← Retour

Les opinions de M. Jérôme Coignard: Recueillies par Jacques Tournebroche

16px
100%

XVI

L'HISTOIRE

Monsieur Roman posa sur le comptoir une demi-douzaine de volumes.

—Je vous prie, monsieur Blaizot, dit-il, de me faire envoyer ces livres. Il s'y trouve la Mère et le Fils, les Mémoires de la Cour de France et le Testament de Richelieu. Je vous serai reconnaissant d'y joindre ce que vous avez reçu de nouveau en matière d'histoire et particulièrement ce qui concerne la France depuis la mort d'Henri IV. Ce sont là des ouvrages dont je suis extrêmement curieux.

—Vous avez raison, monsieur, dit mon bon maître. Les livres d'histoire sont remplis de bagatelles très propres au divertissement d'un honnête homme, et l'on est assuré d'y trouver une infinité de contes agréables.

—Monsieur l'abbé, répondit M. Roman, ce que je recherche chez les historiens, ce n'est point un divertissement frivole. C'est un grave enseignement, et je suis au désespoir si j'y découvre des fictions mêlées à la vérité. J'étudie les actions humaines en vue de la conduite des peuples et je cherche dans les histoires des maximes de gouvernement.

—Je ne l'ignore pas, monsieur, dit mon bon maître. Votre traité de la Monarchie est assez connu pour qu'on sache que vous avez conçu une politique tirée des histoires.

—De la sorte, dit M. Roman, j'ai, le premier, tracé aux princes et aux ministres des règles dont ils ne peuvent s'écarter sans danger.

—Aussi vous voit-on, monsieur, au frontispice de votre livre, sous la figure de Minerve, présentant à un roi adolescent le miroir que vous tend la muse Clio, déployée au-dessus de votre tête, dans un cabinet orné de bustes et de tableaux. Mais souffrez que je vous dise, monsieur, que cette muse est une menteuse et qu'elle vous tend un miroir trompeur. Il y a peu de vérités dans les histoires, et les seuls faits sur lesquels on s'accorde sont ceux que nous tenons d'une source unique. Les historiens se contredisent les uns les autres chaque fois qu'ils se rencontrent. Bien plus! Nous voyons que Flavius Josèphe, qui a suivi les mêmes événements dans ses Antiquités et dans sa Guerre des Juifs, les rapporte diversement en chacun de ces ouvrages. Tite-Live n'est qu'un assembleur de fables; et Tacite, votre oracle, me fait tout l'effet d'un menteur austère qui se moque du monde avec un air de gravité. J'estime assez Thucydide, Polybe et Guichardin. Quant à notre Mézeray, il ne sait ce qu'il dit, non plus que Villaret et l'abbé Vély. Mais je fais le procès aux historiens et c'est à l'histoire qu'il le faut faire.

»Qu'est-ce que l'histoire? Un recueil de contes moraux ou bien un mélange éloquent de narrations et de harangues, selon que l'historien est philosophe ou rhéteur. Il s'y peut trouver de beaux morceaux d'éloquence, mais l'on n'y doit point chercher la vérité, parce que la vérité consiste à montrer les rapports nécessaires des choses et que l'historien ne saurait établir ces rapports, faute de pouvoir suivre la chaîne des effets et des causes. Considérez que chaque fois que la cause d'un fait historique est dans un fait qui n'est point historique, l'histoire ne la voit point. Et comme les faits historiques sont liés étroitement aux faits qui ne sont pas historiques, il en résulte que les événements ne s'enchaînent point naturellement dans les histoires, mais qu'ils y sont liés les uns aux autres par de purs artifices de rhétorique. Et remarquez encore que la distinction entre les faits qui entrent dans l'histoire et les faits qui n'y entrent point est tout à fait arbitraire. Il en résulte que, loin d'être une science, l'histoire est condamnée, par un vice de nature, au vague du mensonge. Il lui manquera toujours la suite et la continuité sans lesquelles il n'est point de connaissance véritable. Aussi bien voyez-vous qu'on ne peut tirer des annales d'un peuple aucun pronostic pour son avenir. Or, le propre des sciences est d'être prophétiques, comme il se voit par les tables où les lunaisons, les marées et les éclipses se trouvent calculées à l'avance, tandis que les révolutions et les guerres échappent au calcul.

M. Roman représenta qu'il ne demandait à l'histoire que des vérités confuses, il est vrai, incertaines, mélangées d'erreur, mais infiniment précieuses par leur objet, qui est l'homme.

—Je sais, ajouta-t-il, combien les annales humaines sont mêlées de fables et tronquées. Mais à défaut d'une suite rigoureuse de causes et d'effets, j'y découvre une sorte de plan qu'on perd et qu'on retrouve, comme les ruines de ces temples à demi ensevelis dans le sable. Cela seul serait pour moi d'un prix inestimable. Et je me flatte encore que l'histoire, à l'avenir, formée de matériaux abondants et traitée avec méthode, rivalisera d'exactitude avec les sciences naturelles.

—Pour cela, dit mon bon maître, n'y comptez point. Je croirais plutôt que l'abondance croissante des mémoires, correspondances et papiers d'archives rendra la tâche difficile aux historiens futurs. Monsieur Elward, qui consacre sa vie à étudier la révolution d'Angleterre, assure que la vie d'un homme ne suffirait pas à lire la moitié de ce qui fut écrit pendant les troubles. Il me souvient d'un conte que monsieur l'abbé Blanchet me fit à ce sujet, et que je vais vous dire tel qu'il se retrouvera dans ma mémoire, regrettant que monsieur l'abbé Blanchet ne soit pas ici pour le conter lui-même, car il a de l'esprit.

»Voici cet apologue:

»Quand le jeune prince Zémire succéda à son père sur le trône de Perse, il fit appeler tous les académiciens de son royaume, et, les ayant réunis, il leur dit:

»—Le docteur Zeb, mon maître, m'a enseigné que les souverains s'exposeraient à moins d'erreurs s'ils étaient éclairés par l'exemple du passé. C'est pourquoi je veux étudier les annales des peuples. Je vous ordonne de composer une histoire universelle et de ne rien négliger pour la rendre complète.

»Les savants promirent de satisfaire le désir du prince, et s'étant retirés, ils se mirent aussitôt à l'oeuvre. Au bout de vingt ans, ils se présentèrent devant le roi, suivis d'une caravane composée de douze chameaux, portant chacun cinq cents volumes. Le secrétaire de l'académie, s'étant prosterné sur les degrés du trône, parla en ces termes:

»—Sire, les académiciens de votre royaume ont l'honneur de déposer à vos pieds l'histoire universelle qu'ils ont composée à l'intention de Votre Majesté. Elle comprend six mille tomes et renferme tout ce qu'il nous a été possible de réunir touchant les moeurs des peuples et les vicissitudes des empires. Nous y avons inséré les anciennes chroniques qui ont été heureusement conservées et nous les avons illustrées de notes abondantes sur la géographie, la chronologie et la diplomatique. Les prolégomènes forment à eux seuls la charge d'un chameau et les paralipomènes sont portés à grand'peine par un autre chameau.

»Le roi répondit:

»—Messieurs, je vous remercie de la peine que vous vous êtes donnée. Mais je suis fort occupé des soins du gouvernement. D'ailleurs j'ai vieilli pendant que vous travailliez. Je suis parvenu, comme dit le poète persan, au milieu du chemin de la vie, et, à supposer que je meure plein de jours, je ne puis raisonnablement espérer d'avoir le temps de lire une si longue histoire. Elle sera déposée dans les archives du royaume. Veuillez m'en faire un abrégé mieux proportionné à la brièveté de l'existence humaine.

»Les académiciens de Perse travaillèrent vingt ans encore; puis ils apportèrent au roi quinze cents volumes sur trois chameaux.

»—Sire, dit le secrétaire perpétuel d'une voix affaiblie, voici notre nouvel ouvrage. Nous croyons n'avoir rien omis d'essentiel.

»—Il se peut, répondit le roi, mais je ne le lirai point. Je suis vieux; les longues entreprises ne conviennent point à mon âge; abrégez encore et ne tardez pas.

»Ils tardèrent si peu qu'au bout de dix ans ils revinrent suivis d'un jeune éléphant porteur de cinq cents volumes.

»—Je me flatte d'avoir été succinct, dit le secrétaire perpétuel.

»—Vous ne l'avez pas encore été suffisamment, répondit le roi. Je suis au bout de ma vie. Abrégez, abrégez, si vous voulez que je sache, avant de mourir, l'histoire des hommes.

