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Les Portes de l'Enfer

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—Mais pas du tout….

Le vieux grinça des dents:

—Tais-toi, menteur! Tu y vas…! Tu voulais la voir? Eh bien! je vais t'y amener! Allez! Marche!

Et il le poussa de toutes ses forces, hurfant comme pour faire partir un cheval rétif:

—Allez! Avance! Hue!

—Puisque je vous dis, répétait l'autre à demi étranglé, que je n'y vais pas….

—Avance!

—Puisque je vous répète….

En se débattant, d'homme glissa et tomba à la renverse. Pris d'une rage folle, Camus le voyant à terre, se mit à lui taper sur ta figure à coups de pied, à coups de poing. Le gars se releva d'un coup de reins, essuya d'un revers de main sa face éclaboussée de sang et lui cria:

—Eh bien! oui! J'y vais, chez ta femme! Tu es content! Et j'y retournerai, parce qu'elle ne veut plus de toi, elle ne veut plus….

Mais, comme il ouvrait encore la bouche pour cracher des injures, le vieux lui abattit sa trique sur la tête. Il poussa un grand cri, recula de deux pas… s'effondra… disparut….

Il y eut une demi-seconde de silence effrayant, quelques cailloux roulèrent en claquant… un bruit se fit entendre, large, profond….

Camus, le bâton à la main, les yeux dilatés; écouta…. Rien ne remuait…. Rien ne vivait autour de lui…. Il bégaya:

—Je l'ai jeté dans le ravin!

Et, tout d'un coup, la terreur aux flancs, suant l'horreur et l'épouvante, il se mit à courir.

En apercevant sa maison, un peu de calme lui revint, avec une sorte d'orgueil. Il se sentait plus grand d'avoir frappé si fort. Il levait le poing pour heurter aux voleta quand la porte s'ouvrit. Sur le seuil, il aperçut sa femme qui, la lampe à la main, le corps penché, disait d'une voix tendre:

—C'est toi, mon chéri?

Il fut sur le point de lui sauter à la gorge et de crier, avec une joie sauvage:

—Ton chéri! Va le rejoindre dans le trou! Mais il se ressaisit:

—C'est moi, Camus!

Le rond de clarté que la lampe étendait sur la neige se mit à danser, et la femme recula. Il entra. Sans rien dire, il défit son manteau, jeta sa casquette sur la table, retira ses sabots, et s'assit. Il grelottait près du foyer ardent et parlait bas.

—J'ai manqué mon train…. La route est si mauvaise….

Il se leva:

—Si on allait se coucher?

Dans le lit, il se remit à trembler. Il sentait sa femme près de lui, il écoutait son souffle, épiait ses mouvements et songeait avec une joie sauvage:

—Elle ne dort pas! Elle se demande pourquoi il n'est pas venu, s'il m'a vu… si je me doute… et elle a peur…! Et nul ne connaîtra jamais la vérité. Si quelque jour on retrouve le corps, on se dira: le bouvier s'est trompé de chemin et il est allé se jeter dans la carrière.

Mais, peu à peu, une terreur l'envahit:

—Si je ne l'avais pas tué, pourtant! S'il aillait sortir mutilé, sanglant, et m'accuser, et dire: c'est Camus qui m'a poussé.

A cette pensée, une vision de gendarmes, de juges passa devant ses yeux, et il enfouit sa tête dans l'oreiller.

Au matin, il se leva, brisé de fatigue. La neige tombait sans arrêt. Tout le jour, il resta, assis auprès de la fenêtre, les yeux perdus entre le ciel épais et la campagne blanche, regardant parfois sa femme aller et venir. Elle avait les joues pâles, les yeux battus, et tressaillait au craquement d'une branche, à l'aboiement sonore et lointain d'un chien de ferme. Elle se sait à coudra, sans rien dire, puis laissa tomber l'ouvrage sur ses genoux…. Le crépuscule descendit. La nuit vint. Camus, pour la première fois, rompit le silence.

—A quoi penses-tu? Tu ne peux plus coudre, il fait noir….

Elle murmura: «C'est vrai» et alluma la lampe. Il s'aperçut que de grandes larmes avaient laissé une traînée luisante sur ses joues; il détourna la tête.

Il ne ferma pas l'oil de la nuit, et, au soleil levant, reprit sa place de la veille, près de la fenêtre, le regard invinciblement attiré vers ce même coin d'horizon, devinant sous le tapis plus épais et plus blanc le trou dans lequel l'autre avait roulé.

Ce fut ainsi pendant cinq jours; puis, un après-midi, la neige ayant cessé de tomber et le soleil jaunissant les nuages, il vit tournoyer un vol de corbeaux. Cela faisait sur le ciel morne une tache très noire et mouvante. De temps en temps, un des oiseaux se laissait choir, puis remontait, et d'autres descendaient, d'autres encore….

D'abord, il suivit machinalement leur manège, et, soudain, leurs cris traversant le silence, une réflexion lui vint:

—Mais ils sont au-dessus du trou…! Alors…? Ils viennent là, attirés par quelque chose… par une proie… par le corps de l'autre…!

Il repoussa sa chaise d'un geste si violent que sa femme leva les yeux vers lui, et, suivant son regard, aperçut, elle aussi, les corbeaux noirs dans te ciel pâle. Il pencha la tête de son côté, l'oeil allumé de haine. Une grimace tira sa figure ridée, il ramassa sa chaise, se frotta les mains, alluma sa pipe, se rassit, et se mit à fumer, les mains aux poches, les jambes allongées.

La femme demeurait immobile, regardant les oiseaux. L'un d'eux s'enleva plus haut que les autres, tenant une loque dans son bec. Le vieux se mit à ricaner; et la femme, tes yeux grands ouverts, joignit les mains et se cacha la tête dans son tablier.

Le jour baissait. L'ombre glissait des poutres au plancher. Les corbeaux innombrables montaient et descendaient d'un vol plus lourd, avec des appels moins stridents, et, peu à peu, mystérieuse et calme, la nuit se ferma sur le ciel morne.

Un Piquet?

Lorsque Ranaille s'entendit condamner à la peine de mort, on le vit d'un geste brusque rentrer la tête dans les épaules, serrer les mâchoires et considérer d'un regard indéfinissable ses énormes mains, inutiles à présent. Son émoi, d'ailleurs, dura peu, et comme dans le fond de la salle, d'où montait une buée poussiéreuse et chaude, éclataient des bravos, il se mit à hurler:

—Tas de feignants! Tas de lâches!!!

Avec une telle rage et d'un élan si furieux qu'on dut le traîner hors de son banc, mordant, tapant, à demi fou.

Le soir, il refusa toute nourriture, et, jusqu'au matin, ses gardiens l'entendirent se tordre dans la camisole de force, essayant de rompre ses liens. Il s'endormit enfin, maté par la fatigue, et le lendemain, son avocat le trouva calme, narquois et crâneur. Comme il était redevenu tranquille et semblait ne plus même se souvenir de sa crise, on lui retira, le jour, ses entraves. Libre, il s'étira, tendit ses bras puissants, passa la main sur son cou de taureau, où les cheveux déjà coupés à la tondeuse laissaient une petite route froide, frissonna comme un homme qui s'éveille dans un train au soleil levant, et dit à son gardien:

—Un petit piquet…?

Dehors, il faisait beau, et, bien que retardés par les hauts murs de la prison, des rayons de soleil, coulant entre les barreaux, mettaient dans la cellule des taches dorées, des traînées rousses, mobiles et changeantes, qui donnaient aux murs gris et à la grosse table, avec ses gobelets, sa bouteille et ses cartes, un air vague de guinguette un jour d'été.

Ayant gagné, il se renversa un peu sur son escabeau et dit en riant:

—Eh bien, mon vieux? une autre?

—Une autre, fit le gardien.

Ranaille battit les cartes lentement, et, le pouce levé pour la donne, demanda:

—Cela ne dure guère plus de quarante jours? Sans attendre la réponse, il ajouta:

—Moi. d'abord, je m'en fous. Ici ou à la Nouvelle….

Il ne songeait pas un instant que sa grâce pût être refusée. Durant de si longs mois il avait, par ses muscles de colosse, ses fureurs, son audace, si bien terrorisé tout un quartier, qu'il se demandait comment on avait osé l'arrêter, et qu'il s'imaginait maintenant qu'«on y regarderait à deux fois» avant de l'envoyer à l'échafaud. Parfois, cependant, traversé d'un doute, il contemplait ses bras, serrait les poings, faisant saillir ses biceps et se tendre sa chemise, puis haussait les épaules, rassuré au spectacle de sa force. Faisant des projets, rêvant de sa case sous les tropiques, de bonnes siestes à l'ombre des palmiers, d'une existence calme, un peu monotone peut-être, mais égayée par la possibilité de l'évasion, il oublia sa condamnation, l'arrêt menaçant, et franchit sans angoisse le cap de la troisième semaine, fumant, chantant et dormant bien.

Mais, au milieu de la vingt-deuxième nuit, il eut un cauchemar et s'éveilla trempé de sueur, livide, en appelant: «Au secours!»—Quand on lui demanda ce qu'il avait eu, il hocha la tête, répondit: «Rien…. Rien….» d'une voix étranglée, jeta sur les murs, sur son gardien et sur son propre corps des regards farouches. Il ne se rendormit qu'au grand jour, ayant gardé les yeux constamment fixés sur la porte qui, dans l'aube pâle, s'éclaira la dernière.

A partir de cette nuit, il devint nerveux, irritable. Toujours entre ses gardiens et lui, une chose dont il ne parlait pas se dressait, une chose terrible sans doute, dont l'apparition te faisait brusquement se taire au milieu d'une phrase et le laissait ensuite, pendant des heures, grelottant, la gorge sèche. Il ne chantait plus et, pris de soudaines colères, menaçait avec des cris furieux de tout casser, de tuer quelqu'un, levant les poings, hurlant «qu'il était un homme, qu'on n'avait pas le droit!» Et cette phrase «on n'a pas le droit!» devait répondre à une pensée obstinément accrochée dans son cerveau, car il la répétait sans cesse, à propos de tout, à propos de rien, dans la rage ou dans l'affaissement, interrompant un mot, arrêtant un geste pour la redire avec le même accent têtu:

—On n'a pas le droit. On n'a pas te droit…! Un jour, comme il était plus sombre encore que de coutume, son gardien lui proposa une partie de piquet. Il fit «Oui» sans enthousiasme et joua distraitement. Peu à peu, la partie sembla l'intéresser. Quand elle fut achevée, il discuta un coup, montra à son partenaire comment, pourquoi il avait mal joué, et proposa:

—Une autre?

