tolérance pour les coupables, courant funeste, qui prend sa source dans certains passages de l'Évangile.
--Et c'est pourtant au nom de ces idées généreuses que sont morts et que meurent tant de martyrs!...
--Hélas! oui... Jésus, notre Seigneur, est toujours pour eux l'ouvrier charpentier de Nazareth, mis à mort pour avoir défendu les pauvres, les esclaves, les opprimés, les coupables, contre les heureux du jour, promettant leurs biens à la populace, en lui disant qu'un jour les derniers seraient les premiers... Aussi ces martyrs confessent-ils avec un indomptable héroïsme la doctrine de Jésus, selon eux l'ami des pauvres, l'ennemi des puissants.
--Et croyez-vous, Tétrik, que des prédications qui, laissant de côté ces divins préceptes de l'Évangile: la fraternité, l'égalité parmi les hommes, le pardon des fautes, la revendication contre les riches, la communauté des biens, le droit sacré de l'opprimé contre l'oppresseur, ne prêcheront au peuple que l'ignorance, le malheur et la désespérance ici-bas, exciteront chez lui le même héroïque enthousiasme?... dites? la confiance de la multitude ne se retirera-t-elle pas de ces prêtres, qui dénaturent ainsi les divins principes du jeune homme de Nazareth?...
--Victoria, cette crainte est vaine... le peuple a vu plusieurs prêtres et prélats partager son martyre; l'habitude est prise de les vénérer, de les écouter... ce ne sera donc plus pour les évêques qu'une question de temps et d'habileté... et ils ont, voyez-vous, une patience redoutable et une profonde habileté; fiez-vous donc à eux; ils sauront transformer, ainsi qu'il le faut, ce fâcheux esprit de revendication et d'égalité, qui a fait les premiers martyrs... Tenez, Victoria, une comparaison vous rendra ma pensée: Un chariot chemine du côté droit d'une large route, le conducteur du chariot veut traverser cette route pour gagner le côté opposé, sans que les voyageurs, qui voient en lui un guide sûr, s'aperçoivent de cette déviation; va-t-il sottement passer soudain de droite à gauche?... non... il s'y prend de loin et de biais, de sorte que peu à peu, par une ligne insensiblement oblique, il arrive à son but.
--Vous supposez des voyageurs aveugles... ou bien vous supposez que la nuit est venue.
--Et il faut, en effet, Victoria, que la nuit épaisse et profonde de l'ignorance s'étende peu à peu sur le monde et le couvre de ténèbres; alors le voyageur, entouré d'une obscurité redoutable, n'aura plus, dans son effroi, d'autre guide que la voix de celui qui le conduit... alors nous conduirons ainsi les peuples où nous voudrons, comme nous voudrons, en un mot... À la multitude l'aveuglement, à ses chefs seuls la lumière... et tout ira bien, et nous ne serons plus, nous autres chefs, soumis aux caprices de cette brutale élection populaire qui vous élève aujourd'hui sur le pavois et vous brise demain...
--Cependant les chrétiens choisissent les évêques comme nous, Gaulois, nous élisons notre chef?
--Je vous disais justement tout à l'heure à ce sujet, Victoria, que le pape et les évêques, dans leur habileté profonde, avaient déjà prévu combien seraient gros de dangers pour l'avenir ces choix populaires, laissés à la discrétion de la vile multitude, et ils l'écartent maintenant des élections. Les clercs et les notables des villes sont seuls convoqués aux élections.
--Tétrik, vous fervent et nouveau converti, comment oubliez-vous que le principe fondamental de la religion des chrétiens est l'égalité absolue des hommes entre eux?... Encore une fois, Jésus n'a-t-il pas dit: «Le maître n'est pas plus que son disciple... le seigneur n'est pas plus que son serviteur...» N'est-ce pas renier l'Évangile que de retirer, à ce que vous appelez la vile multitude, le droit d'élire ses évêques G?
--Ce sont encore là des susceptibilités... la raison d'État passe avant les principes... Rien de plus périlleux, vous dis-je, que d'abandonner la nomination d'un chef politique ou religieux, au brutal caprice d'une élection populaire... Vous le voyez, Victoria, en religion comme en politique, tous les bons esprits tendent à concentrer l'autorité entre peu de mains... L'intérêt du présent et de l'avenir vous fait donc une loi d'accepter mes offres... Je me résume: Prenez-moi pour époux, embrassez, comme moi, la foi nouvelle, faites-nous proclamer par l'armée, vous et moi, empereur et impératrice; adoptez mon fils et sa postérité... La Gaule, à notre exemple, se fait tout entière chrétienne; nous comblons les prêtres et les évêques de priviléges et de richesses, ils nous façonnent le peuple selon qu'il nous le faut, et ils consacrent en nous l'autorité la plus souveraine, la plus absolue, dont ait jamais joui un empereur et une impératrice!...
Soudain la voix de Victoria, jusqu'alors calme et contenue, éclata indignée, menaçante:
--Tétrik! vous me proposez là un pacte sacrilége... tyrannique... infâme!...
--Victoria, que signifie...
--Hier, je vous croyais insensé... aujourd'hui, que vous m'avez ouvert les profondeurs de votre âme infernale... je vous crois un monstre d'ambition et de scélératesse!...
--Moi! grand Dieu!
--Vous!... Oh! à cette heure le passé éclaire pour moi le présent, et le présent l'avenir... Béni soyez, vous, ô Hésus!... Je n'étais pas seule à entendre cet effrayant complot!...
--Que dites-vous?
--Vous m'avez inspiré, ô Hésus! et j'ai voulu avoir un témoin caché, qui affirmerait au besoin la réalité de ce projet monstrueux... car ma parole elle-même... non, la parole de Victoria ne serait pas crue si elle dévoilait tant d'horreurs!... Viens, mon frère... viens, Scanvoch!...
À cet appel de Victoria, je m'écriai:
--Ma soeur... je ne dis plus comme autrefois: Je soupçonne cet homme!... je dis j'accuse le criminel!
--Ce n'est pas d'aujourd'hui que vous m'accusez, Scanvoch,--reprit Tétrik avec un impérieux dédain,--ce n'est pas d'aujourd'hui que ces folles accusations sont tombées devant mon mépris...
--Je te soupçonnais autrefois, Tétrik,--lui dis-je,--d'avoir, par tes machinations ténébreuses, amené la mort de Victorin et celle de son fils au berceau... Aujourd'hui, moi, Scanvoch, je t'accuse de cette horrible trame!...
--Prends garde,--dit Tétrik, pâle, sombre, menaçant,--prends garde, mon pouvoir est grand...
--Mon frère,--me dit Victoria,--ta pensée est la mienne... parle sans crainte... moi aussi j'ai un grand pouvoir...