»On revit le secrétaire perpétuel devant le palais, au bout de cinq ans. Marchant avec des béquilles, il tenait par la bride un petit âne qui portait un gros livre sur son dos.

»—Hâtez-vous, lui dit un officier, le roi se meurt.

»En effet le roi était sur son lit de mort. Il tourna vers l'académicien et son gros livre un regard presque éteint, et dit en soupirant:

»—Je mourrai donc sans savoir l'histoire des hommes!

»—Sire, répondit le savant, presque aussi mourant que lui, je vais vous la résumer en trois mots: Ils naquirent, ils souffrirent, ils moururent.

»C'est ainsi que le roi de Perse apprit sur le tard l'histoire universelle.

XVII

MONSIEUR NICODÈME

Cependant qu'à l'Image Sainte-Catherine, mon bon maître, assis sur le plus haut degré de l'échelle, lisait Cassiodore avec délices, un vieillard entra dans la boutique, l'air rogue et le regard sévère. Il alla droit à M. Blaizot qui allongeait la tête en souriant derrière son comptoir.

—Monsieur, lui dit-il, vous êtes libraire juré et je dois vous tenir pour homme de bonnes moeurs. Pourtant l'on voit à votre étalage un tome des Oeuvres de Ronsard ouvert à l'endroit du frontispice qui représente une femme nue. Et c'est un spectacle qui ne peut se regarder en face.

—Pardonnez-moi, monsieur, répondit doucement M. Blaizot; ce frontispice est de Léonard Gautier, qui passait, en son temps, pour un graveur assez habile.

—Il m'importe peu, reprit le vieillard, que le graveur soit habile. Je considère seulement qu'il a représenté des nudités. Cette figure n'est vêtue que de ses cheveux, et je suis douloureusement surpris, monsieur, de voir un homme d'âge, et prudent, comme vous paraissez, l'exposer aux regards des jeunes hommes qui fréquentent dans la rue Saint-Jacques. Vous feriez bien de la brûler, à l'exemple du père Garasse, qui employa son bien à acquérir, pour les jeter au feu, nombre de livres contraires aux bonnes moeurs et à la Compagnie de Jésus. Tout au moins serait-il honnête à vous de la cacher dans l'endroit le plus secret de votre boutique, qui recèle, je le crains, beaucoup de livres propres, tant pour le texte que pour les figures, à exciter les âmes à la débauche.

M. Blaizot répondit en rougissant qu'un tel soupçon était injuste, et le désolait, venant d'un honnête homme.

—Je dois, reprit le vieillard, vous dire qui je suis. Vous voyez devant vous monsieur Nicodème, président de la compagnie de la pudeur. Le but que je poursuis est de renchérir de délicatesse, à l'endroit de la modestie, sur les règlements de monsieur le lieutenant de police. Je m'emploie, avec l'aide d'une douzaine de conseillers au Parlement et de deux cents marguilliers des principales paroisses, à faire disparaître les nudités exposées dans les lieux publics, tels que places, boulevards, rues, ruelles, quais, impasses et jardins. Et non content d'établir la modestie sur la voie publique, je m'efforce de la faire régner jusque dans les salons, cabinets et chambres à coucher, d'où elle est trop souvent bannie. Sachez, monsieur, que la société que j'ai fondée fait faire des trousseaux pour les jeunes mariés, où il se trouve des chemises amples et longues, avec un petit pertuis qui permet aux jeunes époux de procéder chastement à l'exécution du commandement de Dieu relatif à la croissance et à la multiplication. Et, pour mêler, si j'ose le dire, les grâces à l'austérité, ces ouvertures sont entourées de broderies agréables. Je me flatte d'avoir imaginé de la sorte des vêtements intimes extrêmement propres à faire de tous les nouveaux couples une autre Sarah et un autre Tobie, et à nettoyer le sacrement du mariage des impuretés qui y sont malheureusement attachées.

Mon bon maître, qui, le nez dans Cassiodore, écoutait ce discours, y répondit, le plus gravement du monde, du haut de son échelle, qu'il trouvait l'invention belle et louable, mais qu'il en concevait une autre plus excellente encore:

—Je voudrais, dit-il, que les jeunes époux, avant leur union, fussent frottés du haut jusques en bas d'un cirage très noir qui, rendant leur cuir semblable à celui des bottes, attristât beaucoup les délices et blandices criminelles de la chair, et fût un pénible obstacle aux caresses, baisers et mignardises que pratiquent trop communément, entre deux draps, les amoureux.

A ces mots, M. Nicodème, levant la tête, vit mon bon maître sur son échelle et reconnut à son air qu'il se moquait.

—Monsieur l'abbé, répondit-il avec une indignation attristée, je vous pardonnerais si vous versiez sur moi seul le ridicule. Mais vous raillez en même temps que moi la modestie et les bonnes moeurs, en quoi vous êtes bien coupable. En dépit des mauvais plaisants, la société que j'ai fondée a déjà accompli de grands et utiles travaux. Raillez, monsieur! Nous avons mis six cents feuilles de vigne ou de figuier aux statues des jardins du Roi.

—Cela est admirable, monsieur, répondit mon bon maître en ajustant ses bésicles; et, du train que vous allez, toutes les statues seront bientôt feuillues. Mais (comme les objets n'ont de sens pour nous que par les idées qu'ils éveillent), en mettant des feuilles de vigne et de figuier aux statues, vous transportez le caractère de l'obscénité à ces feuilles, en sorte qu'on ne pourra plus voir de vigne ni de figuier dans la campagne, sans les concevoir tout remplis d'indécences; et c'est un grand péché, monsieur, que de charger ainsi d'impudeur des arbustes innocents. Souffrez que je vous dise encore qu'il est dangereux de s'attacher, comme vous le faites, à tout ce qui peut être sujet de trouble et d'inquiétude pour la chair, sans songer que, si telle figure est de sorte à scandaliser les âmes, chacun de nous, qui porte en soi la réalité de cette figure, se scandalisera soi-même, à moins d'être eunuque, ce qui est affreux à penser.

—Monsieur, reprit le vieillard Nicodème, un peu échauffé, je connais à votre langage que vous êtes un libertin et un débauché.

—Monsieur, dit mon bon maître, je suis chrétien; et quant à vivre dans la débauche, je n'y puis penser, ayant assez à faire à gagner le pain, le vin et le tabac de chaque jour. Tel que vous me voyez, monsieur, je ne connais d'orgie que les silencieuses orgies de la méditation, et le seul banquet où je m'asseye est le banquet des Muses. Mais j'estime, étant sage, qu'il est mauvais de renchérir de pudeur sur les enseignements de la religion catholique, qui laisse, à ce sujet, beaucoup de liberté et s'en rapporte volontiers aux usages des peuples et à leurs préjugés. Je vous tiens, monsieur, pour entaché de calvinisme et penchant à l'hérésie des iconoclastes. Car, enfin, on ne sait si votre fureur n'ira pas jusqu'à brûler les images de Dieu et des saints en haine de l'humanité qui paraît en elles. Ces mots de pudeur, de modestie et de décence, dont vous avez la bouche pleine, n'ont, en fait, aucun sens précis et stable. C'est la coutume et le sentiment qui seuls les peuvent définir avec mesure et vérité. Je ne reconnais pour juges de ces délicatesses que les poètes, les artistes et les belles femmes. Quelle étrange idée que d'ériger une troupe de procureurs en juges des grâces et des voluptés!

—Mais, monsieur, répliqua le vieillard Nicodème, nous ne nous en prenons ni aux Grâces ni aux Ris, et encore moins aux images de Dieu et des saints, et vous nous cherchez une mauvaise querelle. Nous sommes d'honnêtes gens qui voulons écarter des yeux de nos fils les spectacles déshonnêtes; et l'on sait bien ce qui est honnête et ce qui ne l'est pas. Souhaitez-vous donc, monsieur l'abbé, que nos jeunes enfants soient livrés, dans nos rues, à toutes les tentations?

