Les petites alliées
[1] La Tour Carrée constitue le plus bel ornement du Mourillon. C'est une bâtisse haute de sept étages et coiffée de tuiles. Aucun Mourillonnais ne se souvient d'avoir vu la Tour Carrée prendre le chemin de la ville pour aller dîner chez Margassou.
CHAPITRE XII
O DIVIN, PUISSANT, SUBTIL ...
La rue toulonnaise, étroite et tortueuse, bordée de hautes maisons, était tout de même lumineuse et pure, à cause du ciel très bleu, dont les innombrables étoiles rayonnaient. Une clarté sensible tombait de ce ciel constellé, une clarté plus vive peut-être que la lueur terne et jaune jetée sur le pavé, de très loin en très loin, par les vieux réverbères vacillants.
Elle dormait toute, la rue. Aux quatre étages de chacune des maisons pressées, chacune des fenêtres closes faisait trou noir. Pas une chandelle, des greniers aux caves. Et, des trottoirs à la chaussée, pas un passant. Seuls, de gros rats bruns se promenaient sans hâte le long des ruisseaux à sec; et quelques chats les regardaient d'un œil bienveillant.
L'Estissac, précédant Rabœuf et les deux femmes, troubla cette paix édénienne. Il marchait juste au milieu du pavé,—précaution judicieuse, car si les ruisseaux étaient à sec, les tas d'ordures étaient larges.—Et, sous ses pas, chats et rats délogés se précipitaient, qui vers un égout, qui vers une gouttière. Les portes n'étaient pas numérotées. L'Estissac les comptait une à une au passage. Devant la quatorzième, il s'arrêta. Cette porte-là était, comme les autres, fermée et, par ailleurs, dépourvue de toute sonnette d'appel. Mais deux fenêtres, grillées à gros barreaux de fer, la flanquaient. Et, glissant le bras entre les barreaux d'une de ces fenêtres, L'Estissac frappa au volet, d'un seul doigt, très doucement.
Il n'y eut point de réponse. Néanmoins, le duc ne jugea pas qu'il fallût frapper une seconde fois.
—Vous êtes sûr qu'elle a entendu?—demanda Rabœuf.
Il rentrait de Chine. L'Estissac, souriant, le lui reprocha:
—Vous avez perdu la mémoire, mon vieux! Il n'était même pas besoin de toucher le volet: nos pas sur le trottoir faisaient bien assez de bruit. Rappelez-vous l'oreille de Mandarine!
Célia et Dorée s'appuyaient au bras l'une de l'autre. L'Estissac se tourna vers la première:
—Toutefois, soyez patiente, ma petite. On n'ouvrira pas de si tôt. La turne est antique, et les corridors compliqués.... Asseyez-vous donc! Le perron vous tend sa plus belle marche!...
Rabœuf contemplait les maisons endormies:
—Autrefois,—dit-il,—sur deux des fenêtres que voilà, on en voyait toujours une éclairée!
—Oui,—dit L'Estissac.—Il y avait bien soixante fumeries, dans cette rue!... Et il en reste une!...
—Tant pis!—fit la marquise.
—Pourquoi, tant pis? Vous n'avez jamais fumé, vous!...
—Non, c'est vrai.... Mais j'aimais voir fumer les autres.... C'était joli, ces fumeries.... On y causait.... On apprenait des choses.... Et tout le monde était très poli, là-dedans ... bien plus poli qu'on n'est partout ailleurs, au café, au casino, n'importe où....
—Exact,—fit le duc,—quoique....
Le mot se confondit avec un claquement de loquet: la porte s'ouvrait. Une sorte de fantôme.—un homme drapé d'une robe japonaise, et qui tenait dans sa main gauche une lampe voilée de rouge,—poussait de sa main droite le vantail grinçant, et découvrait un couloir à l'ancienne mode, très long, très étroit, très noir.
—Bonsoir,—dit le fantôme.
Sans souci de son étrange accoutrement, il sortit dans la rue pour accueillir les visiteurs, et, fort tranquillement, leur tendit la main.
—C'est gentil d'être venus tous.... La princesse sera contente....
Il s'arrêta devant Célia:
—L'Estissac, voulez-vous me présenter?
L'Estissac présenta, comme il eût présenté dans un salon:
—Capitaine de Saint-Elme ... Mademoiselle Célia....
—Charmé, mademoiselle!...
La lampe, balancée comme un chapeau, esquissa le salut.
—Et maintenant, permettez que je montre le chemin....
Le fantôme plongea dans la nuit du corridor. La lampe, que le courant d'air éteignait aux trois quarts, dansa comme un feu follet....
On marcha toute une minute. L'Estissac l'avait dit: la turne antique était un labyrinthe. Le corridor aboutissait à un vestibule, d'où partaient d'autres corridors. Des portes fermées apparaissaient çà et là, et rien ne les distinguait entre elles. Le guide, à la fin, en ouvrit une, qui donnait sur un cabinet très nu, puis, derrière celle-là, une autre. Et Célia, qui marchait devant L'Estissac, s'arrêta malgré soi au seuil d'une pièce, quelconque d'aspect, et faiblement éclairée, mais d'où la toute-puissante odeur d'opium jaillissait avec tant de force qu'elle semblait rigoureusement exclure du sanctuaire les non initiés. Ce ne fut que le temps d'un clin d'œil. La minute d'après, tous les visiteurs étaient dans la fumerie, et l'homme fantôme,—Saint-Elme,—s'occupait de remonter la flamme de sa lampe. Comme tantôt, l'Estissac fit les présentations, avec une correction irréprochable:
—La princesse de céans, mademoiselle Mandarine ... notre nouvelle amie, mademoiselle Célia....
La lampe commençait d'éclairer un peu mieux. Célia aperçut Mandarine.
Mandarine était couchée sur les nattes de sa fumerie, parmi des coussins de soie annamite. Soulevée sur un coude, elle tendait à la visiteuse de longs doigts fins jusqu'à la maigreur.
Elle était grande et svelte, autant qu'on en pouvait juger à travers le kimono démesurément ample. Elle était très belle: les traits d'une pureté exquise, le regard d'une profondeur et d'une gravité qui effrayaient dans ces yeux jeunes et clairs, et sous ces paupières violettes assombries par la volupté.
Alentour, c'étaient quatre murs simplement tendus de nattes blanches, et, sur le sol, des matelas cambodgiens, recouverts d'autres nattes, blanches pareillement. Pas un meuble. Beaucoup de coussins épars. Au milieu de la fumerie, un grand plateau de marbre vert supportait d'autres plateaux de bois incrusté ou de bronze niellé. Et, dans ces plateaux, les accessoires d'opium s'alignaient, rangés avec autant d'ordre que, sur un autel, les vases, les missels et le crucifix. Du plafond, un parasol japonais pendait. Et, par une porte ouverte, on apercevait une chambre meublée, très banale, avec rideaux de serge, fauteuils de reps et lit de noyer. Incontestablement, la princesse de céans, comme l'avait nommée L'Estissac, n'entrait dans cette chambre que pour y dormir. Et c'était la fumerie qui était le vrai logis.
—Saint-Elme,—avait dit Mandarine,—conduisez donc nos amis, et donnez-leur des kimonos.
Et, vêtue maintenant d'un crêpe de Chine flottant, Célia, étendue parmi les coussins, comme Mandarine, regardait Mandarine rouler adroitement ses pipes au-dessus de la petite lampe de fumerie, à verre renflé. L'autre lampe, écartée, était restée dans la chambre voisine. Et l'on avait fermé la porte, pour atténuer la trop vive lumière.
Très vite, le calme du lieu avait possédé Célia. Tout le monde s'était couché, personne ne remuait, et l'on ne parlait qu'à mi-voix. Par-dessus tout, la fumée d'opium, lourde et grise, ouatait mystérieusement toutes choses de sa pénombre opaque et de son odeur irrésistible.
Mandarine fumait. Ses longues mains délicates maniaient le bambou épais, monté d'argent, et sa bouche aux merveilleuses lèvres, modelées en arc sanglant, s'appliquait à l'embouchure de jade. Le petit fourneau de terre chinoise, rouge et dure, évaporait la goutte d'opium sur la flamme de la lampe à verre renflé. Un grésillement léger rendait le silence mieux perceptible, cependant que, d'une aiguille preste, la fumeuse guidait la précise opération,—ramenant au fur et à mesure sur le trou central chaque narcelle de drogue qui s'en écartait.
Puis, la pipe fumée, c'était le nettoyage du fourneau, à coups de grattoir et d'éponge; puis la préparation d'une nouvelle pipée. L'aiguille s'enfonçait dans le pot à opium,—un très magnifique pot d'argent massif, ciselé de dragons mandarins; et l'aiguille ressortait, avec une gouttelette noire à sa pointe. Alors, c'était la cuisson, le malaxage, le pelotage. La gouttelette, grossie d'autres gouttelettes puisées successivement, se gonflait, se dorait, bourgeonnait. Lentille d'abord, cône ensuite, cylindre enfin, la pipée, parfaite, s'appuyait tout à coup au centre du fourneau et s'y collait. Le chef-d'œuvre était parachevé. Et, de nouveau, les belles lèvres en arc s'appliquaient à l'embouchure de jade....
—Comme ce doit être difficile de faire des pipes!—murmura Célia, quand elle eut regardé.
L'étrange besogne la captivait toute. Elle en oubliait ses infortunes et le gros chagrin qui tantôt bouleversait son cœur.
Mandarine souriait:
—Ce n'est rien quand on sait. Mais il faut longtemps pour apprendre. Par exemple, ce qu'on apprend en une seule leçon, c'est à fumer. Vous n'avez jamais essayé?
La voix de Mandarine était très douce, quoique un peu rauque,—rauque comme la voix d'une femme trop longtemps caressée.
—Comment fait-on?—questionna Célia, en recevant l'embouchure de jade.
—On met sa bouche autour de l'orifice ... bien exactement autour!... et on aspire de toutes ses forces, tant qu'on a de souffle.... Vous y êtes?... Allez!...
La première pipe fut à peu près gâchée. Mais Célia obtint un meilleur succès, dès la seconde. Et Mandarine, alors, coup sur coup lui en fit fumer trois....
La marquise, L'Estissac et Rabœuf s'étaient couchés aussi parmi les coussins, et Saint-Elme avec eux. Aucun des quatre ne fumait.
—Pourquoi?—demanda Célia à L'Estissac.
—Nous n'avons pas de chagrin d'amour, nous, petite fille,—répondit le duc en souriant.
Célia en était à sa troisième pipée. L'allusion glissa sur elle comme l'eau du ciel sur une ardoise.
Mandarine cependant avait levé la tête, et regardait avec une soudaine curiosité sa nouvelle amie. Mais, discrète, elle n'interrogeait pas.
—Vous êtes intriguée?—lui dit L'Estissac.
Elle le regarda, et, du doigt, dessina sur son propre visage les sillons rouges qui zébraient le visage de Célia.
—Au fait!—fit le duc,—vous ne savez pas, vous.... L'enfant que voilà vient de se battre comme une chiff ... comme une amazone, veux-je dire!... Et n'allez pas déduire de ces glorieuses traces que sa rivale est sortie victorieuse du combat: c'est tout le contraire.... Vous avez devant vous une triomphatrice....
—L'Estissac!—pria Célia:—ne vous moquez pas de moi! ... je suis déjà bien assez grotesque comme ça!...
Certes, elle eût parlé différemment un quart d'heure plus tôt. Mais Rabœuf avait diagnostiqué très justement l'effet des trois ou quatre pipes ordonnées à titre de calmant à la néophyte: Célia, profondément apaisée, sentait maintenant dans toutes ses fibres une détente, un repos, une sérénité singulières.
Mandarine protestait toutefois avec courtoisie:
—Grotesque, pour vous être battue?... Ce n'est guère poli pour moi, ce que vous dites là, chère madame!... Vous devez bien penser que ça m'est arrivé comme à vous, de me crêper le chignon quelquefois, au cours de ma longue existence.... L'Estissac, vous vous rappelez ma grande bataille avec Hachichette, sur la place d'Armes, l'an passé?
—Je me rappelle.... Mais, si j'ai bonne mémoire, l'affaire était, j'ose le dire, d'honneur?...
—Mon Dieu! si vous voulez!... Hachichette avait raconté sur mon compte je ne sais quelle calomnie stupide.... Je lui demandai de rétracter; elle ne voulut pas; je la gifflai; elle riposta; et de fil en aiguille....
—De coups de poing en coups de pied....
—Elle tomba. Moi, qui n'en demandais pas plus, je la laissai se relever comme elle put, et je m'en retournai à mes occupations.
—Oui,—fit L'Estissac:—c'est bien ce dont je me souvenais.... Bataille très civilisée, en somme. Notre petite Célia ne s'est pas battue exactement de cette façon-là....
—Bah!—fit Mandarine en plantant son aiguille dans le pot à opium;—ce n'est que petit à petit qu'on devient raisonnable.... Je vous assure qu'aujourd'hui je ne me battrais plus d'aucune façon, même civilisée.... Et quand madame sera vieille autant que moi....
—Vieille autant que vous?—fit Célia, ahurie.—Mais vous avez dix-neuf ans?... Et moi vingt-quatre!...
—Peut-être bien.... Mais vous ne fumez pas, et je fume.... L'opium, voyez-vous, rend très sage ... et vieille en proportion....
Rabœuf, silencieux jusque-là, dit alors son mot:
—N'exagérez pas trop les vertus de votre drogue, mon enfant!... Et n'oubliez pas de nous avertir que vous fumez bien régulièrement vos cinquante pipes quotidiennes, très cuites.... Cinquante, cela compte!... A ces doses-là, oui, l'opium obtient quelques résultats sur ses fidèles ... encore que vous-même n'ayez pas l'air tellement décatie, je vous assure!... Mais, à petite dose, l'opium ou le tabac, c'est bonnet blanc et blanc bonnet.... Et même, lestée de huit pipes au lieu de quatre, la jeune fille que voici serait certainement moins malade que n'est le collégien qui achève son premier cigare....
Mandarine, une dernière fois, tendait à Célia l'embouchure de jade. Célia, maintenant accoutumée, sut aspirer d'un seul trait, comme il convient.
—Par exemple,—dit-elle ensuite,—est-ce qu'on ne doit pas craindre de s'habituer très vite à la fumerie?... On dit qu'on ne peut plus s'en passer, dès qu'on y a goûté....
Rabœuf rit:
—On dit des sottises. Moi qui vous parle, ma petite fille, j'ai jadis fumé l'opium, pendant plus de six mois, tous les jours que Dieu faisait. Et, au bout de ce laps respectable, j'ai coupé net l'habitude soi-disant irrésistible, le jour même que parut la dépêche ministérielle interdisant à tous les officiers de fumer.
—Tout de même, si on l'a interdit, c'est que c'était dangereux?
—C'était dangereux pour deux ou trois douzaines de petits aspirants tout à fait idiots, qui se faisaient un point d'honneur d'absorber sept fois par semaine leurs quatre-vingts pipes, grosses comme autant de bouchons de carafes! Pour ces gosses-là, qu'il eût fallu fesser, l'opium était à peine moins redoutable que n'est l'alcool pour un ivrogne toujours soûl.... On a certes eu raison de prohiber absolument une drogue dont l'abus pouvait devenir un péril ... tout comme on aurait raison de prohiber absolument cette autre drogue, plus pernicieuse encore, l'alcool.
—Plus pernicieuse?
—Fichtre oui! plus pernicieuse dix fois! Regardez Mandarine, qui achève à l'instant sa quarantième pipée: croyez-vous qu'elle ferait si bonne contenance, ayant bu quarante petits verres de la plus inoffensive anisette?
L'Estissac, qui approuvait de la tête, fournit la conclusion:
—Et croyez-vous que la compagnie d'une jolie dame ivre-morte serait aussi délectable que celle de la princesse de céans, ivre aussi, mais, si j'ose dire, ivre-vivante?
Mandarine, qui fumait, fit, de l'aiguille, un tout petit salut de remerciement.
Les volutes grises de l'opium roulaient avec lenteur sur les nattes du sol. Au-dessus, les spirales bleues des cigarettes allumées par les trois officiers s'élevaient et s'abaissaient, comme s'élèvent et s'abaissent des nuages légers au-dessus d'un brouillard dense. Au plafond, le parasol japonais, ébranlé par l'air chaud qui montait de la lampe, tournoyait nonchalamment.
Un charme silencieux s'était posé sur la fumerie. Immobiles et, peu à peu, muets, les trois hommes, hors du cercle étroit de la lampe, disparaissaient dans une pénombre brumeuse. Et la marquise Dorée, soucieuse d'épargner sa voix, menacée par la redoutable fumée, s'était reculée jusqu'au bout des nattes. Mandarine et Célia, étendues face à face, le plateau de marbre vert entre leurs poitrines demi-nues, s'apercevaient seules. Et bientôt, oubliant les autres présences, qu'on ne voyait point, et qui d'ailleurs étaient amies, elles causèrent à deux avec l'intimité du tête-à-tête.
Célia, la première, entama le chapitre des confidences. Et Mandarine, attentive et grave, écouta, approuva, conseilla, sans cesser de cuire et de rouler ses pipes, et sans cesser d'appliquer contre l'embouchure de jade ses belles lèvres habiles, qui jamais ne perdaient une bouffée.
—En somme,—conclut-elle quand Célia eut tout dit,—vous êtes très amoureuse. Et j'ai peur que ça ne vous passe pas de si tôt.... Alors, le plus court est d'en prendre votre parti, de passer outre, et de vivre le mieux possible.... Dites-moi cependant: c'est parce que votre midship vous trouvait trop ... primitive ... qu'il vous a lâchée?... Oui?... vous croyez que c'est vraiment pour ça?...
—Dame! il m'appelait sa sauvagesse-bachelière.... Au commencement, il s'en était plutôt amusé ... et puis, à la longue....
—Oui, je conçois.... Mais pourquoi «bachelière»? Vous êtes si savante que ça?
—Non, bien sûr.... Mais ... enfin ... j'ai été—elle hésita—en pension....
Mandarine écarta sa pipe de la flamme, et, par dessus le verre renflé, considéra sa nouvelle amie:
—Bon!—dit-elle, après que Célia eut baissé les yeux sous ce regard perspicace, métallisé par l'étrange drogue.—Bon!... Mais, dans ce cas, comment diable êtes-vous «sauvagesse»? Il me semble qu'au contraire.... Enfin, ça ne me regarde pas.... Par exemple, une chose pas impossible du tout, c'est que ce petit Peyras vous revienne, le jour que vous vous serez civilisée.... Et vous vous civiliserez forcément....
—Vous croyez?
—Très vite.... Pensez donc: nous, qui n'avons pas été en pension ... nous, qui avons par conséquent à apprendre tant de choses que vous savez déjà ... nous finissons tout de même par le devenir, civilisées!... Donc, ça vous sera bien plus facile, à vous.... Tenez! nous sommes en décembre: voulez-vous parier qu'en mars, pour peu que d'ici là vous sachiez vous appliquer à bien faire, ce sera moi, de nous deux, la sauvagesse?
L'opium des quatre pipes s'était insinué dans toutes les veines et dans tous les nerfs de Célia. Et Célia, mystérieusement allégée, affranchie, et comme transportée dans un lumineux royaume d'où toutes les impossibilités de la terre seraient bannies, accepta sans discussion la parole de la fumeuse.
—Voici le programme,—continuait Mandarine, dont les doigts prompts poursuivaient leur délicate besogne autour du fourneau de terre rouge, du pot d'argent, des longues aiguilles d'acier; demain vous rentrerez chez vous, et vous oublierez net qu'il existe un Peyras au monde.... Je veux dire: vous oublierez qu'il existe un Peyras à Toulon; vous supposerez que cet homme est absent; que son escadre vient de l'emporter vers des Tunisie ou vers des Maroc; et vous attendrez tranquillement que la dite escadre revienne.... A propos, avez-vous de l'argent?
—Un peu....
—Assez?...
—Assez pour un petit bout de temps.... Mon ancien ami m'envoie encore des mandats de Chine....
—Très bien! tout s'arrange, alors!... parce que vous n'avez pas besoin de prendre tout de suite d'autres amants, si ça vous ennuie trop....
—Dame! j'aime autant pas....
—Comme juste!... Et non seulement un peu de veuvage vous sera plus agréable ... mais encore vous y gagnerez d'oublier plus vite ... à cause des comparaisons que vous ne serez pas tentée de faire.... D'ailleurs, des amants vous obligeraient de sortir ... tandis que, seule, vous pourrez rester chez vous....
—Pourquoi faire?
—Pour vous civiliser!... Ce n'est pas au café, ni au Casino, ni au bar, que vous irez prendre les leçons qu'il faut!... Vous resterez chez vous, bien sage.... Vous tiendrez votre maison, en sérieuse ménagère.... Vous lirez ... vous lirez beaucoup.... Aimez-vous à lire?...
—Comme ci, comme ça.... Je n'ai jamais beaucoup lu.... Quand j'étais petite, on me défendait tant de livres!...
—Nous lirons ensemble.... Et puis vous offrirez le thé à vos amis, quand ils viendront vous voir ... je dis: à vos amis; je ne dis pas à vos amies.... Le moins de femmes possible autour de vous, c'est ma première recommandation!... Vous connaissez Dorée; vous me connaissez; c'est largement assez.... Ayez maintenant des camarades hommes, et faites-les venir chez vous.
—Mais où voulez-vous que je les prenne?
—Où vous pourrez.... Il me semble que déjà vous êtes gentiment lotie, à en juger par votre compagnie de ce soir....
—Mais personne ne vient chez moi....
—C'est à vous d'inviter les gens!...
—Comment?
Mandarine rit, et, pour la première fois, reposa sur les nattes sa pipe chaude. Le coude dans un coussin, elle se souleva:
—Monsieur de L'Estissac!... vous dormez?...
La voix du duc sortit de la pénombre:
—Je n'aurais garde auprès de vous.... Mais ne m'appelez pas monsieur: ce m'est pénible....
—Disons donc L'Estissac tout court.... L'Estissac tout court, notre amie Célia, pour finir gentiment l'année, veut nous offrir, jeudi prochain, trente et un décembre, du thé, des cigarettes et le plum-pudding de Noël qu'elle n'a pas pu manger aujourd'hui, pour cause de duel.... Jeudi prochain, à dix heures.... Vous viendrez, n'est-ce pas? Et monsieur Rabœuf aussi? Et Saint-Elme?... J'irai, bien entendu, moi, Mandarine,—notre amie Célia étant assez aimable pour me permettre d'apporter ma fumerie de voyage, sans laquelle je me déplace difficilement.—Est-ce dit?... Après ce jeudi-là, il y en aura probablement d'autres.... Nous allons fonder un «jour» qui sera très suivi.... On causera, on lira, je fumerai....
Elle avait replacé sa tête sur l'oreiller de soie chinoise, elle reprenait la pipe de la main gauche et l'aiguille de la main droite. Alors, sans attendre que les trois hommes eussent accepté l'invitation:
—A présent,—reprit-elle,—j'ai envie d'entendre de beaux vers. Saint-Elme, prenez donc le Régnier qui est sur la tablette.... Non, pas celui-ci, l'autre ... la reliure vert d'eau.... La Cité, oui.... Et commencez par ma chère Lune jaune....
«Qui monte mollement entre les peupliers....
«Et écoutez bien, Célia ... ces vers-là, c'est votre première leçon....
CHAPITRE XIII
OU LE PRÉLUDE DE BACH INTERVIENT
Au pied de la falaise, des lames rondes et lisses s'écrasaient l'une après l'autre, avec le même gémissement grave et le même soupir longuement exhalé. Mandarine, ses deux mains à plat sur le petit mur de la terrasse, et son corps drapé s'inclinant au-dessus de la mer nocturne, acheva de murmurer des vers:
—Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L'azur phosphorescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil d'un mirage doré ...
Ou, penchés à l'avant des blanches caravelles,
Ils regardaient monter, en un ciel ignoré,
Du fond de l'Océan des étoiles nouvelles ...
—Bravo!—fit une voix.
La terrasse était toute noire. Mandarine, se retournant, ne distingua pas qui avait parlé. Elle, détachée en brun sur le fond laiteux du ciel, apparaissait comme un mince fantôme. Le châle vénitien à longues franges dont elle s'enveloppait ondulait à la brise de mer.
La voix reprit:
—Vous n'avez pas froid?
Mandarine, cette fois, reconnut Lohéac de Villaine.
—Non, je n'ai pas froid,—dit-elle.—Où êtes-vous donc?...
—Ici....
Il avait avancé de deux pas; tout à coup, il enlaça la jeune femme, et lui baisa la tempe.
—Hein?—fit-elle, prise à l'improviste.—Vous êtes sûr de ne pas vous tromper?...
Elle riait sans se débattre. Il attarda ses lèvres parmi les cheveux parfumés:
—Je dépose mon admiration où je peux,—dit-il.—Vous avez chanté votre sonnet comme une fée!
Il ne la lâchait pas. Elle finit par se tourner vers lui, et, d'une bouche preste, effleura la moustache insistante. Après quoi, se dégageant:
—Pour un sonnet,—lui fit-elle observer,—c'est assez d'admiration. Ne me décoiffez pas, et rentrons....
Il lui offrit le bras, et pressa contre soi la petite main qui s'appuyait....
C'était le quatrième des jeudis de Célia. Mandarine avait été bonne prophétesse: le «jour» fondé était des plus suivis. L'Estissac, Rabœuf et Saint-Elme n'avaient pas une seule fois manqué de s'y rendre. Lohéac de Villaine s'y était laissé conduire et y revenait. Enfin des recrues nouvelles étaient annoncées. Rabœuf n'avait-il pas promis d'amener sous peu trois invités de la plus flatteuse espèce, trois invités qui jamais n'allaient nulle part, et que pas une maîtresse de maison n'avait encore exhibés,—ceux-là mêmes que la marquise Dorée avait montrés à Célia, chez Margassou, le 24 décembre, ces trois officiers dont on disait «des choses», des choses extravagantes et mystérieuses: le Chinois, le Malgache et le Soudanais!...