--Tétrik, je te soupçonnais autrefois d'avoir fait tuer Marion... aujourd'hui, moi, Scanvoch, je t'accuse de ce crime!...
--Malheureux insensé! où sont les preuves de ce que tu as l'audace d'avancer?...
--Oh! je le sais... tu es prudent et habile autant que patient, tu brises tes instruments dans l'ombre après t'en être servi...
--Ce sont des mots,--reprit Tétrik avec un calme glacial;--mais les preuves, où sont-elles?...
--Les preuves!--s'écria Victoria,--elles sont dans tes propositions sacriléges... Écoute, Tétrik, voici la vérité: tu as conçu le projet d'être empereur héréditaire de la Gaule longtemps avant la mort de Victorin; ta proposition de faire acclamer mon petit-fils comme héritier du pouvoir de son père, était à la fois un leurre destiné à me tromper sur tes desseins et un premier pas dans la voie que tu poursuivais...
--Victoria, la passion vous égare. Quel maladroit ambitieux j'aurais été, moi, voulant arriver un jour à l'empire héréditaire... vous conseiller de faire décerner ce pouvoir à votre race...
--Le principe était accepté par l'armée: l'hérédité du pouvoir reconnue pour l'avenir, tu te débarrassais ensuite de mon fils et de mon petit-fils, ce que tu as fait...
--Moi...
--Tout maintenant se dévoile à mes yeux... Cette Bohémienne maudite a été ton instrument; elle est venue à Mayence pour séduire mon fils, pour le pousser, par ses refus, à l'acte infâme, au prix duquel cette créature mettait ses faveurs... Ce crime commis, mon fils devait être tué par Scanvoch, rappelé à Mayence cette nuit-là même, ou massacré par l'armée, prévenue et soulevée à temps par tes émissaires...
--Des preuves! Victoria! des preuves...
--Je n'en ai pas... mais cela est! Dans la même nuit, tu as fait tuer mon petit-fils entre mes bras: ma race a été éteinte... ton premier pas vers l'empire était marqué dans le sang. Tu as ensuite refusé le pouvoir et proposé l'élévation de Marion... Oh! je l'avoue, à ce prodige d'astuce infernale, mes soupçons, un moment éveillés, se sont évanouis... Deux mois après son acclamation comme chef de la Gaule... Marion tombait sous le fer d'un meurtrier, ton instrument.
--Des preuves...--reprit Tétrik impassible,--des preuves...
--Je n'en ai pas, mais cela est... Tu restais seul: Victorin, son fils, Marion, tués... Alors, devenue, sans le savoir, ta complice, je t'ai adjuré de prendre le gouvernement du pays... Tu triomphais, mais à demi... tu gouvernais, mais, tu l'as dit, tu n'étais que mon premier sujet, à moi, la mère des camps; eh! je le vois à cette heure, mon pouvoir te gêne! l'armée, la Gaule t'ont accepté pour leur chef, présenté par moi; elles ne t'ont pas choisi... D'un mot je peux te briser comme je t'ai élevé... Aveuglé par l'ambition, tu as jugé mon coeur d'après le tien; tu m'as cru capable de vouloir changer mon influence sur l'armée contre la couronne d'impératrice, et d'introniser à ce prix toi et ta race... Tu as conclu avec le pape et les évêques un pacte ténébreux dans l'espoir d'abrutir, d'asservir un jour cet intelligent et fier peuple gaulois, qui, libre, choisit librement ses chefs, et reste fidèle à la religion de ses pères. Quoi! il a brisé depuis des siècles, par les mains sacrées de Ritha-Gaür, le joug des rois... et tu voudrais de nouveau lui imposer ce joug détesté, en t'alliant avec la nouvelle Église... Eh bien, moi, Victoria, la mère des camps, je te dis ceci à toi, Tétrik, chef de la Gaule: Devant le peuple et l'armée, je t'accuse de vouloir asservir la Gaule! je t'accuse d'avoir renié la foi de tes pères! je t'accuse d'avoir contracté une secrète alliance avec les évêques! je t'accuse de vouloir usurper la couronne impériale pour toi et pour ta race... Oui, de ceci, moi, Victoria, je t'accuse, et je t'accuserai devant le peuple et l'armée, te déclarant traître, renégat, meurtrier, usurpateur... Je vais demander sur l'heure que tu sois jugé par le sénat, et puni de mort pour tes crimes si tu es reconnu coupable!...
Malgré la véhémence des accusations de ma soeur de lait, Tétrik revint à son calme habituel, dont il était un moment sorti pour me menacer, et répondit de sa voix la plus onctueuse:
--Victoria, j'avais cru profitable à la Gaule le projet que je vous ai soumis... n'y pensons plus... Vous m'accusez, je suis prêt à répondre devant le sénat et l'armée... Si ma mort, prononcée par mes juges, à votre instigation, peut être d'un utile enseignement pour le pays, je ne vous disputerai pas le peu de jours qui me restent à vivre. Je reste à Trèves, où j'attendrai la décision du sénat... Adieu, Victoria... l'avenir prouvera qui de vous ou de moi aimait la Gaule d'un amour éclairé... Encore adieu, Victoria...
Et il fit un pas vers la porte; j'y arrivai avant lui, et, barrant le passage, je m'écriai:
--Tu ne sortiras pas! tu veux fuir, la punition due à les crimes...
Tétrik me toisa des pieds à la tête avec une hauteur glaciale, et dit en se tournant à demi vers Victoria:
--Quoi! dans votre maison, de la violence contre un vieillard... contre un parent venu chez vous sans défiance...
--Je respecterai ce qui est sacré en tout pays, l'hospitalité,--répondit la mère des camps.--Vous êtes venu ici librement, vous sortirez librement.
--Ma soeur!--m'écriai-je,--prenez garde! votre confiance vous a déjà été funeste...
Victoria, d'un geste, m'interrompit, réfléchit, et dit avec amertume:
--Tu as raison... ma confiance a été funeste au pays; elle me pèse comme un remords... ne crains rien cette fois.
Et elle frappa vivement sur un timbre... Presque aussitôt Mora parut. Après quelques mots que sa maîtresse lui dit à l'oreille, la servante se retira.
--Tétrik,--reprit Victoria,--j'ai envoyé quérir le capitaine Paul et plusieurs officiers; ils vont venir vous chercher ici; ils vous accompagneront à votre logis... vous n'en sortirez que pour paraître devant vos juges...
--Mes juges?...
--L'armée nommera un tribunal... ce tribunal vous jugera, Tétrik...
--Je suis aussi justiciable du sénat.
--Si le tribunal militaire vous condamne, vous serez renvoyé devant le sénat... si le tribunal militaire vous absout, vous serez libre; la vengeance divine pourra seule vous atteindre...
