Les Peterkins
The Project Gutenberg eBook of Les Peterkins
Title: Les Peterkins
Author: Mark Twain
Translator: François de Gaïl
Release date: December 23, 2023 [eBook #72486]
Language: French
Original publication: Paris: Mercure de France, 1910
Credits: Véronique Le Bris, Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
LES PETERKINS
DU MÊME AUTEUR
| Contes choisis, traduits par Gabriel de Lautrec et précédés d’une étude sur l’humour | 1 vol. |
| Exploits de Tom Sawyer détective, et autres nouvelles, traduits par François de Gail | 1 vol. |
| Un Pari de Milliardaires, et autres nouvelles, traduits par François de Gail | 1 vol. |
| Le Prétendant américain, roman traduit par François de Gail | 1 vol. |
| Plus fort que Sherlock Holmès, traduit par François de Gail | 1 vol. |
| Le Capitaine Tempête, et autres contes, traduit par Gabriel de Lautrec | 1 vol. |
MARK TWAIN
Les Peterkins
ET AUTRES CONTES
TRADUITS PAR
FRANÇOIS DE GAIL
PARIS
MERCVRE DE FRANCE
XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI
MCMX
JUSTIFICATION DU TIRAGE:
Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.
LES PETERKINS
(D’APRÈS PEABODY HALE)
C’était bien le moment de se livrer à l’étude des langues. Les Peterkins venaient d’entrer dans leur nouvelle maison, beaucoup plus confortable que la précédente; ils devaient avoir la place pour toute chose et toute chose à sa place.
Elisabeth-Elisa n’oubliait pas combien leur ancienne installation était peu pratique; pendant longtemps, en effet, pour jouer du piano, elle avait été obligée de s’asseoir dans la galerie de l’autre côté de la fenêtre. Mᵐᵉ Peterkins se souvenait des difficultés qu’elle éprouvait au sujet des nappes de table.
La nappe supérieure se trouvait dans une malle rangée contre la porte d’une grande armoire située sous l’escalier; la nappe du dessous était renfermée dans un tiroir de la grande armoire; de sorte que, lorsqu’il s’agissait de changer les nappes, il fallait retirer et mettre de côté la malle pour pouvoir ouvrir l’armoire, car on devait d’abord se servir de la nappe du dessous; après cela, il fallait remettre en place la malle pour l’ouvrir et en extraire la nappe supérieure.
Après tous ces déplacements, il était encore nécessaire de déplacer la malle pour dégager la porte de l’armoire qui contenait la boîte à couteaux. Ces déménagements successifs occasionnaient naturellement une grande perte de temps.
Maintenant que la nouvelle maison des Peterkins était suffisamment grande, ils trouveraient le moyen de tout loger. Agamemnon se réjouissait surtout de l’installation de la nouvelle bibliothèque. Dans leur ancienne maison, il n’y avait pas de pièce spéciale pour les livres: les dictionnaires étaient au premier étage, chose fort incommode, et les volumes de l’encyclopédie répartis en plusieurs endroits. Ainsi, les volumes de A jusqu’à P se trouvaient au rez-de-chaussée, tandis que tous ceux de Q jusqu’à Z étaient classés dans différentes chambres du premier étage. Malheureusement on ne pouvait jamais se rappeler si la section de A à P comprenait la lettre P.
—Je montais toujours au premier étage pour chercher P, disait Agamemnon, et je m’apercevais que le volume se trouvait en bas; à chaque instant c’était une nouvelle confusion.
Naturellement, maintenant, la nouvelle maison des Peterkins se prêtait mieux à la vie studieuse. En ayant tous les livres dans la même pièce, on évitait une grande perte de temps pour les chercher.
M. Peterkins suggéra à chacun des siens d’apprendre une langue différente. S’ils voyageaient un jour à l’étranger ce serait on ne peut plus commode: Elisabeth-Elisa pourrait parler français avec les Parisiens, Agamemnon allemand avec les Allemands, Salomon-John italien avec les Italiens; Mᵐᵉ Peterkins parlerait espagnol en Espagne; quant à lui, il aborderait à la fois toutes les langues orientales en commençant par le russe.
Mᵐᵉ Peterkins n’était pas très décidée à apprendre l’espagnol; car toute sa famille avait juré qu’elle n’irait jamais en Espagne à cause de son horreur pour l’Inquisition. Mᵐᵉ Peterkins d’ailleurs partageait cette horreur avec ses enfants.
Les voyages à l’étranger lui souriaient peu et elle avait toujours déclaré qu’elle ne quitterait pas le sol natal avant qu’un pont fût jeté sur l’Atlantique! (Or il n’en était pas encore question.) Agamemnon déclarait qu’il ne fallait jurer de rien, que chaque jour on faisait de nouvelles découvertes et qu’un pont ne serait assurément pas plus difficile à inventer qu’un téléphone; dans les temps anciens on se servait déjà de ponts. La question des professeurs vint alors sur le tapis. On pourrait certainement en trouver à Boston. S’ils venaient tous le même jour il serait facile de transporter trois d’entre eux dans le petit break. Agamemnon irait au-devant d’eux, puis les reconduirait; de cette façon il s’habituerait à leur conversation à l’aller comme au retour.
Monsieur Peterkins se documenta sur les langues orientales: on lui apprit que le sanscrit était la base de toutes ces langues; aussi proposa-t-il à toute sa famille de commencer par le sanscrit; ils n’auraient ainsi besoin au début que d’un seul professeur et pourraient ensuite bifurquer sur les autres langues.
Mais sa famille préféra apprendre des langues différentes. Elisabeth-Elisa savait déjà un peu de français; elle avait essayé, sans grand succès, d’en placer quelques mots à l’exposition du centenaire, mais elle s’était aperçue qu’elle venait de lier conversation avec un Maure qui ne comprenait pas le français.
M. Peterkins objecta qu’il leur faudrait plusieurs pièces pour leurs études si tous les professeurs venaient à la même heure; mais Agamemnon lui fit remarquer qu’ils se serviraient de dictionnaires différents. M. Peterkins était d’avis qu’il vaudrait mieux avoir tous les professeurs en même temps, car chaque élève pourrait, en plus de la langue qu’il étudierait, attraper des bribes des autres langues; d’après lui le meilleur moyen d’apprendre à parler une langue étrangère était d’entendre parler les autres autour de soi.
Mᵐᵉ Peterkins objecta que sa maison ressemblerait à une tour de Babel; elle en prit cependant son parti.
Agamemnon signala une autre difficulté: naturellement il leur fallait des professeurs étrangers qui parleraient chacun leur langue maternelle; mais, dans ce cas, comment faire pour les inviter à venir à la maison, leur expliquer la combinaison de la voiture, et arranger la répartition des heures de leçon? Agamemnon se demandait comment on pouvait se tirer d’affaire avec un étranger lorsqu’on était incapable de lui exposer ce qu’on désirait.
Elisabeth-Elisa répondit qu’en pareil cas les signes et la pantomime devaient rendre de grands services. Salomon-John et les jeunes garçons se mirent aussitôt à mimer. Elisabeth-Elisa expliqua que le mot «langue» signifiait à la fois «langage et organe de la parole»; ils pouvaient donc montrer leur langue pour se faire comprendre.
Comme exercice pratique, les jeunes garçons figurèrent les professeurs étrangers parlant chacun leur langue maternelle; Agamemnon et Salomon-John firent semblant de les inviter à venir instruire la famille au moyen d’une série de signes.
M. Peterkins déclara que leur succès était admirable, et qu’ils pourraient presque aller à l’étranger sans étudier les langues; il encouragea ses enfants à se faire comprendre par signes. Pourtant, comme le pont n’était pas encore construit, il vaudrait peut-être mieux attendre et cultiver les langues. Mᵐᵉ Peterkins craignait que les professeurs étrangers ne se considérassent comme invités au lunch: Salomon-John, en effet, n’avait cessé de montrer sa bouche en l’ouvrant, la fermant et en sortant sa langue; il semblait plus par là vouloir les inviter à manger que leur demander des leçons de langues. Agamemnon suggéra qu’ils pourraient emporter avec eux les divers dictionnaires lorsqu’ils iraient trouver les professeurs; cela exprimerait qu’ils désiraient des leçons et les professeurs n’y verraient pas une invitation au lunch.
Mᵐᵉ Peterkins trouvait plus prudent de préparer un lunch pour les professeurs au cas où ils prendraient la visite pour une invitation, seulement elle ignorait ce qu’ils mangeaient d’habitude. M. Peterkins pensa qu’il serait très bon d’apprendre ce détail en fréquentant des étrangers, car, avant de quitter leur pays natal, ils auraient ainsi l’occasion de s’habituer aux plats étrangers. Les petits garçons se réjouissaient beaucoup à l’idée de manger de nouveaux mets. Agamemnon avait entendu dire que la soupe à la bière était le régal favori des Allemands et il se proposait, dès sa première leçon, de s’en faire expliquer la préparation.
Salomon-John savait que tous les étrangers aiment beaucoup l’ail, aussi pensa-t-il que les professeurs seraient enchantés de sentir une odeur d’ail dans la maison dès leur première leçon, et qu’ils apprécieraient beaucoup cette délicate attention.
Elisabeth-Elisa voulait faire à une de ses parentes habitant Philadelphie la surprise de lui parler français. Aussi désirait-elle commencer ses leçons avant la visite annuelle de sa famille de Philadelphie. Il y eut un léger retard dans l’exécution de ces projets: M. Peterkins préférait trouver des professeurs établis depuis peu dans la région, car il ne voulait pas subir la tentation de parler anglais avec eux; il désirait des professeurs récemment débarqués en Amérique, et il revint un soir chez lui avec une liste complète des étrangers nouvellement arrivés. La famille Peterkins décida qu’elle emprunterait aux Bromwicks leur break pour le premier jour, et M. Peterkins et Agamemnon partirent en voiture à la ville pour ramener tous les professeurs. L’un était un Russe, qui voyageait pour son plaisir et n’avait nullement l’intention de donner des leçons; peut-être y consentirait-il, mais dans tous les cas il ne savait pas un mot d’anglais.
M. Peterkins avait dans son porte-cartes les cartes des messieurs qui lui avaient recommandé les différents professeurs; accompagné d’Agamemnon, il alla d’hôtel en hôtel pour les convoquer. Il les trouva tous très polis, tous prêts à venir après les explications données au moyen des signaux convenus. Ils avaient oublié les dictionnaires, mais Agamemnon possédait un guide qui pouvait les remplacer et qui sembla très approprié aux étrangers.
M. Peterkins dut se contenter d’un professeur russe, car il ne trouva aucun maître de sanscrit nouvellement débarqué dans le pays.
Mais voici qu’une difficulté inattendue surgit lorsqu’ils mirent dans la même voiture le professeur russe et le professeur d’arabe; ce dernier était Turc et portait un fez sur sa tête; il s’assit au fond de la voiture! Ils se regardèrent de travers et s’invectivèrent chacun dans leur langue sans que M. Peterkins pût comprendre un traître mot. Etait-ce du russe, était-ce de l’arabe? En tout cas il sautait aux yeux (ou plutôt aux oreilles) que les individus ne voulaient à aucun prix se trouver dans la même voiture. M. Peterkins était au désespoir; il avait oublié la guerre turco-russe! Quelle gaffe énorme il venait de commettre en invitant le Turc!
Une foule de curieux s’était groupée devant l’hôtel. Le professeur français pria très poliment le Russe de monter avec lui dans la première voiture; mais une autre difficulté se présentait: le professeur allemand se carrait tranquillement dans le fond de cette voiture!!!
Le professeur français avait à peine mis le pied sur le marche-pied qu’il invectiva violemment le professeur allemand; ce dernier, furieux, sauta de la voiture par la porte opposée, fit le tour en courant et le saisit au collet. A n’en pas douter, l’Allemand et le Français ne pouvaient pas habiter ensemble la même voiture! Pendant ce temps-là la foule des curieux augmentait toujours.
Agamemnon, fort heureusement, savait dire en allemand le mot «monsieur»; s’adressant au professeur allemand, il l’invita par signes à prendre place dans l’autre voiture.
L’Allemand consentit à s’asseoir aux côtés du Turc. Enfin les voitures se mirent en marche: M. Peterkins avait l’Italien à ses côtés, le professeur français et le Russe étaient assis derrière et se parlaient sur un ton aigre qui laissait supposer à M. Peterkins qu’ils n’étaient pas complètement d’accord.
Le voyage d’Agamemnon s’effectua dans un profond silence: l’Espagnol assis à côté de lui semblait d’humeur maussade, tandis que le Turc et l’Allemand n’échangèrent pas un traître mot.
En arrivant à la maison, ils furent reçus par Mᵐᵉ Peterkins et Elisabeth-Elisa; par une délicate attention pour le professeur espagnol, Mᵐᵉ Peterkins avait jeté sur ses épaules une mantille de dentelle. M. Peterkins introduisit les professeurs dans la bibliothèque, mais il eut soin de les installer chacun à une respectable distance l’un de l’autre. Salomon-John chercha le dictionnaire italien et s’assit à côté du professeur italien. Agamemnon, avec un dictionnaire allemand, se rapprocha du professeur allemand. Les jeunes garçons montrèrent au Turc leur livre de «contes arabes». M. Peterkins essaya d’expliquer au professeur russe qu’il ne possédait pas de dictionnaire russe et qu’il avait espéré apprendre le sanscrit avec lui; de son côté Mᵐᵉ Peterkins essaya de faire entendre à son professeur qu’elle n’avait pas de livres espagnols. Elle oublia momentanément sa terreur de l’Inquisition et essaya de lui glisser quelques mots en se servant de termes anglais prononcés très lentement et en altérant son accent le mieux qu’elle pouvait. L’Espagnol s’inclina, parut prendre grand intérêt à sa conversation, et se montra très poli.
Pendant ce temps, Elisabeth-Elisa sortait au Parisien les quelques phrases qu’elle connaissait. Elle parlait plus facilement français qu’elle ne comprenait son professeur; lui, saisissait parfaitement ce qu’elle disait. Elle récita son vocabulaire et ânonna l’exercice suivant: J’ai le livre.—As-tu le pain?—L’enfant a une poire.—L’enfant sait-il sa leçon?
Le professeur écouta avec grande attention et répondit très distinctement à chaque question. Soudain, après avoir récité une de ses phrases, elle se leva, courut vers sa mère, et lui chuchota à l’oreille:—Ils ont, je crois, commis l’erreur que vous redoutiez; ils se croient invités au lunch! il vient de me remercier de notre aimable invitation à déjeuner.
—Ils n’ont pas pris leur déjeuner! s’exclama Mᵐᵉ Peterkins en regardant l’Espagnol: il semble affamé! Qu’allons-nous faire?
Elisabeth-Elisa courut consulter son père. Qu’allaient-ils faire? Comment leur faire comprendre qu’ils étaient invités à donner une leçon et non au lunch? Elisabeth-Elisa pria Agamemnon de chercher le mot «apprendre» dans le dictionnaire (apprendre devant signifier enseigner). Hélas! ils s’aperçurent que ce mot voulait à la fois dire apprendre et enseigner! Qu’allaient-ils faire?
Les étrangers se tenaient maintenant assis silencieux dans leur coin respectif. L’Espagnol paraissait de plus en plus blême. Allait-il donc s’évanouir? Le Français tortillait et effilait ses moustaches en regardant l’Allemand. Que faire si le Russe venait à attaquer le Turc et si l’air narquois du Parisien finissait par exaspérer l’Allemand?
—Il faut leur donner quelque chose à manger, dit M. Peterkins à voix basse; cela les calmera.
—Si seulement je savais ce qu’ils ont l’habitude de manger! continua Mᵐᵉ Peterkins.
Salomon-John suggéra qu’aucun des professeurs ne savait ce que son voisin avait l’habitude de manger: on pouvait donc leur offrir n’importe quoi.
Mᵐᵉ Peterkins se montra plus hospitalière que son fils, et déclara qu’Amanda pourrait préparer du bon café. M. Peterkins proposa un plat américain. Salomon-John envoya un des jeunes garçons chercher des olives.
Bientôt on servit le café et un plat de fèves bouillies; peu après arrivèrent les olives, le pain, des œufs à la coque et quelques bouteilles de bière. L’effet fut prodigieux! Chaque individu se mit à parler sa propre langue avec volubilité; Mᵐᵉ Peterkins versa du café à l’Espagnol qui s’inclina avec grâce. Tous aimaient la bière, tous aussi les olives.
Le Français s’étendit longuement sur «les mœurs américaines». Elisabeth-Elisa supposa qu’il faisait allusion à l’absence de nappe sur la table. Le Turc souriait, le Russe parlait avec animation. Au milieu du brouhaha produit par ces différentes langues, M. Peterkins répétait d’un air navré:
—Comment leur ferons-nous donc comprendre qu’ils doivent nous donner des leçons?
Au même instant la porte s’ouvrit et donna passage à la parente de Philadelphie qui, arrivée le jour même, venait faire sa première visite.
En entendant le bruit tumultueux de ces différentes conversations, elle recula d’effroi. La famille se précipita au-devant d’elle avec joie. Tous en même temps lui demandèrent de leur servir d’interprète auprès des professeurs. Pouvait-elle leur venir en aide? Pouvait-elle expliquer aux étrangers qu’on attendait d’eux des leçons? Des leçons! A peine avaient-ils prononcé ce mot que leurs hôtes se dressèrent tous comme un seul homme, la face rayonnante de joie. C’était le seul mot anglais que tous connaissaient. Ils étaient venus à Boston pour «donner des leçons». Le voyageur russe espérait ainsi apprendre l’anglais. Cette idée de leçon semblait leur plaire plus que le déjeuner. Assurément, ils donneraient bien volontiers des leçons. Le Turc sourit à cette perspective. La glace était rompue: les professeurs savaient maintenant qu’on attendait d’eux des leçons.
PERCE, MON AMI, PERCE!
I
Je prie le lecteur de vouloir bien jeter les yeux sur les vers suivants et de me dire s’il leur trouve vraiment un caractère pernicieux:
Perce, en présence du voyageur,
Un ticket bleu de dix cents,
Un ticket brun de huit cents,
Un ticket rose de quatre cents,
Perce en présence du voyageur!