—Ah! monsieur, répondit mon bon maître, il faut être tenté! C'est la condition de l'homme et du chrétien sur la terre. Et la tentation la plus redoutable vient du dedans et non du dehors. Vous ne prendriez pas tant de peine à faire décrocher des étalages quelques crayons de femmes nues, si vous aviez, comme moi, médité les vies des Pères du désert. Vous y auriez vu que, dans une solitude affreuse, loin de toute figure taillée ou peinte, déchirés par le cilice, macérés dans la pénitence, épuisés par le jeûne, se roulant sur un lit d'épines, les anachorètes se sentaient percés jusqu'aux moelles des aiguillons du désir charnel. Ils voyaient, dans leur pauvre cellule, des images plus voluptueuses mille fois que cette allégorie qui vous offusque à la vitrine de monsieur Blaizot. Le diable (les libertins disent la Nature) est plus grand peintre de scènes lascives que Jules Romain lui-même. Il passe tous les maîtres de l'Italie et des Flandres pour les attitudes, le mouvement et le coloris. Hélas! vous ne pouvez rien contre ses ardentes peintures. Celles qui vous scandalisent sont peu de chose en comparaison, et vous feriez sagement de laisser à monsieur le lieutenant de police le soin de veiller à la pudeur publique, au gré des citoyens. Vraiment, votre candeur m'étonne; vous avez peu l'idée de ce qu'est l'homme, de ce que sont les sociétés, et du bouillonnement de la chair dans une grande ville. Oh! les innocents barbons qui, dans toutes les impuretés de Babylone, où les rideaux se soulèvent de toutes parts pour laisser voir l'oeil et le bras des prostituées, où les corps trop pressés se frottent et s'échauffent les uns les autres sur les places publiques, vont se plaindre et gémir de quelques méchantes images suspendues aux échoppes des libraires, et portent jusqu'au Parlement du royaume leurs lamentations, quand dans un bal une fille a montré à des garçons sa cuisse, qui est précisément pour eux l'objet le plus commun du monde.

Ainsi parlait mon bon maître, debout sur son échelle. Mais M. Nicodème se bouchait les oreilles pour ne pas l'entendre et criait au cynisme.

—Ciel! soupirait-il, quoi de plus dégoûtant qu'une femme nue, et quelle honte de s'accommoder, comme fait cet abbé, de l'immoralité, qui est la fin d'un pays, car les peuples ne subsistent que par la pureté des moeurs!

—Il est vrai, monsieur, répondit mon bon maître, que les peuples ne sont forts que lorsqu'ils ont des moeurs; mais cela s'entend de la communauté des maximes, des sentiments et des passions, et d'une sorte d'obéissance généreuse aux lois, et non pas des bagatelles qui vous occupent. Prenez garde aussi que la pudeur, quand elle n'est pas une grâce, n'est qu'une niaiserie, et que la sombre candeur de vos effarouchements donne un spectacle ridicule, monsieur Nicodème, et quelque peu indécent.

Mais M. Nicodème avait déjà quitté la place.

XVIII

LA JUSTICE

Monsieur l'abbé Coignard, qui devait plutôt être nourri au prytanée par la république reconnaissante, gagnait son pain en écrivant des lettres pour les servantes dans une échoppe du cimetière Saint-Innocent. Il lui advint d'y servir de secrétaire à une dame portugaise, qui traversait la France avec son petit nègre. Elle donna un liard pour une lettre à son mari et un écu de six livres pour une autre à son amant. C'était le premier écu que mon bon maître touchait depuis la Saint-Jean. Comme il était magnifique et libéral, il me mena tout aussitôt à la Pomme d'or, sur le quai de Grève, proche la Maison de ville, où le vin est naturel et les saucisses excellentes. Aussi les gros marchands, qui achètent les pommes sur le Mail, ont-ils coutume d'y aller, vers midi, en partie fine. C'était le printemps; il était doux de respirer le jour. Mon bon maître nous fit servir sur la berge, et nous dînâmes en écoutant le frais clapotis de l'eau battue par l'aviron des bateliers. Un air riant et léger nous baignait dans ses ondes subtiles et nous étions heureux de vivre à la clarté du ciel. Tandis que nous mangions des goujons frits, un bruit de chevaux et d'hommes, s'élevant à notre côté, nous fit tourner la tête.

Devinant le sujet de notre curiosité, un petit vieillard noir, qui dînait à la table prochaine, nous dit avec un sourire obligeant:

—Ce n'est rien, messieurs, c'est une servante qu'on mène pendre pour avoir volé à sa maîtresse des barbes de dentelles.

Au moment qu'il parlait, nous vîmes en effet, assise au cul d'une charrette, entre des sergents à cheval, une assez belle fille, l'air étonné et la poitrine tendue par l'écart des bras liés sur le dos. Elle passa tout aussitôt, et pourtant j'aurai toujours dans les yeux l'image de cette figure blanche et de ce regard qui déjà ne voyait plus rien.

—Oui, messieurs, reprit le petit vieillard noir, c'est la servante de madame la conseillère Josse, qui, pour se faire brave chez Ramponneau, au côté de son amant, déroba à sa maîtresse une coiffe de point d'Alençon, et s'enfuit après avoir fait ce larcin. Elle fut prise dans un logis du Pont-au-Change, et tout d'abord elle avoua son crime. Aussi ne fut-elle soumise à la torture que pendant une heure ou deux. Ce que je vous dis, messieurs, je le sais, étant huissier de la chambre du Parlement où elle fut jugée.

Le petit vieillard noir entama une saucisse, qu'il ne fallait pas laisser refroidir; puis il reprit:

—En ce moment, elle doit être à l'échelle et dans cinq minutes, peut-être un peu plus, peut-être un peu moins, la coquine aura rendu l'âme. Il y a des pendus qui ne donnent point de peine au bourreau. Aussitôt qu'ils ont la corde au cou, ils meurent tranquillement. Mais il en est d'autres qui font, c'est le cas de le dire, une vie de pendu, et qui se démènent furieusement. Le plus endiablé de tous fut un prêtre, qu'on justicia l'an passé pour avoir imité la signature du roi sur des billets de loterie. Pendant plus de vingt minutes, il dansa comme une carpe au bout de la corde.

»Hé! hé! ajouta le petit homme noir en ricanant, monsieur l'abbé était modeste et n'enviait point l'honneur de devenir évêque des champs. Je le vis quand on le tira de la charrette. Il pleurait et se débattait tant, que le bourreau lui dit: «Monsieur l'abbé, ne faites pas l'enfant!» Le plus étrange est que, conduit de compagnie avec un autre larron, il avait été pris d'abord pour le confesseur, par le bourreau que l'exempt eut toutes les peines du monde à détromper. N'est-ce pas plaisant, monsieur?

—Non, monsieur, répondit mon bon maître, en laissant tomber dans son assiette un petit poisson qu'il tenait depuis quelque temps suspendu à ses lèvres, non cela n'est point plaisant; et l'idée que cette belle fille rend l'âme en ce moment me gâte le plaisir de manger des goujons et de voir le beau ciel, qui me riait tout à l'heure.

—Ah! monsieur l'abbé, dit le petit huissier, si vous êtes à ce point délicat, vous n'auriez pu voir sans défaillir ce que mon père vit de ses yeux, étant encore enfant, dans la ville de Dijon, dont il était natif. Avez-vous jamais entendu parler d'Hélène Gillet?

—Non point, dit mon bon maître.

—En ce cas, je vais vous conter son histoire, telle que mon père me l'a maintes fois contée.

Il but un coup de vin, s'essuya les lèvres avec un coin de la nappe, et fit le récit que je vais rapporter.

XIX

RÉCIT DE L'HUISSIER

—Au mois d'octobre 1624, la fille du châtelain royal de Bourg-en-Bresse, Hélène Gillet, âgée de vingt-deux ans, qui vivait dans la maison paternelle avec ses frères encore enfants, laissa paraître des signes si visibles d'une grossesse, que ce fut la fable de la ville et que les demoiselles de Bourg cessèrent de la fréquenter. On prit garde ensuite que ses flancs s'étaient abaissés et l'on fit de telles gloses que le lieutenant-criminel ordonna qu'elle serait visitée par des matrones. Celles-ci constatèrent qu'elle avait été grosse et que sa délivrance remontait à moins de quinze jours. Sur leur rapport, Hélène Gillet fut mise en prison et interrogée par les juges du présidial. Elle leur fit des aveux:

»—Il y a quelques mois, leur dit-elle, un jeune homme, d'un lieu voisin, demeurant au logis de mon oncle, venait chez mon père pour apprendre à lire et à écrire aux garçons. Une fois seulement il me connut. Ce fut par le moyen d'une servante qui m'enferma dans une chambre avec lui. Là, il me prit de force.

»Et, comme on lui demanda pourquoi elle n'avait pas appelé au secours, elle répondit que la surprise lui avait ôté la voix. Pressée par les juges, elle ajouta qu'à la suite de cette violence elle devint grosse et fut délivrée avant terme. Loin d'avoir contribué à cette délivrance, elle l'eût ignorée, disait-elle, sans une servante qui lui révéla la vraie nature de cet accident.