Mora rentra pour annoncer à sa maîtresse l'exécution de ses ordres au sujet du capitaine Paul. Je me souvins plus tard, mais, hélas! trop tard, que Mora échangea quelques paroles à voix basse avec Tétrik, assis près de la porte.
--Scanvoch,--me dit Victoria,--tu as entendu ma conversation avec Tétrik... tu te la rappelles?
--Parfaitement...
--Tu vas aller, sur l'heure, la transcrire fidèlement.
Puis, se retournant vers le chef de la Gaule, elle ajouta:
--Ce sera votre acte d'accusation; il sera lu devant le tribunal militaire, et ensuite il décidera de votre sort.
--Victoria,--reprit froidement Tétrik,--écoutez les conseils d'un vieillard, autrefois, et encore à cette heure, votre meilleur ami. Accuser un homme est facile, prouver son crime est difficile...
--Tais-toi, détestable hypocrite!--s'écria la mère des camps avec emportement;--ne me pousse pas à bout... Je ne sais ce qui me tient de te livrer sur l'heure à la brutale justice des soldats.
Puis, joignant les mains:
--Hésus, donne-moi la force d'être équitable, même envers cet homme... Apaise en moi, ô Hésus! ces bouillonnements de colère qui troubleraient mon jugement!
Mora, ayant entendu quelque bruit derrière la porte, l'ouvrit, et revint dire à sa maîtresse:
--On annonce l'arrivée du capitaine Paul.
Victoria fit signe à Tétrik; il franchit le seuil en poussant un profond soupir, et en disant d'un accent pénétré:
--Seigneur! Seigneur! dissipez l'aveuglement de mes ennemis... pardonnez-leur comme je leur pardonne...
La mère des camps, s'adressant à sa servante au moment où elle sortait sur les pas du chef de la Gaule:
--Mora, j'ai la poitrine en feu... apporte-moi une coupe d'eau mélangée d'un peu de miel.
La servante fit un signe de tête empressé, puis elle disparut ainsi que Tétrik, resté pendant un instant au seuil de la porte.
--Ah! mon frère!--murmura Victoria avec accablement lorsque nous fûmes seuls,--ma longue lutte avec cet homme m'a épuisée... la vue du mal me cause un abattement douloureux... je suis brisée; tiens, prends ma main, elle brûle!
--L'insomnie, l'émotion, l'horreur longtemps contrainte que vous inspirait Tétrik, ont causé votre agitation fiévreuse... Prenez un peu de repos, ma soeur; je vais aller transcrire votre entretien avec cet homme... Ce soir, justice sera faite.
--Tu as raison; il me semble que si je pouvais dormir, cela me soulagerait... Va, mon frère, ne quitte pas la maison...
--Voulez-vous que j'envoie Sampso veiller près de vous?
--Non... je préfère être seule: le sommeil me viendra plus facilement...
Mora parut à ce moment, portant une coupe pleine de breuvage, qu'elle offrit à sa maîtresse. Celle-ci prit le vase et en but le contenu avec avidité. Laissant ma soeur de lait aux soins de sa servante, je remontai chez moi afin de relater fidèlement les paroles de Tétrik. Je terminais ce travail, commencé depuis deux heures, lorsque je entrer Mora, pâle, épouvantée.
--Scanvoch,--me dit-elle d'une voix haletante,--venez... venez vite!... Laissez là cette écriture.
--Qu'y a-t-il?
--Ma maîtresse... malheur! malheur!... Venez vite!...
--Victoria!... un malheur la menace?--m'écriai-je en me dirigeant à la hâte vers l'appartement de ma soeur de lait, tandis que Mora, me suivant, disait:
--Elle m'avait renvoyée pour être seule... Tout à l'heure je suis allée dans sa chambre... et alors... ô malheur!...
--Achève...
--Je l'ai vue sur son lit... les yeux ouverts... mais immobile et livide comme une morte...
Jamais je n'oublierai le spectacle affreux dont je fus frappé en entrant chez Victoria. Couchée toute étendue sur son lit, elle était, ainsi que me l'avait dit Mora, immobile et livide comme une morte. Ses yeux fixes, étincelants, semblaient retirés au fond de leur orbite; ses traits, douloureusement contractés, avaient la froide blancheur du marbre... Une pensée me traversa l'esprit comme un éclair sinistre... Victoria mourait empoisonnée H!...
--Mora,--m'écriai-je en me jetant à genoux auprès du lit de la mère des camps,--envoie à l'instant chercher le druide-médecin, et cours dire à Sampso de venir ici...
La servante disparut. Je saisis une des mains de Victoria déjà roidies et glacées, je la couvris de larmes en m'écriant:
--Ma soeur! c'est moi... Scanvoch!...
--Mon frère...--murmura-t-elle.
Et à entendre sa voix sourde, affaiblie, il me sembla qu'elle me répondait du fond d'un tombeau. Ses yeux, d'abord fixes, se tournèrent lentement vers moi. L'intelligence divine, qui avait jusqu'alors illuminé ce beau regard si auguste et si doux, paraissait éteinte. Cependant, peu à peu, la connaissance lui revint, et elle dit:
--C'est toi... mon frère?... Je vais mourir...
Tournant alors péniblement la tête de côté et d'autre, comme si elle eût cherché quelque chose, elle reprit en tâchant de lever un de ses bras, qui retomba presque aussitôt pesamment sur sa couche:
--Là, ce grand coffre, ouvre-le... tu y verras un coffret de bronze; apporte-le...
J'obéis, et je déposai sur le lit un petit coffret de bronze assez lourd. Au même instant entrait Sampso, avertie par Mora.
--Sampso,--dit Victoria,--prenez ce coffret, emportez-le chez vous... serrez-le soigneusement... Dans trois jours vous l'ouvrirez... la clef est attachée au couvercle...
Puis, s'adressant à moi:
--Tu as transcrit mon entretien avec Tétrik?
--J'achevais ce travail lorsque Mora est accourue.
--Sampso, portez ce coffret chez vous, à l'instant, et revenez aussitôt avec les parchemins sur lesquels Scanvoch a tout à l'heure écrit... Allez, il n'y a pas un instant à perdre.
Sampso obéit et sortit éperdue... Je restai seul avec Victoria.
--Mon frère,--me dit-elle,--les moments sont précieux, ne m'interromps pas... Je me sens mourir; je crois deviner la main qui me frappe, sans savoir comment elle m'a frappée... Ce crime couronne une longue suite de forfaits ténébreux... Ma mort est à cette heure un grand danger pour la Gaule; il faut le conjurer... Tu es connu dans l'armée... on sait ma confiance en toi... rassemble les officiers, les soldats... instruis-les des projets de Tétrik... Cet entretien, que tu as transcrit, je vais, si j'en ai la force, le signer, pour donner créance à tes paroles... La vie m'abandonne... Oh! que n'ai-je le temps de réunir ici, à mon lit de mort, les chefs de l'armée, qui, ce soir, entoureront mon bûcher... Sur ce bûcher, tu déposeras les armes de mon père, de mon époux et de Victorin, et aussi le berceau de mon petit-fils!...