Il gagna encore. Sa belle insouciance des premiers jours l'avait repris. Il riait, sifflotait, toute sa pensée concentrée sur les douze cartes qu'il tenait dans sa main gauche, tout le mystère de l'avenir enfermé dans son écart qu'il balançait en l'air de la main droite, avec une dernière réflexion, puis d'un geste décidé:—«Allons-y!»—Mais la veine qui l'avait favorisé au début le quitta.—Il avait de mauvais jeux, les cartes rentraient mal. Il sifflotait encore, mais avec rage. Sur un soixante que compta son gardien, il jeta ses cartes, s'emporta:

—Qu'est-ce que tu veux faire avec des jeux pareils?

Il perdit et déclara:

—Je ne joue plus.

Le voyant avec sa tête des mauvais jours, son gardien risqua:

—Allons…? Encore une petite?

Il se rassit en maugréant et perdit de nouveau. Alors, il entra dans une terrible colère:

—On ne doit pas compter comme ça! Ce n'est pas loyal!

Il vérifia l'addition; sa fureur s'exaspéra encore. Il cracha sa cigarette, hurla, les yeux injectés, les veines des tempes gonflées à éclater. Il fallut lui passer la camisole de force, comme le premier jour, et comme le premier jour encore, il bondit dans ses liens ainsi qu'une bête prise au piège, jusqu'à ce que, passant à la prière, il suppliât:

—On n'a pas le droit… Enlevez-moi ça…

Le lendemain, il demanda timidement:

—Un piquet?…

Devant les cartes, il reprit un peu de gaieté. Mais hargneux, mauvais joueur, quand la partie ne s'annonçait pas bonne pour lui, ses dents se serraient, il crispait les poings. Seule la menace de la camisole le calmait et il se remettait à jouer en griffant la table, grondant des injures et des jurons entrecoupés. Il avait pris son gardien en haine, suivait du regard le moindre de ses gestes, avec des yeux incendiés de tigre qui guette l'instant propice pour sauter sur sa proie, si bien que, pour éviter un drame, on lui en donna un nouveau.

Il le considéra d'abord avec méfiance. Bien qu'il eût souhaité étrangler le premier avec joie, il s'était en quelque manière habitué à ses façons, à sa parole tantôt brusque, tantôt blagueuse; il s'était habitué à le haïr, surtout, et cela lui manquait. Pourtant, le nouveau lui ayant, à son tour, proposé un piquet, il accepta. A ce moment, il en était au trentième jour de cellule, et commençait à s'inquiéter, à se tourner dans son lit jusqu'à l'aube.—Il gagna, fit une seconde partie, la gagna encore, et ainsi jusqu'au soir tombant. Jamais, depuis quatre semaines, la journée n'avait fui pour lui si légère. Il aimait le jeu, moins pour les émotions que pour la victoire, et puis—il osait à peine se l'avouer—chaque partie était pour lui une réussite, et la perte l'irritait et le terrifiait à la fois. Cette nuit-là, il dormit bien. A peine levé, il demanda les cartes et se remit à jouer et à gagner.

Le gardien, auquel on avait fait la leçon, s'appliquait à perdre. Ranaille, apaisé, ne pensait plus à rien. Les heures et les jours passaient tristes et lents. Au bout d'une huitaine, sa veine ne se démentant pas, il conçut quelques soupçons. A différentes reprises, le gardien avait omis de compter un quatorze ou une quatrième et joué en véritable apprenti, lui laissant, comme à plaisir, prendre l'avantage. Il l'observa, fut sur le point de le lui dire; mais à la fin, sa conviction étant faite, songeant non pas: «Il perd exprès», mais: «Il a peur de gagner», et éprouvant quelque orgueil à faire peur, même enchaîné, il se tut, satisfait: car la peur est un hommage pour la brute; c'est son respect.

Ainsi quelques après-midi s'écoulèrent encore, mais l'échéance du quarantième jour approchant, le condamné fut repris par ses frayeurs nocturnes. Le jeu ne suffisait plus à engourdir sa pensée. Au bout de deux ou trois parties, il repoussait les cartes, le regard vague, les traits tirés:

—J'en ai assez.

Et il fallait le prier:

—Allons… voyons… je voudrais ma revanche, une fois…

Il ramassait son jeu, gagnait encore, et, désintéressé, maintenant qu'il était sûr de gagner, pensait à autre chose, regardait tout à coup fixement son gardien avec une angoisse muette, cherchant à deviner dans ses yeux son arrêt, torturé par un soupçon:

—Il sait, lui, peut-être?…

Et la nuit, chassant d'un coup de tête l'horrible vision comme on chasse une mouche acharnée, il roulait dans sa tête cette seule pensée: «Mon gardien saura un jour avant moi, tout un jour… le dernier… et nous serons face à face, et rien ne me dira: C'est fini… ça y est… Il aura ça derrière son front!…»

Il était devenu poli, soumis et doux avec chacun, comme si chacun avait détenu une parcelle du pouvoir décisif, comme si chacun avait pu d'un mot appeler sur lui la grâce présidentielle. Mais sans cesse il dévisageait ceux qui l'approchaient avec une angoisse grandissante, guettant sur leur visage, dans leur attitude un signe capable de le renseigner, souhaitant et redoutant ce signe avec une terreur égale.

Durant la quarante-troisième nuit, il ne dormit pas, épiant les bruits de la rue, claquant des dents si fort que, les bras immobilisés, il appuyait son menton contre sa poitrine pour ne pas se mordre. Il n'eut pas la force de s'assoupir le jour venu et enfila son pantalon en pensant qu'il ferait les mêmes gestes à l'aube du lendemain, peut-être au milieu d'hommes venus le chercher pour mourir. Sitôt qu'il fut debout, il planta ses yeux dans les yeux du gardien. Mais il n'y vit rien que l'expression accoutumée et lui dit, tout en s'habillant:

—C'est long, bon Dieu de bon Dieu! C'est long!

L'autre répondit:

—C'est bon signe… Un piquet?

Il fit «Non» et marcha dans sa cellule jusqu'au déjeuner. Il mangea peu, s'étendit sur son lit, demeura immobile. Vers trois heures, il demanda à jouer et tendit une cigarette à son gardien. Le gardien, les yeux vers le sol, refusa. Il cessa de battre les cartes et bégaya:

—Qu'est-ce que…

Il n'acheva pas la question et se mit à jouer sans desserrer les dents, mais pâle, pâle, et avec des mains qui tremblaient. Le gardien, lui non plus, ne parlait pas; on n'entendait entre eux que le bruit mat des cartes tombant à plat sur le bois, et tous les deux, le front penché, fixaient obstinément leurs jeux sans se regarder. Ils jouaient vite, nerveux, ne ramassant plus leurs levées.

—Tu dois avoir fini? fit tout à coup Ranaille.

—Non, répliqua le gardien comme si brusquement il sortait d'un rêve, non…

Ranaille compta:

—… Je pose 2 et je retiens 3, et 2 cinq, et 4 neuf, et 4 treize, et 5 dix-huit, et 6 vingt-quatre… 242… Tu as gagné. Tu as…

Et soudain, les yeux démesurément ouverts, il balbutia:

—Ça y est… Je suis foutu… Tu le sais… On t'a dit…

—Quoi?… Quoi donc?… Moi?… Mais non, fit le gardien aussi tremblant que lui.

Mais Ranaille, roulé sur son lit, les ongles aux oreilles, sanglotait:

—Ça y est, je te dis… ça y est… ça se voyait sur ta figure… Et puis, t'as oublié de perdre…

Le gardien entre-bâilla la porte et dit à mi-voix à son camarade, dans le couloir:

—Arrive un peu… voilà qu'il sait…

Ranaille hoquetait:

—Ça y est… on n'a pas le droit… pas le droit… pas le droit…

Les gardiens se taisaient, immobiles. Un bruit de sabots traîna dans une cour. De la rue arrivaient assourdis les murmures du soir… Le soleil achevait de descendre doucement dans le ciel calme, laissant un peu de rouge à l'horizon.

Sur la Route

Le chemineau s'était assis au bord du chemin.

Depuis deux jours, il marchait, à l'aventure, sous le lourd soleil, se reposant, la nuit, à l'abri d'une meule, et reprenant dès l'aube, sa course vagabonde. Sur le seuil des maisons, rien qu'à voir sa mine sauvage, sa barbe inculte, et les loques qui le couvraient, les femmes serraient leurs petits blottis contre leurs jupes. Dans les champs, lorsqu'il demandait du travail, prêt à toutes les besognes, on le repoussait durement. La tête un peu basse, et le bâton traînant, il repartait, résigné. Mais, quand, ayant fait quelques pas, il était sûr qu'on ne pouvait le voir, du revers de sa main, il essuyait de grosses larmes qui coulaient sur ses joues.

A cette heure, pourtant, une révolte lui venait, la révolte qui monte des ventres affamés, et des mots, malgré lui, s'échappaient de ses lèvres.

—C'est pas juste!… Il n'y a pas de non Dieu!

Il leva sa trique en mâchant un juron, mais, comme elle heurtait le sol, il vit sauter une chose brillante qui retomba avec un son clair.

Il se leva, cherchant dans la poussière:

—Ça, c'est de la chance!…

Entre ses doigts, il tournait, retournait une pièce d'or qu'il venait de ramasser. Il la faisait sauter, n'osant croire à pareille aubaine.

—Un louis!… un vrai!… Y a-t-il longtemps que je n'en ai pas tenu un! Je vais donc manger à ma faim, boire à ma soif, et dormir dans un lit… Avec ça, en travaillant sur mon chemin, j'arriverai tout doucement jusqu'à la ville… Là, je me débrouillerai toujours.

Il réfléchit: Cet argent-là n'est pas à moi!… Si quelqu'un m'avait vu?… Il regarda de tous côtés. Personne. Il était seul, bien seul sur la route.

Loin, vers la droite, par-dessus l'or des blés, un village semblait faire le gros dos, à l'horizon. Il en apercevait juste les toits de chaume et le clocher pointu.—Gaiement, à travers champs, faisant chanter sur son passage, les longs épis qui le frôlaient, il se mit en marche.

Devant une auberge, il s'arrêta:

—Salut, la compagnie!…

La patronne barrait la porte, et demanda:

—Qu'est-ce que vous voulez?

—Je voudrais manger.

—Nous n'avons point de restes… Passez votre chemin…

Il cligna de l'oeil:

—Oh!… je ne demande point la charité! Je paie!

Il fit sauter le louis dans sa main.—Étonnée de voir de l'or entre les doigts d'un vagabond, la paysanne héla son mari. Celui-ci regarda, méfiant, l'homme et les vingt francs, puis interrogea:

—D'où que vous tenez ça?

—Qu'est-ce que ça peut vous faire, puisque je paie?

—Eh bien! moi, je ne veux pas vous vendre à manger!…

Le chemineau demeura quelques secondes interdit. Puis, il remit sa pièce d'or dans sa poche, haussa l'épaule, et s'en alla.

L'aubergiste et sa femme le suivirent des yeux.

