Les pirates chinois : $b Ma captivité dans les mers de la Chine
CHAPITRE VII
Désespoir.—J’écris la date de ma captivité.—Apparence de bonté des pirates.—Un joyeux repas.—Un steamer en vue.—Fuite des pirates vers la montagne.—Coups de canon sur notre jonque.—Reconnaissances.—Hourra! Hourra!—Je suis sauvée.
Avec le jour, nous avions espéré que l’on nous donnerait un peu de liberté, mais il n’en fut rien. Les pirates reçurent à bord les marchands avec lesquels ils font commerce de troquer en mer les marchandises volées, et tout préoccupés par l’appât du gain, ils semblaient nous oublier complétement. Mon séjour dans ce réduit insalubre avait fait sortir sur tout mon corps des petits boutons rouges et gros comme des têtes d’épingles; la sueur coulait de mon visage, il y avait si longtemps qu’on nous tenait enfermés dans cette atmosphère suffocante que j’étais pour ainsi dire asphyxiée. Étendue sur les planches de mon cachot je poussais de douloureux gémissements; ma souffrance était grande, mon compagnon essayait par de douces paroles de relever mon courage, mais je n’avais pas la force de lui répondre. Après vingt-quatre heures d’un pareil supplice, un son métallique parvint jusqu’à nous. C’étaient ces dignes émules de Mandrin qui vidaient entre eux leurs comptes. Nous entendîmes verser des sacs, et le bruit que faisait l’argent en tombant dans les balances, car, outre les dollars, on se sert en Chine d’argent pur et non monnayé; ce métal en barres ou en petits morceaux est reçu par tout le commerce.
Tous les receleurs s’en allèrent à la fin. Nos geôliers ne redoutant plus qu’on nous découvrît, se souvinrent de nous, il était temps! Ils entr’ouvrirent notre panneau à moitié, et nous respirâmes à pleins poumons: j’aspirai avec délices la fraîcheur de l’une des nuits les plus belles que j’aie vues dans ces lieux lointains.
Le lendemain était le 17; le jour qui se levait était brillant et splendide; les pirates vinrent à la première heure, à notre grand étonnement, enlever tout à fait notre panneau. Ils paraissaient joyeux et semblaient vouloir nous être agréables comme à des amis qu’une circonstance fâcheuse aurait forcé de négliger un moment. L’heure du déjeuner venue, ils nous apportèrent à manger avec plus d’abondance qu’ils ne l’avaient fait jusqu’alors et nous offrirent du vin. Cette boisson est faite avec du riz fermenté; elle est claire comme de l’eau, et possède un petit goût suret qui rappelle un peu le vin nouveau de France.
Comme la jonque marchait en vue d’une côte déserte, les pirates n’avaient aucune crainte relativement à nos personnes. Ils laissèrent donc, pour la première fois, notre cellule ouverte tout le jour; ils engagèrent Than-Sing à monter sur le pont, et cela avec une affabilité qui nous surprenait. Aussi, malgré la frayeur, la répulsion que m’inspiraient ces hommes, j’avais envie de le suivre. J’avais tant souffert pendant ces deux jours qu’ils m’avaient tenue sous le séquestre, que c’était pour moi un bonheur plein d’ivresse, de pouvoir jouir librement des rayons du soleil. Mon sang se vivifiait peu à peu; je me sentais revivre, enfin. Ne pouvant résister plus long-temps au désir de me tenir debout et de voir encore une fois la terre, je me dressai sur mes jambes et me trouvai de la sorte la moitié du corps en dehors de notre prison. Oh! comme c’était délicieux! après avoir vécu sept jours dans un cachot noir et sale; je promenais avec émotion mes regards dans l’espace, et je voyais à l’horizon les coteaux d’une riche verdure, dont les reflets étincelaient sous un beau soleil d’or. Au milieu de cette végétation apparaissaient par instants de blancs villages qui semblaient des points de broderie sur un long ruban vert. La vue de ce paysage éclatant de lumière me remplit l’âme d’une joie ineffable: je croyais revoir quelques beaux sites de ma patrie, de la France! J’étendis les bras vers cette terre qui fuyait devant nous, et des larmes, que je ne pus retenir, inondèrent mon visage. Le chef des pirates passait en ce moment; il fallait que mon désespoir fût bien profond: je lui montrai la terre avec un geste expressif. Le bon Than-Sing, qui avait suivi avec intérêt toutes mes impressions, s’approcha de lui et se hâta de lui expliquer ce qu’il avait compris; c’est-à-dire que je lui demandais de nous rendre la liberté, la vie. Cette question coïncidait avec une circonstance qui pouvait entraîner pour nous de nouveaux hasards. La jonque qui était partie à Macao, emmenant notre capitaine pour traiter de notre rançon, n’était pas encore revenue. Elle était en retard d’un jour. Le chef des pirates me fit signe de la main de me calmer, et il dit à Than-Sing que, si dans cinq jours il ne se rencontrait pas avec la jonque qui avait dû aller à Macao ou à Hong-Kong, il nous ferait passer sur une autre qui nous y conduirait; il se refusa à nous donner plus d’éclaircissements sur notre avenir. Cette réponse vague ne fit que nous jeter dans une plus grande perplexité. Quel pouvait être, sur notre sort, l’effet d’une pareille décision? Ils nous mettraient sur une autre jonque, c’est-à-dire que, ne pouvant retirer aucun prix pour notre rançon, s’ils ne nous tuaient pas, ils se débarrasseraient de nous en nous exposant à de nouveaux dangers.
L’apparition subite d’un steamer, en admettant que le hasard nous fît trouver sur sa route, était encore plutôt un motif de crainte que d’espérance, car les pirates, sur le point d’être atteints, et plutôt que d’être pris en flagrant délit de rapt, ne préféreraient-ils pas nous jeter, mon compagnon et moi, à la mer, pour éviter d’être pendus, punition que notre présence entre leurs mains devait à coup sûr entraîner? On voit ainsi à quel point se compliquait notre situation et qu’elle devait amener un dénoûment prompt, mais impossible à prévoir.
Le capitaine, lequel avait la voix enrouée d’une manière affreuse par les cris sauvages qu’il avait poussés la veille; lequel, d’après l’opinion de Than-Sing, était le plus horrible scélérat; lequel suait l’assassin par tous les pores, puisque des victimes, laissées à moitié mortes à cet instant, le maudissaient sans doute, me force encore une fois, à dire qu’il avait une grande bienveillance répandue dans la physionomie. Il m’engagea à monter sur le pont, si je devais m’y trouver mieux; je ne pouvais qu’accueillir avec joie cette proposition; ma vie s’était étiolée dans l’ombre. Pour la première fois, je me mis à regarder, sans trop de dégoût, ces hommes qui m’avaient torturée; je me trouvais si heureuse de sentir la brise du matin m’effleurer le visage, que je retrouvai assez de sang-froid pour observer ce qui se passait autour de moi. Tous ces pirates allaient et venaient sur le pont d’un air joyeux; ils s’occupaient à partager entre eux les dépouilles des infortunés qu’ils avaient pillés la veille. A ce spectacle hideux, mes yeux ne se détournèrent pas, mon cœur n’éprouva pas la moindre émotion. J’avouerai à ma honte que j’étais tout entière au contentement égoïste que je ressentais de ne plus être enfermée.
Je me reposais sur un petit escabeau que l’on m’avait offert.
Ce gibier de potence levait de temps à autre les yeux sur moi, si ce n’était l’un, c’était l’autre qui me regardait, mais, non plus, d’une manière sardonique ou menaçante; il y avait, si je puis m’exprimer ainsi, dans leur joie, dans leurs évolutions, presque de l’enfantillage. Ils se plaisaient à me montrer différents objets qui leur passaient par les mains, comme font les enfants à une poupée, qu’ils veulent amuser. La lâcheté est si grande chez les Chinois, que la moindre bravoure leur en impose; je ne veux pas dire ici que j’ai été brave, car je perdrais le charme naturel qui appartient à la femme; ce que je veux dire, c’est que mon attitude, désespérée sans aucun doute, mais ferme au milieu d’eux, enlevait à leur goût sanguinaire une partie de son âcreté. Je dois le croire du moins, en rapportant les paroles de Than-Sing qui causait avec eux: «Ils me disent qu’ils vous aiment, parce que vous avez un doux visage et des yeux qui expriment la bonté, et ils ajoutent que maintenant ils n’ont plus le désir qu’il vous arrive du mal.» Devais-je croire que j’avais paralysé la barbarie de ces hommes, ou n’est-ce pas plutôt que l’habitude de me voir à toute heure du jour, ma faiblesse même, avaient été autant de motifs pour arriver à me traiter avec moins de rigueur? D’un autre côté, leur cupidité me sauvegardait des excès de leurs instincts brutaux et cruels; et quand je pense que j’ai vécu au milieu de ces hommes, seule et abandonnée, je ne puis en croire mes souvenirs.