--Scanvoch!--s'écria Sampso en entrant précipitamment dans la chambre,--les parchemins, tu les avais laissés sur la table... ils n'y sont plus!...
--C'est impossible!--ai-je répondu stupéfait;--il n'y a qu'un instant, ils y étaient encore.
--Oui, je les y ai vus lorsque Mora est venue m'avertir du malheur qui nous menaçait,--m'a dit Sampso;--ils auront été dérobés en ton absence.
--Ces parchemins dérobés! oh! cela est funeste!--murmura Victoria.--Quelle main mystérieuse s'étend donc sur cette maison? Malheur! malheur à la Gaule!... Hésus! dieu tout-puissant! tu m'appelles dans ces mondes inconnus, d'où l'on plane peut-être sur ce monde que je quitte pour aller revivre ailleurs... Hésus, abandonnerai-je cette terre sans être rassurée sur l'avenir de mon pays tant aimé? avenir qui m'épouvante! O tout-puissant! que ton divin esprit m'éclaire à cette heure suprême!... Hésus! m'as-tu entendue?--ajouta Victoria d'une voix plus haute, et se dressant sur son séant, le regard inspiré.--Que vois-je? est-ce l'avenir qui se dévoile à mes yeux?... Cette femme, si pâle, quelle est-elle?... Sa robe est ensanglantée... Sa couronne de feuilles de chêne, l'arbre sacré de la Gaule, est sanglante aussi... l'épée que tenait sa main virile est brisée à ses côtés... Un de ces sauvages Franks, la tête ornée d'une couronne, tient cette noble femme sous ses genoux; il regarde d'un air farouche et craintif un homme splendidement vêtu, comme un pontife... une croix d'or et de pierreries à la main, il montre le ciel à ce barbare... Hésus! cette femme ensanglantée... c'est la Gaule!... ce barbare, agenouillé sur elle... c'est un roi frank!... ce pontife... c'est un évêque de Rome!... Encore du sang! un fleuve de sang! il entraîne dans son cours, à la lueur des flammes de l'incendie, des ruines et des milliers de cadavres!... Oh! cette femme... la Gaule, la voici encore, hâve, amaigrie, vêtue de haillons, portant au cou le collier de fer de la servitude, elle se traîne à genoux, écrasée sous un pesant fardeau... Le roi frank et l'évêque de Rome hâtent, à coups de fouet, la marche de la Gaule esclave!... Encore un torrent de sang... encore des cadavres... encore des ruines... encore les lueurs de l'incendie... Assez! assez de débris! assez de massacres!... O Hésus!... joies du ciel!--s'écria Victoria, dont les traits semblèrent soudain rayonner d'une splendeur divine,--la noble femme est debout! la voilà... je la vois, plus belle, plus fière que jamais... le front ceint d'une couronne de feuilles de chêne!... D'une main, elle tient une gerbe d'épis, de raisins et de fleurs... de l'autre, un drapeau surmonté du coq gaulois... elle foule d'un pied superbe les débris de son collier d'esclavage, la couronne des rois franks et celle des pontifes de Rome!... Oui, cette femme, enfin libre, fière, glorieuse, féconde... c'est la Gaule!... Hésus! Hésus!... pitié pour elle... Qu'elle brise le joug des rois et des évêques de Rome!... qu'elle revienne ainsi libre, glorieuse et féconde, sans traverser d'âge en âge ces flots de sang qui m'épouvantent!...
Ces derniers mots épuisèrent les forces de Victoria; elle céda pourtant à un dernier élan d'exaltation, leva les yeux vers le ciel en croisant ses deux bras sur sa mâle poitrine, poussa un long gémissement et retomba sur sa couche funèbre...
La mère des camps, Victoria la Grande, était morte!...
J'avais, pendant qu'elle parlait, fait des efforts surhumains pour contenir mon désespoir; mais lorsque je la vis expirer, le vertige me saisit, mes genoux fléchirent, mes forces, ma pensée, m'abandonnèrent, et je perdis tout sentiment au moment où j'entendis un grand tumulte dans la pièce voisine, tumulte dominé par ces mots:
--Tétrik, le chef de la Gaule, meurt par le poison!...
Pendant plusieurs jours, ta seconde mère, Sampso, mon enfant, me vit à l'agonie. Deux semaines environ s'étaient passées depuis la mort de Victoria, lorsque, pour la première fois, rassemblant et raffermissant mes souvenirs, j'ai pu m'entretenir avec Sampso de notre perte irréparable... Les derniers mots qui frappèrent mon oreille, lorsque, brisé de douleur, je perdais connaissance auprès du lit de ma soeur de lait, avaient été ceux-ci:
--Tétrik, le chef de la Gaule, meurt par le poison!...
En effet, Tétrik avait été, ou plutôt, parut avoir été empoisonné en même temps que Victoria. A peine arrivé dans la maison du général de l'armée, il sembla en proie à de cruelles souffrances; et lorsque, quinze jours après, je revins à la vie, on craignait encore pour les jours de Tétrik.
Je l'avoue, à cette nouvelle étrange, je restai stupéfait; ma raison se refusait à croire cet homme coupable d'un forfait dont il était lui-même une des victimes.
La mort de Victoria jeta la consternation dans la ville de Trêves, dans l'armée; plus tard, dans toute la nation. Les funérailles de l'auguste mère des camps semblaient être les funérailles de la Gaule; on y voyait le présage de nouveaux malheurs pour le pays... Le sénat gaulois décréta l'apothéose de Victoria; il fut célébré à Trêves, au milieu du deuil et des larmes de tous. La pompeuse solennité du culte druidique, le chant des bardes, donnèrent un imposant éclat à cette cérémonie funèbre... Pendant huit jours, Victoria, embaumée et couchée sur un lit d'ivoire, couverte d'un tapis de drap d'or, fut exposée à la vénération de tous les citoyens, qui se pressaient en foule dans la maison mortuaire, sans cesse envahie par cette armée du Rhin, dont Victoria était véritablement la mère I. Enfin, elle fut portée sur un bûcher, selon l'antique usage de nos pères: les parfums fumèrent dans les rues de Trêves, sur le passage du cortége, suivi de toute l'armée, précédé des bardes chantant sur leurs harpes d'or les louanges de cette femme illustre; puis, le bûcher mis en feu, elle disparut au milieu des flammes étincelantes...