—Encore un qu'aura fait un mauvais coup par là.

—Si on prévenait le garde?

Un client arrivait. On lui conta l'aventure, l'exagérant déjà:

—Un miséreux, avec une mine à faire peur, qui voulut me payer d'un louis.—Ce n'est pas naturel.—Il en faisait sonner d'autres dans ses poches. Ces gueux-là, sait-on jamais d'où ça vient, où ça va?…

En cinq minutes, il fut signalé dans le village. Des gamins le suivaient de loin, hostiles, et lui, tirant son pas fatigué, s'étonnait, sans comprendre, des figures qui le dévisageaient.

Tout autre jour, il en eût pris ombrage, mais, ayant de l'argent, il ne s'en préoccupait guère.

La boulangère, dans sa boutique, rangeait des pains, de gros pains bis, à la croûte croquante et rousse.

—Bonjour, la patronne. Il me faudrait une miche.

—Passez votre chemin.

—Oh! on n'est guère confiant, dans votre pays! Ce n'est pas parce qu'on n'a pas de beaux habits qu'on tend la main. Payez-vous.

Il tendit son louis.

—Puisqu'on vous dit de passer votre chemin!

Il demeura le bras tendu, bouche bée.

—Ah! vous ne voulez pas?… Vous…

Il hocha la tête, murmura: «Imbécile!…» et partit.

Partout, chez l'épicier, chez le boucher, le charcutier, même réponse.

Il se demandait: Pourquoi ne veulent-ils pas me vendre, puisque j'ai de quoi payer? Peut-être que ma pièce n'est pas bonne?…

Il n'osait plus la sortir. Il la tâtait, toute petite, chaude de son contact, luisante et douce, parmi les grumeaux de pain durci, et les miettes de tabac, au fond de sa poche.

Le soir vint. Il n'avait pas encore mangé. Il avait repris la grande route, et, tout en marchant, réfléchissait:

—Je ne vais pourtant pas crever de faim avec vingt francs sur moi!

Peu à peu, cependant, il commençait à comprendre.

—Non, je n'ai pas une tête à avoir un louis. De l'or, entre les mains d'un traîne-misère comme moi, ça semble louche. On se demande d'où je le tiens… On croit peut-être que je l'ai volé… que j'ai attaqué un passant, au coin du bois. Cela vous donne une si drôle de figure, la faim!…

Comme il monologuait ainsi, au tournant du chemin, il vit un homme s'avancer vers lui.—Lui aussi allait, d'un pas traînant, courbant l'échine. Il portait des vêtements usés. Un vieux chapeau couvrait sa tête, et sa barbe inculte, grise de poussière, faisait mieux ressortir le hâle de son visage.

Les deux vagabonds s'arrêtèrent, et comme si tous ceux qui souffrent se connaissaient, se tendirent la main.

—Où vas-tu ainsi, compagnon? dit l'homme au louis.

—Je tâche de gagner le village, là-bas, pour y passer la nuit.
Faisons-nous route ensemble?

—Non. Je vais à l'opposé. Et même, si j'ai un conseil à te donner, c'est de rebrousser chemin… On n'est guère accueillant aux chemineaux, là-bas… J'en viens. Tu ne trouveras pas un coin de grange où coucher.

—Baste! avec de l'argent!…

—Même avec de l'argent.

Il allait dire «surtout». Il se tut. L'autre reprit:

—Les paysans sont les mêmes partout. Tant qu'ils croient qu'on leur demande la charité, ils font la sourde oreille. Mais, sitôt qu'on leur montre ça…

Il fit sauter quelques sous dans sa main, et se mit à rire:

—Ce n'est pas beaucoup, pourtant! Dix-sept sous! Mais ça me tiendra bien trois jours!

Tandis qu'il parlait, celui qui n'avait pas mangé se disait:

—Avec dix-sept sous, le voilà plus riche que moi avec vingt francs!
Lui, trouvera du pain, une botte de paille pour reposer sa tête…

Une idée lui vint:

—Ecoute, donne-moi quelque chose…

Tout de suite, l'autre ferma la main sur ses sous:

—Je ne peux pas, dame! J'ai juste de quoi gagner la ville… et encore!…

—Tu n'as pas de pain?

L'autre serra sa besace et dit:

—Non… Au revoir.

Il fit un pas. Le chemineau le retint.

—Tu ne vas pas t'en aller comme ça et me laisser crever sur place…

—Je n'ai rien.

—Mais si, tu as des sous!… Voyons… On est des frères de la route…

—Je ne peux pas… Je viens de t'expliquer… Chemin faisant, tu pourras travailler…

La faim, l'horrible faim tenaillait le ventre du vagabond, glissant en lui comme une étrange ivresse.

—Ecoute un peu. Je te les achète, tes sous, oui, et je te les paie bien… Je t'en donne vingt francs…

L'autre ouvrait de grands yeux. Il continua, très vite:

—Oui, vingt francs. Je les ai trouvés, ce matin, dans la poussière. Mais, partout, on me les refuse, parce que je suis trop déguenillé. Regarde. Ce n'est plus des vêtements que j'ai… C'est des loques. Puis, la faim, ça fait briller les yeux, ça donne une figure mauvaise… alors les gens ont peur. Tandis que toi tu as des habits plus propres. Avec ton grand caban de limousine, tu as l'air d'un berger qui voyage… Vingt francs entre tes mains, ça n'étonnera pas. Et puis, tu n'as peut-être pas tant souffert que moi… tu as mangé, tantôt… et moi, depuis deux jours… j'ai faim…

Il dit ces derniers mots à voix basse, honteux et terrible, le visage sous l'haleine de l'autre.

—Tu vois que le marché est bon… Tu as peur qu'elle soit fausse?
Tiens… écoute-la sonner… La voilà… Donne-moi tes sous…

Mais l'homme s'écartait, repoussant la pièce tendue.

—Hé! garde ton argent! Tu es plus riche que moi!

—Tu n'as pas compris. Je ne peux pas m'en servir… Ils n'en veulent pas… Donne…

—Non… Non… Au revoir!…

Une folie passa dans la tête du chemineau. Une rage de vol et de meurtre crispa ses mâchoires, serra ses poings, et, violemment, il saisit l'autre à la gorge:

—Donne-les…

L'homme se débattit, essayant d'échapper à l'étreinte. Il tendit les bras, glissa, les doigts crochus. Sa bouche s'élargit essayant un appel; ses yeux, désorbités, tournèrent, éperdus… Il s'abattit… Les sous roulèrent sur le sol.

A quatre pattes, à tâtons, le meurtrier les ramassa, sans compter, et se mit à courir.

Quand il vit apparaître les premiers feux du village, il s'arrêta, haletant. Il s'aperçut alors qu'il tenait le louis entre ses dents. Dans sa poche, il sentit la monnaie de billon. L'horreur de son crime descendit devant lui… Il eut peur. Mais la faim lui tordait les entrailles. Il prit la pièce d'or et la jeta, à la volée.

Dans les feuilles, ce fut comme un petit frisson, comme la chute d'une branche glissant jusqu'à la mousse… A grandes enjambées, il gagna le village:

—Quatre sous de pain, s'il vous plaît?

La boulangère prit une miche, la lui tendit. Il paya. Le contact des sous tout rugueux de poussière le fit trembler.

Mais la mie était blanche, et la croûte dorée. Il y mordit, glouton, sortit en titubant, et s'enfonça dans la nuit calme que troublait seulement, de temps en temps, la chute d'une branche sur les feuilles séchées… Juste le bruit que, tout à l'heure, sa pièce avait fait en tombant.

Le Coupable

—Votre nom, votre âge, votre profession?

Dans le prétoire, sous la lumière crue tombant des vitres hautes, au banc des accusés, on vit se lever un petit vieillard au visage très doux encadré de favoris blancs.

Tourné vers le président, il répondit d'une voix un peu chevrotante:

—Maindrot, Jacques, quatre-vingts ans, rentier.

—C'est bien, vous pouvez vous asseoir.

La lecture de l'acte d'accusation terminée, le président reprit la parole:

—Vous avez entendu. Vous êtes prévenu d'avoir, dans la nuit du 17 au 18 novembre dernier, assassiné votre femme, âgée de soixante-quinze ans. Vous étiez jusqu'ici un honnête homme. Vous n'avez jamais eu de condamnation. Pouvez-vous dire quelque chose pour votre défense?

—Monsieur le président, j'aurai, si vous le permettez, quelques explications à fournir.

—Parlez. Adressez-vous à messieurs les jurés.

Alors, ayant salué d'une courte inclinaison de son buste, le petit vieux se mit à parler lentement, cherchant ses mots, comme avec un souci de la correction du langage, de sa voix lointaine et perdue, son chapeau dans les mains, poliment, doucement, et, malgré eux, émus par la majesté de son âge, la cour et les jurés écoutèrent, sans l'interrompre, ce vieillard de quatre-vingts ans, qui, devant eux, en termes choisis, venait défendre sa tête.

—Pour m'expliquer, sinon pour me justifier à vos yeux, il me faut remonter très loin dans mes souvenirs. A vingt-cinq ans, n'ayant plus de parents, seul au monde, possesseur d'une petite aisance qui me permettait de vivre sans souci du lendemain, je fis un mariage d'amour. Ces mots résonnent mal dans la bouche d'un vieillard, mais il faut cependant que vous les sachiez.

Pendant dix ans, je fus l'homme le plus heureux du monde. J'adorais ma femme: elle m'aimait. Il y avait bien un nuage: nous n'avions pas d'enfant, mais nous nous aimions tant, que je ne sais quelle place nous aurions pu donner dans notre tendresse à ce petit être s'il était venu, et nous finîmes par n'y plus penser, par ne rien regretter.

Notre vie s'écoulait ainsi, très douce, très légère, sans un heurt et sans un soupçon.

Dès maintenant, messieurs les jurés, je dois vous dire qu'à mon âge on défend moins son avenir que son passé, et que je vous parle dans toute la franchise et la vérité de mon âme, comme à des confesseurs qui serez sans doute les derniers.

Il fit une pause, de ses mains tremblantes prit son mouchoir, et s'épongea le front.

Il reprit:

—Je devais payer cher tout cela? Un jour, le soupçon se glissa dans mon bonheur. Un de mes amis, le plus ancien, le meilleur, devint auprès de ma femme d'une assiduité inquiétante; elle ne repoussait point ses hommages. A quoi je m'en suis aperçu?… A des gestes, à des mots, à des «rien», à toutes ces choses infimes qui suffisent pourtant à chavirer le coeur, à troubler la raison. Dès lors, je connus le doute; les heures que l'on passe à chercher dans la nuit la lueur fugitive qui doit guider vos pas. Je les épiai. Je les suivis. Je ne trouvai rien. Je devins haineux et méchant, mais pouvais-je sur un soupçon, sans un indice, faire un éclat? Cependant, je vous le jure, si je les avais surpris aux bras l'un de l'autre, j'aurais pu, dans un accès de fureur, les tuer tous les deux, mais je n'aurais pas eu une seconde d'étonnement, tant j'étais sûr, tant je sentais la trahison sur moi.