Et quant à la marquise Dorée, elle était, aux jeudis de la villa Chichourle, comme Mandarine: de fondation.
On arrivait vers dix heures. On commençait par fumer des cigarettes dans le jardin, en se promenant, comme il sied, deux à deux, par couples illégitimes. Puis Favouille, peu à peu stylée, et presque propre sous son tablier à dentelle, apportait au salon un thé de semaine en semaine plus élégant. Aux serviettes brodées, aux cuillers de vermeil s'étaient ajoutés successivement des tasses japonaises, des cornets de Vallauris où trempait du lilas, un napperon Renaissance.... Et, le jour que Lohéac, ayant perdu contre Saint-Elme une discrétion, apporta rue Sainte-Rose un panier d'Asti, on but cet Asti dans des coupes d'un verre vénitien couleur de lagune.
—Peste!—avait prononcé L'Estissac ce jour-là.—vous avez bon goût, petite fille!...
Célia, très rose, avait protesté modestement:
—C'est Mandarine qui a déniché cette verrerie-là, chez le marchand chinois....
Mais Mandarine, à son tour, avait remis les choses au point:
—J'ai déniché, oui ... parce que vous m'aviez dit, je ne sais combien de fois que vous teniez à ne pas nous offrir le vin de Lohéac dans du cristal comme il y en a partout....
Le thé bu, les gâteaux mangés, les coupes de Venise vides, quelqu'un s'asseyait au piano, cependant que Mandarine, vite en proie au fameux «malaise» des fumeurs privés trop longtemps de leur drogue, déroulait sa natte derrière le paravent, et déballait sa fumerie, toute enfermée dans une seule boîte que Saint-Elme nommait, non sans solennité, le cercueil. Alors, des volutes grises commençaient d'apparaître au-dessus des feuilles du paravent; et, dans les intervalles de la musique, la voix toujours un peu rauque de la fumeuse murmurait souvent des vers, qu'elle disait avec une rare justesse.—Lohéac avait coutume, durant ces récitations qu'il sollicitait, d'aller s'allonger tout près de Mandarine, et de regarder la belle bouche en arc moduler les mots harmonieux.
Et les heures coulaient, délicates.
Dans le salon, quand Mandarine et Lohéac rentrèrent, le plateau à thé venait d'apparaître. Célia, jeune fille toujours fort experte, s'empressait à servir ses hôtes.
Lohéac la complimenta:
—Ce n'est pas possible, chère amie! Toute votre enfance s'est usée à pourvoir de tasses pleines, de sucre, de toasts et de cakes les vieux messieurs qu'invitait madame votre mère!...
Il plaisantait sans gaîté, à son habitude, et pas une ligne de son visage ne souriait. Toutefois, c'était déjà beaucoup qu'il plaisantât, et L'Estissac, étonné, lui jeta un coup d'œil étonné par-dessus la table. Célia cependant n'avait pas semblé comprendre; et, loin de rire, elle rougit légèrement, et se détourna.
Rabœuf, qui l'observait, se rapprocha:
—S'il vous plaît, petite fille ... une seconde édition, voulez-vous?
Elle se hâta vers la théière et le sucrier, tandis que le médecin la suivait, tendant sa tasse vide.
—Comme vous avez chaud!—dit-il à mi-voix.
Il attachait un regard insistant sur les joues empourprées.
—Oh!—fit-elle,—ce n'est qu'un peu de sang à la tête. Je ne sais pas ce qui m'a pris tout à coup....
Il murmura, si bas qu'elle n'entendit point:
—Je sais peut-être, moi....
Et, plus haut, il ajouta:
—Ça ne se voit presque plus, vos griffades....
Elle rougit de nouveau. Sur sa peau mate, les moindres émotions s'inscrivaient en carmin:
—Si! ça se voit encore, hélas!
—Pourquoi «hélas»? ce n'est pas tellement vilain, ces petits sillons à peine marqués ... quatre ou cinq malheureuses lignes qui ont l'air de traits au pastel blanc!...
Elle hochait la tête:
—Ce n'est pas tellement vilain ... mais c'est tellement grotesque!... Quand je pense que je me suis battue, battue comme une poissarde ... moi, Célia, qui sers si bien le thé!...
Cette fois elle avait ri:
—Tenez,—conclut-elle,—ne parlons plus de cette sottise....
Elle fit demi-tour, et promena parmi l'assistance son sucrier et sa théière.
L'Estissac s'était mis au piano.
—Dorée, vous allez chanter, ma chère?
La marquise aimait à se faire prier:
—Je ne sais rien de rien, je vous l'ai dit vingt fois!...
—Mais, dans le casier, je vois tous vos opéras les plus favoris....
—Oui,—dit Célia:—exprès, j'ai passé hier chez le marchand de musique. Voyons, Dorée: votre grand air de Louise?
—Je suis si enrouée!
Le duc feuilletait une partition,
—Essayez donc ceci,—dit-il.
Il plaqua un accord, et, de la main droite, indiqua le motif:
—La Prison, d'Aphrodite....
—Trop difficile! je ne pourrai jamais!
Célia intervint encore:
—Si vous chantez, je vous promets une surprise!...
—Alors!—fit L'Estissac.
Et il entama l'accompagnement,—cependant que, derrière le paravent, la natte de Mandarine, déroulée, crissait imperceptiblement sur le tapis du sol....
Dorée avait chanté.
Une salve d'applaudissements salua la dernière note. Lohéac, Saint-Elme et Rabœuf avaient battu des mains, et la fumeuse, non moins enthousiaste ou polie, tapotait du bout de sa pipe d'ivoire le bois laqué de son plateau.
Dorée s'excusait avec la confusion d'usage. Mais L'Estissac, malicieux, coupa court à cette modestie:
—Au fait, chère amie ... quand débutez-vous?
Et la marquise, amorcée, donna dans le piège: il n'était pas besoin de lui tendre un autre panneau....
Officiellement, c'était toujours pour le prochain hiver, ce début; pour le prochain hiver, et à Paris. Toutefois, Dorée n'hésitait pas à le confier à ses meilleurs amis, sous le sceau d'un secret inviolable: il n'était pas impossible que, plus tôt....
A vrai dire, personne dans Toulon ne l'ignorait: Dorée, depuis l'automne, cherchait un engagement provincial qui lui permit de devancer la date officielle, trop lointaine au gré de son impatience.
—Je devrais m'occuper plus sérieusement de tout cela,—conclut-elle,—et ne pas m'encroûter ici, où rien ne viendra me chercher. Mais quitter Toulon en plein hiver!...
Tout le monde avait écouté en silence. Et la contagion des projets d'avenir opérait: Saint-Elme le premier s'y abandonna:
—Quitter Toulon en plein hiver.... Évidemment, ce n'est pas drôle.... Et néanmoins....
Quelqu'un questionna:
—Vous êtes «en appareillage»?
—Oui, hélas!... Je suis troisième sur la liste de départ colonial.... Avant un mois, j'irai planter mes choux au delà des mers....
—Où?
—Sais pas!.....Si on m'envoyait au Tonkin, je planterais encore d'assez bons choux....
Il se tourna vers le paravent, d'où s'échappait le grésillement léger des pipes de Mandarine:
—Et, de là-bas, je vous enverrais des soieries et de l'argent ciselé, princesse!.....Seulement, au lieu de ce Tonkin fécond, j'obtiendrai peut-être quelque Sénégal désertique, ou quelque Soudan marécageux....
Rabœuf, qui s'était enfoncé dans un fauteuil, très à l'écart, intervint tout à coup:
—Bah!—dit-il,—Soudan, Sénégal ou Tonkin, pour moi, c'est tout un!... Que seulement je sois loin!...
—Loin?—fit L'Estissac.—Vous en venez, ce me semble!
—Et j'y retourne.
—Comment?
—Mon congé expire le 30 mars: j'opte pour toutes destinations.
—C'est-à-dire qu'arrivant de Chine vous refaites vos malles pour Tahiti?
—Pour Tahiti, Madagascar ou la Guyane ... pour n'importe où....
—Ça vous ennuie tellement, la France?
—Oui. J'y suis dépaysé. Ce n'est plus chez moi.
La marquise Dorée, étonnée, leva tête:
—Plus chez vous? d'où êtes-vous donc, docteur?
—Du pays de L'Estissac, chère madame: lui et moi sommes même, si j'ose dire, voisins de campagne....
—Et vous n'êtes plus chez vous, en France?... Ah! bien! par exemple!...
—C'est comme je vous le dis! Demandez plutôt à L'Estissac si je mens?...
Sans répondre, le duc, qui marchait de long en large, s'approcha du médecin, et, au passage, d'un geste fraternel, lui prit l'épaule, qu'il pressa comme on presse une main.
—Moi,—dit-il ensuite,—c'est parce que, en France, je suis chez moi,—trop chez moi!—que j'en voudrais partir une fois encore.... Mais guère pratique, cet exode ultime!... J'ai bien peur que désormais....
Lohéac de Villaine le regardait:
—Quel âge avez-vous donc, mon vieux?
—Trente-cinq,—fit brièvement le duc. Et il reprit sa promenade en zigzag, d'un pas plus saccadé.
Lohéac alors parla, le dernier.
—Moi,—dit-il de son étrange voix lasse,—moi qui nulle part ne suis chez moi, ni en France, ni ailleurs....
Mais, derrière le paravent, le grésillement léger des pipes s'interrompit:
—Monsieur de Lohéac!... Si nulle part vous n'êtes chez vous, venez donc chez moi, ici, dans mon coin, sur ma natte.... Je suis capable de vous redire un sonnet, comme tout à l'heure, pour vous consoler....
Il y alla....
—A propos,—rappela tout à coup la marquise Dorée,—et la surprise que vous nous promettiez, mon petit?
Célia inclina la tête:
—C'est une surprise pour L'Estissac, qui réclamait jeudi dernier un peu de vraie musique....
Elle s'assit à son tour devant le clavier encore ouvert.
—Bah!—fit le duc:—vous pianotez aussi, jeune fille?
—J'ai su un peu, autrefois.... Mais ceci, je l'ai appris cette semaine, exprès pour vous faire plaisir....
Elle posa ses doigts sur les touches.
—Ho!—fit L'Estissac, qui se leva.
Les doigts singulièrement sûrs d'eux-mêmes, pour des doigts qui n'avaient autrefois su «qu'un peu», attaquaient un prélude de Bach,—le prélude en do naturel....
Et après que L'Estissac eut fait «Ho!» personne ne souffla plus.
Ils étaient là quatre hommes et deux femmes, tous, certes, fort divers d'origine, d'éducation, d'existence. Mandarine et Dorée, malgré leur profession commune, ne se ressemblaient pas plus que Rabœuf ne ressemblait à Lohéac, ou que L'Estissac ne ressemblait à qui que ce fût. Mais tous et toutes s'étaient promenés à travers le monde plus longuement qu'il n'est d'usage même en notre époque voyageuse; tous et toutes, par leurs propres yeux ou par les yeux de leurs maîtresses et de leurs amants, par leurs propres oreilles ou par les oreilles de leurs amis et de leurs amies, avaient vu, avaient entendu tout ce qu'on peut voir ou entendre de plus beau sur terre et sur mer; à tous et à toutes, enfin, l'Océan, qui était leur vraie patrie, avait enseigné, par l'harmonie souveraine de ses brises et de ses vagues, de ses calmes et de ses tempêtes, une qualité de musique que beaucoup de musiciens, même professionnels, apprécient, toute leur vie, imparfaitement....
Et, tandis que jouait Célia, ce fut une émotion vraie qui passa sur tout l'hétéroclite auditoire.
A travers les vitres, le grave gémissement de la mer pénétrait. Et c'était comme un murmure de lointains violoncelles, sur quoi le piano détachait, plus nets, plus robustes, plus puissants, les sons immortels. Dans le salon banal, entre les brise-bises de fausse dentelle, la portière de peluche et les lithographies encadrées, parmi ces simples gens, marins, soldats, courtisanes, l'austère et sublime pensée du maître sembla errer et se complaire. Derrière le paravent, l'opium lui-même retenait ses volutes immobiles.
Et, sur les touches d'ivoire, les doigts, toujours irréprochables, poursuivaient leur magique labeur. Ils n'étaient pas seulement habiles, ces doigts qui jamais ne frappaient à faux; ils étaient inspirés,—conscients,—compréhensifs.—Certes, ils avaient «su», autrefois, et mieux qu'«un peu»; certes, ils avaient longuement étudié, sous des maîtres méthodiques; mais cette étude-là n'eût pas suffi et il avait fallu que la vie y ajoutât ses leçons à elle, ses leçons douloureuses et philosophiques. Pour que le prélude résonnât si noblement, et se détachât avec tant de relief et d'émotion sur le lointain murmure des violoncelles de la mer, il avait fallu, sans nul doute, que la musicienne eût appris d'abord à pleurer....
Quand la dernière note eût achevé de vibrer dans l'absolu silence, on n'applaudit pas.
L'Estissac, qui était debout, s'approcha seul de Célia,—inerte sur son tabouret, et les mains encore ouvertes sur le clavier muet.—Et L'Estissac, sans un mot, se courba et, remercia, d'un baiser sur le front pensif.
L'opium, derrière le paravent, recommença de grésiller à petit bruit. Dorée toussa, Saint-Elme versa du thé dans une tasse.
Mais Rabœuf, toujours assis dans le fauteuil le plus obscur, ne bougea point. Et, quand Célia, au bout d'une longue minute, eut secoué l'espèce de torpeur qui l'avait d'abord prostrée; quand elle se fut levée, et que, redevenue maîtresse de maison, elle eut entrepris d'offrir à l'un de ses hôtes la tasse emplie par Saint-Elme, elle découvrit tout à coup les yeux de Rabœuf fixés sur elle. Et elle comprit que ces yeux-là ne l'avaient pas quittée de très longtemps,—parce que leur regard luisait d'un éclat tout à fait immobile ... tout à fait immobile, et mystérieusement trouble.—Célia, avec un demi-sourire, se détourna....
CHAPITRE XIV
SIGNATURES SANS IMPORTANCE
Comme la marquise Dorée poussait la grille entr'ouverte, un homme qui descendait le perron s'effaça respectueusement, chapeau bas, échine courbe, pour faire place à la visiteuse. Et la visiteuse, ayant braqué son face à main, fit un haut-le-corps:
—Hein?—mâchonna-t-elle, bouche close.—Céladon? Bah!...
Céladon,—un irréprochable garçon coiffeur, onctueux, bellâtre et pommadé,—s'en allait à pas furtifs, de l'air d'un cambrioleur qui vient de reconnaître, sans bruit, la maison qu'il pillera la nuit prochaine.
—Bah!—répéta la marquise.—Céladon, villa Chichourle?...
L'homme avait refermé la grille. Son dos disparut derrière le mur du jardin. Mais la marquise Dorée n'en demeura pas moins deux bonnes minutes, plantée sur le perron, telle une borne au coin d'une route, à regarder fixement le mur derrière lequel le dos de l'homme avait disparu....
—Bien sûr!—répondait Célia, un quart d'heure plus tard.—Bien sûr! c'était pour me prêter de l'argent.... Vous pensez bien que, quand Céladon, se dérange....
La marquise brandissait deux bras désespérés:
—Mais, petite malheureuse que vous êtes!... vous ne savez donc pas sous quelle patte vous tombez?... Céladon, vous croyez peut-être que c'est un homme comme les autres?
—C'est un usurier comme tous les usuriers.
—«Comme tous les usuriers»! Elle est renversante!... Vous les avez connus tous, alors?... Dites un peu que vous ne méritez pas le fouet, pour dire des choses pareilles!...
—Dorée, voyons!...
—Il n'y a pas de Dorée qui tienne!... vous méritez le fouet!... Et c'est qu'elle ne m'avait rien dit, pas un mot, cette horreur!... Je croyais qu'elle roulait sur l'or, moi!... Alors, quoi? vous avez des dettes?
—Dame!... naturellement!...
—«Naturellement!...» Vous me faites bondir!... «Naturellement!...»
—Mais oui, Dorée!... naturellement!... C'est tout simple!... Voilà six semaines que Peyras m'a «planchée»....
—Oh! celui-là ... quand même vous l'auriez encore, pendu à vos jupes ... pour ce que vous y gagneriez!...
—Possible.... Mais enfin, depuis six semaines que je n'ai pas d'ami, avec quoi voulez-vous que j'aie pu vivre? N'oubliez pas que c'est Mandarine elle-même qui m'a conseillé de rester un temps seule.... Vous étiez de son avis, ce soir-là. Comme elle, vous m'avez conseillé en outre d'installer ma maison, de lâcher la gargotte, détenir mon ménage et de recevoir beaucoup de camarades.... Ma pauvre Dorée, ça coûte cher, les services à thé, les napperons Renaissance, les grès flambés et les verres de Murano.... J'avais un peu d'argent.... Mais il y a belle lurette que je n'en ai plus....
—Alors?...
—Alors, je tâche de me débrouiller....
—Si c'est pour vous débrouiller que vous empruntez au plus sale bonhomme de Toulon!...
—Oh! j'ai commencé par emprunter à d'autres....
—Hein?
—Oui. D'abord, à cette brave mère Agassen....
—Celle-là n'est pas une mauvaise femme....
—Bien sûr que non!... Elle m'a prêté tout de suite, et sans intérêts.... Seulement, elle n'avait pas beaucoup de sous.... Elle a fait ce qu'elle a pu, elle a même emprunté à d'autres.... Bref, tout compris, j'ai reçu cent quarante francs. Et, à cause de l'autre prêteur, j'ai dû signer des billets: un billet de soixante pour la mère Agassen ... oh! elle avait confiance en moi ... seulement son amant ... parce qu'elle a un amant ... saviez-vous?
—Non....
—Moi non plus.... Enfin elle en a un, et c'est lui qui tient la caisse....
—Pauvre femme! à son âge!... si c'est Dieu possible!... Alors, avec le billet de soixante francs?...
—Avec le billet de soixante francs, j'ai dû en signer un autre, pour le prêteur qui avait avancé à la mère Agassen les quatre-vingts francs de complément....
—Aïe!... de combien, ce second billet?...
—De cent trente.... Oh! la mère Agassen me conseillait de ne pas signer.... Elle me l'avait dit: «C'est une crapule, ce prêteur....» Un nommé Galéjean, vous connaissez?
—Galéjean?.....Non.....
—Enfin ... que voulez-vous?... j'ai signé tout de même ... puisqu'il n'y avait pas moyen de faire autrement....
—Vous n'aviez donc rien reçu de Riveral, ce mois-ci?
—De Riveral? si fait!... cent francs.... Mais quoi faire, avec cent francs? Rien que pour le train-train de la maison, je dépense le triple.... Et la couturière ... et la modiste ... et la lingère ... et les bibelots....
—Pourquoi ne me disiez-vous rien de tout ça?
—Pour ce que c'est intéressant!... Je comptais vous le dire d'un seul coup.... Alors je finis: les cent francs de Riveral et les cent quarante de la mère Agassen, vous pouvez calculer ce qu'ils m'ont duré: une semaine.... Justement, cette pauvre mère Agassen était elle-même dans une vraie purée: elle vendait des choses.... Elle m'a offert un manchon, en chat de Mongolie, pas trop râpé ... je ne pouvais guère refuser, après le service qu'elle venait de me rendre.... Mais tout de même, ce manchon-là m'a saignée de six louis....
—Six louis.... Alors, en somme, de la mère Agassen vous avez touché vingt francs d'argent, plus un chat de Mongolie, et vous avez signé cent quatre-vingt-dix francs de billets?...
—Eh oui!... à cause de ce prêteur ... cette crapule de Galéjean.... Mais vous comprenez comment la semaine dernière j'ai dû chercher encore.... La mère Agassen m'a conseillé d'aller chez la vieille Elvire ... rue du Canon.... Ah! ma chère!... Jamais au grand jamais je n'avais vu taudis pareil!... Et cette espèce de squelette ambulant, habillé vert-pomme, et suivi d'une douzaine de chats qui lui miaulent aux talons!... j'en ai rêvé....
—Il y a de quoi!... je la connais, la vieille Elvire.... Et dire, mon petit, que cette femme-là, il y a vingt ans, faisait la pluie et le soleil à la Pintade!...
—Qu'est-ce que vous dites?...
—Vous ne saviez pas?... Eh bien!... oui!... la vieille Elvire a été jolie, élégante, et courue!... Fabrégas, le contre-amiral,—je dors encore avec lui, de temps en temps,—Fabrégas l'a connue quand il était enseigne.... Et il paraît qu'il n'y avait pas mieux alors.... Ce qu'on devient, n'est-ce pas!... c'est effrayant à penser.... Et, maintenant, vous dites qu'elle prête à la petite semaine, la vieille Elvire?... Ça m'explique comment elle vit.... Je n'avais jamais compris....
—Elle prête, oui ... pas à la petite semaine: au mois.... Elle m'a prêté deux cents francs, contre un billet de deux cent vingt ... payable le trente et un ... ou renouvelable....
—Vous avez renouvelé?
—Comme juste ... et j'ai signé un nouveau billet, de deux cent quarante.... Seulement, hier, je n'avais plus que des dettes.... Et la mère Agassen est venue me dire que son prêteur ... cette crapule de Galéjean ... la menaçait de saisir chez elle....
—Patatras....
—En même temps, elle m'apportait un peignoir de mousseline brodée ... l'empiècement était joli: du point à l'aiguille bordé de filet....
—Vous l'avez?
—Oui, je vous le ferai voir.... C'était une femme qui voulait le vendre.... La mère Agassen m'a expliqué que, si je ne pouvais pas la rembourser tout de suite, je n'avais qu'à acheter le peignoir.... Ça arrangeait tout, parce que la femme qui le vendait, elle aussi, devait au prêteur.... Alors, en présentant mon billet.... Et le peignoir était une occasion très bon marché: cent cinquante!... Rien que la dentelle valait davantage....
—C'est rudement compliqué, tout ça!... Enfin ... vous avez signé?...
—J'ai signé.... Et après, j'ai fait mon compte: je n'avais plus un centime en caisse; tous les fournisseurs me bombardaient de notes; et il courait pour près de six cents francs de papiers à mon nom.... C'est alors que j'ai pensé à Céladon.... A quel autre vouliez-vous?...
—Mon pauvre petit!...
—Pourquoi, «votre pauvre petit»?... Il a été très bien, Céladon.... Il faut vous dire que déjà, lui et moi, nous avions causé de ces choses-là dans son cabinet d'affaires.... Vous y êtes sûrement allé, à ce cabinet de Céladon?... place de la Poule-Verte?
—Autrefois, oui ... quand j'étais bête.... C'est là que mon premier amant dénicha cette petite montre plate que j'ai encore.... C'était une occasion épatante.... Mon premier amant sauta dessus.... Et, en fait, il la paya tout juste deux fois plus cher que neuve....
—Possible!... n'empêche qu'on trouve de vraies occasions, place de la Poule-Verte ... surtout en bijoux anciens.... Vous ne direz pas non, Dorée!... Le mois dernier ... justement le jeudi que Rabœuf nous amena ses trois amis, le Chinois, le Malgache et le Soudanais ... j'avais eu envie d'un sautoir fantaisie....
—Ah! cette grande chaîne de corail qui vous va si bien?
—Vous y êtes!... Eh bien! Céladon l'a achetée pour moi, dans une vente....
—Combien?...
—Je ne sais même pas!... Il n'a jamais voulu me le dire....
—Aïe!...
—Dorée! enfin!... qu'est-ce que je risque?... Céladon m'a rabâché au moins soixante fois qu'il s'arrangerait avec mon prochain amant ... que ce n'était pas mon affaire à moi de payer mes bijoux ... et, d'ailleurs, qu'il serait toujours temps de rendre le sautoir, si mon prochain amant était trop rat....
—Je connais l'histoire.... On me l'a contée autrefois.... Vous verrez comment elle finit, cette histoire-là!... Mais le sautoir, ce n'est encore rien.... Dites l'autre affaire?...
—L'autre affaire, eh bien!... c'est le jour du sautoir que Céladon l'a amorcée.... Ça a commencé par des compliments: j'étais ceci, j'étais cela, on n'en avait jamais vu de si belle!... Et voilà mon homme qui se lève, fait le tour de sa table, m'emmène dans un coin de la chambre et entame le chapitre des confidences. Ah! nous en avons eu pour un bout de temps!... Précisément deux femmes du monde venaient d'entrer, et madame Céladon leur montrait des émeraudes,—quatre belles grosses pierres qu'une actrice de Marseille cherchait à laver.... Eh bien! ma chère!... si vous saviez les potins qu'il m'a rapportés sur ces deux femmes-là, Céladon!... J'en avais froid dans le dos, en pensant qu'elles risquaient d'entendre!... Il paraît que chacune d'elles dort avec le mari de l'autre!... Ça a l'air d'être du mimi, le monde toulonnais!...
—Oh! vous savez!... les potins de Céladon!...