Une médaille, frappée le jour même de la cérémonie funèbre, représente, d'un côté, la tête de l'héroïne gauloise, casquée comme Minerve, et de l'autre, un aigle aux ailes déployées, s'élançant dans l'espace, l'oeil fixé sur le soleil J, symbole de la foi druidique... l'âme abandonnant ce monde-ci, ne va-t-elle pas revêtir un corps nouveau dans les mondes inconnus... Au revers de cette médaille fut gravée la formule ordinaire: Consécration, accompagnée de ces mots:
Victoria, Empereur.
La Gaule, par cette appellation virile, immortalisant ainsi, dans son enthousiasme, la glorieuse mère des camps, en lui décernant un titre qu'elle avait toujours refusé pendant sa vie, vie aussi modeste que sublime, consacrée tout entière à son père, à son époux, à son fils, à la gloire et au salut de la patrie!...
Ma perplexité était profonde: l'empoisonnement de Tétrik, luttant encore, disait-on, contre la mort, la disparition du parchemin contenant l'entretien de ce traître avec Victoria, parchemin qu'elle n'avait pu d'ailleurs signer avant de mourir, rendait très-difficile, sinon impossible, l'accusation que moi, soldat obscur, je devais porter contre Tétrik, survivant et chef souverain de la Gaule, souveraineté d'autant plus imposante, qu'elle n'était plus balancée par l'immense influence de la mère des camps. J'attendis, pour me déterminer à une résolution dernière, que mon esprit, ébranlé par de terribles secousses, eût repris sa fermeté.
Sampso, trois jours après la mort de Victoria, et selon ses dernières volontés, ouvrit le coffret qu'elle lui avait remis... Ma femme y trouva une touchante et dernière preuve de la sollicitude de ma soeur de lait; un parchemin contenait ces mots écrits de sa main:
«Nous ne nous séparerons qu'à la mort, avons-nous dit souvent, mon bon frère Scanvoch: c'est ton désir, c'est le mien; mais si je dois aller revivre avant toi dans ces mondes inconnus, où nous nous retrouverons un jour, heureuse je serais de penser que tu iras attendre en Bretagne, berceau de ta famille, le jour de notre rencontre ailleurs qu'ici.
«La conquête romaine avait dépouillé ta race de ses champs paternels. La Gaule, redevenue libre, a dû légitimement revendiquer, au nom du droit ou par la force, l'héritage de ses enfants sur les descendants des Romains. Je ne sais quel sera l'état de notre pays, lorsque nous serons séparés; quoi qu'il arrive, tu pourras revendiquer ton légitime héritage par trois moyens: le droit, l'argent ou la force... Tu as le droit, tu as la force, tu as l'argent... car tu trouveras dans ce coffret une somme suffisante pour racheter, au besoin, les champs de ta famille, et vivre désormais heureux et libre près des pierres sacrées de Karnak, témoins de la mort héroïque de ton aïeule Hena, la vierge de l'île de Sên.
«Tu m'as souvent montré les pieuses reliques de ta famille... je veux y ajouter un souvenir... Tu trouveras dans ce coffret une alouette en bronze doré: je portais cet ornement à mon casque le jour de la bataille de Riffenël, où j'ai vu mon fils Victorin faire ses premières armes... Garde, et que ta race conserve aussi ce souvenir de fraternelle amitié; il t'est laissé par ta soeur de lait Victoria; elle est de ta famille... n'a-t-elle pas bu le lait de ta vaillante mère?...
«À l'heure où tu liras ceci, mon bon frère Scanvoch, je revivrai ailleurs, auprès de ceux-là que j'ai aimés...
«Continue d'être fidèle à la Gaule et à la foi de nos pères... Tu t'es montré digne de ta race; puissent ceux de ta descendance être dignes de toi, et écrire sans rougir l'histoire de leur vie, ainsi que l'a voulu ton aïeul Joel, le brenn de la tribu de Karnak...
«Victoria.»
Ai-je besoin de te dire, mon enfant, combien je fus touché de tant de sollicitude... J'étais alors plongé dans un morne désespoir et absorbé par la crainte des graves événements qui pouvaient suivre la mort de Victoria. Je restai presque insensible à l'espoir de retourner prochainement en Bretagne pour y finir mes jours dans les mêmes lieux où avaient vécu mes aïeux. Ma santé complétement rétablie, je me rendis chez le général commandant l'armée du Rhin: vieux soldat, il devait comprendre mieux que personne les suites funestes de la mort de Victoria. Je m'ouvris à lui sur les projets de Tétrik; je dis aussi les soupçons que m'avait inspirés l'empoisonnement de ma soeur de lait... Telle fut la réponse du général:
--Les crimes, les desseins, dont tu accuses Tétrik sont si monstrueux, ils prouveraient une âme si infernale, que j'y croirais à peine, m'eussent-ils été attestés par Victoria, notre auguste mère, à jamais regrettée. Tu es, Scanvoch, un brave et honnête soldat; mais ta déposition ne suffit pas pour traduire le chef de la Gaule devant le sénat et l'armée... D'ailleurs, Tétrik est mourant; son empoisonnement même prouve jusqu'à l'évidence qu'il est innocent de la mort de notre Victoria; tu serais donc le seul à accuser le chef de la Gaule, que chacun a aimé et vénéré jusqu'ici, parce qu'il s'est toujours comporté comme le premier sujet de Victoria, la véritable impératrice de la Gaule... Crois-moi, Scanvoch, raffermis tes esprits ébranlés par la mort de cette femme auguste... ta raison, peut-être ébranlée par ce coup désastreux, prend sans doute de vagues appréhensions pour des réalités. Tétrik a, jusqu'ici, sagement gouverné le pays, grâce aux conseils de notre bien aimée mère; s'il meurt, il aura nos regrets; s'il survit au crime mystérieux dont il a été victime, nous continuerons d'honorer celui qui fut jadis désigné à notre choix par Victoria la Grande.
Cette réponse du général me prouva que jamais je ne pourrais faire partager au sénat, à l'armée, si prévenus en faveur du chef de la Gaule, mes soupçons et ma conviction à moi, soldat obscur.
Tétrik ne mourut pas: son fils accourut à Trêves, sachant le danger que courait son père... Celui-ci, convalescent, s'entretint longuement avec les sénateurs et les chefs de l'armée; il manifesta, au sujet de la mort de Victoria, une douleur si profonde, et en apparence si sincère; il honora si pieusement sa mémoire par une cérémonie funèbre, où il glorifia la femme illustre dont la main toute-puissante l'avait, disait-il, si longtemps soutenu, et à laquelle il s'enorgueillissait d'avoir dû son élévation; son chagrin parut enfin si déchirant lorsque, pâle, affaibli, fondant en larmes, s'appuyant au bras de son fils, il se traîna, chancelant, à la triste solennité dont je parle, qu'il s'acquit plus étroitement encore l'affection du peuple et de l'armée par ces derniers hommages rendus aux cendres de Victoria.