»Les magistrats, mal satisfaits de ses réponses, ne savaient toutefois comment y contredire, quand un témoignage inattendu vint fournir à l'accusation des preuves certaines. Un soldat qui passait, en se promenant, le long du jardin de messire Pierre Gillet, châtelain royal, père de l'accusée, vit dans un fossé, au pied du mur, un corbeau s'efforçant de tirer un linge avec son bec. Il s'approcha pour reconnaître ce que c'était et trouva le corps d'un petit enfant. Il en avertit aussitôt la justice. Cet enfant était enveloppé dans une chemise marquée au col des lettres H. G. On constata qu'il était venu à terme, et Hélène Gillet, convaincue d'infanticide, fut condamnée, selon la coutume, à la peine de mort. A raison de la charge honorable que tenait son père, elle fut admise à jouir du privilège accordé aux nobles et la sentence porta qu'elle aurait la tête tranchée.

»Ayant fait appel au Parlement de Dijon, elle fut conduite, sous la garde de deux archers, dans la capitale de la Bourgogne et mise à la Conciergerie du Palais. Sa mère, qui l'avait accompagnée, se retira chez les dames Bernardines. L'affaire fut entendue par messieurs du Parlement, le lundi 12 mai, dans la dernière audience avant les fêtes de la Pentecôte. Sur le rapport du conseiller Jacob, les juges confirmèrent la sentence du présidial de Bourg, disposant que la condamnée serait conduite au supplice la hart au col. On remarqua dans le public que cette circonstance infamante avait été ajoutée d'une façon étrange et insolite à un supplice noble, et une telle sévérité, qui allait contre les formes, fut blâmée. Mais l'arrêt était sans appel et devait être exécuté tout de suite.

»En effet, le même jour, à trois heures et demie de relevée, Hélène Gillet fut conduite à l'échafaud, au son des cloches, dans un cortège précédé par des trompettes qui sonnaient avec un tel éclat, que toutes les bonnes gens de la ville les entendirent dans leurs maisons, et, tombant à genoux, prièrent pour l'âme de celle qui allait mourir. Monsieur le substitut du procureur du roi s'avançait à cheval, suivi de ses huissiers. Puis venait la condamnée, dans une charrette, la corde au col, comme le voulait l'arrêt du Parlement. Elle était assistée de deux pères jésuites et de deux frères capucins, qui lui montraient Jésus expirant sur la croix. Près d'elle se tenaient le bourreau avec son coutelas et la bourrelle avec une paire de ciseaux. Une compagnie d'archers entourait la charrette. Derrière se pressait une foule de curieux où se trouvaient des gens de petits métiers, boulangers, bouchers et maçons, et d'où montait une grande rumeur.

»Le cortège s'arrêta sur la place dite le Morimont, non, comme il semble, parce que c'est le lieu de mort des criminels, mais en souvenir des abbés crossés et mitrés de Morimont qui y eurent jadis leur hôtel. L'échafaud de bois y était dressé sur des degrés de pierre attenant à une chapelle basse où les religieux ont coutume de prier pour l'âme des suppliciés.

»Hélène Gillet monta les degrés avec les quatre religieux, le bourreau, et sa femme, la bourrelle. Celle-ci, ayant retiré à la patiente la corde qui lui ceignait le cou, lui coupa les cheveux avec ses ciseaux longs d'un demi-pied, et lui banda les yeux; les religieux récitaient des prières. Cependant le bourreau commença de pâlir et de trembler. Il se nommait Simon Grandjean; c'était un homme d'apparence débile, et aussi craintif et doux que sa femme la bourrelle semblait féroce. Il avait communié le matin dans la prison, et pourtant il se sentait troublé, sans courage pour faire mourir cette jeune fille. Il se pencha vers le peuple:

»—Pardonnez-moi, vous tous, dit-il, si je fais mal ce qu'il me faut faire. J'ai une fièvre qui me tient depuis trois mois.

»Puis, chancelant, se tordant les bras et levant les yeux au ciel, il alla se mettre à genoux devant Hélène Gillet, et lui demanda pardon deux fois. Il pria les religieux de le bénir, et, quand la bourrelle eut arrangé la patiente sur le billot, il haussa son coutelas.

»Les jésuites et les capucins crièrent: Jésus Maria! et un grand soupir sortit de la foule. Le coup, qui devait trancher le col, fit une large entaille à l'épaule gauche et la malheureuse tomba sur le côté droit.

»Simon Grandjean, se retournant vers la foule, dit:

»—Faites-moi mourir!

»Les huées montaient, et quelques pierres furent lancées sur l'échafaud pendant que la bourrelle replaçait la victime sur le billot.

»Le mari reprit son coutelas. Frappant une seconde fois, il entailla profondément le cou de la pauvre fille, qui tomba sur le coutelas échappé des mains du bourreau.

»Cette fois, la rumeur qui s'éleva de la foule fut terrible, et une telle grêle de pierres tomba sur l'échafaud, que Simon Grandjean, les deux jésuites et les deux capucins sautèrent en bas. Ils purent gagner la chapelle basse et s'y enfermer. La bourrelle, restée seule en haut avec la patiente, chercha le coutelas. Ne le trouvant pas, elle prit la corde avec laquelle Hélène Gillet avait été menée, la lui noua au cou et, lui mettant le pied sur la poitrine, essaya de l'étrangler. Hélène, saisissant la corde à deux mains, se défendit, toute sanglante; alors la femme Grandjean la traîna par la corde, la tête en bas, au pied de l'estrade et, parvenue sur les degrés de pierre, elle lui tailla la gorge avec ses ciseaux.

»Elle y travaillait quand les bouchers et les maçons, culbutant sergents et archers, envahirent les abords de l'échafaud et de la chapelle; une douzaine de bras robustes enlevèrent Hélène Gillet et la portèrent évanouie dans la boutique de maître Jacquin, chirurgien barbier.

»La foule du peuple, qui se ruait sur la porte de la chapelle, aurait eu bientôt fait de l'enfoncer. Mais les deux frères capucins et les deux pères jésuites l'ouvrirent, épouvantés. Et, tenant leurs croix au bout de leurs bras levés, ils se firent passage à grand'peine, au milieu de l'émeute.

»Le bourreau et sa femme furent assommés à coups de pierres et de marteaux et leurs corps traînés par les rues. Cependant Hélène Gillet, reprenant connaissance chez le chirurgien, demanda à boire. Puis, tandis que maître Jacquin la pansait, elle dit:

»—N'aurai-je point d'autre mal que celui-là?

»On trouva qu'elle avait reçu deux coups d'épée, six coups de ciseaux qui lui avaient traversé les lèvres et la gorge, que ses reins avaient été profondément entamés par le coutelas sur lequel la bourrelle l'avait traînée en voulant l'étrangler, et qu'enfin tout son corps était contus par des pierres que la foule avait lancées sur l'échafaud.

»Elle guérit pourtant de toutes ses blessures. Laissée chez le chirurgien Jacquin, à la garde d'un huissier, elle répétait sans cesse:

»—Est-ce que ce n'est pas fini? Est-ce qu'on me fera mourir?

»Le chirurgien et quelques âmes charitables qui l'assistaient s'efforçaient de la rassurer. Mais le roi seul pouvait lui faire grâce de la vie. L'avocat Févret rédigea une requête qui fut signée par plusieurs notables de Dijon et portée à Sa Majesté. On donnait à la Cour des réjouissances pour le mariage d'Henriette-Marie de France avec le roi d'Angleterre. En faveur de ce mariage, Louis le Juste octroya la grâce demandée. Il accorda un entier pardon à la pauvre fille, estimant, disent les lettres de rémission, qu'elle avait souffert des supplices qui égalent, voire même surpassent la peine de sa condamnation.

»Hélène Gillet, rendue à la vie, se retira dans un couvent de la Bresse où elle pratiqua jusqu'à sa mort la plus exacte piété.

»Telle est, ajouta le petit huissier, l'histoire véritable d'Hélène Gillet, que tout le monde sait à Dijon. Ne la trouvez-vous point divertissante, monsieur l'abbé?

XX

LA JUSTICE (SUITE)

—Hélas! dit mon bon maître, mon déjeuner ne pourra point passer. J'ai le coeur retourné tant par cette horrible scène que vous avez, monsieur, contée si froidement, que par la vue de cette servante de madame la conseillère Josse qu'on mène pendre, quand on pouvait mieux en faire.

—Mais, monsieur, répliqua l'huissier, ne vous ai-je point dit que cette fille avait volé sa maîtresse et ne voulez-vous point qu'on pende les larrons?