Après être restée environ deux heures sur le pont, je rentrai de ma propre volonté dans ma cellule. Je ressentis une lassitude extrême, que je m’expliquais par la séquestration que j’avais subie les jours précédents. Je m’étendis sur mes planches; elles me semblèrent moins dures qu’à l’ordinaire; enfin, je ne sais pourquoi je ne me sentais pas aussi malheureuse. Je promenais mes yeux au hasard sans qu’aucune pensée occupât réellement mon esprit, lorsque j’aperçus un vieux livre, tout sale, que j’avais déjà remarqué; il était écrit en allemand, langue qui m’était inconnue; mais, bien que ce livre ne pût m’être d’une grande distraction, j’aimais à le retourner en tous sens, parce que c’était la seule chose qui me rappelât l’Europe. Il me vint alors à l’idée de tracer sur une des feuilles, restée blanche, un court résumé de ma position; j’avais encore, au milieu de mon dénûment, une épingle à cheveux; je la pris entre mes doigts, et, me servant de la pointe, j’écrivis, sur la page restée blanche, ce qui suit: «J’ai été prise par des pirates chinois sur le Caldera; ils me retiennent prisonnière. Je suis Française. Nous sommes au sixième jour, 17 octobre 1854.» Et je signai mon nom: «Fanny Loviot.» Puis, sur une autre page, j’écrivis la même chose en anglais. Pouvais-je espérer que ce livre servirait jamais à guider les recherches qu’on ferait peut-être pour me retrouver? Hélas! je calculais peu alors les probabilités; je caressais des illusions qui me voilaient toute l’horreur de ma situation; c’était pour moi une consolation de rêver à la France, à la liberté. Du moins, me disais-je, si je ne dois pas être délivrée, ce livre servira peut-être, après ma mort, à punir nos assassins. Je ne m’en tins pas là; à l’aide d’un mauvais clou je gravai le plus lisiblement qu’il me fut possible, dans le cadre de bois intérieur qui recevait le panneau, mes deux noms et celui du Caldera. Chaque lettre avait au moins un pouce. L’inscription, où elle était écrite, devait sauter facilement à la vue.
J’éprouvais dans cette occupation une vague inquiétude, car les pirates allaient et venaient sur le pont et jetaient souvent des regards de mon côté; mais ils ne se doutaient pas que ce que j’écrivais pouvait suffire à les faire pendre tous, si cela tombait sous des regards ennemis. Après ce travail, je me reposai. Tout un monde de pensées s’agitait dans ma tête; je rêvais à la possibilité de voir se réaliser ce que mon esprit venait de me suggérer; et, pour la première fois, machinalement, je me mis à approprier mes ongles, qui étaient longs et noirs, avec un petit fêtu de bois que je déchirai le long d’une planche; jusqu’alors je m’étais refusé ce soin superflu dans mon état de détresse et d’abandon. Où donc courait ma pauvre imagination, pour que j’en vinsse ainsi à m’occuper de ma personne? Profitant de la permission qui m’avait été donnée, je remontai sur le pont. Les pirates continuèrent à me faire bonne mine. Plusieurs d’entre eux s’occupaient à détacher le petit canot qui était le long du bord. Ils allaient pêcher des huîtres à quelques brasses plus loin. Ce jour-là était, à ce qu’il paraît, une sorte de fête pour eux, car leur cuisinier, autour de ses fourneaux, semblait fort préoccupé de l’importance des plats qu’il avait à préparer. Il y avait un quart de porc, tournant dans une broche, qui se dorait à la flamme d’un brasier ardent, et de délicieux petits poissons avec l’éternel riz que l’on versait à profusion dans des plats. Tous ces préparatifs aiguisaient notre appétit. Quand vint l’heure du repas, nous nous retirâmes discrètement dans notre réduit.
Mais quelle ne fut pas notre surprise! non-seulement on ne ferma pas notre panneau, mais encore nous vîmes les pirates se ranger autour de notre case que le jour éclairait en plein, et s’asseyant sur le plancher, à la manière des Orientaux, ils se mirent en devoir de faire honneur à ce fameux repas. Le cuisinier commença à faire passer à chacun une portion de ces huîtres qui avaient mis tout l’équipage en révolution. (Ces huîtres, pour la grosseur et la qualité, peuvent être comparées à celles que nous appelons ici pied de cheval). Than-Sing et moi nous ne fûmes pas oubliés, les uns et les autres nous passaient une part de tout ce qu’ils mangeaient. Je commençai d’abord par goûter du bout des lèvres, me méfiant beaucoup des sauces chinoises; mais je ne tardai pas à sentir un petit fumet qui n’était pas désagréable. L’accommodement était une sauce très-relevée, à la provençale; ce devait être un de leurs mets de prédilection, car toutes les physionomies avaient un air de contentement extrême, sans excepter mon compagnon, qui avait une figure épanouie. Le tour du porc rôti vint ensuite; nous en eûmes notre part, de même que du poisson et du riz; nous eûmes aussi du thé et du vin dont j’ai déjà parlé. Les pirates nous paraissaient avoir une bonhomie, une prévenance qui pouvaient nous faire croire un moment que nous étions leurs hôtes, puisqu’ils semblaient oublier que nous fussions leurs prisonniers. Ils demandaient à Than-Sing si j’étais satisfaite de leur cuisine. Dois-je avouer que ces nouveautés culinaires, après des privations plus qu’inouïes, ne m’étaient pas désagréables? oui, sans doute, mais il fallait que j’eusse perdu à un certain degré l’odorat essentiel, car ce qui constitue le fond de la nourriture des Chinois ne venait nullement me troubler; et pourtant, ils sont aussi sales que les sauvages sous ce rapport, s’ils ne le sont pas plus. Ils mangent, dit-on, les chiens, les chats, les rats. Lorsqu’ils tuent les volatiles, rien n’est perdu dans ces animaux, les intestins sont lavés, raclés, essuyés, et passe sans conteste par le gosier des Chinois. Enfin, ils absorbent jusqu’à des chenilles, des sauterelles, des vers de terre, sans oublier les fameux nids d’hirondelles, dont la réputation chez eux est proverbiale.
La circonstance aidant je faisais donc bonne contenance, comme je l’ai déjà dit. Mais l’inquiétude devait bientôt succéder aux heures de repos que nous venions de goûter. Les pirates, stimulés par leur chef, s’étaient levés tout à coup avec un fort mouvement d’action; ce dernier, en regardant dans sa longue-vue, venait d’apercevoir au loin une jonque marchande, il la signalait à toute sa bande; les débris de notre dîner, à peine achevé, disparurent en un clin d’œil et les pavillons furent hissés au haut du grand mât en signe de ralliement.
Les pirates couraient çà et là, disposant tout pour une attaque. Il s’agissait encore de pillage; mon compagnon et moi reprîmes notre rôle passif; nous attendions, dans une anxiété silencieuse, des événements nouveaux; mais Dieu ne permit pas que cette journée qui avait été si heureuse pour nous s’achevât au milieu du carnage; ils s’aperçurent que la jonque qu’ils poursuivaient, gagnant trop le large, ne pouvait être atteinte, et ils se virent forcés de renoncer à leurs projets, ce qui dissipa les angoisses que nous éprouvions.
Vers le soir, plusieurs jonques pirates s’étant approchées les unes des autres, se touchèrent presque bord à bord, et, en bons voisins, les chefs firent des échanges de marchandises; ils se cédèrent des provisions de bouche. Ainsi, notre capitaine acheta, entre autres, des canards tout vivants; s’apprêtait-il à nous bien traiter encore?
Quand la nuit fut venue, toutes les jonques se séparèrent, et la nôtre continua seule sa route.
Peu après, la cérémonie de la prière commença à bord. Confiants dans les bonnes dispositions qui nous avaient été manifestées, nous remontâmes mon compagnon et moi, sur le pont. La brise était douce et molle, le ciel d’une pureté splendide, reflétait ce qui constitue en mer l’occupation du penseur, les étoiles. Je regardais d’un œil humide. Sous cette voûte azurée je cherchais à découvrir l’ombre de la mienne, ou à défaut le moindre signe favorable, le plus petit espoir. N’étais-je pas abandonnée de la terre entière? Livrée à ces tristes pensées je reportais les yeux autour de moi, c’est-à-dire que je rentrais dans la réalité, et je remarquai que, contrairement aux jours précédents, on avait mis toutes les voiles dehors, au lieu de jeter l’ancre à la tombée de la nuit, comme on avait fait jusqu’alors. Vers dix heures j’allai m’étendre sur mes planches et je pensai néanmoins à tout ce que nous avions eu d’heureux dans ce jour qui venait de s’écouler, puis je tâchai de fermer les yeux; mais plusieurs fois je m’éveillai, et je prêtai l’oreille au moindre bruit. Le vent s’était élevé, et j’entendais au sillage de l’eau, le long de la coque du navire, que nous filions rapidement.
Le lendemain devait être un jour marqué par la Providence; c’était le 18. Il pouvait être quatre heures du matin, lorsque mon compagnon et moi nous fûmes tirés de notre sommeil par un bruit de voix et de pas précipités. L’ancre avait été jetée, nous ne marchions plus; en outre, on avait hermétiquement fermé notre panneau. Je cherchai à m’expliquer la cause de l’activité qui régnait à une heure si matinale, et plus j’écoutais, plus il me semblait qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire.