(En chœur:)
Perce, mon ami, perce avec soin,
Perce, en présence du voyageur!
Je trouvai ces vers dans un journal, il y a quelque temps, et les relus deux ou trois fois. A partir de cet instant, ils prirent possession de mon cerveau. Pendant tout le temps du déjeuner, leur cadence se répercuta dans ma tête, si bien qu’à la fin du repas, lorsque je roulai ma serviette, je fus incapable de savoir si j’avais mangé ou non. La veille, je m’étais tracé mon programme de travail pour le jour suivant: un drame poignant dans la nouvelle que j’écris en ce moment.
Je me retirai chez moi pour composer ma tragédie; je pris ma plume, mais mon esprit obsédé répéta comme un refrain: «Perce en présence du voyageur.» Je luttai de toutes mes forces pendant une heure, mais ce fut peine perdue. «Un ticket bleu de dix cents, un ticket brun de huit cents», etc.;—ces vers bourdonnèrent à mes oreilles sans trêve ni relâche.
C’était pour moi une journée perdue, je ne le comprenais que trop maintenant. Je renonçai à mon travail et pris le parti de faire un tour en ville; mais à peine sur le trottoir, je m’aperçus que mes pieds marquaient la cadence de ces maudits vers. N’y tenant plus, je ralentis le pas; mais rien n’y fit: le rythme de ces vers s’accommoda de ma nouvelle allure et continua à me poursuivre.
Je rentrai chez moi et souffris de cette obsession pendant tout le reste de la journée; je me mis à table machinalement, et mangeai sans m’en rendre compte; un mal de tête violent me prit, je criai d’agacement et me promenai de long en large. Je me couchai, mais dans mon lit je ne fis que me tourner et me retourner, poursuivi par les mêmes rimes. A minuit, devenu presque enragé, je me levai et essayai de lire, mais à chaque ligne il me sembla que je lisais: «Perce en présence du voyageur.» Au lever du soleil, je ne me possédais plus, et chacun se demanda avec stupéfaction pourquoi je répétais ce refrain idiot: «Perce, oh! perce en présence du voyageur.»
II
Deux jours plus tard, un samedi matin, je me levai plus mort que vif et sortis pour retrouver un ami très apprécié de moi, le Révérend M., auquel j’avais donné rendez-vous pour visiter la tour de Talcott, distante de plus de dix milles. Mon ami me regarda sans me poser la moindre question. Nous partîmes; suivant son habitude, M. parla comme un moulin à vent. Je ne lui répondais pas, car je n’entendais rien. Au bout d’un mille, M. me demanda:
—«Mark, êtes-vous souffrant? Vous me paraissez aujourd’hui terriblement abattu, hagard et distrait. Voyons, qu’avez-vous?»
D’un air lugubre, sans enthousiasme, je lui répondis: «Perce, mon ami, perce avec soin, perce en présence du voyageur.»
Mon ami me regarda froidement, parut très perplexe et ajouta:
—Je ne saisis pas ce que vous voulez dire, Mark. Votre réponse ne contient rien qui me paraisse particulièrement triste et pourtant la façon dont vous venez de prononcer ces paroles, le son pathétique de votre voix me frappent péniblement. Qu’avez-vous donc?»
Je n’entendis même pas ses paroles, absorbé par mon refrain: «Un ticket bleu de dix cents, un ticket brun de huit cents, un ticket rose de quatre cents, perce en présence du voyageur.» J’ignore ce qui se passa pendant les neuf autres milles. Cependant, tout à coup, M. posa la main sur mon épaule et s’écria:
—Oh! réveillez-vous, réveillez-vous, je vous en prie; ne dormez pas toute la journée. Nous voici arrivés à la tour, mon cher. J’ai parlé comme une pie-borgne pendant toute cette promenade sans obtenir de vous une réponse; regardez donc ce magnifique paysage d’automne! Vous qui avez voyagé, vous devez pouvoir faire des comparaisons. Voyons, donnez-moi votre opinion, que pensez-vous de ce point de vue?
Je soupirai tristement et murmurai: «Un ticket brun de huit cents, un ticket rose de quatre cents. perce en présence du voyageur!»
Le Révérend M. s’arrêta net et d’un air très grave me contempla des pieds à la tête, puis ajouta:
—Mark, ceci me dépasse: les paroles que vous venez de prononcer sont les mêmes que tout à l’heure; je ne leur trouve aucune signification spéciale et pourtant, quand vous les prononcez, j’éprouve un pénible serrement de cœur. «Perce, perce en...» Comment est donc la suite?
Je repris le vers depuis le commencement et lui récitai la tirade complète. Le visage de mon ami s’illumina:
—Quelle charmante et étrange consonnance! me répondit-il, on dirait de la musique; quel agréable rythme! Je crois avoir attrapé la cadence; voulez-vous me répéter ces vers encore une fois et je les saurai complètement par cœur.
Je lui redis mes vers; M. les répéta en commettant une légère erreur que je rectifiai; après la troisième audition, il les dit parfaitement bien. A ce moment il me sembla qu’un lourd fardeau venait de dégringoler de mes épaules; mon cerveau se sentit débarrassé de ce torturant refrain et j’éprouvai une profonde sensation de repos et de bien-être. Mon cœur était si léger que je me pris à chanter pendant une demi-heure, tandis que nous rentrions doucement chez nous. Ma langue déliée se mit à parler sans discontinuer pendant une grande heure; les paroles coulaient de ma bouche comme l’eau d’une fontaine. Au moment de prendre congé de mon ami, je lui serrai la main et lui dis:
—Quelle royale promenade nous venons de faire! Mais je constate que depuis deux heures vous ne n’avez pas adressé la parole. Voyons, parlez, à votre tour, racontez-moi quelque chose.
Le Révérend M. jeta sur moi un regard lugubre, poussa un profond soupir et articula machinalement: «Perce, mon ami, perce avec soin, perce en présence du voyageur!»
J’éprouvai une cruelle angoisse et pensai en moi-même: «Mon pauvre ami, cette fois, il le sait, ton refrain.»—Je ne vis plus le Révérend M. pendant deux ou trois jours. Mardi soir, il apparut de nouveau devant moi et se laissa tomber comme une masse dans un fauteuil; il était pâle, abattu, horriblement déprimé. Levant sur moi ses yeux éteints il me dit:
—Ah! Mark, quelle horrible découverte j’ai faite en apprenant vos vers! Ils me poursuivent comme un cauchemar nuit et jour, heure par heure, sans la moindre trêve. Depuis que je vous ai vu, j’ai souffert mort et passion. Appelé samedi soir, par télégramme, je pris le train de nuit pour Boston: un de mes meilleurs amis venait de mourir et sa famille me priait de prononcer son éloge funèbre. Je m’assis dans mon compartiment et essayai d’élaborer le plan de mon discours. Il me fut impossible d’aller plus loin que la première phrase, car, à peine le train venait-il de s’ébranler en faisant entendre le monotone «clac, clac, clac» des roues, que vos vers odieux martelèrent mes oreilles avec ce bruit de roues pour accompagnement. Pendant une heure, je restai assis dans mon coin et prononçai une syllabe de ces vers à chaque claquement distinct des roues.
Un violent mal de tête étreignit mon crâne; j’eus l’impression que je deviendrais fou si je restais plus longtemps assis à ma place. Je me déshabillai donc et gagnai ma couchette. Je m’y étendis. Vous devinez ce qui se passa:
Clac, clac, clac, un ticket bleu—clac, clac, clac, de dix cents—clac, clac, clac, un ticket brun—clac, clac, clac, de huit cents—etc... perce en présence du voyageur!
III
Impossible de fermer l’œil. En arrivant à Boston j’étais fou à lier. Ne me demandez pas comment se passèrent les funérailles. Je fis de mon mieux, mais chacune de mes périodes graves et solennelles commença et finit invariablement par: «perce, mon ami, perce avec soin, perce en présence du voyageur.» Pour comble de malheur, j’adoptai dans mon éloge funèbre la cadence ondulée de ces vers néfastes et je vis, à ma grande stupeur, les auditeurs distraits, complètement absorbés, battre la mesure en dodelinant de leurs stupides têtes. Vous me croirez si vous voulez, Mark, mais avant la fin de mon discours, l’assemblée tout entière, y compris les parents du défunt, ses amis et les indifférents, hochaient placidement la tête à l’unisson de mes paroles.
Lorsque j’eus fini, je m’enfuis dans la sacristie, exaspéré au plus haut point; là je rencontrai une vieille demoiselle très âgée, tante du défunt, qui était arrivée de Springfield trop tard pour pénétrer dans l’église. Elle me dit en sanglotant:
—Oh! il est parti, c’est fini! Et je n’ai pas pu le voir avant sa mort.
—Oui, fis-je, il est parti, il est parti, il est parti!...
—Oh! vous l’aimiez bien, vous! Vous l’aimiez tant!
—J’aimais qui?
—Mais mon pauvre Georges, mon pauvre neveu!
—Lui! Oh! oui, certainement... certainement. «Perce, mon ami, perce.»—Quelle misère!
—Merci, monsieur, merci pour ces bonnes paroles; sa mort me fait tellement souffrir. Avez-vous assisté à ses derniers moments?
—Oui, je...—derniers moments de qui?
—De notre cher défunt.
—Oh! oui—oui—oui. Je le suppose.—Je le crois bien! oh! oui, certainement j’étais là, j’étais là.
—Quelle douce consolation! Rapportez-moi ses dernières paroles. Qu’a-t-il dit?
—Il disait, il disait (oh! ma tête, ma tête, ma pauvre tête!) il n’a cessé de répéter: Perce, perce, perce en présence du voyageur! Oh! laissez-moi, Madame! Au nom de ce qu’il y a de plus sacré, laissez-moi à ma folie, à ma misère, à mon désespoir! «Un ticket brun de huit cents—un ticket rose de quatre cents.»—Vraiment je n’y puis plus tenir!... «Perce en présence du voyageur!»
Mon ami me regarda alors avec des yeux désespérés et me dit avec une expression touchante:
—Mark, vous ne dites rien; vous ne me donnez pas le moindre espoir; ne pouvez-vous donc pas m’apporter une parole de consolation? Hélas! le temps n’est plus à l’espérance! Quelque chose me fait pressentir que ma langue est condamnée pour toujours à répéter ce refrain macabre. Tenez, le voici encore qui revient: «Un ticket bleu de dix cents—un ticket brun de...»
Ce murmure s’éteignit peu à peu; mon ami tomba dans une douce extase qui apporta à ses souffrances un répit bienfaisant.
Pour le préserver d’une entrée imminente à l’asile des aliénés, je le conduisis à l’Université la plus proche, et là, il put décharger le pénible fardeau de ses rimes obsédantes dans les oreilles des pauvres étudiants. Qu’est-il arrivé à ces étudiants? Je préfère me taire et ne pas faire connaître le triste résultat de cette transmission.
Pourquoi ai-je écrit cet article? C’est dans un but élevé et très louable; c’est pour vous avertir, lecteurs, que si quelque jour vos yeux rencontrent ces rimes impitoyables, vous devez les fuir plus que la peste.
POURQUOI J’ÉTRANGLAI MA CONSCIENCE
Je me sentais de bonne humeur, presque joyeux. J’approchai une allumette de mon cigare et juste à ce moment on m’apporta le courrier du matin. Sur la première enveloppe qui me tomba sous les yeux, je reconnus une écriture qui me donna un frisson de plaisir. C’était une lettre de ma tante Marie; cette chère tante, je l’aimais et la vénérais plus que n’importe qui au monde. Elle avait été l’idole de mon enfance. La maturité, d’ordinaire si fatale à certains enthousiasmes, n’avait pas été capable de déloger ma tante de son piédestal. Pour vous donner une idée de la grande influence qu’elle exerçait sur moi, je vous avouerai que tandis que tous les autres s’évertuaient inutilement à me supplier de moins fumer, tante Marie savait seule émouvoir ma conscience engourdie lorsqu’elle abordait ce sujet délicat. Mais tout a une limite ici-bas. Un jour heureux vint enfin, où même les admonestations de tante Marie ne surent plus m’émouvoir.
Ma tante vint passer un hiver auprès de nous et sa visite me causa un grand plaisir. Naturellement elle me conjura d’un air très sérieux d’abandonner ma pernicieuse habitude, mais dès qu’elle aborda ce sujet je devins d’un calme, d’une indifférence absolus. Les dernières semaines qui marquèrent la fin de cette mémorable visite s’écoulèrent comme un rêve charmant et me procurèrent une paisible satisfaction. Assurément je n’aurais pas savouré davantage mon vice favori si mon aimable bourreau avait été lui-même un fumeur ou un zélé défenseur de cette habitude.
Eh bien! l’écriture de ma tante me rappela que j’étais très désireux de la revoir. Je devinais facilement ce que pouvait contenir sa lettre. Je l’ouvris. Comme je m’y attendais elle annonçait sa venue pour le jour même, par le train du matin.
Je pensai en moi-même: «Je me sens en ce moment parfaitement heureux et bien disposé; si mon plus implacable ennemi pouvait maintenant se dresser devant moi, je réparerais bien volontiers les torts que j’aurais pu avoir envers lui.»
Sur les entrefaites, la porte s’ouvrit et un nain tout ratatiné, mal vêtu, entra; il avait à peine deux pieds de haut et semblait âgé d’environ quarante ans. Chaque trait, chaque pouce de sa personne était d’une mesquinerie grotesque et l’ensemble de ce petit être éveillait chez le spectateur l’impression d’une difformité uniforme. Sa figure de renard et ses petits yeux perçants lui donnaient un air de vivacité et de malice. Et pourtant ce vilain petit bout d’être humain ressemblait d’une manière très définie à ma propre personne, par sa contenance, ses vêtements, ses gestes et son attitude générale.
Le nain était, somme toute, une caricature aussi burlesque que réduite de ma personne. Une chose me frappe désagréablement: il était couvert d’une sorte de duvet moisi, teinté de vert, comme on en voit parfois sur du vieux pain; cette particularité lui donnait un aspect plutôt dégoûtant. Il se mit à marcher avec un air insolent et se laissa tomber dans un fauteuil avec un parfait sans-gêne sans me demander la permission. Il jeta son chapeau dans le panier à papier; ramassa ma vieille pipe de terre; en frotta le tuyau deux ou trois fois sur son genou, la bourra de tabac en puisant dans la boîte située à côté de lui, et me dit sur un ton sec de commandement: «Donnez-moi une allumette.» Je rougis jusqu’à la racine des cheveux, d’abord d’indignation, mais aussi parce qu’il me sembla que cette attitude était une exagération de mes procédés plutôt sans-gêne lorsque je me trouvais avec des amis intimes—cependant je ne me serais jamais permis de me comporter ainsi avec des étrangers. J’eus envie d’envoyer d’un coup de pied rouler ce pygmée dans le feu, mais j’obéis à son injonction, car il me sembla dès cet instant qu’il exerçait sur moi une pesante autorité.
Il approcha l’allumette de la pipe, tira une ou deux bouffées d’un air distrait et me dit avec une familiarité révoltante:
—Voilà vraiment un drôle de temps pour la saison.
Je rougis de nouveau de colère et d’humiliation, car ces paroles ressemblaient beaucoup à celles que j’avais souvent prononcées, et ce vilain pygmée me parlait avec un timbre de voix et un accent traînard identiquement calqués sur les miens. Rien au monde ne pouvait m’être plus désagréable que l’imitation ironique de mon accent traînard. J’élevai la voix et lui criai:
—Dites donc, misérable nabot, vous allez me faire le plaisir de surveiller un peu plus vos manières ou sans cela je vous jette par la fenêtre.
Le méchant petit être se mit à sourire avec malice, m’envoya d’un air de mépris une bouffée de fumée et reprit en traînant sur les mots:
—Voyons, dou-ce-ment, mon ami, ne prenez pas de si grands airs avec vos supérieurs. La colère m’empêcha de lui répondre et je restai muet un instant. Le pygmée me contempla avec ses yeux de fouine et continua en ricanant.
—Ce matin, vous avez chassé de votre porte un mendiant.
Je répondis avec mauvaise humeur:
—D’abord qu’en savez-vous?
—Je le sais, mais je n’ai pas besoin de vous dire comment je le sais.
—Soit, mais en admettant que j’aie chassé un mendiant, quel mal y voyez-vous?
—Rien de particulier; seulement vous lui avez dit un mensonge.
—C’est faux.
—Si, vous lui avez menti.
J’éprouvai un violent saisissement, mais je feignis une forte indignation et lui répondis:
—Quelle impertinence! j’ai dit à ce mendiant que.....
—Ne continuez pas, vous alliez encore dire un mensonge. Je sais ce que vous lui avez raconté: que la cuisinière était partie et qu’il ne restait rien du déjeuner; double mensonge, car la cuisinière se trouvait près de vous derrière la porte avec un panier plein de provisions.
L’exactitude de cette affirmation m’imposa silence; plein d’étonnement je me demandai comment ce nain pouvait être si bien renseigné.
Le mendiant avait pu lui rapporter notre conversation, mais comment connaissait-il la présence de la cuisinière alors invisible?
Le nain continua:
—Vous vous êtes montré bien dur, bien égoïste en refusant de lire l’autre jour le manuscrit que cette pauvre jeune femme avait soumis à votre appréciation; elle était venue à vous de très loin, pleine d’espoir, n’est-ce pas vrai?
Je rougis très fort et répondis:
—Ah! çà, aurez-vous bientôt fini de fourrer votre nez dans les affaires des autres? Cette jeune femme s’est-elle plainte à vous?
—Ceci ne vous regarde pas. Vous n’en avez pas moins commis cette vilaine action et vous en êtes honteux maintenant. Oui, vous en êtes bel et bien honteux, ajouta-t-il, avec une sorte de joie diabolique.
—J’ai dit à cette jeune personne le plus gentiment possible que je ne consentirais à me prononcer sur aucun manuscrit, parce qu’à mon avis le jugement d’un seul individu est sans valeur; le public constitue le seul tribunal capable de se prononcer sur une œuvre littéraire; aussi vaut-il mieux la soumettre dès le début à son appréciation.