—Et c'est alors que, tout en causant, il m'a demandé comment je m'y prenais pour n'avoir pas d'amant.... Il en était tout ahuri.—Une personne comme moi!—Je l'entends encore: «Ce n'est pas Dieu possible que vous ne trouviez pas, dix fois pour une, tout ce qu'il vous plairait!...» Et il me prenait les deux mains, en parlant bas, bas: «Ma petite dame, si je puis vous être utile, vous savez que j'en serai enchanté, ravi.... Il vient tant de monde, chez moi!... toute la ville!... Voulez-vous que je vous cherche quelque chose de discret?... un homme marié, jeune et gentil, qui aurait envie d'une maîtresse tout à fait sûre?...» Et comme je lui disais pourquoi je préférais vivre encore seule quatre ou cinq semaines: «Tant que vous voudrez, ma chère petite dame.... Mais ça coûte cher, de vivre seule.... Alors, quand la tirelire sera vide, il faudra penser à Céladon.... Il y a tant de mauvais usuriers à Toulon, qui seraient trop contents de vous «profiter».... Tandis qu'avec moi, vous verrez!... on s'arrangera toujours....» Et là-dessus, il me serre les doigts à me rentrer les bagues dans la peau, et le voilà qui s'en retourne vers les deux femmes du monde ... celles qui dorment chacune avec le mari de l'autre ... et le voilà qui leur invente un boniment, à propos de leurs émeraudes!... Ç'auraient été deux impératrices, il n'aurait pas pu être plus poli!...
—Bref?
—Bref, avant-hier ... non, hier ... je m'embrouille ... oui, hier, après la visite de la mère Agassen.... Je vous ferai voir tout à l'heure le peignoir de mousseline.... Après la visite de la mère Agassen, donc, j'ai pris le tramway, en pensant: «Je n'ai plus que Céladon....» J'arrive en ville, je descends place de la Poule-Verte, je sonne à la porte du cabinet d'affaires.... Ma chère, je n'avais pas refermé la porte que Céladon était déjà sur moi: rien qu'en me voyant, il avait deviné.... Vous direz ce que vous voudrez, mais cet homme-là, ce n'est pas un imbécile....
—Un imbécile?... ah non!... malheureusement!...
—Vous en avez, une de ces dents, contre lui!... Écoutez pourtant, et dites qu'il n'a pas été gentil: Avant que j'eusse ouvert la bouche, il m'avait repris les mains comme le premier jour, et sans même me donner l'ennui de demander: «Ma petite dame, ma chère petite dame jolie, vous savez ce que je vous ai dit:—Tout ce que vous voudrez!—Alors, vite: combien vous faut-il?» Moi, je ne savais que répondre. Il ferme les yeux, sourit, et me pousse vers la porte: «Je vois ce que c'est, on est timide!... Demain soir, à quatre heures, je sonnerai à la porte de votre villa.... Et je vous apporterai le nécessaire....»
—Et il a apporté?
—Mille francs, ma chère!... Et par-dessus le marché, deux bracelets....
—Que vous avez payés?
—Il ne voulait pas un sou! Mais ça m'aurait fait trop de dettes.... Alors, j'ai insisté pour verser tout de suite la moitié du prix en acompte ... trois cents sur six cents.... Et pour le reste des mille francs ... sept beaux billets tout neufs ... regardez dans ma bourse!... un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept.... Avec sept cents francs, j'ai de quoi durer six semaines....
—A condition que la vieille Elvire vous laisse tranquille.....
—Quand même elle ne me laisserait pas!... je ne lui dois que deux cent quarante!... Qu'elle y vienne!... je l'enverrai joliment promener!...
Triomphante, Célia brandissait la petite bourse pleine.
Dorée néanmoins hochait la tête:
—Et dans six semaines, mon petit?...
—Bah! dans six semaines ... j'aurai peut-être gagné le gros lot de la Loterie Tricolore.... J'ai justement deux billets ... un cadeau de Peyras....
Elle riait de toutes ses dents.
—En fait de gros lot,—grogna la marquise,—je vous vois bien plutôt gagnant une bonne saisie....
—Une saisie?...
—Oui, ma chère!... Vous n'avez pas encore fait connaissance avec messieurs les huissiers....
—Non....
—Moi, oui. Et pas d'hier! Quand j'étais gamine, on saisissait chez nous, six fois l'an, l'un dans l'autre.... Les saisies n'avaient plus de secret pour moi.... A preuve que j'avais inventé un nouveau jeu, un jeu superbe, auquel nous jouions dans la rue, entre gosses du quartier....
—Quel jeu?
—Le jeu de «l'huissier qui vient saisir»! Je faisais l'huissier, parce que j'étais celle qui savait le mieux, de beaucoup.... On dessinait sur le trottoir, avec un bout de charbon, un appartement et des meubles. Je mettais mon cartable d'école sous mon bras, un chapeau de garçon sur mes cheveux, et j'entrais solennellement dans l'appartement dessiné. Tout de suite les autres joueurs, qui faisaient la famille et les voisins, m'injuriaient tant qu'ils pouvaient. C'était le jeu. Il y avait même des injures spéciales. On devait surtout me traiter de fainéant, de propre à rien et de vampire. Moi je dressais procès-verbal et j' «instrumentais». Ensuite il fallait se disputer à propos du lit et des vêtements et des outils. Et, pour finir, je m'en retournais, en crachant par terre. Alors, tout le monde se mettait à sangloter, et on allait chez le chand de vin boire «la consolette».—Le chand de vin, c'était la fontaine.—Ah! pour un jeu amusant, c'était un jeu amusant!... Plus tard, ma chère, j'y ai joué tout de bon, avec de vrais huissiers, qui faisaient de vraies saisies.... Mais ç'a été beaucoup moins drôle.... Et je me le suis juré une fois pour toutes: je ne recommencerai jamais, jamais, jamais! Vous, ne commencez pas: ce sera plus court,—et plus avantageux!...
—Bah! il n'y a pas de danger!.... Asseyez-vous donc, ma pauvre Dorée!... Favouille va nous apporter deux larmes de Xérès ... ça vous remettra.... Vous êtes pessimiste, aujourd'hui.... Voyons? voulez-vous que je vous fasse un peu de musique?... Il n'est pas encore six heures, et Mandarine doit venir avant dîner, pour essayer la nouvelle natte cambodgienne.
Mandarine hors de chez elle avant sept heures du soir, c'était paradoxal, voire fabuleux. Mais l'amitié fait de ces miracles. En six semaines, Mandarine et Célia étaient devenues intimes. La mission civilisatrice offerte par l'une, assumée par l'autre, avait servi de lien. Mandarine, d'abord flattée dans son amour-propre, puis piquée d'honneur en constatant les progrès de celle qui, très docilement, s'intitulait son élève, s'était enfin prise d'une tendresse croissante pour cette élève si tendre elle-même et si reconnaissante. A tel point que des projets s'étaient ébauchés, et qu'il avait été question, très sérieusement, d'hospitalités réciproques et de vie en commun. En attendant, Mandarine se levait volontiers deux heures plus tôt, pour aller fumer ses pipes d'avant dîner sur les nattes de la villa Chichourle. Et la marquise Dorée s'en émerveillait.
—Ah! bien!—avait-elle dit, dès le premier jour,—le soleil peut maintenant se coucher le matin et se lever le soir! je ne m'étonnerai plus de rien!
Mais Mandarine, tout à fait placide, avait achevé de coller sur le fourneau la pipée prête, et répondu, avant d'appliquer à l'embouchure de jade ses belles lèvres en arc:
—Voyons, Dorée!... fumer ici ou fumer là-bas?... Les nattes de Célia valent bien les miennes!... Et le piano, que vous oubliez!... Célia, s'il vous plaît!... un peu de Beethoven....
Mandarine avait appris de L'Estissac à aimer la musique classique; et, à son tour, elle l'apprenait à Célia.
Mais, ce jour-là, quand Mandarine vint, Dorée ne lui laissa pas le temps d'essayer la nouvelle natte cambodgienne: elle l'interpella, dès le seuil, ex abrupto:
—Ah! ma chère!... Elle va bien, cette Célia!... Savez-vous qui sort d'ici?
—Non. Fallières?...
—Céladon!...
Les bras en croix, la face tragique, une jambe raidie tendant la jupe comme un péplôn, Dorée avait jeté le nom redoutable avec une horreur on ne peut plus scénique. Mandarine, au contraire, exagéra sa simplicité habituelle pour répliquer, calme:
—Ah?... Fallières eût été plus amusant.
Et, apercevant la natte à son intention préparée, elle s'y coucha de tout son long, avant même de dépingler son chapeau. Puis, disposant à bonne portée le «cercueil» à fumerie:
—Au fait!—dit-elle, parlant très naturellement d'autre chose;—à propos de Fallières ... j'ai rencontré tout à l'heure, à cent pas d'ici, un personnage d'importance qui semblait, ma foi, rôder alentour ... le seigneur Peyras, ne vous déplaise!... Son Auerstedt a dû mouiller sur rade hier soir.... Et, dès aujourd'hui ... Célia, ma chérie!... que vous avais-je dit? vous devenez civilisée: le seigneur Peyras se rapproche....
Mais la marquise Dorée avait bondi:
—Il s'agit bien de Peyras! Voyons, Mandarine!... vous ne comprenez donc pas? Céladon!... Céladon l'usurier, qui sort d'ici!...
—Oh! si fait!—affirma Mandarine, en se retournant sur la natte cambodgienne.—Je comprends très bien—je lui dois moi-même de l'argent, à Céladon....
—Eh bien! alors?
—Alors je pense bien que Célia lui en doit aussi. C'est fâcheux, d'autant plus que Céladon est une fort vilaine canaille; mais nous n'y pouvons plus rien, n'est-ce pas?
Célia, assise sur le tabouret du piano, haussait les épaules par petits coups dédaigneux. Elle s'interrompit lorsque Mandarine eût porté son verdict sur Céladon l'usurier.
—Une si vilaine canaille que ça?—questionna-t-elle.—Pourquoi donc? qu'a-t-il tant fait, ce malheureux Céladon?
Mandarine répondit sans-hâte:
—Mon Dieu!... Il a fait tout ce qu'il a pu, toute sa vie durant, pour diviser, brouiller, séparer, et ruiner par surcroît, tous les hommes et toutes les femmes qui ont eu la guigne de se trouver sur son chemin. Des tripotages, des potins, des calomnies, des lettres anonymes, du maquignonnage, du chantage, de petites escroqueries prudentes, voilà ce qu'il a fait, et il n'a jamais fait autre chose. Demandez aux demi-mondaines qu'il a grugées, demandez aux femmes du monde qu'il a déshonorées, demandez aux maris et aux amants qu'il a renseignés, demandez surtout aux huissiers qui ont saisi pour lui!... Ah! sa boîte est une fameuse usine à catastrophes!... Dès qu'on y entre, on peut ouvrir son parapluie: les tuiles vont pleuvoir.... J'y suis entrée, je sais ce que je dis.... Dans toutes les villes il y a forcément un vilain monsieur plus vilain que tous les autres et qui vit en exploitant les misères, les fautes, les malheurs et les secrets d'un chacun.... A Toulon, ce vilain monsieur est Céladon....
—Pristi!... vous l'arrangez!...
—Oui ... mais je l'arrange moins bien qu'il n'arrangea Léoube le midship, qui dut démissionner parce que Céladon l'avait fourré dans je ne sais quelle affaire illégale ... moins bien qu'il n'arrangea la petite madame Topaze, qui avait oublié place de la Poule-Verte sa bourse d'or avec deux lettres dedans.... Après ça, vous savez ... y a des gens veinards qui échappent même à Céladon: nous voilà deux ici, Dorée et moi. Vous serez la troisième....
Elle avait ouvert le cercueil, et déballait la lampe, l'aiguille, le fourneau et la pipe. Ensuite seulement elle ôta son chapeau,—au moment d'appuyer sa tête sur l'oreille de la natte,—le tout sans interrompre son paisible petit discours. Finalement, elle ouvrit le pot d'opium, commença de cuire la première pipée, et se tut.
Alors la marquise Dorée, qui n'avait pas cessé, de l'exorde à la péroraison, d'approuver Mandarine à tour de bras, entreprit de tirer la conclusion du discours:
—Donc,—prononça-t-elle,—mon pauvre petit, je ne vous vois pas blanc!
Célia, dédaigneuse, sourit. Elle avait sonné. Avec une promptitude qui ne rappelait en rien les lenteurs d'antan, Favouille, pimpante et soignée, apparut dans le chambranle de la porte, soutenant d'une main aux ongles nets le plateau de bois ciré, le carafon de Xérès, et trois des verres vénitiens couleur d'eau morte.
Toujours experte dans l'art délicat d'emplir sans anicroche et d'offrir gracieusement tasses, coupes ou gobelets, la maîtresse de maison posa le premier verre devant la fumeuse à côté de la petite lampe à flamme jaune, puis s'en revint tendre le second à la pessimiste marquise:
—Dorée!... buvez, ma chère!... A travers ce joli vin-là, vous allez me voir au contraire, plus blanche que la blanche hermine!...
L'autre but, mais continua de hocher la tête. Célia, égayée, finit par éclater de rire:
—Ma petite Dorée! je vous en supplie!... ne faites pas une moue pareille!... Écoutez! s'il ne faut que cela pour vous rassurer, j'aime mieux tout vous dire ... à vous et à Mandarine.... L'échéance est à six semaines, pas? Eh bien! d'ici à six semaines, si je me donne seulement, la peine de lever un doigt....
—Oui?—fit Dorée, défiante, mais soulagée tout de même un peu.
Et elle ajouta aussitôt, confidentielle:
—Vous avez une affaire en vue?
Mais, de la natte cambodgienne, déjà embrumée de fumée grise, la voix de Mandarine s'éleva. Et ce n'était plus du tout la voix indifférente et ironique qui, la minute d'avant, détaillait les menues ignominies du maître-chanteur, usurier et escroc, Céladon.... C'était une voix singulièrement sonore, et dont chaque mot tintait comme un bon marteau d'acier sur une bonne épée qu'on forge:
—Célia, ma chère!... N'ayez donc pas d'affaire en vue pour si peu de chose que payer des dettes!...
Célia, juste à cet instant, portait son verre plein à sa bouche. Mais sans doute la première gorgée passa-t-elle de travers: car le verre plein, brusquement reposé, resta tel quel sur le plateau. Et la buveuse, appuyant un mouchoir contre ses lèvres, s'en fut droit à la fenêtre ouverte, et respira fort la saine brise hivernale, dorée de soleil, parfumée de résine, et salée d'embrun piquant.
CHAPITRE XV
POUR SI PEU DE CHOSE QUE PAYER DES DETTES ...
«Avec sept cents francs, j'ai de quoi durer six semaines.»
Ç'avait été le calcul de Célia.
Mais ce n'avait pas été le calcul de Céladon, procureur, maître-chanteur, usurier et escroc.
Dès le premier jour de la seconde semaine, cet homme prévenant, plus bellâtre et mieux pommadé que jamais, avait reparu villa Chichourle. Et le dialogue initial s'était derechef engagé:
—Ma chère petite dame, ce n'est pas Dieu possible qu'une beauté comme vous n'ait pas d'ami!...
—Mais puisque je vous dis que je préfère vivre seule encore un mois et deux....
—Tant que vous voudrez, ma jolie dame!... Sûr et certain: vous savez mieux que moi ce que vous avez à faire!... Mais ça coûte cher de vivre seule.... Quand la tirelire sera vide, c'est toujours convenu qu'on pense à Céladon?...
—Comment?... je vous dois déjà mille francs!...
—Qu'est-ce que c'est, mille francs, pour une dame qui fait retourner tout le monde dès qu'elle traverse la rue d'Alger[1]? Je peux vous prêter plus que ça, allez!... Avez-vous besoin, aujourd'hui?...
—Du tout! j'ai tout ce qu'il me faut et au delà!...
—Au delà?... Alors, j'ai bien fait de vous apporter un petit choix....
Et il avait sorti de sa poche une demi-douzaine d'écrins.
—Des occasions extraordinaires!... Ce sont deux femmes de Nice qui ont joué à Monte Carlo et qui vendent à tout prix.... Voyez: rien que le poids d'or paierait le prix que j'en demande ... car c'est de l'or fin, ma chère jolie dame!... garanti à quatorze carrats sur facture!...
Quatorze carats? Célia n'avait même pas le temps de s'interroger sur le sens de ce vocable sybillin: Céladon lui passait déjà les bagues aux doigts, au cou les colliers, au corsage les broches, les barrettes et les épingles:
—Vous ne pouvez pas vous passer de ça: toutes ces dames en ont, on ne porte plus autre chose!... Impossible d'aller au bar vendredi prochain, si vous n'achetez pas: vous auriez l'air quasi toute nue, et, dame! ce n'est pas que ce serait vilain!... mais vous seriez la seule!...
Célia, ébranlée, refusait pourtant encore. Mais, pathétique, le vendeur appelait la loyauté de sa cliente à la rescousse:
—Ah bien! vrai!... ma petite dame!... je n'aurais pas cru que, vous, vous me feriez un affront pareil!... Me refuser chaque chose et tout!... Par exemple, c'est ma femme qui avait raison: «Va pas chez celle-là,» qu'elle me disait, «tu en connais douze douzaines, rien qu'en ville, qui t'achèteront le tout au prix que tu voudras si tu leur z'y demandes.» Mais moi, je lui avais répondu tout sec: «C'est celle-là que je veux faire profiter....»
Vaincue de ce coup, Célia avait «profité». Et le profit s'était chiffré par quelques signatures. Car le délicat Céladon n'aimait pas à recevoir de mains féminines aucun numéraire:
—C'est votre amant qui doit me payer, ma belle! Ça me ferait «peine», de vous retirer les sous du porte-monnaie.... Et puis, quoi! je peux vous le dire: de vous, je n'accepterais que le juste, juste prix.... Et de lui ... vous me comprenez ... j'accepterai un peu plus....
—Mais....
—Mais quoi? vous n'allez pas «me disputer» pour l'avantage d'un homme que vous ne connaissez seulement pas encore?... Tandis que, moi, vous me connaissez!... Allez, allez!... signez le papier sans regarder le chiffre.... Sans regarder, je vous dis!... vous ne demanderiez pas à votre ami, s'il était là, combien il paie?... Et ce n'est-il pas la même chose, puisque c'est cet homme-là qui paiera, dès qu'il sera venu?
Or, il existe plus de façons de gruger les petites courtisanes que le code pénal ne comprend d'articles.
Et c'est pourquoi, dès sa troisième visite, qui vint quelques cinq jours après la seconde, l'ingénieux Céladon persuada la simplette Célia de revendre au comptant le collier qu'elle avait acheté, huit jours plus tôt, à crédit.
L'affaire était limpide: le dernier jour de février, avertie par une voie mystérieuse des nouveaux emprunts grâce auxquels la villa Chichourle regorgeait d'or, l'excellente mère Agassen s'y était précipitée, brandissant avec un merveilleux désespoir ses billets, tous échus, et qui, cette fois ne pouvaient être renouvelés d'aucune manière,—absolument!—Avertie de même, et, qui, sait? par la même voie?... tout cela semblait combiné comme un troisième acte de vaudeville!... la vieille Elvire, deux chats dans son cabas et douze galopins derrière son immuable défroque vert-pomme, avait surgi, la minute d'après. Elle aussi brandissait ses billets, pareillement échus; et son désespoir n'était pas d'une larme inférieur au désespoir de sa rivale. Face à face, les deux créancières, tout de go, s'étaient agonies d'injures sonores, l'une et l'autre vraiment inquiètes, et redoutant que, seule, la plus forte en gueule obtînt d'être remboursée. Et le vacarme avait été tel que Célia, assourdie, excédée, vaincue, avait, sur-le-champ, renoncé à toute lutte, et cédé sur tous points. Des sept cents francs prêtés par Céladon, cinq cents vivaient encore. Ils moururent de ce coup. Les billets additionnés exigeaient même quatre louis de plus. Et, faute de ces quatre louis-là, Célia dut signer quelques chiffons: le petit doigt rentrait ainsi dans l'engrenage.
Toujours comme il advient au troisième acte d'un vaudeville, Céladon, le lendemain de ce désastre, était «par hasard» tombé du ciel,—Deus ex machinâ.
Mais,—voyez la fatalité de semblables rencontres!—Céladon, cette unique fois, n'avait pas un sou qui fût disponible!
—Non?—fit Célia, qui n'en croyait pas ses oreilles.—Vous, monsieur Céladon, vous n'avez pas quinze louis pour moi?... quinze?... ou même dix?...
—Pas un, ma jolie dame!... Que voulez-vous! moi aussi, j'ai eu mes échéances de fin de mois.... Mais soyez tranquille tout de même: dans quinze jours, trois semaines....
Célia n'aperçut pas, entre les paupières clignotantes, l'œil sournois qui la guettait:
—Trois semaines!—s'écriait-elle, effarée:—mais, ce matin, l'épicier voulait me refuser le pétrole! et j'ai dû promettre l'argent pour demain!... Comment voulez-vous que je fasse?... Trois semaines! Mais je n'ai seulement pas dix francs dans toute la maison!...
L'œil sournois, toujours embusqué derrière les cils battants, laissa échapper deux étincelles:
—Dix francs? vous n'avez pas dix francs? Allons donc! c'est pour rire ... pour «galéger»!... Une dame comme vous....
—Mais je vous assure!... Demandez à Favouille, plutôt!...
—Comment? vrai?... Oh! mais ... alors....
Les paupières se fermèrent tout à fait, éteignant net toute lueur indiscrète du regard:
—Alors ... Si vous en êtes là.... Je comprends qu'il vous faut bien trouver un peu «de quoi».... Mais c'est très simple: allez voir «ma tante»!... Sur votre collier ... oui, sur le collier que je vous ai vendu l'autre jour ... le Mont-de-Piété vous avancera, pour le moins, soixante, soixante-dix francs....
—Soixante francs, sur un collier que je dois vous payer quatre cents?...
—Eh oui!... Dame! le Mont-de-Piété, vous savez ce que c'est: des pas grand'chose.... Sur l'or à quatorze carats, ils prêtent peu....
—Ah!
—Mais si vous n'avez pas assez de soixante francs ... vous pourriez encore le vendre, ce collier....
—Vous, vous ne le rachèteriez pas, monsieur Céladon?...
—Moi? Dieu garde!... Qu'est-ce qu'elle me dirait, madame Céladon!... D'abord, je n'ai pas d'argent, pensez! pas un louis, quoi! Non, racheter, je ne peux pas.... Mais je sais quelqu'un qui avait envie de ce collier avant vous.... Nous ne nous sommes pas entendu sur le prix, sans quoi.... Donc, peut-être.... Voulez-vous que je le fasse prévenir, ce quelqu'un?... Il viendrait vous voir comme par hasard.... Ça ne vous engagerait à rien.... Alors? je vous l'envoie demain matin?... ou même, si je peux le trouver, ce soir?... Justement, il «reste» au Mourillon, comme qui dirait porte à porte avec vous....
Les tiroirs du vaudeville s'ouvraient et se fermaient avec une précision miraculeuse.
Deux heures plus tard, l'affaire était bâclée. Dans le filet savamment tendu, l'oiselle avait donné tête première: Céladon, escroc, usurier, procureur et maître chanteur, une fois de plus n'avait pas perdu sa journée.
Et quand Céladon, maître chanteur, escroc, procureur et usurier, se présenta, très peu de jours après, villa Chichourle, Célia, stupéfaite, entendit des paroles inattendues.
—Ma petite dame,—avait commencé le visiteur en manière de salut,—ce coup-ci, j'ai du nanan pour vous.... Faites comme je veux, et demain, vous aurez des ors et des argents plein la caisse d'épargne!
Et, s'étant assis,—Célia remarqua que c'était la première fois que Céladon s'asseyait avant d'en être prié,—il entra dans le vif du sujet, sans précautions ni réticences.
Il s'agissait,—quoi de plus normal?—d'un monsieur qui briguait la faveur de dormir dans le lit de Célia, deux fois par semaine.
—Un monsieur que je vous garantis, ma jolie dame. Un vrai monsieur, un homme du monde! Oh! je peux vous dire son nom, je sais que vous êtes discrète: monsieur Merdassou, le grand marchand de beurre! Il vous a vue peut-être six fois, à la Pintade, où il va le soir, faire sa manille, et voilà qu'il est tombé «bête» de vous, pour dire comme lui.... Bref et d'une, il vous fait une proposition qui ne craint pas la concurrence: le mardi et le samedi, il viendra, l'après-midi, chez vous ... il passera deux petites heures ... une sieste, quoi.... Le reste du temps, vous vous tiendrez bien ... c'est-à-dire, vous ferez tout à votre idée, mais sans que ça se sache ... vous me comprenez?... Et, pour cela, il donne par mois douze cents francs d'argent[2], une robe de chez Machin, la baignoire au théâtre, et l'automobile pour se promener le jeudi.... J'espère!... Des occasions comme celle-là, il faut venir chez Céladon pour en dénicher!...
Célia, immobile, la langue pincée entre les dents, écoutait.
—Bien entendu,—continuait l'entremetteur,—je ne vous dis que le gros.... Mais une situation pareille, on en tire ce qu'on veut, si on sait se débrouiller.... Savez-vous ce que vous me devez, à moi, ma chère petite dame?... Hein?... Mille francs, vous dites?... Vous riez?... Mille francs d'argent prêté, oui.... Mais combien de bijoux achetés? Vous ne savez même pas.... Bien sûr! une jolie comme vous, ça ne sait jamais ce que ça doit.... Mais, en bloc, à peu près, je vous le dis: vous me devez un total qui dépasse trois mille!... Eh! eh! ne criez pas!... qu'est-ce que ça vous fait, trois mille ou six mille?... C'est monsieur Merdassou qui paiera.... Je vous expliquerai la manière en détail....
Toujours immobile, un pli de réflexion aux deux coins de sa bouche, Célia songeait.
Son premier mouvement,—le bon peut-être?—avait été une révolte. De quoi se mêlait-il, cette homme-ci?... Mais, au bout d'une minute....