—Il est vrai, dit mon bon maître, que c'est l'usage; et comme la force de l'accoutumance est irrésistible, je n'y prends point garde dans le cours ordinaire de ma vie. De même Sénèque le philosophe, qui pourtant était enclin à la douceur, composait des traités pleins d'élégance pendant qu'à Rome, près de lui, des esclaves étaient mis en croix pour des fautes légères, comme il se voit par l'exemple de l'esclave Mithridate qui mourut les mains clouées, coupable seulement d'avoir blasphémé la divinité de son maître, l'infâme Trimalcion. Notre esprit est ainsi fait que rien ne le trouble ni ne le blesse de ce qui est ordinaire et coutumier. Et l'usage use, si je puis dire, notre indignation aussi bien que notre émerveillement. Je m'éveille chaque matin, sans songer, je l'avoue, aux malheureux qui seront pendus ou roués pendant le jour. Mais quand l'idée du supplice m'est rendue plus sensible, mon coeur se trouble, et pour avoir vu cette belle fille conduite à la mort, ma gorge se serre au point que ce petit poisson n'y saurait entrer.

—Qu'est-ce qu'une belle fille? dit l'huissier. Il n'est pas de rue à Paris où, dans une nuit, on n'en fasse à la douzaine. Pourquoi celle-ci avait-elle volé sa maîtresse, madame la conseillère Josse?

—Je n'en sais rien, monsieur, répondit gravement mon bon maître; vous n'en savez rien, et les juges qui l'ont condamnée n'en savaient pas davantage, car les raisons de nos actions sont obscures et les ressorts qui nous font agir demeurent profondément cachés. Je tiens l'homme pour libre de ses actes, puisque ma religion l'enseigne; mais, hors la doctrine de l'Église, qui est certaine, il y a si peu de raison de croire à la liberté humaine, que je frémis en songeant aux arrêts de la justice qui punissent des actions dont le principe, l'ordre et les causes nous échappent également, où la volonté a souvent peu de part, et qui sont parfois accomplies sans connaissance. S'il faut enfin que nous soyons responsables de nos actes, puisque l'économie de notre sainte religion est fondée sur l'accord mystérieux de la liberté humaine et de la grâce divine, c'est un abus que de déduire de cette obscure et délicate liberté toutes les gênes, toutes les tortures et tous les supplices dont nos codes sont prodigues.

—Je vois avec peine, monsieur, dit le petit homme noir, que vous êtes du parti des fripons.

—Hélas! monsieur, dit mon bon maître, ils sont une part de l'humanité souffrante et membres, comme nous, de Jésus-Christ, qui mourut entre deux larrons. Je crois apercevoir dans nos lois des cruautés, qui paraîtront distinctement dans l'avenir, et dont nos arrière-neveux s'indigneront.

—Je ne vous entends pas, monsieur, dit l'autre en buvant un petit coup de vin. Toutes les barbaries gothiques ont été retranchées de nos lois et coutumes, et la justice est aujourd'hui d'une politesse et d'une humanité excessives. Les peines sont exactement proportionnées aux crimes et vous voyez que les voleurs sont pendus, les meurtriers roués, les criminels de lèse-majesté tirés à quatre chevaux, les athées, les sorciers et les sodomites brûlés, les faux-monnayeurs bouillis, en quoi la justice criminelle marque une extrême modération et toute la douceur possible.

—Monsieur, de tout temps les juges se sont estimés bienveillants, équitables et doux. Aux âges gothiques de saint Louis et même de Charlemagne, ils admiraient leur propre bénignité, qui nous semble rudesse aujourd'hui; je devine que nos fils nous jugeront rudes à leur tour, et qu'ils trouveront encore quelque chose à retrancher sur les tortures et sur les supplices dont nous usons.

—Monsieur, vous ne parlez pas comme un magistrat. La torture est nécessaire pour tirer les aveux qu'on n'obtiendrait point par la douceur. Quant aux peines, elles sont réduites à ce qui est nécessaire pour assurer la vie et les biens des citoyens.

—Vous convenez donc, monsieur, que la justice a pour objet, non le juste, mais l'utile, et qu'elle s'inspire seulement des intérêts et des préjugés des peuples. Rien n'est plus vrai, et les fautes sont punies non point en proportion de la malignité qui y est attachée, mais en vue du dommage qu'elles causent ou qu'on croit qu'elles causent à la société. C'est ainsi que les faux-monnayeurs sont mis dans une chaudière d'eau bouillante, bien qu'il y ait en réalité peu de malice à frapper des écus. Mais les financiers en particulier et le public y éprouvent un dommage sensible. C'est ce dommage dont ils se vengent avec une impitoyable cruauté. Les voleurs sont pendus, moins pour la perversité qu'il y a à prendre un pain ou des hardes, laquelle est excessivement petite, qu'à cause de l'attachement naturel des hommes à leur bien. Il convient de ramener la justice humaine à son véritable principe qui est l'intérêt matériel des citoyens et de la dégager de toute la haute philosophie dont elle s'enveloppe avec une pompeuse et vaine hypocrisie.

—Monsieur, répliqua le petit huissier, je ne vous conçois pas. Il me semble que la justice est d'autant plus équitable qu'elle est plus utile, et que cette utilité même, qui vous fait la mépriser, vous la devrait rendre auguste et sacrée.

—Vous ne m'entendez point, dit mon bon maître.

—Monsieur, dit le petit huissier, j'observe que vous ne buvez point.
Votre vin est bon, si j'en juge à la couleur. N'y pourrai-je goûter?

Il est vrai que mon bon maître, pour la première fois de sa vie, laissait du vin au fond de la bouteille. Il le versa dans le verre du petit huissier.

—A votre santé, monsieur l'abbé, dit le petit huissier. Votre vin est bon, mais vos raisonnements ne valent rien. La justice, je le répète, est d'autant plus équitable qu'elle est plus utile, et cette utilité même que vous dites être dans son origine et dans son principe, vous la devrait rendre auguste et sacrée. Mais il vous faut convenir encore que l'essence même de la justice est le juste, ainsi que le mot l'indique.

—Monsieur, dit mon bon maître, quand nous aurons dit que la beauté est belle, la vérité vraie et la justice juste, nous n'aurons rien dit du tout. Votre Ulpien, qui s'exprimait avec précision, a proclamé que la justice est la ferme et perpétuelle volonté d'attribuer à chacun ce qui lui appartient, et que les lois sont justes quand elles sanctionnent cette volonté. Le malheur est que les hommes n'ont rien en propre et qu'ainsi l'équité des lois ne va qu'à leur garantir le fruit de leurs rapines héréditaires ou nouvelles. Elles ressemblent à ces conventions des enfants qui, après qu'ils ont gagné des billes, disent à ceux qui veulent les leur reprendre: «Ce n'est plus de jeu.» La sagacité des juges se borne à discerner les usurpations qui ne sont pas de jeu d'avec celles dont on était convenu en engageant la partie, et cette distinction est à la fois délicate et puérile. Elle est surtout arbitraire. La grande fille qui, dans ce moment même, pend au bout d'une corde de chanvre, avait, dites-vous, volé à madame la conseillère Josse une coiffe de dentelle. Mais sur quoi établissez-vous que cette coiffe appartenait à madame la conseillère Josse? Vous me direz qu'elle l'avait ou achetée de ses deniers, ou trouvée dans son coffre de mariage, ou reçue de quelque galant, tous bons moyens d'acquérir des dentelles. Mais de quelque façon qu'elle les eût acquises, je vois seulement qu'elle en jouissait comme d'un de ces biens de fortune qu'on trouve et qu'on perd d'aventure et sur lesquels on n'a point de droit naturel. Pourtant je consens que les barbes lui appartenaient, conformément aux règles de ce jeu de la propriété que jouent les hommes en société comme les pauvres enfants à la marelle. Elle tenait à ces barbes et, dans le fait, elle n'y avait pas moins de droits qu'un autre. Je le veux bien. La justice était de les lui rendre, sans les mettre à si haut prix que de détruire, pour deux méchantes barbes de point d'Alençon, une créature humaine.

—Monsieur, dit le petit huissier, vous ne considérez qu'un côté de la justice. Il ne suffisait pas de faire droit à madame la conseillère Josse, en lui rendant ses barbes. Il était nécessaire de faire droit aussi à la servante en la pendant par le col. Car la justice est de rendre à chacun ce qui lui est dû. En quoi elle est auguste.

—En ce cas, dit mon bon maître, la justice est plus méchante encore que je ne croyais. Cette pensée qu'elle doit le châtiment au coupable est extrêmement féroce. C'est une barbarie gothique.

—Monsieur, dit le petit huissier, vous connaissez mal la justice. Elle frappe sans colère, et elle n'a pas de haine pour cette fille qu'elle envoie à la potence.