—Oui, vous avez dit tout cela, vilain imposteur, cruel dupeur! Et quand vous avez vu la douce espérance abandonner la pauvre jeune femme, quand cette dernière a glissé furtivement sous son châle, tremblante de honte, le rouleau de papier sur lequel elle avait si patiemment peiné; quand ses yeux, avec une expression navrante de tristesse, se remplirent de larmes; quand.....
—Assez, de grâce, assez; imposez silence à votre langue sans pitié; ces pensées me torturent assez sans que vous veniez encore tourmenter mon esprit en les ravivant.
Remords! remords! il me sembla qu’on me déchirait le cœur. Ce méchant petit ennemi restait assis en face de moi et me lorgnait du coin de l’œil en se balançant. Il continua à me parler, multipliant ses accusations avec un sarcasme et une ironie qui me brûlèrent comme du vitriol. Ce maudit nain me rappela le temps où, furieux, je me précipitais sur mes enfants et les punissais pour des fautes qu’ils n’avaient pas commises; le temps où j’avais laissé lâchement condamner des amis innocents sans prendre leur défense. Il passa en revue devant moi tous les méfaits que j’avais commis, la mauvaise influence que j’avais exercée sur des enfants et d’autres personnes irresponsables; avec une cruauté raffinée il me rappela les humiliations et les affronts que j’avais infligés à des amis morts depuis qui rendirent leur dernier soupir en pensant à ces affronts et en souffrant aussi cruellement que s’ils avaient reçu un coup de poignard empoisonné.
—Ainsi, continua-t-il, je prends le cas de votre plus jeune frère lorsque tous les deux vous étiez gamins. Il avait en vous une confiance exagérée que vos nombreuses perfidies n’avaient su ébranler; il vous suivait partout comme un vrai chien, décidé à tout supporter et à tout souffrir de votre part pourvu qu’il fût avec vous. Un jour, vous lui avez juré sur votre honneur que s’il vous laissait lui bander les yeux vous ne lui feriez aucun mal. En vous tordant de rire de votre plaisanterie vous l’avez conduit vers un ruisseau couvert de glace et vous l’avez poussé dedans. Il y avait certes de quoi rire! Dussiez-vous vivre mille ans, vous n’oublierez jamais, je crois, le regard chargé de reproches qu’il laissa tomber sur vous tandis qu’il se débattait tout grelottant. Non, certes, vous n’oublierez jamais ce regard et il vous poursuit encore en ce moment!
—Animal que vous êtes! je l’ai vu un million de fois ce regard, et je le verrai encore autant! puissiez-vous tomber en pourriture et éprouver jusqu’au jugement dernier les souffrances que j’endure en ce moment pour vous punir de me rappeler cet incident.
Le nain ricana méchamment et continua son accusation!
—Il y a deux mois de cela, un certain mardi, vous vous êtes éveillé au milieu de la nuit et vous avez pensé avec honte à un de vos méfaits envers un pauvre Indien ignorant des Montagnes Rocheuses (ceci se passait en l’hiver 18...).
—Assez, satané individu, silence! avez-vous donc la prétention de pénétrer mes plus intimes pensées?
—Et pourquoi pas, au fond? N’avez-vous pas nourri les pensées auxquelles je fais allusion en ce moment?
—Voyons, mon ami, regardez-moi bien dans les yeux, qui êtes-vous?
—Qui croyez-vous que je suis?
—Je vois en vous le diable en personne, Satan lui-même.
—Vous vous trompez.
—Mais alors qui pouvez-vous bien être?
—Aimeriez-vous vraiment le savoir?
—Certes je l’aimerais.
—Et bien je suis «votre conscience».
Cette révélation me remplit d’une joie exultante.
Je sautai sur cet individu en rougissant.
—Malédiction! j’ai souhaité plus d’un million de fois de pouvoir vous saisir à la gorge! je vais donc enfin assouvir ma soif de vengeance!
Illusion! ma conscience se déplaça plus vite qu’un éclair. Le nain s’esquiva si vite qu’au moment où mes doigts voulurent le saisir il se trouvait déjà perché sur le sommet de la bibliothèque et me fit en signe de dérision un superbe pied de nez. Je lui jetai le tisonnier, mais je le manquai. Fou de rage je fis le tour de la pièce et lui lançai successivement une pluie de livres, d’encriers, de morceaux de charbon enflammé; tout cela fut inutile, car le maudit petit individu esquiva tous mes projectiles, en me voyant m’asseoir épuisé, exténué, il partit d’un éclat de rire triomphant. Tandis qu’essoufflé je cherchais à reprendre haleine, ma conscience me tint le langage suivant:
—Pauvre esclave! vous êtes étrangement irréfléchi. En vérité vous n’avez pas changé, je reconnais en vous l’âne d’autrefois; si vous aviez tenté de commettre ce meurtre, la tristesse au cœur et la mort dans la conscience, j’aurais cédé instantanément et je ne me serais pas écarté du sol. Mais, au lieu de cela, vous avez si follement envie de me tuer que votre conscience devient aussi légère qu’une plume; voilà pourquoi je suis perché si haut hors de votre atteinte. D’ordinaire, je respecte les fous; quant à vous, oh! non, par exemple!
J’aurais donné n’importe quoi pour faire descendre cet individu de son perchoir et le tuer. Malheureusement mon désir était irréalisable. Je dus donc me contenter de lever les yeux vers mon maître, maudissant le sort qui me refusait une conscience pesante, la seule fois de ma vie où j’en avais vraiment besoin. Peu à peu ma curiosité naturelle prit le dessus et mon esprit imagina plusieurs questions à poser à mon ennemi. Juste à ce moment un de mes enfants entra, laissant la porte ouverte derrière lui, et s’écria:
—Mon Dieu! que s’est-il donc passé ici? La bibliothèque est tout en désordre.
Je sautai sur mes pieds et lui dis avec consternation:
—Sors vite d’ici, dépêche-toi et ferme la porte, sans cela ma conscience va se sauver.
La porte claqua et je me précipitai sur elle pour la fermer. Levant les yeux, je reconnus avec bonheur que mon maître était toujours mon prisonnier. Je m’écriai:
—Miséricorde! j’ai failli vous perdre! Les enfants sont si étourdis! mais dites donc, mon ami, mon fils n’a pas semblé vous apercevoir. Comment cela se fait-il?
—Pour l’excellente raison que je reste invisible pour tout autre que vous.
Je pris mentalement note de cette déclaration avec une certaine satisfaction. A l’occasion je pourrais donc tuer ce mécréant sans que personne s’en doutât. Mais cette réflexion m’allégea tellement le cœur que ma conscience ne pût rester sur son perchoir et qu’elle se mit à voltiger au plafond comme un ballon. Je m’adressai à elle.
—Venez, ma conscience, soyons amis; il me tarde de vous poser quelques questions.
—Soit, commencez.
—Eh bien, en premier lieu, dites-moi pourquoi avant ce jour vous m’êtes restée invisible?
—Parce que vous n’aviez jamais demandé à me voir; parce que vous ne vous étiez jamais adressé à moi dans une bonne disposition d’esprit et en termes convenables. Cette fois vous me paraissez en bonne veine et vous avez fait appel à votre plus acharné ennemi sans vous douter que j’étais cette personne.
—Mais alors ma remarque vous a donné la forme d’un être en chair et en os?
—Nullement; elle m’a seulement rendue visible pour vous; je suis «insubstantielle», comme tous les autres esprits.
Cette déclaration m’affecta péniblement: si elle est insubstantielle, pensai-je, comment pourrais-je la tuer?
Je continuai cependant avec persuasion:
—Oh! ma conscience, pourquoi restez-vous donc si loin de moi? Descendez et venez fumer une autre pipe.
Le nain me jeta un coup d’œil narquois et me répondit:
—Descendre et me mettre à votre portée pour que vous me tuiez! Je vous remercie beaucoup de votre invitation!
—Tiens, pensai-je en moi-même, on peut donc tuer les esprits? Dans ce cas je garantis que bientôt il y aura un esprit de moins sur terre. Puis je lui criai:
—Oh! mon ami!
—Permettez, je ne suis pas votre ami, mais bien votre ennemi; je ne suis pas votre égal, mais votre maître; appelez-moi, s’il vous plaît, mon seigneur; je vous trouve trop familier.
—Je n’aime pas ces titres ronflants. Je veux bien vous appeler monsieur, c’est tout ce que je puis faire.
—Nous ne discuterons pas sur cette question: obéissez, c’est tout ce que je vous demande; continuez votre bavardage.
—Eh bien, mon seigneur (puisque seul ce titre vous convient), je vais vous demander combien de temps encore vous resterez visible pour moi.
—Toujours.
Je m’écriai avec indignation:
—Voici qui dépasse la mesure. Vous m’avez espionné, invisible, tous les jours de ma vie, cela suffisait, il me semble. Maintenant je ne souffrirai pas qu’un individu de votre espèce soit cramponné à moi comme mon ombre pour le reste de mes jours. Vous connaissez ma façon de penser, mon seigneur, faites-en votre profit.
—Mon ami, aucune conscience au monde n’a éprouvé pareil plaisir à celui que je ressentis lorsque vous m’avez rendu visible. C’était pour moi un avantage inconcevable. Maintenant je puis vous regarder droit dans les yeux, vous dire des injures, vous regarder de travers, ricaner, me moquer de vous, et joindre les gestes à la parole. Désormais je vous adresserai toujours la parole en imitant votre accent traînard et pleurnicheur.
Je lui jetai le trésorier, mais je le manquai. Mon seigneur répliqua:
—Voyons, voyons! vous oubliez notre alliance de paix.
—C’est vrai! je l’oubliais. Je vais essayer d’être poli, à votre tour tâchez d’en faire autant. L’idée d’une conscience polie! quelle bonne plaisanterie! quelle excellente farce! Toutes les consciences dont j’ai entendu parler étaient brutales, boiteuses, sermonneuses, en un mot d’odieuses bêtes féroces. Oui! et elles s’agitent toujours pour de pauvres petits riens insignifiants. Que la peste les étouffe toutes! J’échangerais la mienne contre la petite vérole et toutes les maladies de poitrine possible, trop heureux de m’en débarrasser. Maintenant dites-moi pourquoi une conscience ne met-elle pas son propriétaire une bonne fois pour toutes sur des charbons ardents après une faute commise et ne le laisse-t-elle pas tranquille ensuite? Pourquoi éprouve-t-elle le besoin de se cramponner à vous jour et nuit, semaine par semaine et de ressasser éternellement à vos oreilles le même refrain? C’est là un non-sens à mon avis. J’estime qu’une conscience qui se comporte ainsi est aussi méprisable que de la fange.
—Parce que tel est notre bon plaisir; cela suffit.
—Faites-vous cela avec la bonne intention d’améliorer l’homme?
Ma question provoqua un sarcastique sourire et me valut cette réponse:
—Non; nous le faisons simplement par calcul, dans l’intérêt de nos affaires. Notre but est bien d’améliorer l’homme, mais nous sommes avant tout des agents désintéressés. Une autorité supérieure nous commande, et nous n’avons rien à dire. Nous exécutons les ordres sans nous préoccuper de leurs conséquences. Cependant je dois avouer qu’à l’occasion nous exagérons légèrement la note (ceci a lieu la plupart du temps et nous cause une certaine satisfaction). Nous sommes chargés de rappeler quelquefois à un homme sa faute, et je ne vous cache pas qu’en cela nous lui donnons pleine mesure. Et lorsque nous mettons la main sur un homme d’une sensibilité particulière, oh! alors nous le plongeons dans le brouillard. J’ai connu des consciences qui venaient de Chine et de Russie pour affoler des individus dont elles connaissaient les prédispositions naturelles. J’ai connu un homme qui, accidentellement, estropia un bébé mulâtre; la nouvelle se répandit comme une traînée de poudre et toutes les consciences s’attroupèrent pour voir le pauvre diable promener le bébé et jouir de ce spectacle. L’individu l’esprit torturé arpenta sa chambre pendant quarante-huit heures sans manger et sans dormir, à la fin il se fit sauter la cervelle. Au bout de trois semaines, l’enfant était complètement rétabli.
—Ah! parfaitement, je commence à comprendre maintenant pourquoi vous vous êtes toujours montré quelque peu changeant à mon égard. Pour arriver à extraire tout le jus possible d’une faute, vous amenez un homme à se repentir de cette faute de trois ou quatre façons différentes. Ainsi, vous m’avez reproché de dire un mensonge à ce mendiant et j’en ai beaucoup souffert. Or, c’est seulement hier que je parlai en toute franchise à un mendiant en lui déclarant que je ne lui donnerais rien parce que la loi interdisait d’encourager la mendicité. Qu’avez-vous fait alors? Vous m’avez suggéré la pensée que je serais beaucoup moins blâmable de le renvoyer avec un mensonge innocent et que mon accueil quasi-aimable le dédommageait de mon refus de pain. Eh bien, cette idée m’a fait souffrir pendant tout un jour. Trois jours auparavant j’avais nourri un mendiant, et cela de bien bon cœur, car je croyais bien faire. Immédiatement vous m’avez dit: «Oh! mauvais citoyen, pourquoi donnez-vous à manger à un traînard?» Ce reproche m’a mis la mort dans l’âme. J’avais fait travailler un traînard; vous me l’avez reproché, naturellement après coup. Une autre fois j’ai refusé de donner du travail à un mendiant; vous m’avez encore blâmé. Une autre fois j’avais été sur le point de tuer un mendiant; vous m’avez tenu éveillé toute la nuit en me torturant de remords. Cette fois j’ai cru bien faire en renvoyant un mendiant avec ma bénédiction; vous m’avez reproché amèrement de ne pas l’avoir tué. Décidément existe-t-il un moyen de satisfaire l’odieuse invention qu’on appelle une conscience?
—Je n’en connais aucun à vous proposer, benêt que vous êtes! quel que soit l’acte que vous avez commis, je m’empresse de chuchoter un mot à votre oreille pour vous convaincre que cet acte est un terrible méfait. Mon rôle, en même temps que mon bonheur, consiste à vous faire repentir de la moindre action. Si j’ai laissé échapper une occasion, je vous assure que c’est bien inintentionnellement.
—Rassurez-vous; à ma connaissance, vous n’avez pas manqué une seule occasion. Je n’ai jamais agi de quelque façon que ce fût sans m’en repentir dans les vingt-quatre heures. Samedi dernier, à l’église, j’entendais un sermon de charité; mon premier mouvement fut de donner 350 dollars. Je le regrettai et réduisis successivement ma donation de 100 en cent dollars jusqu’au chiffre de 50 dollars. Me repentant de ma première impulsion, je dégringolai de 50 à 25, puis à 15 dollars; quand le plateau de quête passa devant moi je jugeai bon de n’y déposer que 10 cents. De retour chez moi j’aurais bien voulu ravoir mes 10 cents. Bref, vous ne m’avez même pas laissé assister à un sermon de charité sans me tracasser la tête péniblement.
—Et je compte bien continuer encore, soyez-en persuadé. Vous dépendrez toujours de moi.
—Je le sais bien. Combien de fois aussi ai-je souhaité la nuit de vous attraper par le cou. Si seulement je pouvais vous tenir en ce moment!
—Ah! ah! je m’en doute bien, mais continuez donc! vous me divertissez plus que je ne puis le dire.
—J’en suis enchanté. Tenez, pour être franc je vais vous avouer que je vous considère comme le plus vilain, le plus méprisable et le plus ratatiné reptile que la terre ait porté. Grâce au ciel vous êtes invisible pour les autres, sans cela je mourrais de honte de me faire voir en compagnie d’un singe tel que vous. Si vous aviez cinq ou six pieds de haut je....
—Oh! naturellement, mais à qui la faute?
—Je n’en sais rien.
—A vous seul, il me semble.
—Vous vous trompez. On ne m’a jamais consulté au sujet de votre extérieur.
—Quoi qu’il en soit, vous êtes passablement responsable de mon aspect. Quand vous aviez huit ou neuf ans, j’avais sept pieds de haut et je passais pour extrêmement joli.
—Bien dommage que vous ne soyez pas mort jeune! Vous avez donc grandi de travers!
—On grandit comme on peut. Autrefois vous aviez une large conscience; si aujourd’hui elle est rétrécie j’imagine que c’est pour un motif quelconque. Vous et moi sommes à blâmer. Il y a de cela bien longtemps (vous ne vous en souvenez sans doute pas), je prenais mon rôle très à cœur et je me réjouissais de voir l’angoisse dans laquelle vous jetaient certaines de vos fautes favorites; à ce moment-là je me cramponnai à vous et pris plaisir à vous harceler. Vous avez commencé à vous révolter; naturellement je lâchai pied, me ratatinai un peu, je diminuai de taille et je me déformai. Plus je m’affaiblissais, plus vous vous entêtiez à ces fautes spéciales; à la fin, les parties de ma personne portant l’empreinte de ces vices devinrent aussi insensibles qu’une peau de requins: prenons votre manie de fumer, par exemple; j’appuyai sur cette corde un peu trop longtemps et elle faillit casser. Quand les gens vous demandent actuellement de renoncer à votre vice, ces callosités de ma personne semblent augmenter et me couvrir d’une sorte de cotte de mailles. En ce moment, moi, votre fidèle ennemie, votre conscience dévouée, je m’endors profondément, si profondément que je n’entendrais pas le tonnerre. Vous nourrissez quelques autres vices (peut-être quatre-vingts ou quatre-vingt-dix) qui produisent sur moi le même effet.
—C’est flatteur; vous dormez alors une partie du temps?
—Oui, je dors depuis plusieurs années; j’aurais pu dormir tout le temps si personne ne m’était venu en aide.
—Qui donc vous vint en aide?
—Les autres consciences. Toutes les fois qu’une personne dont je connais la conscience essaie d’intervenir auprès de vous pour réformer vos mauvaises habitudes invétérées, je décide cette conscience amie à angoisser son propriétaire en lui rappelant quelques méfaits à lui personnels; cela l’empêche de se mêler de vos affaires. Mais rassurez-vous, je vous harcélerai avec vos propres défauts, vous pouvez vous fier à moi.