Réellement, le cas valait d'être considéré.... Célia considéra. Le marchand de beurre, homme du monde, ne liardait pas. Célia se souvint du Moulin Rouge et des Folies Bergère ... ce n'était pas si vieux.... Et, dans ce temps-là, elle eût, sans barguigner, sauté au cou de tous les Merdassou du monde....
Merdassou?... Célia, maintenant, se rappelait le personnage.... Soixante-cinq ans ... un ventre pointu, sanglé d'une énorme gourmette à breloques ... un crâne plus pointu que le ventre ... et du poil jaunâtre plein le visage couperosé.... Pas joli, certes.... Mais riche. A la Pintade, beaucoup de femmes lui jetaient au passage des coups d'œil significatifs.... Beaucoup de femmes: toutes les humbles débutantes,—celles qu'on voit, parquées comme bétail dans la salle extérieure, leur pauvre petit sourire toujours tendu vers le client espéré....
Et Célia, brusquement, sentit une chaleur à ses tempes, en même temps que ses dents, tout à coup indignées, mordaient sa langue:—Elle?... Elle, Célia?... Célia, l'amie de Mandarine, l'amie de Lohéac, l'amie de L'Estissac ... elle aussi décocherait au même sieur Merdassou de mômes œillades?... tout comme font, à la Pintade, dans la salle extérieure, les petites filles de trottoir, parquées en troupeau?... Ah! tout de même!... non!
—Par mois: douze cents francs d'argent, une belle robe, une bonne loge, l'auto tous les jeudis....
La voix de Céladon semblait entonner un Te Deum....
Parbleu oui! Célia le savait aussi bien que Céladon lui-même: les marchands de beurre, à Toulon, sont plus riches que les officiers de vaisseau!... Parbleu oui! quiconque veut, sur les tabourets du bar, jouer les femmes de grand luxe, avec zibelines, aigrettes et point d'Angleterre, doit inéluctablement tourner le dos aux gueux du Grand Corps, et s'en aller frapper aux boutiques des Merdassou. Seulement, voilà!... dans ces boutiques, même dorées jusqu'au bec de cane, peut-être se soucie-t-on médiocrement du prélude en do naturel, non plus que des sonnets de José Maria....
—La belle robe, comme bien juste, comprend chapeau, bottines, lingeries et le reste.... Et ... je vous dis ça à vous ... sans en avoir l'air, nous empilerons les fourrures et les dentelles avec ce reste-là....
Le geste sournois qui s'ébauchait se figea net. Célia, délibérément, coupait court au plaidoyer:
—Monsieur Céladon, je vous remercie beaucoup.... Mais je ne veux pas!...
—Hein?—fit-il.
Elle répéta, nette:
—Je ne veux pas de monsieur Merdassou. Ni de personne autre, d'ailleurs. Je vous ai déjà dit: je veux vivre seule encore quelques semaines.—Voilà!
—Voilà?—répéta Céladon, les sourcils en accents circonflexes.
Il respira profond. Puis, la voix un peu changée:
—Vous n'avez pas réfléchi, ma petite.... Vous voulez vivre seule?... C'est vrai que vous me l'avez dit autrefois, mais dans un temps que vous pouviez me le dire ... vous aviez de l'argent, vous n'aviez pas de dettes ... on fait ce qu'on veut dans ces conditions-là.... Aujourd'hui, c'est autre chose: vous n'avez plus rien, vous me devez trois mille et des francs.... Comment me paierez-vous, si vous refusez chaque Merdassou qui se présente?...
Célia interrompit:
—Je vous paierai, soyez tranquille!...
Mais Céladon agitait sa tête pommadée:
—Vous me paierez ... oui!... Seulement je ne sais pas quand.... C'est vous qui me le dites, d'être tranquille! Mais, trois mille et des francs, ça ne se gagne pas en faisant la fière! Vivre seule, vous voulez? Ça va bien pour une qui a des rentes. Vous n'en avez pas, hein? Alors, monsieur Merdassou est assez bon pour vous!...
Le ton commençait de changer. Célia stupéfaite découvrait un Céladon nouveau, qu'elle ignorait, auquel elle n'avait jamais cru, en dépit de Dorée, en dépit de Mandarine.
—Allez, allez!—continuait ce Céladon-là, impérieux maintenant, brutal presque;—allez!... vous n'avez pas réfléchi. Et j'ai réfléchi pour vous, moi. Nous voilà à samedi: mardi prochain, ne sortez pas; faites-vous belle; achetez des gâteaux, une bonne bouteille; et attendez le Merdassou. Il viendra. Je vais lui dire, de votre part: oui.
Célia sauta, comme on saute sous l'aiguillon d'une guêpe.
—Vous allez lui dire, de ma part: non!—Non, non, non et non!—Je fais ce que je veux, peut-être? et je dors avec qui me plaît? Par exemple! vous avez de l'aplomb, vous, monsieur Céladon!
Mais il se rebiffa, si vite et si ferme qu'elle recula d'un pas, démontée:
—J'ai de l'aplomb? possible! On peut en avoir, quand on ne craint rien ni personne! J'ai de l'aplomb, oui! ça m'est plus facile qu'à vous!... Et vous feriez mieux, vous, d'en avoir un peu moins! c'est moi qui vous le dis!...
Elle ne put s'empêcher de demander:
—Pourquoi?
Et il répliqua, ricanant:
—Parce que, si vous faisiez trop la maligne, je vous enverrais chez le procureur de la République, moi! et il vous rabattrait le caquet, ma gosse!
Célia ouvrit une bouche suffoquée:
—Chez le procureur?
—Parbleu!
Et, cette fois, Céladon démasqua sa batterie:
—Vous vous figurez, probable, qu'on peut vendre au comptant ce qu'on vient d'acheter à crédit, sans que la justice s'en mêle? Ah bien! vrai! vous le connaissez dans les coins, le code pénal!... Mais je ne suis pas méchant, et je vais tout vous dire.... Vous l'avez revendu, pas, le collier d'or que vous m'aviez acheté la semaine d'avant? Vous l'avez revendu, contre argent, avant de me l'avoir payé, à moi? Bon! cette petite opération, ça s'appelle une escroquerie, ma chère!... Et je n'ai qu'une plainte à déposer, pour vous faire coucher, demain, en prison.... Parfaitement! voilà où vous en êtes.... Et avouez que je suis bon prince: en place de prison, je vous apporte le brave monsieur Merdassou!...
Les yeux écarquillés, la bouche sèche, les mains convulsées, Célia ne soufflait plus.
Le code? Non, à coup sûr, elle ne le connaissait pas. Mais, tout de même, elle en avait entendu parler,—assez pour deviner, sans plus de paroles, que ce misérable disait vrai, qu'il l'avait traîtreusement poussée dans le piège, qu'elle y était tombée, et qu'il la tenait maintenant, prise, à sa merci....
Alors Céladon, escroc, usurier, procureur et maître chanteur, éclata d'un rire ironique. Puis, s'étant levé, il planta son chapeau sur sa tête, et, sèchement, ordonna:
—Mardi, par conséquent; mardi, vers trois heures, trois heures et demie, quatre heures; voilà qui est entendu. Ayez un bon goûter, pas trop de sucre, plutôt de petites machines salées, du foie gras; et du bourgogne.... Pour le reste, pas de peignoir: il n'aime pas les peignoirs; une vraie robe, une robe difficile à déficeler, avec lacets, corset, jupons et tout.... Sans adieu, ma jolie petite dame....
Mais, comme Céladon descendait le perron, une main poussa la grille entr'ouverte,—la main d'un homme qui, apercevant Céladon, s'arrêta net, comme s'était arrêtée, trois semaines plus tôt, la marquise Dorée.
Et Céladon, comme il avait fait pour la marquise Dorée, s'effaça respectueusement, chapeau bas, échine courbe, pour faire place au visiteur, qui était Rabœuf, le médecin.
Rabœuf, lui, ne salua pas. Ses yeux, qu'il avait petits, et du gris le plus commun, mais perçants et vifs, toisèrent, deux secondes durant, le maître patelin, puis, sans cligner, se détournèrent. Céladon, dûment méprisé, ne regimba point, et s'en alla à pas furtifs, comme un cambrioleur qui vient d'opérer fructueusement, et qui ne se soucie pas d'attirer sur ses exploits aucune attention soupçonneuse....
Maintenant, sur le seuil du salon, Rabœuf, immobile et muet, regardait Célia.
Célia, assise, un coude sur la table et le visage dans le creux du bras, pleurait. Des sanglots silencieux secouaient ses épaules. A ses pieds un petit mouchoir gisait, si mouillé de larmes qu'il avait en tombant marqué le carrelage rouge d'une trace humide, brune....
Rabœuf, debout dans le chambranle de la porte, regardait et n'avançait point....
—Alors?—questionna Rabœuf, les yeux détournés.
—Alors,—acheva Célia, le front vers la terre,—alors, il faudra bien que je lui dise oui, à cet homme ... puisqu'il faut dire oui, ou aller en prison....
Ils étaient en face l'un de l'autre, la table entre eux. Et ils évitaient de se regarder, comme s'ils avaient l'un et l'autre craint de se découvrir leurs pensées secrètes.
De nouveau ils se taisaient. Elle avait tout dit. Il n'ignorait plus rien. Il semblait réfléchir. Elle n'osait pas relever la tête vers lui, quoiqu'elle guettât ses paroles anxieusement ... anxieusement, mais sournoisement aussi: car, tout de même, elle se doutait bien un peu.... Et, déjà, elle pleurait moins fort....
Rabœuf, cependant, appuyait soudain ses deux poings sur la table, du geste d'un homme qui prend un parti:
—Bah!—dit-il.—En prison?... Vous?... Quelle plaisanterie!... Comment? c'est pour ça, cette désolation?... Petite folle! voulez-vous me sécher ces yeux-là, et vite!... En prison! mais vous ne comprenez donc pas qu'il serait arrêté le même jour que vous, comme complice, votre Céladon? D'ailleurs, de toutes manières, soyez tranquille, je prends l'affaire à mon compte, et je vous garantis que le monsieur filera doux.... Je le connais. Nous sommes une paire de très vieux amis, lui et moi.... Nous avons failli jadis aller ensemble en correctionnelle,—moi comme témoin.—Et dès que j'aurai eu le plaisir de causer cinq minutes avec lui ... de lui rappeler tous ces bons souvenirs ... je vous certifie que vous n'en entendrez plus parler de longtemps.... A présent....
Il s'interrompit, et passa lentement sa main sur son front.
—A présent?—répéta Célia.
Il hésita. Puis:
—Oui,—dit-il:—à présent, vous n'en restez pas moins face à face avec le sieur Merdassou. Et, par le fait même que vous êtes libre de lui répondre: non, vous êtes également libre de lui répondre, en toute indépendance: oui.
Elle ne comprit pas. Elle demanda:
—Pourquoi?
Il répliqua clairement:
—Parce que c'est votre droit le plus strict d'aimer qui bon vous semble. Or, le sieur Merdassou peut vous sembler bon à aimer. Bien des femmes le trouveraient aimable: douze cents francs, c'est beaucoup; soixante-cinq ans, c'est peu....
Il s'interrompit encore: elle secouait la tête de droite à gauche et de gauche à droite, très énergiquement.
—Non?—dit-il.—C'est trop d'un côté, et pas assez de l'autre, à votre goût.... Vous avez peut-être raison!... Mais j'y pense.... Vous lui devez toujours trois mille francs, à Céladon?... Eh bien! comment comptez-vous faire?... Car, naturellement, vos billets et vos factures continuent de courir.... Je puis adoucir Céladon et le rendre plus souple qu'un gant de Suède; mais je ne puis pas brûler son grand-livre. Je ne le voudrais pas d'ailleurs.... Même avec les voleurs il convient d'être probe.... Donc, il vous faudra payer les trois mille francs....
Elle se souvint d'une phrase de Mandarine:
—Tant pis!—dit-elle.—Je paierai n'importe comment, mais je ne ferai pas affaire avec un monsieur Merdassou, pour si peu de chose que payer des dettes!
Il approuva d'un signe de tête. Et ils se regardèrent un moment. Une pensée flotta entre eux. Il l'écarta, parlant tout à coup d'autre chose:
—Vous paierez n'importe comment, cela va de soi.... Et vous paierez quand vous voudrez: Céladon ne sera pas méchant, je vous le répète.... J'irai le voir demain matin ... et ... n'ayez pas peur!... tout ira bien de ce côté-là....
Elle continuait de le regarder très fixement, et elle n'écoutait guère. Il détourna les yeux, et bavarda:
—Ce Céladon, je l'ai rencontré à Lyon, il y a quelque vingt-cinq ans.... Vingt-cinq ans, oui.... Céladon est plus vieux qu'il n'en a l'air.... Il s'appelait alors d'un autre nom ... Et il prêtait déjà sur gages.... J'étais un pauvre diable d'étudiant, sans sou ni maille.... Et j'avais pour camarade une gentille gosse assez bien nippée que je promenais les jours où son amant ne voulait pas d'elle. Un beau matin, la gosse eut besoin de cent louis, en cachette dudit amant. Elle avait des bijoux très coquets,—émeraudes et perles:—les factures additionnées faisaient bien un total de vingt mille francs. Céladon se précipita. Cent louis? il en offrait cent cinquante! La gosse, ravie, signa tout ce qu'il voulut. Ce n'était d'ailleurs pas grand'chose: un tout petit billet à trois mois, portant cinq pour cent d'intérêt, et stipulant pour unique condition qu'en cas de non-remboursement à l'échéance, le gage appartenait, comme juste, au prêteur.... Le gage, c'était les bijoux, naturellement ... tous les bijoux, perles, émeraudes.... Qu'importait, n'est-ce pas?... puisque ce brave cœur de Céladon, compatissant aux étourderies de la jeunesse, jurait à la gosse, sur la bannière et sur la croix, que l'échéance ne viendrait jamais, que le billet serait renouvelé indéfiniment, «jusqu'à la gauche!» Moi-même, je ne me méfiais pas de grand'chose. Et la gosse, de rien du tout.... Or, l'échéance arriva. Et, toute candide, ma petite camarade s'en fut toquer à la porte du Céladon,—pour le renouvellement promis!—Et le Céladon, bien entendu, lui éclata de rire au nez: les bijoux étaient de bonne prise. La gosse pleura, cria, supplia, menaça, le tout pour des prunes: elle n'obtint même pas du bandit qu'il lui confiât les bijoux,—contre reçu,—pour une heure: le temps d'essayer de les vendre, à moindre perte, au premier bijoutier venu, et d'acquitter ainsi le billet. Non, parbleu! Céladon voulait garder pour lui seul l'aubaine. Mille louis d'émeraudes et de perles, ça ne se lâche pas! Et l'échéance passa, et la gosse fut dépouillée,—légalement: car telle est la bonne loi qu'ont forgée les hommes, dure au naïf, douce au gredin.... Seulement, et par exception rarissime, le gredin, cette fois-là, n'emporta pas en paradis le fruit de sa gredinerie. J'avais en effet, à la Faculté, parmi mes condisciples, un étudiant dont le père n'était rien de moins que le préfet du Rhône. Et cet étudiant ne manquait ni de courage, ni d'honneur. Je lui contais la vilaine histoire. Il la rapporta à son père. Et le sieur Céladon, dont les mains n'étaient naturellement pas bien nettes, fut prié d'aller exercer hors de Lyon son ingéniosité. Voilà pourquoi j'ai lieu de croire qu'aujourd'hui, et malgré les vingt-cinq ans passés, Céladon n'aura pas oublié mon ancienne intervention dans ses affaires, et préférera que cette intervention ne se renouvelle pas....
Les yeux de Célia, toujours immobiles, continuaient de regarder Rabœuf. Et Rabœuf, ayant relevé la tête et rencontré ce regard, se tut tout à coup.
Ce ne fut qu'après un instant qu'il reprit, à voix presque basse:
—Trois mille francs ... assurément, vous paierez trois mille francs.... Trois mille francs, ce n'est guère.... Le premier officier rentrant de Chine ... rentrant de Chine, comme moi....
Il s'était levé, sans savoir au juste si c'était pour prendre congé, ou pour autre chose.... Elle se leva aussi. Et toujours elle le regardait, d'un regard intense....
Alors, brusquement, il avança vers elle. Et elle ne recula pas. Il ouvrit les bras. Et elle se laissa saisir.
Et il l'étreignit tandis qu'elle souriait, sans se défendre, et lui abandonnait sa bouche, et lui rendait le baiser....
[1] Réduction toulonnaise de la rue de la Paix.
[2] Douze cent francs à Toulon valent trois mille francs à Paris.
CHAPITRE XVI
COUP DE CANIF AVANT CONTRAT
Le traité d'alliance avait été signé très simplement.
Rabœuf avait dit:
—Mon congé expire dans trois semaines,—le 30 mars.—Après, j'attendrai vraisemblablement un mois, «sur la liste», avant qu'ils se décident à me rembarquer n'importe où. Cela fait donc en tout sept semaines de liberté. Voulez-vous me tenir compagnie, ces sept semaines durant? Nous ne changerons rien à votre vie. Vous verrez vos mêmes camarades. Nous les recevrons à nous deux chaque jeudi. Et vous me permettrez seulement de rester, à l'heure où les autres s'en vont....
Pas un mot de plus n'avait été prononcé.
Et ç'avait été le lendemain soir, en trouvant sur sa table à coiffer la liasse complète des billets signés à Céladon, que Célia avait, avec certitude, su la manière dont Rabœuf lui payait son hospitalité.
Or donc, le jeudi suivant, qui fut le 11 mars, les familiers de la villa Chichourle y furent accueillis, très officiellement, par un couple que chacun s'empressa de féliciter. Après quoi tout se passa comme tout s'était toujours passé aux jeudis précédents. Et ce fut sous la prière de Rabœuf que Célia, ce jeudi-ci, rejoua pour L'Estissac le prélude et la fugue en do naturel....
Mais le jeudi d'après, qui fut le jeudi 18 mars, une péripétie intervint.
Comme dix heures venaient de sonner, Lohéac de Villaine arriva le premier, ponctuel comme l'horloge. Et, sur le point de saluer les hôtes, il s'étonna: Rabœuf seul s'avançait au-devant de lui;—Célia n'était pas là....
Lohéac s'étonna, mais, en homme de tact, il ne souffla mot de l'absente. Rabœuf, cordial, se mettait en frais. Mais lui non plus ne parlait pas de Célia. Et Lohéac attendit avec patience, comptant bien qu'un hasard de la conversation lui donnerait le mot de l'énigme.
Bientôt L'Estissac arriva à son tour,—le second,—Puis ce fut le bizarre trio dont Célia s'était enorgueillie si fort, le mois d'avant: les trois officiers coloniaux que nulle maîtresse de maison n'avait encore pu triomphalement exhiber à son jour: le Malgache, le Soudanais et le Chinois. Tous connaissaient Rabœuf de longue date; et le Chinois prétendait lui devoir la vie: car ils avaient ensemble fait partie de cette fameuse mission Bayard dont ils étaient revenus quasi seuls, après que la grande peste du Sze-Tchouen eût fauché quatorze de leurs dix-sept compagnons. Aussi, lorsque le médecin, désireux de plaire à celle qui n'était pas encore sa maîtresse, avait été solliciter la collaboration des Trois aux jeudis chichourlesques, ç'avait été le Chinois qui, le premier, s'était rendu:
—Pour toi, médicastre!... je ferais des choses salement plus embêtantes!...
Et ils avaient promis de venir un jeudi sur deux.
Ce jeudi-ci était leur jeudi. Ils furent exacts, et Rabœuf s'empressa au-devant d'eux, comme il s'était empressé au-devant de Lohéac et de L'Estissac. Mais de Célia il n'était toujours pas question. Lohéac commençait de flairer un mystère,—mieux et pis qu'un simple retard ou qu'une absence accidentelle: car, dans l'un ou dans l'autre cas, Rabœuf eût bien certainement excusé sa maîtresse, au lieu de garder ce silence peu à peu significatif....
La causerie n'en trottait pas moins d'une bonne allure, comme elle trotte toujours entre gens préoccupés, et soucieux de ne pas le paraître. On avait d'abord épuisé les sujets rituels: la pluie, trop tardive pour la saison; le froid qui ne semblait pas s'apercevoir de l'approche du printemps. Quelqu'un vanta alors le charme paisible de Toulon durant les absences de l'escadre, et se plaignit qu'actuellement, depuis le retour des quatre divisions, toutes revenues du Golfe après le carnaval, la ville, encombrée d'officiers et de matelots, fût, à force de tumulte, insupportable. Alors Rabœuf se tut. Et le silence faillit régner. Mais, fort à point, l'un des Trois entreprit de conter une histoire,—une histoire des pays lointains où les Trois avaient laissé leurs cœurs et leurs âmes.—Et tout le monde écouta. C'était le Chinois qui parlait. Pour un quart d'heure on allait s'évader de Toulon, s'évader de la France et de l'Europe, et, par delà les océans franchis, apercevoir le Fleuve prodigieux sur les rives duquel deux cent millions d'hommes ont bâti leurs demeures, deux cent millions d'hommes dont pas un ne pense comme nous pensons....
Tout le monde écoutait, quand, une fois de plus, la sonnette de la grille tinta. Lohéac crut voir entrer Célia. Mais c'étaient Mandarine et Dorée, dont l'arrivée interrompit le récit du Chinois.
Dorée, tout de go, complimenta Rabœuf:
—Mon cher docteur, je viens d'admirer, dans le vestibule, deux bicyclettes toutes neuves, et d'un nickel! Je parie que c'est encore un cadeau que vous avez offert à votre femme? il n'y a pas à dire, vous êtes un type vraiment chic!...
Rabœuf protestait d'une main négligente. La marquise insista:
—Si, si! on n'en fait plus, des amants comme vous!... Elle me l'avait confié dans le creux de l'oreille et sous le sceau du secret, l'envie qu'elle avait de faire de la bécane, la gosse.... Et je ne sais fichtre pas comment vous avez pu deviner cette envie-là.... A propos, où est-elle donc, l'heureuse princesse?... Elle ne prend pas le frais sur la terrasse par la pluie qui tombe?.... Mandarine et moi, nous avons eu peur de nous noyer, rien que pour galoper du tram ici....
Rabœuf hésita, le temps pour Mandarine d'atteindre le cercueil à fumerie, derrière le paravent déjà disposé. Puis:
—Célia n'est pas ici, ce soir.... Excusez là, et excusez-moi: je suis seul pour vous recevoir tous....
—Pas ici?... où est-elle donc?...
Bouche bée, la marquise parcourait du regard les quatre coins de la pièce, cependant que Mandarine, abandonnant tout à coup cercueil et natte, revenait d'un pas vif au milieu du salon.
Rabœuf alors se décida à expliquer, d'une voix très calme:
—Célia est partie hier, avant dîner, sans d'ailleurs m'avertir.... Mais je n'ai aucune inquiétude ... plusieurs voisins ayant jugé bon de m'apprendre, à plusieurs reprises, qu'elle n'était pas partie seule....
Dorée se frappa le front:
—Peyras?
Rabœuf inclina la tête:
—Peyras!
Puis, calme de plus en plus:
—Cela n'a d'ailleurs aucune importance.... Un peu de porto, en attendant le thé?...
Il emplissait les verres rangés sur le guéridon. Lohéac prit les deux premiers pleins, pour les offrir aux deux femmes. Après quoi, se retournant vers Rabœuf:
—Aucune importance ... comment l'entendez-vous?—demanda-t-il, cédant à sa curiosité.
Rabœuf répondit sur-le-champ:
—Aucune importance, parce que de deux choses l'une: ou Peyras gardera la jeune personne ... et dans ce cas, tout va bien, puisque, au fond d'elle-même, c'est la solution qu'elle a toujours souhaitée;—ou ils se sépareront, et elle reviendra ... et, dans ce cas, tout va bien aussi ... mieux, peut-être....
L'Estissac vint à Rabœuf et lui mit la main sur l'épaule:
—Mais vous, mon vieux?
—Moi?—fit le médecin, toujours du même ton impassible:—moi? ça a moins d'importance encore!... Chinois, mon ami! vous aviez commencé une belle histoire?...
Le Chinois, docilement, s'inclinait, quand il y eut un nouvel incident: Mandarine, toujours au milieu du salon, n'avait pas regagné sa natte; Lohéac, qui la considérait, étonné, la vit ouvrir une bonbonnière minuscule qui pendait à son sautoir, et y puiser une grosse pilule brune, qu'elle entreprit d'écraser dans une cuiller à thé.
—Que faites-vous donc?—demanda-t-il.
—J'avale une boulette de drogue, parce que ce soir je n'ai pas le temps de fumer....
Sur la poudre noire contenue dans la cuiller elle versait le fond de son verre de porto. Et elle avala comme elle avait dit.
—Comment?—questionnait Lohéac,—vous n'avez pas le temps ce soir?...
Elle faisait une laide grimace, à cause de l'amertume de l'opium. Elle répondit, la bouche encore tordue:
—Non, parce qu'il faut que je parte tout de suite....
—Pour quoi faire?
—Pour aller la chercher.
—Qui? Célia?
—Célia.
Rabœuf alors intervint:
—Mandarine, ma chère! je vous en prie!... C'est moi que l'affaire regarde ... moi seul.... Laissez donc les choses comme elles sont.... Couchez-vous sur votre natte.... Et n'avalez pas ces boulettes, excellentes pour vous ficher une crampe d'estomac dont vous vous souviendrez....
Mais, sourde comme une urne, Mandarine épinglait déjà son chapeau.
Rabœuf répéta deux fois:
—Je vous en prie!...
Puis, appelant Dorée à la rescousse:
—Voyons,—dit-il,—aidez-moi donc à la retenir!... C'est absolument fou....
—Non!—dit enfin Mandarine:—ce n'est pas fou....