Je compris, dès lors, combien il serait vain de renouveler mes accusations contre Tétrik. Navré de voir les destinées de la Gaule entre les mains d'un homme que je croyais, que je savais un traître, je me décidai à quitter Trèves avec toi, mon enfant, et Sampso, ta seconde mère, afin d'aller chercher en Bretagne, notre pays natal, quelque consolation à mes chagrins.
Je voulus cependant remplir ce que je considérais comme un devoir sacré. À force d'interroger ma mémoire, au sujet de l'entretien de Tétrik et de Victoria, je parvins à transcrire de nouveau cette conversation presque mot pour mot; je fis une copie de ce récit, et je la portai, la veille de mon départ, au général de l'armée, lui disant:
--Vous croyez ma raison égarée... conservez cet écrit... puisse l'avenir ne pas vous prouver la réalité de cette accusation, à vos yeux insensée!...
Le général garda le parchemin; mais il m'accueillit et me renvoya avec cette compatissante bonté que l'on accorde à ceux dont le cerveau est dérangé.
Je rentrai dans la maison de ma soeur de lait, où j'avais demeuré depuis sa mort... Je m'occupai, avec Sampso, des préparatifs de notre voyage... Pendant cette dernière nuit, que je passai à Trèves, voici ce qui arriva:
Mora, la servante, était aussi restée dans la maison; la douleur de cette femme, après la mort de sa maîtresse, m'avait touché. La nuit dont je te parle, mon enfant, je m'occupais, t'ai-je dit, avec ta seconde mère, des préparatifs de notre voyage; nous avions besoin d'un coffre; j'allai en chercher un dans une salle basse, séparée par une cloison du réduit habité par Mora. Plus de la moitié de la nuit était écoulée; en entrant dans la salle basse, je remarquai, non sans étonnement, à travers les fentes de la cloison qui séparait la chambre de la servante, une vive clarté. Pensant que peut-être le feu avait pris au lit de cette femme pendant son sommeil, je m'empressai de regarder à travers l'écartement des planches; quelle fut ma surprise: je vis Mora se mirant dans un petit miroir d'argent à la clarté des deux lampes, dont la lumière venait d'attirer mon attention!... Mais ce n'était plus Mora la Moresque! ou du moins la couleur bronzée de ses traits avait disparu... je la revoyais pâle et brune, coiffée d'un riche bandeau d'or orné de pierreries, souriant à son image reproduite dans le miroir. Elle attachait à l'une de ses oreilles un long pendant de perles... elle portait enfin un corset de toile d'argent et un jupon écarlate.
Je reconnus Kidda la Bohémienne.
Hélas! je ne l'avais vue qu'une fois... à la clarté de la lune; lors de cette nuit fatale, où, rappelé en toute hâte à Mayence par un sinistre avertissement de mon mystérieux compagnon de voyage, j'avais tué dans ma maison Victorin et ma bien-aimée femme Ellèn!
À ma stupeur succéda la rage... un horrible soupçon traversa mon esprit; je fermai en dedans la porte de la salle basse; d'un violent coup d'épaule, car la fureur centuplait mes forces, j'enfonçai une des planches de la cloison, et je parus soudain aux yeux de la bohémienne épouvantée. D'une main, je la jetai à genoux; de l'autre, je saisis une des lourdes lampes de fer, et la levant au-dessus de la tête de cette femme, je m'écriai:
--Je te brise le crâne... si tu n'avoues pas tes crimes.
Kidda crut lire dans mon regard son arrêt de mort... elle devint livide et murmura:
--Ne me tue pas... je parlerai!
--Tu es Kidda la Bohémienne?...
--Oui.
--Autrefois... à Mayence... pour prix de tes honteuses faveurs... tu as exigé de Victorin... le déshonneur de ma femme Ellèn?
--Oui.
--Tu obéissais aux ordres de Tétrik?
--Non... je ne lui ai jamais parlé.
--À qui donc obéissais-tu?
--À l'écuyer de Tétrik.
--Cet homme est prudent... Et ce soldat qui, dans cette nuit fatale, m'a averti qu'un grand crime se commettait dans ma maison, le connaissais-tu?...
--C'était le compagnon d'armes du capitaine Marion, ancien forgeron comme lui.
--Ce soldat, Tétrik le connaissait aussi?
--Son écuyer le voyait secrètement à Mayence.
--Et ce soldat, où est-il à cette heure?
--Il est mort.
--Après s'être servi de lui pour assassiner le capitaine Marion... Tétrik l'a fait tuer? réponds...
--Je le crois.
--C'est encore l'écuyer de Tétrik qui t'a envoyée dans cette maison sous les traits de Mora la Moresque?... Tu as teint ton visage, pour te rendre méconnaissable?
--Oui.
--Tu devais épier, et un jour empoisonner ta maîtresse?... Tu te tais? tu veux mourir.
--Tue-moi!
--Si tu as un Dieu... si ton âme infernale ose l'implorer en ce moment suprême, implore-le... tu n'as plus qu'un instant à vivre...
--Aie pitié de moi!...
--Avoue ton crime... tu l'as commis par ordre de Tétrik?
--Oui.
--Quand... comment t'a-t-il donné l'ordre d'exécuter ce crime?
--Lorsque je suis rentrée... après en avoir donné l'ordre, d'aller quérir le capitaine Paul, afin de s'assurer de la personne de Tétrik...
--Et le poison... tu l'as mis dans le breuvage que tu as présenté à ta maîtresse?
--Oui.
--Ce jour-là même,--ajoutai-je, car les souvenirs me revenaient en foule,--lorsque je t'ai envoyée chercher ma femme, tu as dérobé sur ma table un parchemin écrit par moi?
--Oui, par ordre de Tétrik... Il avait entendu parler de ce parchemin à Victoria...
--Pourquoi, le crime commis, es-tu restée dans cette maison jusqu'à ce jour?
--Afin de ne pas éveiller les soupçons.
--Qui t'a portée à empoisonner ta maîtresse?
--Le don de ces pierreries, dont je m'amusais à me parer lorsque tu es entré... Je me croyais seule pour la nuit.
--Tétrik a failli mourir par le poison... Crois-tu son écuyer coupable de ce crime?
--Tout poison a son contre-poison,--me répondit la Bohémienne avec un sourire sinistre.--Celui qui en frappant paraît aussi frappé, éloigne de lui tout soupçon...
La réponse de cette femme fut pour moi un trait de lumière... Tétrik, par une ruse infernale, et sans doute garanti de la mort grâce à un antidote, avait pris assez de poison pour paraître partager le sort de Victoria, en exagérant d'ailleurs les apparences du mal.