—Je m’en rapporte à vous. Si vous aviez eu la bonté de me mettre au courant de cette situation trente ans auparavant, je me serais particulièrement surveillé et je ne vous aurais pas tenu en permanence endormie sur la kyrielle des vices humains; au contraire je vous aurais réduite à la dimension d’une pilule homéopathique. Voilà le genre de conscience après lequel je soupire ardemment. Si j’avais pu vous faire tenir dans une pilule homéopathique et mettre la main sur vous, croyez-vous que je vous aurais conservée comme souvenir dans un tube de verre? oh! non certes; je vous aurais donnée à un chien: tel est le sort que vous méritez vous et votre triste race. Maintenant j’ai une autre question à vous poser. Connaissez-vous dans ce quartier un certain nombre de consciences?
—Oui, beaucoup.
—J’aimerais en voir quelques-unes. Pourriez-vous m’en amener ici? seraient-elles visibles pour moi?
—Certainement non.
—J’aurais dû m’en douter; mais du moins vous pouvez me faire leur description. Parlez-moi donc de la conscience de mon voisin Thompson.
—Soit, je la connais intimement depuis de longues années alors qu’elle avait onze pieds de haut et une silhouette irréprochable. Maintenant elle est devenue vulgaire, très malheureuse et ne s’intéresse plus à rien; comme taille elle peut tenir dans une boîte à cigares.
—Mais dans cette région il y a certainement peu d’individus plus bas et plus médiocres que Hugh Thompson. Connaissez-vous la conscience de Robinson?
—Oui; elle a environ 4 pieds et demi de haut; elle était blonde autrefois, maintenant elle est brune, mais elle a gardé un extérieur agréable.
—Somme toute, Robinson est un bon garçon. Connaissez-vous la conscience de Tom Smith?
—Je la connais depuis son enfance; à l’âge de deux ans elle avait 13 pouces de haut et se montrait paresseuse (c’est un peu l’habitude à cet âge). Maintenant sa taille atteint 37 pieds. Sa conscience est une des plus belles physionomies d’Amérique. Très travailleuse et très active, elle est un des membres les plus entreprenants du Club de la Conscience dans le New-England. Nuit et jour vous pouvez la voir rivée à la personne de Smith, travaillant d’arrache-pied, les manches retroussées, avec une physionomie gaie. Elle a maintenant merveilleusement subjugué sa victime: Smith s’imagine que la moindre de ses actions est un crime odieux; sa conscience le harcèle et torture son âme.
—Smith est l’homme le plus estimable de ce quartier et pourtant il se ronge le cœur, persuadé qu’il agit toujours mal. Il n’y a vraiment qu’une conscience pour prendre plaisir à martyriser un brave cœur comme lui! Connaissez-vous la conscience de ma tante Marie?
—Je l’ai vue de loin, mais je ne la connais pas. Elle vit continuellement en plein air parce qu’aucune porte n’est assez large pour lui donner passage.
—Cela ne m’étonne pas. Voyons, connaissez-vous la conscience de cet éditeur qui, jadis, me vola certains de mes dessins pour les publier dans une revue et qui m’obligea à payer une somme assez rondelette pour me faire rendre justice?
—Oui, je la connais. Elle est assez célèbre. Le mois dernier elle figurait à une exposition organisée au profit d’un nouveau membre du club qui mourait de faim en exil. Le prix d’entrée de cette exposition et le voyage en chemin de fer étaient assez élevés; mais j’ai réussi à voyager pour rien en me faisant passer pour la conscience d’un journaliste, et à entrer à demi-place en me donnant pour la conscience d’un clergyman. Pourtant, la conscience de l’éditeur qui devait constituer le «clou» de cette exposition fut un insuccès complet. Elle était là, mais dans quel état! Le comité s’était procuré un microscope capable d’agrandir trente mille fois; malgré cela, au grand mécontentement général, personne ne parvint à la voir et....
Juste à ce moment j’entendis un pas saccadé contre la porte; j’ouvris et ma tante Mary se précipita dans la chambre; très animée et de bonne humeur, elle me bombarda de questions sur toute ma famille. Incidemment elle me dit:
—La dernière fois que je vous vis, vous m’aviez promis de subvenir à l’entretien de la famille pauvre qui habite au coin de la rue, et de continuer la bonne œuvre commencée par moi. J’ai appris, par hasard, que vous n’aviez pas tenu votre promesse.
A vrai dire je ne m’étais pas occupé du tout de cette famille, et maintenant j’éprouvais un violent serrement de cœur.
Je levai les yeux sur ma conscience: évidemment l’angoisse de mon cœur affectait ma conscience; penchée en avant, cette dernière semblait prête à tomber de la bibliothèque. Ma tante poursuivit:
—Je trouve que vous avez terriblement négligé ma pauvre protégée, vilain cœur dur qui ne tenez pas vos promesses!
Je devins écarlate et restai muet. A mesure que le sentiment de ma culpabilité s’accentuait, ma conscience se mit à s’agiter fortement. Après une légère pause, ma tante reprit sur un ton de reproche:
—Vous apprendrez sans doute avec peu d’émotion (puisque vous n’avez pas daigné visiter ma protégée) que l’infortunée est morte, voilà plusieurs mois, complètement délaissée.
A ce moment ma conscience ne put supporter plus longtemps le poids de mes souffrances, elle piqua une tête en avant et tomba de son haut perchoir sur le plancher avec un bruit sourd. En proie à une vive douleur et tremblante de crainte, elle se débattait sur le sol, essayant en vain de se relever. Je bondis vers la porte, la fermai à clé et m’adossant contre elle, je me penchai avec anxiété sur mon tyran qui se débattait. Une minute de plus et mes doigts énervés allaient entreprendre leur œuvre meurtrière.
—Oh! Qu’avez-vous donc? s’écria ma tante en reculant devant moi et en jetant sur moi des yeux anxieux.
Ma respiration était devenue très courte, presque entrecoupée et je paraissais étrangement excité.
—Mais qu’avez-vous donc? s’écria ma tante, vous me terrifiez! Qu’avez-vous donc à regarder fixement devant vous? Pourquoi vos doigts s’agitent-ils ainsi!
—Silence, femme, soupirai-je. Ne faites pas attention à moi; ce n’est rien, cela passera dans un instant; j’ai trop fumé, voyez-vous.
Mon tyran s’était relevé, et, avec une forte expression de terreur, essayait de gagner la porte en clopinant. Terrassé par l’émotion, je pouvais à peine reprendre haleine.
Ma tante tordit ses mains et me dit:
—Oh! je l’avais bien deviné; je savais bien que cela finirait ainsi! je vous en supplie, domptez cette fatale habitude pendant qu’il en est temps encore, et ne restez pas plus longtemps sourd à ma prière.
Ma conscience donna subitement des signes de lassitude.
—Oh! continua ma tante, promettez-moi que vous allez rompre avec cet odieux esclavage du tabac.
Ma conscience commença à vaciller et à battre des mains.
—Je vous en supplie, je vous en conjure; vous perdez la raison; vos yeux ont une expression de folie, je dirai presque de fureur. Oh! écoutez-moi et vous serez sauvé. Voyez, je vous implore à genoux.
Comme ma tante se prosternait devant moi, ma conscience chancela de nouveau et tomba lourdement sur le parquet.
—Oh! promettez-le-moi ou vous êtes perdu! promettez-le-moi, soyez sauvé et vous vivrez d’une vie nouvelle.
Poussant un profond soupir ma conscience subjuguée ferma les yeux et tomba dans un profond sommeil.
Avec une exclamation de joie, je passai d’un bond devant ma tante et saisis à la gorge le tyran de ma vie entière. Après tant d’années d’attente et d’espoir je le tenais donc enfin! Je mis ma conscience en pièces, je la fendis en menus morceaux, et jetai dans le feu ses débris sanglants. Enfin! ma conscience était morte et pour toujours; je me sentais un homme libre! Je me tournai vers ma pauvre tante, qui paraissait pétrifiée de terreur, et je m’écriai:
—Sortez d’ici avec tous vos pauvres, vos charités, vos réformes, votre morale fastidieuse! Vous voyez devant vous un homme qui a cessé de lutter et dont l’âme a trouvé enfin la paix, un homme dont le cœur est devenu insensible au chagrin, à la souffrance et au remords; un homme sans conscience! Dans ma joie je veux bien vous épargner; mais je pourrais vous étrangler sans le moindre regret! Sauvez-vous.
Elle s’enfuit. Depuis ce jour ma vie respire le bonheur, un bonheur inconnu. Rien au monde ne pourrait me persuader de reprendre une conscience. J’expulsai tous mes vieux préjugés pour vivre d’une vie nouvelle. Pendant les deux semaines qui suivirent, pour satisfaire certaines vieilles rancunes je tuai 38 personnes. Je brûlai une maison qui offusquait ma vue, j’extorquai à une veuve et à des orphelins leur dernière vache; celle-ci est je crois très bonne sans être cependant de pure race.
J’ai de plus commis moult crimes très variés et ce genre d’occupation m’a follement diverti; autrefois sans aucun doute, mes cheveux seraient devenus gris et mon cœur trop sensible aurait saigné de douleur.
Pour terminer j’ajoute, à titre de réclame, que les écoles de médecine désireuses de trouver des mendiants pour leurs expériences scientifiques feront bien de visiter la collection que je possède dans ma cave avant de faire leurs acquisitions ailleurs; cette collection de mendiants rassemblée et préparée par moi-même, je la vendrais à bon compte, en gros, en détail ou à la tonne, car je veux renouveler mon stock pour le printemps prochain.
LES AMOURS D’ALONZO FITZ CLARENCE ET DE ROSANNAH ETHELTON
CHAPITRE PREMIER
Par une triste matinée d’hiver, la ville de Eastport, dans l’état du Maine, était ensevelie sous un blanc linceul de neige tombée depuis peu. Cette neige avait interrompu la circulation des rues, d’habitude très mouvementées; on apercevait ce jour-là de grands espaces déserts, des avenues aussi silencieuses que blanches. De chaque côté de la chaussée, la neige formait un talus escarpé. De temps en temps on pouvait entendre le raclement lointain d’une pelle de bois et on apercevait à une certaine distance une silhouette noire penchée en avant, disparaissant dans une tranchée pour réapparaître un instant après, et lancer en l’air une pesante pelletée de neige. Mais il faisait si froid que les travailleurs posaient bientôt leur pelle et se réfugiaient dans la maison la plus proche en exécutant des moulinets avec leurs bras pour se réchauffer.
A ce moment le ciel s’obscurcit; le vent se leva et souffla avec rage, envoyant de violentes bouffées qui chassaient devant elles un fin brouillard de neige. Sous l’effort d’une de ces bouffées, de grands tourbillons de neige s’amoncelèrent au milieu des rues, formant des monticules blancs aussi tristes que des tombes. Quelques minutes plus tard, une autre bouffée balayait la crête de ces monticules, entraînant avec elle une fine poussière de neige semblable aux flocons d’écume que la tempête arrache du sommet des vagues de la mer.
Alonzo Fitz Clarence était assis dans son gentil et élégant cabinet de travail, drapé dans une robe de chambre de soie bleue garnie de revers et de parements de satin écarlate. Il avait devant lui les restes de son déjeuner et la table élégante sur laquelle ce dernier était servi s’harmonisait agréablement avec le charme, la richesse, le bon goût de la pièce. Un feu joyeux brûlait dans la cheminée.
Un violent coup de vent s’abattit contre les fenêtres et un tourbillon de neige vint les cingler avec un bruit strident. L’élégant jeune solitaire murmura:
—Un vrai temps à ne pas sortir, aujourd’hui. Au fond je n’en suis pas fâché, mais que faire pour me distraire? Ma mère n’est pas loin de moi, je puis facilement communiquer avec ma tante Suzanne, mais par un jour aussi triste il faut trouver un nouvel élément de distraction pour rompre la monotonie d’une captivité forcée.
Il leva les yeux sur sa jolie pendule de cheminée:
—Cette pendule va encore de travers, pensa-t-il; elle ne se doute jamais de l’heure qu’il est; quand elle la sait par hasard elle m’induit en erreur, ce qui revient au même... Alfred!
Pas de réponse.
—Alfred!... Voilà un brave garçon aussi inexact que ma pendule.
Alonzo mit le doigt sur un bouton de sonnette électrique fixé au mur. Il attendit un instant, appuya encore, attendit de nouveau et dit:
—Voilà encore une batterie détraquée! mais pendant que j’y suis, je veux savoir tout de même quelle heure il est.
Se dirigeant vers un tube acoustique émergeant du mur, il siffla, appela sa mère et répéta deux fois son appel.
—Décidément je perds mon temps, la batterie de ma mère est aussi en désordre. Impossible pour moi de communiquer avec les étages inférieurs.
Il s’assit à son bureau de palissandre, appuya son menton sur le coin de sa main gauche et appela en dirigeant sa voix vers le parquet:
—Tante Suzanne!
Une voix agréable lui répondit:
—Est-ce vous Alonzo?
—Oui, je suis trop paresseux et je me sens trop bien ici pour descendre; pourtant j’ai bien besoin qu’on vienne à mon aide en ce moment.
—Mon cher, qu’avez-vous donc?
—Quelque chose d’assez sérieux, je vous assure.
—Oh! ne me tenez pas en suspens, je vous en prie. Qu’y a-t-il?
—Je désire savoir quelle heure il est.
—Vilain garçon, quelle mauvaise plaisanterie! C’est tout ce que vous désirez savoir?
—Oui, tout, sur mon honneur. Tranquillisez-vous. Indiquez-moi l’heure et je vous en serai très reconnaissant.
Alonzo murmura:
—Tiens, neuf heures cinq et, regardant sa pendule, il ajouta: «Aujourd’hui elle va mieux que de coutume, elle ne varie que de trente-quatre minutes. Voyons un peu... trente-trois et vingt et un font cinquante-quatre; quatre fois cinquante-quatre font 236; moins un, reste 235. C’est bien cela.
Il tourna les aiguilles de sa pendule et leur fit marquer une heure moins vingt-cinq, puis il ajouta:
—Nous allons voir maintenant si elle peut marcher droit quelque temps; sans cela je la bazarde.
Il s’assit de nouveau à son bureau et appela:
—Tante Suzanne!
—Quoi, mon cher?
—Avez-vous déjeuné?
—Oui, depuis une heure.
—Etes-vous occupée?
—Non, je couds; pourquoi?
—Etes-vous seule?
—Oui, mais j’attends quelqu’un à 9 h. 1/2..
—Vous avez bien de la chance. Je suis tout seul et j’aimerais tant causer avec quelqu’un.
—Et bien! causons ensemble un instant.
—Mais ce que j’ai à vous dire est secret.
—N’ayez pas peur; parlez à votre aise, personne n’est avec moi.
—Je ne sais vraiment si j’oserai.
—Voyons, Alonzo, vous savez bien que vous avez confiance en moi, ne vous arrêtez pas.
—Je le sais bien, ma tante, mais ce que j’ai à vous dire est très sérieux, me touche de très près, intéresse toute ma famille et même toute l’humanité.
—Voyons, Alonzo, parlez. Je n’en soufflerai mot. Qu’avez-vous?
—Je n’ose vous le dire, ma tante.
—Je vous en supplie, parlez. Vous savez que je vous aime et que rien de ce qui vous touche ne m’est étranger. Ayez confiance en moi et dites-moi tout. Qu’avez-vous?
—C’est le temps!...
—Que le diable emporte le temps! Je ne comprends pas que vous ayez le courage de me tourmenter ainsi, Alonzo.
—Ma chère tante, j’en suis désolé; sur mon honneur je ne recommencerai plus; me pardonnez-vous?
—Je ne le devrais pas, car vous recommencerez certainement à vous moquer de moi.
—Non, certes, sur mon honneur. Mais que temps, quel affreux temps! Il faut absolument se remonter le moral artificiellement. Il neige, il vente, il fait des rafales, et avec cela un froid noir. Mais quel temps avez-vous là-bas?
—Un temps chaud, pluvieux, mélancolique. Les gens se promènent dans les rues avec des parapluies; des torrents d’eau coulent à chaque extrémité des baleines. En ce moment un convoi funèbre défile dans la rue; aussi loin que mon regard peut s’étendre, j’aperçois un double rang de parapluies. J’ai fait allumer du feu pour m’égayer, mais je laisse les fenêtres ouvertes pour me rafraîchir. C’est peine perdue, car la brise embaumée de décembre pénètre dans ma chambre et m’apporte les suaves parfums des fleurs qui dans leur profusion jettent une note d’exubérance sur l’esprit des hommes déprimés et sombres.
Alonzo entr’ouvrit la bouche pour répondre: «Vous devriez faire imprimer cette jolie tirade poétique.» Mais il s’arrêta net, car il venait d’entendre sa tante parler à quelqu’un d’autre. Il se leva, se dirigea vers la fenêtre et contempla le triste paysage d’hiver. La tempête faisait rage et chassait la neige devant elle plus furieusement que jamais; les volets battaient les murs à se décrocher; un chien abandonné, la tête basse, la queue serrée entre les jambes, rasait en tremblant les murs pour s’abriter contre la tourmente. Une jeune fille, les jupes retroussées au-dessus des genoux, pataugeait dans l’eau en détournant son visage des coups de vent; le capuchon de son caoutchouc venait d’être rejeté en arrière par la rafale.
Alonzo frissonna et pensa en soupirant: «J’aimerais mieux la boue, la pluie chaude, et même les fleurs insolentes, que cet affreux temps!» Il quitta la fenêtre, fit un pas en arrière et s’arrêta en prêtant l’oreille: il venait d’entendre quelques accents d’un chant à lui familier. La tête inconsciemment penchée en avant, il savourait cette mélodie, immobile, impassible, respirant à peine. Le chant était exécuté avec une certaine imperfection, mais Alonzo semblait y trouver un charme tout particulier. Lorsque la chanson fut terminée, Alonzo poussa un profond soupir et dit: «Je n’ai jamais entendu chanter le Doux tout à l’heure avec autant de grâce.»
Il se dirigea vers son bureau, écouta un instant et demanda sur un ton confidentiel:
—Ma tante, qui est donc ce divin chanteur?