Elle était maintenant prête à partir. Elle consulta la montre qui pendait aussi à son sautoir, à côté de la bonbonnière à opium.
—Onze heures moins cinq.... Je vais attraper au vol l'avant-dernier tram. Et, à onze heures et demie, j'entrerai à la Pintade. Là, le chasseur, à coup sûr, saura où est Célia.... Et j'aurai le temps, avant qu'elle ne rentre....
—Le temps de quoi?
—Le temps de lui parler!...
Rabœuf haussait les épaules:
—Si vous croyez qu'elle vous écoutera!...
Mais Mandarine, brusque, se retourna vers lui:
—Oh! oui!—dit-elle.—Elle m'écoutera, soyez tranquille!
Dorée questionna:
—Qu'est-ce que vous lui direz?
Dans la nuit silencieuse, une corne de tramway résonna au loin. Mandarine rassembla ses jupes dans sa main gauche. Et, près de sortir:
—Je lui dirai.... Je lui dirai: «Ma petite, je vous ai conseillé, autrefois, de ne pas conclure d'affaire pour si peu de chose que payer des dettes.... Mais, aujourd'hui que l'affaire est conclue et les dettes payées....»
Elle s'interrompit, soudain confuse, et regarda Rabœuf, qui ne bronchait pas:
—Je vous demande pardon de parler aussi brutalement devant vous.... Ce n'est pas très ... très délicat ... de ma part.... Il n'y en a pas deux comme moi, pour mettre les pieds dans tous les plats.... Mais, ma foi, tant pis! vous êtes un homme intelligent, vous.... Et c'est bien ceci que je vais lui dire, à Célia, ceci, mot pour mot: que nous, demi-mondaines, sommes tenues d'être, en amour, beaucoup plus loyales et plus honnêtes que n'importe quelles autres femmes!... d'abord, par propreté pure et simple: un amant, ce n'est pas un mari; ça n'a pour soi ni les gendarmes, ni les juges; ça ne peut pas se venger légalement, par le divorce, voire la prison ou l'amende; ça ne peut pas se défendre; ça se fie à notre bonne foi; ça prête bravement à rire aux imbéciles!... Il faut donc, d'abord, être un peu lâche, pour trahir quelqu'un d'aussi désarmé!... Mais cette lâcheté-là ne serait rien encore: il y a autre chose de bien plus grave! il y a que, pour nous, demi-mondaines, l'amour est un métier,—une profession!... n'est-ce pas, L'Estissac?... une profession plus estimable que pas mal d'autres!—Et, en conséquence, c'est pour nous un devoir professionnel de faire l'amour honnêtement et loyalement, sans tricheries!—Tu paies mes robes avec de vrais billets bleus et de vrais louis d'or? je te rembourse avec de vrais baisers et de vraies caresses!... Donnant, donnant, et balances égales!—Une demi-mondaine qui accepte l'argent d'un homme pour être à cet homme, pour n'être qu'à lui, et qui deux jours après prend la clé des champs en compagnie du premier béguin rencontré ... non, non, non et non! je ne veux pas que Célia soit cette demi-mondaine-là!...
Au dehors, claironnante parmi le bruissement flou de la pluie, la corne du tramway résonna de nouveau, proche cette fois. Et Mandarine s'en fut,—si vite que personne n'eut le temps de crier: Au revoir....
—Il va de soi,—déclara Rabœuf très paisible,—que jamais Célia ne m'a promis fidélité. Je n'aurais d'ailleurs jamais accepté qu'elle me promît rien de pareil. Je ne suis pas tout à fait assez sot pour admettre qu'une belle fille de vingt-quatre ans réalisera d'aucune façon l'essentiel de ses rêves auprès d'un grison de mon espèce; et je ne suis pas tout à fait assez préhistorique pour condamner la susdite belle fille à réfréner en permanence les plus légitimes caprices de son cœur, de sa tête ou de sa peau. En vertu de quoi la très honorable indignation de notre chevalière errante, redresseuse de torts, tombe, en l'occurence, à faux: Célia, en nous faussant compagnie, ce soir, n'a pas plus manqué au devoir professionnel qu'à la pure et simple bonne foi. Et je lui reproche en tout et pour tout, quant à moi, d'être partie la veille d'un jeudi, et d'avoir oublié ses hôtes,—vous, madame, et vous, messieurs.—Mais vous êtes des hôtes indulgents. N'en parlons donc plus.—Favouille, mon enfant!... le thé!...
Et Favouille,—enfin irréprochable: propre de la tête aux pieds, les joues poudrerizées, les ongles vernis, la bouche faite!—apporta le plateau fleuri,—fleuri comme Célia le fleurissait....
Ayant bu et repoussant sa tasse, Lohéac de Villaine, tout à coup, rit:
—Je pense—expliqua-t-il—à la chevalière errante, qui galope, emmi la nuit walkyrienne, sur son hippogriffe étincelant: le tramway....
L'Estissac pencha la tête de côté:
—Oui,—dit-il.—Mais, mon cher, peut-être ne l'auriez-vous pas cru, avant l'expérience de ce soir, qu'il existait encore, tout de bon, et en plein XXe siècle, de petites walkyries, bravement prêtes à toujours rompre une lance,—fût-ce, comme le sublime vieil hidalgo, contre une aile de moulin,—pour la défense et l'illustration de ces antédiluviennes rengaines: l'honneur, la bonne foi, la probité, la loyauté....
—Oh!—fit Lohéac, sérieux,—mon cher!... depuis que vous m'avez fait l'honneur de m'appeler au lit de mort de votre amie Jannik, j'ai appris à n'être pas incrédule....
Et, muet, il s'absorba dans sa songerie.
Les lampes à flamme rose emplissaient le salon d'une lumière plaisante. Et les tentures, et les tapis, et les rideaux, et chaque meuble, et chaque bibelot, et chaque étoffe, encore imprégnés des parfums de Célia, exhalaient cette odeur confuse et charmante que toujours on respire dans l'appartement d'une femme. On y était bien, dans ce salon,—d'autant mieux qu'au dehors la pluie nocturne continuait de s'abattre par cataractes sur les toits de tuiles, avec d'aigres crépitements.
—Rabœuf, médicastre!—fit observer le Chinois, tout à coup:—elle a choisi le jour vraiment propice, ta congaï, pour s'en aller courir la prétentaine!
—Ma foi oui!—fit le médecin, placide.—Pauvre gosse! les bronchites rôdent en liberté cette nuit....
Lohéac, à qui la marquise Dorée versait une seconde tasse de thé, mâchonna les six premiers mots d'un antique proverbe: On ne parle pas de corde.... Mais sans doute était-il seul à le connaître; car personne, hors lui-même, ne semblait se souvenir qu'on fût dans la maison d'un pendu. Après le Chinois, le Soudanais renchérissait, et demandait même les détails les plus directs:
—Qui est-ce donc, ce Peyras dont vous avez parlé?
Rabœuf ne se départit pas de sa sérénité:
—Peyras?—dit-il.—C'est un aspirant, embarqué sur l'Auerstedt.... Un garçon des plus gentils, très séduisant, très spirituel, excellent camarade, et pas mauvais officier. Je le connais un peu: la gosse m'en avait tant parlé que, par précaution, je me suis renseigné.... Les renseignements ont été parfaits.
Et il conclut, absolument, indiscutablement sincère:
—Tant mieux pour la petite! J'aurais été navré de lui voir un béguin pour quelqu'un de moins bien....
Mais la marquise Dorée, qui écoutait bouche bée, protesta bruyamment:
—Peyras, quelqu'un de bien? Allons donc! docteur!... vous ne savez pas de qui vous parlez! Peyras! mais ce n'est pas sérieux pour deux sous, ni gentil, ni rien! et ça possède, en tout et pour tout, les deux cent dix francs de la solde, plus des dettes! de quoi rendre une femme joliment heureuse, comme vous pouvez supposer!
—Bah!—fit Rabœuf, indulgent.
Il se retournait vers le Soudanais:
—Les midships n'ont jamais roulé sur l'or. Celui-là, pas plus que les autres. Et c'est tant mieux pour nous, vieilles barbes, qui recueillons ainsi les factures laissées pour compte....
Il riait, sans amertume, presque gaîment.
—Deux cent dix francs?—apprécia le Soudanais.—Je touchais moins que cela, à Bakel, en 1884. Et j'avais néanmoins une femme ... une Bambara très dodue, qui pilait un coucouss estimable.... Nous vivions tout de même, autant qu'il m'en souvient, dans l'opulence!...
Sa maigre face basanée, au nez en bec d'aigle, avait tressailli légèrement au nom sonore de la ville africaine. Et ses yeux songeurs et perçants avaient brillé.
Rabœuf, gravement, hocha la tête:
—Soudanais, mon ami, vous n'imaginez pas de combien le couscouss a renchéri durant ce dernier quart de siècle! sans compter que nos Toulonnaises, même dès 1884, le pilaient beaucoup moins économiquement que vos Bambaras!...
Il riait toujours. La marquise Dorée, toutefois ne désarmait pas:
—Vous prenez les choses du bon côté, vous, docteur! Moi, non!... Cette Célia, avec ses béguins idiots ... elle me fiche en colère!... Oh! je ne vais pas si loin que Mandarine: tromper un amant, je ne trouve pas que ça ait tant, tant, tant d'importance.... Mais il y a amant et amant.... Et vous tromper, vous, pour un gringalet comme ce midship! non! ça, ça n'est pas permis! ça, ça n'a pas de bon sens! Et je le dis comme je le pense: elle mériterait d'écoper sec, la sale petite grue! Oui: si j'étais vous ... ah! là! là!... je la recevrais!...
Elle s'indignait bon jeu, bon argent; et ses mains, continuant de remplir au fur et à mesure les tasses vides, gesticulaient avec une périlleuse énergie. L'Estissac s'approchait d'elle: elle le servit presque belliqueusement, lui jetant sa serviette à thé comme on jette un gant de défi.
L'Estissac n'en remercia pas moins. Mais ensuite.
—Oh!—dit-il,—pardon! ma chère! pardon!... Votre ardeur vous égare! Célia n'a «trompé» personne! «Tromper», c'est mentir. Or, Célia n'a pas menti. Ce qu'elle a fait, elle l'a fait au grand jour, ouvertement, sans se cacher. En sorte que notre ami Rabœuf, n'étant ni berné, ni bafoué, ni ridicule, peut fort bien, comme vous dites, prendre les choses du bon côté. Il nous l'a clairement exposé tout à l'heure: Célia ne lui avait rien promis; Célia par conséquent ne lui devait rien....
—Par exemple!... Vous n'allez pas soutenir qu'en plaquant son amant, huit jours après le service qu'il lui avait rendu....
—Je ne soutiens certes pas que ce soit très ... très élégant de sa part. Mais....
—Mais c'était son droit,—affirma Rabœuf.—Et même, pour en finir, et vider la question, c'était peut-être son devoir.—Son devoir. Parfaitement!—Célia, nous le savons tous ici, et je ne vois pas pourquoi nous ferions semblant de l'ignorer, Célia, depuis bientôt quatre mois qu'elle connaît le jeune Peyras, n'a jamais cessé d'en être folle. Elle accepta néanmoins l'autre semaine de devenir ma maîtresse. Mais elle ne supposait alors pas que le jeune Peyras fût sur le point de revenir rôder autour de ses jupes. Il est revenu. Fallait-il, l'aimant, qu'elle le repoussât, pour ce seul motif que moi, Rabœuf, qu'elle n'aime pas, j'avais huit jours durant, bénéficié du lit momentanément vide? Et fallait-il qu'elle continuât de dormir chaque nuit avec moi, son cœur et sa chair étant pleins du désir d'un autre homme? J'estime que non.—Elle est partie, plutôt que de jouer une comédie déshonorante pour moi autant que pour elle: j'estime qu'elle a bien fait. Un point, c'est tout.
—Mais votre argent? elle vous le doit!
—Mon argent? Quel argent? celui dont j'ai payé ses dettes? Voyons, ma chère! onze jours et douze nuits durant, j'ai été, dans cette villa, l'hôte. Croyez-vous qu'à mon âge on puisse nulle part être hébergé gratis?
Il haussait les épaules, très ironique. Dorée, les yeux ronds, hésita un temps, puis se prit à compter sur ses doigts. Et Lohéac de Villaine, soucieux d'abréger le débat, s'avisa d'une conclusion qu'il espérait finale:
—A quoi bon calculer, marquise? Quel que prix qu'on y mette, on n'achète jamais une femme. Et c'est toujours elle qui fait marché de dupe, si elle se figure s'être réellement vendue à son amant....
Mais L'Estissac, très vivement, interrompit:
—Oui, parbleu!—exclama-t-il avec une force singulière:—voilà ce qu'il faut dire et redire, voilà ce que trop peu de gens savent, en France et ailleurs, voilà ce dont nos pauvres petites amies elles-mêmes sont insuffisamment persuadées! Il faut le crier sur les toits: que jamais une femme ne peut, bon gré malgré, cesser de s'appartenir à elle-même; que jamais elle ne peut, contre or ni contre argent, céder à autrui cette propriété de soi, inaliénable; et que jamais un amant, sous prétexte qu'il a payé, et que jamais un mari, sous prétexte qu'il a épousé, n'acquièrent aucun droit définitif sur le cœur ou sur le corps qu'on a bien voulu leur prêter,—leur prêter! car il ne s'agit que d'un prêt, d'un prêt temporaire et révocable au premier désir du prêteur. Et tout contrat tendant à modifier la nature primitive et instinctive de ce prêt ne peut être que l'œuvre d'un fou ou l'œuvre d'un tyran.—Comment! voici une bouche qui a cessé de désirer ma bouche; et l'on exigerait qu'elle la baisât encore, malgré le dégoût, malgré les nausées, malgré les hoquets? Mais, rien que d'y songer, mon cœur se soulève! Ah! quarante siècles d'esclavage nous ont marqués! la trace dégradante est indélébile!... C'est peut-être le moins niais de nos écrivains modernes qui a tout naïvement écrit la phrase que voici, digne du premier au dernier mot d'avoir été écrite par un romancier assyrien, au temps du roi Nabuchodonosor: La femme d'un homme est sa chose, son bien, comme son porte-monnaie ou sa bague; et je ne vois pas qu'il y ait moins de malhonnêteté à lui dérober l'un que l'autre. Ainsi pense, au XXe siècle, un Français qui, de bonne fois, s'imagine civilisé!... Allons! Soudanais!... allons! Malgache!... vous, qui avez adopté comme patrie des terres réputées sauvages, dites-nous comment pensent les Hovas, les Sakalaves, les Ouoloffs, les Bambaras, les Toucouleurs, comment pensent les barbares jaunes, noirs, bruns, verts ou bleus,—moins barbares que nous?... Dites?...
Il se tut brusquement, les bras jetés sur la poitrine.
Alors le Malgache, qui de toute la soirée n'avait ouvert la bouche que pour les indispensables politesses, lentement parla:
—Ce qu'on pense des femmes, là-bas, chez nous? On pense, naturellement, qu'elles sont comme les hommes: esclaves ou libres.... Et, comme les hommes, elles appartiennent au maître si elles sont esclaves.... Mais si elles sont libres, si le maître a eu la sottise de les affranchir, elles s'appartiennent à elles-mêmes....
—Même mariées?—fit Lohéac.
—Elles le sont toutes, mariées! Tenez, moi, à Diégo, j'avais une femme très, très, très jolie ... une mulâtresse ... une femme libre ... j'ai oublié son nom par exemple.... Elle me trompait avec le marchand chinois ... pour de l'argent ... et aussi avec mon boy indigène ... pour de l'amour.... C'était tout simple ... puisqu'elle était une femme libre.... D'ailleurs toutes nos femmes nous trompent avec des amants de leur race.... Il faudrait être une brute pour ne pas le comprendre.... Quand il y a exagération, eh bien! on renvoie la jeune personne qui va se faire héberger ailleurs.... Et voilà tout!
Le Soudanais parla à son tour:
—En 98,—raconta-t-il,—je suis entré par la brèche dans la ville de Babemba, Sikasso. Et, comme obligatoire, j'y ai tué, pillé, brûlé ... parce que chez nous, dans le Centre Africain, il faut faire la guerre à fond, si l'on tient à la faire rarement.... Oui. Et l'économie de sang est, en fin de compte, appréciable.... Passons. Donc, Sikasso était pris, Babemba était mort, et l'on massacrait. J'allais, moi, çà et là, mon sabre rouge au poing, et un tirailleur sénégalais sur mes talons. Au hasard de la promenade, j'enfonçai une porte de case. Derrière, deux femmes, aux trois quarts mortes de peur, s'abattirent à mes pieds. Mon Sénégalais viola incontinent la moins jolie,—attention respectueuse à mon égard: le bougre me destinait le meilleur morceau.—Mais je viole rarement. Ce n'est plus de mon âge. J'emportai donc ma proie sans y avoir mordu, ce dont la susdite proie se montra stupéfaite et consternée: elle n'y comprenait d'abord rien, et s'en effrayait d'autant; puis l'avantage n'est pas à dédaigner d'être prise par un chef plutôt que par un guerrier vulgaire. Et, croyant l'aubaine ratée, elle en sanglotait de regret, la pauvrette! Le soir toutefois, je fis en sorte de la rassurer, et je la rassurai même à trois bonnes reprises, car elle ne manquait pas d'un charme assez appétissant.... Et, dès le lendemain, ma captive, très apprivoisée, pilait fort joyeusement le couscouss conjugal.... Ainsi vont les destinées, au cours des batailles africaines! Et voici que j'arrive à la morale de l'aventure. Aux termes du droit africain, ma captive était à moi, et vous avez vu qu'elle s'accommodait à merveille de son esclavage. Mais nos préjugés d'Europe sont en nous comme une lèpre, qui jamais ne se peut guérir, et toujours ronge déplorablement notre raison d'hommes mal affranchis. C'est pourquoi, de retour à Tombouctou, je crus devoir rendre la liberté à mon esclave et l'offrir comme épouse au premier de mes hommes en humeur d'être mari. L'imam de la mosquée prononça le mariage. Mais, trois semaines plus tard, l'imam de la mosquée prononçait le divorce. L'épouse libre avait trop copieusement usé de sa liberté. Je fus assez niais pour lui en faire le reproche. Elle écarquilla des yeux justement ahuris: «Puisque plus captive! Quant toi maître, moi fidèle, parce que moi femme prise à la guerre, et maître pouvoir tuer. Mais, à présent, moi femme libre! Femme libre faire comme veut.»
Dans le silence qui suivit, la marquise Dorée prononça:
—C'est commode!
—Ah!—fit L'Estissac,—vous y tenez, toutes, tant que vous êtes, à garder votre chaîne au cou!...
Dans sa gaine de cuir, la pendulette du salon sonna un coup. Rabœuf, leva les yeux. Les aiguilles marquaient onze heures et demie. Très doucement, il conclut:
—Et Célia, femme libre, fait comme elle veut,—fera comme elle voudra.—Et quand elle reviendra villa Chichourle, si le cœur lui redit de m'y accepter comme compagnon, je m'en estimerai très honoré. Et j'accepterai, ou je refuserai,—moi, homme libre,—comme il me plaira, sans nul souci de l'opinion des imbéciles. Favouille, mon enfant! nous n'avons plus de thé....
CHAPITRE XVII
HONNÊTEMENT ...
Sur son mur de porcelaine peinte, l'horloge de la Pintade sonna un coup. Les aiguilles marquaient onze heures et demie.
La grande salle, violemment éclairée par les grappes de lampes électriques appliquées tout le long de la frise, au-dessous du plafond bariolé, était à moitié vide, parce que le jeudi n'est pas un jour où l'on puisse à Toulon sortir élégamment. Il n'y avait donc là qu'une trentaine d'hommes, attardés à boire en bavardant par très petits groupes, et deux ou trois femmes grignotant un dernier sandwich, en tête à tête avec leur amant, avant de rentrer avec lui. Et c'était presque le silence. Par les glaces jaunes et bleues qui séparaient la grande salle de la salle extérieure, on apercevait, assis aux petites tables rondes, les gens pressés, entrés là seulement pour un quart d'heure, parce qu'ils avaient soif; et, autour d'eux, rangées hiératiques sur les banquettes des murs, les quelques filles de la classe inférieure, les pauvres errantes qui chaque soir attendent qu'un passant désœuvré, qu'un monsieur Merdassou, en humeur amoureuse, jette sur elle le mouchoir....
L'horloge avait sonné la demie. La porte qui donne sur le boulevard pivota, et une femme, très encapuchonnée, franchit le seuil. Derrière elle, son parapluie égoutta un ruisseau. D'un pas vit, elle traversa la salle extérieure, poussa le vitrage, entra dans la grande salle, et s'arrêta, inspectant du regard, couple par couple, toute l'assistance, et fronçant les paupières pour mieux voir.
Un chasseur tout de vert habillé,—le chasseur de la Pintade, personnalité très toulonnaise: un chérubin tout rose et tout blond, avec des yeux d'enfant et des cheveux de fille,—glissa silencieux vers l'arrivante, et, du ton le plus discret:
—Madame Mandarine!... vous cherchez quelqu'un?
Il allongeait la main vers le parapluie ruisselant, qu'elle ne lâcha pas.
—Oui!... Je cherche madame Célia.... Elle est avec monsieur Peyras, l'aspirant, ce soir.... Les avez-vous vus, après dîner?... Sont déjà rentrés? où....
Le chérubin, bouche cousue, scruta la jeune femme d'un bref coup d'œil. Mandarine cherchant Célia? qu'était-ce à dire? guerre, ou paix? On ne sait jamais, n'est-ce pas!... Il n'y avait pas si longtemps que Célia, dans cette même salle, avait cherché la Joliette.... Et le chasseur de la Pintade, chérubin tout rose et tout blond, en eût remontré aux plus sagaces psychologues, sondeurs d'âmes féminines.... Par ailleurs, une bataille de dames, la vaisselle de l'établissement s'en ressent toujours....
Rassuré après examen, le chasseur, d'un signe de tête, désigna une table du fond;
—Non, pas encore rentrés, monsieur Peyras et madame Célia.... Sont là.... Mangent.... Je vous le «lève», le manteau mouillé?
Mandarine, posément, se débarrassa de son caoutchouc luisant de pluie, et tendit ses bottines boueuses au torchon décrotteur.
C'était à la table même où, dix semaines plus tôt, la Joliette avait soupé avec Peyras, que Peyras soupait avec Célia.
Ils s'étaient assis en face l'un de l'autre, et ils ne se parlaient pas. L'aspirant, par-dessus la nappe servie, s'était emparé d'une main de sa maîtresse. Et Célia, accoudée, sa joue dans son autre main, attachait sur son amant le regard profond de ses yeux immobiles. Mandarine, approchant, s'arrêta une seconde fois, étonnée de l'éclat singulier de ce regard. Souvent, certes, elle avait admiré les yeux de Célia, pareils vraiment à deux lampes noires. Mais aujourd'hui, derrière leur sombre cristal, les deux lampes brûlaient à haute flamme, et leur rayonnement illuminait tout le visage. Sous sa peau mate, dans le réseau frémissant des artères et des veines, ce n'était plus du sang qui coulait, c'était un feu doux et ardent, un feu dont Mandarine crut sentir la chaleur rejaillie sur son propre visage, lorsqu'elle approcha encore, pour s'accouder enfin, elle aussi, sur la nappe, entre les deux amants.
Même alors, Célia ne parla pas. Elle continua de regarder Peyras, et ne vit pas autre chose que lui. Peyras, pris par la contagion de ce silence, salua seulement de la tête, et fit le geste d'offrir à Mandarine une place à table. Et ce fut Mandarine qui, la première, ouvrit la bouche:
—Bonsoir à vous deux,—dit-elle simplement.
Peyras alors répondit:
—Bonsoir, petite amie jolie....
Et, au son de sa voix, sa maîtresse sembla s'éveiller du rêve qu'elle rêvait:
—Bonsoir, chérie!...
Elle souriait. Ce sourire-là, si joyeux et tendre, Mandarine encore ne se souvint pas de l'avoir jamais vu....
Célia maintenant s'était redressée, et s'emparait du bras de sa grande amie:
—Comme ça tombe bien que vous soyez entrée à la Pintade justement aujourd'hui, et malgré cette pluie!... vous qui n'y venez pas quatre fois par mois!... Vite, mettez-vous là.... Il reste un peu de perdreau froid, et une grosse truffe....
—Merci,—dit Mandarine,—je n'ai pas faim: j'ai mangé déjà, là-bas....
—Là-bas?...
—Eh oui! là-bas!... chez vous!... villa Chichourle!... C'est jeudi, aujourd'hui, Célia, il y a des sandwichs et du thé, chez vous, le jeudi....
Sous la peau mate, dans toutes les veines et dans toutes les artères, ce fut comme si le feu mystérieux s'était tout d'un coup éteint. Et, à sa place, coula du sang obscur. Mandarine sentit à son cœur un bizarre pincement.
—C'est vrai,—murmurait Célia:—c'est jeudi, aujourd'hui....
Elle passa deux fois sa main sur son front. Et son amant, qui toujours tenait avec nonchalance l'autre main qu'elle lui abandonnait, pencha la tête de côté et regarda ses yeux noirs, moins lumineux soudain....
Puis Célia, la voix changée, questionna:
—Ainsi ... vous venez de là-bas?
—Oui,—dit Mandarine.
Et toutes deux se turent.
Alors Bertrand Peyras, sans affectation, se leva. Il sourit à Mandarine, avec politesse, et, se penchant sur Célia, la regarda encore droit aux yeux. Il n'avait pas lâché la main qu'on ne lui avait pas retirée. Il l'éleva jusqu'à sa bouche, et, longuement, en baisa la paume. Puis, d'une voix très détachée:
—Voulez-vous être assez gentilles pour m'excuser cinq minutes, mes jolies?... Je viens de voir entrer au lavabo quelqu'un ... quelqu'un à qui j'ai besoin de parler ...