—A la bonne heure! dit mon bon maître. Mais j'aimerais mieux que les juges fissent l'aveu qu'ils punissent les coupables par pure nécessité et seulement pour faire des exemples sensibles. Dans ce cas ils s'en tiendraient au nécessaire. Mais s'ils s'imaginent, en punissant, payer au coupable son dû, on voit jusqu'où cette délicatesse peut les entraîner, et leur probité même les rend inexorables, car on ne saurait refuser aux gens ce qu'on sait leur devoir. Cette maxime, monsieur, me fait horreur. Elle a été établie avec la dernière rigueur par un philosophe habile, du nom de Menardus, qui prétend que ne pas punir un malfaiteur, c'est lui faire tort et le priver méchamment du droit qu'il a d'expier sa faute. Il a soutenu que les magistrats d'Athènes, en faisant boire la ciguë à Socrate, avaient excellemment travaillé à la purification de l'âme de ce sage. Ce sont là d'épouvantables rêveries. Je souhaite que la justice criminelle ait moins de sublimité. L'idée de pure vengeance qu'on attache plus communément à la peine des malfaiteurs, bien que basse et mauvaise en soi-même, est moins terrible dans ses conséquences que cette furieuse vertu des philosophes tourmenteurs. J'ai connu jadis à Séez un bourgeois d'humeur joviale et bon homme, qui mettait tous les soirs ses petits enfants sur ses genoux et leur faisait des contes. Il menait une vie exemplaire, s'approchait des sacrements et se piquait d'une exacte probité dans le commerce des grains qu'il exerçait depuis soixante ans ou plus. Il lui arriva d'être volé par sa servante de quelques doublons, ducassons, nobles à la rose et autres belles pièces d'or qu'il gardait curieusement dans un étui, au fond d'un tiroir. Dès qu'il s'aperçut de ce dommage, il en fit aux juges une plainte sur laquelle la servante fut questionnée, jugée, condamnée et suppliciée. Le bonhomme, qui savait son droit, exigea qu'on lui remît la peau de sa voleuse, dont il se fit faire une paire de chausses. Et il lui arrivait souvent de frapper sur sa cuisse en s'écriant: «La coquine! la coquine!» Cette fille lui avait pris des pièces d'or; il lui prenait sa peau; du moins se vengeait-il sans philosophie, dans la candeur de sa férocité rustique. Il ne songeait point à remplir un devoir auguste en tapotant joyeusement sa culotte humaine. Il vaudrait mieux convenir que, si l'on pend un larron, c'est par prudence et dans le but d'effrayer les autres par l'exemple, et non pas du tout pour attribuer à chacun, comme dit l'autre, ce qui lui appartient. Car, en bonne philosophie, rien n'appartient à personne, si ce n'est la vie elle-même. Prétendre qu'on doit l'expiation aux criminels, c'est tomber dans un mysticisme féroce, pis que la violence nue et que la simple colère. Quant à punir les voleurs c'est un droit issu de la force et non de la philosophie. La philosophie nous enseigne au contraire que tout ce que nous possédons est acquis par violence ou par ruse. Et vous voyez aussi que les juges approuvent qu'on nous dépouille de nos biens quand le ravisseur est puissant. C'est ainsi qu'on permet au roi de nous prendre notre vaisselle d'argent pour faire la guerre, comme il s'est vu sous Louis le Grand, alors que les réquisitions furent si exactes qu'on enleva jusqu'aux crépines des lits, pour en tirer l'or tissu dans la soie. Ce prince mit la main sur les biens des particuliers et sur les trésors des églises, et, voilà vingt ans, faisant mes dévotions à Notre-Dame-de-Liesse, en Picardie, j'ouïs les doléances d'un vieux sacristain qui déplorait que le feu roi eût enlevé et fait fondre tout le trésor de l'église, et ravi même le sein d'or émaillé déposé jadis en grande pompe par madame la princesse Palatine, après qu'elle eut été guérie miraculeusement d'un cancer. La justice seconda le prince dans ses réquisitions et punit sévèrement ceux qui dérobaient quelque pièce aux commissaires du roi. C'est donc qu'elle n'estimait pas que ces biens fussent si attachés aux personnes qu'on ne pût les en séparer.

—Monsieur, dit le petit huissier, les commissaires agissaient au nom du roi qui, possédant tous les biens du royaume, en peut disposer à son gré pour la guerre ou pour les bâtiments, ou de toute autre manière.

—Il est vrai, dit mon bon maître, et cela a été mis dans les règles du jeu. Les juges y vont comme à l'Oie, en regardant ce qui est écrit sur le tableau. Les droits du prince, soutenus par les Suisses et par toutes sortes de soldats, y sont écrits. Et la pauvre pendue n'avait pas de gardes suisses pour faire mettre sur le tableau du jeu qu'elle avait droit de porter les dentelles de madame la conseillère Josse. Cela est parfaitement exact.

—Monsieur, dit le petit huissier, vous ne comparez point, je pense, Louis le Grand, qui prit la vaisselle de ses sujets pour payer des soldats, et cette créature qui vola une coiffe pour s'en parer.

—Monsieur, dit mon bon maître, il est moins innocent de faire la guerre que d'aller à Ramponneau avec une coiffe de dentelle. Mais la justice assure à chacun ce qui lui appartient, selon les règles de ce jeu des sociétés qui est le plus inique, le plus absurde et le moins divertissant des jeux. Et le malheur est que tous les citoyens sont obligés d'être de la partie.

—Cela est nécessaire, dit le petit huissier.

—Aussi bien, dit mon bon maître, les lois sont-elles utiles. Mais elles ne sont point justes et ne sauraient l'être, car le juge assure aux citoyens la jouissance de ce qui leur appartient, sans faire le discernement des vrais et des faux biens; cette distinction n'est pas dans les règles du jeu, mais seulement dans le livre de la justice divine, où personne ne peut lire. Connaissez-vous l'histoire de l'ange et de l'anachorète? Un ange descendit sur la terre avec un visage d'homme et en l'habit d'un pèlerin; cheminant par l'Égypte, il frappa, le soir, à la porte d'un bon anachorète qui, le prenant pour un voyageur, lui offrit à souper et lui donna du vin dans une coupe d'or. Puis il le fit coucher dans son lit et s'étendit lui-même à terre, sur quelques poignées de paille de maïs. Pendant qu'il dormait, son hôte céleste se leva, prit la coupe dans laquelle il avait bu, la cacha sous son manteau et s'enfuit. Il agissait de la sorte, non point pour faire tort au bon ermite, mais au contraire dans l'intérêt de l'hôte qui l'avait reçu charitablement. Car il savait que cette coupe aurait causé la perte de ce saint homme, qui y avait mis son coeur, tandis que Dieu veut qu'on n'aime que lui et ne souffre pas qu'un religieux soit attaché aux biens de ce monde. Cet ange, qui participait de la sagesse divine, distinguait les faux biens des biens véritables. Les juges ne font pas cette distinction. Qui sait si madame la conseillère Josse ne perdra point son âme avec les barbes de dentelle que sa servante lui avait prises et que les juges lui ont rendues?

—En attendant, dit le petit huissier en se frottant les mains, il y a à cette heure une coquine de moins sur la terre.

Il secoua les miettes qui restaient sur son habit, salua la compagnie et partit allègrement.

XXI

LA JUSTICE (SUITE)

Mon bon maître, se tournant vers moi, reprit de la sorte:

—Je n'ai rapporté l'histoire de l'ange et de l'ermite que pour montrer l'abîme qui sépare le temporel du spirituel. Or, c'est seulement dans le temporel que la justice humaine s'exerce, et c'est un lieu bas où les grands principes ne sont point de mise. La plus cruelle offense qu'on ait pu faire à Notre-Seigneur Jésus-Christ est de mettre son image dans les prétoires où les juges absolvent les pharisiens qui l'ont crucifié et condamnent la Madeleine qu'il releva de ses mains divines. Que fait-il, le Juste, parmi ces hommes qui ne pourraient pas se montrer justes, même s'ils le voulaient, puisque leur triste devoir est de considérer les actions de leurs semblables non en elles-mêmes et dans leur essence, mais au seul point de vue de l'intérêt social, c'est-à-dire en raison de cet amas d'égoïsme, d'avarice, d'erreurs et d'abus qui forme les cités, et dont ils sont les aveugles conservateurs? En pesant la faute, ils y ajoutent le poids de la peur ou de la colère qu'elle inspira au lâche public. Et tout cela est écrit dans leur livre, en sorte que le texte antique et la lettre morte leur servent d'esprit, de coeur et d'âme vivante. Et toutes ces dispositions, dont quelques-unes remontent aux âges infâmes de Byzance et de Théodora, s'accordent seulement sur ce point qu'il faut tout sauver, vertus et vices, d'un monde qui ne veut pas changer. La faute aux yeux des lois est si peu de chose en soi, et les circonstances extérieures en sont si considérables, qu'un même acte, légitime dans telle condition, devient impardonnable dans telle autre, comme il se voit par l'exemple d'un soufflet qui, donné par un homme sur la joue d'un autre, paraît seulement chez un bourgeois l'effet d'une humeur irascible et devient, pour un soldat, un crime puni de mort. Cette barbarie, qui subsiste encore, fera de nous l'opprobre des siècles futurs. Nous n'y prenons pas garde; mais on se demandera un jour quels sauvages nous étions pour punir du dernier supplice l'ardeur généreuse du sang quand elle jaillit du coeur d'un jeune homme assujetti par les lois aux périls de la guerre et aux dégoûts de la caserne. Et il est clair que s'il y avait une justice, nous n'aurions pas deux codes, l'un militaire, l'autre civil. Ces justices soldatesques, dont on voit tous les jours les effets, sont d'une cruauté atroce, et les hommes, s'ils se policent jamais, ne voudront pas croire qu'il fut jadis, en pleine paix, des conseils de guerre vengeant par la mort d'un homme la majesté des caporaux et des sergents. Ils ne voudront pas croire que des malheureux furent passés par les armes pour crime de désertion devant l'ennemi, dans une expédition où le gouvernement de la France ne reconnaissait pas de belligérants. Ce qu'il y a d'admirable, c'est que de telles atrocités se commettent chez des peuples chrétiens qui honorent saint Sébastien, soldat révolté, et ces martyrs de la légion thébaine dont la gloire est seulement d'avoir encouru jadis les rigueurs des conseils de guerre, en refusant de combattre les Bagaudes. Mais laissons cela, ne parlons plus de ces justices de gens à sabres, qui périront un jour, selon la prophétie du fils de Dieu; et revenons-en aux magistrats civils.

»Les juges ne sondent point les reins et ne lisent point dans les coeurs; aussi leur plus juste justice est-elle rude et superficielle. Encore s'en faut-il de beaucoup qu'ils s'en tiennent à cette grossière écorce d'équité, sur laquelle les codes sont écrits. Ils sont hommes, c'est-à-dire faibles et corruptibles, doux aux forts et impitoyables aux petits. Ils consacrent par leurs sentences les plus cruelles iniquités sociales, et il est malaisé de distinguer dans cette partialité ce qui vient de leur bassesse personnelle, de ce qui leur est imposé par le devoir de leur profession, qui est, en réalité, de soutenir l'État dans ce qu'il a de mauvais autant que dans ce qu'il a de bon, de veiller à la conservation des moeurs publiques, ou excellentes ou détestables, et d'assurer, avec les droits des citoyens, les volontés tyranniques du prince, sans parler des préjugés ridicules et cruels qui trouvent sous les fleurs de lis un asile inviolable.

»Le magistrat le plus austère peut être amené, par son intégrité même, à rendre des arrêts aussi révoltants et peut-être plus inhumains encore que ceux du magistrat prévaricateur, et je ne sais, pour ma part, qui des deux je redouterais le plus, ou du juge qui s'est fait une âme avec des textes de loi, ou de celui qui emploie un reste de sentiment à torturer ces textes. Celui-ci me sacrifiera à son intérêt ou à ses passions; l'autre m'immolera froidement à la chose écrite.

»Encore faut-il observer que le magistrat est défenseur, par fonction, non pas des préjugés nouveaux, auxquels nous sommes tous plus ou moins soumis, mais des préjugés anciens qui sont conservés dans les lois alors qu'ils s'effacent de nos âmes et nos moeurs. Et il n'est pas d'esprit quelque peu méditatif et libre qui ne sente tout ce qu'il y a de gothique dans la loi, tandis que le juge n'a pas le droit de le sentir.

»Mais je parle comme si les lois, encore que barbares et grossières, étaient du moins claires et précises. Et il s'en faut de beaucoup qu'il en soit ainsi. Le grimoire d'un sorcier semble facile à comprendre en comparaison de plusieurs articles de nos codes et de nos coutumiers. Ces difficultés d'interprétation ont beaucoup contribué à faire établir divers degrés de juridiction, et l'on admet que, ce que le bailli n'a pas entendu, messieurs du Parlement l'éclairciront. C'est beaucoup attendre de cinq hommes en robe rouge et en bonnet carré, qui, même après avoir récité le Veni Creator, demeurent sujets à l'erreur; et il vaut mieux convenir que la plus haute juridiction juge sans appel pour cette seule raison qu'on avait épuisé les autres avant de recourir à celle-là. Le prince est de cet avis; car il y a des lits de justice au-dessus des Parlements.

XXII

LA JUSTICE (SUITE ET FIN)

Mon bon maître regarda tristement couler l'eau comme l'image de ce monde où tout passe et rien ne change.

Il demeura quelque temps songeur et reprit d'une voix plus basse:

—Cela seul, mon fils, me cause un insurmontable embarras, qu'il faille que ce soit les juges qui rendent la justice. Il est clair qu'ils ont intérêt à déclarer coupable celui qu'ils ont d'abord soupçonné. L'esprit de corps, si puissant chez eux, les y porte; aussi voit-on que dans toute leur procédure, ils écartent la défense comme une importune, et ne lui donnent accès que lorsque l'accusation a revêtu ses armes et composé son visage, et qu'enfin, à force d'artifices, elle a pris l'air d'une belle Minerve. Par l'esprit même de leur profession, ils sont enclins à voir un coupable dans tout accusé, et leur zèle semble si effrayant à certains peuples européens qu'ils les font assister, dans les grandes causes, par une dizaine de citoyens tirés au sort. En quoi il apparaît que le hasard, dans son aveuglement, garantit mieux la vie et la liberté des accusés que ne le peut faire la conscience éclairée des juges. Il est vrai que ces magistrats bourgeois, tirés à la loterie, sont tenus en dehors de l'affaire dont ils voient seulement les pompes extérieures. Il est vrai encore, qu'ignorant les lois, ils sont appelés, non à les appliquer, mais seulement à décider d'un seul mot s'il y a lieu de les appliquer. On dit que ces sortes d'assises donnent parfois des résultats absurdes, mais que les peuples qui les ont établies y sont attachés comme à une espèce de garantie très précieuse. Je le crois volontiers. Et je conçois qu'on accepte des arrêts rendus de la sorte, qui peuvent être ineptes ou cruels, mais dont l'absurdité du moins et la barbarie ne sont, pour ainsi dire, imputables à personne. L'iniquité semble tolérable quand elle est assez incohérente pour paraître involontaire.

»Ce petit huissier de tantôt, qui a un si grand sentiment de la justice, me soupçonnait d'être du parti des voleurs et des assassins. Au rebours, je réprouve à ce point le vol et l'assassinat, que je n'en puis souffrir même la copie régularisée par les lois, et il m'est pénible de voir que les juges n'ont rien trouvé de mieux, pour châtier les larrons et les homicides, que de les imiter; car, de bonne foi, Tournebroche, mon fils, qu'est-ce que l'amende et la peine de mort, sinon le vol et l'assassinat perpétrés avec une auguste exactitude? Et ne voyez-vous point que notre justice ne tend, dans toute sa superbe, qu'à cette honte de venger un mal par un mal, une misère par une misère, et de doubler, pour l'équilibre et la symétrie, les délits et les crimes? On peut dépenser dans cette tâche une sorte de probité et de désintéressement. On peut s'y montrer un l'Hospital tout aussi bien qu'un Jeffryes, et je connais pour ma part un magistrat assez honnête homme. Mais j'ai voulu, remontant aux principes, montrer le caractère véritable d'une institution que l'orgueil des juges et l'épouvante des peuples ont revêtue à l'envi d'une majesté empruntée; j'ai voulu montrer l'humilité originelle de ces codes qu'on veut rendre augustes et qui ne sont en réalité qu'un amas bizarre d'expédients.

»Hélas! les lois sont de l'homme; c'est une obscure et misérable origine. L'occasion les fit naître pour la plupart. L'ignorance, la superstition, l'orgueil du prince, l'intérêt du législateur, le caprice, la fantaisie, voilà la source de ces grands corps de droit qui deviennent vénérables quand ils commencent à n'être plus intelligibles. L'obscurité qui les enveloppe, épaissie par les commentateurs, leur communique la majesté des oracles antiques. J'entends dire à chaque instant et je lis tous les jours dans les gazettes, que maintenant nous faisons des lois de circonstance et d'occasion. Cette vue appartient à des myopes qui ne découvrent pas que c'est la suite d'un usage immémorial et que, de tout temps, les lois sont sorties de quelque hasard. On se plaint aussi de l'obscurité et des contradictions où tombent sans cesse nos législateurs contemporains. Et l'on ne remarque pas que leurs prédécesseurs étaient tout aussi épais et embrouillés.