—C’est la personne dont j’attendais la visite; elle va demeurer chez moi un mois ou deux; je vais vous présenter à elle: Miss...
—Pour l’amour de Dieu, attendez un instant, tante Suzanne, vous allez un peu vite, il me semble.
Il courut à sa chambre à coucher et revint un instant après complètement métamorphosé et très élégamment vêtu.
—Que les femmes sont donc inconséquentes! Un peu plus ma tante allait me présenter à cette divine personne dans ma robe de chambre bleu de ciel garnie de revers rouges.
Il se dirigea vers son bureau et dit à sa tante, en esquissant un sourire de bonne humeur et en accompagnant ses paroles de mouvements de tête significatifs:
—Maintenant je suis prêt, ma chère tante.
—Parfait; miss Rosannah Ethelton, permettez-moi de vous présenter mon cher neveu, M. Alonzo Fitz Clarence. Maintenant, mes amis, que je vous ai présentés l’un à l’autre, je vous laisse pour vaquer à mes occupations. Asseyez-vous, Rosannah; faites-en autant, Alonzo; au revoir, à tout à l’heure, je reviendrai bientôt.
Alonzo prit un siège et pensa en lui-même: «Le vent peut souffler, la tourmente de neige peut faire fureur au dehors; peu m’importe maintenant, je me sens parfaitement heureux.»
Tandis que nos deux jeunes personnages causent entre eux et font connaissance à distance, parlons un peu de cette jeune fille, et essayons de la présenter au lecteur.
Assise avec un charmant abandon dans une pièce élégamment meublée qui était, à n’en pas douter, le boudoir d’une femme raffinée et sentimentale, elle avait à côté d’elle un métier terminé à son sommet par un joli panier garni d’une bordure multicolore et dont émergeaient des rubans, des morceaux d’étoffe de toute espèce.
Sur un rouge tapis de Turquie, on voyait répandus en profusion des bouts de soie, des rubans, une bobine ou deux et une paire de ciseaux. Sur un divan recouvert d’une sorte d’étoffe indienne chamarrée de fils noirs, dorés, entrelacés, un grand carré d’étoffe blanche, plutôt commune, décorée en son milieu d’un bouquet de fleurs brodées, servait de coussin au chat de la maison qui dormait en ce moment d’un profond sommeil.
Devant la fenêtre se dressait un chevalet avec une ébauche de tableau; à côté une palette et des brosses étaient étalées en désordre sur une chaise. On apercevait des livres dans tous les coins, livres de cuisine, manuels de prières, catalogues. Un peu plus loin se trouvait un piano couvert de morceaux de musique; de nombreux tableaux ornaient les murs et le marbre de la cheminée; dans les encoignures et sur tous les meubles qui le permettaient on trouvait une profusion de bibelots rares offrant la plus complète collection de spécimens chinois. Une large fenêtre donnait sur un jardin qu’égayaient les fleurs et les arbustes les plus variés. Mais la jeune fille dont nous nous occupons représentait à elle seule le tableau le plus exquis qui puisse être dépeint: elle avait un profil grec délicieusement ciselé, un teint d’un blanc laiteux, de grands yeux bleus bordés de longs cils retroussés, une expression confiante qui tenait le milieu entre la candeur de l’enfant et l’innocence d’un jeune faon; une chevelure opulente d’un blond doré couronnait sa tête élégante; chaque mouvement et chaque attitude chez elle étaient empreints d’une grâce naturelle. Sa toilette tout entière et ses bijoux dénotaient l’harmonie exquise qui résulte d’un goût naturel et perfectionné encore par l’éducation.
Cette jeune fille portait une simple robe de tulle ornée de trois rangs de volants bleu pâle et bordée d’une lisière en forme de chenille; elle avait aux bras un bracelet de corail, une longue chaîne d’or au cou; une touffe de myosotis et de lis égayait ses jolis cheveux dorés.
Elle était divinement belle dans ce simple accoutrement; on devine l’effet éblouissant que devait produire sa beauté lorsqu’elle paraissait au bal ou dans une cérémonie de gala.
Pendant qu’elle causait avec Alonzo, les minutes passaient. Soudain, elle leva les yeux sur la pendule. Une légère rougeur colora ses joues et elle s’écria:
—Maintenant, au revoir, monsieur Fitz Clarence, il faut que je vous quitte.
Elle se leva si précipitamment de sa chaise qu’elle entendit à peine l’adieu du jeune homme. Regardant dans une attitude charmante la pendule qui venait de la rappeler à l’ordre, elle murmura: onze heures cinq minutes! Voilà deux heures qui m’ont paru aussi courtes que vingt minutes. Mon Dieu! que va-t-il penser de moi?
Au même instant Alonzo regardait sa pendule et disait:
—Comment! trois heures moins vingt-cinq! Presque deux heures qui ont passé comme deux minutes. Cette horloge radote encore certainement. Miss Ethelton! encore une seconde, êtes-vous encore là?
—Oui, mais soyez prompt, car il faut que je m’en aille.
—Auriez-vous la bonté de me dire quelle heure il est?
La jeune fille rougit et pensa: «Je le trouve un peu cruel de me poser cette question», puis elle lui répondit sur un ton détaché, admirablement contrefait:
—Il est onze heures cinq.
—Oh! merci, il faut que vous sortiez, n’est-ce pas?
—Oui.
—J’en suis désolé.
Pas de réponse.
—Miss Ethelton?
—Eh bien?
—Vous êtes encore là, n’est-ce pas?
—Oui, mais dépêchez-vous. Qu’avez-vous donc à me dire?
—Rien de particulier. Je me sens bien seul ici. Ne serait-il pas indiscret de vous demander de vouloir bien causer avec moi de temps en temps si cela ne vous dérange pas trop?
—Je verrai, je ne sais pas, je vais y réfléchir.
—Oh! merci! Miss Ethelton!... ah! quel malheur, elle est partie! me voilà maintenant en tête à tête avec le brouillard, le vent et les rafales de neige! Mais elle m’a dit au revoir! j’ai bien entendu au revoir et non bonjour. La pendule allait bien, après tout. Ces deux heures ont passé comme un éclair.
Il se rassit, regarda le feu d’un œil rêveur, puis soupira.
—Quelle étrange chose! Il y a deux heures je me sentais un homme libre, maintenant mon cœur est à San-Francisco.
Pendant ce temps, Rosannah Ethelton, appuyée nonchalamment dans un fauteuil placé contre la fenêtre de sa chambre à coucher, jetait un regard rêveur sur la pluie fine qui fouettait la Porte d’Or et pensait en elle-même: «Comme il me paraît différent de ce pauvre Burley, dont l’esprit borné est à peine capable d’imiter les autres!»
CHAPITRE II
Quatre semaines plus tard, M. Sidney Algernon Burley offrait un lunch brillant à ses amis dans un des somptueux salons de Telegraph Hill, et agrémentait sa réception d’imitations des voix et des gestes de certains acteurs populaires à San-Francisco.
Très élégant, il avait une tenue soignée, paraissait plutôt gai, mais cependant regardait la porte avec une insistance qui dénotait de l’impatience et un certain malaise. A ce moment, un domestique apporta un message à la maîtresse de la maison: l’attitude de M. Burley changea aussitôt, son entrain diminua progressivement et son regard prit une expression d’abattement presque sinistre.
Les invités partirent un à un, laissant M. Burley en tête à tête avec la maîtresse de maison à laquelle il dit:
—Sans le moindre doute elle me fuit. Elle s’excuse chaque fois. Si seulement je pouvais la voir, si j’avais l’occasion de lui parler, ne fût-ce qu’un instant, mais cette incertitude...
—Son refus est peut-être motivé par le seul fait du hasard, monsieur Burley. Allez donc un instant dans le petit salon et distrayez-vous quelques minutes. Je vais donner un ordre pressant et monterai ensuite dans sa chambre; sans aucun doute elle ne refusera pas de vous voir.
M. Burley monta avec l’intention de gagner le petit salon, mais en passant devant le boudoir de la tante Suzanne, dont la porte était restée légèrement entrebâillée, il surprit un rire joyeux qu’il reconnut immédiatement; sans frapper à la porte et sans se faire annoncer, il entra. Aux premiers pas il entendit des paroles qui le glacèrent d’effroi et jetèrent la mort dans son cœur. Une voix disait:
—Ma chérie, le plus beau jour de ma vie est arrivé.
Rosannah Ethelton, qui lui tournait le dos, répondit:
—Vraiment, mon cher!
Il la vit se pencher, puis entendit un bruit de baisers. La rage lui rongeait le cœur. La conversation continua très tendre.
—Rosannah, je savais bien que vous deviez être ravissante, mais votre vue m’a ébloui et m’a grisé de bonheur.
—Alonzo, je suis tout heureuse de vous l’entendre dire; je sais que vous exagérez, mais je ne vous en suis pas moins reconnaissante de votre aimable pensée à mon égard. Je vous supposais un noble visage, mais la réalité m’a révélé que votre charme dépasse la faible conception de mon imagination.
Burley entendit encore un nouveau bruit de baisers.
—Merci, ma chère Rosannah! Le photographe m’a flatté, mais n’y faites pas attention. Je me sens si heureux, Rosannah!
—Oh! Alonzo, personne avant moi n’a connu les douceurs de l’amour; personne après moi ne saura ce qu’est le bonheur véritable. Je nage dans un océan de félicité sous un firmament d’extase.
—Oh! ma chère Rosannah, vous m’appartenez, n’est-ce pas?
—Entièrement, Alonzo: maintenant et pour toujours. Tout le long du jour et pendant mes rêves la nuit, je répète sans cesse ces noms bénis: Alonzo Fitz Clarence, Alonzo Fitz Clarence, Eastport, Etat du Maine.
—Malédiction! j’ai maintenant son adresse! rugit Burley; puis il se retira.
La mère d’Alonzo se tenait derrière son fils; elle était si emmitouflée dans ses fourrures qu’on n’apercevait de sa personne que ses yeux et son nez. Elle représentait bien une allégorie de l’hiver, car elle était littéralement poudrée de neige.
Derrière Rosannah se tenait tante Suzanne: elle représentait une vraie allégorie de l’été, car elle était légèrement vêtue et elle agitait avec frénésie son éventail pour rafraîchir son visage couvert de transpiration. Les yeux de ces deux femmes étaient humectés de larmes de joie.
—Ah! s’écria Mᵐᵉ Fitz Clarence, je comprends maintenant, Alonzo, pourquoi, pendant six semaines, personne ne réussissait à vous faire sortir de votre chambre.
—Ah! s’écria tante Suzanne, ceci m’explique pourquoi, Rosannah, vous avez mené une vie d’ermite pendant ces six dernières semaines.
—Dieu vous bénisse, mon fils, votre bonheur me rend heureuse; venez dans les bras de votre mère, Alonzo.
—Dieu vous bénisse, Rosannah, car vous allez faire le bonheur de mon cher neveu, venez dans mes bras.
A Telegraph-Will et à Eastport Square, il y eut simultanément une grande effusion de cœurs et de joyeux attendrissements. Les deux dames donnèrent à leurs domestiques des ordres différents. L’une d’elles commanda: «Faites un grand feu de bois bien sec et apportez-moi une limonade bouillante.»
L’autre ordonna: «Eteignez-moi ce feu, apportez-moi deux éventails en feuilles de palmier et une carafe d’eau glacée.»
Les deux jeunes gens se séparèrent et leurs parents causèrent ensemble de la douce surprise et arrêtèrent les préparatifs du mariage.
Quelques minutes auparavant, M. Burley sortait précipitamment de l’hôtel de Telegraph-Will sans prendre congé de personne. Il marmottait entre ses dents: «Elle ne l’épousera jamais, je le jure! Avant que la nature n’ait dépouillé son manteau d’hermine hivernal pour revêtir sa parure d’émeraude du printemps, elle m’appartiendra.»
CHAPITRE III
Deux semaines plus tard.—Plusieurs fois dans la journée, pendant les trois ou quatre jours précédents, un évêque tiré à quatre épingles et à l’air très austère, affligé d’un défaut à l’œil, avait rendu visite à Alonzo.
D’après sa carte, il était le Révérend Melton Hargrave de Cincinnati. Il déclara qu’il n’exerçait plus son ministère à cause de l’état de sa santé. Pourtant, à en juger par sa physionomie vigoureuse et sa forte structure, il ne paraissait nullement mal portant. Il était l’inventeur d’un perfectionnement important apporté au téléphone et espérait faire fortune en vendant son brevet.
—A présent, déclara-t-il, un homme peut adapter à un fil télégraphique qui transmet un chant ou un concert d’un Etat à l’autre son propre téléphone particulier, et s’offrir une audition sans la permission du propriétaire de cette musique. Mon invention se borne à cela.
—C’est parfait, répondit Alonzo, à condition que le propriétaire de la musique n’éprouve aucun préjudice lorsqu’on l’arrête au passage; dans ce cas, je ne vois pas de quoi il se plaindrait.
—En effet, ajouta le Révérend, il n’aurait à se plaindre de rien; mais supposez, continua-t-il, qu’au lieu de musique interceptée au passage il s’agisse de déclarations amoureuses, de tendresses d’un caractère tout particulier.
Alonzo frissonna de la tête aux pieds!
—Monsieur, ajouta-t-il, votre invention n’a pas de prix, il faut que j’en profite sur l’heure.
Mais malheureusement l’invention éprouva du retard et n’arriva pas de Cincinnati comme le Révérend l’avait annoncé. Alonzo s’impatientait de jour en jour et ne pouvait se faire à l’idée que les douces paroles de Rosannah destinées à sa personne pourraient être interceptées par un tiers malhonnête. Le Révérend vint plusieurs fois s’excuser de ce retard et rendre compte des mesures qu’il avait prises pour hâter les choses.
Une après-midi, le Révérend vint frapper à la porte d’Alonzo. Ne recevant pas de réponse, il entra, jeta un regard furtif autour de lui, referma la porte brusquement et courut au téléphone. A ce moment les vibrations de l’appareil envoyèrent à son oreille le refrain mélodieux du doux «Tout à l’heure». Imitant fidèlement la voix d’Alonzo, le Révérend demanda à la personne qui chantait avec un sincère accent d’impatience:
—C’est vous, ma chérie?
—Oui, Alonzo.
—Je vous en prie, ne chantez plus cet air cette semaine; essayez une chanson plus moderne.
Au même instant des pas agiles, indices d’un cœur heureux, se faisaient entendre dans l’escalier; le Révérend, avec un sourire diabolique, se réfugia derrière les vastes plis des rideaux. Alonzo entra et courut au téléphone:
—Ma chère Rosannah, demanda-t-il, voulez-vous que nous chantions ensemble?
—Quelque chose de moderne? répliqua-t-elle avec une amère ironie.
—Oui, si vous le préférez.
—Chantez tout seul, si le cœur vous en dit.
Cette réponse acariâtre abasourdit le jeune homme et ulcéra son cœur. Il reprit:
—Rosannah, cela ne vous ressemble guère.
—A mon avis j’ai bien le droit de vous faire cette réponse après votre aimable réflexion de tout à l’heure, monsieur Fitz Clarence.
—M. Fitz Clarence! Rosannah, je ne vous ai rien dit d’impoli que je sache.
—Naturellement! je me serai trompée, j’aurai mal compris; je vous en demande bien pardon. Vous m’avez bel et bien dit: «Ne chantez plus cet air-là aujourd’hui.»
—Chanter quoi aujourd’hui?
—L’air auquel vous faites allusion. Mais il me semble que subitement nous nous comprenons bien mal.
—Je n’ai fait allusion à aucun chant.
—Vraiment?
—Non, je vous assure.
—Je regrette d’être obligée de vous donner un démenti.
—Je vous répète que je ne vous ai fait aucune allusion à ce sujet.
—Seconde impolitesse! cela suffit amplement, Monsieur. Je ne vous le pardonnerai jamais, tout est rompu entre nous.
Alonzo s’empressa d’ajouter:
—Oh! Rosannah! ne me parlez pas ainsi: un terrible mystère, quelque odieuse méprise plane sur nous. En vous affirmant que je ne vous ai rien dit de semblable je suis profondément sérieux et sincère. Pour rien au monde je ne voudrais vous faire de la peine, ma chère Rosannah. Je vous en supplie, dites-moi un mot de consolation.
Après un instant de silence, Alonzo entendit des sanglots étouffés et comprit que la jeune fille avait quitté le téléphone. Il se leva avec un profond soupir, sortit de sa chambre en murmurant entre ses dents: «Je vais me mettre à la recherche de ma mère; elle seule pourra lui persuader que je n’ai jamais eu l’intention de lui faire de la peine.»
Une minute plus tard, le Révérend se glissait à quatre pattes près du téléphone comme un chat qui s’apprête à sauter sur sa proie. Il n’eut pas longtemps à attendre, car une voix douce, repentante, entrecoupée de larmes, se fit entendre:
—Mon cher Alonzo, j’ai eu tort de vous accuser; vous êtes incapable de me dire une parole cruelle. Quelqu’un animé d’une malicieuse intention a certainement imité votre voix.
Le Révérend répondit froidement en contrefaisant la voix d’Alonzo:
—Vous m’avez déclaré que tout était rompu entre nous, soit! je dédaigne votre repentir et méprise vos regrets.
Il s’éloigna ensuite radieux et triomphant de sa méchante action.
Quatre heures plus tard, Alonzo et sa mère rentraient d’une tournée de visites de charité. Ils appelèrent au téléphone leurs amis de San-Francisco, mais ne reçurent aucune réponse; ils attendirent près de l’appareil qui s’obstinait à rester muet. A la fin, alors que le soleil se couchait à San-Francisco et qu’il faisait déjà nuit depuis plus de trois heures à Eastport, ils reçurent une réponse. Mais, hélas! C’était la voix de tante Suzanne qui leur parlait.
—J’ai été dehors toute la journée, disait-elle; je rentre à l’instant. Je vais aller lui parler.
Après dix minutes d’attente, Alonzo et sa mère entendirent ces paroles fatidiques prononcées avec une intonation terrible.