Cette vie dura des années. Des années je cherchai sans trouver; puis te temps passa, mettant sur toutes choses sa couche de pardon et d'oubli. Je finis par croire que je m'étais trompé, et le calme revint, comme par le passé, sans que ni mon ami, ni ma femme se fussent jamais doutés de rien.

Tout cela était même si loin que, lorsque mon ami mourut, il y a quelques années, je le pleurai comme on pleure un frère, et ne m'étonnai point des larmes que ma femme versa sur lui. Nous étions déjà vieux: elle soixante-cinq ans, moi soixante-dix.

Encore des années; puis, un jour, je ne sais quelle vision de l'avenir me poussant, une pensée me vint de notre fin prochaine. Je me dis qu'à mon âge toutes les heures sont gagnées, et qu'il fait bon, au déclin de la vie, quand la journée s'achève, savoir où l'on reposera sa tête pour l'éternité. J'avais assez vécu, ayant été heureux, et je songeais, avec une grande douceur, à la tombe abritée sous les arbres penchés, aux fleurs qui l'orneraient, à la dalle de marbre…

J'en parlai à ma femme, elle sourit:

—J'ai réfléchi à tout cela bien avant toi, dit-elle, et, dans le fond du cimetière de Montmartre, dans un coin très calme et perdu, j'ai choisi notre place, où nous dormirons côte à côte.

Elle me l'indiqua. J'y allai.

Tout en marchant parmi les tombes, je songeais:

«Comme l'amour dicte à deux êtres des pensées pareilles, et comme nous sommes encore rapprochés l'un de l'autre, pour que des rêves semblables viennent nous bercer tous deux!»

Tout au bout d'une allée, je m'arrêtai. C'était là: un coin de terre avec des herbes incultes, tout entouré de tombes.

Par curiosité, comme on regarde en wagon les gens qui voyagent près de vous, je regardai tes tombes voisines. Et voilà que sur l'une, la plus proche, je lus le nom de mon ami.

Je me ressouvins alors du chemin si souvent parcouru. Je reconnus les fleurs sèches et les couronnes que nous y portions tous les ans.

Ce fut cinglant comme un coup de cravache, éblouissant comme une lueur d'incendie. D'un coup, tout mon passé, tous mes soupçons, toutes mes haines, s'étaient dressés devant moi.

Notre place? Près de lui? Et c'est elle qui avait choisi cette place?

Je rentrai à la maison. Je devais avoir l'air d'un fou. Au dîner je ne mangeai pas.

C'était le 17 novembre.

—Mais, qu'as-tu, mon ami? me demanda ma femme.

—Moi?… Rien.

—Si, tu as quelque chose…

Il pouvait être dix heures. De la rue, tous les bruits arrivaient assourdis, dans la tristesse de cette nuit d'automne.

—Eh bien, tu as raison, j'ai quelque chose, et je vais te dire ce que j'ai. C'est que tu étais la maîtresse de Fromont, et que pendant vingt ans vous m'avez trompé, misérables!

Elle pâlit. Dans sa pauvre petite figure toute vieille, une terreur passa.

Je ne sais plus maintenant si ce fut de surprise ou d'effroi.

—Pendant vingt ans, tu m'entends, vingt ans, toute notre jeunesse, toute ma vie… Ah? comme j'y vois clair? Comme je comprends tout maintenant? Et combien mes soupçons étaient justes? Et moi qui me repentais d'avoir osé t'effleurer de l'ombre d'un doute? Sûre de l'impunité, tu as voulu le lâche jusque dans la mort? Il fallait que tu reposes entre ton mari et ton amant? Tu voyais ça… sous terre?

Une folie me prit. Je marchai vers elle. Je lui saisis le cou dans mes mains. J'ai dû serrer follement, je ne sais plus. Je ne sais plus que l'angoisse qui chavira ses pauvres yeux. Et puis, la lampe s'éteignit. Dans la rue, un chien se mit à hurler à la lune. On m'a trouvé là, au matin… C'est tout…

Il s'assit. De grosses larmes coulaient sur ses joues couleur d'ivoire.

Brièvement, l'avocat reprit la défense. Le procureur répondit quelques mots, et le jury revint avec un verdict négatif.

Le Mendiant

Comme le soir tombait, le mendiant choisit un coin dans un fossé sur le bord de la route, s'enroula dans le sac qui lui servait de manteau, mit sous sa tête son maigre paquet qu'il portait au bout d'un bâton, et, tombant de fatigue et de faim, regarda au ciel sombre s'allumer les étoiles.

La route qui s'allongeait entre les bois touffus, était déserte. Les oiseaux dormaient dans les arbres. Le village, au lointain, faisait une grosse tache noire, et le vieux se mit à pleurer, tout seul, dans le calme et dans le silence.

Il n'avait jamais connu ses parents. Elevé par charité dans une ferme, depuis qu'il était tout petit, il rôdait sur les grands chemins, en quête d'un peu de travail et de pain. La vie avait été dure pour lui. Il en avait connu toutes les tristesses: les nuits d'hiver si longues au pied des meules; la honte d'implorer, le désir de mourir, de s'endormir une bonne fois pour ne plus s'éveiller. Il n'avait jamais rencontré que des hommes soupçonneux et méchants. Son chagrin était que les plus simples semblaient le craindre: les enfants fuyaient en le voyant passer; les chiens aboyaient à ses haillons poudreux.

Pourtant, il était sans rancune et sans haine; triste seulement et très doux.

Il allait s'assoupir, quand, au loin, tintèrent des grelots. Il releva la tête et vit, tout au bout de la route, une lueur qui dansait au-dessus du sol. Machinalement, il regarda. Il distingua un lourd chariot que traînait un gros cheval. La charge montait si haut et s'étendait si large, qu'elle avait l'air de tenir toute la chaussée. Un homme marchait auprès du cheval, en chantant un refrain.

Bientôt, la chanson se tut. Le chemin montait. Les sabots du cheval heurtaient et râpaient plus rudement les cailloux. L'homme excitait la bête de la voix et du fouet:

—Hue-là!… Hue!

La bête tirait à plein poitrail, le cou tendu. Deux ou trois fois, elle glissa, s'abattit presque sur les genoux, se releva, fit un effort qui rida tout son poil, de son épaule à sa hanche puissante. Mais elle était à bout de souffle, et la voiture s'arrêta.

Le charretier, l'épaule à la roue, les mains aux rayons, criait plus fort:

—Hé! Hue… hue!…

Le cheval avait beau tirer de tous ses muscles, la voiture restait immobile.

—Hue donc! hue!…

L'animal, les pattes écartées, les narines battantes, ne bougeait plus, tremblant sur ses membres, cramponné au sol de ses quatre fers enfoncés par la pince, pour n'être pas entraîné en arrière par l'énorme poids.

Le charretier toujours arc-bouté vit le mendiant assis sur le bord du fossé, et le héla:

—La main, camarade! La bourrique ne veut plus avancer. Viens m'aider à pousser un coup.

Le mendiant se leva, et joignit à l'effort du gars, son maigre effort.
Tous deux criaient:

—Hue, hue!…

Peine inutile.

Vite épuisé, et pitoyable, le pauvre dit:

—Laissez-le voir souffler. C'est trop lourd pour lui.

—Bien sûr que non. C'est feignantise! Si on le quitte là-dessus, on ne pourra plus le mettre en route en pleine côte. Hue! ho!… Passe un caillou pour caler la roue. On va y faire grimper par le travers pour démarrer….

Le mendiant prit un caillou et le tendit:

—Tiens voir, dit le charretier. Moi, je reste à la roue. Voilà le fouet. Prends le bidet par la figure, et mets-y de la mèche à grands coups dans les jambes, en appuyant à gauche. Il va partir.

Cinglé par la douleur, le cheval essaya un effort. Le sol flamba sous ses sabots, et des cailloux grincèrent.

—Ça va! ça va!

Mais, comme le cheval se jetait de côté, le charretier penché pour placer le pavé sous la roue, fit un faux pas. Le cheval eut un léger recul. L'homme poussa un cri et tomba.

Il était sur le dos, la face convulsée, les yeux hagards, les deux coudes rivés au sol, ses mains solides crispées au cercle de la roue, l'empêchant de lui défoncer la poitrine.

D'une voix affolée, il cria au mendiant:

—Avance! avance! Il m'écrase!…

L'autre, devinant sans le voir, ce qui venait de se passer, se mit à cogner le cheval, au hasard, de la mèche et du manche. Mais, le cheval fourbu fléchit sur les genoux, roula sur le côté, la charrette piqua de l'avant, ses deux brancards à terre, la lanterne qui pendait sous le fond s'éteignit, et l'on n'entendit plus dans la nuit noire, que le souffle court du cheval, et le râle étouffé de l'homme gémissant:

—Avance!… avance!…

Impuissant à faire relever l'animal, le mendiant courut au charretier, essayant de le dégager. Mais il était bien pris sous la roue. Par un effort prodigieux, il la retenait à quelques centimètres de son torse: un faux mouvement, une défaillance, c'était l'écrasement, la mort… Il la comprenait si bien, que lorsqu'il vit le mendiant se pencher, il hurla:

—Touche pas! touche pas!… cours au village… vite… chez mes parents… les Luchat… la dernière ferme à droite… tu leur diras… d'arriver au secours avec du monde… Je tiens bon encore dix minutes… Va vite…

A toutes jambes, le mendiant gravit le raidillon. Il entra dans le village, toujours courant, droit devant lui. Tous les volets étaient clos. Pas une lumière; derrière les grilles les cours étaient désertes. Une odeur en venait, aigre, prenante et chaude, odeur de fumier, d'étable, de laitage sûri. Des chiens aboyèrent sur son passage. Mais il n'entendait rien, ne regardait rien, gardant au fond des yeux l'affreuse vision de l'homme renversé, là, en bas, tenant au bout des poings la charge prête à l'écraser.

Il s'arrêta enfin. Devant lui, le chemin s'étalait, tout plat. A sa droite, une bâtisse que bordait une cour. Un peu de lumière glissait entre les fentes des persiennes. Il se dit: «C'est là!» Et, du poing, heurta aux volets.

Une voix demanda:

—C'est toi, Jules?

Étranglé par la vitesse de sa course, il ne put répondre, et heurta encore. Il entendit le bruit d'un lit qui craque, des pas sur le plancher. La fenêtre s'ouvrit, et, dans un carré de lumière, une tête d'homme apparut ensommeillée.

—C'est-il toi, Jules?

Il avait un peu repris sa respiration, et dit, la parole courte:

—Non, mais je viens pour…

Le fermier ne le laissa pas achever:

—En voilà des façons! Réveiller le monde à cette heure!