Saisir une écharpe sur le lit, et, malgré la résistance de la Bohémienne, lui lier les mains et l'enfermer ensuite dans la salle basse, ce fut pour moi l'affaire d'un moment... Je courus aussitôt chez le général de l'armée... Parvenant à grand'peine jusqu'à lui, à cette heure avancée de la nuit, je lui racontai les aveux de Kidda. Il haussa les épaules d'un air mécontent, et me dit:
--Toujours cette idée fixe... Ton cerveau est complétement dérangé... M'éveiller pour me conter de pareilles folies!... Tu choisis d'ailleurs mal ton moment pour accuser le vénérable Tétrik: hier soir il a quitté Trêves pour retourner à Bordeaux.
Le départ de Tétrik était funeste... Cependant j'insistai si vivement auprès du général, je lui parlai avec tant de chaleur et de raison, qu'il consentit à me faire accompagner par un de ses officiers, chargé de recueillir les aveux de la Bohémienne... Lui et moi, nous arrivâmes en hâte au logis... J'ouvris la porte de la salle basse, où j'avais laissé Kidda garrottée... Sans doute elle avait rongé l'écharpe avec ses dents et pris la fuite par une fenêtre encore ouverte et donnant sur le jardin... Dans mon trouble et ma précipitation, je n'avais pas songé à cette issue...
--Pauvre Scanvoch!--me dit l'officier avec compassion,--le chagrin te rend visionnaire... tu es complétement fou...
Et sans vouloir m'écouter davantage il me quitta.
La volonté des dieux s'accomplit... Je renonçai à l'espoir de dévoiler les forfaits de Tétrik... Le lendemain, je quittai avec toi et Sampso, ta seconde mère, mon enfant, la ville de Trêves pour la Bretagne.
--Tu liras, hélas! non sans tristesse et crainte pour l'avenir, mon enfant, les quelques lignes qui terminent ce récit; tu y verras comment notre vieille Gaule, redevenue libre après trois siècles de luttes, redevenue grande et puissante sous l'influence de Victoria, devait être de nouveau, non plus soumise, mais du moins inféodée aux empereurs romains par l'infâme trahison de Tétrik!
Voyant ses projets de mariage et d'usurpation, sous les auspices des évêques, repoussés par la mère des camps, ce monstre l'avait fait empoisonner... Seule, elle aurait pu, par son abjuration et par son union avec lui, frayer à son ambition le chemin de l'empire héréditaire des Gaules... Victoria morte, il reconnut l'impuissance de ses projets; bientôt même il sentit que, n'étant plus soutenu par la sagesse et par la souveraine influence de cette femme auguste, il s'amoindrissait dans l'affection du peuple et de l'armée. Perdant chaque jour son ancien prestige, prévoyant sa prochaine déchéance, il songea dès lors à accomplir l'une des deux trahisons dont je l'avais toujours soupçonné. Il travailla, dans l'ombre, à replacer la Gaule, alors complétement indépendante, sous le pouvoir des empereurs de Rome. Longtemps à l'avance, et par mille moyens ténébreux, il sema des germes de discordes civiles dans le pays; en le divisant, il l'affaiblit; il sut réveiller les anciennes jalousies de province à province, depuis longtemps apaisées; il suscita, par des préférences et des injustices calculées, d'ardentes rivalités entre les généraux et les différents corps de l'armée; puis, l'heure de la trahison sonnée, il écrivit secrètement à Aurélien, empereur romain:
«Le moment d'attaquer la Gaule est arrivé; vous aurez facilement raison d'un peuple affaibli par les divisions, et d'une armée dont les divers corps se jalousent... Je vous ferai connaître d'avance la disposition des troupes gauloises et tous les mouvements qu'elles doivent faire, afin d'assurer votre triomphe K.»
Les deux armées se rencontrèrent sur les bords de la Marne, dans la vaste plaine de Châlons L. Au plus fort de l'action, Tétrik, selon sa promesse, se portant en avant avec le principal corps d'armée, se fit couper et envelopper par les Romains, tandis que les légions du Rhin combattaient avec leur valeur accoutumée; mais, prévenues dans leurs manoeuvres, écrasées par le nombre, elles furent anéanties... Tétrik et son fils se réfugièrent dans le camp ennemi. Notre armée détruite, notre pays divisé, ainsi qu'aux plus tristes jours de notre histoire, rendirent aux Romains la victoire facile... La Gaule, complétement libre depuis tant d'années, redevint une province romaine. L'empereur Aurélien, comme autrefois César, pour glorifier ce grand événement, fit une entrée solennelle au Capitole... Tous les captifs, ramenés par cet empereur de ses longues guerres d'Asie, défilèrent devant son char. Parmi eux, on vit la reine d'Orient, l'héroïque émule de Victoria... Zénobie, chargée de chaînes d'or rivées au carcan d'or qu'elle portait au cou. Après Zénobie venait Tétrik, le dernier chef de la Gaule avant qu'elle fût redevenue province romaine; lui et son fils marchaient libres, le front haut, malgré leur trahison infâme; ils portaient de longs manteaux de pourpre, une tunique et des braies de soie M. Ils représentaient, dans ce cortége, la récente soumission des Gaulois à Aurélien, empereur.
Hélas! mon enfant, les récits de nos pères t'apprendront qu'autrefois, il y a trois siècles, un Gaulois marchait aussi devant le char triomphal de César... Ce Gaulois ne s'avançait pas splendidement vêtu, l'air audacieux et souriant à son vainqueur; non, ce captif chargé de chaînes, couvert de haillons, se soutenant à peine, sortait de son cachot; il y avait langui pendant quatre ans, après avoir défendu pied à pied la liberté de la Gaule contre les armes victorieuses du grand César... Ce captif, l'un des plus héroïques martyrs de la patrie, de notre indépendance, se nommait Vercingétorix, le chef des cent vallées...
Après le triomphe de César, le vaillant défenseur de la Gaule eut la tête tranchée...
Après le triomphe d'Aurélien, Tétrik, ce renégat qui avait livré son pays à l'étranger, fut conduit avec pompe dans un palais splendide, prix de sa trahison sacrilége...
Que ce rapprochement ne te fasse pas douter de la vertu, mon enfant; la justice de Hésus est éternelle, et les traîtres, pour leur punition, iront revivre ailleurs qu'ici...