—Elle est partie emportant ses bagages avec elle! Elle a dit à ses domestiques qu’elle se rendait chez d’autres amis, mais j’ai trouvé ce petit mot sur la table de sa chambre. Ecoutez plutôt: «Je suis partie, ne cherchez pas à savoir où; mon cœur est brisé; vous ne me reverrez plus jamais. Dites-lui que je penserai toujours à lui en chantant mon doux «Tout à l’heure», mais que je n’oublierai jamais les dures paroles qu’il m’a dites.» Ainsi était conçue sa lettre. Alonzo! Qu’est-ce que cela signifie? Qu’est-il donc arrivé?
Alonzo demeura pâle et glacé d’effroi. Sa mère écarta les rideaux de velours et ouvrit la fenêtre. Reprenant ses sens au contact de l’air frais, il raconta à sa tante son étrange histoire. Pendant ce temps, sa mère découvrait une carte qui venait de tomber sur le parquet lorsqu’elle remua les rideaux; elle lut sur cette carte: M. Sydney Algernon Burley, San-Francisco.
—Le misérable! s’écria Alonzo, en se précipitant hors de la pièce à la poursuite du faux Révérend, bien décidé à le massacrer!
La trouvaille de cette carte expliquait tout maintenant: les deux amoureux, en se déclarant par téléphone leur mutuel amour, avaient été surpris sans méfiance; l’ennemi avait su profiter de leur faiblesse et de leur imprévoyance.
CHAPITRE IV
Pendant les deux mois qui suivirent, bien des événements se succédèrent. La pauvre Rosannah, depuis sa fuite, n’était jamais retournée chez sa grand’mère, à Portland, en Orégon, et elle ne lui avait donné d’autre signe de vie que le duplicata de la triste note laconique laissée par elle à l’hôtel de Télégraph-Hill. Etait-elle encore vivante?
En tout cas la personne qui l’avait recueillie la cachait soigneusement, car jusqu’à ce jour il avait été impossible de découvrir sa trace.
Alonzo, lui, ne l’avait pas oubliée et ne perdait pas tout espoir. Il se disait: «Un jour, lorsqu’elle se sentira triste, elle chantera la douce chanson que j’aimais tant et je la découvrirai.» Il mit donc sac au dos, prit avec lui un téléphone portatif, quitta sa ville natale et ses frimas et partit pour courir le monde. Il traversa bien des Etats lointains. De temps à autre, les étrangers voyaient avec étonnement un jeune homme pâle, à l’air épuisé et profondément malheureux, grimper péniblement le long des poteaux télégraphiques plantés dans les endroits les plus solitaires; là il restait quelquefois perché pendant plusieurs heures l’oreille appuyée contre une petite boîte carrée; puis il descendait en poussant de profonds soupirs et continuait son chemin. Parfois les habitants tiraient sur lui à l’exemple des paysans qui déchargent leurs armes sur les aéronautes parce qu’ils les prennent pour des fous et des individus dangereux. Aussi ses vêtements étaient-ils criblés de plomb et toute sa personne constellée de blessures; mais il supporta patiemment ses misères.
En accomplissant son pieux pèlerinage il pensait souvent en soupirant: «Ah si seulement je pouvais entendre le doux Tout à heure!»
Au bout de deux mois de cette vie errante, quelques âmes compatissantes s’apitoyèrent sur l’état du pauvre vagabond et l’enfermèrent dans une maison de fous à New-York.
Il n’opposa aucune résistance, car son énergie, son cœur et son courage étaient à bout. Le directeur de la maison le prit en pitié, l’installa dans son propre appartement et le soigna avec un dévouement plein d’affection. Au bout d’une semaine, le patient put se lever pour la première fois. Il était étendu confortablement sur un canapé, écoutant le sifflement lugubre du vent de mars et le piétinement des pas dans la rue (il était environ 6 heures du soir à New-York et chacun rentrait chez soi après une journée bien remplie).
Alonzo avait à côté de lui un bon feu pétillant qui lui faisait oublier les intempéries et la brise glaciale du dehors. Il souriait à la pensée que ses longues promenades amoureuses le faisaient passer pour un maniaque aux yeux du monde et il laissait errer capricieusement son imagination, lorsqu’un son très discret et très doux, lointain et à peine perceptible, vint frapper son oreille. Son pouls s’arrêta; il écouta haletant, les lèvres entr’ouvertes. Le son grandit peu à peu; toujours haletant, l’oreille tendue, il se souleva sur les coudes. Enfin il s’écria:
—C’est elle! Je reconnais sa voix divine!
Il se traîna vers le coin d’où partait le son, écarta un rideau et découvrit un téléphone. Se penchant sur l’appareil il poussa l’exclamation suivante:
—Dieu soit loué! Je l’ai enfin découverte! parlez-moi vite, ma Rosannah bien-aimée! Le cruel mystère s’éclaircit enfin: c’est ce méchant Burley qui en imitant ma voix a déchiré votre cœur par son insolent discours.
Après une pause qui parut un siècle à Alonzo, une voix faible articula ces mots:
—Oh! Alonzo, répétez-moi les douces paroles que je viens d’entendre.
—Elles sont sincères, bien sincères, ma chère Rosannah, et je vous le prouverai avant peu.
—Oh! Alonzo, restez auprès de moi! parlez-moi, ne me quittez pas un seul instant, jurez-moi que nous ne nous séparerons plus jamais. Oh! quelle heure bénie! quel instant adorable est celui-ci!
—Chaque année pendant toute votre vie nous célébrerons le joyeux anniversaire par un cantique d’actions de grâce.
—Oh! oui, Alonzo, oh! oui!
—Notons bien l’heure de cette résurrection, ma chère Rosannah; six heures quatre minutes du soir.
—Ici il est midi vingt-trois, Alonzo.
—Comment, Rosannah, mais où êtes-vous donc?
—A Honolulu, aux îles Sandwich. Et vous? Ne me quittez pas un seul instant; j’en mourrais de chagrin. Etes-vous chez vous en ce moment?
—Non, ma chérie, j’habite à New-York une maison de fous où un docteur me soigne.
Un cri d’effroi parvint à l’oreille d’Alonzo sous la forme d’un bourdonnement confus; ce cri venait de traverser cinq mille lieues! Alonzo se hâta d’ajouter:
—Rassurez-vous, ma chère, ce n’est rien, je vais mieux, car votre présence est pour moi le meilleur des remèdes.
—Alonzo! comme vous m’avez fait peur! Continuez votre récit.
—Rosannah! fixez vous-même le jour bienheureux qui doit unir nos cœurs.
Après un court temps d’arrêt une voix timide répondit:
—Je rougis de joie et de bonheur; voulez-vous que nous fixions une date prochaine?
—Ce soir même, Rosannah; ne perdons pas un seul instant; oui, ce soir même et sans le moindre retard.
—Oh! comme vous êtes impatient! je n’ai ici aucun des miens à l’exception de mon vieil oncle, ancien missionnaire, et de sa femme. J’aimerais tant que votre mère et votre tante Suzanne...
—Dites notre mère et notre tante Suzanne, ma chère Rosannah!
—Oui, notre mère et notre tante Suzanne (je rectifie bien volontiers), j’aimerais tant les avoir auprès de nous.
—Moi aussi. Si nous télégraphiions à tante Suzanne? Combien lui faudrait-il de temps pour venir nous rejoindre?
—Le vapeur quitte San-Francisco après-demain; la traversée dure 8 jours. Notre tante serait donc ici le 31 mars.
—Eh bien, choisissons le 1ᵉʳ avril, qu’en dites vous, Rosannah?
—C’est cela! quel délicieux mois d’avril nous allons passer, Alonzo!
—Entendu pour le 1ᵉʳ avril, ma chérie. Quel bonheur! Fixez vous-même l’heure, Rosannah.
—J’aime tant le matin, c’est si gai. Que diriez-vous de huit heures, Alonzo?
—Soit, choisissons huit heures, ce sera la plus belle heure de ma vie, car, à ce moment-là, nos deux cœurs ne feront plus qu’un.
Pendant un instant, le téléphone se contenta de transmettre un bruit de baisers aussi chaleureux qu’ininterrompus. Rosannah rompit alors le silence:
—Excusez-moi un instant, mon cher, j’ai un rendez-vous, il faut que je vous quitte.
La jeune fille se leva et se dirigea vers une fenêtre d’où elle découvrait un paysage merveilleux; elle s’assit pour le contempler. A gauche on apercevait la charmante vallée de Ruana émaillée des fleurs tropicales les plus diverses aux couleurs vermeilles, et couverte de cocotiers aux formes élégantes; des citronniers et des orangers garnissaient les versants des collines et formaient une nappe de verdure très agréable à l’œil; un peu plus haut on apercevait le fameux précipice où le premier kaméhaméha bouscula ses ennemis vaincus en assurant leur destruction. En face de la fenêtre on apercevait la ville étrange; çà et là, clairsemés, des groupes pittoresques d’indigènes qui lézardaient au soleil; dans le lointain, à droite, l’océan agité secouait sa crinière floconneuse aux reflets du soleil.
Rosannah admirait ce spectacle vêtue d’une robe blanche très légère, et s’éventait avec une feuille de palmier, lorsqu’un boy canaque, le cou serré dans une vieille cravate et coiffé d’un chapeau de feutre sans fond, passa sa tête à la porte et annonça:
—Un monsieur de San-Francisco.
—Fais-le entrer, dit la jeune fille, en se redressant et en prenant un air très digne.
M. Sydney Algernon Burley se présenta dans une tenue impeccable et tiré à quatre épingles. Il se pencha légèrement en avant pour embrasser la main de la jeune fille, mais celle-ci fit un geste et lui lança un coup d’œil qui l’arrêta net.
Elle lui dit froidement:
—Comme je vous l’avais promis, je vous attendais. J’ai cru à vos déclarations et à votre insistance, je vous ai promis de fixer le jour qui doit nous unir. Je choisis le 1ᵉʳ avril à huit heures du matin; maintenant, retirez-vous!
—Oh! ma bien-aimée, quelle reconnaissance...
—Pas un mot de plus. Je ne veux plus vous voir, je ne veux plus communiquer avec vous avant ce moment-là. Ne me suppliez pas, vous perdriez votre temps.
Lorsqu’il fut parti, elle se laissa tomber sur un fauteuil, car la série d’émotions qu’elle venait de traverser avait affaibli son énergie. Elle pensa en elle-même: «Je l’ai échappé belle! si le moment fixé l’avait été une heure plus tôt... horreur! quel danger j’ai couru! et dire qu’à un moment donné j’ai cru aimer ce monstre méprisable sans foi ni loi! Oh! il expiera sa méchanceté!
Nous allons maintenant terminer cette histoire, car il reste bien peu à dire. Le 2 avril, la Gazette d’Honolulu faisait paraître cet avis:
Mariés.—Dans cette ville, par téléphone, hier matin à 8 heures, le révérend Nathan Hays, assisté du révérend Nathaniel Davis de New-York, a uni M. Alonzo Fitz Clarence de Eastport (Maine) à miss Rosannah Ethelton de Portland (Orégon). Mʳˢ Suzanne Howland, de San-Francisco, amie de la jeune femme, assistait à la cérémonie. Elle était l’hôte du révérend Hays et de sa femme, tous deux oncle et tante de la fiancée. M. Sydney Algernon Burley, de San-Francisco, assistait aussi à la cérémonie, mais il ne resta pas jusqu’à la fin du service religieux. Le superbe yacht du capitaine Hawthorne, élégamment décoré, fut mis à la disposition de la jeune femme, de ses parents et de ses amis, et les transporta en excursion à Haléakala.
Les journaux de New-York, le même jour, contenaient l’avis suivant:
Mariés.—Dans cette ville, hier, par téléphone, à 2 h. 1/2 du matin, le révérend Nathaniel Davis assisté du révérend Nathan Hays de Honolulu a uni M. Alonzo Fitz Clarence de Eastport (Maine) à Miss Rosannah Ethelton de Portland (Orégon). Les parents et de nombreux amis du fiancé étaient présents; tous assistèrent à un somptueux déjeuner et à des réjouissances qui se prolongèrent jusqu’au lendemain matin; puis ils firent un voyage d’excursion à l’Aquarium, car l’état de santé du fiancé ne permettait pas un plus long déplacement.
Vers la fin de ce jour mémorable, M. et Mᵐᵉ Alonzo Fitz Clarence s’entretenaient amoureusement de leurs futurs projets de voyage de noce, lorsque soudain la jeune femme s’écria:
—Oh! Alonzo, j’oubliais de vous dire; j’ai tenu parole, j’ai fait ce que je vous avais dit.
—Vraiment, ma chère!
—Oui, parfaitement! Je lui ai joué un joli tour. Quelle délicieuse surprise pour lui! Il était là devant moi, droit comme un piquet, mourant de chaleur dans son habit noir, tandis que la température étouffante faisait sortir le mercure par le haut du thermomètre; il m’attendait pour m’épouser. Si vous aviez vu le regard qu’il me lança lorsque je lui parlai à l’oreille! Ah! sa méchanceté m’a fait bien souffrir et m’a fait verser bien des larmes, mais nous sommes quittes maintenant; je n’éprouve plus vis-à-vis de lui le moindre sentiment de vengeance. Je lui ai dit que je lui pardonnais tout, mais il ne l’a pas voulu croire. Il se vengera, m’affirma-t-il, et empoisonnera notre existence. Mais il en est incapable, n’est-ce pas, mon cher?
—Absolument incapable, ma Rosannah bien-aimée.
Au moment où j’écris ces lignes, la tante Suzanne, la vieille grand’mère, le jeune couple et tous ses parents d’Eastport sont parfaitement heureux, et rien ne fait supposer que leur bonheur pâlira.
Tante Suzanne ramena la fiancée d’Honolulu, l’accompagna sur notre continent et elle eut le bonheur d’assister à la première effusion de tendresse d’un mari très épris et d’une jeune femme qui ne s’étaient jamais vus avant cette première rencontre.
Disons un mot du misérable Burley, dont les perfides machinations furent à deux doigts de jeter le trouble dans le cœur et dans l’existence de nos deux jeunes amis. En essayant de maltraiter un ouvrier estropié et sans défense, qu’il accusait injustement de lui avoir fait du tort, il tomba dans une chaudière d’huile bouillante et expira au milieu d’atroces souffrances.
LE CHAT DE DICK BAKER
Un de mes camarades de là-bas, qui, comme moi, pendant dix-huit années, mena une vie de labeur et de privations, était un de ces esprits heureux qui portent patiemment la croix de leurs lourdes années d’exil. Cet ami s’appelait Dick Baker, mineur de Dead House Gulch. A 46 ans il avait les cheveux gris comme un rat, le front soucieux; il avait reçu une éducation des plus rudimentaires, s’habillait comme un paysan; ses mains souillées de terre révélaient sa profession, mais son cœur était d’un métal plus précieux que l’or qu’il remuait à la pelle lorsqu’il le sortait des entrailles de la terre; il était plus précieux même que les plus riches pièces d’or nouvellement frappées et éblouissantes de clarté.
Tout rude d’écorce et tout primitif qu’il était, il n’avait pu se consoler de la perte d’un chat merveilleux qu’il possédait (lorsqu’un homme ne voit ni femme ni enfants à son foyer, il éprouve le besoin irrésistible de s’entourer d’un favori, car son cœur a besoin d’aimer).
Mon ami parlait toujours de l’étrange sagacité de ce chat, comme un homme intimement convaincu que cet animal avait en lui quelque chose d’humain, je dirai presque quelque chose de surnaturel.
Je l’entendis un jour parler en ces termes de cet animal:
—«Messieurs, je possédais autrefois un chat appelé Tom Quartz; comme tout le monde, vous l’auriez profondément admiré; je l’ai gardé huit années et il était vraiment le plus remarquable chat que j’aie jamais vu. Ce beau chat gris avait plus de sens commun que n’importe qui dans notre camp de mineurs; d’une dignité sans pareille, il n’aurait jamais toléré la moindre familiarité, fût-ce de la part du gouverneur de Californie. Jamais il ne s’abaissa à attraper un rat, il était au-dessus de ce petit métier. La mine seule et ses secrets l’intéressaient. Il connaissait tout de la vie des mineurs et en savait plus long qu’aucun homme de ma connaissance; il flairait les placers et grattait la terre derrière nous lorsque Jim et moi nous montions dans la colline pour prospecter; il trottait derrière nous et nous aurait suivis indéfiniment. Je le répète, il avait un flair extraordinaire du terrain; c’était à ne pas y croire.
«Lorsque nous nous mettions en quête d’or, mon chat jetait autour de lui un coup d’œil circulaire et lorsque ses prévisions n’étaient pas bonnes, il nous regardait d’un air spécial qui semblait vouloir dire: «Vous voudrez bien m’excuser, je rentre»; et là-dessus, il partait le nez en l’air dans la direction du camp. Lorsqu’au contraire le sol lui plaisait, il attendait d’un air calme et recueilli le lavage de la première corbeille; s’il voyait six ou sept grains d’or, il paraissait satisfait; il se couchait alors sur nos vêtements et ronflait comme un paquebot à vapeur jusqu’au moment où nous secouions nos blouses pour le réveiller; il se levait alors et regardait autour de lui d’un air entendu. Mais un beau jour le camp tout entier fut atteint de la fièvre du quartz aurifère; chacun se mit à piocher, à sonder, à faire parler la poudre au lieu de pelleter le sable sur le versant de la colline; on abandonna la surface pour ouvrir des puits profonds dans la terre. Nous nous mîmes tous à perforer les couches de quartz.
«Lorsque nous ouvrîmes notre premier puits, Tom Quartz sembla se demander ce que «diantre» tout cela signifiait. Il n’avait jamais vu de mineurs travailler de cette façon; il n’y comprenait plus rien, en restait ébahi; tout cela le dépassait et lui paraissait de la pure folie. Ce chat, voyez-vous, méprisait cordialement les innovations et ne pouvait les supporter. Vous savez ce que sont les vieilles habitudes!
«Peu à peu pourtant, Tom Quartz sembla se réconcilier légèrement avec ces nouvelles inventions, bien qu’il ne pût comprendre pourquoi nous creusions perpétuellement un puits sans jamais ramener la moindre corbeille d’or. De guerre lasse il se décida à descendre lui-même dans le puits pour se rendre compte de la situation. Lorsqu’il s’aperçut que nos dépenses s’accumulaient, sans nous laisser un centime de profit, il prit un air de profond dégoût, fit une moue très prononcée, se coucha en rond dans un coin, et se mit à dormir.