Il ferma violemment la fenêtre et grogna dans sa chambre.

—Un galvaudeux!… Un traîneur de routes!…

Le mendiant était resté immobile, hébété, sans un mot, tant la réponse avait été brutale. Il songea:

—Qu'est-ce qu'il croyait donc que je voulais? Je ne fais pas le mal, pourtant… Je l'ai, sans doute, surpris dans son sommeil… S'il savait pourquoi, bonnes gens!…

De nouveau, timidement, il se remit à frapper au volet.

De l'intérieur, la voix cria:

—C'est-il fini, hé?… Attends un peu, si je me lève!

Le courage et le souffle revenus, il cria:

—Ouvrez!…

—Tu vas passer ton chemin…

—Ouvrez!…

Cette fois, la fenêtre s'ouvrit, et si fort, qu'il dut faire un saut de côté pour ne pas être giflé par les volets. Le fermier se montra, l'air mauvais, un fusil à la main.

—Tu entends, crève-la-faim, si tu ne files pas, et vivement, je te flanque un coup de fusil!

Du fond du lit, une voix aigre de femme criait:

—Tire donc… Ça rendra service à tout le monde. C'est bon qu'à faire le mal, ces rôdeurs… bon qu'à voler… et pire encore!

Devant le fusil braqué, le mendiant avait eu peur et s'était rejeté dans l'ombre. Il grelottait, oubliant presque le malheureux qui, sur la route, mourait peut-être en cet instant. Pour la première fois, une rancune montait de son coeur. Jamais, autant qu'à cette heure, il ne s'était senti lamentable et repoussé.

Et s'il avait eu faim, pourtant, s'il avait frappé pour qu'on lui prêtât abri? N'avait-il pas le droit, lui, misérable, de trouver un tas de paille près des bêtes, un bout de pain près des chiens?… Il n'était donc pas, sous ses haillons, une créature du bon Dieu, comme les autres, puisque les riches pouvaient le menacer de mort?…

La frayeur, d'un seul coup, l'avait rendu méchant.

D'abord, il voulut se ruer à coups de trique sur les volets, puis, il réfléchit:

—Si je frappe encore, il tire… Si j'appelle, il va ameuter le village et je serai assommé avant d'avoir pu dire d'où je viens… Si je m'adresse ailleurs, ce sera pareil…

Sa résolution prise, il se mit à courir, refaisant le chemin parcouru, pour essayer de sauver tout seul le compagnon d'une seconde. Il courait, avec la terreur de ce qui avait pu se passer durant son absence…

—Qu'est-ce que je vais voir en bas!…

Pour dévaler la côte, il retrouva des jambes de vingt ans. Quand il approcha de l'endroit où la voiture s'était arrêtée, il cria:

—Camarade!

Pas de réponse. Il cria encore:

—Camarade!

L'obscurité était si profonde, qu'il ne distinguait même pas l'attelage. Soudain, il entendit un hennissement. Il avança. A quelques pas de lui, le cheval était toujours couché sur le flanc, et la voiture plongeait de l'avant.

—Camarade! camarade!

Il se baissa, et, comme la lune apparaissait derrière un nuage, il vit l'homme étendu, les bras en croix, les yeux clos, la bouche sanglante, et la roue qui lui sembla géante, enfoncée dans sa poitrine, ainsi que dans une ornière!

Alors, n'étant plus bon à rien près du pauvre être mutilé, repris contre les parents d'une colère furieuse, envahi d'un affreux besoin de vengeance, il galopa d'un trait jusqu'à la ferme, et, cette fois, sans souci de la menace du fusil, pris tout entier par la pensée de la joie sauvage qu'il allait avoir, à poings fermés, il heurte aux volets.

—C'est toi, Jules?

Il ne répondit rien. Quand la fenêtre s'ouvrit, qu'il vit la face mauvaise du père et qu'il l'entendit demander encore:

—C'est-il toi, Jules?

Il lui cria:

—Non! C'est le crève-la-faim de tout à l'heure qui était venu pour vous dire que votre gars était en train de mourir sur la route.

Deux voix terrifiées,—celle du père et celle de la mère—se croisèrent:

—Qu'est-ce qu'il dit… qu'est-ce qu'il dit?… Entre vite…

Mais lui, enfonçant son chapeau sur ses yeux, et s'éloignant à petits pas:

—Excusez… Je suis pressé, à présent… Mais, ne vous hâtez point. C'est trop tard… C'est quand je suis venu en premier qu'il fallait se presser. A cette heure, il a toute la charge de foin sur les côtes!

La femme sanglotait:

—Vas-y, mon homme… Cours…

Et le mari criait, cherchant à tâtons ses habits:

—Où ça qu'il est?… Ecoute ici… Pour l'amour de Dieu…

Le mendiant, son bâton sur le dos, s'était enfoncé dans la nuit, que déchiraient les gémissements des deux vieux.

Dans la cour, sur le tas de fumier, un coq éveillé tôt par tout ce bruit chantait, et le chien, le nez à la grille, pleurait longuement à la lune.

Confrontation

Devant la morte, l'homme ne sourcilla pas.

Les yeux mi-clos, il regardait, sur la dalle de marbre, cette chair blanche, d'un blanc laiteux, tachée entre les seins par l'entaille rosée d'un coup de couteau. Le corps rigide avait gardé sa forme harmonieuse et semblait vivre. Seules, les mains, avec leurs ongles violetés, leur peau trop diaphane, et le visage aux yeux glauques et mous, grands ouverts, le visage où la bouche noircie riait d'un horrible rire, donnaient la sensation de l'éternel sommeil.

Dans la salle aux murs froids, aux dalles grises, pesait un silence oppressant. A terre, près de la morte, le drap que l'on avait rejeté tout à l'heure portait quelques traces de sang. Les magistrats observaient l'accusé qui, tout droit, entre deux gardes, conservait son attitude hautaine, les mains croisées derrière le dos, le buste un peu rejeté en arrière, impassible.

Le juge d'instruction prit la parole:

—Eh bien, Gautet, reconnaissez-vous votre victime?

L'homme tourna la tête, regarda tout à tour le juge et la morte comme s'il cherchait dans sa mémoire quelque très lointain souvenir, puis répondit d'une voix lente:

—Je ne connais pas cette femme, monsieur le juge. Je ne l'ai jamais vue.

—Des témoins affirment pourtant, et de la façon la plus formelle, que vous étiez son amant…

—Les témoins se trompent, monsieur; je ne connais pas cette femme.

—Voyons, fit le juge après un instant de silence, à quoi bon essayer de nous donner le change? Cette confrontation est une simple formalité, bien inutile dans le cas présent. Vous êtes intelligent, et, dans votre intérêt, si vous voulez acquérir quelques droits à la clémence du jury, avouez!…

—Je ne peux avouer, étant innocent.

—Encore une fois, souvenez-vous que vos dénégations demeurent sans portée aucune. Je ne serais pas éloigné de croire, pour ma part, que vous avez cédé à un mouvement de passion, à un de ces coups de folie qui font voir rouge… Mais regardez votre victime… Vous n'avez même pas devant elle une seconde de repentir, d'émotion…

—De repentir?… En effet. Je ne saurais en avoir, n'étant pas criminel… Quant à mon émotion, mon Dieu, elle a été sinon détruite, du moins fortement amoindrie, pour cette raison bien simple que je savais en entrant ici ce qu'on allait m'y faire voir. Je ne suis pas plus ému que vous ne l'êtes vous-même. Je ne vous fais pas un crime de votre impassibilité: de quel droit me reprochez-vous la mienne?

Il parlait d'une voix blanche, sans un geste, en homme parfaitement maître de lui, sans paraître s'inquiéter des charges accablantes entassées par l'accusation, bornant toutes ses explications à une dénégation froide, obstinée.

Un des assistants dit à mi-voix:

—On n'en tirera rien… Il niera jusque sur l'échafaud.

Et Gautet répondit sans colère:

—En effet, monsieur, jusque sur l'échafaud.

Cette lutte pied à pied entre l'accusation et l'accusé; ce «non» opiniâtre opposé à toutes les questions, contre ce qui semblait être l'évidence des faits, avait quelque chose d'énervant qu'exagérait encore la température orageuse du dehors. Par les vitrages dépolis, le soleil descendait, éclairant le cadavre d'une lueur uniformément jaune.

—Soit, reprit le juge d'instruction: vous ne connaissez pas la victime.
Mais ceci?

Il mit sous les yeux du prévenu un couteau à manche d'ivoire, un couteau large à la puissante lame éclaboussée de sang.

L'homme prit l'arme entre ses mains, la regarda quelques instants, puis la tendit à l'un des gardes, et s'essuya les doigts.

—Ceci?… Je ne connais pas davantage.

—C'est un système, ricana le juge. Ce couteau est à vous. Il était suspendu dans votre cabinet de travail. Vingt personnes l'ont vu dans votre appartement.

L'accusé inclina la tête.

—Cela prouve tout simplement que vingt personnes se sont trompées.

—Finissons-en, dit le magistrat. Bien que votre culpabilité ne puisse faire l'ombre d'un doute, nous allons tenter une démonstration décisive.

La victime porte sur le cou des marques de strangulation. On y voit la trace très nette de cinq doigts, particulièrement longs, nous a dit le médecin légiste. Montrez vos mains à ces messieurs. Bien.

Le juge releva le menton de la morte.

Sur le cou apparurent des lignes violetées qui tranchaient sur la peau blanche; et, à l'extrémité de chaque ecchymose, la chair était profondément entamée, comme si un ongle s'y était enfoncé. On eût dit les nervures sombres d'une feuille géante.

—Voilà votre oeuvre. Pendant que, de la main gauche, vous tentiez d'étrangler cette malheureuse, de votre main droite restée libre vous lui enfonciez ce couteau dans la poitrine. Approchez-vous, et faites comme dans la nuit du meurtre. Mettez vos doigts sur les ecchymoses que je viens de vous montrer… Allons…

Gautet eut une seconde d'hésitation, puis, haussant les épaules et d'une voix plus sourde:

—Vous voulez voir si mes doigts concordent?… Et après?… Qu'est-ce que cela prouvera?

Il s'avança, un peu plus pâle, vers la dalle, les dents serrées et les yeux dilatés. Un instant, il demeura immobile, son regard attaché au cadavre raidi, puis, d'un geste d'automate, il étendit la main et l'appliqua sur la chair.

Le froid visqueux du contact lui donna un imperceptible frisson, une contraction brusque des doigts qui se crispèrent, comme pour étrangler.

Sous l'étreinte, les muscles figés de la morte parurent s'éveiller. On put les voir se tendre obliquement depuis les clavicules jusqu'aux angles des mâchoires; la bouche abandonna son rictus d'épouvante et s'ouvrit dans un atroce bâillement, laissant libres les lèvres séchées où les dents, recouvertes d'un enduit brun, s'étaient incrustées.