Après avoir tourmenté quelques instants mon esprit, j’essayai de me rendormir, mais l’inquiétude était plus forte que le sommeil. Je me tournai vers Than-Sing, il avait les yeux ouverts, je le priai alors de me dire ce qui se passait sur le pont. Il se tenait l’oreille tendue; il mit un doigt sur sa bouche comme pour me dire: silence! Je ne comprenais pas très-bien. Comme je m’apprêtais à lui faire de nouvelles questions, il me fit encore signe de me taire, en me disant bien bas: «Ils s’en vont!» Puis il écoutait de nouveau.
Je ne comprenais absolument rien à ce que disait ce pauvre homme, quand tout à coup il s’écria, avec un sentiment qui exprimait la joie et la peur en même temps: «Ils s’en vont! vous dis-je, c’est un steamer!—Un steamer?» répétai-je d’un air stupide. Je crus un moment que mon compagnon devenait fou, et je le regardai, avec une véritable peur, mais, me calmant aussitôt je me contentai de hausser les épaules avec pitié. Je lui en voulais de réveiller en moi une espérance depuis longtemps abandonnée, parce qu’elle me semblait irréalisable; aussi je lui tournai le dos avec humeur. «Un steamer!» me disais-je en moi-même. Mais, à peine avais-je eu le temps de faire quelques réflexions, qu’il me toucha l’épaule, et qu’il me dit encore: «C’est un steamer! les pirates ont vu un steamer, ils se sauvent dans la montagne!»
Je le regardai cette fois en face. Mes idées commençaient à s’embrouiller. Il m’était impossible de donner un sens à tout ce que je lui entendais dire. «Vous vous trompez, lui dis-je; si nos ennemis étaient poursuivis, est-ce qu’ils perdraient leur temps à rester à l’ancre?» Pour toute réponse, il colla son visage à la petite lucarne près du gouvernail, et je l’entendis qui répétait: «Oui, oui, c’est un steamer; regardez plutôt.» Cette fois, le cœur commença à me battre avec violence; je m’approchai, à mon tour, de la lucarne, et je distinguai, en effet, un navire qui pouvait se trouver à environ deux milles au large. Je me sers du mot navire, parce que je ne lui voyais laisser aucune trace de fumée derrière lui. Ma joie se calma même aussitôt, et le doute me revint à l’esprit. Je me dis, alors, que c’était tout simplement un navire voguant vers Hong-Kong, Canton ou Macao. «Qui pense à venir nous secourir? me disais-je. Qui pourra nous découvrir à bord de cette jonque, ressemblant à tant d’autres qui sillonnent ces parages?» Cependant, quelques efforts que je fisse pour contraindre mon agitation, je ne pouvais détacher mes yeux de la lucarne.
A ce moment, Than-Sing dit encore entre ses lèvres: «Ils s’en vont! ils s’en vont!» Mais j’étais d’une incrédulité désespérante. Il est difficile de revenir à la vie lorsqu’on a été si longtemps à l’agonie. «Et pourquoi s’en iraient-ils? lui disais-je.—A cause du steamer, me répondait-il.—Mais je vous dis que cela n’en est pas un.—Si, je vous assure que je ne vous trompe pas.—D’abord, il n’y a pas de fumée; vous voyez bien que c’est un navire.—Cela ne fait rien; les pirates s’en vont. Écoutez.» Le silence se faisait en effet autour de nous, car l’on n’entendait plus que par intervalle un murmure de voix qui allait toujours s’éloignant. Pourtant, les pas d’un homme se faisaient encore entendre. J’élevai les bras en l’air pour soulever le panneau; je voulais voir; mais Than-Sing me retint, jugeant plus prudent, en cette circonstance, de nous faire oublier. Au même instant, le panneau fut ouvert avec précipitation, et une figure aux traits bouleversés apparut à nos yeux. C’était le cuisinier du bord, que l’alerte répandue parmi l’équipage forçait d’abandonner ses utiles fonctions. Il parla en gesticulant, et avec une volubilité de paroles que l’émotion entrecoupait. Il disait à Than-Sing (je l’ai su depuis): «N’ayez pas peur... vous allez être sauvés... c’est un steamer...» Il était resté le dernier; mais le sentiment de la conservation l’emporta sur le désir qu’il pouvait éprouver de converser plus longtemps avec nous, il s’enfuit au plus vite pour rejoindre les autres. Je poussai alors une exclamation de joie impossible à rendre; plus prompte que la pensée, je m’élançai sur le pont. Il était bien vrai, nous étions seuls sur la jonque, laquelle se trouvait engravée dans le sable. Le but des pirates, en s’arrêtant en cet endroit, avait été de faire une provision d’eau douce, lorsqu’aux premières lueurs du jour, un steamer, masqué jusque-là par une pointe de terre, leur apparut. Ce steamer avait jeté l’ancre et déjà il envoyait des embarcations pour reconnaître la côte. C’est alors qu’effrayés du danger qui les menaçait, et ne pouvant démarrer, les pirates avaient préféré fuir en abandonnant leur jonque. Ils avaient gagné la terre en entrant dans l’eau jusqu’à mi-jambes; nous les apercevions encore très-distinctement grimper en toute hâte le long du versant de la montagne. Ils traînaient avec eux ce qu’ils avaient pu emporter de leurs rapines; les uns étaient chargés à dos, les autres portaient des fardeaux sur la tête ou sur les bras.
J’étais dans un saisissement qui ne peut se dépeindre. En les voyant ainsi disparaître, mes yeux se tournaient alternativement vers nos ennemis qui fuyaient et vers le steamer qui nous apportait sans doute la délivrance. Je joignais les mains en les serrant avec ivresse, mon cœur se dilatait, je jetais dans l’air des exclamations bruyantes, je prononçais des paroles incohérentes; enfin, je regardais dans la montagne, je regardais le steamer; j’aurais voulu, comme dans un conte de fées, m’y trouver transportée. Cependant, aucune embarcation ne se détachait pour venir à notre rencontre; mes pieds ne tenaient plus en place. Je jetai la vue vers la pointe de terre près de laquelle le steamer semblait rapproché, et je dis à Than-Sing: «Allons là-bas, ils nous apercevront peut-être; il n’y a qu’un peu d’eau à traverser, nous ferons comme les pirates; venez! venez!» Je ne voyais que la distance, je ne mesurais pas la difficulté. Mais Than-Sing me répondit: «Non, c’est inutile, ils vont venir.—Ils vont venir!» disais-je. Puis j’attendis une minute, et, cette minute passée, je répétais les paroles que j’avais dites un instant avant, et Than-Sing me répondait avec son flegme habituel: «Ils vont venir, calmez-vous, ils vont venir.» Ce sang-froid m’exaspérait; je ne comprenais pas qu’il nous fît perdre un temps précieux, en n’allant pas au-devant du secours que le ciel nous envoyait. Je tentai une dernière fois de le persuader. «Écoutez, lui dis-je, prenons le petit canot; il me semble qu’avant une heure d’ici, nous pourrions aborder le steamer. Songez donc, si les pirates allaient revenir nous faire prisonniers, ce serait la mort cette fois! Venez. Voulez-vous? Je vous en supplie!» Et je regardais le steamer avec avidité.—«Non, me répondait-il toujours avec le même calme, c’est un steamer; attendons; je vous dis qu’ils vont venir.» J’étais désespérée; c’était la première fois qu’il s’élevait un débat entre nous deux. Si j’avais su nager, je crois que j’aurais eu le courage de me jeter à la mer pour tenter de me sauver. Je regardais le petit canot avec envie. Mon salut ne me paraissait véritablement assuré que lorsque je ne foulerais plus ce plancher de malheur. Je me dirigeai vers l’arrière de la jonque, où il était amarré, et je l’examinai comme mon unique ressource; je ne tremblais pas à l’idée de me voir seule au milieu des flots, je me demandais simplement si je serais assez forte pour le conduire; je me sentais le courage du désespoir, surtout lorsque je portais mes regards vers la montagne, sur le versant de laquelle quelques pirates apparaissaient encore.
