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Les quatre cavaliers de l'apocalypse

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Au déjeuner ou au dîner, après avoir décrit avec une éloquence lyrique le départ des troupes et les scènes émouvantes dont il avait été le témoin, il s'écriait en agitant sa serviette:

—Ce n'est plus comme en 1870! Les troupes françaises sont déjà entrées victorieusement en Alsace. L'heure approche où les hordes teutonnes seront rejetées sur l'autre rive du Rhin.

Alors Héléna prenait une mine boudeuse, pinçait les lèvres et levait les yeux au plafond, pour protester silencieusement contre de si grossières erreurs. Puis, sans mot dire, elle se retirait dans sa chambre où la bonne Luisa la suivait, pour la consoler de l'ennui qu'elle venait d'avoir. Mais Héléna ne se croyait pas tenue d'observer avec sa sœur la même réserve qu'avec Marcel, et elle se dédommageait du mutisme qu'elle s'était imposé à table en pérorant sur les forces colossales de l'Allemagne, sur les millions d'hommes et les milliers de canons que les Empires centraux emploieraient contre l'Entente, sur les mortiers gros comme des tours, qui auraient vite fait de réduire en poussière les fortifications de Paris.

—Les Français, concluait-elle, ignorent ce qu'ils ont devant eux. Il suffira aux Allemands de quelques semaines pour les anéantir.

Lorsque les armées allemandes eurent envahi la Belgique, ce crime arracha au vieux Desnoyers des cris d'indignation. Selon lui, c'était la trahison la plus inouïe qui eût été enregistrée par l'histoire. Quand il se souvenait que, dans les premiers jours, il avait rejeté sur les patriotes exaltés de son propre pays la responsabilité de la guerre, il avait honte de son injuste erreur. Ah! quelle perfidie méthodiquement préparée pendant des années! Les récits de pillages, d'incendies, de massacres le faisaient frémir et grincer des dents. Toutes ces horreurs d'une guerre d'épouvante appelaient vengeance, et il affirmait avec force que la vengeance ne manquerait pas. L'atrocité même des événements lui inspirait un étrange optimisme, fondé sur la foi instinctive en la justice. Il n'était pas possible que de telles horreurs demeurassent impunies.

—L'invasion de la Belgique est une abominable félonie, disait-il, et toujours une félonie a disqualifié son auteur.

Il disait cela avec conviction, comme si la guerre était un duel où le traître, mis au ban des honnêtes gens, se voit dans l'impossibilité de continuer ses forfaits.

L'héroïque résistance des Belges le confirma dans ses chimères et lui inspira de vaines espérances. Les Belges lui parurent des hommes surnaturels, destinés aux plus merveilleuses prouesses. Pendant quelques jours, Liège fut pour lui une ville sainte contre les remparts de laquelle se briserait toute la puissance germanique. Puis, quand Liège eut succombé, sa foi inébranlable s'accrocha à une autre illusion: il y avait dans l'intérieur du pays beaucoup de Lièges; les Allemands pouvaient avancer; la difficulté serait pour eux de sortir. La reddition de Bruxelles ne lui donna aucune inquiétude: c'était une ville ouverte dont l'abandon était prévu, et les Belges n'en défendraient que mieux Anvers. L'avance des Allemands vers la frontière française ne l'alarma pas davantage: l'envahisseur trouverait bientôt à qui parler. Les armées françaises étaient dans l'Est, c'est-à-dire à l'endroit où elles devaient être, sur la véritable frontière, à la porte de la maison. Mais cet ennemi lâche et perfide, au lieu d'attaquer de face, avait attaqué par derrière en escaladant les murs comme un voleur. Infâme traîtrise qui ne lui servirait à rien: car Joffre saurait lui barrer le passage. Déjà quelques troupes avaient été envoyées au secours de la Belgique, et elles auraient vite fait de régler le compte des Allemands. On les écraserait, ces bandits, pour qu'il ne leur fût plus possible de troubler la paix du monde, et leur empereur aux moustaches en pointe, on l'exposerait dans une cage sur la place de la Concorde.

Chichi, encouragée par les propos paternels, renchérissait encore sur cet optimisme puéril. Une ardeur belliqueuse s'était emparée d'elle. Ah! si les femmes pouvaient aller à la guerre! Elle se voyait dans un régiment de dragons, chargeant l'ennemi en compagnie d'autres amazones aussi hardies et aussi belles qu'elle-même. Ou encore elle se figurait être un de ces chasseurs alpins qui, la carabine en bandoulière et l'alpenstock au poing, glissaient sur leurs longs skis dans les neiges des Vosges. Mais ensuite elle ne voulait plus être ni dragon, ni chasseur alpin; elle voulait être une de ces femmes héroïques qui ont tué pour accomplir une œuvre de salut. Elle rêvait qu'elle rencontrait le Kaiser seul à seule, qu'elle lui plantait dans la poitrine une petite dague à poignée d'argent et à fourreau ciselé, cadeau de son grand-père; et, cela fait, il lui semblait qu'elle entendait l'énorme soupir des millions de femmes délivrées par elle de cet abominable cauchemar. Sa furie vengeresse ne s'arrêtait pas en si beau chemin; elle poignardait aussi le Kronprinz; elle poignardait les généraux et les amiraux; elle aurait volontiers poignardé ses cousins les Hartrott: car ils étaient du côté des agresseurs, et, à ce titre, ils ne méritaient aucune pitié.

—Tais-toi donc! lui disait sa mère. Tu es folle. Comment une jeune fille bien élevée peut-elle dire de pareilles sottises?

Lorsque le fiancé de Chichi, René Lacour, se présenta pour la première fois devant elle en uniforme, le lendemain du jour où il avait été mobilisé, elle lui fit un accueil enthousiaste, l'appela «son petit soldat de sucre»; et, les jours suivants, elle fut fière de sortir dans la rue en compagnie de ce guerrier dont l'aspect était pourtant assez peu martial. Grand et blond, doux et souriant, René avait dans toute sa personne une délicatesse quasi féminine, à laquelle l'habit militaire donnait un faux air de travesti. Par le fait, il n'était soldat qu'à moitié: car son illustre père, craignant que la guerre n'éteignît à jamais la dynastie des Lacour, si précieuse pour l'État, l'avait fait verser dans les services auxiliaires. En sa qualité d'élève de l'École centrale, René aurait pu être nommé sous-lieutenant; mais alors il aurait été obligé d'aller au front. Comme auxiliaire, il ne pouvait prétendre qu'au modeste titre de simple soldat et n'avait à s'acquitter que de vulgaires besognes d'intendance, par exemple de compter des pains ou de mettre en paquet des capotes; mais il ne sortirait pas de Paris.

Un jour, Marcel Desnoyers put apprécier à Paris même les horreurs de la guerre. Trois mille fugitifs belges étaient logés provisoirement dans un cirque, en attendant qu'on les envoyât dans les départements. Il alla les voir.

Le vestibule était encore tapissé des affiches des dernières représentations données avant la guerre; mais, dès que Marcel eut franchi la porte, il fut pris aux narines par un miasme de foule malade et misérable: à peu près l'odeur infecte que l'on respire dans un bagne ou dans un hôpital pauvre. Les gens qu'il trouva là semblaient affolés ou hébétés par la souffrance. L'affreux spectacle de l'invasion persistait dans leur mémoire, l'occupait tout entière, n'y laissait aucune place pour les événements qui avaient suivi. Ils croyaient voir encore l'irruption des hommes casqués dans leurs villages paisibles, les maisons flambant tout à coup, la soldatesque tirant sur les fuyards, les enfants aux poignets coupés, les femmes agonisant sous la brutalité des outrages, les nourrissons déchiquetés à coups de sabre dans leurs berceaux, les mères aux entrailles ouvertes, tous les sadismes de la bête humaine excitée par l'alcool et sûre de l'impunité. Quelques octogénaires racontaient, les larmes aux yeux, comment les soldats d'un peuple qui se prétend civilisé coupaient les seins des femmes pour les clouer aux portes, promenaient en guise de trophée un nouveau-né embroché à une baïonnette, fusillaient les vieux dans le fauteuil où leur vieillesse impotente les retenait immobiles, après les avoir torturés par de burlesques supplices.

Ils s'étaient sauvés sans savoir où ils allaient, poursuivis par l'incendie et la mitraille, fous de terreur, de la même manière qu'au moyen âge les populations fuyaient devant les hordes des Huns et des Mongols; et cet exode lamentable, ils l'avaient accompli au milieu de la nature en fête, dans le mois le plus riant de l'année, alors que la terre était dorée d'épis, alors que le ciel d'août resplendissait de joyeuse lumière et que les oiseaux célébraient par l'allégresse de leurs chants l'opulence des moissons. L'aspect des fugitifs entassés dans ce cirque portait témoignage contre l'atrocité du crime commis. Les bébés gémissaient comme des agneaux qui bêlent; les hommes regardaient autour d'eux d'un air égaré; quelques femmes hurlaient comme des démentes. Dans la confusion de la fuite, les familles s'étaient dispersées. Une mère de cinq petits n'en avait plus qu'un. Des pères, demeurés seuls, pensaient avec angoisse à leur femme et à leurs enfants disparus. Les retrouveraient-ils jamais? Ces malheureux n'étaient-ils pas morts de fatigue et de faim?

Ce soir-là, Marcel, encore tout ému de ce qu'il venait de voir, ne put s'empêcher de prononcer contre l'empereur Guillaume des paroles véhémentes qui, à la grande surprise de tout le monde, firent sortir Héléna de son mutisme.

—L'Empereur est un homme excellent et chevaleresque, déclara-t-elle. Il n'est coupable de rien, lui. Ce sont ses ennemis qui l'ont provoqué.

Alors Marcel s'emporta, maudit l'hypocrite Kaiser, souhaita l'extermination de tous les bandits qui venaient d'incendier Louvain, de martyriser des vieillards, des femmes et des enfants. Sur quoi, Héléna fondit en larmes.

—Tu oublies donc, gémit-elle d'une voix entrecoupée par les sanglots, tu oublies donc que je suis mère et que mes fils sont du nombre de ceux sur qui tu appelles la mort!

Ces mots firent mesurer soudain à Marcel la largeur de l'abîme qui le séparait de cette femme, et, dans son for intérieur, il pesta contre la destinée qui l'obligeait à la garder sous son toit. Mais comme, au fond, il avait bon cœur et ne trouvait aucun plaisir à molester inutilement les personnes de son entourage:

—C'est bien, répondit-il. Je croyais les victimes plus dignes de pitié que les bourreaux. Mais ne parlons plus de cela. Nous n'arriverons jamais à nous entendre.

Et désormais il se fit une règle de ne rien dire de la guerre en présence de sa belle-sœur.

Cependant la guerre avait réveillé le sentiment religieux chez nombre de personnes qui depuis longtemps n'avaient pas mis les pieds dans une église, et elle exaltait surtout la dévotion des femmes. Luisa ne se contentait plus d'entrer chaque matin, comme d'habitude, à Saint-Honoré d'Eylau, sa paroisse. Avant même de lire dans les journaux les dépêches du front, elle y cherchait un autre renseignement: Où irait aujourd'hui Monseigneur Amette? Et elle s'en allait jusqu'à la Madeleine, jusqu'à Notre-Dame, jusqu'au lointain Sacré-Cœur, en haut de la butte Montmartre; puis, sous les voûtes du temple honoré de la visite de l'archevêque, elle unissait sa voix au chœur qui implorait une intervention divine: «Seigneur, sauvez la France!»

Sur le maître-autel de toutes les églises figuraient, assemblés en faisceaux, les drapeaux de la France et des nations alliées. Les nefs étaient pleines de fidèles, et la foule pieuse ne se composait pas uniquement de femmes: il y avait aussi des hommes d'âge, debout, graves, qui remuaient les lèvres et fixaient sur le tabernacle des yeux humides où se reflétaient, pareilles à des étoiles perdues, les flammes des cierges. C'étaient des pères qui, en pensant à leurs fils envoyés sur le front, se rappelaient les prières de leur enfance. Jusqu'alors la plupart d'entre eux avaient été indifférents en matière religieuse; mais, dans ces conjonctures tragiques, il leur avait semblé tout à coup que la foi, qu'ils ne possédaient point, était un bien et une force, et ils balbutiaient de vagues oraisons, dont les paroles étaient incohérentes et presque dépourvues de sens, à l'intention des êtres chers qui luttaient pour l'éternelle justice. Les cérémonies religieuses devenaient aussi passionnées que des assemblées populaires; les prédicateurs étaient des tribuns, et parfois l'enthousiasme patriotique coupait d'applaudissements les sermons. Quand Luisa revenait de l'office, elle était palpitante de foi et espérait du ciel un miracle semblable à celui par lequel sainte Geneviève avait chassé loin de Paris les hordes d'Attila.

Dans les grandes circonstances, lorsque Luisa insistait pour emmener sa sœur dans ces dévotes excursions, Héléna courait avec elle aux quatre coins de Paris. Mais, si aucun office extraordinaire n'était annoncé, la «romantique», plus terre-à-terre en cela que l'autre, préférait aller tout simplement à Saint-Honoré d'Eylau. Là, elle rencontrait parmi les habitués beaucoup de personnes originaires des diverses républiques du Nouveau Monde, gens riches qui, après fortune faite, étaient venus manger leurs rentes à Paris et s'étaient installés dans le quartier de l'Étoile, cher aux cosmopolites. Elle avait lié connaissance avec plusieurs de ces personnes, ce qui lui procurait le vif plaisir d'échanger force saluts lorsqu'elle arrivait, et, à la sortie, d'engager sur le parvis de longues conversations où elle recueillait une infinité de nouvelles vraies ou fausses sur la guerre et sur cent autres choses.

Bientôt des jours vinrent où, à en juger d'après les apparences, il ne se passait plus rien d'extraordinaire. On ne trouvait dans les journaux que des anecdotes destinées à entretenir la confiance du public, et aucun renseignement positif n'y était publié. Les communiqués du Gouvernement n'étaient que de la rhétorique vague et sonore.

Ce manque de nouvelles coïncida avec une subite agitation de la belle-sœur. Héléna s'absentait chaque après-midi, quelquefois même dans la matinée, et elle ne manquait jamais de rapporter à la maison des nouvelles alarmantes qu'elle semblait se faire un malin plaisir de communiquer sournoisement à ses hôtes, non comme des vérités certaines, mais comme des bruits répandus. On disait que les Français avaient été défaits simultanément en Lorraine et en Belgique; on disait qu'un corps de l'armée française s'était débandé; on disait que les Allemands avaient fait beaucoup de prisonniers et enlevé beaucoup de canons. Quoique Marcel eût entendu lui-même dire quelque chose d'approchant, il affectait de n'en rien croire, protestait qu'à tout le moins il y avait dans ces bruits beaucoup d'exagération.

—C'est possible, répliquait doucement l'agaçante Héléna. Mais je vous répète ce que m'ont dit des personnes que je crois bien informées.

Au fond, Marcel commençait à être très inquiet, et son instinct d'homme pratique lui faisait deviner un péril. «Il y a quelque chose qui ne marche pas,» pensait-il, soucieux.

La chute du ministère et la constitution d'un Gouvernement de défense nationale lui démontra la gravité de la situation. Alors il alla voir le sénateur Lacour. Celui-ci connaissait tous les ministres, et personne n'était mieux renseigné que lui.

—Oui, mon ami, répondit le personnage aux questions anxieuses de Marcel, nous avons subi de gros échecs à Morhange et à Charleroi, c'est-à-dire à l'Est et au Nord. Les Allemands vont envahir le territoire de la France. Mais notre armée est intacte et se retire en bon ordre. La fortune peut changer encore. C'est un grand malheur; néanmoins tout n'est pas perdu.

On poussait activement—un peu tard!—les préparatifs de la défense de Paris. Les forts s'armaient de nouveaux canons; dans la zone de tir, les pioches des démolisseurs faisaient disparaître les maisonnettes élevées durant les années de paix; les ormes des avenues extérieures tombaient sous la hache, pour élargir l'horizon; des barricades de sacs de terre et de troncs d'arbres obstruaient les portes des remparts. Beaucoup de curieux allaient dans la banlieue admirer les tranchées récemment ouvertes et les barrages de fils de fer barbelés. Le Bois de Boulogne s'emplissait de troupeaux, et, autour des montagnes de fourrage sec, bœufs et brebis se groupaient sur les prairies de fin gazon. Le souci d'avoir des approvisionnements suffisants inquiétait une population qui gardait vif encore le souvenir des misères souffertes en 1870. D'une nuit à l'autre, l'éclairage des rues diminuait; mais, en compensation, le ciel était continuellement rayé par les jets lumineux des réflecteurs. La crainte d'une agression aérienne augmentait encore l'anxiété publique; les gens peureux parlaient des zeppelins, et, comme on exagère toujours les dangers inconnus, on attribuait à ces engins de guerre une puissance formidable.

Luisa, naturellement timide, était affolée par les entretiens particuliers qu'elle avait avec sa sœur, et elle étourdissait de ses émois son mari qui ne réussissait pas à l'apaiser.

—Tout est perdu! lui disait-elle en pleurant. Héléna est la seule qui connaît la vérité.

Si Luisa avait une grande confiance dans les affirmations d'Héléna, il y avait pourtant un point sur lequel il lui était impossible de croire sa sœur aveuglément. Les atrocités commises en Belgique sur les femmes et sur les jeunes filles démentaient trop positivement ce qu'Héléna racontait de la haute courtoisie des officiers et de la sévère moralité des soldats allemands.

Ils vont venir, Marcel, ils vont venir. Je ne vis plus... Notre fille... notre fille...

Mais Chichi riait des alarmes de sa mère, et, avec la belle audace de la jeunesse:

—Qu'ils viennent donc, ces coquins! s'écriait-elle. Je ne serais pas fâchée de les voir en face!

Et elle faisait le geste de frapper, comme si elle avait tenu dans sa main le poignard vengeur.

Marcel finit par se lasser de cette situation et résolut d'envoyer sa femme, sa fille et sa belle-sœur à Biarritz, où beaucoup de Sud-Américains s'étaient déjà rendus. Quant à lui, il avait décidé de rester à Paris, pour une raison dont il n'avait d'ailleurs qu'une conscience un peu confuse. Il s'imaginait n'y être retenu que par la curiosité; mais, au fond, il avait une honte inavouée de fuir une seconde fois devant l'ennemi. Sa femme essaya bien de l'emmener avec elle: depuis bientôt trente ans de mariage, ils ne s'étaient pas séparés une seule fois! Mais il déclara sa volonté sur un ton qui n'admettait pas de réplique.

Jules, pour demeurer près de Marguerite, s'obstina aussi à demeurer dans la capitale.

Bref, un beau matin, Luisa, Héléna et Chichi s'embarquèrent dans une grande automobile à destination de la Côte d'Argent: la première, navrée de laisser à Paris son mari et son fils; la seconde, bien aise, en somme, de n'être pas là quand les troupes de son cher empereur entreraient dans Paris; la troisième, toute réjouie de voyager dans un pays nouveau pour elle et de visiter une des plages les plus à la mode.

VI

EN RETRAITE

Après ce départ, Marcel fut d'abord un peu désorienté par sa solitude. Les salles désertes de son appartement lui semblaient énormes et pleines d'un silence d'autant plus profond que tous les autres appartements du luxueux immeuble étaient vides comme le sien. Ces appartements avaient pour locataires, soit des étrangers qui s'étaient discrètement éloignés de Paris, soit des Français qui, surpris par la guerre, étaient demeurés dans leurs domaines ruraux.