Un frisson passa sur l'assistance.

Cette bouche béante dans cette face impassible, cette bouche qui s'ouvrait comme pour un râle d'outre-tombe, avec, au fond, tordue sur elle-même, la langue sèche, râpeuse et bleue, avait quelque chose d'énigmatique et d'effrayant.

Et, tout à coup, de ce trou noir sortit un murmure confus, une sorte de bourdonnement de ruche, tandis qu'une mouche énorme au ventre bleu, aux ailes miroitantes, une de ces mouches de charnier qui vivent sur la mort, une mouche immonde, s'envolait, tourbillonnait en sifflant autour de l'antre, comme pour en garder l'approche, et brusquement venait se poser sur les lèvres blêmes de Gautet.

D'un geste de dégoût, il essaya de la chasser; mais la bête revint, s'agrippant à sa chair, de toute la force de ses pattes empoisonnées.

Alors, d'un bond, l'homme se rejeta en arrière, les yeux hagards, les cheveux hérissés, les mains tendues, tout son corps grelottant, et se mit à hurler d'une voix folle:

—J'avoue!… C'est moi!… Emmenez-moi!… Emportez-la!…

La Maison vide

La serrure crochetée, l'homme entra, ferma la porte avec soin, prêta l'oreille et s'arrêta.

Il avait beau savoir la maison vide, ce silence profond et cette grande nuit l'impressionnaient. Jamais il n'avait éprouvé à un tel point le désir et la peur de la solitude. Il avança la main, frôla le mur et poussa le verrou. Alors, seulement, un peu rassuré, il tira de sa poche une petite lampe électrique et regarda autour de lui. La lumière projetait sur l'ombre des taches pâles et qui dansaient à chaque battement de son coeur. Pour se donner du courage, il murmura:

—Je suis chez moi!

Il se mit à rire, puis pénétra dans la salle à manger.

Tout y était d'une propreté méticuleuse. Autour de la table, quatre chaises étaient posées; une autre, près de la fenêtre, mirait dans le plancher luisant ses pieds grêles. Un parfum vague de fruits et de tabac flottait dans l'air. Il ouvrit les tiroirs du buffet où quelques couverts d'argent étaient soigneusement rangés, songea: «Ça vaut toujours mieux que rien», et les mit dans sa poche. Mais, à chacun de ses mouvements, les couverts, se heurtant, sonnaient contre lui, et, toujours par crainte de ce bruit, qui ne pouvait éveiller personne, il recula sur la pointe des pieds, négligeant des cuillers en vermeil et de petits couteaux à manche de nacre entrevus au fond d'un écrin. Pour excuser sa faiblesse, il se dit:

—Ce n'est pas pour ça que je suis venu…

Pourtant, arrivé auprès de la table, il demeura indécis, tâtant les fourchettes qui pesaient au fond de sa poche, hésitant à pénétrer dans le petit salon où l'ombre—grâce aux rideaux tirés, sans doute—semblait plus mystérieuse. Honteux de se sentir si lâche, il fit un pas, puis un autre, franchement, posément, comme un bourgeois paisible et pas poltron qui rentre chez lui le soir, sa partie achevée. Il n'avait plus froid, il n'avait plus peur, et, avisant sur un meuble un flambeau garni de bougies, il le prit, l'alluma et, l'élevant un peu, examina les murs où dans des cadres d'or pendaient des photographies, les bibelots, le piano, la cheminée d'où montait une odeur de cendres froides et de suie. Il jeta encore un regard circulaire autour de la pièce, souleva d'un doigt quelques papiers, soupesa une statuette, la remit en place, reposa le flambeau, souffla les bougies et poussa la porte de la chambre à coucher.

Là, plus d'hésitations. Il se souvenait, pour y être venu quelques jours auparavant sous prétexte de visiter l'appartement, de la place de chaque meuble, de la forme du moindre objet. Un coup d'oeil lui avait suffi pour voir, et bien voir, la commode trapue où le vieux enfermait ses valeurs, le coffret où il devait mettre son argent, le lit à demi caché par l'alcôve et l'armoire à glace dont il pourrait tout à l'heure faire un rapide et peut-être fructueux inventaire. Il éteignit donc sa lampe et, sans heurter une chaise, le bras tendu, marcha directement vers la commode. Il en tâta le marbre, glissa la main le long de ses flancs comme un maquignon qui flatte le ventre d'une pouliche, et, en bon ouvrier, un doigt de la main gauche posé sur la serrure, il chercha dans sa poche son trousseau de clés.

Il était un peu moins calme que tout à l'heure. Ce qui l'énervait, ce n'était plus l'angoisse d'être seul, la nuit, pour voler dans la maison d'un autre, mais une hâte fiévreuse de joueur qui tient sa carte, la serre et la soupèse avant de la retourner. Qu'allait-il trouver dans une seconde?… Des titres?… Des billets?… Et combien? Quelle fortune dormait pour une minute encore derrière le rempart d'une planchette?…

Il cherchait toujours son trousseau sans parvenir à l'atteindre. Tout à l'heure, en mettant l'argenterie dans sa poche, il n'avait pas songé à en retirer ses outils et tout cela s'était enchevêtré.

Les cuillers passant dans les anneaux des crochets, les fourchettes entre-croisant leurs dents se tordaient sous son effort déchirant la doublure de sa poche, griffant sa peau. Pressé d'en finir, il tapa du pied, jura, serra les mâchoires et tira si brutalement que l'étoffe céda, tandis que fausses clés et couverts tombaient pêle-mêle sur le plancher avec un grand bruit de ferraille… Il s'énervait toujours… le but était si proche, et puis, le temps passait!… Il ne se rendait plus très exactement compte de l'heure; il lui semblait seulement que de longues minutes s'étaient écoulées depuis son entrée. La pendule, dont il n'avait pas jusqu'ici remarqué le tic-tac, battait sa courte et rapide cadence…

A genoux devant la commode, il prit un des crochets, l'essaya, l'oreille collée à la serrure: le pêne résista. Il en prit un autre, un nouveau, un autre encore, tournant à petits coups prudents… Rien! Toujours rien!… Gagné de nouveau par la colère, il éclata de rire:

—Non, mais des fois!… je ne vais pas ménager le mobilier!

Et, saisissant un ciseau à froid, d'une seule pesée il fit sauter la serrure. Alors, il ouvrit le tiroir et alluma sa lampe.

Devant les billets épinglés par liasses, il eut un soupir de joie. Lentement, posément, il les prenait, les comptait, les regardait par transparence, puis les lissait d'un revers de main. Pour être mieux à son aise, il s'assit et continua ses recherches. Sous un rouleau d'or, il y avait un gros paquet de titres nominatifs, pour près de vingt mille francs—une fortune!.. Il songea:

—Quel malheur de laisser ça!… Enfin!…

Il les remit en place. Sûr du butin, il s'attardait, soupesant les pièces d'or, lisant leur millésime, comparant la surface et le poids de celles de cinquante et de quarante francs avant de les faire disparaître dans la poche de sa veste. Il n'avait plus ni hâte ni colère, rien qu'un grand sentiment de bien-être, de détente, la réussite ayant chassé l'effroi. Une lourde voiture traversa la rue, ébranlant les vitres, faisant trembler les meubles et vibrer imperceptiblement les pièces éparses sur le plancher. Ce simple bruit le ramena à la réalité des choses. Il regarda sa montre: quatre heures,—et pensa: «Déjà?…»—Ramassant les pièces sans les compter, il fouilla les autres tiroirs. Mais il n'y trouva rien d'intéressant. Parmi des papiers et des lettres, un peu d'argent avait été oublié. Il le mit dans son gousset, d'un geste machinal, se releva, les genoux engourdis, et murmura:

—C'est pour mon dérangement.

Devant lui, sur une table, il vit encore un presse-papier en bronze. Il avait été assez sage, négligeant les bijoux et les titres nominatifs trop compromettants, pour s'offrir, à côté de l'utile, un petit souvenir agréable… Il avança donc la main. Mais, dans le même instant, la pendule, dont le tic-tac pressé se hâtait vers l'heure, sonna un petit coup aigrelet… et il demeura la main allongée, les doigts ouverts… Le silence, un instant traversé par ce très faible bruit, semblait soudain pesant et solennel. Rien ne vibrait plus entre ces quatre murs; pas même le murmure imperceptible des étoffes dont les plis se tassent, ni le craquement du bois sec qui sommeille le jour et met des nuits et des nuits à mourir… Et ses oreilles s'emplirent du bourdonnement du sang qui travaillait dans sa tête, battant ses tempes, tendant ses vaisseaux… La peur l'avait repris, stupide, imprévue, la peur de ne plus rien entendre: d'où venait cet étrange silence qu'il n'osait troubler même d'un geste?.. Il avait lâché le bouton de sa lampe, et, dans le noir, les épaules rondes, tendant le cou, les narines ouvertes, l'oreille au guet, il se pencha vers la cheminée, où tout à l'heure la petite pendule tapait si vite… Le tic-tac s'était tu! la pendule s'était arrêtée. Quoi de plus simple?… Et cependant, un frisson courut le long de sa nuque; il eut la sensation d'un danger sournois, immédiat; empoigna son couteau, alluma sa lampe, et se retourna d'une pièce.

Dans l'alcôve, sortant de l'ombre à demi, une face à la bouche entr'ouverte, aux yeux terribles, le regardait; et il sentit que sa présence n'effrayait pas cette face, que ces yeux ne fuyaient pas les siens, que cette longue main cramponnée au drap ne tremblait pas, que cette jambe maigre qui pendait hors des couvertures allait s'allonger, se détendre; qu'un homme allait enfin se dresser devant lui, le prendre à la gorge, et qu'il sentirait sur son visage le souffle de ce vieux pâle et impassible.

Sans oser remuer la tête, il chercha la porte des yeux. Il ne songeait plus aux billets de banque oubliés à terre: il songeait seulement à fuir. Mais, sous la menace de ce regard, il comprit que jamais il ne pourrait atteindre cette porte, il devina que le vieux allait ouvrir la bouche pour crier: «A l'aide!» qu'après ce cri il n'aurait plus le temps de s'échapper, et, sans plus réfléchir, d'un bond, comme une bête à l'attaque, il se rua vers le lit, leva son couteau et, par deux fois, avec des halètements de rage, l'enfonça jusqu'au manche. Il n'y eut pas un cri, pas un râle; seule, la chute molle et sans écho d'un oreiller troubla le silence, et la tête retomba, un peu en avant du traversin, les lèvres entr'ouvertes et le menton sur la poitrine.