Tout à coup, Than-Sing me saisit le bras en m’arrêtant dans ma pantomime désespérée: «Tenez, regardez, regardez là-bas! me dit-il; voyez-vous trois canots?» Je tournai les yeux dans la direction qu’il m’indiquait, et je vis, en effet, trois canots, lesquels après avoir fait un circuit, semblaient se diriger vers nous. Je suivais avec anxiété leur marche progressive, une idée subite me vint. Je me dépouillai de mon premier vêtement, et je l’attachai en toute hâte au bout d’un long bambou pour attirer l’attention de l’équipage du steamer. Je me disais au milieu de mes transports de joie: «Nos yeux nous trompent peut-être: ces canots qui paraissent venir à nous ne peuvent-ils pas tout à coup changer de route?» Alors, courant à l’arrière de la jonque, qui était le point le plus en vue, je me mis à agiter avec frénésie mon signal improvisé, puis je le fixai bien vite entre deux planches. Quelle émotion! mon cœur battait avec tant de violence, qu’en quelques instants j’avais épuisé mes forces. Il n’y avait plus à en douter, on venait pour nous sauver. Notre jonque était la seule qui existât sur le rivage; quelques minutes encore et nous allions pouvoir distinguer la forme et la couleur des vêtements de ceux qui montaient les embarcations. Than-Sing, qui se tenait tout près de moi, croisait ses mains en signe de prière; sa bonne figure exprimait la joie la plus vive. Une idée me vint à l’esprit: c’est que la vue de son habillement chinois pouvait être d’un mauvais effet et nous compromettre; je le priai de se dissimuler le plus possible; il comprit ma pensée, car sans mot dire il se retira à l’écart. Mes yeux, perçant la distance, commencèrent, quoique faiblement, à apercevoir les mouvements des rameurs, mais il se fit un temps d’arrêt dans la marche des canots; les rames, d’une seule manœuvre, furent relevées debout; une crainte se glissa dans mon âme: allaient-ils virer de bord et retourner au steamer? Je portai mes mains à la hauteur de mes yeux pour abriter ma vue qui était gênée par le soleil, quand une des plus effroyables détonations retentit, en même temps qu’une fumée blanche et épaisse enveloppait, comme dans un nuage, les trois embarcations. A cette attaque inattendue, surprise, épouvantée, mes jambes fléchirent sous moi, et je tombai sur mes genoux, en criant, dans un paroxysme violent de frayeur: «Than-Sing! ils viennent pour nous tuer! Nous allons mourir!!!» Mais à peine avais-je proféré ces cris de désespoir, qu’une rage subite plus forte que la douleur s’empara de moi. En moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, je m’étais dit: «Puisque mon malheur est à son comble, puisque je suis abandonnée de Dieu, puisqu’il faut que je meure, eh bien! je veux qu’ils me voient, qu’ils me tuent bien en face!» C’en était trop, je m’élançai à la même place où j’étais quelques moments auparavant. Mes yeux étaient secs et ardents; de la main droite, je saisis ma casquette et je l’agitai en l’air avec frénésie. Oh! alors, surprise! surprise inouïe! Au lieu d’un nouveau feu, des hourras formidables et prolongés parviennent à mes oreilles. Ce cri, partant des canots est répété par trois fois différentes, ce n’était pas un rêve cette fois, il me révéla que nos sauveurs étaient des Anglais; tous les hommes d’équipage se découvraient et agitaient leurs chapeaux en signe de salut; j’étais reconnue, j’étais sauvée!
CHAPITRE VIII
Récit du capitaine Rooney.—Expédition sur la côte.—Villages incendiés.—La mère des pirates.—Mort d’un Chinois.—The lady Mary Wood.—Retour à Hong-Kong.—Protection du consul.—Visite de Than-Sing.—Adieux du capitaine Rooney.
Comment peindre ce que j’éprouvai alors! mon âme succombait sous l’excès de ce bonheur inattendu; et sans parole, presque sans pensée, je sentais des larmes baigner mon visage. En ce moment, les canots abordaient, c’étaient les soldats de la marine anglaise. Les officiers, le capitaine Rooney en tête s’élancèrent aussitôt vers moi avec des marques du plus vif intérêt. Ayant aperçu Than-Sing qui se tenait à mes côtés, plusieurs marins lui montrèrent le poing, le prenant pour un pirate oublié par les siens; mais j’étendis la main, de peur qu’on ne fît un mauvais parti à mon compagnon d’infortune, et le capitaine Rooney se hâta d’expliquer aux officiers quel était le marchand chinois, et combien sa conduite était digne d’éloges.
Lorsqu’on vit que je n’étais pas trop faible pour me mettre en route, l’on me fit descendre dans l’une des chaloupes pour nous conduire au steamer. Je m’éloignai donc à tout jamais de la jonque, où je serais morte peut-être quelques jours plus tard, si le ciel n’eût mis une fin si heureuse et si brusque à mes épreuves, et ne m’eût témoigné son ineffable miséricorde en m’envoyant un secours inespéré. Pendant ce trajet, les officiers, qui parlaient français, m’expliquèrent pourquoi j’avais douté si longtemps de la présence du steamer; ils avaient abaissé la cheminée afin de pouvoir mieux surprendre les pirates. Ils me félicitèrent de ce que j’avais eu le courage, après avoir essuyé un coup de feu de leur part, de m’être mise encore en évidence pour me faire reconnaître, ajoutant que c’était grâce à ma chevelure blonde, qu’ils m’avaient reconnue. Jusqu’alors, ils m’avaient prise pour un Chinois qui donnait l’alarme aux autres. Enfin, mes sauveurs témoignaient une joie bien vive du succès qu’ils venaient de remporter. J’appris qu’à Hong Kong on me croyait morte, ou, pour le moins, emmenée dans l’intérieur de l’empire pour y être vendue. Eux-mêmes, me disaient-ils, n’avaient pas l’espoir de me retrouver.
Nous étions à moitié de la distance qui nous séparait du steamer et de la jonque, que cette dernière était déjà la proie des flammes. Peu après, nous abordions. Les soldats poussaient de longs hourras, auxquels les marins répondaient avec non moins de chaleur. Bien que je fusse très-émue des marques de sympathie dont j’étais l’objet, j’étais presque honteuse en me voyant dans un état si misérable, et ce fut en baissant la tête que je traversai un rang de personnes notables de Hong-Kong, venues à bord pour voir de plus près les résultats de l’expédition. Mais je pus bientôt me dérober à tous les yeux, en me retirant dans une cabine qu’on avait disposée à mon intention. Une fois seule, je me hâtai de faire disparaître les souillures de ma captivité en mettant des vêtements préparés pour moi. Je me regardai dans un miroir; c’est à peine si je pouvais me reconnaître, tant mes traits étaient changés et maigris. Un cercle bleuâtre cernait mes yeux, ma peau était noircie par le hâle de la mer. Je dus renoncer pour le moment à réparer complétement le désordre de ma chevelure, qui demandait un soin tout particulier. Pendant ce temps, les trois embarcations qui avaient effectué ma délivrance repartaient de nouveau pour aller incendier deux ou trois villages sur la côte, villages connus pour servir de repaires aux pirates.
Les détails qui vont suivre sont racontés par le capitaine Rooney lui-même; c’est le récit exact qu’il fit aux autorités anglaises et au vice-consul de France, après la catastrophe. J’ai pensé qu’en le reproduisant fidèlement, comme l’ont fait les journalistes de Hong-Kong dans leurs feuilles, il retracerait mieux que je ne pourrais le faire la marche des deux expéditions dirigées à ma recherche et à celle du Caldera.
Laissons donc parler M. Rooney:
Extrait de l’Overland China Mail, de Hong-Kong.
Nous avons parlé d’un navire qui s’était perdu sur la côte occidentale. On a su depuis que ce navire était chilien et s’appelait Caldera. Le récit suivant de sa capture par les pirates chinois a été fourni par le capitaine Rooney:
«Le jeudi 5, à cinq heures du matin, le Caldera quitta Hong-Kong pour se rendre à San-Francisco avec un équipage de dix-sept hommes et trois passagers, une dame française et deux Chinois. A quatre heures, le baromètre baissant et le temps prenant un aspect menaçant, je diminuai la voilure et me préparai à subir une forte brise. A minuit, il ventait violemment, et le 6, avant le point du jour, nous courions sous la grande voile de hune à moitié carguée au milieu des lames qui nous battaient en travers. Pendant toute la journée, le vent continua à souffler avec violence; notre grand mât de hune et notre mât d’artimon furent brisés au ras du pont et le navire commença à faire eau en abondance. Cet état de choses continua jusqu’au samedi à quatre heures de l’après-midi. En ce moment, la terre se montra à deux milles vers le nord; le vent soufflait sud-sud-ouest. Je pensai que le meilleur parti à prendre était de me réfugier au plus vite dans une baie que je voyais sous le vent, de réparer là mes avaries et d’y laisser reposer mon équipage épuisé de fatigue. Je réussis à atteindre cette baie et j’y jetai l’ancre à environ six heures de l’après-midi; les hommes se mirent aussitôt aux pompes. Ils y étaient encore à dix heures du soir, lorsque trois jonques chinoises vinrent accoster le Caldera, jetèrent sur le pont leurs pots à feu, montèrent des deux côtés à l’abordage et firent prisonniers tous les hommes qui étaient sur le pont; puis ils s’emparèrent de moi et de ceux qui étaient dans leur lit, nous lièrent les mains derrière le dos et demandèrent si le navire était anglais. Sur notre réponse négative, ils nous dirent que c’était heureux pour nous, car, si le navire avait été anglais, ils nous auraient tous massacrés. Le 7, au point du jour, ils nous forcèrent de lever l’ancre et de les suivre dans une autre baie où nous mouillâmes par une profondeur de trois brasses. Là, ils se mirent à piller la cargaison du navire. Mais, dans la matinée du 9, une flotte nombreuse de jonques parut en vue, et les trois jonques qui nous avaient capturés s’éloignèrent. Cette flotte n’en comptait pas moins de trente-cinq. Elles s’emparèrent de tout ce qu’elles trouvèrent à leur convenance et furent bientôt remplacées par quelques autres jonques de moindre grandeur, que d’autres suivirent encore jusqu’à ce qu’il n’y eut plus rien à prendre dans le navire; alors les dernières arrivées se mirent, faute de mieux, à enlever le cuivre. Une de celles-ci, le mercredi suivant, s’empara de la dame française et d’un des deux Chinois passagers à bord du Caldera. Dans l’après-midi de ce même jour, j’obtins d’un des bateaux pirates qu’il me prît à son bord avec mon charpentier et qu’il nous conduisît à Macao. J’y arrivai le lendemain jeudi, et je fis connaître ma situation au capitaine du port et au gouverneur; mais il me dirent que je ne pourrais trouver aucune assistance dans ce port. Cela me détermina à partir immédiatement pour Hong-Kong, où j’arrivai à minuit, vendredi dernier.»