«Notre puits avait atteint 8 pieds de profondeur, et la roche devenait si dure que nous décidâmes de la faire sauter par explosion. C’était la première fois que nous faisions jouer la mine depuis la naissance de Tom Quartz. Nous allumâmes donc la mèche, et sortîmes du puits, en nous éloignant d’environ 50 mètres. Par un oubli inconcevable, nous laissâmes Tom Quartz endormi sur son sac de gunny.
«Une minute plus tard, nous vîmes un tourbillon de fumée sortir du trou, un effroyable craquement se produisit, et environ 4.000 tonnes de rocailles, de terre, de fumée, de débris, furent projetées en l’air à plus d’un mille et demi de hauteur. Par Saint Georges, au centre même de cet effroyable chaos, nous vîmes voler Tom Quartz, sens dessus dessous, crachant, éternuant, jurant et griffant. Nous le perdîmes ensuite de vue pendant deux minutes et demie: puis, soudain, une pluie de rocs et de décombres retomba devant nous, et à dix pieds de l’endroit où nous nous trouvions mon chat se retrouva sur ses pattes. Jamais vous n’imaginerez un animal plus piteux: une de ses oreilles était rabattue sur son cou, sa queue menaçait le ciel comme un panache et il clignait des yeux avec frénésie; noir de poudre et de fumée, son corps était souillé de la tête à la queue. Nous eûmes d’abord envie de lui faire des excuses, mais nous ne trouvâmes pas un mot à lui dire. Il jeta sur lui-même un regard dégoûté, puis il nous fixa et sembla nous dire: «Vous trouvez peut-être charmant, messieurs, de vous moquer d’un chat qui n’a jamais vu sauter une mine, mais sachez bien que je ne partage pas votre avis.» Puis il tourna sur ses talons et regagna ma hutte sans ajouter un mot.
«Vous me croirez si vous voulez, mais après cet incident jamais chat n’eut des préjugés plus arrêtés que Tom Quartz contre l’exploitation du quartz aurifère.
«Lorsque dans la suite il se décida à redescendre au puits, il fit preuve d’une sagacité étonnante. Toutes les fois que nous préparions une explosion et que la mèche commençait à crépiter, il nous regardait et semblait nous dire: «Vous voudrez bien m’excuser, n’est-ce pas?»—puis il sortait du trou et grimpait sur un arbre. Vous appellerez cela si vous voulez de la sagacité, pour moi je déclare que c’est de l’inspiration!»
—Dites donc, monsieur Baker, remarquai-je, le préjugé de votre chat contre l’extraction du quartz aurifère me paraît explicable étant données les circonstances qui le firent naître. Avez-vous jamais pu guérir votre chat de ce préjugé?
—Le guérir! Certes non! Quand Tom Quartz a mis quelque chose dans sa tête, c’est bien pour toujours; il a une telle caboche! quand même vous le feriez sauter en l’air trois millions de fois sans interruption, vous n’extirperiez pas de son cerveau son stupide préjugé contre l’extraction du quartz!
LA FÊTE DISPENDIEUSE DU COLONEL MOSES GRICE
(D’APRÈS RICHARD JOHNSTON)
A part la visite d’un ventriloque débutant qui venait de passer dans cette région en faisant son tour de province, la petite ville de Dukesborough n’avait jamais vu d’autre spectacle qu’une exhibition de quelques figures en cire.
Autant que je m’en souviens, l’une de ces figures représentait William Pitt, l’autre la Belle-au-bois-dormant; la première semblait appartenir à l’homme d’Etat le plus triste et le plus jaune que j’aie jamais rencontré; quant à l’autre, elle me donna l’impression d’un cadavre, tant son sommeil paraissait profond. Aggy, ma bonne, me voyant terrifié à l’aspect de cette figure, me répéta sur un ton solennel:
—Cette dame est fatiguée, voyez-vous! elle s’est endormie d’un sommeil profond.
—Je criai tant et si bien qu’Aggy fut obligée de m’emmener.
Les gens de Dukesborough, quoique très arriérés, éprouvèrent une grande déception en voyant ces figures de cire, et ils déclarèrent que si tous les divertissements publics devaient ressembler à celui-là, il vaudrait mieux pour Dukesborough supprimer toute communication avec le genre humain, fermer ses écoles, ses deux ou trois magasins, sa taverne, son bureau de poste, la boutique du cordonnier et du forgeron, en un mot réduire la localité à sa plus simple expression.
Ils ne se servirent pas exactement de ces termes, mais ce fut bien le fond de leur pensée lorsque William Pitt, la Belle-au-bois-dormant et leurs pâles acolytes quittèrent la ville silencieusement.
On n’avait jamais vu de cirque à Dukesborough; les habitants ne connaissaient cette invention que par ouï-dire; même le colonel Moses Grice, du 14ᵉ régiment de la milice géorgienne, malgré ses trente-cinq ans, ses six pieds de haut, sa belle prestance, ses riches plantations et ses vingt-cinq nègres, n’avait jamais assisté dans sa vie qu’à trois représentations théâtrales à la petite ville d’Augusta. Il rapporta une telle impression de ces représentations, qu’il jura d’en garder toute sa vie un souvenir impérissable.
Depuis longtemps il désirait voir un cirque, persuadé que, d’après ce qu’il en avait entendu dire, il trouverait cette exhibition fort intéressante. Or, il arriva qu’un jour où il s’était rendu à Augusta pour accompagner un wagon chargé de coton récolté sur ses plantations, il rencontra à la taverne le directeur d’un cirque qui distribuait des prospectus et faisait une tournée de réclame avant le passage de sa troupe.
Le colonel Grice se lia immédiatement avec cet individu qui lui parut fort intelligent et de relation agréable. Il lui fit de Dukesborough une telle description que, bien que cette ville ne figurât pas sur l’itinéraire de la tournée (le directeur lui avoua, à sa grande honte, qu’il n’avait jamais entendu parler de cette localité), il fixa un jour pour visiter Dukesborough et pour présenter à ses habitants le Grand Cirque Universel fin de siècle, si apprécié à Londres, à Paris et à New-York.
Jamais on n’avait vu sur les murs de si grandes et de si brillantes affiches; les enfants passèrent des heures devant les grandes lettres noires et rouges qui tapissaient les murailles de la taverne; de plusieurs lieues à la ronde, tout le monde accourut pour lire les mots magiques et contempler les dessins suggestifs. On découvrit que le colonel Grice était le principal instigateur de la venue du Cirque, et tous l’accablèrent de questions sur l’importance de la troupe, sur la nature de ses exercices, sur l’influence que cet événement pourrait exercer sur l’avenir du Dukesborough et sur le caractère de ses habitants.
On se méfiait bien un peu de l’influence morale et religieuse que pourrait avoir ce cirque sur le public, mais, comme on le verra plus tard, le directeur du Grand Cirque Universel avait tout prévu à cet égard.
Le colonel Grice manifesta son intention d’aller à la rencontre du Cirque et d’assister à l’avance aux deux ou trois représentations qu’il devait donner avant son arrivée à Dukesborough. Il pourrait ainsi mettre le directeur au courant des goûts et de la mentalité des habitants de cette localité.
Le colonel habitait à cinq milles au sud du village; il était marié, mais n’avait pas d’enfants (ce qui l’attristait un peu); on ne lui connaissait pas de dettes, il était très hospitalier et toujours prêt à encourager, surtout en paroles, les entreprises publiques et privées; on savait qu’il adorait la carrière militaire, bien qu’il n’eût jamais vu le feu; suivant sa propre expression, sa carrière était «sa seconde femme».
En dehors du service, il était d’une affabilité charmante, très rare chez les militaires. Lorsqu’on le voyait en grand uniforme à la tête de son régiment et l’épée au côté, on sentait qu’il n’était pas homme à badiner. Le ton sur lequel il donnait ses ordres et sa forte voix de commandement indiquaient assez qu’il exigeait une obéissance rapide et complète.
Dès que ses hommes avaient rompu les rangs, le colonel se départissait de son air grave et on le voyait sourire aimablement comme s’il voulait rassurer les spectateurs et indiquer que, pour le moment, le danger était passé et que ses amis pouvaient approcher sans crainte.
Le colonel rejoignit le cirque plus loin qu’il ne se l’était d’abord proposé. Il voulait l’étudier à fond, aussi ne recula-t-il pas devant une chevauchée de 70 milles pour assister à toutes ses représentations. Plusieurs fois pendant son voyage, et plus tard le jour de la grande représentation à Dukesborough, il déclara qu’un seul mot pouvait résumer son appréciation sur le cirque: celui de «grandeur».
—Quant au caractère moral et religieux des gens qui composaient ce cirque, disait-il, voyez-vous, messieurs, hum! hum!... voyez-vous, mesdames, je n’ai pas la prétention d’être très pratiquant, mais je respecte la religion plus que n’importe quel citoyen de l’état de Géorgie; je ne dirai donc pas que la troupe est d’une moralité exemplaire ni d’une piété rigoureuse. Voyez-vous, messieurs, ces gens-là ne s’occupent pas de religion; ils n’assistent pas au prêche, on ne les entend jamais chanter des cantiques. Comment les définir? Je me sens très embarrassé; bref, voyez-vous, ils font tout ce qu’ils peuvent et se tirent d’affaire le mieux possible. Décidément le mot «grandeur» est celui qui s’applique le mieux à tous leurs exercices. Quand vous verrez ce cirque, et qu’impatients vous vous précipiterez sous la tente après l’ouverture des portes, vous verrez que j’avais raison de vous parler de «grandeur». Je vous garantis que Dukesborough n’oubliera pas ce spectacle; c’est tout ce que je puis vous dire.
Le colonel Grice, devenu très intime avec le directeur du cirque, je dirai même pris d’une affection pour lui aussi grande que s’il eût été son frère, avait invité, chemin faisant, toute la troupe à déjeuner; l’invitation fut acceptée.
La réception eut lieu chez le colonel; sa femme, d’abord effrayée d’une telle invasion de gens, se montre aussi accueillante et aussi hospitalière que le colonel.
Les enfants, comme les grandes personnes, attendaient avec beaucoup d’impatience la grande exhibition du lendemain. Le maître d’école ne paraissait pas décidé à octroyer à ses élèves un jour de congé; ceci les rendait très anxieux, car les jours de congé étaient bien rares.
Le maître d’école, cédant au désir général, se laissa heureusement persuader.
Le grand jour était enfin venu! Ceux qui savaient que le cirque arrivait sous l’escorte du colonel Grice se portèrent à sa rencontre, les uns à pied, les autres à cheval. Certains partirent en tilbury, puis ils dételèrent leurs chevaux, les attachèrent aux arbres d’un bosquet et continuèrent à pied un peu plus loin.
Dans le défilé, les plus belles voitures ouvraient la marche, mais personne ne put dire exactement ce que les individus au costume bariolé qui ouvraient la marche portaient dans leurs mains: un habitant de Dukesborough, qui passait pour avoir du jugement, affirma qu’ils portaient une espèce de tambour de dimension énorme; mais on n’adopta pas son idée.
Il est impossible de décrire l’effet que produisit l’orchestre dans la longue voiture couverte qui, tirée par six chevaux gris, s’avançait en tête du cortège. Tous, jeunes comme vieux, frissonnèrent d’émotion.
Le vieux monsieur Leadbetter était en train de lire un chapitre de la bible, lorsqu’aux premiers sons de l’orchestre ses lunettes sautèrent par-dessus son nez. Il avoua plus tard confidentiellement qu’il ne les avait jamais retrouvées.
Le Cirque Universel comportait aussi une petite ménagerie d’animaux qui devait être exhibée au public dès l’ouverture des portes. Il y avait un chameau, un zèbre, un lion, une hyène, deux léopards, un porc-épic, six singes, un vautour et quelques perroquets.
Pendant le défilé de la cavalcade, il fallait voir avec quelle rapidité les curieux arrivés en retard dans leurs voitures firent faire demi-tour à leurs chevaux par crainte de la musique et de l’odeur des bêtes fauves. Pour la première et unique fois dans l’histoire de Dukesborough, on vit, dans l’unique rue de cette localité, un encombrement momentané de voitures, et un véritable danger d’accrochage de roues.
—Avance un peu, dit le vieux Tony au nègre qui conduisait la voiture devant lui, avance un peu, la tête du chameau entre dans ma voiture!
Pour une raison inconnue, peut-être à cause de sa haute taille, et de la longue ouverture de sa mâchoire, le chameau semblait être regardé comme le fauve le plus carnivore et le plus friand de chair humaine.
La place choisie pour dresser la tente du cirque fut le rond-point au pied de la colline sur laquelle s’élève l’hôtel Basil. Dès l’ouverture des portes, la foule se pressa à l’intérieur. Le colonel Grice se tenait à l’entrée pour s’assurer que tout le monde pourrait jouir du spectacle, même ceux qui n’auraient pas les moyens de payer leur place; le brave colonel, en effet, voulait que tous ses voisins pussent profiter de cette fête organisée par lui, et que la réjouissance fût complète. Pénétrant à l’intérieur du cirque, avec l’allure décidée d’un propriétaire, il jeta un coup d’œil circulaire de bienveillante satisfaction. Les dames et les messieurs qui se trouvèrent autour de lui, lorsqu’il passa l’inspection des stalles contenant les animaux, purent entendre ses paternels avertissements:
—Faites attention, mes amis, faites attention, dit-il gentiment à quelques jeunes garçons qui s’appuyaient contre la balustrade de la stalle du porc-épic; faites attention, voici le fameux porc-épic; vous voyez ses piquants; lorsqu’il est en colère, il fait le gros dos et transperce ceux qui l’approchent.
Les enfants reculèrent effrayés, bien que le pauvre petit animal parût extrêmement pacifique.
—Voici la hyène, continua le colonel en avançant de quelques pas; sa nourriture favorite est la chair humaine; aussitôt que cet animal apprend la mort de quelqu’un, il vient quelques jours après rôder autour du cimetière, et se met à gratter la terre; dans les régions fréquentées par les hyènes, les habitants sont obligés d’enterrer leurs parents dans des cercueils de pierre.
—Oh! grands dieux, colonel! éloignons-nous!
Cette exclamation fut poussée par Miss Angeline Spouter, la plus mince de la bande des spectateurs, qui marchait bras-dessus bras-dessous avec Miss Georgiana Pea.
—Il n’y a pas de danger, Miss Angeline, pas le moindre danger, répondit le colonel en regardant l’animal dans les yeux, comme s’il voulait lui intimer l’ordre de rester couché dans son coin. Rassurez-vous, pour sortir il lui faudrait passer par-dessus mon corps; je vous assure que vous ne courez pas le plus petit danger; d’ailleurs cet animal est surtout friand de cadavres.
—Pourtant, objecta Miss Pea (j’oubliais de dire que cette jeune fille était douée d’un bel embonpoint), s’il prenait à la hyène l’envie de goûter de la chair vivante, je serais certainement pour elle un morceau de premier choix!
La hyène réputée si féroce ne daignait même pas regarder ses spectateurs; mais elle continuait à arpenter son étroite cage et à frotter son nez contre le plafond comme si elle voulait faire monter vers le ciel ses intimes pensées. Je n’oublierai jamais combien cette pauvre bête paraissait malheureuse. Les autres animaux semblaient adoucir leur captivité en entretenant avec l’homme des rapports de domesticité plus ou moins cordiaux. Le lion évidemment aimait son gardien; les léopards donnaient la même impression; mais la hyène, plus étroitement encagée que tous les autres, conquise, non soumise, complètement sauvage, roulait sans cesse ses féroces yeux gris, et semblait emmagasiner dans sa tête d’amers projets de vengeance. Je suis persuadé que si la hyène un jour venait à s’échapper, avant de songer à manger les morts du cimetière, elle s’offrirait comme premier régal le directeur du Grand Cirque Universel.
Au moment même où les spectateurs passaient devant elle, la hyène s’arrêta, colla son nez contre le plafond de la voiture et poussa plusieurs hurlements brefs, rauques et terrifiants. Miss Spouter cria d’effroi, Miss Pea éclata d’un rire hystérique; quant au colonel Grice, d’un mouvement instinctif, il recula de plusieurs pas. Reprenant courage (il n’avait à ses côtés ni son épée ni ses pistolets), il revint d’un bond au milieu des spectateurs, puis, regardant d’un air courroucé et presque dédaigneux la hyène qui avait repris sa promenade, il s’écria:
—Infect animal, tu penses sans doute aux tombes que tu as violées, et tu soupires après d’autres cadavres! Ne t’y trompe pas, nous sommes tous vivants ici, personne d’entre nous, du moins je l’espère, avant longtemps ne servira à assouvir ton ignoble voracité.
Puis il se dirigea du côté des singes:
—Hallo, hallo, Bill, je savais bien que je vous trouverais ici! Je vois que vous avez avec vous vos enfants.
La personne à laquelle s’adressait le colonel Grice était un jeune fermier, grand et fort, qui portait par-dessus ses vêtements une veste ronde d’étoffe grossière garnie de poches spacieuses. Dans chacune de ces poches étaient enfouis un pied et une moitié de jambe appartenant à un enfant d’environ deux ans. Le père tenait dans chacune de ses mains un pied de l’autre enfant qui se cramponnait à son cou en l’enlaçant de ses bras.
Les deux enfants se ressemblaient trait pour trait, à part une légère différence dans la couleur de leurs yeux. Ce monsieur, Bill Williams, père des deux enfants, avait épousé trois ans auparavant Miss Caroline Thigpea.
La naissance de ces deux jumeaux avait rempli M. Williams d’une joie exultante; il avait choisi pour eux, très peu de temps après leur venue en ce monde, les noms des descendants de Mars et de Rhée Sylvia; mais pour des raisons personnelles à lui, il modifia légèrement ces noms et les appela Romerlus et Rémerlus.
—C’est Rémus, monsieur Bill, protesta l’ami qui lui avait suggéré le choix des noms; Rémus et non Rémerlus; les vrais noms sont Romulus et Rémus.