Tremblant encore de peur et de colère, il recula d'un pas et contempla son oeuvre. Sa lampe donnait une clarté si faible qu'il ne distinguait, dans le désordre de la chemise froissée, ni la trace de sa lame, ni le sang des blessures. Il avait dû frapper bien fort et bien juste, car la face du vieux n'avait point changé. Du premier coup, rapide et formidable, il l'avait arrêté net en plein élan, en pleine vie, comme aurait pu faire une balle. Un orgueil lui vint de sa maîtrise, et il grogna, menaçant:

—Ah! tu étais là?… Eh bien, tu as vu, hein?…

Or, penché sur le visage immobile, la pensée lui vint subitement, tant les traits avaient peu changé, qu'il avait lardé la couverture, mais que le vieillard n'était pas mort, et qu'il le regardait toujours avec une souveraine ironie.

Pour la seconde fois, il leva son arme et l'abattit, la releva et l'abattit encore avec une frénésie sauvage, grisé par le bruit sourd de la pointe trouant la poitrine, s'excitant à frapper par des jurons et par des cris, indifférent au danger d'éveiller la maison. La chemise n'était plus qu'une loque et la chair qu'une plaie. Seul, le visage, qu'aucune blessure n'avait entamé, gardait son impassibilité redoutable. Alors, l'homme, à demi fou, jeta sa lampe et prit sa victime à la gorge pour frapper une dernière fois.

Mais son poing droit levé resta en l'air et un cri s'arrêta sur ses lèvres: car, sous sa main, il venait de sentir, non pas la chair humide et pantelante d'où la vie vient de s'échapper avec des flots de sang, mais une chair que nul frisson ne faisait tressaillir, froide de ce terrible froid auquel rien n'est pareil; une chair morte, morte depuis de longues heures!… Et son bras retomba…

Le crime, cependant, ne l'avait jamais effrayé. Souvent, il avait vu son couteau rouge; il avait reçu au visage la giclée chaude lâchée par les artères crevées; il connaissait l'odeur du sang, le râle du corps qui se vide… La mort qu'on donne n'est rien… Mais ça!!… Un respect soudain éveillé en son âme d'assassin le tenait immobile, une terreur superstitieuse du grand mystère le glaçait… Il avait cru la maison vide, et il était entré chez un mort!… Il avait volé près d'un mort!… Un mort!… Voilà donc d'où venaient cet effrayant silence et cette ombre si calme!…

Et comme au loin, très loin, une horloge sonnait cinq heures, sans oser tourner la tête vers le butin oublié, sa casquette aux doigts, avec une grande peur traversée par des souvenirs de prières, les yeux dilatés, attirés dans la nuit vers ce mort qu'il n'avait pas fait, butant contre les meubles, il sortit de la pièce à reculons…

Un Maniaque

Il n'était ni méchant, ni sanguinaire. Il avait seulement une conception très spéciale des plaisirs de l'existence. Peut-être parce que, les ayant tous pratiqués, il ne trouvait plus d'imprévu à aucun.

Il allait au théâtre, non pour suivre le spectacle, ou pour lorgner de droite et de gauche, dans la salle, mais dans le seul espoir d'être, un jour, témoin d'un incendie. A la foire de Neuilly, il suivait toutes les séances des ménageries dans l'attente de la catastrophe: le dompteur dévoré par ses fauves. Il avait essayé des courses de taureaux, mais s'en était dégoûté vite, la tuerie prenant ici un aspect trop réglé, trop naturel, et il lui répugnait de regarder souffrir.

Il cherchait uniquement l'angoisse horrible et fugitive du «jamais vu». A telle enseigne que, s'étant trouvé à l'incendie de l'Opéra-Comique et en étant sorti indemne; qu'ayant été à deux pas de la cage des fauves le jour où Fred avait été dévoré par ses lions, il s'était presque désintéressé du théâtre et des ménageries. A ceux qui s'étonnaient de cet apparent changement dans ses goûts, il répondait:

—Maintenant, j'ai vu. Ça ne me ferait plus rien. Je voulais me rendre compte de l'effet produit sur les autres et sur moi.

Lorsqu'il fut privé de ces deux plaisirs favoris—il avait employé dix ans de sa vie avant d'arriver à leur réalisation—il vécut de longs mois dans le marasme, sortant peu, désoeuvré.

Or, un matin, les murs de Paris se couvrirent d'affiches multicolores représentant, sur un fond azuré, une piste étrange inclinée, qui se nouait et retombait comme un ruban. Tout en haut, un cycliste, point minuscule, semblait attendre un signal pour se lancer vers le plongeon vertigineux.

En même temps, dans les journaux, on lut le récit d'un extraordinaire tour de force et l'on eut ainsi l'explication de cette affiche bizarre.

Il s'agissait pour l'homme de filer à toute allure sur la piste étroite, de remonter la boucle et de la redescendre. Dans cette course fantastique, l'acrobate se trouvait pendant une seconde la tête en bas et les pieds en l'air.

Le gymnasiarque convia la presse à venir examiner son engin, à tourner et à retourner sa machine, pour qu'il fût bien établi que le tour était honnête, franc, dénué de tout subterfuge, basé sur des calculs d'une précision extrême, immanquable avec du sang-froid.

Mais dès l'instant où la vie d'un homme tient à ces mots: le sang-froid, elle tient à peu de chose!

Notre maniaque, depuis l'annonce du spectacle, avait repris un peu de sa bonne humeur. Ayant assisté aux premières démonstrations, il avait la conviction de trouver là une émotion neuve, et, le soir des débuts, il fut aux premières places pour voir «boucler la boucle».

Il avait loué une loge qui se trouvait dans le prolongement de la piste, et de là, seul, n'ayant voulu près de lui personne qui pût distraire son attention, il put suivre le saut vertigineux.

Le tout durait quelques secondes à peine. Il eut juste le temps de voir la tache noire foncer sur la blancheur de la piste, un formidable élan, un plongeon, un bond gigantesque, c'était tout. Cette fois il avait eu une angoisse aussi prompte qu'un éclair.

Mais, tandis qu'il sortait, se mêlant à la foule, il réfléchit que deux, trois fois peut-être, ce spectacle lui ferait passer un frisson, puis qu'il se blaserait sur celui-là comme sur les autres.

Il revenait donc un peu ennuyé, songeant: «Ce n'est pas encore ça!», quand il réfléchit que le sang-froid d'un homme a des limites, que la solidité d'une bicyclette n'est, après tout, qu'une chose relative, et qu'il n'est pas de piste si résistante qu'elle ne puisse, à un moment donné, fléchir. Il en arriva donc à cette conclusion que, fatalement, un accident devait se produire.

De là à décider de guetter cet accident il n'y avait qu'un pas.

—J'irai, décida-t-il, voir boucler la boucle tous les soirs, jusqu'à ce que l'homme se casse la figure. Et si cela n'arrive pas durant les trois mois qu'il passera à Paris, je le suivrai ailleurs!

Pendant deux mois, tous les soirs, à la même heure, il entra dans la même loge, se mit à la même place… L'accident ne se produisait pas. On avait fini par le connaître au contrôle. Il avait du reste loué la loge pour toute la série des représentations, et l'on se demandait la raison de cette fantaisie coûteuse, sans la pouvoir découvrir.

Un soir que l'acrobate avait fait son tour plus tôt que de coutume, il le rencontra dans un corridor et vint à lui. Il n'eut pas besoin de se présenter longuement.

—Je sais, monsieur, lui répondit le gymnasiarque, que vous êtes un habitué de la maison. Vous y venez tous les soirs.

Il parut surpris et demanda:

—En effet, je m'intéresse vivement à votre exercice… Mais, qui a pu vous dire?…

L'homme sourit:

—Oh! personne. Je vous vois, simplement.

—Voilà qui est surprenant. A une hauteur pareille… dans un pareil moment… vous avez l'esprit assez libre pour considérer les spectateurs dans la salle?

—Oh! pardon. Je ne considère pas les spectateurs dans la salle. Ce serait fort dangereux pour moi, et j'ai trop besoin de toute ma présence d'esprit pour chercher des visages dans cette foule qui s'agite et murmure. En toutes choses concernant notre profession, à côté du tour en lui-même, de sa théorie et de sa pratique, il y a un procédé, un truc…

Il sursauta:

—Un truc?..

—Entendons-nous, ce n'est pas une supercherie que je veux dire. J'entends par là quelque chose dont le public ne se doute pas, et qui constitue le point le plus délicat de l'exercice. Suivez-moi bien. Je mets en fait qu'il est impossible de se vider le cerveau au point de ne plus avoir qu'une seule pensée, au point que votre volonté ne s'éparpille pas, si je peux dire. Eh bien, moi, je choisis dans toute la salle un objet, un point fixe sur lequel je rive mes regards. Je ne vois que ce point, cet objet. Dès la seconde où il est dans mes yeux, rien d'autre n'existe plus. Je suis en selle. Mes mains cramponnées au guidon, je ne me préoccupe de rien: ni de mon équilibre, ni de ma direction. Je suis sûr de mes muscles. Ils sont fermes comme l'acier. Il n'y a qu'une partie de moi-même contre laquelle je me mette en garde: mes yeux. Mais quand une fois ils sont attachés, ils ne me font plus peur. Eh bien, le soir où j'ai débuté, je ne sais pas pour quelle raison, mes regards sont tombés sur votre loge. Je vous ai vu. Je n'ai plus vu que vous. Vous avez sans le savoir pris mes yeux… Vous avez été ce point, cet objet, dont je vous parlais tout à l'heure. Le second jour je vous ai cherché à la même place. Ainsi les jours suivants. Si bien qu'à présent, dès que je suis entré, d'instinct mon regard vous cherche, vous suit. Vous êtes, sans vous en rendre compte, l'auxiliaire précieux, indispensable de mon tour. Vous comprenez, dans ces conditions, que je puisse vous connaître.

Le lendemain, ainsi que de coutume, le maniaque était dans sa loge. Dans la salle, c'était un mouvement, un bruit confus. Brusquement le silence se fit, profond; on eût dit que pas un souffle ne sortait de ces poitrines. L'acrobate était monté sur sa machine, que deux hommes tenaient, attendant le signal du départ. Il était bien d'aplomb, les poings au guidon, la tête droite, le regard fixé devant lui.

Il cria: «Hop!» et les hommes le poussèrent.

Mais au même moment, le plus naturellement du monde, le maniaque se leva, repoussa son siège et s'assit de l'autre côté de la loge. Alors on vit une chose effroyable. L'acrobate eut un violent haut-le-corps. Sa machine, qui piquait en avant, fit une embardée formidable, bondit en dehors de la piste et alla au milieu des hurlements d'épouvante s'écraser sur le sol.

D'un geste méthodique, le maniaque enfila son pardessus, lissa son chapeau d'un revers de manche et sortit.

Le Père

Quand la dernière pelletée de terre fut retombée, et qu'ils eurent donné la dernière poignée de mains, le père et le fils rentrèrent chez eux à petits pas, sans rien dire, les jambes lourdes, la tête vide, pris soudain de cette grande lassitude qui suit les efforts trop longtemps soutenus.