Aussitôt que le capitaine Rooney fut arrivé, il se rendit en toute hâte chez ses agents, MM. Williams, Anthon et Cᵉ, et chez M. Haskell, un des associés, et qui remplissait, à Hong-Kong, les fonctions de vice-consul de France. M. Haskell se transporta immédiatement à bord du vaisseau de S. M. B. le Spartan, et, après une entrevue avec sir William Hoste, qui lui promit l’assistance d’un détachement de ses hommes, il alla réveiller M. Walker, de la Peninsular and Oriental Company, qui frêta la Lady-Mary-Wood pour aller à la recherche du Caldera. M. Rooney se rendit aussi chez le lieutenant-gouverneur, qui donna ordre à M. Caldwell, interprète, d’accompagner l’expédition et de prendre sous sa garde comme prisonniers les deux Chinois qui avaient amené le capitaine Rooney à Macao et l’avaient de là accompagné à Hong-Kong, pour y recevoir 50 livres sterling de récompense qu’il leur avait promises.
En conséquence, le lundi suivant, à 9 heures 30 minutes du matin, la Lady-Mary-Wood appareilla, ayant pris à bord quatre-vingts blue-jacket (soldats de marine), sous le commandement du lieutenant Palisser et de MM. Olivier et Rogers; elle quitta le port à la hauteur de la pointe sud-ouest de Lantao (ty-ya-san); une jonque de la côte occidentale fut aperçue voguant vers la Lady-Mary-Wood. Quand elle l’eut rejoint, on vit qu’elle avait à bord le subrecargue et l’équipage du Caldera. Cette jonque avait fait prix avec ces dernier de 400 livres sterling. Les matelots furent pris à bord de la Lady-Mary-Wood, et la jonque continua sa route sur Hong-Kong, avec une lettre de M. Caldwell.
Les faits qui suivirent ont été racontés en ces termes par un témoin oculaire:
«La Lady-Mary-Wood vint le soir jeter l’ancre dans un mouillage où nous ne remarquâmes rien autre chose que l’absence totale de toute voile le long de la côte. Pas une seule, ni petite ni grande ne s’était laissé voir depuis que nous avions quitté le voisinage de Macao jusqu’au moment où nous entrâmes à Koo-Lan. Comme la nuit arrivait, on ne put rien entreprendre ce soir-là, d’autant plus que le capitaine Rooney n’avait pas une idée très-exacte de l’endroit où il avait laissé son navire. En attendant, les embarcations furent mises en état: c’étaient la chaloupe du Spartan, dans laquelle il y avait un canon de six, et trois canots du steamer. A peine le jour levé, des débris des mâts du Caldera se montrèrent flottant sur les vagues à environ deux milles du steamer. Ils étaient tout noirs, d’où l’on pouvait conclure que le navire avait été incendié, en vue de s’emparer du cuivre et du fer employés dans sa construction. A neuf heures du matin environ, les quatre embarcations prirent le large escortées par soixante-dix hommes, et, après une longue traversée, elles abordèrent dans le voisinage de quelques huttes de pêcheurs dont les habitants gagnèrent aussitôt les montagnes. On se mit à leur poursuite, et ce ne fut pas sans peine qu’on parvint à en saisir un. Il fut amené à M. Caldwell qui, toutefois, ne put en tirer aucun renseignement, si ce n’est que le navire «avait été brûlé depuis plus d’un mois.» On lui permit de s’en retourner, et la chaloupe, accompagnée de deux embarcations, se dirigea vers le village de Choo-Koo-Mee, distant d’environ huit milles du steamer. La chaloupe marchait à un mille à peu près en avant de la seconde embarcation; elle fut rejointe par la troisième; la quatrième, sous le commandement de M. Rogers, fut laissée en arrière par mesure de précaution.
»Près d’aborder, M. Caldwell envoya à terre l’un des deux prisonniers dûment accompagné, avec mission de bien faire comprendre aux habitants qu’on venait dans un but tout pacifique, et simplement pour s’enquérir de la dame qui avait été emmenée par les pirates. Le prisonnier avait fait à peine quelques pas qu’un boulet de quatre atteignit l’embarcation montée par M. Caldwell, dans la direction de sa personne; mais c’était un boulet mort, et il n’en résulta aucun mal. Le lieutenant Palisser considérant comme un risque inutile de passer sous le feu des Chinois, les embarcations se mirent hors de portée, mouvement que l’ennemi prit pour une retraite, car il poussa aussitôt des cris de triomphe, agita ses drapeaux en signe de défi. Nos hommes, conduits par M. Olivier, eurent bientôt pris terre; ils poursuivirent les Chinois de buissons en buissons et les chassèrent du village en leur tuant de neuf à douze des leurs. En explorant les maisons, on eut l’explication de leur résistance. On y trouva en grand nombre des boîtes de thé, des balles de riz, etc., etc., qui avaient fait partie de la cargaison du Caldera. Cela fait, les embarcations vinrent rejoindre le steamer rapportant quelques-uns des canons (pièces de quatre de fabrique anglaise) pris aux Chinois.
»La Lady-Mary-Wood retourna à Hong-Kong, le lundi, sans avoir accompli le principal objet de sa mission, c’est-à-dire la délivrance de Mme Fanny Loviot, emmenée par les pirates; mais M. Caldwell, nous assure-t-on, pense qu’elle ne peut être que dans le voisinage de cette colonie, ou, dans tous les cas, de ce côté de Macao, et il espère avoir bientôt sur elle des renseignements qui lui permettront d’opérer sa délivrance.
»Cependant, une seconde expédition a été chargée de compléter l’œuvre de la Lady-Mary-Wood. Le steamer Ann a quitté le port mardi matin, avec quatre-vingt-dix hommes du Spartan, sous le commandement des lieutenants Palisser, Morell et Stokes, accompagnés du chirurgien Bradsaw, qui avait aussi fait partie de l’expédition de la Lady-Mary-Wood. Il y a tout lieu de croire que cette nouvelle expédition retrouvera une grande partie du chargement du Caldera, et rendra bon compte de tous les villages de pirates qui existent dans l’île.
»Nous avons dit que le steamer Ann avait été frété pour une seconde expédition sur la côte occidentale, dans le but de compléter la destruction des villages des pirates et d’y reprendre tout ce qui pourrait s’y trouver de la cargaison du Caldera. Il revint au port le vendredi en faisant le signal tout va bien, et l’on apprit bientôt, en effet, que le steamer avait non seulement réussi dans le but mentionné plus haut, mais encore qu’il avait eu la bonne fortune de capturer la jonque dans laquelle Mme Fanny Loviot et le marchand chinois, faits prisonniers par les pirates, se trouvaient confinés. Voici les détails de cette capture, tels qu’ils nous ont été racontés:
»L’Ann, comme la Lady-Mary-Wood, arriva à une heure trop avancée de la soirée pour rien entreprendre ce jour-là. En conséquence, le lieutenant Palisser et sa troupe attendirent en repos jusqu’au lendemain matin. Mais, dès avant le lever du jour, les hommes s’installèrent dans les embarcations (la barge, la pinasse et le petit canot du Spartan) et se dirigèrent vers une jonque qui gagnait le rivage; l’équipage de cette dernière, se voyant poursuivi, s’enfuit en toute hâte vers la montagne; quand les embarcations, qui avaient continué d’avancer, furent dans son voisinage, elles tirèrent sur ladite jonque un coup de canon dont le bruit fit monter sur le pont la prisonnière française et le marchand chinois, qui furent ainsi miraculeusement délivrés. On sut depuis que la jonque était entrée le matin dans la baie pour y faire de l’eau. Deux autres jonques, chargées de volailles et autres produits, reçurent la chasse et vinrent aussi s’échouer sur le rivage. Abandonnées par leurs équipages, elles furent incendiées et détruites par les nôtres.
»L’expédition se dirigea ensuite vers le village de Choo-Koo-Mee, d’où les Chinois, à la première occasion, firent feu sur nos embarcations, qui, à leur tour, lancèrent quelques boulets parmi les maisons ruinées et les arbres, pour disperser les habitants qui pourraient avoir la témérité de résister; puis nos hommes débarquèrent. Un coup de canon lancé par les Chinois amena sur ce même point un certain nombre de matelots et de soldats de marine avec le lieutenant Palisser, et, tous ensemble, conduits par M. Sarrat, s’élancèrent par un étroit sentier vers le village. Une pluie de flèches et de pierres, et la décharge de neuf canons chargés de vieux boulets de fer, de pierres, etc., etc., les accueillit, mais ne leur fit aucun mal. Naturellement, on se précipita aussitôt sur les canons, dont on s’empara; quelques habitants furent tués à coups de fusil et de baïonnette; nos hommes, après avoir mis en sûreté une centaine de ballots de sucre et de thé appartenant au Caldera, détruisirent encore dans les environs un petit nombre de huttes qu’ils trouvèrent, puis ils mirent le feu au village, après quoi ils se rembarquèrent et regagnèrent le steamer.