D'ailleurs il était satisfait de la résolution qu'il avait prise. L'absence des siens, en le rassurant, lui avait rendu presque tout son optimisme. «Non, ils ne viendront pas à Paris», se répétait-il vingt fois par jour. Et il ajoutait mentalement: «Au surplus, s'ils y viennent, je n'ai pas peur: je suis encore bon pour faire le coup de feu dans une tranchée.» Il lui semblait que cette velléité de faire le coup de feu réparait dans quelque mesure la honte de la fuite en Amérique.

Dans ses promenades à travers Paris, il rencontrait des bandes de réfugiés. C'étaient des habitants du Nord et de l'Est qui avaient fui devant l'invasion. Cette multitude douloureuse ne savait où aller, n'avait d'autre ressource que la charité publique; et elle racontait mille horreurs commises par les Allemands dans les pays envahis: fusillements, assassinats, vols autorisés par les chefs, pillages exécutés par ordre supérieur, maisons et villages incendiés. Ces récits lui remuaient le cœur et faisaient naître peu à peu dans son esprit une idée naïve, mais généreuse. Le devoir des riches, des propriétaires qui possédaient de grands biens dans les provinces menacées, n'était-il pas d'être présents sur leurs terres pour soutenir le moral des populations, pour les aider de leurs conseils et de leur argent, pour tâcher de les protéger, lorsque l'ennemi arriverait? Or ce devoir s'imposait à lui-même d'une façon d'autant plus impérieuse qu'il lui semblait avoir moins de danger personnel à courir: devenu quasi Argentin, il serait considéré par les officiers allemands comme un neutre; à ce titre il pourrait faire respecter son château, où, le cas échéant, les paysans du village et des alentours trouveraient un refuge. Dès lors, le projet de se rendre à Villeblanche hanta son esprit.

Cependant chaque jour apportait un flot de mauvaises nouvelles. Les journaux ne disaient pas grand'chose; le Gouvernement ne parlait qu'en termes obscurs, qui inquiétaient sans renseigner. Néanmoins la triste vérité s'ébruitait, répandue sourdement par les alarmistes et par les espions demeurés dans Paris. On se communiquait à l'oreille des bruits sinistres: «Ils ont passé la frontière... Ils sont à Lille...» Et le fait est que les Allemands avançaient avec une effrayante rapidité.

Anglais et Français reculaient devant le mouvement enveloppant des envahisseurs. Quelques-uns s'attendaient à un nouveau Sedan. Pour se rendre compte de l'avance de l'ennemi, il suffisait d'aller à la gare du Nord: toute les vingt-quatre heures, on y constatait le rétrécissement du rayon dans lequel circulaient les trains. Des avis annonçaient qu'on ne délivrait plus de billets pour telles et telles localités du réseau, et cela signifiait que ces localités étaient tombées au pouvoir de l'ennemi. Le rapetissement du territoire national s'accomplissait avec une régularité mathématique, à raison d'une quarantaine de kilomètres par jour, de sorte que, montre en main, on pouvait prédire l'heure à laquelle les premiers uhlans salueraient de leurs lances l'apparition de la Tour Eiffel.

Ce fut à ce moment d'universelle angoisse que Marcel retourna chez son ami Lacour pour lui adresser la plus extraordinaire des requêtes: il voulait aller tout de suite à son château de Villeblanche, et il priait le sénateur de lui obtenir les papiers nécessaires.

—Vous êtes fou! s'écria le personnage, qui ne pouvait en croire ses oreilles. Sortir de Paris, oui, mais pour aller vers le sud et non vers l'est! Je vous le dis sous le sceau du secret: d'un instant à l'autre tout le monde partira, président de la République, ministres, Chambres. Nous nous installerons à Bordeaux, comme en 1870. Nous savons mal ce qui se passe, mais toutes les nouvelles sont mauvaises. L'armée reste solide, mais elle se retire, abandonne continuellement du terrain. Croyez-moi: ce que vous avez de mieux à faire, c'est de quitter Paris avec nous. Gallieni défendra la capitale; mais la défense sera difficile. D'ailleurs, même si Paris succombe, la France ne succombera point pour cela. S'il est nécessaire, nous continuerons la guerre jusqu'à la frontière d'Espagne. Ah! tout cela est triste, bien triste!

Marcel hocha la tête. Ce qu'il voulait, c'était se rendre à son château de Villeblanche.

—Mais on vous fera prisonnier! objecta Lacour. On vous tuera peut-être!

L'obstination de Marcel triompha des résistances de son ami. Ce n'était point le moment des longues discussions, et chacun devait songer à son propre sort. Le sénateur finit donc par céder au désir de Marcel et lui obtint l'autorisation de partir le soir même, par un train militaire qui se dirigeait vers la Champagne.

 

Ce voyage permit à Marcel de voir le trafic extraordinaire que la guerre avait développé sur les voies ferrées. Son train mit quatorze heures pour franchir une distance qui, en temps normal, n'exigeait que deux heures. Aux stations de quelque importance, toutes les voies étaient occupées par des rames de wagons. Les machines sous pression sifflaient, impatientes de partir. Les soldats hésitaient devant les différents trains, se trompaient, descendaient d'un wagon pour remonter dans un autre. Les employés, calmes, mais visiblement fatigués, allaient de côté et d'autre pour renseigner les hommes, pour leur donner des explications, pour faire charger des montagnes de colis.

Dans le train qui portait Marcel, les territoriaux d'escorte dormaient, accoutumés à la monotonie de ce service. Les soldats chargés des chevaux ouvraient les portes à coulisse et s'asseyaient sur le plancher du wagon, les jambes pendantes. La nuit, le train marchait avec lenteur à travers les campagnes obscures, s'arrêtait devant les signaux rouges et avertissait de sa présence par de longs sifflets. Dans quelques stations, il y avait des jeunes filles vêtues de blanc, avec des cocardes et de petits drapeaux épinglés sur la poitrine. Jour et nuit elles étaient là, se remplaçant à tour de rôle, de sorte qu'aucun train ne passait sans recevoir leur visite. Dans des corbeilles ou sur des plateaux, elles offraient aux soldats du pain, du chocolat, des fruits. Beaucoup d'entre eux, rassasiés, refusaient en remerciant; mais les jeunes filles se montraient si tristes de ce refus qu'ils finissaient par céder à leurs instances.

Marcel, casé dans un compartiment de seconde classe avec le lieutenant qui commandait l'escorte et avec quelques officiers qui s'en allaient rejoindre leur corps, passa la plus grande partie de la nuit à causer avec ses compagnons de voyage. Les officiers n'avaient que des renseignements vagues sur le lieu où ils pourraient retrouver leur régiment. D'un jour à l'autre, les opérations de la guerre modifiaient la position des troupes. Mais, fidèles à leur devoir, ils se portaient vers le front, avec le désir d'arriver assez tôt pour le combat décisif. Le chef de l'escorte, qui avait déjà fait plusieurs voyages, était le seul qui se rendît bien compte de la retraite: à chaque nouveau voyage, le parcours se raccourcissait. Tout le monde était déconcerté. Pourquoi se retirait-on? Quoique l'armée eût éprouvé des revers, elle était intacte, et, selon l'opinion commune, elle aurait dû chercher sa revanche dans les lieux mêmes où elle avait eu le dessous. La retraite laissait à l'ennemi le chemin libre. Quinze jours auparavant, ces hommes discutaient dans leurs garnisons sur la région de la Belgique où l'ennemi recevrait le coup mortel et sur le point de la frontière par où les Français victorieux envahiraient l'Allemagne.

Toutefois la déception n'engendrait aucun découragement. Une espérance confuse, mais ferme, dominait les incertitudes. Le généralissime était le seul qui possédât le secret des opérations. Ce chef grave et tranquille finirait par tout arranger. Personne n'avait le droit de douter de la fortune. Joffre était de ceux qui disent toujours le dernier mot.

Marcel descendit du train à l'aube.

—Bonne chance, messieurs!

Il serra la main de ces braves gens qui allaient peut-être à la mort. Le train se remit en marche et Marcel se trouva seul dans la gare, à l'embranchement de la ligne d'intérêt local qui desservait Villeblanche; mais, faute de personnel, le service était suspendu sur cette petite ligne dont les employés avaient été affectés aux grandes lignes pour les transports de guerre. De cette gare à Villeblanche il y avait encore quinze kilomètres. Malgré les offres les plus généreuses, le millionnaire ne put trouver une simple charrette pour achever son voyage: la mobilisation s'était approprié la plupart des véhicules et des bêtes de trait, et le reste avait été emmené par les fugitifs. Force lui fut donc d'entreprendre le trajet à pied, et, malgré son âge, il se mit en route.

Le chemin blanc, droit, poudreux, traversait une plaine qui semblait s'étendre à l'infini. Quelques bouquets d'arbres, quelques haies vives, les toits de quelques fermes rompaient à peine la monotonie du paysage. Les champs étaient couverts des chaumes de la moisson récemment fauchée. Les meules bossuaient le sol de leurs cônes roux, qui commençaient à prendre un ton d'or bruni. Les oiseaux voletaient dans les buissons emperlés par la rosée.

Marcel chemina toute la matinée. La route était tachetée de points mouvants qui, de loin, ressemblaient à des files de fourmis. C'étaient des gens qui allaient tous dans la direction contraire à la sienne: ils fuyaient vers le sud, et, lorsqu'ils croisaient ce citadin bien chaussé, qui marchait la canne à la main et le chapeau de paille sur la tête, ils faisaient un geste de surprise et s'imaginaient que c'était quelque fonctionnaire, quelque envoyé du Gouvernement venu pour inspecter le pays d'où la terreur les poussait à fuir.

Vers midi, dans une auberge située au bord de la route, Marcel put trouver un morceau de pain, du fromage et une bouteille de vin blanc. L'aubergiste était parti à la guerre, et sa femme, malade et alitée, gémissait de souffrance. Sur le pas de la porte, une vieille presque sourde, la grand'mère entourée de ses petits-enfants, regardait ce défilé de fugitifs qui durait depuis trois jours.

—Pourquoi fuient-ils, monsieur? dit-elle au voyageur. La guerre ne concerne que les soldats. Nous autres paysans, nous ne faisons de mal à personne et nous n'avons rien à craindre.

Quatre heures plus tard, à la descente de l'une des collines boisées qui bordent la vallée de la Marne, Marcel aperçut enfin les toits de Villeblanche groupés autour de l'église et, un peu à l'écart, surgissant d'entre les arbres, les capuchons d'ardoise qui coiffaient les tours de son château.

Les rues du village étaient désertes. Une moitié de la population s'était enfuie; l'autre moitié était restée, par routine casanière et par aveugle optimisme. Si les Prussiens venaient, que pourraient-ils leur faire? Les habitants se soumettraient à leurs ordres, ne tenteraient aucune résistance. On ne châtie pas des gens qui obéissent. Les maisons du village avaient été construites par leurs pères, par leurs ancêtres, et tout valait mieux que d'abandonner ces demeures d'où eux-mêmes n'étaient jamais sortis. Quelques femmes se tenaient assises autour de la place, comme dans les paisibles après-midi des étés précédents. Ces femmes regardèrent l'arrivant avec surprise.

Sur la place, Marcel vit un groupe formé du maire et des notables. Eux aussi, ils regardèrent avec surprise le propriétaire du château. C'était pour eux la plus inattendue des apparitions. Un sourire bienveillant, un regard sympathique accueillirent ce Parisien qui venait les rejoindre et partager leur sort. Depuis longtemps Marcel vivait en assez mauvais termes avec les habitants du village: car il défendait ses droits avec âpreté, ne tolérait ni la maraude dans ses champs ni le pâtis dans ses bois. A plusieurs reprises, il avait menacé de procès et de prison quelques douzaines de délinquants. Ses ennemis, soutenus par la municipalité, avaient répondu à ces menaces en laissant le bétail envahir les cultures du château, en tuant le gibier, en adressant au préfet et au député de la circonscription des plaintes contre le châtelain. Ses démêlés avec la commune l'avaient rapproché du curé, qui vivait en hostilité ouverte avec le maire; mais l'Église ne lui avait pas été beaucoup plus profitable que l'État. Le curé, ventru et débonnaire, ne perdait aucune occasion de soutirer à Marcel de grosses aumônes pour les pauvres; mais, le cas échéant, il avait la charitable audace de lui parler en faveur de ses ouailles, d'excuser les braconniers, de trouver même des circonstances atténuantes aux maraudeurs qui, en hiver, volaient le bois du parc et, en été, les fruits du jardin. Or Marcel eut la stupéfaction de voir le curé, qui sortait du presbytère, saluer le maire au passage avec un sourire amical. Ces deux hommes s'étaient rencontrés, le 1er août, au pied du clocher dont la cloche sonnait le tocsin pour annoncer la mobilisation aux hommes qui étaient dans les champs; et, par instinct, sans trop savoir pourquoi, ces vieux ennemis s'étaient serré la main avec cordialité. Il n'y avait plus que des Français.

Arrivé au château, Marcel eut le sentiment de n'avoir pas perdu sa peine. Jamais son parc ne lui avait semblé si beau, si majestueux qu'en cet après-midi d'été; jamais les cygnes n'avaient promené avec tant de grâce sur le miroir d'eau leur image double; jamais l'édifice lui-même, dans son enceinte de fossés, n'avait eu un aspect aussi seigneurial. Mais la mobilisation avait fait d'énormes vides dans les écuries, dans les étables, et presque tout le personnel manquait. Le régisseur et la plupart des domestiques étaient à l'armée; il ne restait que le concierge, homme d'une cinquantaine d'années, malade de la poitrine, avec sa femme et sa fille qui prenaient soin des quelques vaches demeurées à la ferme.

 

Après une nuit de bon sommeil qui lui fit oublier la fatigue de la veille, le châtelain passa la matinée à visiter les prairies artificielles qu'il avait créées dans son parc, derrière un rideau d'arbres. Il eut le regret de voir que ces prairies manquaient d'eau, et il essaya d'ouvrir une vanne pour arroser la luzerne qui commençait à sécher. Puis il fit un tour dans les vignes, qui déployaient les masses de leurs pampres sur les rangées d'échalas et montraient entre les feuilles le violet encore pâle de leurs grappes mûrissantes. Tout était si tranquille que Marcel sentait son optimisme renaître et oubliait presque les horreurs de la guerre.

Mais, dans l'après-dîner, un mouvement soudain se produisit au village, et Georgette, la fille du concierge, vint dire qu'il passait dans la grande rue beaucoup de soldats français et d'automobiles militaires. C'étaient des camions réquisitionnés, qui conservaient sous une couche de poussière et de boue durcie les adresses des commerçants auxquels ils avaient appartenu; et, mêlés à ces véhicules industriels, il y avait aussi d'autres voitures provenant d'un service public: les grands autobus de Paris, qui portaient encore l'indication des trajets auxquels ils avaient été affectés, Madeleine-Bastille, Passy-Bourse, etc. Marcel les regarda comme on regarde de vieux amis aperçus au milieu d'une foule. Peut-être avait-il voyagé maintes fois dans telle ou telle de ces voitures déteintes, vieillies par vingt jours de service incessant, aux tôles gondolées, aux ferrures tordues, qui grinçaient de toutes leur carcasse disjointe et qui étaient trouées comme des cribles.

Certains véhicules avaient pour marques distinctives des cercles blancs marqués d'une croix rouge au centre; sur d'autres, on lisait des lettres et des chiffres qu'il était impossible de comprendre, quand on n'était pas initié aux secrets de l'administration militaire. Et tous ces véhicules, dont les moteurs seuls étaient en bon état, transportaient des soldats, quantité de soldats qui avaient des bandages à la tête ou aux jambes:—blessés aux visages pâles que la barbe poussée rendait encore plus tragiques, aux yeux de fièvre qui regardaient fixement, aux bouches que semblait tenir ouvertes la plainte immobilisée de la douleur.—Des médecins et des infirmiers occupaient plusieurs voitures de ce convoi, et quelques pelotons de cavaliers l'escortaient. Les voitures n'avançaient que très lentement, et, dans les intervalles qui les séparaient les unes des autres, des bandes de soldats, la capote déboutonnée ou jetée sur l'épaule comme une capa, faisaient route pédestrement. Eux aussi étaient des blessés; mais, assez valides pour marcher, ils plaisantaient et chantaient, les uns avec un bras en écharpe, d'autres avec le front ou la nuque enveloppés de linges sur lesquels le suintement du sang mettait des taches rougeâtres.

Marcel voulut faire quelque chose pour ces pauvres gens. Mais à peine avait-il commencé à leur distribuer des pains et des bouteilles de vin, un major accourut et lui reprocha cette libéralité comme un crime: cela pouvait être fatal aux blessés. Il resta donc sur le bord de la route, impuissant et triste, à suivre des yeux ce défilé de nobles souffrances.

A la nuit tombante, ce furent des centaines de camions qui passèrent, les uns fermés hermétiquement, avec la prudence qui s'impose pour les matières explosives, les autres chargés de ballots et de caisses qui exhalaient une fade odeur de nourriture. Puis ce furent de grands troupeaux de bœufs, qui s'arrêtaient avec des remous aux endroits où le chemin se rétrécissait, et qui se décidaient enfin à passer sous le bâton et aux cris des pâtres coiffés de képis.

Marcel, tourmenté par ses pensées, ne ferma pas l'œil de la nuit. Ce qu'il venait de voir, c'était la retraite dont on parlait à Paris, mais à laquelle beaucoup de gens refusaient de croire: la retraite déjà poussée si loin et qui continuait plus loin encore son mouvement rétrograde, sans que personne pût dire l'endroit où elle s'arrêterait.

A l'aube, il s'endormit de fatigue et ne se réveilla que très tard dans la matinée. Son premier regard fut pour la route. Il la vit encombrée d'hommes et de chevaux; mais, cette fois, les hommes armés de fusils formaient des bataillons, et ce que les chevaux traînaient, c'était de l'artillerie.

Hélas! ces troupes étaient de celles qu'il avait vues naguère partir de Paris, mais combien changées! Les capotes bleues s'étaient converties en nippes loqueteuses et jaunâtres; les pantalons rouges avaient pris une teinte délavée de brique mal cuite; les chaussures étaient des mottes de boue. Les visages avaient une expression farouche sous les ruisseaux de poussière et de sueur qui en accusaient toutes les rides et toutes les cavités, avec ces barbes hirsutes dont des poils étaient raides comme des épingles, avec cet air de lassitude qui révélait l'immense désir de faire halte, de s'arrêter là définitivement, d'y tuer ou d'y mourir sur place. Et pourtant ces soldats marchaient, marchaient toujours. Certaines étapes avaient duré trente heures. L'ennemi suivait pas à pas, et l'ordre était de se retirer sans repos ni trêve, de se dérober par la rapidité des pieds au mouvement enveloppant que tentait l'envahisseur. Les chefs devinaient l'état d'âme de leurs hommes; ils pouvaient exiger d'eux le sacrifice de la vie; mais il était bien plus dur de leur ordonner de marcher jour et nuit dans une fuite interminable, alors que ces hommes ne se considéraient pas comme battus, alors qu'ils sentaient gronder en eux la colère furieuse, mère de l'héroïsme. Les regards désespérés des soldats cherchaient l'officier le plus voisin, le lieutenant, le capitaine. On n'en pouvait plus! Une marche énorme, exténuante, en si peu de jours! Et pourquoi? Les supérieurs n'en savaient pas plus que les inférieurs; mais leurs yeux semblaient répondre: «Courage! Encore un effort! Cela va bientôt finir.»