Il s'éloigna sans hâte, discret.
Seules, elles se turent encore un moment. Puis Célia redit:
—Vous venez de là-bas?...
Et Mandarine répéta:
—Oui.
Célia hésita. Enfin, parlant plus bas, et d'une voix qui s'enrouait:
—Mandarine?... est-ce que ... est-ce que, là-bas ... on est très fâché?...
Mandarine, nettement, secoua la tête de droite à gauche:
—Non.
—Ah!—fit Célia.
Et, tout de suite, ses yeux interrogeant les yeux de l'amie:
—Mais vous ... vous êtes fâchée?...
—Oui,—dit Mandarine.
Maintenant, elles étaient accoudées toutes deux sur la nappe, et penchées l'une vers l'autre; Mandarine, les paupières obstinément baissées, écoutait....
—Que voulez-vous! il est revenu, et il m'a dit qu'il m'aimait comme autrefois, plus qu'autrefois; qu'il en était très sûr; qu'il avait eu le temps de réfléchir, pendant la croisière de l'escadre; et que, tout le long de cette croisière, c'était à moi qu'il avait pensé, à moi toujours, jamais à l'autre.... L'autre, vous savez, nous nous étions battues.... Il m'a dit que, dès ce jour-là, il avait très bien senti qu'il m'aimait, moi, et qu'il ne l'aimait pas, elle, parce que dans le moment que nous étions accrochées l'une à l'autre, et qu'on accourait pour nous séparer, il avait souhaité, de toutes ses forces, que j'eusse le dessus, moi, et elle le dessous ... et il m'a juré que son cœur avait sauté de joie dans sa poitrine, quand il l'avait vue tomber, et quand il l'avait entendue crier grâce.... Vous comprenez, il avait tout de même été forcé de rentrer avec elle: je l'avais à moitié tuée, cette femme; elle saignait de partout, et son corps n'était qu'une plaie.... Il ne pouvait pas ne pas la soigner, puisqu'en somme c'était pour lui qu'elle avait reçu tous mes coups.... J'avais tapé, je vous jure! Certainement, elle s'était défendue, et elle m'avait fait du mal aussi; mais, je me rappelle, c'étaient encore mes poings et mes genoux qui étaient le plus meurtris, mes poings et mes genoux, tout noirs d'avoir tant frappé.... Enfin, il m'a donné sa parole d'honneur que jamais, depuis ce jour-là, il n'avait dormi avec elle, et qu'elle avait pleuré à son tour, pleuré autant que moi.... Et c'est alors que je lui ai pardonné, à lui....
Elle s'interrompit un instant, avant de poursuivre, plus grave:
—Voyez-vous, je sais tout ce que vous pourriez me dire ... qu'il me trompera encore ... que j'aurai encore du chagrin.... Mais tant pis! je suis payée d'avance!... Rien que la joie que j'ai eue hier, quand il m'a reprise dans ses bras ... ça paie tout!... Il y a peut-être des femmes qui peuvent vivre sans être aimées. Mais moi, non.... J'en sais qui rêvent toilettes, auto, maison chic.... Mais moi, depuis toujours, j'ai seulement rêvé d'être à quelqu'un qui m'aimerait ... à quelqu'un qui me dirait des choses très douces, en me tenant pressée dans ses bras.... Et si vous saviez les choses qu'il m'a dites cette nuit!... Quand je l'ai rencontré, il y a quatre mois, j'ai tout de suite été amoureuse de lui, parce que ... parce qu'il ressemblait à un autre homme ... à un homme que j'ai connu jadis ... et qui m'a fait de la peine.... Cet homme aussi savait dire les choses qu'il faut, les choses qui ouvrent nos cœurs, les choses qui entrent en nous, et qui nous font chaud, et qui nous font froid.... Alors, il y a quatre mois, j'avais cru reconnaître la voix ancienne. Et ce sont bien les mêmes choses que j'ai entendues cette nuit-là ... une nuit tout entière passée au bord de la mer, sur le sable de la petite plage qui est au pied de la villa.... Et ce sont encore les mêmes choses que j'ai entendues hier....
Elle s'interrompit une seconde fois; et chercha les yeux de Mandarine. Mais Mandarine gardait les paupières baissées.
—Non! ne soyez pas fâchée!... Vous le voyez bien, ce n'est pas de ma faute.... Je n'ai pas fait exprès ... je me suis laissée aller, parce que c'était plus fort que moi.... Et puis rappelez-vous, Mandarine! vous-même me l'aviez dit, autrefois, dans votre fumerie, le jour même de ma première visite chez vous: que je devais vivre bien sage et me civiliser petit à petit, en attendant qu'il me revînt, lui.... Eh bien! tout ce que vous m'aviez dit, je l'ai fait.... J'ai vécu bien sage ... j'ai tâché d'être moins sauvagesse ... et j'ai attendu qu'il revînt! Il est revenu comme vous aviez dit.... Alors pourquoi seriez-vous fâchée? Vous ne devez pas!... Mandarine, je vous en prie! ne soyez pas fâchée!.... Regardez-moi! montrez-moi vos yeux!... Puisque ce n'est pas de ma faute! Vous le voyez bien, que je ne pouvais pas, que je ne peux pas faire autrement!...
A deux mains, elle avait saisi les joues de son amie, et elle relevait vers soi le beau visage aux lignes pures, les yeux clairs si graves sous leurs paupières violettes, et la bouche de corail ciselé,—muette....
Et elle répéta deux fois:
—Vous le voyez bien, que je ne peux pas ... que je ne peux pas....
Alors Mandarine répondit, lentement:
—Si. Vous pouvez. Il faut.
Et elle ajouta, sans plus de préambule:
—Je suis venue vous chercher, pour vous ramener là-bas....
Maintenant, c'était Mandarine qui parlait, et c'était Célia qui écoutait, le front très bas....
—Fâchée? non.... Je ne suis plus fâchée, parce que j'ai compris.... Mais, tout de même, il faut que vous fassiez comme je vous dis de faire: il faut que vous reveniez avec moi, là-bas.... Oh! je sais que je vous demande une grosse chose.... Tout à l'heure, quand je suis partie de chez vous, je ne savais pas ... je ne me rendais pas compte.... A présent, je sais. Vous allez avoir très mal, mon pauvre petit. Mais il faut, il faut!... Être amoureuse, ce n'est pas une raison, allez! Tout ce que je voulais vous dire, tout ce que j'avais arrangé en chemin pour vous persuader, je pourrais vous le servir aussi bien: que ce n'est pas chic à vous de lâcher Rabœuf sitôt vos dettes payées ... pas chic et pas propre ... pas d'une femme comme vous;—que Rabœuf s'est bien conduit avec vous;—que vous n'avez pas ça à lui reprocher ... qu'il doit quitter la France dans six semaines ... et que ces six semaines-là, honnêtement, vous les lui devez!... Mais à quoi bon? je n'ai besoin de rien vous expliquer: vous savez tout. J'ai compris. C'est très vrai que ce n'a pas été de votre faute, que vous n'avez pas fait exprès....
A son tour elle tendait ses deux mains vers l'amoureuse et relevait vers soi le pauvre visage crispé de chagrin, les pauvres yeux déjà mouillés....
—Non, je ne vous dirai rien de tout cela.... Ce n'est pas la peine; vous êtes restée la même Célia, la Célia qui était mon amie.... Et alors je vous dirai autre chose.... Écoutez....
Elle tressaillit, et, prompte, détourna la tête pour regarder vers le mur de porcelaine peinte: l'horloge sonnait l'heure,—minuit.—Et Mandarine parla plus vite:
—Écoutez!... L'amour ... oui ... il n'y a guère mieux.... Et les robes, et les villas, et les voitures, ça n'est en comparaison que bien petite bière.... Et pourtant ... quand on prend sa tête dans ses mains, et qu'on réfléchit seulement cinq minutes ... on voit plus clair, et on mesure.... L'amour, allez! même le vrai, même le beau, même le grand, ça ne tient pas bien grosse place dans la vie!... Amoureuse! moi aussi, je l'ai été; je l'ai été comme vous, de tout mon cœur, de toutes mes forces, de toute ma peau.... Et qu'est-ce qu'il m'en reste? un goût amer au fond de la mémoire!... les pipes brûlées laissent un goût pareil au fond de la bouche. Amoureuse! mais, vous aussi, vous l'avez déjà été ... et qu'est-ce qu'il vous en reste? ceci!...
Des ongles elle indiquait les marques encore perceptibles qu'avaient laissées, sur les joues de Célia, les griffes de la Joliette....
—Ceci, oui.—Sans compter le reste, les cicatrices du dedans.... Dites, pour voir?... l'autre homme? le premier? celui que vous avez connu jadis, et qui vous a fait de la peine?... Dame! c'est vous qui venez de me raconter cette histoire.... Eh bien! cet homme-là? ça vous est agréable de vous souvenir de lui?
Sur les joues griffées, deux larmes roulèrent. Et Célia ne répliqua pas.
Mandarine achevait, mélancolique:
—Ah! l'amour!... de jolies phrases, n'est-ce pas? des baisers bien faits ... et le fameux frisson au creux du dos.... Mais votre Peyras, par exemple?... pour qu'il sache si parfaitement embrasser, caresser, et dire les mots qu'il faut, sur combien de femmes pensez-vous qu'il se soit exercé d'abord?... Aïe! Voilà que je vous fais mal, hein?... Pleurez, mon pauvre petit, pleurez.... Et puis essuyez vos yeux,—et venez!
Elle n'ordonnait plus, elle priait Mais Célia, brusque, refusa encore d'un violent coup de tête. Et Mandarine alors jeta son dernier argument:
—Si!... vous viendrez!... Ne dites pas non. Je sais que vous viendrez,—parce que j'ai encore une chose à vous dire: vous viendrez,—parce que Rabœuf vous aime.... Oui, il vous aime, et plus que vous ne croyez, et mieux.... Vous viendrez parce que vous lui avez déjà fait assez de peine comme cela, et que vous n'aurez pas le cœur de lui en faire encore....
—Taisez-vous!—fit Célia soudain.
Précipitamment, elle séchait ses paupières, et frottait de poudre tout son visage rougi: Bertrand Peyras sortait du couloir des lavabos....
Il s'arrêta, le temps d'allumer une cigarette,—le temps aussi pour les deux femmes d'en finir avec leur messe basse, à supposer que le dernier évangile ne fût pas dit.—Puis s'approchant, il se rassit, et consulta sa montre:
—Eh!—fit-il alors.—Savez-vous qu'il est bientôt minuit et demie?
Célia, silencieuse, inclina la tête. Mandarine se leva:
—Adieu,—dit-elle.
Elle ne s'en allait cependant pas. L'aspirant d'ailleurs, s'était levé à son tour:
—Mais ne partez donc pas seule!—dit-il, poli.—Vous rentrez chez vous, rue Courbet? nous allons vous mettre à votre porte.... Nous logeons à l'hôtel Saint-Roch ... c'est à côté....
Il la retenait par la manche.
—Non!—dit-elle.—Je ne rentre pas rue Courbet. Je retourne au Mourillon, par le dernier tram.
—Ah?—fit-il, étonné.
Il la regardait bien en face. Elle lui rendit son regard et, sans baisser les yeux:
—Peyras!—dit-elle tout à coup.—Je crois que vous êtes, au fond, quelqu'un de très chic....
Il éclata de rire, et, à son habitude, plaisanta.
—Au fond?... diable! la surface, alors, vous semble d'une qualité sensiblement moins élégante?
Elle fit comme si elle n'avait pas entendu.
—Très chic, oui. Le plus simple est donc de vous expliquer toute l'affaire....
Célia se leva à son tour,—d'un bond:
—Mandarine!
—Chut! C'est moi qui parle, pas vous. Peyras! faites-la taire, si vous voulez que je puisse finir.... Voici: vous savez qu'elle était avec Rabœuf, la semaine dernière, votre gosse?... avec Rabœuf le médecin.... Mais vous ne savez peut-être pas que Rabœuf l'avait prise pour six semaines.... Il doit partir pour une campagne quelconque, en mai, Rabœuf.... Non: vous ne savez sûrement pas qu'il avait prise Célia pour ce temps-là ... et qu'il a payé, d'avance, toutes les dettes qu'elle avait ... trois mille francs de dettes ... plus, des notes, des factures, un crédit chez les fournisseurs ... enfin, tout ce qu'on peut payer....
L'aspirant, les sourcils froncés soudain, ne riait plus.
—Ah?—dit-il simplement, quand elle s'arrêta.—En effet: je ne savais pas.... Et merci d'avoir été sûre que je ne savais pas, chère amie....
Il réfléchissait. Mandarine reprit:
—Tout à l'heure, j'étais là-bas, moi ... là-bas, villa Chichourle ... chez eux. Il l'attendait, sans se plaindre. Je suis partie malgré lui: il ne voulait pas que je vienne ici....
—Ah?—dit encore Bertrand Peyras.
Célia rassise, le visage dans ses deux bras croisés, pleurait.
Au mur de porcelaine peinte, l'horloge sonna un coup. Les aiguilles marquaient minuit et demie. Il y avait juste une heure que Mandarine avait franchi le seuil de la Pintade.
Mandarine alors, fit un pas vers la porte:
—Adieu,—répéta-t-elle.—Il est temps, pour le dernier tramway....
Mais Bertrand Peyras, la retint encore par la manche.
—Oh! non!—dit-il, d'une voix qui tremblait un peu ... très peu.—Oh! non! il n'est plus temps: le dernier tramway part en ce moment même.... Mais je vais vous mettre dans un des landaus de la place du Théâtre....
Il regarda Célia pleurant; et Mandarine sentit que lui-même n'était pas très loin des larmes. Il répéta:
—Dans un landau ... avec cette gosse.... Et vous tâcherez de la consoler durant le trajet ... pour qu'elle ne rentre pas là-bas les yeux trop gonflés ... puisqu'il faut, honnêtement, qu'elle y rentre ... et que je m'en aille autre part, moi ... autre part, tout seul ... honnêtement....
CHAPITRE XVIII
CLAIR DE LUNE PHILOSOPHIQUE
—En somme,—dit L'Estissac,—depuis sa fugue d'il y a trois semaines, votre Célia n'a pas cessé d'être sage comme une image.
—Oui,—dit Rabœuf;—et pareille sagesse mérite, incontestablement récompense. C'est à quoi j'ai commencé de songer.
Ils marchaient tous deux seuls dans la rue nocturne, absolument déserte et noire.
Toulon dormait. Les hautes maisons, toutes obscures, laissaient apercevoir, entre leurs toits surplombants, des rectangles de ciel étoilé. Le pavé sec sonnait sous le talon. Et, le long des ruisseaux taris, les rats d'égoût soupaient, paisiblement attablés par petits groupes autour de chaque tas d'ordures.
L'Estissac et Rabœuf s'en revenaient à pied de la villa Chichourle, et regagnaient l'arsenal où l'un et l'autre devaient achever la nuit: le lieutenant de vaisseau était «de ronde»,—son cuirassé en carénage dans l'un des bassins Missiessy;—et le médecin, dont le congé avait expiré la veille, prenait «la garde» à l'ambulance, pour relever avant minuit un camarade complaisant.
Us allaient côte à côte, se taisant par intervalles; car leur intimité déjà vieille les autorisait à ne pas parler quand ils n'avaient rien à se dire. Et quand ils parlaient, c'était en toute sincérité, car ils se connaissaient l'un l'autre exactement.
—C'était gentil, ce soir, chez vous,—reprit le duc;—elle devient bonne maîtresse de maison, votre amie.
—Elle s'y efforce beaucoup,—fit le médecin.—Elle a vite remarqué le prix que nous attachons aux menus détails d'un chez-soi délicat. Et, très réellement, la pauvre gosse se met en quatre pour nous être agréable à tous.
—A tous ... et d'abord à vous.
—Oui, d'abord à moi: car c'est un fait comique, mais incontestable: elle m'a une gratitude tout à fait absurde pour la façon dont je l'ai reçue, le soir de cette fameuse fugue dont vous parliez à l'instant.
—Absurde? pourquoi? Vous avez été bon pour elle, mon vieux.
—Vous l'auriez été comme moi. La belle affaire! Et songez qu'à mon âge le mérite est plus mince qu'il n'eût été au vôtre. J'ai quarante-six ans, L'Estissac. Vous ne voudriez pas qu'à quarante-six ans je puisse en vouloir à une gosse,—par ailleurs exquise, et bonne du cœur à la tête,—de m'avoir préféré deux nuits durant un aspirant plus jeune qu'elle et joli comme un cœur.
—D'autres gens que vous lui en auraient voulu.
—Possible. J'aime mieux être moi que ces autres gens.... Une cigarette? nous aurons juste le temps d'en griller la moitié, avant de frapper à la grande porte....
—Volontiers....
Ils s'arrêtèrent pour frotter les tisons. Ils arrivaient au carrefour de la rue des Marchands et du cours La Fayette. Au-dessus de leurs têtes, une risée secoua les feuilles des platanes déjà verdoyants.
—Il fait bon marcher dans cette nuit-ci,—fit L'Estissac;—la terre printannière embaume comme une fille parfumée.
—Oui,—dit l'autre.
Ils repartirent. Cent pas plus loin, Rabœuf, pensif, murmura:
—Ces semaines que nous vivons à présent seront bien un des moins mauvais souvenirs de ma vie.
—De ma vie aussi,—fit le duc en écho.
Ils traversaient la vieille place du quartier des pêcheurs, dont l'ancien nom de Saint-Pierre a fait place au nom plus pittoresque de Gambetta. Au bout d'une rue étroite et courte, une porte énorme coupait un gigantesque mur,—le mur et la porte de l'Arsenal Maritime.
L'Estissac, devançant son compagnon, souleva le heurtoir qui retomba avec un bruit d'arme à feu.
—L'antique et solennelle—non: quotidienne—cérémonie,—dit Rabœuf.
Ils attendirent patiemment. De l'autre côté de la porte, des pas s'approchaient avec lenteur. Un guichet grillé finit par s'ouvrir, sans hâte. Une tête d'indigène parut.—Les garde-consignes, Provençaux ou Corses pour la plupart, poussent loin l'indolence du crû.
Et le dialogue rituel s'engagea:
—Qui vive?
—Officiers.
—De quel bord?
---Eckmühl.
Des gonds rouilles grincèrent. Une petite porte, ménagée dans un vantail de la grande, s'entrebâilla.
Derrière, c'était, sous le fronton monumental une sorte de hall très vaste, séparant deux corps de garde, et large ouvert sur un espace immense, où l'on apercevait vaguement, parmi des quinconces de hauts platanes, toute une géométrie confuse d'interminables bâtiments alignés le long de grandes voies pavées et ferrées, lesquelles s'enfonçaient dans la nuit, et se perdaient au loin, on ne savait où. Tout cet espace,—l'Arsenal de Toulon, qui couvre trois lieues carrées de terre et de mer,—était obscur et désert, beaucoup plus désert et beaucoup plus obscur que les rues toulonnaises d'où Rabœuf et L'Estissac sortaient. Si bien que, tout d'abord, marchant derechef l'un près de l'autre et enveloppés dans cette obscurité et dans cette solitude, ils ne soufflèrent plus mot, jusqu'au bout du premier kilomètre.
Alors, comme ils arrivaient sur le quai d'une darse où plusieurs navires désarmés gisaient, lugubres comme des épaves, une sentinelle, invisible dans sa guérite masquée, les arrêta. Et il fallut échanger les paroles réglementaires:
—Halte-là! Qui vive?
—Officiers.
—Avance au ralliement!
Ils avancèrent l'un après l'autre. Le soldat, baïonnette croisée, les attendait. L'Estissac, du mot de ralliement qu'il prononça à voix basse, fit relever la lame bleue braquée vers sa poitrine:
—«Fontenoy!»
L'homme remit l'arme sur l'épaule et les deux officiers passèrent outre. Un mince croissant de lune luisait dans le ciel où se profilait, aérienne et noire, la silhouette d'une grue à mâter.
L'Estissac se reprit à songer tout haut:
—Cela transforme étrangement la vie, une présence de femme dans une maison....
—Parbleu!—fit Rabœuf, avec une sorte d'amertume.
Le duc tourna les yeux vers lui:
—A quoi pensez-vous donc, mon vieux?
—A moi,—dit le médecin.—Ce n'est pas plus intéressant qu'il ne faut.
L'Estissac continuait de le regarder:
—Elle vous plaît pourtant, la petite Célia?
—Oui. Mais c'est moi qui ne lui plaît pas.
Le duc, lentement, haussa les épaules:
—Vous en demandez beaucoup, mon vieux! L'amour alors? et l'amour partagé? Il vous faudrait ça...? Ah! médecin! ne cherchons pas la pierre philosophale!... Vous le disiez tout à l'heure, je suis plus jeune que vous; j'ai déjà renoncé tout de même à fabriquer de l'or. Pourtant, j'ai pleuré plus souvent qu'à mon tour au deuxième acte de Tristan.... Mais la vie quotidienne comporte peu de duos, même wagnériens.... Non! je n'attends plus Ysolde. Je ne m'accorde même plus d'aller rêver sous les chênes moussus de la forêt poétique. La prose me suffit. Je m'y suis résigné. Et plût à Dieu qu'il me fût permis, comme à vous, de m'asseoir sans arrière-pensée dans le fauteuil seigneurial de la villa Chichourle, et de m'y reposer longtemps ... tant qu'il me plairait ... jusqu'à la fin....
Rabœuf leva les sourcils:
—Qui vous empêche?
—Qui? tout le monde et moi-même. Suis-je libre? Est-il à moi, le nom que je porte? le nom, le titre, la fortune et le reste, tout ce que m'ont légué mon père, mon grand-père, mon bisaïeul et les autres? Est-ce pour faire joujou qu'on m'a prêté l'héritage, en attendant que je le repasse à mon premier-né? Pas plus qu'on ne me prête pour faire joujou l'Eckmühl, de quatre heures à huit heures, en attendant de le repasser à l'officier du quart suivant!... Il y a la route à suivre, la vitesse à garder, le cahier de service à consulter.... Il y a la consigne! Pour le duc de La Masque et L'Estissac, la consigne est de se marier sans mésalliance, et de transmettre aux descendants, intacte et accrue, toute la puissance constituée par les deux duchés.—Pourquoi faire, cette puissance, en fin de compte? Je n'en sais rien. Qu'importe? C'est une force que je dois conserver, un poids qui pèse dans je ne sais quel plateau de la grande balance universelle.—Si, par ma faute, l'équilibre, un beau jour, allait se rompre, hein, mon vieux? qu'est-ce que le Grand Balancier lui dirait, au duc Hugues, cinquième du nom, votre serviteur et copain? Mieux vaut n'y pas penser. Mieux vaut, comme disent nos amis, les hommes d'Asie, ne pas lancer de Karma par le monde. La pierre une fois dans la mare, qui sait où iront les rides concentriques? Vous, Rabœuf, votre pierre est moins lourde, vous pouvez la jeter où il vous plaît. Ma pierre, à moi, est un pavé. Et c'est à mon cou que je la sens pendue.
Ils foulaient maintenant l'herbe rase d'une sorte de place où gisaient éparses des ferrailles bizarres. Au passage, L'Estissac, du bout de sa canne, frappa une chaudière rouillée qui rendit un son triste.
—Ma pierre, à moi,—dit Rabœuf,—est trop légère. Une éponge! je ne la sens pas. C'est pis que d'en être fatigué. Vous, mon vieux, vous vous plaignez de n'être pas libre? Je me plains, moi, d'être hors la loi. Votre consigne? je voudrais qu'on me l'eût imposée! C'est vers le bonheur qu'elle vous guide. Vous marier,—vous marier sans mésalliance, c'est-à-dire épouser une femme de votre rang, de votre esprit, de votre culture, avec qui l'entente sera prompte et douce, même hors de l'amour,—et faire à cette femme des enfants? quoi de mieux au monde? quelle vie plus logique? et quelle immortalité plus réelle, que de léguer son âme aux êtres nés de soi? Comparez ce sort-là, réglé, discipliné, harmonieux, au sort qui m'est fait: Moi, paysan, fils de paysan, le hasard m'a poussé hors du sillon natal. J'ai cessé de tenir au lieu d'où je venais, et je n'ai pas trouvé un autre lieu pour m'accrocher. En sorte que me voilà condamné à l'exil perpétuel et au perpétuel voyage, comme l'unique aïeul que je me reconnaisse, Ashavérus! Je ne me marierai pas, ni raisonnablement comme vous ferez, vous, ni d'aucune autre manière: les femmes dont je voudrais ne voudraient pas de moi, et celles qui m'accepteraient, c'est moi qui ne me contenterais pas d'elles. La faute en est à vous, L'Estissac, à vous et aux camarades de votre caste: vous m'avez fait trop large place à côté de vous. A force de vous regarder vivre, j'ai fini par vivre comme vous, d'une vie pareille. L'homme que je suis ne diffère plus beaucoup de l'homme que vous êtes. Alors? quelle solution? Une paysanne—la paysanne que m'eût choisie ma mère—n'est plus mon fait, n'est-ce pas? Une bourgeoise—de la petite bourgeoisie à laquelle mes galons pourraient prétendre—ne l'est pas davantage: me voyez-vous mari d'une honnête provinciale qui communie tous les dimanches et prend un bain de propreté tous les samedis? Vous le sentez bien que c'est impossible,—que tout est impossible. A moi Rabœuf, humble morticole, presque vieux, presque laid, presque pauvre, il faudrait une femme presque sœur de la femme que vous aurez, vous, Hugues de Guibre, quinze fois millionnaire et deux fois duc!—Non, mon vieux, il n'y a pas de solution. Il n'y a pas de mariage pour moi. Il y a les départs, les campagnes lointaines, les croiseurs errant de Sainte-Hélène à l'île de Pâques, et, dans l'intervalle du congé obligatoire, l'illusion d'une villa Chichourle et l'illusion d'une Célia. L'Estissac, mon cher vieux! ne m'enviez pas ces illusions-là!...