»Le lendemain mardi, dans la matinée, les embarcations furent dirigées vers le village de Koo-Lan, qu’elles trouvèrent défendu par un fort solidement établi, armé de canons de 24 et de 32, dont plusieurs coups, habilement pointés, saluèrent leur approche, en même temps qu’une flotte de pirates, comptant vingt grande jonques, venait prendre position le long de la grève. Nos hommes ne demandaient qu’à les attaquer; mais le lieutenant Palisser, en présence d’une force si considérable, ne jugea pas prudent de le faire avec les quatre-vingt-dix hommes qu’il avait sous ses ordres, d’autant plus que le principal but de l’expédition avait déjà été atteint par cette poignée de braves, et l’Ann appareilla pour revenir à Hong-Kong. On eut bientôt lieu de se féliciter de cette sage détermination, car on a su depuis que, le lendemain matin, la première flotte de pirates de vingt jonques, dont nous venons de parler, avait été grossie par une seconde de quarante. Contre ces soixante jonques, la lutte eût été trop inégale, et, si l’Ann l’eût engagée, il est fort possible qu’elle n’en fût pas sortie à son avantage.»
Extrait de l’Overland Friends, of China.
«Nous avons promis, dans le dernier numéro, de plus amples détails sur l’expédition entreprise par le navire Ann, à la recherche des deux passagers enlevés du Caldera par les pirates, Mme Fanny Loviot et le marchand chinois. Nous regrettons de ne pouvoir donner de cette expédition un récit aussi ample que nos lecteurs auraient pu le désirer, surtout en ce qui concerne le traitement que les pirates ont fait subir à leurs deux prisonniers, traitement dont nous avons entendu parler comme d’une chose inouïe, et devant lequel nous nous arrêtons avec douleur, en pensant à la pauvre jeune femme qui en fut l’objet. On nous a affirmé que les barbares avaient jeté leur captive, dans une cabine peuplée de rats, d’araignées, de cancrolats, enfin d’insectes les plus immondes. Tout cela n’est-il pas fait pour exciter la curiosité et le plus vif intérêt?»
(Friend of China.)
Je dois dire ici qu’après cette catastrophe, je me trouvais dans un tel état de fièvre et de malaise moral, qu’il ne m’a pas été possible de satisfaire la curiosité bien légitime des journalistes de Hong-Kong en ce qui touche les souffrances de ma captivité. C’est en France seulement que, rappelant mes souvenirs, je me mis à écrire cette relation, laquelle par son étrangeté même m’a paru mériter la publicité.
En terminant les détails de cette expédition, je ne veux pas oublier de citer un trait de représailles des plus caractéristique.
Il avait été fait dans cette récente affaire deux prisonniers. J’entendais les matelots raconter les différents épisodes du combat. Tous les détails qu’ils donnaient sur la sanglante journée faisaient peine à entendre; ils énuméraient le nombre d’ennemis égorgés; l’un d’eux même, qui se vantait beaucoup de son intrépidité, s’attira, plus peut-être par jalousie que par commisération pour le sort des victimes, mainte observation sur sa cruauté. Comme on lui reprochait d’avoir tué une femme chinoise avec le plus grand sang-froid, il répondit impatienté: «Êtes-vous tous des imbéciles, vous n’avez donc pas vu que c’était la mère des pirates!»
Mon retour à Hong-Kong causa une grande rumeur lorsque la nouvelle s’en répandit. La foule accourut et se pressa sur les quais; en un instant, des canots remplis de monde accoururent vers le steamer, l’environnèrent, et tous les regards cherchaient à me découvrir parmi les passagers. Il n’était guère facile de me reconnaître sous le costume d’homme dont j’étais encore vêtue. Chacun me faisait des offres généreuses. M. Walker, directeur de the Peninsular and oriental Company, me pressait d’accepter l’hospitalité dans sa famille, près de sa femme, qui compatissait à mes malheurs et avait le plus grand désir de me connaître. J’étais très-touchée de toutes ces marques de sympathie; mais je remerciai M. Walker en lui disant que mon plus vif désir, avant de songer à moi-même, était de voir le vice-consul; j’avais trouvé une protection si pleine d’humanité dans ce représentant de la France, que j’eusse regardé comme une ingratitude d’accepter aucun bienfait, sans qu’il fût le premier à me donner son approbation: ne lui devais-je pas plus que la vie? Comme je me disposais à me rendre au consulat, je fus prévenue par M. Haskell, qui se rendait sur le steamer; il vint à ma rencontre. Il était très-ému; on lisait sur son visage rayonnant la joie qu’il éprouvait en ce moment de voir tous ses efforts couronnés d’un si grand succès. Il me dit ces simples paroles: «Venez, je vous offre abri et protection au consulat de France.» Ce mot France fit vibrer en moi un sentiment indéfinissable; il réveilla le souvenir de tout ce qui m’était cher; il était l’expression de la sollicitude de ma patrie veillant sans relâche sur le sort de ses enfants, en quelque endroit éloigné du globe qu’ils se trouvassent égarés. Ma réponse fut des larmes; il ne m’était pas possible de proférer une parole, tant mon émotion était grande. La Providence, dans mon malheur, se montrait si miséricordieuse!
Nous descendîmes dans une embarcation qui nous transporta à terre; là, une chaise à porteurs m’attendait, et je parvins en peu d’instants à la résidence française.
Je passai vingt et un jour à Hong-Kong, comblée d’attentions les plus délicates. Plusieurs personnes de la ville vinrent me visiter, beaucoup de dames surtout, dont le récit de mes malheurs avait excité la sensibilité. Je dus pourtant me renfermer, par ordonnance du médecin; à la suite de tant d’émotions contraires, ma constitution se trouva complétement ébranlée. Cette joie, qui succédait à une immense douleur, m’accablait avec trop de violence pour que mes facultés pussent résister longtemps à la secousse. Le mal se déclara, et je fus prise d’une fièvre ardente. Je restai plusieurs jours et plusieurs nuits en proie à un horrible délire; mon cerveau malade me transportait sans cesse dans les régions de piraterie, où je ne voyais que sang, poignards et incendie; enfin, la nature reprit le dessus, Dieu aidant, et je me rétablis vite. Des lettres de France, apportées par un navire arrivé de Californie, me furent remises pendant ma convalescence, et opérèrent la guérison du corps en même temps que celle de l’âme; ces lettres me rappelaient avec instance, et j’avais été trop éprouvée dans mes voyages pour que mon plus grand désir ne fût pas de revoir, le plus tôt possible, ma patrie et tous ceux qui souhaitaient mon retour.
Je dus alors songer à remplacer par de nouveaux effets ceux que j’avais perdus. Je fis mes commandes de robes et autres vêtements de femme; dans le courant de mon récit, j’ai oublié de dire que, dans ce pays bizarre, ce sont des hommes qui confectionnent les habillements des deux sexes: la profession de couturière n’est pas, comme en Europe, l’attribution exclusive des femmes. Tous les effets que je rapportai de Chine, tels que robes, linge de corps, chaussures, furent faits par les mains d’ouvriers chinois.
A quelques jours de là, M. Haskell vint m’annoncer la visite de Than-Sing, mon compagnon d’infortune; ce digne homme avait tenu à me faire ses adieux avant de partir pour Canton, où il comptait retrouver sa femme et ses enfants. Il entra, et j’eus quelque peine à le reconnaître, tant il était richement vêtu: tous ses habits lui avaient été prêtés par un ami; car, ainsi que moi, il avait été complétement dévalisé. Il avait les larmes aux yeux en s’informant de ma santé. Après une heure de causerie, pendant laquelle nous parlâmes de notre temps de misère, il se retira et me fit ses adieux, non sans m’avoir priée d’accepter, en souvenir de nos malheurs, un joli fichu brodé de soie de diverses couleurs et d’un travail très-précieux.
Mon départ était fixé pour le 11 novembre; je devais partir par un steamer de la malle des Indes; le gouvernement français payait mon voyage jusqu’à Marseille.
La veille de mon embarquement, je reçus deux visiteurs, que je ne puis oublier de citer: c’étaient le capitaine Rooney et un des lieutenants qui avaient fait partie de l’expédition envoyée à ma recherche. Cet officier, après m’avoir exprimé toute la joie qu’il ressentait d’avoir participé à ma délivrance, me présenta un livre écrit en langue allemande, que je reconnus pour être celui dans lequel j’avais tracé, à l’aide d’une épingle, quelques lignes en français et en anglais. Ce livre lui était tombé sous les yeux lors de la perquisition faite dans la jonque où j’étais retenue prisonnière; il s’en était emparé, lorsqu’en retournant les premiers feuillets, il avait pu lire avec surprise le peu de mots que j’y avais tracés. Il me demanda mon consentement pour en rester possesseur; il voulait, disait-il, le garder comme une relique, afin de le montrer dans sa famille, à son retour en Angleterre. J’étais trop heureuse d’accorder cette légère satisfaction à une personne qui avait contribué à me sauver la vie.
Quant au capitaine Rooney, il semblait fort triste, malgré l’heureuse issue qui avait mis fin à nos infortunes; il paraissait accablé par ce qu’il appelait la fatalité. Son séjour en Chine ne devait pas être de longue durée; il sentait aussi le besoin de revoir sa patrie. Il me dit pour dernier adieu: «Si mes vœux sont exaucés, vous arriverez à bon port; parlez avec confiance, la Providence est avec vous.»