—Non, Philippe, avait répondu M. Bill, je choisis Romerlus et Rémerlus. Mes deux fils sont nés en même temps; aussi forts l’un que l’autre, aussi bien venus, ils ont les mêmes traits harmonieux et je ne vois pas pourquoi l’un d’eux aurait un nom plus long que l’autre.
Dès qu’ils avaient été capables de se tenir debout, leur père les avait accoutumés à ce mode de voyage, et il se sentait radieux quand il s’exhibait en public avec ses deux jumeaux à cheval en croupe sur son dos.
—Je savais bien que je vous trouverais ici, Bill, avec vos deux garçons.
—En effet, colonel, je suis venu ici pour voir ces animaux et pour inculquer à mes fils les premiers éléments de géographie. Voyons Rom et Rem, ne me serrez donc pas tant, vous m’étranglez; vous voyez bien qu’il n’y a pas de danger!
Ces enfants, très dégourdis pour leur âge, s’accommodaient parfaitement de cette façon de voyager; mais quand ils se trouvèrent en présence des animaux féroces, ils furent pris de terreur et se cramponnèrent à leur père.
Le colonel Grice, revenu de la frayeur que lui avait causée la hyène, trouva drôle la peur des jumeaux.
—C’est très naturel, Bill, parfaitement naturel: certains, vous le savez, prétendent que les singes sont nos parents; vos fils sans doute n’aiment pas soutenir les regards de leurs semblables.
—Les singes ne sont ni mes parents, ni ceux de mes enfants, colonel, répondit M. Bill; si vous croyez qu’ils appartiennent à l’espèce humaine, pourquoi, vous qui n’avez pas d’enfants, ne les adopteriez-vous pas comme vôtres?
M. Bill supposait que le colonel faisait allusion à la légende de la louve; mais le colonel ne se doutait pas de l’étrange origine de Rome; sa remarque était un pur jeu d’esprit, un trait naturel de bonne humeur.
Après l’inspection des bêtes fauves, chacun regagna sa place. Le colonel Grice s’assit sur un gradin dominant l’entrée principale par laquelle devaient arriver les artistes du Cirque. M. Williams était assis au premier rang près de l’entrée opposée. Il avait sorti ses deux jumeaux de ses poches et les tenait sur ses genoux. Le colonel ne perdait pas une occasion d’attirer de son côté l’attention de l’écuyer-chef, qui lui répondait par un petit sourire bienveillant.
A ce moment, le rideau de la porte principale s’écarta, l’orchestre préluda par une marche et les chevaux-pie firent leur entrée avec leurs cavaliers silencieux qui avaient tous l’air de sortir du bain dans leur accoutrement des plus primitifs. La vieille miss Sally Casch, cousine et voisine du colonel Grice, s’écria:
—Grands dieux, Moses! Ce ne sont pas des êtres animés! Ils ressemblent à des figures de cire.
—Je vous assure, cousine Sally, que ce sont des hommes, répondit le colonel avec une candeur accentuée.
Au même instant, un clown moucheté et tout bariolé se précipita sur la piste en criant: «Nous voici, messieurs!»
—Dieu tout puissant! s’écrièrent Miss Cash et toutes les dames qui l’entouraient.
Seul, le colonel Grice, qui avait assisté à la représentation de la veille, put garder son sang froid; tous les autres restèrent émerveillés.
—J’ai soixante-neuf ans, dit le vieux M. Pate, et je n’ai jamais vu pareil spectacle.
Tandis que les clowns évoluaient dans tous les sens et faisaient les pirouettes les plus variées, le vieux bonhomme les suivait des yeux, sans perdre un seul de leurs mouvements.
—Trouvez-vous tout cela décent, Moses? demanda Miss Cash.
Les clowns exécutaient à ce moment leurs sauts périlleux, tombant pêle-mêle l’un sur l’autre, sur le dos, à plat ventre, et ils ne s’arrêtèrent que lorsque l’essoufflement de leurs poumons les y obligea.
—Voyez-vous, dit le colonel, en jetant un petit regard de côté sur sa femme et sur les amis des deux sexes qui l’entouraient, personne n’est obligé de rester et d’assister à ce spectacle. Ceux qui en ont assez peuvent s’en aller, rien ne les en empêche.
—Certes non, répondit Miss Cash d’un air pincé; j’ai payé un dollar à l’entrée et je veux en avoir pour mon argent.
L’exercice qui suivit fut celui auquel le colonel Grice attachait le plus d’importance. Un cheval aussi farouche en apparence que les coursiers de Mazeppa bondit sur la piste; le chef-écuyer demanda à un clown où était le cavalier de l’animal; le clown lui répondit avec un air navré que le cavalier était malade et que personne de la troupe ne serait capable de le remplacer. Alors commença la plaisanterie d’usage: le chef-écuyer ordonna au clown de monter le cheval; le clown après maintes tergiversations essaya d’attraper l’animal, qui se sauva et se fit donner la chasse.
L’écuyer-chef, furieux, administra une volée de coups de fouet au cheval récalcitrant, et demanda un cavalier de bonne volonté pour essayer de le dompter. Sur ces entrefaites, un jeune homme plutôt mal vêtu, dans un complet état d’ébriété, pénétra sur la piste par l’entrée principale, et, après une violente altercation avec le gardien, vint se planter droit devant M. Bill Williams, et le dévisagea.
—Tiens, deux enfants! L’un d’eux vous appartient, je suppose?
—Oui, répondit M. Bill.
—Et l’autre?
—A ma femme, continua M. Bill; d’ailleurs cela ne regarde personne; passez votre chemin, s’il vous plaît!
L’étranger se retourna, et fixant son attention sur ce qui se passait sur la piste, s’écria:
—Je peux monter ce cheval.
A peine l’individu avait-il prononcé ces mots qu’il trébucha et s’aplatit dans la sciure de bois, deux pas derrière les talons du cheval. Toute l’assistance, à l’exception du Colonel Grice, se leva et se mit à crier d’horreur:
—Relevez-le, Bill, emportez-le! cria le colonel Grice.
M. Bill ne se le fit pas dire deux fois: déposant ses deux bébés dans le giron de sa femme, il s’efforça d’entraîner le pochard hors de la piste. Ce dernier se débattait et cherchait à revenir en arrière.
—Voyons, mon ami, dit M. Bill, j’ignore qui vous êtes, et personne ici n’a l’air de vous connaître; voyez-vous, si je n’avais pas tenu Rom et Rem...
L’individu se débattit de plus belle; M. Bill le prit à bras-le-corps, mais recevant un croc-en-jambe, il tomba à plat ventre; l’étranger en profita pour s’élancer de nouveau sur la piste, derrière le cheval. Le chef-écuyer semblait fort embarrassé.
—Oh! laissez-le monter un instant, capitaine, cria le colonel Grice; il est tellement ivre que s’il tombe il ne se fera pas le moindre mal.
—C’est une honte, Moses, protesta Miss Cash, je ne suis pas venue ici et je n’ai pas payé un dollar à la porte pour voir tuer les gens. Un individu pris de boisson a le droit de vivre comme les autres.
Pendant ce temps, le cheval s’était laissé monter et venait de repartir au grand galop. Si Miss Cash avait tout à l’heure réclamé l’exécution complète du programme, ce qu’elle voyait maintenant était bien de nature à lui faire fermer les yeux en se voilant la face: l’animal, fou furieux, galopait à perdre haleine, tandis que le malheureux pochard restait couché sur la crinière. Tous les spectateurs étaient anxieux; les gens au cœur tendre regrettaient d’être venus. Dans cette lutte entre la vie et la mort, l’étranger semblait pourtant commencer à se dégriser. Au grand étonnement de tous, il se releva sur l’encolure, rassembla les rênes, sortit de ses pieds les souliers grossiers qu’il portait, fit voler en l’air son vieux chapeau, remit en ordre sa chevelure ébouriffée et avant que Miss Cash ait pu prononcer une parole, il se trouva debout sur la selle.
Alors se produisit l’étrange et successive métamorphose qui stupéfia tous les assistants, et dont le vieux M. Pate ne cessa de parler plus tard.
L’étranger enleva veste sur veste, gilet sur gilet, pantalon sur pantalon, chemise sur chemise, et finit par se trouver aussi peu habillé qu’un épi de blé. Lorsque les spectateurs s’aperçurent que ce prétendu ivrogne appartenait à la troupe du cirque, ils se livrèrent à une bruyante hilarité qui se prolongea pendant plusieurs minutes. Quant au colonel Grice, son mouchoir était littéralement trempé des larmes qu’il venait de verser. Au milieu de ce fou-rire général, M. Bill lui-même oublia sa propre déconfiture:
—C’est infâme, Moses, cria Miss Cash, de faire jouer un tel tour à Bill Williams sous les yeux de sa femme. Vous mériteriez qu’il vous rendît la pareille.
Personne ne perdra le souvenir de la charmante jeune fille (annoncée sur l’affiche du cirque sous le nom de Mˡˡᵉ Louise, la plus célèbre écuyère du monde), qui se présenta devant le public avec une jupe délicieuse, des bas roses, un corsage garni de volants dorés, une ceinture d’un bleu azur, des joues d’un rose couleur de pêche, de jolis cheveux blonds frisés et qui envoya à pleines mains des baisers à l’assistance. Les jeunes gens en perdirent la tête lorsqu’ils virent la charmante écuyère danser sur son cheval lancé à plein galop, sauter par-dessus son fouet et à travers des cerceaux, enfin, s’asseoir sur la selle et caresser gracieusement sa jupe de tulle avec des gestes arrondis et un abandon exquis.
Le jeune Jack Wats, à peine âgé de dix ans (à l’exemple de son frère aîné Tommy, qui à treize ans se déclarait amoureux de Miss Wilkins, la maîtresse d’école), s’enfuit le lendemain matin de la maison paternelle, et accompagna le cirque à plus de trois milles; il alla même jusqu’à supplier le directeur de l’enrôler dans sa troupe, ne demandant pour tout salaire que le logement et la nourriture.
Repris, ramené chez ses parents et fortement tancé par sa mère, le bambin confessa que son seul but avait été de s’emparer de la personne de Mˡˡᵉ Louise et des immenses trésors que son imagination lui prêtait; après cela, le jeune ravisseur aurait emporté son butin vers quelque rivage lointain, que, dans son affolement, il n’avait pas pris le temps de choisir d’avance.
Avant la pantomime finale, un petit incident se produisit qui ne figurait pas au programme—sorte d’intermède improvisé par l’esprit exubérant des spectateurs et des forains. Le colonel Grice, très satisfait du succès de cette représentation qu’il considérait en quelque sorte comme une fête organisée par lui, se sentait parfaitement d’humeur à accepter des compliments, voire même des remerciements de toute l’assistance. Quand le soi-disant pochard eut sauté à bas de Mazeppa, le clown sortit une bouteille de sa poche, la porta à ses lèvres en se dissimulant derrière le dos du chef-écuyer. Un autre clown l’aperçut et lui reprocha de ne pas inviter ses amis à partager cette bouteille. Tous deux se trouvaient à ce moment-là sur la piste, contre l’entrée principale.
—Pourquoi n’invitez-vous pas le colonel Grice à boire avec vous? suggéra M. Bill Williams à voix basse; il en serait enchanté.
Le clown ne se le fit pas dire deux fois; sans la moindre hésitation il éleva sa bouteille et dit:
—Si le colonel Grice veut bien...
—Silence, murmura le chef-écuyer, taisez-vous.
Mais c’était trop tard: le colonel venait de se lever et descendait pour rejoindre le clown.
—Vous n’allez pas faire cela, Moses, s’écria Miss Cash! Vraiment ce pauvre Moses a la tête perdue par ce cirque et par toute cette bande d’énergumènes!
Après avoir enjambé les têtes et les épaules de plusieurs rangées de spectateurs, le colonel se trouvait maintenant dans l’arène; il paraissait très digne, quoique évidemment gêné par cette timidité à laquelle n’échappent pas même les plus grands hommes de guerre, lorsque, dépouillés de leurs armes, ils sentent que l’attention d’un grand nombre de civils des deux sexes est braquée sur leur propre personne.
Le colonel marcha droit sur le clown et tendit la main vers lui pour saisir la bouteille. Le clown, dans un accès de folle gaieté, retira brusquement la bouteille, leva une jambe en l’air, puis, s’accroupissant par terre, appuya sur son nez le pouce de la main qui lui restait libre et fit au colonel un gigantesque pied-de-nez; il espérait que le colonel ferait durer plus longtemps la plaisanterie en essayant de rattraper la bouteille.
En cela il se trompait.
Les personnes qui croyaient avoir vu précédemment le colonel Grice se mettre en colère reconnurent que cette fois il venait d’atteindre le paroxysme de la fureur, lorsque toute l’assistance, à commencer par Miss Cash, se tordit littéralement de rire au moment où le clown retira la bouteille. Fort heureusement, le colonel n’avait à portée de sa main ni épée, ni pistolet, ni canne de promenade; la seule arme qui lui restait était sa langue. Se reculant d’un pas ou deux, et lançant sur le clown accroupi des regards furieux, il s’écria:
—Infâme pitre au dos moucheté, aux jambes bariolées, à la face barbouillée, vilain bouffon au chapeau pointu!
A chacune de ces apostrophes violentes, le pauvre clown tendit le cou et se leva progressivement; lorsque le colonel eut apaisé son répertoire d’injures, le clown se trouvait debout et d’un air piteux bégaya:
—Mon cher colonel Grice.....
—Fermez votre ignoble bouche rouge, tonna le colonel, je me moque pas mal de votre whisky! j’en ai du meilleur chez moi; vous, pauvre hère, vous n’avez jamais bu son pareil. Lorsque vous m’avez demandé de boire avec vous, pour ne pas vous humilier j’étais prêt à accepter votre invitation. Voilà plusieurs jours que je vous régale, vous et tous vos piètres compagnons; je vous ai amené plus de cinquante spectateurs et pour me récompenser vous...
—Mon cher colonel Grice, recommença le clown...
Le colonel reprit la série de ses épithètes injurieuses; à ce moment, le chef-écuyer, qui n’avait pu encore placer un seul mot, s’écria sur un ton calme:
—Ne voyez-vous donc pas, colonel Grice, que tout cela n’est qu’une plaisanterie suggérée par un de vos voisins? La bouteille ne contenait que de l’eau; je vous demande bien pardon si cette farce vous a déplu, mais il me semble que les épithètes dont vous vous êtes servi valent déjà une expiation.
—Venez, Moses, venez, cria miss Cash, qui venait seulement de maîtriser son fou rire; nous appellerons cela un prêté-rendu, Moses; vous avez joué un tour à Bill Williams qui n’a pas protesté; maintenant il vous rend la monnaie de votre pièce et vous vous indignez. Ah! Ah! qu’en dites-vous?
A ces mots, tous les assistants partirent d’un violent éclat de rire.
Le colonel hésita un instant; puis, comprenant que sa place n’était pas au milieu d’une arène de cirque, il fit demi-tour et se dirigea vers la sortie.
—Comment, lui demanda miss Cash, vous partez avant la fin, sans même vous faire rembourser une partie de votre argent?
Le colonel fit volte-face. Comme il lui coûtait de manquer la pantomime finale et en particulier la scène de l’arrachage de dents, il s’arrêta et resta jusqu’à la fin de la représentation.
Le directeur du cirque crut comprendre que la colère du colonel s’était un peu calmée; s’approchant de lui avec précaution il lui présenta des excuses au nom du clown et de toute sa troupe, et le pria de vouloir bien accepter un verre de Porto à la «Spouter Taverne». Le colonel ne se sentit pas le courage de refuser; il ne le pouvait d’ailleurs pas et il accepta.
—Voulez-vous vous joindre à nous, Messieurs? dit le directeur en s’adressant à M. Williams. Nous nous sommes un peu amusés à vos dépens; mais j’espère que vous n’y verrez aucune malice; d’ailleurs nous n’avons jamais eu l’intention de vous froisser.
—Je ne bois jamais d’alcool, répondit M. Bill; mais par exception je veux bien prendre en votre compagnie la valeur d’un petit dé à coudre.
La réunion à la taverne fut des plus cordiales. M. Bill assit Rom et Rem sur le comptoir et le clown leur donna un gros morceau de sucre.
—Ils ont l’air de braves petits bonshommes bien pacifiques, remarqua le clown; ils ne doivent jamais se disputer.
—Oh! non, pas trop, répondit M. Bill; quelquefois Rom (c’est celui qui a les yeux les plus bleus) veut être servi avant Rem: il tire à lui la cuiller en faisant passer la nourriture sous le nez de Rem. Mais quand je vois cela, je le fais descendre de sa chaise et je l’oblige à attendre que Rem ait fini. Je cherche le plus possible à obtenir que mes deux garçons vivent en bonne intelligence, «comme deux bons frères», ce qui n’est pas toujours le cas en famille.
M. Bill savait que le colonel Grice et son plus jeune frère Adam ne se parlaient plus depuis de nombreuses années.
—Vous avez raison, Bill, reprit le colonel, parfaitement raison; élevez-les bien, et prenez grand soin de vos fils; deux enfants à élever à la fois représentent plutôt une lourde tâche, n’est-ce pas, Bill? Voire même une grosse charge!
Et ce disant le colonel cligna de l’œil malicieusement en regardant autour de lui.
—Merci, colonel, je fais certes de mon mieux pour les élever, je les aime autant l’un que l’autre; non, voyez-vous, colonel, deux enfants ne sont pas une si grosse charge; maintenant que j’en ai deux au lieu d’un, comme ils sont de la même taille je me sens tout déséquilibré lorsque je ne les prends pas avec moi. Voyez-vous, colonel, mes jumeaux se font «contre-poids dans mes poches», j’aime beaucoup mieux en avoir deux que pas un seul. Viens, Rom, viens, Rem, il faut que nous partions.
M. Bill s’approcha du comptoir, les deux bambins rengainèrent leurs morceaux de sucre, et le trio s’en alla.
A partir de ce jour, la petite ville de Dukesborough se demanda pourquoi elle ne figurerait pas parmi les villes principales de Géorgie.