Ils marchaient toujours, mais d'un pas ralenti. Maintenant ils traversaient une manière de carrefour, très vaste, où convergeait, dans le plus étrange désordre, un véritable faisceau de voies ferrées, dont les rails, luisants sous la lune, rayonnaient dans toutes les directions. Et de longues rames de wagons gisaient inertes sur ces rails. Le caillou du ballast s'éboulait parfois sous les pieds.
Tout d'un coup, au bout de ce carrefour, une silhouette énorme émergea de la nuit,—la silhouette de l'Eckmühl échoué dans son bassin de radoub.—Le cuirassé, peint en gris azuré, se dessinait couleur de brume sur la brume bleuâtre de l'horizon. Et le prodigieux échafaudage de sa coque et de ses superstructeurs, de ses spardecks et de ses passerelles, de ses tourelles et de ses canons, de ses bossoirs, de ses manches à air, de ses cheminées, de ses hunes, de ses mâts, de son gréement, se mêlait à l'échafaudage moins fantastique des nuages du ciel que la brise nocturne effilochait alentour. C'était comme un palais magique, comme un burg de fées dont les donjons et dont les flèches semblaient crever le firmament et, de leurs pointes aiguës, déchirer l'étoffe pluvieuse derrière laquelle se cachent les étoiles.—Rabœuf et L'Estissac, ensemble, firent halte, et regardèrent, muets.
Puis Rabœuf tendit la main vers l'extraordinaire architecture, et murmura, si bas que L'Estissac entendit à peine:
—Bah! vivre là-dedans, même seul, même éternellement seul, c'est déjà quelque chose! Ne geignons pas!...
Et doucement, L'Estissac prit dans sa large main l'épaule de son compagnon.
—Mon vieux! voilà la parole sage!—Se marier? à quoi bon? Le bonheur est-il là? vivre à deux quand on ne s'aime pas?... ou quand on ne s'aime plus?... Car nous sommes de pauvres gens, et le feu le plus clair ne brûle pas longtemps dans un cœur d'homme ou de femme.... Le dieu Eros fut miséricordieux, quand il coucha, tout de suite, sous la même pierre, Juliette et Roméo, dès leur premier baiser!... Vivre à deux, quand on ne s'aime pas, vivre toute sa vie? Mieux vaut vivre seul, éternellement seul,—même ailleurs que là-dedans!...
Rabœuf, pensif, avança d'un pied:
—Peut-être!—dit-il d'un ton las.—Peut-être! Et pourtant, je m'assieds chaque soir, comme vous dites, dans le fauteuil seigneurial de la villa Chichourle, et je m'y repose longtemps ... moins longtemps que je ne voudrais....
—Moins longtemps? pourquoi?
—Parce que le jour viendra, pour cette petite fille qui ne m'aime pas, qui ne peut pas m'aimer, d'oublier la reconnaissance qu'elle se figure me devoir.... Et ce jour-là....
L'Estissac secouait vivement la tête de droite à gauche:
—Non, mon vieux! Meilleur que vous ne pensez, le cœur de cette petite!... Elle se souviendra!...
Rabœuf regardait vers la terre:
—Elle se souviendra ... je veux bien.... N'empêche que, sur sa route, un Peyras repassera tôt ou tard.... Et pour qu'elle résiste alors à l'envie de le suivre une fois de plus....
Il se tut. Immobile, et les yeux toujours baissés, il continuait de regarder vers la terre. L'Estissac, muet aussi, regardait pareillement.
—Adieu!—dit Rabœuf tout à coup.
Il avait saisi la main de l'Estissac et la pressait:
—Adieu, bonsoir! Vous voici chez vous et je n'ai que le temps, moi, de marcher vite, si je veux arriver à l'ambulance avant minuit.... Bonne ronde, mon vieux, et puis, dormez et ne rêvez pas!...
Sans répondre, le duc rendit la poignée de main, affectueuse et longue. Et il écouta s'éloigner dans la nuit le pas pesant du médecin;—il écouta longtemps, jusqu'à ce que le silence eût recommencé de régner, absolu et quasi surnaturel, dans tout l'arsenal endormi, autour du cuirassé dont la silhouette brumeuse se mêlait toujours aux nuages effilochés par la brise nocturne....
CHAPITRE XIX
QUI FINIT PAR OÙ D'AUTRES COMMENCÈRENT
Encore humide du tub de minuit, et frissonnante, Célia, le peignoir serré autour du corps, se hâta d'achever sa toilette de lit: cheveux défaits et rattachés lâches, crayon aux sourcils, raisin aux lèvres, poudre aux épaules, nuage de parfum. Après quoi, le peignoir rejeté, la chemise passée, elle bondit comme une chèvre du cabinet dans la chambre, et se coula dans les draps ouverts, si vite qu'elle y fut avant que la porte, tirée derrière elle, eût claqué. Alors seulement, couchée, elle s'aperçut que Rabœuf, dérogeant à tous les us conjugaux, n'avait point attendu dans le fauteuil rituel le bon plaisir de sa maîtresse: la chambre était vide et l'amant sorti.
Le cas était unique. D'étonnement, Célia faillit se relever. Les coudes en arrière et le buste hors du lit, elle appela, criant:
—Où êtes-vous donc?
La réponse vint de la terrasse:
—Ici, dehors. Je prends l'air.
Célia, écoutant, perçut le bruit des pas sur le carrelage de briques. Rabœuf marchait de long en large, peut-être un peu nerveusement.
—Mais vous allez attraper froid!
—Non. J'achève ma cigarrette et je reviens dans l'instant. La fumée vous empesterait, ma chère. Excusez-moi, je suis à vous....
Ce n'était pas un jeudi: les deux amants avaient passé toute leur soirée tête à tête. Ils n'étaient pas sortis, même pour dîner: Rabœuf, quinze jours plus tôt, avait insisté pour qu'on prît une cuisinière à demeure; et l'on faisait maintenant maison tout à fait bourgeoise, sans plus jamais courir les cabarets; ce dont Célia s'accommodait le mieux du monde. On poussait même les choses si loin qu'on avait négligé trois semaines de suite d'aller aux vendredis du Casino.—Et c'était la jeune Favouille, femme de chambre de plus en plus raffinée, qui avait obtenu d'y aller ces trois fois-là, à la place de «madame»....
—Me voici,—fit Rabœuf, rentrant.
Il jeta son chapeau sur le fauteuil, et, approchant une chaise, vint s'asseoir au chevet du lit.
—Avez-vous sommeil, chérie?
—Un peu, oui....
—Rien qu'un peu?... Alors, dites? ça vous ennuierait-il beaucoup qu'avant de faire dodo, nous deux, on commence par causer dix petites minutes?... par causer, comme nous voilà, en gens sérieux, de choses sérieuses?...
Elle ouvrit larges ses yeux noirs:
—De choses sérieuses?
—Oui....
Il était tout près d'elle. Un bras nu de Célia s'allongeait hors des draps, à découvert. L'amant prit ce bras, en caressa la peau souple, et en baisa lentement le poignet veiné.
—Eh bien, qu'en pensez-vous? On cause?
—Mais certainement!...
Curieuse et très réveillée maintenant, elle nicha confortablement sa nuque au creux de l'oreiller, et, s'emparant à son tour de la main qui l'avait caressée, elle ne la lâcha pas, la serrant fort, d'une bonne étreinte amicale.
Et Rabœuf commença, sans plus de préambule:
—Petite amie, vous n'avez sûrement pas lu les journaux de ce soir?... Non.... Tant mieux: parce que je préfère vous dire moi-même, et comme ceci ... en vous embrassant ... la mauvaise nouvelle.... Il y a, dans les journaux de ce soir, ma désignation,—ma désignation que j'attendais, vous le savez, à peu près pour cette semaine:—Rabœuf, médecin de première classe: flottille de la baie d'Halong;—ralliera le Tonkinpar paquebot;—départ de Marseille le 23 mai.—Le 23 mai ... dans trente-deux jours....
Autour de ses doigts prisonniers, Rabœuf sentit les doigts de sa maîtresse crispés tout d'un coup,—le temps d'un clin d'œil: l'étreinte, l'instant d'après, se relâcha. Et Rabœuf, abaissant son regard, vit le bras nu qui de nouveau gisait, inerte et comme pensif. Il était très beau, ce bras nu,—d'un noble dessin, robuste et net;—et la main n'était pas laide non plus, un peu grande, un peu forte; mais si délicatement soignée, polie, adoucie, et devenue si blanche et si douce, qu'elle en paraissait petite et fine, et faite uniquement pour être baisée.
—Oui,—redit Rabœuf.—Dans trente-deux jours, la liberté pour vous, petite amie....
Au creux de l'oreiller, la nuque encadrée de cheveux bruns tressaillit, et, sur les yeux noirs, les paupières battirent avec vivacité, comme pour un reproche. Mais Célia ne parla point.
Rabœuf, maintenant, exposait la situation:
—Moi, c'est très simple, et d'ailleurs sans nulle importance. Dans trente-deux jours, je vous dirai adieu, comme Riveral fit, il y a six mois.... Et mon paquebot, celui de Riveral, peut-être, m'emportera vers le pays où Riveral rêve sans doute à vous, et où j'y rêverai avec lui.... Vous, c'est plus intéressant. Vous resterez à Toulon, n'est-ce pas? Je crois que Toulon est encore la seule ville où vous puissiez vivre, sinon heureuse, du moins contente.... Vous resterez donc à Toulon ... ici, j'imagine?... villa Chichourle?... j'aimerais, quand je serai loin, vous savoir dans cette maison où vous m'avez permis d'habiter avec vous.... Cela m'aiderait à vous mieux revoir dans mes songeries ... dans mes songeries de vieil homme errant, infiniment reconnaissant à la gracieuse fillette que vous êtes, qui aura daigné, dix longues semaines, prêter au susdit vieil homme votre jeunesse, votre beauté, votre bonne grâce, et le sourire de cette bouche, et la douceur de ces yeux, et même, parfois, le frisson, peut-être sincère, de tout ce corps que j'aime....
Il s'était interrompu. Elle vit qu'il tremblait un peu. Et, à son tour, elle sentit une émotion brusque la prendre à la gorge. C'était comme deux pouces lentement enfoncés dans la chair de son cou, au-dessous du larynx. Elle dut faire un effort pour tousser. Et, ensuite, sa voix fut rauqe:
—Vous êtes gentil,—dit-elle simplement;—très gentil....
Puis, après un silence, elle questionna, avec un intérêt qui n'était pas de politesse:
—Cette baie d'Halong où vous allez ... comment est-ce?
Il expliqua:
—C'est très loin ... au plus profond du golfe du Tonkin ... lequel golfe est tout au bout de l'Indo-Chine....
—Ça, je sais....
Il posa un coude sur le lit, et son menton sur son poing:
—C'est juste!... vous êtes savante....
Elle essaya de rire:
—Ne vous moquez pas de moi!...
Mais il était sérieux:
—Je ne me moque pas. Vous êtes savante, non seulement pour une femme de votre milieu, mais pour une femme de n'importe quel milieu.... Oui: à vivre près de vous, on apprend des choses. J'en ai appris, moi, tout vieux que je suis. Et l'homme qui aurait la chance de vous avoir pour camarade moins ... moins temporaire ... pour ... pour compagne ... trouverait en vous une utile, une précieuse petite alliée....
Elle rougit, confuse, avec une joie singulière au fond d'elle. Ce compliment-là lui avait été doux.
Elle interrompit pourtant:
—Vous disiez que la baie d'Halong?...
Il inclina la tête:
—C'est plutôt un archipel qu'une baie.... Figurez-vous deux ou trois milliers d'îlots, tous petits, abrupts, très hauts et très noirs ... et, entre ces îlots, une mer plate et glauque, une mer immobile et morte.... La grande terre est invisible derrière l'archipel. On y arrive après d'extravagants zigzags, après une navigation tâtonnante, où l'on croit jouer à cache-cache plutôt que faire route vers un but choisi.... Et alors, on découvre un village annamite, cent ou deux cents masures, avec, rangées le long d'une plage, dix ou quinze maisonnettes d'Européens. J'habiterai l'une de ces maisonnettes. Et j'y vivrai deux ans, à peu près seul, sans autres compagnons que les rares officiers de la flottille, lesquels pourront n'être pas de mes amis, et sans autres distractions que celle, unique, de me promener dans le pays, médiocre d'ailleurs, et d'y chasser, si par extraordinaire le cœur m'en dit....
Il regardait toujours la main blanche, aux ongles scintillants, abandonnée sur la courte-pointe. Il acheva:
—Vous le voyez, le temps ni le loisir ne me manqueront, pour me souvenir de Célia, et la regretter....
La main blanche se souleva de la courte-pointe, hésita un moment, puis retomba. Et Célia murmura, avec une émotion qui, vraiment, n'avait pas l'air feinte:
—Vous serez triste là-bas....
—Peuh! autant que partout ailleurs; pas davantage.
Il répéta:
—Autant que partout ailleurs ... sauf ici, petite fille!...
Elle sourit, touchée encore. Et elle tourna un peu la tête pour lui faire bien face. Puis, de nouveau, elle dit:
—Vous êtes gentil!...
Et il répliqua:
—Non. Je ne suis pas gentil. Je dis la vérité, voilà tout....
Il reprit, après avoir songé:
—Donc?... Vous resterez ici, villa Chichourle?... Oh! vous êtes bien entendu tout à fait libre.... Et vos projets ne me regardent en rien.... Mais, si je suis indiscret, c'est seulement pour tâcher de vous être, tant bien que mal, utile.... Avant de partir, je voudrais organiser à peu près votre vie ... et vous laisser à l'abri, pour quelque temps, des petits ennuis, des petits soucis, des petites nécessités odieuses.... Je voudrais que notre vieil ami Céladon ne risquât plus de remettre ses pieds toujours boueux dans ce logis propret, dont j'emporte, grâce à vous, un si bon, si bon souvenir....
Sur les yeux noirs, les paupières violettes battirent encore très vivement. Et la voix de Célia redevint rauque, comme si les deux pouces invisibles avaient de nouveau pressé sa gorge:
—Oh! mon ami!... Vous avez déjà tant fait pour moi ... tellement trop!...
Elle avait rejeté ses deux coudes en arrière, et se redressait. Il ouvrait la bouche pour répondre, elle l'arrêta vivement:
—Non! écoutez-moi ... Je ne vous ai jamais dit ma pensée ... parce que c'était inutile ... parce que je me figurais que vous la deviniez ... et aussi parce que je n'osais pas.... Mais, ce soir, vous me dites, vous, des paroles si bonnes!... D'abord, je ne vous ai jamais demandé pardon, mon ami ... oui, pardon!... pour l'affaire de ... de ce petit.... Je vous en prie! laissez-moi finir maintenant ... ou je ne saurai plus ... et il faut que vous sachiez:—Si je suis partie ce soir-là, c'est que j'étais un peu folle ... j'avais eu tant de chagrin, quand lui, autrefois, était parti!... et je n'ai pas songé du tout que vous, vous auriez du chagrin aussi, à cause de mon départ.... Alors, n'est-ce pas? vous comprenez? je n'a jamais voulu vous faire de la peine!... Et quand j'ai su que vous étiez malheureux, je suis revenue. Maintenant, il y a encore ceci, qu'il faut que vous sachiez: que je vous ai toujours aimé de tout mon cœur! que je vous aime très, très, très affectueusement ... comme je n'ai jamais aimé personne!... personne: ni mes parents, ni aucun ami, ni aucune amie!... Voilà! Et c'est pourquoi je vous demande sérieusement de ne pas faire pour moi de nouvelles choses ... de ne pas me donner d'argent, ni de bijoux, ni rien ... de ne pas m'ouvrir de crédit, de ne pas payer la villa d'avance.... Voyez-vous, ce n'est pas pour gagner rien de tout cela que je suis restée avec vous ... et que j'y resterais encore, tant que vous auriez envie de Célia ... non! c'est parce que je vous aimais, c'est parce que je vous aime, comme je viens de vous dire, de tout mon cœur! Et si vous me faisiez maintenant de beaux cadeaux ... maintenant qu'en somme, et grâce à vous, je n'ai plus besoin de rien, d'ici à plusieurs mois ... eh bien, j'aurais honte, et j'aurais mal!...
Elle se tut et respira fort, comme si le souffle avait manqué à ses poumons. Lui, très pâle tout d'un coup, s'était levé. Et de sa main gauche, il soutenait sa nuque, comme s'il eût été pris d'un vertige soudain.
—Célia!—dit-il d'une voix très sourde.—Célia!...
Le souffle lui manquait aussi. Il parla néanmoins, et elle eut la sensation singulière d'entendre des mots qui ne sortaient pas d'une gorge, ni d'une poitrine, mais d'un cœur,—tellement les sons étaient profonds et haletants:
—Célia ... est-ce vrai!... bien vrai?... que vous resteriez avec moi davantage?... longtemps?... tant que je voudrais?... Est-ce vrai, bien vrai que ... que vous m'aimez?...
Elle ne répondit pas des lèvres. Mais sa tête et ses yeux, lentement, gravement, énergiquement, affirmèrent le «oui» qu'il implorait.
Il insista pourtant, plus calme cette fois:
—Ma petite fille!... c'est une question sérieuse que je vous pose là.... Et j'ai besoin que vous me répondiez sans mensonge.... Je ne veux pas que vous ayez pitié de votre vieil amoureux.... Je veux que vous lui disiez la vérité, la vraie vérité.... M'aimez-vous?... pas d'amour, bien entendu!... mais d'amitié?... Et,—songez-y bien! réfléchissez! tâtez-vous le cœur!—accepteriez-vous de continuer notre vie commune? de la continuer plusieurs mois? plusieurs années peut-être?... Doucement! doucement!... Ne vous trompez pas!...
Elle avait déjà répété le signe affirmatif, de toute sa tête franchement inclinée.
—Célia!... Célia!... Je vous en supplie!... n'allez pas trop vite!... Fermez les yeux!... pensez à tout cela, sans hâte! Et écoutez, écoutez encore: là-bas, où je vais, sur cette plage de la baie d'Halong, dans cette maisonnette que j'habiterai, la place ne manquerait pas pour une petite fée bienfaisante. Et si j'étais sûr que la petite fée n'eût pas trop tôt fait de regretter la France, de regretter Toulon, de regretter tout ce qu'on laisse à Toulon, amis et amies, plaisirs, fête, casinos, villa Chichourle, et, par-dessus tout, la liberté ... oui, Célia chérie, si je savais cela, si j'en étais sûr....
Elle se redressait davantage sur les reins et sur les coudes, comme pour aller au-devant des mots qu'elle guettait.
Et, impatiente, anxieuse, elle coupa la phrase:
—Vous m'emmèneriez? Vrai?...
A son tour, il inclina la tête. Puis, reculant d'un pas comme pour éviter la tentation des belles lèvres fardées qui s'offraient à lui, joyeuses et complaisantes:
—Oui,—dit-il,—je vous emmènerais. Mais je viens de vous expliquer: il faudrait que je sois sûr ... tout à fait sûr ... de....
Elle coupa la phrase encore, impétueusement:
—Oh! oui! oui! oui! emmenez-moi!... J'en ai tant envie, si vous saviez!... et depuis si longtemps!... tant envie de partir, de changer, de ne plus recommencer toujours les mêmes choses, les mêmes sales choses!... de ne plus courir après les amants!... de ne plus revoir la vieille Elvire, la mère Agassen, Céladon, les autres!... de ne plus me cogner le cœur aux gens qui m'ont fait pleurer!... et de vivre un peu tranquille, et d'oublier, et de me reposer!... n'importe où ... où vous voudrez, où vous m'emmènerez....
Il recula encore:
—Célia!... pas trop vite ... réfléchissez encore ... là-bas, où je vous emmènerai, j'y serai, moi! et c'est avec moi qu'il faudra vous reposer ... vous reposer longtemps!... Comptez, Célia! Cela dure deux ans, une campagne lointaine ... deux ans,—vingt-quatre mois,—cent quatre semaines!... Croyez-vous que vous pourrez? croyez-vous que vous n'en aurez pas, très vite, par-dessus la tête?... Croyez-vous que....
Mais elle cria:
—Non! non!
Elle était à demi levée, les draps rejetés, une épaule nue, un sein hors de la chemise. Elle ne s'en apercevait pas. Elle agitait une main ardente:
—Non! jamais! n'ayez pas peur! Oh! je sais pourquoi vous avez peur: c'est à cause de l'affaire ... de l'affaire du petit. Mais je vous ai expliqué! Et comprenez, comprenez donc! si je me suis sauvée ce soir-là, c'est parce que j'ai cru qu'il m'aimait, lui, Peyras ... qu'il m'aimait comme je l'aimais.... Voilà pourquoi je suis devenue folle.... Le bonheur, le grand bonheur! j'ai cru qu'il était là, dans mes mains!... le grand bonheur, celui que j'avais rêvé depuis toujours, celui dont l'espoir me faisait sangloter, quand j'étais jeune fille, chaque fois que j'écoutais les pas de mon fiancé, dans le grand parc, parmi les feuilles mortes.... J'ai écouté encore, j'ai cru entendre.... Ho! non! ce n'est pas vrai! ne faites pas attention!... Tout ça ne veut rien dire, rien.... Mais je vois que vous comprenez.... A présent, c'est fini. J'ai compris, moi aussi. J'ai compris qu'il n'existe pas, le grand bonheur. Et je suis contente de trouver l'autre, le bonheur possible, le bonheur qui existe, le bonheur que vous m'avez donné ici, vous, mon ami, mon ami que j'aime de tout mon cœur!... Oui, j'en suis contente. Et n'ayez pas peur que je regrette.... Je ne regretterai pas, je ne regretterai rien,—jamais!—Ce n'est pas deux ans que je voudrais vivre dans votre maison: c'est dix ans, c'est quinze ans, c'est autant d'années que vous me permettriez ... parce que je vous connais maintenant, et je sais combien elle est douce la vie que vous voulez me faire! N'ayez pas peur!... Emmenez-moi!...
Il avait croisé ses bras sur sa poitrine. Et le sang ne revenait pas à ses joues toujours pâles.
—Célia!—dit-il, si bas que, cette fois, elle entendit à peine:—Célia, réellement? vous le voudriez, vivre dans ma maison ... dix ans? quinze ans? plus?...
Elle cria:
—Oui!
Et, alors, sa voix, à lui, résonna tout à coup très nette et très calme, précise, froide, résolue:
—Célia, alors, il y a un moyen très simple.... Célia, voulez-vous me faire l'honneur de devenir ma femme?
Elle était presque hors du lit, et demi-nue. Elle retomba d'un seul coup, comme frappée par une balle, et, d'un geste d'agonisante, ramena sur sa poitrine le drap, comme pour se cacher et s'ensevelir. Ses lèvres serrées ne s'ouvraient pas. Ses yeux démesurément ouverts, tournoyaient lentement dans leurs orbites immobiles.
Il ne bougea pas, et répéta, exactement de la même voix:
—Voulez-vous me faire l'honneur de m'accepter pour mari?
Il la regardait de toute la force aiguë de ses petits yeux gris, qui ne clignaient pas. Une minute tout entière, elle subit le regard de ces yeux-là, sans s'y dérober. Puis elle ferma ses yeux à elle, et, secouant, la tête à trois reprises, elle fit «non» courageusement.
Mais les petits yeux gris, maintenant, voyaient clairs. Un quart d'heure plus tôt, Rabœuf, persuadé qu'on ne l'aimait pas, qu'on ne l'aimait d'aucune manière, se fut tout de suite courbé sous le refus. Maintenant, il savait; il ne doutait plus, il était fort. Il marcha vers le lit. Il prit à deux mains la tête enfoncée dans, l'oreiller, il sentit sous ses doigts les tempes chaudes qui battaient une fièvre violente. Et très, très tendrement, il interrogea; si tendrement qu'on n'eut point l'énergie de ne pas lui répondre.
—Petite Célia, pourquoi ne voulez-vous pas? pourquoi? Tout à l'heure, vous m'avez affirmé que la vie à nous deux ne vous effrayait pas ... que vous n'en aviez ni dégoût, ni horreur.... La vie à nous deux pourtant, cela ressemble au mariage.... Eh bien, pourquoi le mariage, maintenant, vous effraie-t-il?... Dites?... C'est un dégoût?... non ... une horreur?... non plus ... alors quoi? un scrupule?... ah!...
Entre ses paumes attentives, il avait deviné le tressaillement des joues qui brûlaient.