Les bêtes, vigoureuses mais dépourvues d'imagination, étaient moins résistantes que les hommes. Leur aspect faisait pitié. Était-il possible que ce fussent les mêmes chevaux musclés et lustrés que Marcel avait vus à Paris dans les premiers jours du mois d'août? Une campagne de trois semaines les avait vieillis et fourbus. Leurs regards troubles semblaient implorer la compassion. Ils étaient si maigres que les arêtes de leurs os ressortaient et que leurs yeux en paraissaient plus gros. Les harnais, en se déplaçant dans la marche, laissaient voir sur la peau des places dénudées et des plaies saignantes. Quelques animaux, à bout de forces, s'écroulaient tout à coup, morts de fatigue. Alors les artilleurs les dépouillaient rapidement de leurs harnais et les roulaient sur le bord du chemin, pour que les cadavres ne gênassent pas la circulation; et les pauvres bêtes restaient là dans leur nudité squelettique, les pattes rigides, semblant épier de leurs yeux vitreux et fixes les premières mouches qu'attirerait la triste charogne.

Les canons peints en gris, les affûts, les caissons, Marcel avait vu tout cela propre et luisant, grâce aux soins que, depuis les âges les plus reculés, l'homme a toujours pris de ses armes, soins plus minutieux encore que ceux que la femme prend des objets domestiques. Mais à présent, par l'usure qui résulte d'un emploi excessif, par la dégradation que produit une inévitable négligence, tout cela était sale et flétri: les roues déformées extérieurement par la fange, le métal obscurci par les vapeurs des détonations, la peinture souillée d'ordures ou éraflée par des accrocs.

Dans les espaces qui parfois restaient libres entre une batterie et un régiment, des paysans se hâtaient, hordes misérables que l'invasion chassait devant elle, villages entiers qui s'étaient mis en route pour suivre l'armée dans sa retraite. L'arrivée d'un nouveau régiment ou d'une nouvelle batterie les obligeait à quitter le chemin et à continuer leur pérégrination dans les champs. Mais, dès qu'un intervalle se reproduisait dans le défilé des troupes, ils encombraient de nouveau la chaussée blanche et unie. Il y avait des hommes qui poussaient de petites charrettes sur lesquelles étaient entassées des montagnes de meubles; des femmes qui portaient de jeunes enfants; des grands-pères qui avaient sur leurs épaules des bébés; des vieux endoloris qui ne pouvaient se traîner qu'avec un bâton; des vieilles qui remorquaient des grappes de mioches accrochés à leurs jupes; d'autres vieilles, ridées et immobiles comme des momies, que l'on charriait sur des voitures à bras.

Désormais personne ne s'opposa plus à la libéralité du châtelain, dont la cave déborda sur la route. Aux tonneaux de la dernière vendange, roulés devant la grille, les soldats emplissaient sous le jet rouge la tasse de métal décrochée de leur ceinture. Marcel contemplait avec satisfaction les effets de sa munificence: le sourire reparaissait sur les visages, la plaisanterie française courait de rang en rang. Lorsque les soldats s'éloignaient, ils entonnaient une chanson.

A mesure que le soir approchait, les troupes avaient l'air de plus en plus épuisé. Ce qui défilait maintenant, c'étaient les traînards, dont les pieds étaient à vif dans les brodequins. Quelques-uns s'étaient débarrassés de cette gaine torturante et marchaient pieds nus, avec leurs lourdes chaussures pendues à l'épaule. Mais tous, malgré la fatigue mortelle, conservaient leurs armes et leurs cartouches, en pensant à l'ennemi qui les suivait.

La seconde nuit que le millionnaire passa dans son lit de parade à colonnes et à panaches, un lit qui, selon la déclaration des vendeurs, avait appartenu à Henri IV, fut encore une mauvaise nuit. Obsédé par les images de l'incompréhensible retraite, il croyait voir et entendre toujours le torrent des soldats, des canons, des équipages. Mais, par le fait, le passage des troupes avait presque cessé. De temps à autre défilaient bien encore un bataillon, une batterie, un peloton de cavaliers: mais c'étaient les derniers éléments de l'arrière-garde qui, après avoir pris position près du village pour couvrir la retraite, commençaient à se retirer.

Le lendemain matin, lorsque Marcel descendit à Villeblanche, ce fut à peine s'il y vit des soldats. Il ne restait qu'un escadron de dragons qui battaient les bois à droite et à gauche de la route et qui ramassaient les retardataires. Le châtelain alla jusqu'à l'entrée du village, où il trouva une barricade faite de voitures et de meubles, qui obstruait la chaussée. Quelques dragons la gardaient, pied à terre et carabine au poing, surveillant le ruban blanc de la route qui montait entre deux collines couvertes d'arbres. Par instants résonnaient des coups de fusil isolés, semblables à des coups de fouet. «Ce sont les nôtres», disaient les dragons. La cavalerie avait ordre de conserver le contact avec l'ennemi, de lui opposer une résistance continuelle, de repousser les détachements allemands qui cherchaient à s'infiltrer le long des colonnes et de tirailler sans cesse contre les reconnaissances de uhlans.

Marcel considéra avec une profonde pitié les éclopés qui trimaient encore sur la route. Ils ne marchaient pas, ils se traînaient, avec la ferme volonté d'avancer, mais trahis par leurs jambes molles, par leurs pieds en sang. Ils s'asseyaient une minute au bord du chemin, harassés, agonisant de lassitude, pour respirer un peu sans avoir la poitrine écrasée par le poids du sac, pour délivrer un instant leurs pieds de l'étau des brodequins; et, quand ils voulaient repartir, il leur était impossible de se remettre debout: la courbature leur ankylosait tout le corps, les mettait dans un état semblable à la catalepsie. Les dragons, revolver en main, étaient obligés de recourir à la menace pour les tirer de cette mortelle torpeur. Seule la certitude de l'approche de l'ennemi avait le pouvoir de rendre momentanément un peu de force à ces malheureux, qui réussissaient enfin à se dresser sur leurs jambes flageolantes et qui se remettaient à marcher en s'appuyant sur leur fusil comme sur un bâton.

Villeblanche était devenu de plus en plus désert. La nuit précédente, beaucoup d'habitants avaient encore pris la fuite; mais le maire et le curé étaient demeurés à leur poste. Le fonctionnaire municipal, réconcilié avec le châtelain, s'approcha de celui-ci afin de lui donner un avis. Le génie minait le pont de la Marne, à la sortie du village; mais on attendait, pour le faire sauter, que les dragons se fussent retirés sur l'autre rive. Dans le cas où M. Desnoyers aurait l'intention de partir, il en avait encore le temps. Marcel remercia le maire, mais déclara qu'il était décidé à rester.

Les derniers pelotons de dragons, sortis de divers points du bois, arrivaient par la route. Ils avaient mis leurs chevaux au pas, comme s'ils reculaient à regret. Ils regardaient souvent en arrière, prêts à faire halte et à tirer. Ceux qui gardaient la barricade étaient déjà en selle. L'escadron se reforma, les commandements des officiers retentirent, et un trot vif, accompagné d'un cliquetis métallique, emporta rapidement ces hommes vers le gros de la colonne.

Marcel, près de la barricade, se trouva dans une solitude et dans un silence aussi profonds que si le monde s'était soudain dépeuplé. Deux chiens, abandonnés par leurs maîtres dont ils ne pouvaient suivre la piste sur ce sol piétiné et bouleversé par le passage de milliers d'hommes et de voitures, rôdaient et flairaient autour de lui, comme pour implorer sa protection. Un chat famélique épiait les moineaux qui recommençaient à s'ébattre et à picorer le crottin laissé sur la route par les chevaux des dragons. Une poule sans propriétaire, qui jusqu'alors s'était tenue cachée sous un auvent, vint à son tour disputer ce festin à la marmaille aérienne. Le silence faisait renaître le murmure de la feuillée, le bourdonnement des insectes, la respiration du sol brûlé par le soleil, tous les bruits de la nature qui s'étaient assoupis craintivement au passage des gens de guerre.

Tout à coup Marcel remarqua quelque chose qui remuait à l'extrémité de la route, sur le haut de la colline, à l'endroit où le ruban blanc touchait l'azur du ciel. C'étaient deux hommes à cheval, si petits qu'ils avaient l'apparence de soldats de plomb échappés d'une boîte de jouets. Avec les jumelles qu'il avait apportées dans sa poche, il vit que ces cavaliers, vêtus de gris verdâtre, étaient armés de lances, et que leurs casques étaient surmontés d'une sorte de plateau horizontal. C'était eux! Impossible de douter: le châtelain avait devant lui les premiers uhlans.

Pendant quelques minutes, les deux cavaliers se tinrent immobiles, comme pour explorer l'horizon. Puis d'autres sortirent encore des sombres masses de verdure qui garnissaient les bords du chemin, se joignirent aux premiers et formèrent un groupe qui se mit en marche sur la route blanche. Ils avançaient avec lenteur, craignant des embuscades et observant tout ce qui les entourait.

Marcel comprit qu'il était temps de se retirer et qu'il y aurait du danger pour lui à être surpris près de la barricade. Mais, au moment où ses yeux se détachaient de ce spectacle lointain, une vision inattendue s'offrit à lui, toute voisine. Une bande de soldats français, à demi dissimulée par des rideaux d'arbres, s'approchait de la barricade. C'étaient des traînards à l'aspect lamentable, dans une pittoresque variété d'uniformes: fantassins, zouaves, dragons sans chevaux; et, pêle-mêle avec eux, des gardes forestiers, des gendarmes appartenant à des communes qui avaient été avisées tardivement de la retraite. En tout, une cinquantaine d'hommes. Il y en avait de frais et de vigoureux, et il y en avait qui ne tenaient debout que par un effort surhumain. Aucun de ces hommes n'avait jeté ses armes.

Ils marchaient en se retournant sans cesse, pour surveiller la lente avance des uhlans. A la tête de cette troupe hétéroclite était un officier de gendarmerie vieux et obèse, à la moustache hirsute, et dont les yeux, quoique voilés par de lourdes paupières, brillaient d'un éclat homicide. Comme ces gens passaient à côté de la barricade sans faire attention au quidam qui les regardait curieusement, une énorme détonation retentit, qui fit courir un frisson sur la campagne et dont les maisons tremblèrent.

—Qu'est-ce? demanda l'officier à Marcel.

Celui-ci expliqua qu'on venait de faire sauter le pont. Un juron du chef accueillit ce renseignement; mais la troupe qu'il commandait demeura indifférente, comme si elle avait perdu tout contact avec la réalité.

—Autant mourir ici qu'ailleurs! murmura l'officier. Défendons la barricade.

La plupart des hommes se mirent en devoir d'exécuter avec une prompte obéissance cette décision qui les délivrait du supplice de la marche. Machinalement ils se postèrent aux endroits les mieux protégés. L'officier allait d'un groupe à l'autre, donnait des ordres. On ne ferait feu qu'au commandement.

Marcel, immobile de surprise, assistait à ces préparatifs sans plus penser au péril de sa propre situation, et, lorsque l'officier lui cria rudement de fuir, il demeura en place, comme s'il n'avait pas entendu.

Les uhlans, persuadés que le village était abandonné, avaient pris le galop.

—Feu!

L'escadron s'arrêta net. Plusieurs uhlans roulèrent sur le sol; quelques-uns se relevèrent et, se courbant pour offrir aux balles une moindre cible, essayèrent de sortir du chemin; d'autres restèrent étendus sur le dos ou sur le ventre, les bras en avant. Les chevaux sans cavalier partirent à travers champs dans une course folle, les rênes traînantes, les flancs battus par les étriers. Les survivants, après une brusque volte-face commandée par la surprise et par la mort, disparurent résorbés dans le sous-bois.

VII

PRÈS DE LA GROTTE SACRÉE

Tous les soirs, de quatre à cinq, avec la ponctualité d'une personne bien élevée qui ne se fait pas attendre, un aéroplane allemand venait survoler Paris et jeter des bombes. Cela ne produisait aucune terreur, et les Parisiens acceptaient cette visite comme un spectacle extraordinaire et plein d'intérêt. Les aviateurs allemands avaient beau laisser tomber sur la ville des drapeaux ennemis accompagnés de messages ironiques où ils rendaient compte des échecs de l'armée française et des revers de l'offensive russe; pour les Parisiens tout cela n'était que mensonges. Ils avaient beau lancer des obus qui brisaient des mansardes, tuaient ou blessaient des vieillards, des femmes, des enfants. «Ah! les bandits!» criait la foule en menaçant du poing le moucheron malfaisant, presque invisible à deux mille mètres de hauteur; puis elle courait de rue en rue pour le suivre des yeux, ou s'immobilisait sur les places d'où elle observait à loisir ses évolutions.

Argensola était un habitué de ce spectacle. Dès quatre heures il arrivait sur la place de la Concorde, le nez en l'air et les regards fixés vers le ciel, en compagnie de plusieurs badauds avec lesquels une curiosité commune l'avait mis en relations, à peu près comme les abonnés d'un théâtre qui, à force de se voir, finissent par se lier d'amitié. «Viendra-t-il? Ne viendra-t-il pas?» Les femmes étaient les plus impatientes, et quelques-unes avaient la face rouge et la respiration oppressée pour être accourues trop vite. Tout à coup éclatait un immense cri: «Le voilà!» Et mille mains indiquaient un point vague à l'horizon. Les marchands ambulants offraient aux spectateurs des instruments d'optique, et les jumelles, les longues-vues se braquaient dans la direction signalée.

Pendant une heure l'attaque aérienne se poursuivait, aussi acharnée qu'inutile. L'insecte ailé cherchait à s'approcher de la Tour Eiffel; mais aussitôt des détonations éclataient à la base, et les diverses plates-formes crachaient les furibondes crépitations de leurs mitrailleuses. Alors il virait au-dessus de la ville, et soudain la fusillade retentissait sur les toits et dans les rues. Chacun tirait: les locataires des étages supérieurs, les hommes de garde, les soldats anglais et belges qui se trouvaient de passage à Paris. On savait bien que ces coups de fusil ne servaient à rien; mais on tirait tout de même, pour le plaisir de faire acte d'hostilité contre l'ennemi, ne fût-ce qu'en intention, et avec l'espérance qu'un caprice du hasard réaliserait peut-être un miracle. Le seul miracle était que les tireurs ne se tuassent pas les uns les autres et que les passants ne fussent pas blessés par des balles de provenance inconnue. Enfin le taube, fatigué d'évoluer, disparaissait.

—Bon voyage! grommelait Argensola. Celui de demain sera peut-être plus intéressant.

Une autre distraction de l'Espagnol, aux heures de liberté que lui laissaient les visites des avions, c'était de rôder au quai d'Orsay et d'y regarder la foule des voyageurs qui sortaient de Paris. La révélation soudaine de la vérité après les illusions créées par l'optimisme du Gouvernement, la certitude de l'approche des armées allemandes que, la semaine précédente, beaucoup de gens croyaient en pleine déroute, ces taubes qui volaient sur la capitale, la mystérieuse menace des zeppelins, affolaient une partie de la population. Les gares, occupées militairement, ne recevaient que ceux qui avaient pris d'avance un billet, et maintes personnes attendaient pendant des jours entiers leur tour de départ. Les plus pressés de partir commençaient le voyage à pied ou en voiture, et les chemins étaient noirs de gens, de charrettes, de landaus et d'automobiles.

Argensola considérait cette fugue avec sérénité. Lui, il était de ceux qui restaient. Il avait admiré certaines personnes parce qu'elles avaient été présentes au siège de Paris, en 1870, et il était heureux de la bonne fortune qui lui procurait la chance d'assister à un nouveau drame plus curieux encore. La seule chose qui le contrariait, c'était l'air distrait de ceux auxquels il faisait part de ses observations et de ses informations. Il rentrait à l'atelier avec une abondante récolte de nouvelles qu'il communiquait à Jules avec un empressement fébrile, et celui-ci l'écoutait à peine. Le bohème s'étonnait de cette indifférence et reprochait mentalement au «peintre d'âmes» de n'avoir pas le sens des grands drames historiques.

Jules avait alors des soucis personnels qui l'empêchaient de se passionner pour l'histoire des nations. Il avait reçu de Marguerite quelques lignes tracées à la hâte, et ces lignes lui avaient apporté la plus désagréable des surprises. Elle était obligée de partir. Elle quittait Paris à l'instant même, en compagnie de sa mère. Elle lui disait adieu. C'était tout. Un tel laconisme avait beaucoup inquiété Jules. Pourquoi ne l'informait-elle pas du lieu où elle se retirait? Il est vrai que la panique fait oublier bien des choses; mais il n'en était pas moins étrange qu'elle eût négligé de lui donner son adresse.

Pour tirer la situation au clair, Jules n'hésita pas à accomplir une démarche qu'elle lui avait toujours interdite: il alla chez elle. La concierge, dont la loquacité naturelle avait été mise à une rude épreuve par le départ de tous les locataires, ne se fit pas prier pour dire à l'amoureux tout ce qu'elle savait; mais d'ailleurs elle savait peu de chose. Marguerite et sa mère étaient parties la veille par la gare d'Orléans; elles avaient dû fuir vers le Midi, comme la plupart des gens riches; mais elles n'avaient pas dit l'endroit où elles allaient. La concierge avait cru comprendre aussi que quelqu'un de la famille avait été blessé, mais elle ignorait qui: c'était peut-être le fils de la vieille dame.

Ces renseignements, quoique vagues, suffirent pour inspirer à Jules une résolution. Elle n'avait pas voulu lui donner son adresse? Eh bien, c'était une raison de plus pour qu'il voulût connaître le véritable motif de ce départ quasi clandestin. Il irait donc chercher Marguerite dans le Midi, où il n'aurait probablement pas grand'peine à la découvrir: car les villes où se réfugiaient les gens riches n'étaient pas nombreuses, et il y rencontrerait des amis qui pourraient lui fournir des renseignements.

Outre cette raison principale, Jules en avait une autre pour quitter Paris. Depuis le départ de sa famille, le séjour dans la capitale lui était à charge, lui inspirait même des sentiments qui ressemblaient un peu à du remords. Il ne pouvait plus se promener aux Champs-Élysées ou sur les boulevards sans que des regards significatifs lui donnassent à entendre qu'on s'étonnait de voir encore là un jeune homme bien portant et robuste comme lui. Un soir, dans un wagon du Métro, la police lui avait demandé à voir ses papiers, pour s'assurer qu'il n'était pas un déserteur. Enfin, dans l'après-midi du jour où il avait causé avec la concierge de Marguerite, il avait croisé sur le boulevard un homme d'un certain âge, membre de son cercle d'escrime, et il avait eu par lui des nouvelles de leurs camarades.

—Qu'est devenu un tel?

—Il a été blessé en Lorraine; il est dans un hôpital, à Toulouse.

—Et un tel?

—Il a été tué dans les Vosges.

—Et un tel?

—Il a disparu à Charleroi.

Ce dénombrement de victimes héroïques avait été long. Ceux qui vivaient encore continuaient à réaliser des prouesses. Plusieurs étrangers membres du cercle, des Polonais, des Anglais résidant à Paris, des Américains des Républiques du Sud, venaient de s'enrôler comme volontaires.

—Le cercle, lui avait dit son collègue, peut être fier de ces jeunes gens qu'il a exercés pendant la paix à la pratique des armes. Tous sont sur le front et y exposent leur vie.

Ces paroles avaient gêné Jules, lui avaient fait détourner les yeux, par crainte de rencontrer sur le visage de son interlocuteur une expression sévère ou ironique. Pourquoi n'allait-il pas, lui aussi, défendre la terre qui lui donnait asile?

Le lendemain matin, Argensola se chargea de prendre pour Jules un billet de chemin de fer à destination de Bordeaux. Ce n'était pas chose facile, à raison du grand nombre de ceux qui voulaient partir et qui souvent étaient obligés d'attendre plusieurs jours; mais cinquante francs glissés à propos opérèrent le miracle de lui faire obtenir le petit morceau de carton dont le numéro permettrait au «peintre d'âmes» de partir dans la soirée.