La maison imprégnée encore du parfum des fleurs, la maison redevenue calme après l'affolement, les allées et venues de ces deux jours, leur parut étrangement vide et neuve. La vieille bonne qui les avait précédés avait tout remis en ordre. Il leur sembla qu'ils revenaient d'un long voyage, mais qu'ils se retrouvaient chez eux sans joie, sans ce large soupir qui dit: «Ah! qu'on est bien chez soi!…» Tout était propre, net. Près de la cheminée, le chat couché en rond ronronnait doucement, et le soleil d'hiver étalait sa gaieté timide sur les vitres.

Le père s'assit près du feu, hocha la tête et soupira:

—Ta pauvre maman!…

Et deux larmes glissèrent sur sa bonne figure toute ronde, sa bonne figure que le chagrin, le froid de la rue et la tiédeur de la pièce avaient congestionnée un peu.

Ensuite, par besoin d'entendre autre chose que le ronron du chat, le tic-tac de l'horloge et le crépitement du bois sur les chenets envahi, à son insu, par cet orgueil de vivre après ceux qui s'en sont allés pour jamais, il se mit à parler:

—Tu as vu les Dupont? Ils étaient tous là, et la présence du grand-père m'a beaucoup touché… Ta maman les aimait bien… Mais, comment se fait-il que ton ami Brémaud ne soit pas venu?… Oui, je sais… Au milieu de tout ce monde, il se peut que je ne l'aie pas remarqué…

Il soupira encore: «Mon pauvre petit!…» repris d'une tendresse câline pour ce grand garçon de vingt-cinq ans qui, près de lui, pleurait silencieux.

La vieille bonne entra sur la pointe des pieds, si doucement qu'ils ne l'entendirent pas ouvrir la porte.

—Allons, monsieur! il ne faut pas rester comme ça! Il faut manger!

Ils levèrent la tête.

C'était vrai! Il fallait manger. La vie les reprenait. Ils avaient faim, non pas cette faim heureuse des jours où l'on aime à s'installer commodément à table, mais la faim de la bête qui se sent l'estomac vide. Jusqu'ici, une pudeur les avait retenus. Maintenant, ils se regardaient sans rien dire, désirant et redoutant à la fois ce premier tête-à-tête à la table trop grande, près de la place vide.

Et le père, les yeux gros de larmes, murmura:

—Oui, vous avez raison… Faites-nous à manger… Il faut, mon petit…

Le fils approuva de la tête et se leva:

—Je passe un vêtement et je reviens.

Il sortit. La porte refermée, comme il allait entrer machinalement dans la chambre de sa mère, la vieille bonne s'approcha de lui, et lui dit presque bas:

—Monsieur Jean, j'ai quelque chose pour vous… une lettre que votre maman m'a confiée, voilà huit jours, quand elle s'est sentie perdue… Elle m'a recommandé de vous la remettre… après seulement… La voilà.

Il s'arrêta, surpris, regarda la servante. Elle se tenait devant lui, hésitante, l'enveloppe qu'elle lui tendait tremblait au bout de ses doigts, et, tout d'un coup, il eut la sensation précise qu'une grande douleur, un grand secret, étaient là, près de lui.

Il dit, la gorge serrée:

—Donne… et entra.

Dès qu'il fut seul, sans réfléchir, il s'enferma à double tour. La chambre, avec son lit trop plat, ses rideaux trop tirés, sa cheminée sans feu, et ses meubles trop bien rangés, avait déjà l'aspect abandonné.

Il tournait et retournait la lettre entre ses doigts, glacé devant cette écriture vivante de la morte, cette écriture chère, si souvent regardée jadis, et qui, sur le papier un peu froissé, s'étalait, déjà tremblée.

A travers la cloison, il entendait la bonne aller et venir, mettant le couvert.

Il déchira l'enveloppe et lut:

«Mon enfant chéri,

«Je sens que l'heure de l'éternel adieu est proche. Je m'en vais sans faiblesse, et presque sans regret, puisque tu es un homme maintenant et que le temps est loin où je t'étais indispensable. J'ai conscience d'avoir été une mère irréprochable. Mais, un très lourd secret dort entre nous, que je n'eus pas le courage de te révéler, qu'il est nécessaire pourtant que tu saches.

«Celle que tu as aimée, respectée par-dessus tout, celle à qui tu contais tes peines de tout petit et tes tristesses d'homme, ta maman, mon chéri, est une grande coupable:

«Tu n'es pas le fils de celui que tu as toujours appelé «père». Il y a eu dans ma vie un grand, un immense amour, et mon seul crime est de ne l'avoir pas avoué. Ton père, ton vrai père, existe. Il t'a vu grandir de loin, et t'aime, je le sais. Tu es à l'âge où l'on peut prendre les plus graves décisions. Toute ta vie est à refaire, si tu le veux. Tu peux être riche demain, si tu trouves en toi le courage qui m'a manqué. L'acte que je commets est lâche, je le sais… Ayant mal vécu, je ne pouvais que mal mourir. Cent fois j'ai été sur le point de fuir cette maison, de t'emporter avec moi. L'énergie m'a fait défaut… Il eût suffi de peu de chose pour me la donner, sans doute: un soupçon… une parole mauvaise… Mais rien!… Pas un nuage…»

Il s'arrêta, écrasé par cette révélation.

Ainsi, sa mère avait eu un amour!… Elle avait pu porter si longtemps ce secret. Elle avait pu parler, sourire, sans qu'un tressaillement trahît sa faute et son remords! Et lui, jadis impitoyable aux faiblesses des autres femmes, lui pour qui tout orgueil, toute vénération, toute joie se résumaient en ce seul mot: «Maman!…» il avait grandi là, étranger, vivante insulte à ce brave homme qui n'avait eu pour lui que tendresse et bonté!…

Toute son enfance se levait devant lui. Il se revoyait petit, petit, passant par les rues de la ville, donnant la main à son papa… Il grandissait… Une très grave maladie le tenait durant de longs mois entre la vie et la mort, et il voyait encore son papa assis à son chevet essayant de sourire avec des larmes dans les yeux… Le temps passe… Les affaires vont mal, et ce sont d'autres souvenirs, plus aigus, plus poignants… les conversations qu'il écoute, le soir, pelotonné dans son lit. La mère parle peu; le papa dit: «Je me restreindrai… Je ne fumerai plus, je n'irai plus au café… Mes vêtements sont encore très bons… Il ne faut surtout pas que le gamin pâtisse… C'est un mauvais moment à passer, voilà tout… En rognant de-ci, de-là, nous pourrons lui donner des douceurs… Les petits ont toute la vie devant eux pour souffrir… A quoi bon les attrister si tôt!…»

Et voilà l'homme qu'elle a trompé!…

Il se mit à pleurer. La phrase de la lettre revenait à sa mémoire: «Tu es à l'âge où on peut prendre les plus graves décisions».

C'était vrai. Il n'avait même pas le droit d'hésiter. Pas une seconde, l'idée de la richesse n'effleura son esprit. Il aurait simplement le courage qui lui avait manqué, à Elle. Il quitterait cette demeure sans rien dire… Il s'en irait très loin, très loin, pour ne plus revenir. Ainsi, la honte, la honte qu'il savait, partirait avec lui. Comment pourrait-il, à présent, sans rougir, s'asseoir à cette table? entendre la bonne voix lui dire: «Mon petit», et rappeler le souvenir de la «pauvre maman…»?

Sa résolution était prise. Il sanglota:

—Oh! maman, maman! qu'est-ce que tu as fait!…

Adieu la vie tranquille et calme, le retour au foyer, le regard attendri sur le passé défunt, car, il n'avait pas le droit, en vérité, de continuer le mensonge et la faute.

Il restait immobile, abîmé dans sa douleur.

Un bruit venait de la salle à manger.

—… Pauvre petit!… Il a du chagrin!… Il est dans la chambre de sa maman… Laissez-le pleurer… Ah! nous sommes bien malheureux… Je me sens si vieux! Il me reste, heureusement! C'est un brave enfant, il ne me quittera pas!

Il releva la tête et se mordit les lèvres. Le père parlait toujours, et, peu à peu, en l'écoutant, ses pensées prenaient un autre cours. La voie qu'il devait suivre lui semblait moins facile, son devoir lui apparaissait plus obscur.

«Il ne me quittera pas…»

Avait-il le droit d'abandonner ce pauvre être, de le laisser vieillir tout seul au foyer déserté?… Partir! Voilà tout ce qu'il trouvait pour payer sa tendresse, ses efforts, ses privations… Oui…

Mais il n'était pas son fils… Sa présence ici, sous son toit, avait quelque chose d'intolérable, d'odieux… Pourtant, il fallait se décider, de suite; après, il serait trop tard.

Il tenait toujours la lettre de sa mère. Il se remit à lire:

«Il eût suffi de peu de chose pour me donner cette énergie, sans doute: un soupçon, une parole mauvaise… Mais rien, pas un nuage…»

La voix du père reprit, derrière la cloison:

—Oui, j'ai vécu vingt-sept ans avec elle, et, durant vingt-sept ans, entre nous, rien, pas un nuage…

Les mêmes mots… la même phrase!…

Il reprit sa lecture:

«Et maintenant, je vais te dire le nom de ton vrai père. C'est…»

La lettre tremblait dans ses doigts. Un regard, et le nom serait à jamais gravé dans ses yeux, dans tout son Etre… et alors… alors… il ne pourrait plus…

La voix appela doucement:

—Allons, viens, mon petit, viens à table…

Il eut un grand frisson et ferma les yeux une seconde. Ensuite il prit une allumette, leva le bras et mit le feu au papier. Il le regarda brûler, lentement, et, quand la flamme vint lécher ses ongles, il ouvrit les doigts. Un carré de cendre noire tomba sur le plancher. Un coin blanc, très étroit acheva de se consumer… Plus rien…

Alors, il tira la porte, demeura un instant immobile sur le seuil, et, voyant devant lui le brave homme, avec sa bonne figure, ses yeux rougis et ses mains qui tremblaient, il le prit dans ses bras, l'embrassa passionnément, comme on embrasse un être cher que l'on croyait à tout jamais perdu et sanglota:

—Papa! Mon vieux papa!…

TABLE DES MATIÈRES

  Sous la Lumière rouge
  Soleil
  Le Droit au Couteau
  Le Coq chanta
  L'Horloge
  Le Mauvais Guide
  Fascination
  Circonstances atténuantes
  Le Puits
  Le Miracle
  Le Disparu
  Le Baiser
  Le Rapide de 10 h. 50
  Illusion
  Un Savant
  «Mes Yeux»
  L'Encaisseur
  Les Corbeaux
  Un Piquet?
  Sur la Route
  Le Coupable
  Le Mendiant
  Confrontation
  La Maison vide
  Un Maniaque
  Le Père

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