—Un scrupule!... Oui, je m'en doutais.... O cher, cher, cher petit cœur honnête!... C'est vous, vous, qui vous faites un scrupule de m'épouser, moi! Vous avez vingt-quatre ans; quand vous passez dans la rue, les hommes se retournent; vous jouez au piano du Beethoven et du Bach; et vous savez ce qu'est la baie d'Halong.... Et c'est moi, le vieux paysan mal dégrossi, moi le morticole à matelots, sans avenir et sans fortune, c'est moi, qui, vous épousant, ferait le mauvais marché! Chérie, pensez une minute à cela, une seule minute ... et puis éclatez de rire! Ma jolie fiancée, je vous promets de n'être pas un tyran; je vous promets de ne jamais user des droits odieux et imbéciles que la loi prétend donner aux maris sur les femmes; je vous promets de respecter absolument, et jusqu'au dernier jour, votre indépendance, votre dignité, votre fantaisie. Ce n'est pas pour vous lier que je vous demande de me tendre la main: c'est pour que vous ayez une autre main, plus robuste, où appuyer la vôtre; c'est pour que les mauvaises gens, dont il ne manque pas, et qui molestent si volontiers une Célia sans défense, saluent désormais une Célia que je défendrai.... Mais point d'autre raison, mademoiselle! point d'arrière-pensée, point de calcul machiavélique dans cette caboche qui vous aime, et qui saura faire en sorte que jamais vous n'ayez à souffrir de cet amour. Non! et c'est à mon tour de vous le dire: n'ayez pas peur! Ne regardez pas dans l'avenir avec des yeux inquiets! Ne tâtez pas votre cœur, et ne tremblez pas, parce qu'il bat fort! Je sais qu'à vingt-quatre ans les plus sages petites filles ne peuvent pas loyalement jurer qu'elles seront sages toute leur vie. Mais vous savez pareillement que le plus solide des vieux messieurs ne peut pas s'engager non plus à n'attraper jamais la typhoïde.... Et on n'est pas plus responsable de cela que de ceci.... Nous n'échangerons donc pas de serments inutiles.... Et il n'y aura rien de changé dans nos conventions actuelles ... et rien non plus de changé dans cette vie qui vous plaît, sauf qu'elle comportera légalement un peu plus de sécurité pour vous, ma compagne légale....
Elle avait rouvert les yeux; et Rabœuf apercevait deux grosses larmes pures, suspendues à la frange des cils. Entre les mains qui la tenaient toujours, la tête prisonnière ne remuait pas, n'osant plus résister, ne voulant pas céder encore....
Et Rabœuf, alors, sourit, non sans quelque mélancolie:
—Ma compagne légale, oui.... Et ce n'est certes pas un titre qui ait de quoi vous éblouir beaucoup!... Mon nom que je vous offre? Mince cadeau! Croyez-vous que beaucoup de jeunes filles daigneraient l'accepter? Tenez! l'autre semaine, j'en causais avec L'Estissac; et toute son amitié pour moi ne l'aveuglait pas au point de me trouver mariable. Un gars de mon espèce, de mon âge et de ma tournure? il faut être indulgent autant que vous pour ne pas lui rire au nez!...
Le sourire peu à peu se changeait en une moue de tristesse.
—Petite Célia, petite Célia!... Savez-vous au juste ce que nous sommes, vous et moi? Deux parias! La vie sociale, impitoyable, nous a l'un et l'autre rejetés hors de toutes ses castes. J'ignore d'où vous venez; mais, princesse ou bergère autrefois, vous n'êtes aujourd'hui plus rien, de par les préjugés tout puissants: car une courtisane, même bonne, belle, honnête et noble comme vous, cela ne compte pas, cela n'existe pas, sauf pour les rares, rares cervelles égarées dans le milliard de brutes qui peuple la terre.—Et voilà pour vous. Voici maintenant pour moi: une mauvaise fée que j'eus sans doute pour marraine, m'a donné sournoisement tous les goûts, toutes les aspirations, toutes les délicatesses que ses sœurs bienfaisantes ont coutume de donner aux seuls fils de rois. Or, je suis un fort pauvre bougre, de quelque côté qu'on veuille bien me considérer. Le monde s'est en conséquence accommodé de moi très mal,—aussi mal que je me suis accommodé de lui! Je n'ai trouvé grâce, tout comme vous-même, qu'auprès des rares, rares cervelles dont je vous parlais tantôt. Et je suis paria, comme vous êtes paria. Donnons-nous la main, petite amie!...
Il s'était penché, et, sur le front moite, il appuyait un grand baiser tendre. A la fin, se relevant:
—Il se fait tard,—dit-il.—Et je veux que vous vous reposiez.... Demain nous recauserons de tout cela.... En attendant, bonsoir, petite fiancée mignonne!... Et faites vite dodo.... Au fait, vous voilà bien bouleversée.... Voyons, franchement: préférez-vous que je dorme cette nuit sur le divan du salon, ou cela vous est-il vraiment égal de me faire une place dans votre grand lit?...
CHAPITRE XX
IMMORALITÉ
La rue toulonnaise était tout obscure et déserte. Aux tas d'ordures des deux ruisseaux, les chats et les rats soupaient par petites tables fraternelles.
Dans le silence léthargique qui pesait sur la ville, un pas résonna, lointain. Au bout de la rue, une silhouette brune émergea de l'ombre, et fut visible dans la flaque lumineuse répandue au pied d'un réverbère. Le pas se rapprochait, martelant le gros pavé. Un second réverbère éclaira la haute stature, les épaules larges et la barbe assyrienne d'Hugues de Guibre, duc de la Masque et L'Estissac....
La maison de Mandarine, noire du seuil au toit, montrait sa porte étroite entre ses fenêtres à grilles. Le duc s'arrêta devant le volet rituel, et, le bras passé entre deux barreaux, frappa d'un doigt. Et l'huis s'ouvrit beaucoup plus promptement qu'il n'était d'usage. Sans doute la venue du visiteur était-elle guettée.
La minute d'après, au seuil de la fumerie,—pleine, comme d'habitude, de gens qui ne fumaient point,—L'Estissac, rejetant sa pèlerine flottante, apparaissait scintillant d'or dans sa grande tenue de cérémonie: redingote galonnée, épaulettes, sabre, et longue brochette de croix barrant toute la poitrine. Du creux des nattes, une voix,—la voix rauque et douce de Mandarine,—admira:
—Dieux! que vous êtes beau!
—Dame!—fit le duc, imperturbable,—naturellement!...
Le kimono de soie brodée se souleva, et la petite lampe à verre renflé y sema des reflets chatoyants:
—Alors?... c'est fait, tout de bon?... célébré?... et vous arrivez de là-bas?...
—Oui.
Cette fois, des quatre coins de la fumerie, douze questions posées ensemble, se confondirent:
—C'était beau? ça s'est bien passé? Racontez-nous! donnez-nous des détails! tous les détails!...
L'Estissac salua à la ronde. Puis, moins pressé que son auditoire:
—Procédons par ordre! La princesse de céans permettra-t-elle que j'endosse un kimono, plus confortable que cette noble défroque?
Mandarine étendit comme un sceptre la pipe d'où sortait encore un filet de fumée:
—Lohéac! s'il vous plaît!... voulez-vous conduire L'Estissac dans ma chambre, et lui donner....
—Tiens?—fit le duc.—Saint-Elme manque à l'appel, ce soir?
Saint-Elme répondit lui-même;—la lampe à verre renflé changeait tout juste l'ombre en pénombre:
—Je ne manque pas, cher ami. Mais je n'ai plus l'honneur d'être cavalier servant, ici....
—Et j'ai l'honneur de l'être devenu, cher ami,—acheva Lohéac de Villaine.
Ils avaient ri tous deux, l'amant d'hier et l'amant d'aujourd'hui. La très indépendante Mandarine changeait assez souvent de compagnon pour que nul amour-propre ne pût se froisser d'une disgrâce d'avance prévue. Et la tradition exigeait impérieusement que tout ancien amant restât bon camarade.
Mais L'Estissac, soudain pensif, se souvint d'un temps où Lohéac de Villaine, clown de cirque ou portefaix sur les gladiateurs du Rhône, ne riait pas,—ne riait jamais.—Lui, L'Estissac, en ce temps-là, avait désespéré de jamais découvrir un remède à l'incurable ennui qui rongeait cet homme.—Ce remède, Mandarine, fille de Ninon de Lenclos, l'avait-elle trouvé?...
Vêtu d'étoffe ample, selon l'ordonnance du lieu, et, confortablement allongé parmi l'assistance nombreuse, un coussin de paille de riz sous son coude, L'Estissac commençait le récit tant réclamé:
—Or donc, ce jourd'hui, 21 mai 1909, Leurs Excellences MM. Marius Agantanière, conseiller municipal, conseiller général, adjoint au maire de cette ville, et l'abbé Santoni, premier vicaire à l'église Saint-Flavien du Mourillon, ont célébré, chacun en ce qui le concerne, le mariage légitime du docteur Rabœuf, notre ami, et de mademoiselle Célia, notre amie.—Moi, L'Estissac, eus l'honneur d'être témoin officiel de l'une et de l'autre cérémonie, la civile et la religieuse. Et je puis me porter garant de l'exacte légalité et de l'irréprochable correction qui furent observées dans celle ci comme dans celle-là.—Célia, ce soir, s'appelle madame Joseph Rabœuf.
—Au fait,—interrompit quelqu'un,—comment s'appelait-elle ce matin?
L'Estissac haussa une épaule:
—Elle s'appelait mademoiselle Alice Dax, ce qui d'ailleurs ne présente aucun intérêt, sauf pour elle.
Elle n'avait pas de parents?
—J'ai lieu de croire que si: on est toujours la fille de quelqu'un, c'est Brid'oison qui l'a dit. Mais ses parents n'ont en l'occurrence pas donné signe de vie, sauf pour fournir à qui de droit les actes de consentement obligatoires.
—Maintenant, racontez!... Il y avait beaucoup de monde?...
—Il y avait les deux fiancés et les quatre témoins. Point davantage. Ni Célia, ni Rabœuf n'avaient jugé le moins du monde utile d'informer leurs relations innombrables qu'à partir de ce jour ils dormiraient ensemble légitimement. Je crois bien que la princesse de céans fut seule, avec notre amie la marquise Dorée, à recevoir un mot....
—Un mot qui nous invitait très gentiment toutes deux. Mais, bien entendu, nous avons décliné l'invitation.
L'Estissac regarda Mandarine:
—Vous auriez très bien pu accepter, princesse. Je ne crois pas du tout que Célia désirât votre refus....
—Je suis sûre qu'elle ne le désirait pas. Mais tout de même, Dorée et moi avons été d'accord pour nous abstenir....
—D'accord absolument,—approuva la marquise.
Elle aussi était là, pelotonnée dans l'angle le plus éloigné de la lampe, et garant ainsi son gosier précieux du contact immédiat de la fumée qui enroue.
—On n'y voit goutte,—fit le duc en manière d'excuse.—Je ne me doutais pas que vous fussiez ici, marquise! Pardonnez si je ne bouscule pas tout le monde pour aller baiser vos bras....
Il se redressa et s'assit à la turque. Maintenant que ses yeux s'étaient accoutumés à la demi-obscurité, il comptait l'assistance. Outre Saint-Elme et Lohéac, deux anciens camarades entouraient la maîtresse de maison,—le lieutenant de vaisseau Malte-Croix et l'enseigne Port-Cros, celui-là même qui, jadis, était venu consulter la pauvre Jannik à cause d'un mariage.—Et deux fillettes leur faisaient vis-à-vis, de l'autre côté de la lampe Petite Horreur et Farigoulette. L'Estissac se haussant, en aperçut un peu plus loin une troisième, que Saint-Elme étreignait avec beaucoup d'intimité. Et L'Estissac, discret, ne regarda pas plus avant.
—Je disais donc,—répéta-t-il,—que Célia aurait à coup sûr embrassé de bon cœur aujourd'hui ses deux meilleures amies.
Ce fut Dorée qui répondit, du ton le plus diplomatique:
—Nous l'aurions embrassée de bien bon cœur aussi.... Mais, vous comprenez, L'Estissac, dans une affaire comme celle-ci, il y a le public à considérer. La femme du docteur Rabœuf n'est plus Célia.... Et c'est à nous de nous en rendre compte....
—Tôt ou tard,—compléta Mandarine,—ils reviendront ensemble à Toulon.... Et alors ce ne sera pas dans le demi-monde qu'il leur faudra, bon gré mal gré, vivre, les pauvres!...
Elle avait mis, sur le dernier mot, une pointe d'accent provençal, drôle et mélancolique.
Mais, impatiente d'autres détails, la jeune Farigoulette reprenait l'interrogatoire:
—Et après le mariage? Ils sont partis? en voyage de noces?
—En voyage de noces, oui, mon enfant. Vous n'ignorez sans doute pas que Rabœuf embarque après-demain, à Marseille, pour la station locale du Tonkin....
—Alors, ils s'en vont ensemble?
—Ensemble. Trente jours de paquebot d'abord. Et, ensuite, la lune de miel là-bas, dans la patrie des boys et des congaïs....
---Requiescant in pace!—prononça Lohéac de Villaine.
Pour la douzième fois, Mandarine avait aspiré, d'une interminable haleine, la fumée grise d'une énorme pipée, cuite artistement. Renversée sur le dos, la nuque au coussin de cuir gonflé, elle jugea tout à coup, au milieu d'un silence pensif:
—Voilà qui finit en somme très logiquement!
—Quoi?—questionna Lohéac.
—L'aventure de notre vie à chacun. Je ne pose pas pour la prophétesse. Mais j'ai toujours été persuadée que chaque chose arriverait comme elle vient d'arriver. Nous suivons notre chemin, sans dévier d'un pas.
L'Estissac avait souri.
—Expliquez, jeune philosophe?...
—Il n'y a rien à expliquer, c'est tout à fait évident. Par exemple: Lohéac et moi, nous voilà amants,—Lohéac qui n'a jamais pu vivre trois mois de suite à la même place, moi qui n'ai jamais pu dormir avec le même copain trois mois durant. Voyez comme ça s'arrange bien! On sera d'accord tout le temps, nous deux, même pour divorcer dans douze semaines....
—Dans douze semaines seulement,—fit Lohéac.
Par-dessus deux corps étendus, il allongea son propre corps, et vint effleurer de sa bouche la bouche de sa maîtresse. Un baiser chanta. Et, en écho, trois largeurs de poitrines plus loin, un autre baiser chanta pareillement, entre la bouche de Saint-Elme et la bouche de la fillette qu'il pressait entre ses bras.
—L'atmosphère est bien tendre, chez vous, princesse!—constata Malte-Croix, parlant pour la première fois.
Mandarine dégagea ses lèvres, juste le temps indispensable pour répliquer:
—Nous sommes quatre jeunes mariés, ici!... Pas notre faute!... C'est le mauvais exemple de Célia....
Et le dernier mot fut étouffé, parce que Lohéac impatient s'était de nouveau penché sur Mandarine.
—Quatre jeunes mariés?—interrogea L'Estissac.
Il regardait Port-Cros, l'enseigne, son plus proche voisin de natte. Et Port-Cros sourit:
—Je n'en suis pas, capitaine! Vous vous souvenez du conseil que m'avait donné notre chère petite Jannik, l'an passé.... Je ne l'ai pas suivi.... Pauvre mignonne.... Comme elle me gronderait sagement, si nous avions encore la joie de pouvoir être grondés par elle!... Mais non, je ne fais pas de figure d'époux, ce soir.... Petite Horreur n'a daigné m'accepter qu'à titre de camarade.... Les jeunes mariés sont le ménage Lohéac-Mandarine et le ménage Saint-Elme-Favouille....
—Favouille!
Favouille, à son tour, dégagea ses lèvres, comme avait fait Mandarine, et tint à prouver elle-même sa présence, et son nouvel état:
—Favouille, oui! ça ne peut pas vous étonner, voyons! Du moment que madame Célia n'était plus madame Célia, je ne pouvais pas rester sa femme de chambre! Nous avons ensemble monté en grade....
—Et puis,—plaida Saint-Elme, persuasif,—cette enfant a eu quatorze ans avant-hier!... Attendre plus longtemps, sous ce climat aux printemps excessifs, eût été bien immoral!...
Il attira en pleine lumière la tête rousse aux yeux rieurs:
—Dites qu'elle n'est pas jolie à point, d'ailleurs!... avec cet amour de nez, insolent comme une trompette en bataille!...
Mais la gosse, convaincue, secouait ses boucles:
—Trompette? c'est un chic de plus, d'abord!...
—Soyez tous heureux!—fit L'Estissac très gravement.
On ne s'embrassait plus, et, derechef, la fumerie avait recouvré son charme de paix et de silence. Mandarine fumait sa seizième pipée. Sous l'effort de la bouche aspirante et des poumons gonflés, les deux seins, de leurs pointes hardies, tendaient la soie brochée du kimono. Et la fumeuse, prolongeant sa volupté subtile, retenait longtemps la fumée grise, avant d'en rejeter, par l'arc entr'ouvert des lèvres, un mince filet parfumé.
—Mandarine,—reprit le duc soudain,—Mandarine! vous ne m'avez pas dit ce qui m'intéresse le plus, moi, égoïste!... «Nous suivons notre chemin, sans dévier d'un pas....» C'est bon pour vous, c'est bon pour Lohéac.... Mais moi? où est-il, ce chemin que je suis? et comment voyez-vous que je le suis comme je dois le suivre?...
Elle s'appuya sur sa pipe, comme une fée sur sa magique baguette:
—Vous? je ne sais pas, vous êtes un trop haut et trop puissant seigneur.... Votre chemin est une grande route, qui passe trop loin de nos petits sentiers.... Je ne sais donc pas pour vous....
—Si vous ne savez que pour vous seule!....
—Je sais pour nous toutes, nous, vos petites amies, vos petites camarades ... vos petites alliées ... je sais pour Favouille, je sais pour Farigoulette, je sais pour Petite Horreur.... Nous continuons de mener notre vie simplette, nous continuons à vous amuser de notre mieux, et nous espérons que vous ne serez pas par trop ingrats, pas par trop méchants.... Je savais pour Dorée, qui sera une grande artiste.... Je savais pour Célia.... Je savais pour Jannik.... A propos de Dorée, vous ne l'avez pas félicitée....
—Comment? est-ce que?...
—Oui, cher ami! Elle débute dans quinze jours à Orléans.... Et Lohéac m'emmènera l'applaudir.... Voilà pour Dorée, toute modeste ici, dans son petit coin..... Elle n'était pas tout à fait des nôtres.... Et Célia non plus....
—Ah?... vous aviez flairé ça?...
—Oui. Je ne suis pas absolument aussi bête que j'en ai l'air.... Célia, c'était, comme avait dit ce drôle de gosse, Peyras, une sauvagesse-bachelière.... Trop bachelière et trop sauvagesse.... Faite pour un seul monsieur, faite pour un mari.... Vous vous rappelez peut-être une belle fable de La Fontaine, La Souris métamorphosée en Fille? C'est vous qui me l'avez apprise:
«On tient toujours du lieu dont on vient!...
—Je me rappelle....
—Elle y retourne, à ce lieu-là, notre ex-Célia ... et Rabœuf n'a pas tort de lui payer le billet de retour....
L'enseigne Port-Cros, rebelle au mariage, se prit à grogner:
—Savoir, princesse!.... Qu'il ait raison, c'est possible! Mais qu'il doive être cocu, c'est certain!...
—Quand même? Être cocu, voilà-t-il pas une belle affaire!... Et puis, sait-on jamais!...
Dans le silence, un coq, au loin, chanta. Et L'Estissac, se relevant, enjamba les corps étendus pour aller, dans la chambre voisine, rendosser son uniforme doré.
Sur la fumerie, le sommeil s'abattait peu à peu. Et les couples qui ne dormaient pas commençaient d'échanger des caresses plus douces....
Près de sortir, L'Estissac s'arrêta, et, longuement, considéra les nattes, et la lampe déjà basse, et l'amas des corps endormis ou voluptueux....
Mandarine souleva nonchalamment sa tête lasse. L'Estissac vit le beau visage maintenant très pâle, et l'arc sanglant des belles lèvres que les dents avaient mordues.
—Vous partez déjà?...
—Oui, petite fille.... Ne vous dérangez pas, ne dérangez pas votre amant.... Il faut que je m'en aille ... que je m'en aille le long de ce chemin que vous m'avez dit, le long de ma grande route....
Dehors, l'aube était mélancolique et fraîche....
CHAPITRE XXI
OÙ LE NAVIRE ARRIVE AU PORT
Par la passe dite passe Henriette, le croiseur de la République l'Arcole entrait en baie d'Halong. Sur la passerelle, le lieutenant de vaisseau de L'Estissac, officier de quart, indiquait du geste à l'homme de barre le chenal qu'il fallait suivre, un chenal sinueux et délicat.
A droite, à gauche, en arrière, en avant, d'étranges îlots, tous très hauts et très noirs, pareils à des tours gothiques mystérieusement surgies de la mer, cernaient le navire de leurs architectures enchevêtrées. Et c'était comme un labyrinthe indéfini, un labyrinthe glauque et mouvant où mille et mille navires avaient dû s'égarer et disparaître, sans plus pouvoir ensuite s'en évader jamais.... Le ciel très bas, couleur de cuivre, pesait sur la mer plate, couleur d'étain. Et un crachin brumeux s'égouttait sans trêve, comme si les nuages tristes eussent pleuré à toutes petites larmes. Sous l'étrave de l'Arcole, l'eau morte tranchée étirait à perte de vue deux longues rides droites qui s'écartaient à angle aigu, et s'en allaient mourir en silence au pied des îlots noirs, plus nombreux d'instant en instant, et plus étranges.... L'Estissac, les yeux sur la carte étalée, continuait de donner la route au timonier; et, non loin, assis sur un pliant de toile, le capitaine de vaisseau commandant,—le «vieux»,—n'intervenait pas, laissant à son subordonné toute initiative.
A la fin, L'Estissac, ayant manœuvré près d'une heure sans souffler mot, se tourna cependant vers le chef:
—Voici la Noix,—dit-il en désignant un point de l'horizon trouble.
Le «vieux», placide, fumait en regardant les rochers, proches maintenant du navire.
—Les ordres?—demanda L'Estissac.
—Mouiller dans les alignements.
Le cigare mâchonné faisait la voix plus brève.
—A gauche, cinq!—commanda le lieutenant de vaisseau.
Il appela d'un signe l'homme du porte-voix de la machine:
—Prévenez qu'on sera mouillé dans un quart d'heure.—Commandant?...
—Hein?
—Faut-il permettre la communication avec la terre?
—Si vous voulez! Mais, pour l'agrément qu'il y a, dans ce patelin, à traîner ses souliers dans la brousse annamite et dans le charbon des mines.... Vous avez envie de descendre, vous?
L'Estissac inclina la tête:
—Oui, commandant! j'ai un ami, à Hongaï ... le médecin de la flottille.... Rabœuf, vous connaissez?... Il y a presque deux ans que je ne l'ai vu ... depuis son mariage, ma foi! je me souviens: je l'avais mis moi-même en paquebot, avec sa femme....
—Sa femme a pu vivre ici? Elle y est encore?
—Je n'en sais justement rien.... Mais je suppose que oui....
—Le climat est d'ailleurs possible, dans ce Delta....
—Oui.... Pardon, commandant.... Voici l'alignement qui «ferme».... Vous permettez....
—Faites....
L'Estissac commanda:
—Les sifflets!... Tambours, clairons!... Chacun à son poste pour le mouillage!
Dans la forêt des îlots, pressés maintenant les uns contre les autres autant que les troncs d'une futaie pétrifiée, une clairière assez large venait de s'ouvrir, et l'Arcole, diminuant de vitesse, gouvernait vers l'entrée de cette clairière, port naturel où jamais n'atteignit tempête ni cyclone....
A l'échelle du grand appontement de bois, le canot major accosta. L'Estissac mit pied à terre, escalada les marches et, debout sur le quai, embrassa d'un coup d'œil circulaire tout l'horizon.
Au sud, c'était la mer,—la baie d'Halong, et son archipel innombrable.—Les îlots amoncelés formaient écran, et nulle part on n'apercevait une trouée d'eau libre. En sorte que c'était plutôt un lac resserré qu'une mer. Au nord, un paysage singulier, moitié collines et moitié marais, s'étendait à perte de vue, et les nuages bas y traînaient leurs effiloches. Une route bien entretenue suivait le rivage, et la pente d'un coteau l'y appuyait. A flanc de ce coteau, des maisonnettes groupaient leurs murs de briques, leurs toits de tuiles, et les palissades de bambous pointus qui entouraient leurs jardins. La route, un quart de lieue plus loin, aboutissait au village annamite: trente rues, cinq cents cañhas, quatre mille âmes. Autour de L'Estissac immobile, vingt garnements, garçons et fillettes, si pareils entre eux qu'on s'y trompait inévitablement, le harcelait pour qu'il fît choix d'un guide:
—Capitaine!... capitaine!... y en a moyen quoi faire? aller hôtel? poste? Chinois? «casser boîte»?
L'Estissac leva sa canne. Des mains hardies agrippaient ses vêtements.
—Toi,—dit-il en touchant l'épaule la plus proche.—Et vous autres, oust! y en a moyen foutu camp!
Il connaissait la langue du crû.
L'enfant choisi, interrogé, désigna la plus haut perchée des maisonnettes qui dominaient la route.
—Y en a bon chemin derrière Grand Hôtel....
Le Grand Hôtel était, sur trois faces, entouré d'une brousse quasi vierge; et le bon chemin n'était qu'un sentier, mais joli, et bien parfumé de menthe sauvages....
—Maintenant, toi aussi, foutu camp! voilà sapèques!...
L'enfant détala.
Le jardin, à peine plus grand qu'un jardinet de Neuilly ou d'Auteuil, n'était qu'un seul buisson d'hibiscus, au travers duquel une allée, frayée à peu près, menait tout droit à la maison. Huit marches de pierre grise exhaussait celle-ci au-dessus du sol. Et L'Estissac, les ayant gravies, domina les deux moitiés du buisson fleuri, fleuri tellement qu'on n'en voyait pas la verdure, et que le jardin entier rougeoyait comme un champ de coquelicots splendides. Le terrain s'inclinait doucement, suivant une pente convexe; la route en contrebas n'était pas visible, à cause de la chute fuyante des hibiscus, qui semblait surplomber la mer même,—la mer, dont la plaine glauque et morte, toute hérissée de rochers noirs, formait autour du gracieux buisson pourpré le plus bizarre cadre et le plus mélancolique....