Jules, muni pour tout bagage d'une simple valise, parce que les trains n'admettaient que les colis portés à la main, prit place dans un compartiment de première classe et s'étonna du bon ordre avec lequel la compagnie avait réglé les départs: chaque voyageur avait sa place, et il ne se produisait aucun encombrement. Mais à la gare d'Austerlitz ce fut une autre affaire: une avalanche humaine assaillit le train. Les portières étaient ouvertes avec une violence qui menaçait de les rompre; les paquets et même les enfants faisaient irruption par les fenêtres comme des projectiles; les gens se poussaient avec la brutalité d'une foule qui fuit d'un théâtre incendié. Dans l'espace destiné à huit personnes il s'en installait douze ou quatorze; les couloirs s'obstruaient irrémédiablement d'innombrables colis qui servaient de sièges aux nouveaux voyageurs. Les distances sociales avaient disparu; les gens du peuple envahissaient de préférence les wagons de luxe, croyant y trouver plus de place; et ceux qui avaient un billet de première classe cherchaient au contraire les wagons des classes inférieures, dans la vaine espérance d'y voyager plus à l'aise. Mais si les assaillants se bousculaient, ils ne s'en montraient pas moins tolérants les uns à l'égard des autres et se pardonnaient en frères. «A la guerre comme à la guerre!», disaient-ils en manière de suprême excuse. Et chacun poussait son voisin pour lui prendre quelques pouces de banquette, pour introduire son maigre bagage entre les paquets qui surplombaient déjà les têtes dans le plus menaçant équilibre.

Sur les voies de garage, il y avait d'immenses trains qui attendaient depuis vingt-quatre heures le signal du départ. Ces trains étaient composés en partie de wagons à bestiaux, en partie de wagons de marchandises pleins de gens assis à même sur le plancher ou sur des chaises apportées du logis. Chacun de ces trains ressemblait à un campement prêt à se mettre en marche, et, depuis le temps qu'il restaient immobiles, une couche de papiers gras et de pelures de fruits s'était formée le long des demeures roulantes.

Jules éprouvait une profonde pitié pour ses nouveaux compagnons de voyage. Les femmes gémissaient de fatigue, debout dans le couloir, considérant avec une envie féroce ceux qui avaient la chance d'avoir une place sur la banquette. Les petits pleuraient avec des bêlements de chèvre affamée. Aussi le peintre renonça-t-il bientôt à ses avantages de premier occupant: il céda sa place à une vieille dame; puis il partagea entre les imprévoyants et les nécessiteux l'abondante provision de comestibles dont Argensola avait eu soin de le munir.

Il passa la nuit dans le couloir, assis sur une valise, tantôt regardant à travers la glace les voyageurs qui dormaient dans l'abrutissement de la fatigue et de l'émotion, tantôt regardant au dehors les trains militaires qui passaient à côté du sien, dans une direction opposée. A chaque station on voyait quantité de soldats venus du Midi, qui attendaient le moment de continuer leur route vers la capitale. Ces soldats se montraient gais et désireux d'arriver vite aux champs de bataille; beaucoup d'entre eux se tourmentaient parce qu'ils avaient peur d'être en retard. Jules, penché à une fenêtre, saisit quelques propos échangés par ces hommes qui témoignaient une inébranlable confiance.

—Les Boches? Ils sont nombreux, ils ont de gros canons et beaucoup de mitrailleuses. Mais n'importe: on les aura.

La foi de ceux qui allaient au-devant de la mort contrastait avec la panique et les appréhensions de ceux qui s'enfuyaient de Paris. Un vieux monsieur décoré, type du fonctionnaire en retraite, demandait anxieusement à ses voisins:

—Croyez-vous qu'ils viendront jusqu'à Tours?... Croyez-vous qu'ils viendront jusqu'à Poitiers?...

Et, dans son désir de ne pas s'arrêter avant d'avoir trouvé pour sa famille et pour lui-même un refuge absolument sûr, il accueillait comme un oracle la vaine réponse qu'on lui adressait.

A l'aube, Jules put distinguer, le long de la ligne, les territoriaux qui gardaient les voies. Ils étaient armés de vieux fusils et portaient pour unique insigne militaire un képi rouge.

A la gare de Bordeaux, la foule des civils, en bataillant pour descendre des wagons ou pour y monter, se mêlait à la multitude des militaires. A chaque instant les trompettes sonnaient, et les soldats qui s'étaient écartés un instant pour aller chercher de l'eau ou pour se dégourdir les jambes, accouraient à l'appel. Parmi ces soldats il y avait beaucoup d'hommes de couleur: c'étaient des tirailleurs algériens ou marocains aux amples culottes grises, aux bonnets rouges coiffant des faces noires ou bronzées. Et les bataillons armés se mettaient à rouler vers le Nord dans un assourdissant bruit de fer.

Jules vit aussi arriver un train de blessés qui revenaient des combats de Flandre et de Lorraine. Ces hommes aux bouches livides et aux yeux fébriles saluaient d'un sourire les premières terres du Midi aperçues à travers la brume matinale, terres égayées de soleil, royalement parées de leurs pampres; et, tendant les mains vers les fruits que leur offraient des femmes, ils picoraient avec délices les raisins sucrés de la Gironde.

Bordeaux, ville de province convertie soudain en capitale, était enfiévrée par une agitation qui la rendait méconnaissable. Le président de la République était logé à la préfecture; les ministères s'étaient installés dans des écoles et dans des musées; deux théâtres étaient aménagés pour les séances du Sénat et de la Chambre. Tous les hôtels étaient pleins, et d'importants personnages devaient se contenter d'une chambre de domestique.

Jules réussit à se loger dans un hôtel sordide, au fond d'une ruelle. Un petit Amour ornait la porte vitrée; dans la chambre qu'on lui donna, la glace portait des noms de femmes gravés avec le diamant d'une bague, des phrases qui commémoraient des séjours d'une heure. Et pourtant des dames de Paris, en quête d'un logement, lui enviaient la chance d'avoir trouvé celui-là.

Il essaya de se renseigner sur Marguerite auprès de quelques Parisiens de ses amis qu'il rencontra dans la cohue des fugitifs. Mais ils ne savaient rien de ce qui intéressait Jules. D'ailleurs ils ne s'occupaient guère que de leur propre sort, ne parlaient que des incidents de leur propre installation. Seule une de ses anciennes élèves de tango put lui donner une indication utile:

—La petite madame Laurier? Mais oui, elle doit être dans la région, probablement à Biarritz.

Cela suffit pour que, dès le lendemain, Jules poussât jusqu'à la Côte d'Argent.

En arrivant à Biarritz, la première personne qu'il rencontra dans la rue fut Chichi.

—Un pays inhabitable! déclara-t-elle à son frère dès les premiers mots. Les riches Espagnols qui sont ici en villégiature me donnent sur les nerfs. Tous boches! Je passe mes journées à me quereller avec eux. Si cela continue, je devrai bientôt me résigner à vivre seule.

Sur la plage, où Chichi conduisit Jules, Luisa jeta les bras au cou de son fils et voulut l'emmener tout de suite à l'hôtel. Il y trouva dans un salon sa tante Héléna au milieu d'une nombreuse compagnie. La «romantique» était enchantée du pays et des étrangers qui y passaient la saison. Avec eux elle pouvait discourir à son aise sur la décadence de la France. Ces fiers hidalgos attendaient tous, d'un moment à l'autre, la nouvelle de l'entrée du Kaiser à Paris. Des hommes graves qui dans toute leur existence n'avaient jamais fait quoi que ce soit, critiquaient aigrement l'incurie de la République et vantaient l'Allemagne comme le modèle de la prévoyance laborieuse et de la bonne organisation des forces sociales. Des jeunes gens d'un chic suprême éclataient en véhémentes apostrophes contre la corruption de Paris, corruption qu'ils avaient étudiée avec zèle dans les vertueuses écoles de Montmartre, et déclaraient avec une emphase de prédicateurs que la moderne Babylone avait un urgent besoin d'être châtiée. Tous, jeunes et vieux, adoraient cette lointaine Germanie où la plupart d'entre eux n'étaient jamais allés et que les autres, dans un rapide voyage, avaient vue seulement comme une succession d'images cinématographiques.

—Pourquoi ne vont-ils pas raconter cela chez eux, de l'autre côté des Pyrénées? protestait Chichi exaspérée. Mais non, c'est en France qu'ils viennent débiter leurs sornettes calomnieuses. Et dire qu'ils se croient des gens de bonne éducation!

Jules, qui n'était pas venu à Biarritz pour y vivre en famille, employa l'après-dîner à chercher des renseignements sur Marguerite. Il eut la chance d'apprendre d'un ami que la mère de madame Laurier était descendue à l'hôtel de l'Atalaye avec sa fille. Il courut donc à l'hôtel de l'Atalaye; mais le concierge lui dit que la mère y était seule et que la jeune dame était partie depuis trois ou quatre jours pour un hôpital de Pau, auquel elle avait été attachée en qualité d'infirmière.

Le soir même, Jules reprit le train pour se rendre à Pau.

Là, il explora sans succès plusieurs ambulances: personne n'y connaissait madame Marguerite Laurier. Enfin une religieuse, croyant qu'il cherchait une parente, fit un effort de mémoire et lui fournit un renseignement précieux. Madame Laurier n'avait fait que passer à Pau, et elle s'en était allée avec un blessé. Il y avait à Lourdes beaucoup de blessés et beaucoup d'infirmières laïques: c'était dans cette ville qu'il avait chance de retrouver cette dame, à moins qu'on ne l'eût encore une fois changée de service.

Jules arriva à Lourdes par le premier train. Il ne connaissait pas encore la pieuse localité dont sa mère répétait si fréquemment le nom. Pour Luisa, Lourdes était le cœur de la France, et l'excellente femme en tirait même un argument contre les germanophiles qui soutenaient que la France devait être exterminée à cause de son impiété.

—De nos jours, disait-elle, lorsque la Vierge a daigné faire une apparition, c'est la ville française qu'elle a choisie pour y accomplir ce miracle. Cela ne prouve-t-il pas que la France est moins mauvaise qu'on ne le prétend? Je ne sache pas que la Vierge ait jamais fait d'apparition à Berlin...

A peine installé dans un hôtel, près de la rivière, Jules courut à la Grande Hôtellerie transformée en hôpital. Il y apprit qu'il ne pourrait parler au directeur que dans l'après-midi. Afin de tromper son impatience, il alla se promener du côté de la Basilique.

La rue principale qui y conduit était bordée de baraquements et de magasins où l'on vendait des images et des souvenirs pieux, de sorte qu'elle ressemblait à un immense bazar. Dans les jardins qui entourent l'église, le voyageur ne vit que des blessés en convalescence, dont les uniformes gardaient les traces de la guerre. En dépit des coups de brosse répétés, les capotes étaient malpropres; la boue, le sang, la pluie y avaient laissé des taches ineffaçables, avaient donné à l'étoffe une rigidité de carton. Quelques hommes en avaient arraché les manches pour épargner à leurs bras meurtris un frottement pénible. D'autres avaient encore à leurs pantalons les trous faits par des éclats d'obus. C'étaient des combattants de toutes armes et de races diverses: fantassins, cavaliers, artilleurs; soldats de la métropole et des colonies; faces blondes de Champenois, faces brunes de Musulmans, faces noires de Sénégalais aux lèvres bleuâtres; corps d'aspect bonasse, avec l'obésité du bourgeois sédentaire inopinément métamorphosé en guerrier; corps secs et nerveux, nés pour la bataille et déjà exercés dans les campagnes coloniales.

La ville où une espérance surnaturelle attire les malades du monde catholique, était envahie maintenant par une foule non moins douloureuse, mais dont les costumes multicolores ne laissaient pas d'offrir un bariolage quelque peu carnavalesque. Cette foule héroïque, avec ses longues capotes ornées de décorations, avec ses burnous qui ressemblaient à des costumes de théâtre, avec ses képis rouges et ses chéchias africaines, avait un air lamentable. Rares étaient les blessés qui conservaient l'attitude droite, orgueil de la supériorité humaine. La plupart marchaient courbés, boitant, se traînant, s'appuyant sur une canne ou sur des béquilles. D'autres étaient roulés dans les petites voitures qui, naguère encore, servaient à transporter vers la grotte de la Vierge les pieux malades. Les éclats d'obus, ajoutant à la violence destructive une sorte de raillerie féroce, avaient grotesquement défiguré beaucoup d'individus. Certains de ces hommes n'étaient plus que d'effrayantes caricatures, des haillons humains disputés à la tombe par l'audace de la science chirurgicale: êtres sans bras ni jambes, qui reposaient au fond d'une voiturette comme des morceaux de sculpture ou comme des pièces anatomiques; crânes incomplets, dont le cerveau était protégé par un couvercle artificiel; visages sans nez, qui, comme les têtes de mort, montraient les noires cavités de leurs fosses nasales. Et ces pauvres débris qui s'obstinaient à vivre et qui promenaient au soleil leurs énergies renaissantes, causaient, fumaient, riaient, contents de voir encore le ciel bleu, de sentir encore la caresse du soleil, de jouir encore de la vie. En somme, ils étaient du nombre des heureux; car, après avoir vu la mort de si près, ils avaient échappé à son étreinte, tandis que des milliers et des milliers de camarades gisaient dans des lits d'où ils ne se relèveraient plus, tandis que des milliers et des milliers d'autres dormaient à jamais sous la terre arrosée de leur sang, terre fatale qui, ensemencée de projectiles, donnait pour récolte des moissons de croix.

Ce spectacle fit sur Jules une impression si forte qu'il en oublia un moment le but de son voyage. Ah! si ceux qui provoquent la guerre du fond de leurs cabinets diplomatiques ou autour de la table d'un état-major, pouvaient la voir, non sur les champs de bataille où l'ivresse de l'enthousiasme trouble les idées, mais froidement, telle qu'elle se montre dans les hôpitaux et dans les cimetières! A la vue de ces tristes épaves des combats, le jeune homme se représenta en imagination le globe terrestre comme un énorme navire voguant sur un océan infini. Les pauvres humains qui en formaient l'équipage ne savaient pas même ce qui existait sous leurs pieds, dans les profondeurs; mais chaque groupe prétendait occuper sur le pont la meilleure place. Des hommes considérés comme supérieurs excitaient les groupes à se haïr, afin d'obtenir eux-mêmes le commandement, de saisir la barre et de donner au navire la direction qui leur plaisait; mais ces prétendus hommes supérieurs en savaient tout juste autant que les autres, c'est-à-dire qu'ils ne savaient absolument rien. Aucun d'eux ne pouvait dire avec certitude ce qu'il y avait au delà de l'horizon visible, ni vers quel port se dirigeait le navire. La sourde hostilité du mystère les enveloppait tous; leur vie était précaire, avait besoin de soins incessants pour se conserver; et néanmoins, depuis des siècles et des siècles, l'équipage n'avait pas eu un seul instant de bon accord, de travail concerté, de raison claire; il était divisé en partis ennemis qui s'entretuaient pour s'asservir les uns les autres, qui luttaient pour se jeter les uns les autres par-dessus bord, et le sillage se couvrait de cadavres. Au milieu de cette sanguinaire démence, on entendait parfois de sinistres sophistes déclarer que cela était parfait, qu'il convenait de continuer ainsi éternellement, et que c'était un mauvais rêve de souhaiter que ces marins, se regardant comme des frères, poursuivissent en commun une même destinée et s'entendissent pour surveiller autour d'eux les embûches des ondes hostiles.

Jules erra longtemps aux alentours de la basilique. Dans les jardins et sur l'esplanade, il fut distrait de ses sombres réflexions par la gaîté puérile que montraient quelques petits groupes de convalescents. C'étaient des Musulmans, tirailleurs algériens ou marocains, auxquels des civils, par attendrissement patriotique, offraient des cigares et des friandises. En se voyant si bien fêtés et régalés par la race qui tenait leur pays sous sa domination, ils s'enorgueillissaient, devenaient hardis comme des enfants gâtés. Heureuse guerre qui leur permettait d'approcher de ces femmes si blanches, si parfumées, et d'être accueillis par elles avec des sourires! Il leur semblait avoir devant eux les houris du paradis de Mahomet, promises aux braves. Leur plus grand plaisir était de se faire donner la main. «Madame!... Madame!...» Et ils tendaient leur longue patte noire. La dame, amusée, un peu effrayée aussi, hésitait un instant, donnait une rapide poignée de main; et les bénéficiaires de cette faveur s'éloignaient satisfaits.

Un peu plus loin, sous les arbres, les voiturettes des blessés stationnaient en files. Officiers et soldats restaient de longues heures dans l'ombre bleue, à regarder passer des camarades qui pouvaient se servir encore de leurs jambes. La grotte miraculeuse resplendissait de centaines de cierges allumés. Une foule pieuse, agenouillée en plein air, fixait sur les roches sacrées des yeux suppliants, tandis que les esprits s'envolaient au loin vers les champs de bataille avec cette confiance en Dieu qu'inspire toujours l'anxiété. Dans cette foule en prières il y avait des soldats à la tête enveloppée de linges, qui tenaient leurs képis à la main et qui avaient les paupières mouillées de larmes.

Comme Jules se promenait dans une allée, près de la rivière, il aperçut un officier dont les yeux étaient bandés et qui se tenait assis sur un banc. A côté de lui, blanche comme un ange gardien, se tenait une infirmière. Jules allait passer son chemin, lorsque l'infirmière fit un mouvement brusque et détourna la tête, comme si elle craignait d'être vue. Ce mouvement attira l'attention du jeune homme qui reconnut Marguerite, encore qu'elle fût extraordinairement changée. Ce visage pâle et grave ne gardait rien de la frivolité d'autrefois, et ces yeux un peu las semblaient plus larges, plus profonds.

L'un et l'autre, hypnotisés par la surprise, se considérèrent un instant. Puis, comme Jules faisait un pas vers elle, Marguerite montra une vive inquiétude, protesta silencieusement des yeux, des mains, de tout le corps; et soudain elle prit une résolution, dit quelques mots à l'officier, se leva et marcha droit vers Jules, mais en lui faisant signe de prendre une allée latérale d'où elle pourrait surveiller l'aveugle sans que celui-ci entendit les paroles qu'ils échangeraient.

Dans l'allée, face à face, ils restèrent quelques instants sans rien dire. Jules était si ému qu'il ne trouvait pas de mots pour exprimer ses reproches, ses supplications, son amour. Ce qui lui vint enfin aux lèvres, ce fut une question acerbe et brutale:

—Qui est cet homme?

L'accent rageur, la voix rude avec lesquels il avait parlé, le surprirent lui-même. Mais Marguerite n'en fut point déconcertée. Elle fixa sur le jeune homme des yeux limpides, sereins, qui semblaient affranchis pour toujours des effarements de la passion et de la peur, et elle répondit:

—C'est mon mari.

Laurier! Était-il possible que ce fût Laurier, cet aveugle immobile sur ce banc comme un symbole de la douleur héroïque? Il avait la peau tannée, avec des rides qui convergeaient comme des rayons autour des cavités de son visage. Ses cheveux commençaient à blanchir aux tempes et des poils gris se montraient dans la barbe qui croissait sur ses joues. En un mois il avait vieilli de vingt ans. Et, par une inexplicable contradiction, il paraissait plus jeune, d'une jeunesse qui semblait jaillir du fond de son être, comme si son âme vigoureuse, après avoir été soumise aux émotions les plus violentes, ne pouvait plus désormais connaître la crainte et se reposait dans la satisfaction ferme et superbe du devoir accompli. A contempler Laurier, Jules éprouva tout à la fois de l'admiration et de l'envie. Il eut honte du sentiment de haine que venait de lui inspirer cet homme si cruellement frappé par le malheur: cette haine était une lâcheté. Mais, quoique il eût la claire conscience d'être lâche, il ne put s'empêcher de dire encore à Marguerite:

—C'est donc pour cela que tu es partie sans me donner ton adresse? Tu m'as quitté pour le rejoindre. Pourquoi es-tu venue? Pourquoi m'as-tu quitté?