»En fait, Tournebroche, mon fils, les lois sont bonnes ou mauvaises, moins par elles-mêmes que par la façon dont on les applique, et telle disposition très inique ne fait pas de mal si le juge ne la met point en vigueur. Les moeurs ont plus de force que les lois. La politesse des habitudes, la douceur des esprits sont les seuls remèdes qu'on puisse raisonnablement apporter à la barbarie légale. Car de corriger les lois par les lois, c'est prendre une voie lente et incertaine. Les siècles seuls défont l'oeuvre des siècles. Il y a peu d'espoir qu'un jour un Numa français rencontre dans la forêt de Compiègne ou sous les rochers de Fontainebleau une autre nymphe Égérie qui lui dicte des lois sages.

Il regarda longtemps vers les collines qui bleuissaient à l'horizon. Son air était grave et triste. Puis, posant doucement la main sur mon épaule, il me parla avec un accent si profond que je me sentis pénétré jusqu'au fond de l'âme. Il me dit:

—Tournebroche, mon fils, vous me voyez tout à coup incertain et embarrassé, balbutiant et stupide, à la seule idée de corriger ce que je trouve détestable. Ne croyez point que ce soit timidité d'esprit: rien n'étonne l'audace de ma pensée. Mais prenez bien garde, mon fils, à ce que je vais vous dire. Les vérités découvertes par l'intelligence demeurent stériles. Le coeur est seul capable de féconder ses rêves. Il verse la vie dans tout ce qu'il aime. C'est par le sentiment que les semences du bien sont jetées sur le monde. La raison n'a point tant de vertu. Et je vous confesse que j'ai déjà été jusqu'ici trop raisonnable dans la critique des lois et des moeurs. Aussi cette critique va-t-elle tomber sans fruits et se sécher comme un arbre brûlé par la gelée d'avril. Il faut, pour servir les hommes, rejeter toute raison, comme un bagage embarrassant, et s'élever sur les ailes de l'enthousiasme. Si l'on raisonne, on ne s'envolera jamais.

NOTES

[1: M. Jean Lacoste a écrit dans la Gazette de France du 20 mai 1893:

«M. l'abbé Jérôme Coignard est un prêtre plein de science, d'humilité et de foi. Je ne dis pas que sa conduite ait toujours honoré son petit collet et que sa robe n'ait pas reçu maint accroc… Mais s'il succombe à la tentation, si le diable a en lui une proie facile, jamais il ne perd confiance, il espère par la grâce de Dieu ne plus rechuter et arriver aux gloires du Paradis. Et de fait il nous donne le spectacle d'une mort fort édifiante. Donc un grain de foi embellit la vie et l'humilité chrétienne sied aux faiblesses de l'humanité.

»M. l'abbé Coignard, s'il n'est pas un saint, mérite peut-être le purgatoire. Mais il le mérite fort long et il a risqué l'enfer. Car à ses actes d'humilité sincère ne se mêlait presque pas de repentir. Il comptait trop sur la grâce de Dieu et ne faisait nul effort pour favoriser l'action de la grâce. C'est pourquoi il retombait dans son péché. La foi ainsi lui servait de peu et il était presque hérétique, car le saint concile de Trente, dans les canons VI et IX de sa sixième session, a déclaré l'anathème à tous ceux qui prétendent «qu'il n'est pas au pouvoir de l'homme de rendre ses voies mauvaises» et qui ont une telle confiance en la foi qu'ils s'imaginent qu'elle seule peut sauver «sans aucun mouvement de la volonté». C'est pourquoi la miséricorde divine s'étendant sur l'abbé Coignard est vraiment miraculeuse et en dehors des voies ordinaires.»]

[2: M. Baiselance ou Baisselance vient beaucoup après Montaigne comme maire de Bordeaux. (Note de l'éditeur.)]

[3: La géométrie dont parle Jacques Tournebroche est ornée de figures de Sébastien Leclerc dont j'admire au contraire la précise élégance et la fine exactitude. Mais il faut souffrir la contradiction. (Note de l'éditeur.)]

[4: C'est un ecclésiastique qui parle. (Note de l'éditeur.)]

[5: Cf.: Saint-Évremont. Les Académiciens.

GODEAU.

Bonjour, cher Colletet.

COLLETET se jette à genoux.

Grand évêque de Grasse,
Dites-moi, s'il vous plaît, comme il faut que je fasse.
Ne dois-je pas baiser votre sacré talon?

GODEAU.

Nous sommes tous égaux, étant fils d'Apollon.
Levez-vous, Colletet.

COLLETET.

Votre magnificence
Me permet, monseigneur, une telle licence?

GODEAU.

Rien ne saurait changer le commerce entre nous:
Je suis évêque ailleurs, ici Godeau pour vous.

M. l'abbé Coignard vivait sous l'ancien régime. En ce temps-là on disait que l'Académie française avait le mérite d'établir entre tous ses membres une égalité qu'ils ne trouvaient pas devant la loi. Pourtant elle fut détruite en 1793 comme «le dernier refuge de l'aristocratie».]

[6: Il veut dire: de l'évêque à qui le roi a donné la feuille des bénéfices ecclésiastiques.]

[7: Le roi était protecteur de l'Académie.]

[8: Il est exact que l'Académie condamna cette locution.

Je dis que la coutume, assez souvent trop forte,
Fait dire improprement que l'on FERME LA PORTE.
L'usage tous les jours autorise des mots
Dont on se sert pourtant assez mal à propos.
Pour avoir moins de froid à la fin de décembre
On va POUSSER LA PORTE et l'on FERME SA CHAMBRE.

(Saint-Évremont, les Académiciens.)]

[9: L'Académie, en ce temps-là, ne faisait point de distribution de prix.]

[10: Je n'ai pas trouvé mention de ce M. Rockstrong dans les mémoires relatifs à l'attentat de Monmouth. (Note de l'éditeur.)]

[11: Au temps de M. l'abbé Coignard les Français se croyaient déjà libres. Le sieur d'Alquié écrivait en 1670:

«Trois choses rendent un homme heureux en ce monde, sçavoir la douceur de l'entretien, les mets délicats et la liberté entière et parfaite. Nous avons veu comme quoy nostre illustre royaume a parfaitement satisfait aux deux premiers; ainsi qu'il ne reste maintenant qu'à montrer que le troisième ne luy manque pas, et que la liberté n'y est pas moins que les deux advantages précédans. La chose vous paraistra d'abord véritable, si vous considérez attentivement le nom de nostre Estat, le sujet de sa fondation, et sa pratique ordinaire: car on remarque d'abord que ce nom de France ne signifie autre chose que Franchise et liberté, conformément au dessein des fondateurs de cette Monarchie, lesquels ayant une âme noble et généreuse et ne pouvant souffrir ny l'esclavage ny la moindre servitude se résolurent de secouer le joug de toute sorte de captivité, et d'estre aussi libres que les hommes le peuvent estre: c'est pourquoy ils s'en vinrent dans les Gaules qui estoient un Pays dont les Peuples n'estoient pas ny moins belliqueux ny moins jaloux de sa franchise qu'ils le pouvoient estre. Quand au second point, nous sçavons qu'outre les inclinations et les desseins qu'ils ont en fondant cet Estat, d'estre toujours maistres d'eux-mesmes; c'est qu'ils ont donné des loix à leurs Souverains, qui (limitant leur pouvoir) les maintiennent dans leurs privilèges: de sorte que quand on les en veut priver ils deviennent furieux et courent aux armes avec tant de vitesse que rien ne peust les retenir quand il s'agit de ce point. Quant au troisiesme, je dis que la France est si amoureuse de la liberté, qu'elle ne peut pas souffrir un Esclave: de sorte que les Turcs et les Mores, bien moins encore les peuples Chrétiens, ne peuvent jamais porter des fers ny estre chargés de chaisnes, estant dans son pays: aussi arrive-t-il que quand il y a des esclaves en France, ils ne sont pas si tost à terre, qu'ils s'écrient pleins de joye: Vive la France avec son aymable Liberté. (Les Délices de la France…, par François Savinien d'Alquié, Amsterdam, 1670, in-12.—Chapitre XVI, intitulé La France est un pays de liberté pour toute sorte de personnes, pp. 245-246.)]

Chargement de la publicité...