CHAPITRE IX
Départ de Chine.—Le Malta.—Singapore.—Penang.—L’île de Ceylan.—Le Bentinck.—Aden.—Dans la mer Rouge.—Isthme de Suez.—Le Caire.—Le Nil.—Les Pyramides.—Boulac.—Alexandrie.—Le Valetta.—Malte.—Marseille.—J’ai fait le tour du monde.
Le 11 novembre 1854, je me rendis à bord du steamer le Malta. Le vice-consul m’accompagnait, m’assurant ainsi sa généreuse protection jusqu’à mes derniers pas dans ce pays; je ne pus le quitter sans éprouver une émotion bien vive, et si jamais ce récit lui parvient, je désire qu’il puisse y lire l’expression vraie de la reconnaissance que je lui ai vouée.
La ligne que suit la malle des Indes pour se rendre en Europe est certainement la plus enviée des voyageurs. On se rend de Hong-Kong à Singapore: en sept jours. Le steamer stationne vingt-quatre heures pour prendre du charbon, ce qui permet aux passagers de descendre à terre et de visiter la ville, qui, outre les Malais, est en grande partie habitée par des Chinois et un petit nombre de négociants anglais.
De Singapore on va à Penang; il faut trois jours; le steamer s’arrête une demi-journée seulement pour prendre les lettres, mais ce temps suffit pour visiter ce délicieux coin de terre, où la végétation est si active et où les fruits les plus beaux sont en grande abondance.
Après huit jours de navigation on touche à Galle, île de Ceylan. Là tous les passagers descendent à terre; les bagages sont transbordés sur un autre steamer. Le nombre des voyageurs n’est jamais considérable dans cette partie du continent; nous étions trente-deux, en partie tous Anglais, et six ou huit Espagnols qui venaient des îles Philippines.
Le Malta continuant sa route sur Bombay, nous nous rembarquâmes, après deux jours de relâche et par conséquent de promenades, sur le Bentink, autre steamer de la Compagnie des Indes, qui devait nous conduire jusqu’à Suez. Mais avant d’y arriver on s’arrête à Aden. A cet endroit, on prend encore du charbon; rien de plus désolé que cette terre aride sur laquelle on ne rencontre que des habitations misérables. Les naturels, comme des troupeaux de mendiants, nagent des heures entières autour du steamer, guettant, se ruant les uns sur les autres pour la moindre pièce qu’on leur jette. Ils sont d’une horrible laideur; leur chevelure est laineuse comme celle des nègres, et de diverses couleurs. Aden est, en somme, une fort malheureuse contrée.
Après sept jours de navigation dans la mer Rouge, nous arrivâmes à Suez; je débarquai avec un véritable plaisir. Le parcours de l’isthme se fait dans les diligences qui sont traînées par de mauvais chevaux, qu’on est obligé de relayer toutes les deux lieues. Les bagages et les marchandises suivent à dos de chameaux; les conducteurs qui font le service du désert sont presque tous borgnes. Une quantité innombrable de mouches voltigent sans cesse autour de ces malheureux et s’attachent impitoyablement à leurs yeux, qu’elles semblent ronger; on dirait que ces vilaines bêtes travaillent sur des matières pourries. Des carcasses de chameaux, que l’on rencontre à chaque instant et qui sont laissées sur le chemin, servent de pâture aux corbeaux. Deux hôtels restaurants existent sur la route, ils sont ouverts par les soins de la Compagnie pour les besoins des voyageurs; le trajet du désert se fait en seize heures, puis on arrive au Caire.
Le Caire, la ville orientale où l’on croit rêver les yeux ouverts, où l’on marche de surprises en surprises, comme dans les contes des Mille et une Nuits. Tant de récits complets ont été écrits sur ce pays, que je ne tenterai pas d’en faire ici une pâle description. J’y passai trois jours et je les employai à visiter ce qu’il y a de curieux: les bazars, où s’étalent des étoffes brodées d’or et de soie avec une richesse merveilleuse; la citadelle qui renferme le tombeau du vice-roi d’Égypte. Là, il me fallut ôter mes chaussures et marcher pieds nus. Quant aux pyramides, je ne les vis que de loin, en descendant le Nil, de sorte que leur vue n’excita pas chez moi cet enthousiasme traditionnel et, sans doute, mérité qu’elles inspirent d’ordinaire. Je fis toutes ces excursions escortée d’un guide qui me servait d’interprète. De toutes les sensations que j’ai ressenties dans mes voyages, aucune n’est comparable à celle que m’a fait éprouver la ville du Caire.
Pour se rendre à Alexandrie, on prend un petit bateau à vapeur qui descend le Nil jusqu’à Boulac; c’est un trajet de six heures. En suivant la rive je pus jouir à mon aise de la vue de tous ces villages égyptiens bâtis en terre grise, avec une fourmilière de pigeonniers.
A Boulac, on prend le chemin de fer qui, en trois heures, vous conduit à Alexandrie; j’y séjournai encore trois jours, temps nécessaire pour l’arrivée des bagages, et les préparatifs d’embarquement pour l’Europe. Alexandrie ne présente rien de pittoresque; ses bazars sont malpropres et mal assortis. On n’a pas là, comme au Caire, la vue réjouie par la variété et la richesse des costumes orientaux, car les Européens y sont en bien plus grand nombre. J’allai visiter le palais du vice-roi, la colonne de Pompée, l’aiguille de Cléopâtre. Que d’antiquaires eussent été heureux à ma place! Quant à moi, pressée du désir de revoir ma patrie, je ne songeais qu’au départ; je m’embarquai donc à bord du steamer le Valetta. Je n’avais plus que six jours de mer avant de toucher la terre natale. Le quatrième on relâcha à Malte, mais pour une halte de quatre heures seulement: personne n’alla à terre. Deux jours après, le 26 décembre 1854, le Valetta jetait l’ancre dans la rade de Marseille, et le 30 j’étais à Paris, où je pus lire dans le journal la Presse: «Mademoiselle Fanny Loviot, qui avait été prise par des pirates dans les mers de la Chine, vient de rentrer en France, par Marseille, à bord du Valetta.»
Avec quelle joie, quel bonheur, après avoir fait le tour du monde et couru les plus grands dangers, je me retrouvai au milieu de ma famille, de mes amis. Partie pour chercher la fortune, je n’avais rencontré que des périls; mais la nature m’était apparue sous ses aspects les plus variés, et s’il m’avait fallu subir les privations, endurer la fatigue, j’avais du moins vécu de cette vie pleine d’émotions qui n’est pas sans charme dans la jeunesse. Je n’ai donc point à regretter d’avoir fait ce voyage.
Puisse le lecteur indulgent ne point regretter de l’avoir lu!
Les articles qui terminent cet ouvrage relatent comme faits divers quelques fragments de mon histoire. Ils ne méritent pas une sérieuse attention, car ils répètent en partie le récit déjà fait par le capitaine Rooney; mais je les ajoute comme cachet d’authenticité, ayant paru dans les journaux français.
PIÈCES JUSTIFICATIVES
LA PRESSE, 20 décembre 1854.
Le Moniteur de la Flotte publie l’extrait suivant d’une lettre datée de Hong-Kong, le 27 octobre, et qui contient des détails intéressants sur un petit drame maritime:
«Le navire chilien le Caldera partit de Hong-Kong, le 5 octobre, pour San-Francisco, avec deux passagers, une jeune dame de Paris, Mlle Fanny Loviot, et un Chinois. Surpris, deux jours après son départ, par une affreuse tempête, il avait relâché dans une baie située derrière quelques îles où le vent l’avait poussé: il comptait s’y réparer; mais, pendant la nuit, et tandis que l’équipage était occupé aux pompes, trois jonques chinoises l’ont assailli tout d’un coup, s’en sont emparées et l’on mis au pillage; les brigands qui les montaient sont restés deux jours maîtres du navire; ils l’ont quitté en voyant arriver une nouvelle flottille de jonques.
»Le 11 octobre, les bandits qui montaient une de ces dernières jonques offrirent au capitaine du Caldera de le conduire à Hong-Kong, lui, un Chinois du bord et une jeune dame passagère; mais quand la jeune dame et le Chinois furent descendus dans l’embarcation, les bandits poussèrent au large et ne voulurent jamais prendre le capitaine, qui réussit enfin, un peu plus tard, à se procurer un bateau et à se rendre à Hong-Kong.
»Pendant ce temps, les pirates entraînèrent la jeune dame et le Chinois, et les firent entrer dans un bateau, où ils les enfermèrent dans une petite cabine de l’arrière. «Nous étions obligés, écrit la jeune dame dans son récit, de nous tenir en raccourci faute de place, et on nous surveillait de très-près; le soir, il nous était permis de sortir pour un quart d’heure à peu près de notre prison; mais dès que les pirates voyaient venir d’autres bateaux, ils nous faisaient rentrer au plus vite; ils nous fournissaient de la nourriture à l’heure de leurs repas, et nous disaient souvent que si le bateau qui portait notre capitaine à Hong-Kong ne ramenait pas notre rançon, ils nous relâcheraient.