—Parce que je le devais, répondit-elle.

Et elle lui expliqua sa conduite. Elle avait reçu la nouvelle de la blessure de Laurier au moment où elle se disposait à quitter Paris avec sa mère. Elle n'avait pas hésité une seconde: son devoir était d'accourir auprès de son mari. Depuis le début de la guerre elle avait beaucoup réfléchi, et la vie lui était apparue sous un aspect nouveau. Elle avait maintenant le besoin de travailler pour son pays, de supporter sa part de la douleur commune, de se rendre utile comme les autres femmes. Disposée à donner tous ses soins à des inconnus, n'était-il pas naturel qu'elle préférât se dévouer à cet homme qu'elle avait tant fait souffrir? La pitié qu'elle éprouvait déjà spontanément pour lui s'était accrue, lorsqu'elle avait connu les circonstances de son infortune. Un obus, éclatant près de sa batterie, avait tué tous ceux qui l'entouraient; il avait reçu lui-même plusieurs blessures; mais une seule, celle du visage, était grave: il avait un œil irrémédiablement perdu. Quant à l'autre, les médecins ne désespéraient pas de le lui conserver; mais Marguerite avait des doutes à cet égard.

Elle dit tout cela d'une voix un peu sourde, mais sans larmes. Les larmes, comme beaucoup d'autres choses d'avant la guerre, étaient devenues inutiles en raison de l'immensité de la souffrance universelle.

—Comme tu l'aimes! s'écria Jules.

Elle parut se troubler un peu, baissa la tête, hésita une seconde; puis, avec un visible effort:

—Oui, je l'aime, déclara-t-elle, mais autrement que je ne t'aimais.

—Ah! Marguerite...

La franche réponse qu'il venait d'entendre lui avait donné un coup en plein cœur; mais, par un effet étrange, elle avait aussi apaisé brusquement sa colère: il s'était senti en présence d'une situation tragique où les jalousies et les récriminations ordinaires des amants n'étaient plus de mise. Au lieu de lui adresser des reproches, il lui demanda simplement:

—Ton mari accepte-t-il tes soins et ta tendresse?

—Il ignore encore qui je suis. Il croit que je suis une infirmière quelconque, et que, si je le soigne avec zèle, c'est seulement parce que j'ai compassion de son état et de sa solitude: car personne ne lui écrit ni ne le visite... Je lui ai raconté que je suis une dame belge qui a perdu les siens, qui n'a plus personne au monde. Lui, il ne m'a dit que quelques mots de sa vie antérieure, comme s'il redoutait d'insister sur un passé odieux; mais je n'ai entendu de sa bouche aucune parole sévère contre la femme qui l'a trahi... Je souhaite ardemment que les médecins réussissent à sauver un de ses yeux, et en même temps cela me fait peur. Que dira-t-il, quand il saura qui je suis?... Mais qu'importe? Ce que je veux, c'est qu'il recouvre la vue. Advienne ensuite que pourra!...

Elle se tut un instant; puis elle reprit:

—Ah! la guerre! Que de bouleversements elle a causés dans notre existence!... Depuis une semaine que je suis à ses côtés, je déguise ma voix autant que je peux, j'évite toute parole révélatrice. Je crains tant qu'il me reconnaisse et qu'il s'éloigne de moi! Mais, malgré tout, je désire être reconnue et être pardonnée... Hélas! par moments, je me demande s'il ne soupçonne pas la vérité, je m'imagine même qu'il m'a reconnue dès la première heure et que, s'il feint l'ignorance, c'est parce qu'il me méprise. J'ai été si mauvaise avec lui! Je lui ai fait tant de mal!...

—Il n'est pas le seul, repartit sèchement Jules. Tu m'as fait du mal, à moi aussi.

Elle le regarda avec des yeux étonnés, comme s'il venait de dire une parole imprévue et malséante; puis, avec la résolution de la femme qui a pris définitivement son parti:

—Toi, reprit-elle, tu souffriras un moment, mais bientôt tu rencontreras une autre femme qui me remplacera dans ton cœur. Moi, au contraire, j'ai assumé pour toute ma vie une charge très lourde et néanmoins très douce: jamais plus je ne me séparerai de cet homme que j'ai si cruellement offensé, qui maintenant est seul au monde et qui aura peut-être besoin jusqu'à son dernier jour d'être soigné et servi comme un enfant. Séparons-nous donc et suivons chacun notre chemin; le mien, c'est celui du sacrifice et du repentir; le tien, c'est celui de la joie et de l'honneur. Ni toi ni moi, nous ne voudrions outrager cet homme au noble cœur, que la cécité rend incapable de se défendre. Notre amour serait une vilenie.

Jules baissait les yeux, perplexe, vaincu.

—Écoute, Marguerite, déclara-t-il enfin. Je lis dans ton âme. Tu aimes ton mari et tu as raison: il vaut mieux que moi. Avec toute ma jeunesse et toute ma force, je n'ai été jusqu'ici qu'un inutile; mais je puis réparer le temps perdu. La France est le pays de mon père et le tien: je me battrai pour elle. Je suis las de ma paresse et de mon oisiveté, à une époque où les héros se comptent par millions. Si le sort me favorise, tu entendras parler de moi.

Ils avaient tout dit. A quoi bon prolonger cette entrevue pénible?

—Adieu, prononça-t-elle, plus résolue que lui, mais tout à coup devenue pâle. Il faut que je retourne auprès de mon blessé.

—Adieu, répondit-il en lui tendant une main qu'elle prit et serra sans hésitation, d'une étreinte virile.

Et il s'éloigna sans regarder en arrière, tandis qu'elle revenait vers le banc.

Il semblait à Jules que sa personnalité s'était dédoublée et qu'il se considérait lui-même avec des yeux de juge. La vanité, la stérilité, la malfaisance de sa vie passée lui apparaissaient nettement, à la lumière des paroles qu'elle lui avait dites. Alors que l'humanité tout entière pensait à de grandes choses, il n'avait connu que les désirs égoïstes et mesquins. L'étroitesse et la vulgarité de ses aspirations l'irritaient contre lui-même. Un miracle s'accomplissait en lui, et il n'hésitait plus sur la route à suivre.

Il se rendit à la gare, consulta l'indicateur, prit le premier train à destination de Paris.

VIII

L'INVASION

Comme Marcel fuyait pour se réfugier au château, il rencontra le maire de Villeblanche. Lorsque celui-ci, que le bruit de la décharge avait fait accourir vers la barricade, fut informé de la présence des traînards, il leva les bras désespérément.

—Ces gens sont fous!... Leur résistance va être fatale au village!

Et il reprit sa course pour tâcher d'obtenir des soldats qu'ils cessassent le feu.

Un long temps se passa sans que rien vînt troubler le silence de la matinée. Marcel était monté sur l'une des tours du château, et il explorait la campagne avec ses jumelles. Il ne pouvait voir la route: les bordures d'arbres la lui masquaient. Toutefois son imagination devinait sous le feuillage une activité occulte, des masses d'hommes qui faisaient halte, des troupes qui se préparaient pour l'attaque. La résistance inattendue des traînards avait dérangé la marche de l'invasion.

Ensuite Marcel, ayant retourné ses jumelles vers les abords du village, y aperçut des képis dont les taches rouges, semblables à des coquelicots, glissaient sur le vert des prés. C'étaient les traînards qui se retiraient, convaincus de l'inutilité de la résistance. Sans doute le maire leur avait indiqué un gué ou une barque oubliée qui leur permettrait de passer la Marne, et ils continuaient leur retraite le long de la rivière.

Soudain le bois vomit quelque chose de bruyant et de léger, une bulle de vapeur qu'accompagna une sourde explosion, et quelque chose passa dans l'air en décrivant une courbe sifflante. Après quoi, un toit du village s'ouvrit comme un cratère et vomit des solives, des pans de murs, des meubles rompus. Tout l'intérieur de l'habitation s'échappait dans un jet de fumée, de poussière et de débris. C'étaient les Allemands qui bombardaient Villeblanche avant l'attaque: ils craignaient sans doute de rencontrer dans les rues une défense opiniâtre.

De nouveaux projectiles tombèrent. Quelques-uns, passant par-dessus les maisons, vinrent éclater entre le village et le château, dont les tours commençaient à attirer le pointage des artilleurs. Marcel se disait qu'il était temps d'abandonner son périlleux observatoire, lorsqu'il vit flotter sur le clocher quelque chose de blanc, qui paraissait être une nappe ou un drap de lit. Les habitants, pour éviter le bombardement, avaient hissé ce signal de paix.

Tandis que Marcel, descendu dans son parc, regardait le concierge enterrer au pied d'un arbre tous les fusils de chasse qui existaient au château, il entendit le silence matinal se lacérer avec un déchirement de toile rude.

—Des coups de fusil, dit le concierge. Un feu de peloton. C'est probablement sur la place.

Ils se dirigèrent vers la grille. Les ennemis ne tarderaient pas à arriver, et il fallait être là pour les recevoir.

Quelques minutes après, une femme du village accourut vers eux, une vieille aux membres décharnés et noirâtres, qui haletait par la précipitation de la course et qui jetait autour d'elle des regards affolés. Ils écoutèrent avec stupéfaction son récit entrecoupé par des hoquets de terreur.

Les Allemands étaient à Villeblanche. D'abord était venue une automobile blindée qui avait traversé le village d'un bout à l'autre, à toute vitesse. Sa mitrailleuse tirait au hasard contre les maisons fermées et contre les portes ouvertes, abattant toutes les personnes qui se montraient. Des morts! Des blessés! Du sang! Puis d'autres automobiles blindées avaient pris position sur la place, bientôt rejointes par des pelotons de cavaliers, des bataillons de fantassins, d'autres et d'autres soldats qui arrivaient sans cesse. Ces hommes paraissaient furibonds: ils accusaient les habitants d'avoir tiré sur eux. Sur la place, ils avaient brutalisé le maire et plusieurs notables. Le curé, penché sur des agonisants, avait été bousculé, lui aussi. Les Allemands les avaient déclarés prisonniers et parlaient de les fusiller.

Les paroles de la vieille furent interrompues par le bruit de plusieurs voitures qui s'approchaient.

—Ouvrez la grille, ordonna Marcel au concierge.

La grille fut ouverte, et elle ne se referma plus. Désormais c'en était fait du droit de propriété.

Une automobile énorme, couverte de poussière et pleine d'hommes, s'arrêta à la porte; derrière elle résonnaient les trompes d'autres voitures, qui s'arrêtèrent aussi par un brusque serrement des freins. Des soldats mirent pied à terre, tous vêtus de gris verdâtre et coiffés d'un casque à pointe que recouvrait une gaine de même couleur. Un lieutenant, qui marchait le premier, braqua le canon de son revolver sur la poitrine de Marcel et lui demanda:

—Où sont les francs-tireurs?

Il était pâle, d'une pâleur de colère, de vengeance et de peur, et cette triple émotion lui mettait aux joues un tremblement. Marcel répondit qu'il n'avait pas vu de francs-tireurs; le château n'était habité que par le concierge, par sa famille et par lui-même, qui en était le propriétaire.

Le lieutenant considéra l'édifice, puis toisa Marcel avec une visible surprise, comme s'il lui trouvait l'aspect trop modeste pour un châtelain: il l'avait sans doute pris pour un simple domestique. Par respect pour les hiérarchies sociales, il abaissa son revolver; mais il n'en garda pas moins ses manières impérieuses. Il ordonna à Marcel de lui servir de guide, et quarante soldats se rangèrent pour leur faire escorte. Disposés sur deux files, ces soldats s'avançaient à l'abri des arbres qui bordaient l'avenue, le fusil prêt à faire feu, regardant avec inquiétude aux fenêtres du château comme s'ils s'attendaient à recevoir de là une décharge. Le châtelain marchait tranquillement au milieu du chemin, et l'officier, qui d'abord avait imité la prudence de ses hommes, finit par se joindre à Marcel, au moment de traverser le pont-levis.

Les soldats se répandirent dans les appartements, à la recherche d'ennemis cachés. Ils donnaient des coups de baïonnette sous les lits et sous les divans. Quelques-uns, par instinct destructeur, s'amusaient à percer les tapisseries et les riches courtepointes. Marcel protesta. Pourquoi ces dégâts inutiles? En homme d'ordre, il souffrait de voir les lourdes bottes tacher de boue les tapis mœlleux, d'entendre les crosses des fusils heurter les meubles fragiles et renverser les bibelots rares. L'officier considéra avec étonnement ce propriétaire qui protestait pour de si futiles motifs; mais il ne laissa pas de donner un ordre qui fit que les soldats cessèrent leurs violentes explorations. Puis, comme pour justifier de si extraordinaires égards:

—Je crois que vous aurez l'honneur de loger le commandant de notre corps d'armée, ajouta-t-il en français.

Lorsqu'il se fut assuré que le château ne recelait aucun ennemi, il devint plus aimable avec Marcel; mais il n'en persista pas moins à soutenir que des francs-tireurs avaient fait feu sur les uhlans d'avant-garde. Marcel crut devoir le détromper. Non, ce n'étaient pas des francs-tireurs; c'étaient des soldats retardataires dont il avait très bien reconnu les uniformes.

—Eh quoi? Vous aussi, vous vous obstinez à nier? repartit l'officier d'un ton rogue. Même s'ils portaient l'uniforme, ils n'en étaient pas moins des francs-tireurs. Le Gouvernement français a distribué des armes et des effets militaires aux paysans, pour qu'ils nous assassinent. On a déjà fait cela en Belgique. Mais nous connaissons cette ruse et nous saurons la punir. Les cadavres allemands couchés près de la barricade seront bien vengés. Les coupables paieront cher leur crime.

Dans son indignation il lui semblait que la mort de ces uhlans fût une chose inouïe et monstrueuse, comme si les seuls ennemis de l'Allemagne devaient périr à la guerre et que les Allemands eussent tous le droit d'y avoir la vie sauve.

Ils étaient alors au plus haut étage du château, et Marcel, en regardant par une fenêtre, vit onduler au-dessus des arbres, du côté du village, une sombre nuée dont le soleil rougissait les contours. De l'endroit où il se trouvait, il ne pouvait apercevoir que la pointe du clocher. Autour du coq de fer voltigeaient des vapeurs qui ressemblaient à une fine gaze, à des toiles d'araignée soulevées par le vent. Une odeur de bois brûlé arriva jusqu'à ses narines. L'officier salua ce spectacle par un rire cruel: c'était le commencement de la vengeance.

Quand ils furent redescendus dans le parc, le lieutenant prit Marcel avec lui dans une automobile, et, tandis que les soldats s'installaient au château, il emmena le châtelain vers une destination inconnue.

A la sortie du parc, Marcel eut comme la brusque vision d'un monde nouveau. Sur le village s'étendait un dais sinistre de fumée, d'étincelles, de flammèches brasillantes; le clocher flambait comme une énorme torche; la toiture de l'église, en s'effondrant, faisait jaillir des tourbillons noirâtres. Dans l'affolement du désespoir, des femmes et des enfants fuyaient à travers la campagne avec des cris aigus. Les bêtes, chassées par le feu, s'étaient évadées des étables et se dispersaient dans une course folle. Les vaches et les chevaux de labour traînaient leur licol rompu par les violents efforts de l'épouvante, et leurs flancs fumeux exhalaient une odeur de poil roussi. Les porcs, les brebis, les poules se sauvaient pêle-mêle avec les chats et les chiens.

Les Allemands, des multitudes d'Allemands affluaient de toutes parts. C'était comme un peuple de fourmis grises qui défilaient, défilaient vers le Sud. Cela sortait des bois, emplissait les chemins, inondait les champs. La verdure de la végétation s'effaçait sous le piétinement; les clôtures tombaient, renversées; la poussière s'élevait en spirales derrière le roulement sourd des canons et le trot cadencé des milliers de chevaux. Sur les bords de la route avaient fait halte plusieurs bataillons, avec leur suite de voitures et de bêtes de trait.

Marcel avait vu cette armée aux parades de Berlin; mais il lui sembla que ce n'était plus la même. Il ne restait à ces troupes que bien peu de leur lustre sévère, de leur raideur muette et arrogante. La guerre, avec ses ignobles réalités, avait aboli l'apprêt théâtral de ce formidable organisme de mort. Les régiments d'infanterie qui naguère, à Berlin, reflétaient la lumière du soleil sur les métaux et les courroies vernies de leur équipement; les hussards de la mort, somptueux et sinistres; les cuirassiers blancs, semblables à des paladins du Saint-Graal; les artilleurs à la poitrine rayée de bandes blanches; tous ces hommes qui, pendant les défilés, arrachaient des soupirs d'admiration aux Hartrott, étaient maintenant unifiés et assimilés dans la monotonie d'une même couleur vert pisseux et ressemblaient à des lézards qui, à force de frétiller dans la poussière, finissent par se confondre avec elle.

Les soldats étaient exténués et sordides. Une exhalaison de chair blanche, grasse et suante, mêlée à l'odeur aigre du cuir, flottait sur les régiments. Il n'était personne qui n'eût l'air affamé. Depuis des jours et des jours ils marchaient sans trêve, à la poursuite d'un ennemi qui réussissait toujours à leur échapper. Dans cette chasse forcenée, les vivres de l'intendance arrivaient tard aux cantonnements, et les hommes ne pouvaient compter que sur ce qu'ils avaient dans leurs sacs. Marcel les vit alignés au bord du chemin, dévorant des morceaux de pain noir et des saucisses moisies. Quelques-uns d'entre eux se répandaient dans les champs pour y arracher des betteraves et d'autres tubercules dont ils mâchaient la pulpe dure, encore salie d'une terre sablonneuse qui craquait sous la dent.

Ils compensaient l'insuffisance de la nourriture par les produits d'une terre riche en vignobles. Le pillage des maisons leur fournissait peu de vivres; mais ils ne manquaient jamais de trouver une cave bien garnie. L'Allemand d'humble condition, abreuvé de bière et accoutumé à considérer le vin comme une boisson dont les riches avaient le privilège, pouvait défoncer les tonneaux à coups de crosse et se baigner les pieds dans les flots du précieux liquide. Chaque bataillon laissait comme trace de son passage un sillage de bouteilles vides. Les fourgons, ne pouvant renouveler leurs provisions de vivres, se chargeaient de futailles lorsqu'ils passaient dans les villages. Dépourvu de pain, le soldat recevait de l'alcool.

Lorsque l'automobile entra dans Villeblanche, elle dut ralentir sa marche. Des murs calcinés s'étaient abattus sur la route, des poutres à demi carbonisées obstruaient la chaussée, et la voiture était obligée de virer entre les décombres fumants. Les maisons des notables brûlaient comme des fournaises, parmi d'autres maisons qui se tenaient encore debout, saccagées, éventrées, mais épargnées par l'incendie. Dans ces brasiers de poutres crépitantes on apercevait des chaises, des couchettes, des machines à coudre, des fourneaux de cuisine, tous les meubles du confort paysan, qui se consumaient ou qui se tordaient. Marcel crut même voir un bras qui émergeait des ruines et qui commençait à brûler comme un cierge. Un relent de graisse chaude se mêlait à une puanteur de fumerolles et de débris carbonisés.