Tels sont les événements qui se sont passés en Gaule après la mort de Victoria la Grande, pendant que, retirés ici, au fond de la Bretagne, dans les champs de nos pères, rachetés par moi aux descendants d'un colon romain, nous vivons paisibles avec ta seconde mère, mon enfant; la Gaule est, il est vrai, redevenue province romaine; mais toutes nos libertés, si chèrement reconquises par nos insurrections sans nombre et payées du sang de nos pères, nous sont conservées: nul n'aurait osé, nul n'oserait maintenant nous les ravir... Nous gardons nos lois, nos coutumes; nous jouissons de tous nos droits de citoyens; notre incorporation à l'empire, l'impôt que nous payons au fisc et notre nom de Gaule romaine, tels sont les seuls signes de notre dépendance. Cette chaîne, si légère qu'elle soit, est cependant une chaîne; nous ou nos fils, nous la briserons facilement un jour, je le crois... là n'est pas le péril que je redoute pour notre pays... non, ce péril, si j'en crois les dernières et effrayantes prédictions de Victoria... ce péril qui m'épouvante pour l'avenir, je le vois dans cet amas de hordes frankes, toujours, toujours grossissant de l'autre côté du Rhin... je le vois dans les ténébreuses machinations des évêques de la nouvelle religion...
Or donc, moi, Scanvoch, pour obéir aux volontés de notre aïeul Joel, le brenn de la tribu de Karnak, j'ai écrit ce récit pour toi, mon fils Aëlguen, dans notre maison, située près des pierres sacrées de la forêt de Karnak.
Ce récit, tracé à plusieurs reprises, je l'ai terminé pendant la vingtième année de ton âge, environ deux cent quatre-vingts ans après que notre aïeule Geneviève a vu mourir sur la croix le jeune homme de Nazareth...
Si quelques événements venaient troubler la vie laborieuse et paisible dont nous jouissons, grâce à la sollicitude de Victoria la Grande, j'écrirais plus tard, sur ce parchemin, d'autres événements.
La mort est souvent soudaine et proche; demain appartient à Hésus; je te lègue donc, dès aujourd'hui, à toi, mon fils Aëlguen, ces récits et les reliques de notre famille:
La Faucille d'or de notre aïeule Hêna;
Le Morceau de collier de fer de notre aïeul Sylvest;
La Croix d'argent de notre aïeule Geneviève;
Et enfin l'Alouette de casque de ma soeur de lait, Victoria la Grande.
Tu légueras ceci à ta descendance pour obéir aux dernières volontés de notre aïeul Joël.
FIN DE L'ALOUETTE DE CASQUE.
Moi, Aëlguen, fils de Scanvoch, mort en paix dans notre maison, située près des pierres sacrées de la forêt de Karnak, je te lègue, à toi mon fils aîné Roderik, je te lègue ces récits de notre famille et nos pieuses reliques, afin que tu les transmettes aussi à notre descendance. Ces récits, tu les augmenteras si quelques événements graves viennent agiter ta vie; jusqu'ici la mienne a été calme, heureuse; je cultive avec nos parents les champs paternels dont nous sommes redevenus possesseurs, grâce à la soeur de lait de mon père, Victoria la Grande. Les sinistres prédictions de cette femme illustre ne se sont pas réalisées, puissent-elles ne se réaliser jamais! la Gaule relève toujours des empereurs romains; de rares voyageurs, qui parfois pénètrent jusqu'au fond de notre vieille Armorique, nous ont dit qu'il y avait eu dans les autres provinces de grands soulèvements populaires sous le nom de Bagaudies. Peu d'années avant la mort de mon père Scanvoch, qui est allé revivre ailleurs, deux cent quatre-vingts ans après que notre aïeule Geneviève a eu vu mourir Jésus de Nazareth, la Bretagne est restée étrangère à ces révoltes de Bagaudes; elle jouit d'une tranquillité profonde; l'impôt que nous payons au fisc des empereurs n'est pas trop lourd, et nous vivons paisibles, laborieux et libres.
Plusieurs de nos aïeux, autrefois soumis à l'horrible esclavage de Rome, plongés dans l'ignorance et le malheur, ont fait écrire ou ont écrit sur nos parchemins que telle était la pesante uniformité de leurs jours passés de l'aube au soir dans un labeur écrasant, qu'ils n'avaient rien à inscrire sur notre légende, sinon: je suis né, j'ai vécu, je mourrai dans les douleurs de l'esclavage: fassent les dieux que le bonheur des générations qui succéderont à la nôtre soit aussi d'une telle uniformité que chacun de nos descendants puisse ainsi que moi n'avoir rien à ajouter à notre chronique, sinon ceci que j'écris en terminant.
«J'ai vécu heureux, paisible et obscur, en cultivant avec ma famille nos champs paternels; je quitterai ce monde sans crainte et sans regret lorsque Hésus m'appellera pour aller revivre dans les mondes inconnus.»
A toi donc, mon bien-aimé fils aîné Roderik, moi Aëlguen, fils de Scanvoch, arrivé à la soixante-huitième année de mon âge, je lègue ces récits et ces reliques de notre famille; ignorant si Hésus doit me laisser encore quelques années à vivre, j'accomplis aujourd'hui le voeu de notre aïeul Joel, le brenn de la tribu de Karnak.
Moi, Roderik, fils d'Aëlguen, mort trois cent quarante ans après que notre aïeule Geneviève a vu mourir Jésus de Nazareth, j'écris ici selon que l'avait espéré mon père:
«--Jusqu'à ce jour j'ai vécu paisible, heureux et obscur, cultivant avec ma famille les champs de nos pères; je puis quitter ce monde sans crainte et sans regret lorsque Hésus m'appellera pour aller revivre dans les mondes inconnus.»
Puisses-tu, mon fils Amaël, n'avoir non plus que moi et ton grand-père Aëlguen à augmenter du récit de tes malheurs ou de l'agitation de ta vie notre légende que je te transmets avec nos pieuses reliques pour obéir aux derniers voeux de notre aïeul Joel.
Moi, Gildas, fils d'Amaël, j'écris ici bien tristement ces lignes, trois cent soixante-quinze ans après la mort de Jésus. Mon père avait toujours reculé d'année en année le jour où il ajouterait quelques mots à notre légende, n'ayant non plus que mon grand-père Roderik à transmettre à notre descendance que le souvenir d'une vie obscure, laborieuse et paisible... Il y a deux jours, mon père est mort dans notre maison, près de Karnak, après une courte maladie... Avant de quitter ce monde-ci pour aller revivre ailleurs, il m'a légué ces parchemins et ces pieuses reliques de notre famille...
J'ai dix-huit ans... si ma vie ne s'écoule pas calme et obscure comme celle de mon père et de mon aïeul, j'écrirai ici en très-grande sincérité le bien ou le mal, afin d'obéir aux dernières volontés de notre ancêtre Joël, le brenn de la tribu de Karnak, et je lèguerai à notre descendance ces reliques laissées par mes aïeux.
--La Faucille d'or d'Hêna, la Clochette d'airain de Guilhern, le Collier de fer de Sylvest, la Croix d'argent de Geneviève, et l'Alouette de casque de Scanvoch.