»Nous sommes restés ainsi jusqu’au matin du 18; le Chinois, mon compagnon d’infortune, entendit les pirates dire qu’un steamer était en vue et qu’il fallait faire des préparatifs pour se sauver à terre; ils ne tardèrent pas, en effet, à s’échapper, nous laissant ainsi libres, et sans nous faire aucun mal. Pendant le temps que nous avons passé à bord de ce bateau, les pirates ont attaqué, la nuit, un bateau chinois, et, le lendemain, ils ont trafiqué de leur butin avec un autre bateau. De notre prison, nous entendîmes distinctement passer les marchandises d’un bateau à l’autre et compter l’argent.»
»Le steamer envoyé à la recherche des pirates, et qui a délivré la jeune dame et le Chinois, a détruit, avant de quitter ces parages pour revenir à Hong-Kong, trois villages occupés par les pirates. On croit qu’une nouvelle expédition de bâtiments de guerre sera spontanément dirigée contre les repaires où ces bandits se réunissent.»
PRESSE, 30 décembre 1854.
«Mademoiselle Fanny Loviot, qui avait été prise par des pirates, dans les mers de Chine, vient de rentrer en France, par Marseille, à bord du Valetta.»
MONITEUR, 20 janvier 1855.
«Le gouvernement de l’Empereur a reçu de Son Excellence lord Cowley communication d’une dépêche adressée à l’amirauté par le contre-amiral sir James Sterling, commandant en chef la station navale de Sa Majesté britannique dans les mers de l’Inde et de la Chine, ainsi que d’un rapport en date du 20 octobre 1854, dans lequel sir William Hoste, capitaine du vaisseau le Spartan, rend compte d’une expédition entreprise contre les pirates de l’île de Symong, aux environs de Macao.
»Les pirates avaient pillé et fait échouer la barque portugaise Caldera, emmenant une dame française qui se trouvait au nombre des passagers. Le croiseur britannique Lady Mary Wood les ayant vainement poursuivis, le vice-consul de France à Hong-Kong demanda au capitaine du Spartan d’envoyer un détachement à bord du steamer Ann, que les assureurs de la barque se proposaient d’expédier pour recommencer la même tentative.
»Le 17 octobre dernier, d’après les ordres de sir William Hoste, le lieutenant Palisser partit avec quatre-vingt-cinq hommes montés sur trois chaloupes; il jeta l’ancre près des débris du Caldera. Le lendemain matin, ayant aperçu sous le vent quelques jonques d’une apparence suspecte, le lieutenant leur donna la chasse avec les trois bateaux qu’il commandait, le peu de profondeur de l’eau interdisant au steamer d’approcher de la côte. Ces jonques se dirigèrent aussitôt vers la terre, où leurs équipages s’empressèrent de se réfugier, après avoir jeté leurs armes à la mer. Les Anglais eurent le bonheur de trouver dans la première jonque la voyageuse française, ainsi qu’un négociant chinois fait prisonnier en même temps qu’elle. Ils les envoyèrent tous deux à bord de l’Ann, et incendièrent la jonque ainsi que deux autres bâtiments; ils se dirigèrent ensuite jusqu’au village de Kou-Cheoumi, d’où l’on avait fait feu sur les bâtiments anglais deux jours auparavant, et où l’on savait qu’était déposée la cargaison enlevée par les pirates. Ils retrouvèrent en effet cent cinquante-trois sacs de sucre et quarante caisses de thé qu’ils emportèrent, et ils brûlèrent deux villages.
»Pendant la première de ces opérations, on découvrit un troisième village, défendu par une batterie de quatre canons et huit pièces de siége. Le lieutenant força son chemin à travers un taillis épais, et, après avoir essuyé une décharge qui ne lui blessa personne, il s’empara de la batterie, en dispersa et en tua les défenseurs, incendia le village avec les bateaux échoués sur le rivage, et s’éloigna après avoir encloué les canons, à l’exception de six qu’il emporta comme trophée de sa victoire.
»Dans sa dépêche, sir William Hoste signala la bravoure et la bonne conduite des équipages, qui ont travaillé pendant douze heures, exposés à un soleil ardent: il fait aussi le plus grand éloge du lieutenant Palisser, qui, en quatre mois, a commandé cinq expéditions contre les pirates avec le même succès, et a détruit trois forts pourvus de dix-sept canons.»
LA PATRIE, 12 février 1855.
«Macao, 6 décembre.
»Le 6 octobre dernier, un navire chilien, le Caldera, parti la veille de San-Francisco, étant venu échouer, par suite de mauvais temps, près d’une des nombreuses îles situées au sud-ouest de Macao, fut attaqué et pillé par les pirates. Une jeune Française, Mlle Fanny Loviot se trouvait à bord; les pirates la retinrent prisonnière ainsi qu’un autre passager, riche marchand chinois, et laissèrent partir le capitaine du bâtiment pour Hong-Kong, dans l’intention d’en obtenir une double rançon.
»Instruit de ces faits par le capitaine du Caldera, le vice-consul français s’adressa au commandant de la station anglaise, sir William Hoste, et le pria, en l’absence de toutes forces françaises dans ces parages, d’envoyer un bâtiment à la recherche de Mlle Loviot. Sir William Hoste accéda avec empressement à cette demande et fit aussitôt partir quatre-vingts hommes de la corvette le Spartan, sous les ordres du second de ce bâtiment, le lieutenant de vaisseau Palisser, à bord du steamer the Lady Mary-Wood, que les consignataires du Caldera avaient affrété dans le but de sauver la partie du chargement qui n’aurait pas encore été enlevée par les pirates.
»Le détachement des marins anglais rencontra les pirates, incendia un grand village où ils s’étaient retranchés, leur tua vingt hommes et leur prit quelques canons. Il surprit la jonque sur laquelle se trouvaient la captive ainsi que le négociant chinois, sévit énergiquement contre les bateaux et les villages qui servaient d’abri aux pirates, et revint à Hong-Kong dans la matinée du 19. La jeune femme était restée douze jours prisonnière de ces misérables; mais l’espoir qu’ils avaient d’obtenir pour elle une riche rançon les avait empêchés de la maltraiter.»
TABLE
| CHAPITRE PREMIER | |
|---|---|
| Départ du Havre.—Regrets de la vie parisienne.—Un banc de rochers.—Rio-Janeiro.—Le bétail humain.—Départ de Rio.—Six semaines en mer.—Le cap Horn.—Tempêtes.—Mort d’un matelot.—Pêche d’un requin.—Terre! terre!—Le pays de l’or. | 3 |
| CHAPITRE II | |
| La baie de San-Francisco.—Navires abandonnés.—La Mission Dolorès.—Mœurs des Chinois émigrés.—La race noire.—Les habitués de Jackson-street.—Maison des jeux.—La bande noire.—Comité de vigilance.—La pendaison. | 21 |
| CHAPITRE III | |
| Sacramento.—Le fort Sutter.—Indiens nomades.—Mary’s-ville.—Shasta-City.—Rencontre d’un ours.—Weaverville.—Les mineurs.—Les montagnes Rocheuses.—Yreka.—Retour à San-Francisco. | 37 |
| CHAPITRE IV | |
| Incendie.—Départ pour la Chine.—L’Arturo.—Une malade à bord.—Les sorciers chinois.—Mort.—Les mers de la Chine.—Une voie d’eau.—Arrivée à Hong-Kong.—Visite au consul.—Voyage à Canton.—Insurrection chinoise. | 61 |
| CHAPITRE V | |
| Le capitaine Rooney.—Than-Sing.—Le typhon.—Chute du mât de misaine.—Effets de la tempête.—Désastres du Caldera.—Les pirates chinois.—Scènes dans l’entre-ponts.—Équipage enchaîné.—Interrogatoire.—Menaces de mort.—Pillage. | 83 |
| CHAPITRE VI | |
| Séquestration.—Le bon Chinois.—Une lueur d’espoir.—Nouvelle flottille de jonques.—Déguisement.—Plus de vivres.—Pirate père de famille.—Proposition de fuite.—Refus de l’équipage.—Fureur du capitaine Rooney.—Embarcation à la mer.—Désappointement. | 109 |
| CHAPITRE VII | |
| Désespoir.—J’écris la date de ma captivité.—Apparence de bonté des pirates.—Un joyeux repas.—Un steamer en vue.—Fuite des pirates vers la montagne.—Coups de canon sur notre jonque.—Reconnaissances.—Hourra! hourra!—Je suis sauvée. | 167 |
| CHAPITRE VIII | |
| Récit du capitaine Rooney.—Expédition sur la côte.—Villages incendiés.—La mère des pirates.—Mort d’un Chinois.—The lady Mary Wood.—Retour à Hong-Kong.—Protection du consul.—Visite de Than-Sing.—Adieux du capitaine Rooney. | 193 |
| CHAPITRE IX | |
| Départ de Chine.—Le Malta.—Singapore.—Penang.—L’île de Ceylan.—Le Bentinck.—Aden.—Dans la mer Rouge.—Isthme de Suez.—Le Caire.—Le Nil.—Les pyramides.—Boulac.—Alexandrie.—Le Valetta.—Malte.—Marseille.—J’ai fait le tour du monde. | 218 |
FIN DE LA TABLE