Tout à coup l'automobile s'arrêta. Des cadavres barraient le chemin: deux hommes et une femme. Non loin de ces cadavres, des soldats mangeaient, assis par terre. Le chauffeur leur cria de débarrasser la route; et alors, avec leurs fusils et avec leurs pieds, ils poussèrent les morts encore tièdes, qui, à chaque tour qu'ils faisaient sur eux-mêmes, répandaient une traînée de sang. Dès qu'il y eut assez de place, l'automobile démarra. Marcel entendit un craquement, une petite secousse: les roues de derrière avaient écrasé un obstacle fragile. Saisi d'horreur, il ferma les yeux.

Quand il les rouvrit, il était sur la place. La mairie brûlait; l'église n'était plus qu'une carcasse de pierres hérissées de langues de feu. Là, Marcel put se rendre compte de la façon dont l'incendie était méthodiquement propagé par une troupe de soldats qui s'acquittaient de cette sinistre besogne comme d'une corvée ordinaire. Ils portaient des caisses et des cylindres de métal; un chef marchait devant eux, leur désignait les édifices condamnés; et, après qu'ils avaient lancé par les fenêtres brisées des pastilles et des jets de liquide, l'embrasement se produisait avec une rapidité foudroyante.

De la dernière maison que ces soldats venaient de livrer aux flammes, le châtelain vit sortir deux fantassins français qui, surpris par le feu et à demi asphyxiés, traînaient derrière eux des bandages défaits, tandis que le sang ruisselait de leurs blessures mises à nu. Epuisés de fatigue, ils n'avaient pu suivre la retraite de leur régiment. Dès qu'ils parurent, cinq ou six Allemands s'élancèrent sur eux, les criblèrent de coups de baïonnette et les repoussèrent dans le brasier.

Près du pont, le lieutenant et Marcel descendirent d'automobile et s'avancèrent vers un groupe d'officiers vêtus de gris, coiffés du casque à pointe, semblables à tous les officiers. Néanmoins le lieutenant se planta, rigide, une main à la visière, pour parler à celui qui se tenait un peu en avant des autres. Marcel regarda cet homme qui, de son côté, l'examinait avec de petits yeux bleus et durs. Le regard insolent et scrutateur parcourut le châtelain de la tête aux pieds, et Marcel comprit que sa vie dépendait de cet examen. Mais le chef haussa les épaules, prononça quelques mots, d'un air dédaigneux, puis s'éloigna avec deux de ses officiers, tandis que le reste du groupe se dispersait.

—Son Excellence est très bonne, dit alors le lieutenant à Marcel. C'est le commandant du corps d'armée, celui qui doit loger dans votre château. Il pouvait vous faire fusiller; mais il vous pardonne, parce qu'il sera votre hôte. Il a ordonné toutefois que vous assistiez au châtiment de ceux qui n'ont pas su prévenir l'assassinat de nos uhlans. Cela, pour votre gouverne: vous n'en comprendrez que mieux votre devoir et la bonté de Son Excellence. Voici le peloton d'exécution.

En effet, un peloton d'infanterie s'avançait, conduit par un sous-officier. Quand les files s'ouvrirent, Marcel aperçut au milieu des uniformes gris plusieurs personnes que l'on brutalisait. Tandis que ces personnes allaient s'aligner le long d'un mur, à vingt mètres du peloton, il les reconnut: le maire, le curé, le garde forestier, trois ou quatre propriétaires du village. Le maire avait sur le front une longue estafilade, et un haillon tricolore pendait sur sa poitrine, lambeau de l'écharpe municipale qu'il avait ceinte pour recevoir les envahisseurs. Le curé, redressant son corps petit et rond, s'efforçait d'embrasser dans un pieux regard les victimes et les bourreaux, le ciel et la terre. Il paraissait grossi; sa ceinture noire, arrachée par la brutalité des soldats, laissait son ventre libre et sa soutane flottante; ses cheveux blancs ruisselaient de sang, et les gouttes rouges tombaient sur son rabat. Aucun des prisonniers ne parlait: ils avaient épuisé leurs voix en protestations inutiles. Toute leur vie se concentrait dans leurs yeux, qui exprimaient une sorte de stupeur. Était-il possible qu'on les tuât froidement, en dépit de leur complète innocence? Mais la certitude de mourir donnait une noble sérénité à leur résignation.

Quand le prêtre, d'un pas que l'obésité rendait vacillant, alla prendre sa place pour l'exécution, des éclats de rire troublèrent le silence. C'étaient des soldats sans armes qui, accourus pour assister au supplice, saluaient le vieillard par cet outrage: «A mort le curé!» Dans cette clameur de haine vibrait le fanatisme des guerres religieuses. La plupart des spectateurs étaient, soit de dévots catholiques, soit de fervents protestants; mais les uns et les autres ne croyaient qu'aux prêtres de leur pays. Pour eux, hors de l'Allemagne tout était sans valeur, même la religion.

Le maire et le curé changèrent de place dans le rang pour se rapprocher, et, avec une courtoisie solennelle, ils s'offrirent l'un à l'autre la place d'honneur au centre du groupe.

—Ici, monsieur le maire. C'est la place qui vous appartient.

—Non, monsieur le curé. C'est la vôtre.

Ils discutaient pour la dernière fois; mais, en ce moment tragique, c'était pour se rendre un mutuel hommage et se témoigner une déférence réciproque.

Quand les fusils s'abaissèrent, ils éprouvèrent tous deux le besoin de dire quelques paroles, de couronner leur vie par une affirmation suprême.

—Vive la République! cria le maire.

—Vive la France! cria le curé.

Et il sembla au châtelain qu'ils avaient poussé le même cri.

Puis deux bras se dressèrent, celui du prêtre qui traça en l'air le signe de la croix, celui du chef du peloton, dont l'épée nue jeta un éclair sinistre. Une décharge retentit, suivie de quelques détonations tardives.

Marcel fut saisi de compassion pour la pauvre humanité, à voir les formes ridicules qu'elle prenait dans les affres de la mort. Parmi les victimes, les unes s'affaissèrent comme des sacs à moitié vides; d'autres rebondirent sur le sol comme des pelotes; d'autres s'allongèrent sur le dos ou sur le ventre dans une attitude de nageurs. Et ce fut à terre une palpitation de membres grouillants, de bras et de jambes que tordaient les spasmes de l'agonie, tandis qu'une main débile, sortant de l'abatis humain, s'efforçait de répéter encore le signe sacré. Mais plusieurs soldats s'avancèrent comme des chasseurs qui vont ramasser leurs pièces, et quelques coups de fusil, quelques coups de crosse eurent vite fait d'immobiliser le tas sanglant. Le lieutenant avait allumé un cigare.

—Quand vous voudrez, dit-il à Marcel avec une dérisoire politesse.

Et ils revinrent en automobile au château.

 

Le château était défiguré par l'invasion. En l'absence du maître, on y avait établi une garde nombreuse. Tout un régiment d'infanterie campait dans le parc. Des milliers d'hommes, installés sous les arbres, préparaient leur repas dans les cuisines roulantes. Les plates-bandes et les corbeilles du jardin, les plantes exotiques, les avenues soigneusement sablées et ratissées, tout était piétiné, brisé, sali par l'irruption des hommes, des bêtes et des voitures. Un chef qui portait sur la manche le brassard de l'intendance, donnait des ordres comme s'il eût été le propriétaire occupé à surveiller le déménagement de sa maison. Déjà les étables étaient vides. Marcel vit sortir ses dernières vaches conduites à coups de bâton par les pâtres casqués. Les plus coûteux reproducteurs, égorgés comme de simples bêtes de boucherie, pendaient en quartiers à des arbres de l'avenue. Dans les poulaillers et les colombiers il ne restait pas un oiseau. Les écuries étaient remplies de chevaux maigres qui se gavaient devant les râteliers combles, et l'avoine des greniers, répandue par incurie dans les cours, se perdait en grande quantité avant d'arriver aux mangeoires. Les montures de plusieurs escadrons erraient à travers les prairies, détruisant sous leurs sabots les rigoles d'irrigation, les berges des digues, l'égalité du sol, tout le travail de longs mois. Les piles de bois de chauffage brûlaient inutilement dans le parc: par négligence ou par méchanceté, quelqu'un y avait mis le feu. L'écorce des arbres voisins craquait sous les langues de la flamme.

Au château même, une foule d'hommes, sous les ordres de l'officier d'intendance, s'agitaient dans un perpétuel va-et-vient. Le commandant du corps d'armée, après avoir inspecté les travaux que les pontonniers exécutaient sur la rive de la Marne pour le passage des troupes, devait s'y installer d'un moment à l'autre avec son état-major. Ah! le pauvre château historique!

Marcel, écœuré, se retira dans le pavillon de la conciergerie et s'y affala sur une chaise de la cuisine, les yeux fixés à terre. La femme du concierge le considérait avec étonnement.

—Ah! monsieur! Mon pauvre monsieur!

Le châtelain appréciait beaucoup la fidélité de ces bons serviteurs, et il fut touché par l'intérêt que lui témoignait la femme. Quant au mari, faible et malade, il avait sur le front la trace noire d'un coup que lui avaient donné les soldats, alors qu'il essayait de s'opposer à la spoliation du château en l'absence de son maître. La présence même de leur fille Georgette évoqua dans la mémoire de Marcel l'image de Chichi, et il reporta sur elle quelque chose de la tendresse qu'il éprouvait pour sa propre fille. Georgette n'avait que quatorze ans; mais depuis quelques mois elle commençait à être femme, et la croissance lui avait donné les premières grâces de son sexe. Sa mère, par crainte de la soldatesque, ne lui permettait pas de sortir du pavillon.

Cependant le millionnaire, qui n'avait rien pris depuis le matin, sentit avec une sorte de honte qu'en dépit de la situation tragique on estomac criait famine, et la concierge lui servit sur le coin d'une table un morceau de pain et un morceau de fromage, tout ce qu'elle avait pu trouver dans son buffet.

L'après-midi, le concierge alla voir ce qui se passait au château, et il revint dire à Marcel que le général en avait pris possession avec sa suite. Pas une porte ne restait close: elles avaient toutes été enfoncées à coups de crosse et à coups de hache. Beaucoup de meubles avaient disparu, ou cassés, ou enlevés par les soldats. L'officier d'intendance rôdait de pièce en pièce, y examinait chaque objet, dictait des instructions en allemand. Le commandant du corps d'armée et son entourage se tenaient dans la salle à manger, où ils buvaient en consultant de grandes cartes étalées sur le parquet. Ils avaient obligé le concierge à descendre dans les caves pour leur en rapporter les meilleurs vins.

Dans la soirée, la marée humaine qui couvrait la campagne reprit son mouvement de flux. Plusieurs ponts avaient été jetés sur la Marne et l'invasion poursuivait sa marche. Certains régiments s'ébranlaient au cri de: Nach Paris! D'autres, qui devaient rester là jusqu'au lendemain, se préparaient un gîte, soit dans les maisons encore debout, soit en plein air. Marcel entendit chanter des cantiques. Sous la scintillation des premières étoiles, les soldats se groupaient comme des orphéonistes, et leurs voix formaient un chœur solennel et doux, d'une religieuse gravité. Au-dessus des arbres du parc flottait une nébulosité sinistre dont la rougeur était rendue plus intense par les ombres de la nuit: c'étaient les reflets du village qui brûlait encore. Au loin, d'autres incendies de granges et de fermes répandaient dans les ténèbres des lueurs sanglantes.

 

Marcel, couché dans la chambre de ses concierges, dormit du sommeil lourd de la fatigue, sans sursauts et sans rêves. Au réveil, il s'imagina qu'il n'avait sommeillé que quelques minutes. Le soleil colorait de teintes orangées les rideaux blancs de la fenêtre, et, sur un arbre voisin, des oiseaux se poursuivaient en piaillant. C'était une fraîche et joyeuse matinée d'été.

Lorsqu'il descendit à la cuisine, le concierge lui donna des nouvelles. Les Allemands s'en allaient. Le régiment campé dans le parc était parti dès le point du jour, et bientôt les autres l'avaient suivi. Il ne demeurait au village qu'un bataillon. Le commandant du corps d'armée avait plié bagage avec son état-major; mais un général de brigade, que son entourage appelait «monsieur le comte», l'avait déjà remplacé au château.

En sortant du pavillon, Marcel vit près du pont-levis cinq camions arrêtés le long des fossés. Des soldats y apportaient sur leurs épaules les plus beaux meubles des salons. Le châtelain eut la surprise de rester presque indifférent à ce spectacle. Qu'était la perte de quelques meubles en comparaison de tant de choses effroyables dont il avait été témoin?

Sur ces entrefaites, le concierge lui annonça qu'un officier allemand, arrivé depuis une heure en automobile, demandait à le voir.

C'était un capitaine pareil à tous les autres, coiffé du casque à pointe, vêtu de l'uniforme grisâtre, chaussé de bottes de cuir rouge, armé d'un sabre et d'un revolver, portant des jumelles et une carte géographique dans un étui suspendu à son ceinturon. Il paraissait jeune et avait au bras gauche l'insigne de l'état-major. Il demanda à Marcel en espagnol:

—Me reconnaissez-vous?

Marcel écarquilla les yeux devant cet inconnu.

—Vraiment vous ne me reconnaissez pas? Je suis Otto, le capitaine Otto von Hartrott.

Marcel ne l'avait pas vu depuis plusieurs années; mais ce nom lui remémora soudain ses neveux d'Amérique:—d'abord les moutards relégués par le vieux Madariaga dans les dépendances du domaine; puis le jeune lieutenant aperçu à Berlin, pendant la visite faite aux Hartrott, et dont les parents répétaient à satiété «qu'il serait peut-être un autre de Moltke».—Cet enfant lourdaud, cet officier imberbe était devenu le capitaine vigoureux et altier qui pouvait, d'un mot, faire fusiller le châtelain de Villeblanche.

Cependant Otto expliquait sa présence à son oncle. Il n'appartenait pas à la division logée au village; mais son général l'avait chargé de maintenir la liaison avec cette division, de sorte qu'il était venu près du château historique et qu'il avait eu le désir de le revoir. Il n'avait pas oublié les jours passés à Villeblanche, lorsque les Hartrott y étaient venus en villégiature chez leurs parents de France. Les officiers qui occupaient les appartements l'avaient retenu à déjeuner, et, dans la conversation, l'un d'eux avait mentionné par hasard la présence du maître du logis. Cela avait été une agréable surprise pour le capitaine, qui n'avait pas voulu repartir sans saluer son oncle; mais il regrettait de le rencontrer à la conciergerie.

—Vous ne pouvez rester là, ajouta-t-il avec morgue. Rentrez au château, comme cela convient à votre qualité. Mes camarades auront grand plaisir à vous connaître. Ce sont des hommes du meilleur monde.

D'ailleurs il loua beaucoup Marcel de n'avoir pas quitté son domaine. Les troupes avaient ordre de sévir avec une rigueur particulière contre les biens des absents. L'Allemagne tenait à ce que les habitants demeurassent chez eux comme s'il ne se passait rien d'extraordinaire.

Le châtelain protesta:

—Les envahisseurs brûlent les maisons et fusillent les innocents!

Mais son neveu lui coupa la parole.

—Vous faites allusion, prononça-t-il avec des lèvres tremblantes de colère, à l'exécution du maire et des notables. On vient de me raconter la chose. J'estime, moi, que le châtiment a été mou: il fallait raser le village, tuer les femmes et les enfants. Notre devoir est d'en finir avec les francs-tireurs. Je ne nie pas que cela soit horrible. Mais que voulez-vous? C'est la guerre.

Puis, sans transition, le capitaine demanda des nouvelles de sa mère Héléna, de sa tante Luisa, de Chichi, de son cousin Jules, et il se félicita d'apprendre qu'ils étaient en sûreté dans le midi de la France. Ensuite, croyant sans doute que Marcel attendait avec impatience des nouvelles de la parenté germanique, il se mit à parler de sa propre famille.

Tous les Hartrott étaient dans une magnifique situation. Son illustre père, à qui l'âge ne permettait plus de faire campagne, était président de plusieurs sociétés patriotiques, ce qui ne l'empêchait pas d'organiser aussi de futures entreprises industrielles pour exploiter les pays conquis. Son frère le savant faisait sur les buts de la guerre des conférences où il déterminait théoriquement les pays que devrait s'annexer l'empire victorieux, tonnait contre les mauvais patriotes qui se montraient faibles et mesquins dans leurs prétentions. Ses deux sœurs, un peu attristées par l'absence de leurs fiancés, lieutenants de hussards, visitaient les hôpitaux et demandaient à Dieu le châtiment de la perfide Angleterre.

Tout en causant, le capitaine ramenait son oncle vers le château. Les soldats, qui jusqu'alors avaient ignoré l'existence de Marcel, l'observaient avec des yeux attentifs et presque respectueux, depuis qu'ils le voyaient en conversation familière avec un capitaine d'état-major.

Lorsque l'oncle et le neveu entrèrent dans les appartements, Marcel eut un serrement de cœur. Il voyait partout sur les murs des taches rectangulaires de couleur plus foncée, qui trahissaient l'emplacement de meubles et de tableaux disparus. Mais pourquoi ces déchirures aux rideaux de soie, ces tapis maculés, ces porcelaines et ces cristaux brisés? Otto devina la pensée du châtelain et répéta l'éternelle excuse:

—Que voulez-vous? C'est la guerre.

—Non, repartit Marcel avec une vivacité qu'il se crut permise en parlant à un neveu. Non! ce n'est pas la guerre, c'est le brigandage. Tes camarades sont des cambrioleurs.

Le capitaine se dressa par un violent sursaut, fixa sur son vieil oncle des yeux flamboyants de colère, et prononça à voix basse quelques paroles qui sifflaient.

—Prenez garde à vous! Heureusement vous vous êtes exprimé en espagnol et les personnes voisines n'ont pu vous comprendre. Si vous vous permettiez encore de telles appréciations, vous risqueriez de recevoir pour toute réponse une balle dans la tête. Les officiers de l'empereur ne se laissent pas insulter.

Et tout, dans l'attitude d'Hartrott, démontrait la facilité avec laquelle il aurait oublié la parenté, s'il avait reçu l'ordre de sévir contre son oncle. Celui-ci baissa la tête.

Mais, l'instant d'après, le capitaine parut oublier ce qu'il venait de dire et affecta de reprendre un ton aimable. Il se faisait un plaisir de présenter Marcel à Son Excellence le général comte de Meinbourg, qui, en considération de ce que Desnoyers était allié aux Hartrott, voulait bien faire à celui-ci l'honneur de l'admettre à sa table.

Invité dans sa propre maison, le châtelain entra dans la salle à manger où se trouvaient déjà une vingtaine d'hommes vêtus de drap grisâtre et chaussés de hautes bottes. Là rien n'avait été brisé: rideaux, tentures, meubles étaient intacts. Toutefois les buffets monumentaux présentaient de larges vides, et, au premier coup d'œil, Marcel constata que deux riches services de vaisselle plate et un précieux service de porcelaine ancienne manquaient sur les tablettes. Le propriétaire n'en dut pas moins répondre par des saluts cérémonieux à l'accueil que lui firent les auteurs de ces rapines, et serrer la main que le comte lui tendit avec une aristocratique condescendance, tandis que les autres officiers allemands considéraient ce bourgeois avec une curiosité bienveillante et même avec une sorte d'admiration: car ils savaient déjà que c'était un millionnaire revenu du continent lointain où les hommes s'enrichissent vite.

—Vous allez déjeuner avec les barbares, lui dit le comte en le faisant asseoir à sa droite. Vous n'avez pas peur qu'ils vous dévorent tout vivant?

Les officiers rirent aux éclats de l'esprit de Son Excellence et firent d'évidents efforts pour montrer par leurs paroles et par leurs manières combien on avait tort de les accuser de barbarie.

Assis comme un étranger à sa propre table, Marcel y mangea dans les assiettes qui lui appartenaient, servi par des ennemis dont l'uniforme restait visible sous le tablier rayé. Ce qu'il mangeait était à lui; le vin venait de sa cave; la viande était celle de ses bœufs; les fruits étaient ceux de son verger; et pourtant il lui semblait qu'il était là pour la première fois, et il éprouvait le malaise de l'homme qui tout à coup se voit seul au milieu d'un attroupement hostile. Il considérait avec étonnement ces intrus assis aux places où il avait vu sa femme, ses enfants, les Lacour. Les convives parlaient allemand entre eux; mais ceux qui savaient le français se servaient souvent de cette langue pour s'entretenir avec l'invité, et ceux qui n'en baragouinaient que quelques mots les répétaient avec d'aimables sourires. Chez tous le désir était visible de plaire au châtelain.

Marcel les examina l'un après l'autre. Les uns étaient grands, sveltes, d'une beauté anguleuse; d'autres étaient carrés et membrus, avec le cou gros et la tête enfoncée entre les épaules. Tous avaient les cheveux coupés ras, ce qui faisait autour de la table une luisante couronne de boîtes crâniennes roses ou brunes, avec des oreilles qui ressortaient grotesquement, avec des mâchoires amaigries qui accusaient leur relief osseux. Quelques-uns avaient sur les lèvres des crocs relevés en pointe, à la mode impériale; mais la plupart étaient rasés ou n'avaient que de courtes moustaches aux poils raides. Les fatigues de la guerre et des marches forcées étaient apparentes chez tous, mais plus encore chez les corpulents. Un mois de campagne avait fait perdre à ces derniers leur embonpoint, et la peau de leurs joues et de leur menton pendait, flasque et ridée.

Le comte était le plus âgé de tous, le seul qui eût conservé longs ses cheveux d'un blond fauve, déjà mêlés de poils gris, peignés avec soin et luisants de pommade. Sec, anguleux et robuste, il gardait encore, aux approches de la cinquantaine, une vigueur juvénile entretenue par les exercices physiques; mais il dissimulait sa rudesse d'homme combatif sous une nonchalance molle et féminine. Au poignet de la main qu'il abandonnait négligemment sur la table, il avait un bracelet d'or; et sa tête, sa moustache, toute sa personne exhalaient une forte odeur de parfums.

Les officiers le traitaient avec un grand respect. Otto avait parlé de lui à son oncle comme d'un remarquable artiste, à la fois musicien et poète. Avant la guerre, certains bruits fâcheux, relatifs à sa vie privée, l'avaient éloigné de la cour; mais, au dire du capitaine, ce n'était que des calomnies de journaux socialistes. Malgré tout, l'empereur, dont le comte avait été le condisciple, lui gardait en secret toute son amitié. Nul n'avait oublié le ballet des Caprices de Shéhérazade, représenté avec un grand faste à Berlin sur la recommandation du puissant camarade.

Le comte crut que, si Marcel gardait le silence, c'était par intimidation, et, afin de le mettre à son aise, il lui adressa le premier la parole. Quand Marcel eut expliqué qu'il n'avait quitté Paris que depuis trois jours, les assistants s'animèrent, voulurent avoir des nouvelles.

—Avez-vous vu les émeutes?...

—La troupe a-t-elle tué beaucoup de manifestants?...

—De quelle manière a été assassiné le président Poincaré?...

Toutes ces questions lui furent adressées à la fois. Marcel, déconcerté par leur invraisemblance, ne sut d'abord quoi répondre et pensa un instant qu'il était dans une maison d'aliénés. Des émeutes? L'assassinat du président? Il ne savait rien de tout cela. D'ailleurs, qui auraient été les émeutiers? Quelle révolution pouvait éclater à Paris, puisque le gouvernement n'était pas réactionnaire?

A cette réponse, les uns considérèrent d'un air de pitié ce pauvre benêt; d'autres prirent une mine soupçonneuse à l'égard de ce sournois qui feignait d'ignorer des événements dont il avait nécessairement entendu parler. Le capitaine Otto intervint d'une voix impérative, comme pour couper court à tout faux-fuyant:

—Les journaux allemands, dit-il, ont longuement parlé de ces faits. Il y a quinze jours, le peuple de Paris s'est soulevé contre le gouvernement, a assailli l'Élysée et massacré Poincaré. L'armée a dû employer les mitrailleuses pour rétablir l'ordre. Tout le monde sait cela. Au reste, ce sont les grands journaux d'Allemagne qui ont publié ces nouvelles, et l'Allemagne ne ment jamais.

L'oncle persista à affirmer que, quant à lui, il ne savait rien, n'avait rien vu, rien entendu dire. Puis, comme ses déclarations étaient accueillies par des gestes de doute ironique, il garda le silence. Alors le comte, esprit supérieur, incapable de tomber dans la crédulité vulgaire, intervint d'un ton conciliant:

—En ce qui concerne l'assassinat le doute est permis: car les journaux allemands peuvent avoir exagéré sans qu'il y ait lieu de les accuser de mauvaise foi. Par le fait, il y a quelques heures, le grand état-major m'a annoncé la retraite du gouvernement français à Bordeaux. Mais le soulèvement des Parisiens et leur conflit avec la troupe sont des faits indéniables. Sans aucun doute notre hôte en est instruit, mais il ne veut pas l'avouer.

Marcel osa contredire le personnage; mais on ne l'écouta point. Paris! Ce nom avait fait briller tous les yeux, excité la loquacité de toutes les bouches. Paris! de grands magasins qui regorgeaient de richesses! des restaurants célèbres, des femmes, du Champagne et de l'argent! Chacun aspirait à voir le plus tôt possible la Tour Eiffel et à entrer en vainqueur dans la capitale, pour se dédommager des privations et des fatigues d'une si rude campagne. Quoique ces hommes fussent des adorateurs de la gloire militaire et qu'ils considérassent la guerre comme indispensable à la vie humaine, ils ne laissaient pas de se plaindre des souffrances que la guerre leur causait.

Le comte, lui, exprima une plainte d'artiste:

—Cette guerre m'a été très préjudiciable, dit-il d'un ton dolent. L'hiver prochain, on devait donner à Paris un nouveau ballet de moi.

Tout le monde prit part à ce noble ennui; mais quelqu'un fit remarquer que, après le triomphe, la représentation du ballet aurait lieu par ordre et que les Parisiens seraient bien obligés de l'applaudir.

—Ce ne sera pas la même chose, soupira le comte.

Et il eut un instant de méditation silencieuse.

—Je vous confesse, reprit-il ensuite, que j'aime Paris. Quel malheur que les Français n'aient jamais voulu s'entendre avec nous!

Et il s'absorba de nouveau dans une mélancolie de profond penseur.

Un des officiers parla des richesses de Paris avec des yeux de convoitise, et Marcel le reconnut au brassard qu'il avait sur la manche: c'était cet homme qui avait mis au pillage les appartements du château. L'intendant devina sans doute les pensées du châtelain: car il crut bon de donner, d'un air poli, quelques explications sur l'étrange déménagement auquel il avait procédé.

—Que voulez-vous, monsieur? C'est la guerre. Il faut que les frais de la guerre se paient sur les biens des vaincus. Tel est le système allemand. Grâce à cette méthode, on brise les résistances de l'ennemi et la paix est plus vite faite. Mais ne vous attristez pas de vos pertes: après la guerre, vous pourrez adresser une réclamation au gouvernement français, qui vous indemnisera du tort que vous aurez subi. Vos parents de Berlin ne manqueront pas d'appuyer cette demande.

Marcel entendit avec stupeur cet incroyable conseil. Quelle était donc la mentalité de ces gens-là? Étaient-ils fous, ou voulaient-ils se moquer de lui?

Le déjeuner fini, plusieurs officiers se levèrent, ceignirent leurs sabres et s'en allèrent à leur service. Quant au capitaine Hartrott, il devait retourner près de son général. Marcel l'accompagna jusqu'à l'automobile. Lorsqu'ils furent arrivés à la porte du parc, le capitaine donna des ordres à un soldat, qui courut chercher un morceau de la craie dont on se servait pour marquer les logements militaires. Otto, qui voulait protéger son oncle, traça sur le mur cette inscription:

Et il expliqua à Marcel le sens des mots qu'il venait d'écrire. Mais celui-ci se récria:

—Non, non, je refuse une protection ainsi motivée. Je n'éprouve aucune bienveillance pour les envahisseurs. Si je me suis tu, c'est parce que je ne pouvais pas faire autrement.

Alors le neveu, sans rien dire, effaça la seconde ligne de l'inscription; puis, d'un ton de pitié sarcastique:

—Adieu, mon oncle, ricana-t-il. Nous nous reverrons bientôt avenue Victor-Hugo.

En retournant au château, Marcel aperçut à l'ombre d'un bouquet d'arbres le comte qui, en compagnie de ses deux officiers d'ordonnance et d'un chef de bataillon, dégustait le café en plein air. Le comte obligea le châtelain à prendre une chaise et à s'asseoir, et ces messieurs, tout en causant, firent une grande consommation des liqueurs provenant des caves du château. Par les bruits qui arrivaient jusqu'à lui, Marcel devinait qu'il y avait hors du parc un grand mouvement de troupes. En effet, un autre corps d'armée passait avec une sourde rumeur; mais les rideaux d'arbres cachaient ce défilé, qui se dirigeait toujours vers le sud.

Tout à coup, un phénomène inexplicable troubla le calme de l'après-midi. C'était un roulement de tonnerre lointain, comme si un orage invisible se fût déchaîné par delà l'horizon. Le comte interrompit la conversation qu'il tenait en allemand avec ses officiers, pour dire à Marcel:

—Vous entendez? C'est le canon. Une bataille est engagée. Nous ne tarderons pas à entrer dans la danse.

Et il se leva pour retourner au château. Les officiers d'ordonnance partirent vers le village, et Marcel resta seul avec le chef de bataillon, qui continua de savourer les liqueurs en se pourléchant les babines.

—Triste guerre, monsieur! dit le buveur en français, après avoir fait connaître au châtelain qu'il commandait le bataillon cantonné à Villeblanche et qu'il s'appelait Blumhardt.

Ces paroles firent que Marcel éprouva une subite sympathie pour le Bataillons-Kommandeur. «C'est un Allemand, pensa-t-il, mais il a l'air d'un honnête homme. A première vue, les Allemands trompent par la rudesse de leur extérieur et par la férocité de la discipline qui les oblige à commettre sans scrupule les actions les plus atroces; mais, quand on vit avec eux dans l'intimité, on retrouve la bonne nature sous les dehors du barbare.» En temps de paix, Blumhardt avait sans doute été obèse; mais il avait aujourd'hui l'apparence mollasse et détendue d'un organisme qui vient de subir une perte de volume. Il n'était pas difficile de reconnaître que c'était un bourgeois arraché par la guerre à une tranquille et sensuelle existence.

—Quelle vie! continua Blumhardt. Puisse Dieu châtier ceux qui ont provoqué une pareille catastrophe!

Cette fois, Marcel fut conquis. Il crut voir devant lui l'Allemagne qu'il avait imaginée souvent: une Allemagne douce, paisible, un peu lente et lourde, mais qui rachetait sa rudesse originelle par un sentimentalisme innocent et poétique. Ce chef de bataillon était assurément un bon père de famille, et le châtelain se le représenta tournant en rond avec sa femme et ses enfants sous les tilleuls de quelque ville de province, autour du kiosque où des musiciens militaires jouaient des sonates de Beethoven; puis à la Bierbraurei, où, devant des piles de soucoupes, entre deux conversations d'affaires, il discutait avec ses amis sur des problèmes métaphysiques. C'était l'homme de la vieille Allemagne, un personnage d'Hermann et Dorothée. Sans doute il était possible que les gloires de l'empire eussent un peu modifié le genre de vie de ce bourgeois d'autrefois et que, par exemple, au lieu d'aller à la brasserie, il fréquentât le cercle des officiers et partageât dans quelque mesure l'orgueil de la caste militaire; mais pourtant c'était toujours l'Allemand de mœurs patriarcales, au cœur délicat et tendre, prêt à verser des larmes pour une touchante scène de famille ou pour un morceau de belle musique.

Le commandant Blumhardt parla des siens, qui habitaient Cassel.

—Huit enfants, monsieur! dit-il avec un visible effort pour contenir son émotion. De mes trois garçons, les deux aînés se destinent à être officiers. Le cadet ne va que depuis six mois à l'école: il est grand comme ça...

Et il indiqua avec la main la hauteur de ses bottes. En parlant de ce petit, il avait le cœur gros et ses lèvres souriaient avec un tremblement d'amour. Puis il fit l'éloge de sa femme: une excellente maîtresse de maison, une mère qui se sacrifiait pour le bonheur de son mari et de ses enfants. Ah! cette bonne Augusta! Ils étaient mariés depuis vingt ans, et il l'adorait comme au premier jour. Il gardait dans une poche intérieure de sa tunique toutes les lettres qu'elle lui avait écrites depuis le commencement de la campagne.

—Au surplus, monsieur, voici son portrait et celui de mes enfants.

Il tira de sa poitrine un médaillon d'argent décoré à la mode munichoise et pressa un ressort qui fit s'ouvrir en éventail plusieurs petits cercles dont chacun contenait une photographie: la Frau Kommandeur, d'une beauté austère et rigide, imitant l'attitude et la coiffure de l'impératrice; les Fräuleine Kommandeur, toutes les cinq vêtues de blanc, les yeux levés au ciel comme si elles chantaient une romance; les trois garçons en uniformes d'écoles militaires ou d'écoles privées. Et penser qu'un simple petit éclat d'obus pouvait le séparer à jamais de ces êtres chéris!

—Ah! oui, reprit-il en soupirant, c'est une triste guerre! Puisse Dieu châtier les Anglais!

Marcel n'avait pas encore eu le temps de se remettre de l'ébahissement que lui avait causé ce souhait imprévu, lorsqu'un sous-officier vint dire au chef de bataillon que M. le comte le demandait à l'instant même. Blumhardt se leva donc, non sans avoir caressé d'un regard de tendre regret les bouteilles de liqueur, et il s'éloigna vers le château.

Le sous-officier resta avec Marcel. C'était un jeune docteur en droit, qui remplissait auprès du général les fonctions de secrétaire. Il ne manquait aucune occasion de parler français, pour se perfectionner dans la pratique de cette langue, et il engagea tout de suite la conversation avec le châtelain. Il expliqua d'abord qu'il n'était qu'un universitaire métamorphosé en soldat: l'ordre de mobilisation l'avait surpris alors qu'il était professeur dans un collège et à la veille de contracter mariage. Cette guerre avait dérangé tous ses plans.

—Quelle calamité, monsieur! Quel bouleversement pour le monde! Nombreux étaient ceux qui voyaient venir la catastrophe, et il était inévitable qu'elle se produisît un jour ou l'autre. La faute en est au capital, au maudit capital.

Le sous-officier était socialiste. Il ne dissimulait point la part qu'il avait prise à quelques actes un peu hardis de son parti, et cela lui avait valu des persécutions et des retards dans son avancement. Mais la Social-Démocratie était acceptée maintenant par l'empereur et flattée par les junkers les plus réactionnaires. L'union s'était faite partout. Les députés avancés formaient au Reichstag le groupe le plus docile de tous. Quant à lui, il ne gardait de son passé qu'une certaine ardeur à anathématiser le capitalisme coupable de la guerre.

Marcel se risqua à discuter avec cet ennemi qui semblait d'un caractère doux et tolérant.

—Le vrai coupable ne serait-il pas le militarisme prussien? N'est-ce pas le parti militariste qui a cherché et préparé le conflit, qui a empêché tout accommodement par son arrogance?

Mais le socialiste nia résolument. Les députés de son parti étaient favorables à la guerre, et sans aucun doute ils avaient leurs raisons pour cela. Le Français eut beau répéter des arguments et des faits; ses paroles rebondirent sur la tête dure de ce révolutionnaire qui, accoutumé à l'aveugle discipline germanique, laissait à ses chefs le soin de penser pour lui.

—Qui sait? finit par dire le socialiste. Il se peut que nous nous soyons trompés; mais à l'heure actuelle tout cela est obscur, et nous manquons des éléments qui nous permettraient de nous former une opinion sûre. Lorsque le conflit aura pris fin, nous connaîtrons les vrais coupables, et, s'ils sont des nôtres, nous ferons peser sur eux les justes responsabilités.

Marcel eut envie de rire en présence d'une telle candeur. Attendre la fin de la guerre pour savoir qui en était responsable? Mais, si l'empire était victorieux, comment serait-il possible qu'en plein triomphe on fît peser sur les militaristes les responsabilités d'une guerre heureuse?

—Dans tous les cas, ajouta le sous-officier en s'acheminant avec Marcel vers le château, cette guerre est triste. Que de morts! Nous serons vainqueurs; mais un nombre immense des nôtres succombera avant la bataille décisive.

Et, songeur, il s'arrêta sur le pont-levis et se mit à jeter des morceaux de pain aux cygnes qui évoluaient sur les eaux du fossé. On continuait à entendre gronder au loin la tempête invisible, qui devenait de plus en plus violente.

—Peut-être la livre-t-on en ce moment, cette bataille décisive, reprit le sous-officier. Ah! puisse notre prochaine entrée à Paris mettre un terme à ces massacres et donner au monde le bienfait de la paix!

 

Le crépuscule tombait, lorsque Marcel aperçut un grand rassemblement à l'entrée du château. C'étaient des paysans, hommes et femmes, qui entouraient un piquet de soldats. Il s'approcha du groupe et vit le commandant Blumhardt à la tête du détachement. Parmi les fantassins en armes s'avançait un garçon du village, entre deux hommes qui lui tenaient sur la poitrine la pointe de leurs baïonnettes. Son visage, marqué de taches de rousseur et déparé par un nez de travers, était d'une lividité de cire; sa chemise, sale de suie, était déchirée, et on y voyait les marques des grosses mains qui l'avaient mise en lambeaux; à l'une de ses tempes, le sang coulait d'une large blessure. Derrière lui marchait une femme échevelée, qu'entouraient quatre gamines et un bambin, tous maculés de noir comme s'ils sortaient d'un dépôt de charbon. La femme gesticulait avec violence et entrecoupait de sanglots les paroles qu'elle adressait aux soldats et que ceux-ci ne pouvaient comprendre.

Ce garçon était son fils. La veille, la mère s'était réfugiée avec ses enfants dans la cave de leur maison incendiée; mais la faim les avait obligés d'en sortir. Quand les Allemands avaient vu le jeune homme, ils l'avaient pris et maltraité. Ils croyaient que ce garçon avait vingt ans, le considéraient comme d'âge à être soldat, et voulaient le fusiller séance tenante, pour qu'il ne s'enrôlât point dans l'armée française.

—Mais ce n'est pas vrai! protestait la femme. Il n'a pas plus de dix-huit ans... Il n'a même pas dix-huit ans: il n'a que dix-sept ans et demi!...

Et elle se tournait vers les autres femmes pour invoquer leur témoignage: de lamentables femmes aussi sales qu'elle-même et dont les vêtements lacérés exhalaient une odeur de suie, de misère et de mort. Toutes confirmaient les paroles de la mère et joignaient leurs lamentations aux siennes; quelques-unes, contre toute vraisemblance, n'attribuaient même au prisonnier que seize ans, que quinze ans. Les petits contemplaient leur frère avec des yeux dilatés par la terreur et mêlaient leurs cris aigus au chœur des femmes vociférantes.

Lorsque la mère reconnut M. Desnoyers, elle s'approcha de lui et se rasséréna soudain, comme si elle était sûre que le maître du château pouvait sauver son fils. Devant ce désespoir qui l'appelait à l'aide, Marcel, persuadé que Blumhardt, après le courtois entretien qu'ils avaient eu ensemble, l'écouterait volontiers, se fit un devoir d'intervenir. Il dit donc au commandant qu'il connaissait ce garçon,—par le fait, il ne se souvenait pas de l'avoir jamais vu,—et qu'il le croyait à peine âgé de dix-neuf ans.

—Mais, repartit Blumhardt, le secrétaire de la mairie vient d'avouer qu'il a vingt ans!

—Mensonge! hurla la mère. Le secrétaire a fait erreur! Il est vrai que mon fils est robuste pour son âge, mais il n'a pas vingt ans. Monsieur Desnoyers vous l'atteste!

—Au surplus, ajouta Marcel, même s'il les avait, serait-ce une raison pour le fusiller?

Blumhardt haussa les épaules sans répondre. Maintenant qu'il exerçait ses fonctions de chef, il n'attachait plus aucune importance à ce que lui disait le châtelain.

—Avoir vingt ans n'est pas un crime, insista Marcel.

—Assez! interrompit rudement Blumhardt. Ce n'est ni votre affaire ni la mienne. Je suis homme de conscience, et, puisqu'il y a doute, je vais consulter le général. C'est lui qui décidera.

Ils ne prononcèrent plus un mot. Devant le pont-levis, l'escorte s'arrêta avec son prisonnier. De l'un des appartements sortaient les accords d'un piano, et cela parut de bon augure à Marcel: c'était sans doute le comte qui touchait de cet instrument, et un artiste ne pouvait être inutilement cruel. Introduits au salon, ils trouvèrent en effet le général assis devant un magnifique piano à queue, dont l'intendant aurait bien voulu s'emparer, mais que le compositeur avait donné l'ordre de laisser en place pour son propre usage. Blumhardt exposa brièvement l'affaire, tandis que l'autre, d'un air ennuyé, faisait courir ses doigts sur les touches.

—Où est le prisonnier? demanda enfin le général.

—En bas, près du pont-levis.

Le général se leva, s'approcha d'une fenêtre, fit signe aux soldats d'amener le prisonnier devant lui. Il regarda le garçon pendant une demi-minute, tout en fumant la cigarette turque qu'il venait d'allumer, puis marmotta entre ses dents: «Tant pis pour lui: il est trop laid!» Et, se retournant vers le chef de bataillon:

—Cet homme a vingt ans passés, prononça-t-il. Faites votre devoir.

Marcel, confondu, sortit avec Blumhardt. Comme ils traversaient le vestibule, ils rencontrèrent le concierge qui, en compagnie de sa fille Georgette, apportait du pavillon un matelas et des draps. Le châtelain, qui ne voulait pas embarrasser ces braves gens de sa personne une seconde nuit, mais qui, malgré l'invitation du comte, ne voulait pas non plus se réinstaller dans les appartements à côté de l'intrus, avait commandé qu'on lui préparât un lit dans une mansarde, sous les combles. Or, depuis que les concierges voyaient leur maître en bonnes relations avec les Allemands, ils ne craignaient plus autant les envahisseurs et vaquaient sans crainte à leurs besognes, persuadés qu'au moins en plein jour et dans le château ils ne couraient aucun risque.

A la vue de Georgette, le chef de bataillon, malgré la raideur qu'il affectait dans le service, s'humanisa et dit au père:

—Elle est gentille, votre petite.

Elle se tenait devant lui, droite, timide, les yeux baissés, un peu tremblante comme si elle pressentait un péril obscur; mais elle n'en faisait pas moins effort pour sourire. Blumhardt crut sans doute que ce sourire était de sympathie; car il devint plus familier, et, de sa grosse patte, il caressa les joues et pinça le menton de la jouvencelle. A ce désagréable contact les yeux de Georgette s'emplirent de larmes. Ceux du commandant brillaient de plaisir. Marcel, qui l'observait, demeura perplexe. Comment était-il possible que cet homme, qui allait faire fusiller sans pitié un innocent, pût être en même temps un bon père de famille qui, parmi les horreurs de la guerre, s'attendrissait à regarder une fillette, sans doute parce qu'elle lui rappelait les cinq enfants qu'il avait laissés à Cassel? Décidément l'âme humaine était un étrange tissu de contradictions.

—Au revoir, dit Blumhardt à Georgette. Tu vois bien que je ne suis pas méchant. Veux-tu m'embrasser?

Et il se pencha vers elle. Mais elle eut un mouvement si violent de répulsion qu'il ne put se méprendre sur les sentiments de la jeune fille, et lui dit en ricanant, avec un regard qui n'avait plus rien de paternel:

—Tu as beau faire la vilaine avec moi; ça ne m'empêche pas de te trouver jolie.

 

Pendant les quatre jours qui suivirent, Marcel mena une vie absurde, coupée d'horribles visions. Pour ne plus avoir de rapports avec les occupants du château, il ne quittait guère sa mansarde, où il restait étendu sur son lit toute la matinée à se désoler et à rêvasser.

Au cours de ces heures d'oisiveté anxieuse, il se rappela certains bas-reliefs assyriens du British Museum, dont il avait vu les photographies chez un de ses amis, quelques mois auparavant. Ces monuments de l'antique brutalité humaine lui avaient paru terribles. Les guerriers incendiaient les villes; les prisonniers décapités s'entassaient par monceaux; les paysans pacifiques, réduits en esclavage, s'en allaient en longues files, la chaîne au cou. Et il s'était félicité de vivre dans une époque où de telles horreurs étaient devenues impossibles. Mais non: en dépit des siècles écoulés, la guerre était toujours la même. Aujourd'hui encore, sous le casque à pointe, les soldats procédaient comme avaient procédé jadis les satrapes à la mitre bleue et à la barbe annelée. On fusillait l'adversaire, encore qu'il n'eût pas pris les armes; on assassinait les blessés et les prisonniers; on acheminait vers l'Allemagne le troupeau des populations civiles, asservies comme les captifs d'autrefois. A quoi donc avait servi ce que les modernes appellent orgueilleusement le progrès? Qu'étaient devenues ces lois de la guerre qui se vantaient de soumettre la force elle-même au respect du droit et qui prétendaient obliger les hommes à se battre en se faisant les uns aux autres le moins de mal possible? La civilisation n'était-elle qu'un trompe-l'œil et une duperie?...

Chaque matin, vers midi, la femme du concierge montait à la mansarde pour avertir son maître qu'elle lui avait préparé à déjeuner; mais il répondait qu'il n'avait pas faim, qu'il ne voulait pas descendre. Alors elle insistait, lui offrait d'apporter dans la mansarde le maigre menu. Il finissait par consentir, et, tout en mangeant, il causait avec elle.

Elle lui racontait ce qui se passait au château. Ah! quelle vie menait cette soldatesque! Comme ils buvaient, chantaient, hurlaient! Après une furieuse ripaille, ils avaient brisé tous les meubles de la salle à manger; puis ils s'étaient mis à danser, quelques-uns à demi nus, imitant les dandinements et les grimaces féminines. Le comte lui-même était ivre comme une bourrique, et, vautré sur les coussins d'un divan, il contemplait avec délices ce hideux spectacle.

—Et dire que nous sommes obligés de servir ces brutes! gémissait la pauvre femme. Ils ne sont plus les mêmes qu'à leur arrivée. Les soldats annoncent que leur régiment part demain pour une grande bataille; c'est cela qui les rend fous. Ils me font peur, ils me font peur!

Ce qu'elle ne disait pas, mais ce qui lui torturait l'âme, c'était qu'elle avait peur surtout pour Georgette. La veille, elle avait vu quelques-uns de ces hommes rôder autour de la conciergerie, et elle avait eu aussitôt l'idée de cacher sa fille. La chose n'était pas facile dans une propriété envahie par des centaines de soldats, dans un château dont toutes les serrures avaient été méthodiquement brisées à tous les étages. Mais elle se souvint qu'à côté de la mansarde occupée par le châtelain il y avait, dans l'angle des combles, un petit réduit dont ces sauvages avaient négligé d'abattre la porte; et, comme les soldats ne faisaient jamais l'inutile ascension du grenier, elle pensa que ce serait pour sa fille une bonne cachette, d'autant mieux que la présence du châtelain dans la mansarde contiguë serait, le cas échéant, une protection pour la fillette. Marcel approuva les précautions prises, promit de veiller sur sa jeune voisine et fit recommander à l'enfant de se tenir tranquille et silencieuse.

La nuit suivante, vers trois heures, le châtelain fut brusquement réveillé par le bruit d'une porte qui d'abord grinça sous une forte poussée, puis fut jetée bas d'un coup d'épaule. Et aussitôt après retentirent des cris féminins, des supplications, des sanglots désespérés. C'était Georgette qui appelait au secours, tout en se défendant contre l'ignoble outrage. Mais soudain une autre voix tonna dans le couloir:

—Ah! brigand!...

Une lutte d'un instant s'engagea au seuil du réduit et se termina par un coup de revolver. Tout cela s'était fait si vite que Marcel avait eu à peine le temps de sauter à bas de son lit et de commencer à se vêtir. Lorsqu'il sortit de sa mansarde, un bougeoir à la main, il se heurta contre un corps qui agonisait: c'était le concierge dont les yeux vitreux étaient démesurément ouverts et dont les lèvres se couvraient d'une écume sanglante, tandis qu'à côté de sa main droite luisait un long couteau de cuisine. Et Marcel reconnut aussi le meurtrier: c'était le commandant Blumhardt, qui tenait encore son revolver à la main: un Blumhardt nouveau, à la face livide, aux yeux lubriques, avec une bestiale expression d'arrogance féroce. A l'autre bout du corridor, plusieurs soldats, attirés par la détonation, montaient bruyamment l'escalier.

En somme, le mari d'Augusta n'était pas fier d'être surpris au milieu d'une telle aventure. Quand les soldats, dont les uns portaient des lumières et dont les autres étaient armés de sabres et de fusils, furent arrivés près du chef de bataillon, celui-ci chercha instinctivement les mots qui expliqueraient sa présence en ces lieux et le drame sanglant qui venait de s'accomplir. Une soudaine sonnerie de clairon, éclatant dans la cour du château, lui vint en aide. C'était le signal du réveil pour le régiment qui devait quitter le château. Alors Blumhardt, dispensé de longues explications, dit aux soldats, en montrant le cadavre du concierge:

—Je me suis défendu contre ce lâche qui m'a traîtreusement attaqué: voyez le couteau. Justice est faite. Vous entendez le clairon qui nous appelle. Demi-tour, et tous en bas!

Sur quoi, le tapage des gros souliers à clous s'éloigna dans le couloir, dévala l'escalier, s'affaiblit, se perdit. Le ciel commençait à s'éclairer des premières lueurs du jour. On entendait au loin le grondement continu du canon. Dans le parc du château et dans le village, des roulements de tambour, des notes aiguës de fifre, des coups de sifflet indiquaient que les troupes allemandes partaient pour la bataille.

IX

LA RECULADE

Dans la matinée, lorsque le châtelain sortit du parc, il vit la vallée blonde et verte sourire au soleil. Tout était dans un profond repos; aucun objet ne se mouvait, aucune figure humaine ne se dessinait dans le paysage. Marcel eut l'impression d'être plus seul qu'au temps où, chassant devant lui un troupeau de bétail, il franchissait les déserts des Andes sous un ciel traversé de temps à autre par des condors.

Il se dirigea vers le village, qui n'était plus guère qu'un amas de murs en ruines. De ces ruines émergeaient çà et là quelques maisonnettes intactes. Le clocher incendié, dont la charpente était dépouillée de ses ardoises et noircie par le feu, portait encore sa croix tordue. Dans les rues parsemées de bouteilles, de poutres réduites en tisons, de débris de toute sorte, il n'y avait pas une âme. Les cadavres avaient disparu; mais une horrible puanteur de graisse brûlée et de chair décomposée prenait Marcel aux narines.

Arrivé sur la place, il s'approcha des maisons restées debout, appela à plusieurs reprises. Personne ne lui répondit. Toute la population avait donc abandonné Villeblanche? Après avoir attendu plusieurs minutes, il aperçut un vieillard qui s'avançait vers lui avec précaution, parmi les décombres. Quelques femmes et quelques enfants suivirent le vieillard et se rassemblèrent autour de Marcel. Depuis quatre jours ces gens vivaient cachés dans les caves, sous leurs logis effondrés. La crainte leur avait fait oublier la faim; mais, depuis que l'ennemi n'était plus là, ils ressentaient cruellement les besoins physiques étouffés par la terreur.

—Du pain, monsieur! Mes petits se meurent!

—Du pain!... Du pain!...

Machinalement, le châtelain mit la main à la poche et en tira des pièces d'or. A l'aspect de ce métal les yeux brillèrent, mais ils s'éteignirent aussitôt. Ce qu'il fallait, ce n'était pas de l'or, c'était du pain, et il n'y avait plus dans le village ni boulangerie, ni boucherie, ni épicerie. Les Allemands s'étaient emparés de tous les comestibles, et le blé même avait péri avec les greniers et les granges. Que pouvait le millionnaire pour remédier à cette détresse? Quoiqu'il se rendît compte de son impuissance, il n'en distribua pas moins à ces malheureux des louis qu'ils recevaient avec gratitude, mais qu'ensuite ils considéraient dans leur main noire avec découragement. A quoi cela pouvait-il leur servir?

Comme Marcel s'en retournait, désespéré, vers le château, il eut la surprise d'entendre derrière lui le bruit métallique d'une automobile allemande qui revenait du sud, roulant sur la route dans la direction qu'il suivait. Quelques minutes plus tard, ce fut tout un convoi de grandes automobiles qui apparurent sur le chemin, escortées par des pelotons de cavalerie. Lorsqu'il rentra dans son parc, des soldats étaient déjà occupés à y tendre les fils d'une ligne téléphonique, et le convoi d'automobiles y pénétra en en même temps que lui.

Les automobiles, comme aussi les fourgons qui les accompagnaient, portaient tous la croix rouge peinte sur fond blanc. C'était une ambulance qui venait s'établir au château. Les médecins, vêtus de drap verdâtre et armés comme les officiers, imitaient la hauteur tranchante et la raideur insolente de ceux-ci. On tira des fourgons des centaines de lits pliants, qui furent répartis dans les différentes pièces. Tout cela se faisait avec une promptitude mécanique, sur des ordres brefs et péremptoires. Une odeur de pharmacie, de drogues concentrées, se répandit dans les appartements et s'y mêla à la forte odeur des antiseptiques dont on avait arrosé les parquets et les murs, pour rendre inoffensifs les résidus de l'orgie nocturne. Un peu plus tard, il arriva aussi des femmes vêtues de blanc, viragos aux yeux bleus et aux cheveux en filasse. D'aspect grave, dur, austère, ces infirmières avaient l'aspect de religieuses; mais elles portaient le revolver sous leurs vêtements.

A midi, de nouvelles automobiles affluèrent en grand nombre vers l'énorme drapeau blanc, chargé d'une croix rouge, qui avait été hissé sur la plus haute tour du château. Ces voitures arrivaient toujours du côté de la Marne; leur métal était bosselé par les projectiles, leurs glaces étoilées de trous. De l'intérieur sortaient des hommes et des hommes, les uns encore capables de marcher, les autres portés sur des brancards: faces pâles ou rubicondes, profils aquilins ou camus, têtes blondes ou enveloppées de bandages sanglants, bouches qui riaient avec un rire de bravade ou dont les lèvres bleuies laissaient échapper des plaintes, mâchoires soutenues par des ligatures de toile, corps qui, en apparence, étaient indemnes et qui pourtant agonisaient, capotes déboutonnées où l'on constatait le vide de membres absents. Ce flot de souffrance inonda le château; il n'y resta plus un seul lit inoccupé, et les derniers brancards durent attendre dehors, à l'ombre des arbres.

Le téléphone fonctionnait incessamment. Les opérateurs, revêtus de tabliers, allaient de côté et d'autre, travaillant le plus vite possible. Ceux qui mouraient de l'opération laissaient un lit disponible pour les nouveaux venus. Les membres coupés, les os cassés, les lambeaux de chair s'entassaient dans des paniers, et, lorsque les paniers étaient pleins, des soldats les enlevaient tout dégouttants de sang, et allaient enfouir le contenu au fond du parc. D'autres soldats, par couples, emportaient de longues choses enveloppées dans des draps de lit: c'étaient des morts. Le parc se convertissait en cimetière et des tombes s'ouvraient partout. Les Allemands, armés de pioches et de pelles, se faisaient aider dans leur funèbre travail par une douzaine de paysans prisonniers, qui creusaient la terre et qui prêtaient main forte pour descendre les corps dans les fosses. Bientôt il y eut tant de cadavres qu'on les amena sur une charrette et que, pour faire plus vite, on les déchargea directement dans les trous, comme des matériaux de démolition.

Marcel, qui n'avait mangé depuis le matin qu'un des morceaux de pain trouvés par la concierge dans la salle à manger, après le départ des Allemands, et qui avait laissé les autres morceaux pour cette femme et pour sa fille, commença à sentir le tourment de la faim. Poussé par la nécessité, il s'approcha de quelques médecins qui parlaient le français; mais il dédaignèrent de répondre à sa demande, et, lorsqu'il voulut insister, ils le chassèrent par une injurieuse bourrade. Eh quoi? Lui faudrait-il donc mourir de faim dans son propre château? Pourtant ces gens mangeaient; les robustes infirmières s'étaient même installées dans la cuisine et s'y empiffraient de victuailles. Il alla les solliciter; mais elles ne lui furent pas plus pitoyables que les médecins.

Il errait, le ventre creux, dans les allées de son fastueux domaine, lorsqu'il aperçut un infirmier à grande barbe rousse, qui, adossé au tronc d'un arbre, se taillait lentement des bouchées dans une grosse miche de pain, puis mordait à même dans un long morceau de saucisse aux pois, de l'air d'un homme déjà repu. Le millionnaire famélique s'approcha, fit comprendre par gestes qu'il était à jeun, montra une pièce d'or. Les yeux de l'infirmier brillèrent et un sourire dilata sa bouche d'une oreille à l'autre.

Ia, ia, dit-il, comprenant fort bien la mimique de Marcel.

Et il prit la pièce, donna en échange au châtelain le reste de la miche et de la saucisse. Le châtelain les saisit et courut jusqu'au pavillon, où il partagea ces aliments avec la veuve et l'orpheline.

La nuit suivante, Marcel fut tenu éveillé, non seulement par l'horreur des visions de la journée, mais aussi par le bruit de la canonnade qui se rapprochait. Les automobiles continuaient à arriver du front, à déposer leur chargement de chair lacérée, puis à repartir. Et dire que, de l'un et de l'autre côté de la ligne de combat, sur plus de cent kilomètres peut-être, il y avait une quantité d'ambulances semblables où les hommes moribonds affluaient de toutes parts, et qu'en outre il restait sur le champ de bataille des milliers de blessés non recueillis, qui hurlaient en vain sur la glèbe, qui traînaient dans la poussière et dans la boue leurs plaies béantes, et qui expiraient en se roulant dans les mares de leur propre sang!

Le lendemain matin, Marcel retrouva dans son parc l'infirmier qui l'attendait au même endroit, avec une serviette pleine de provisions. Il crut que cet homme était venu là par bonté, et il lui offrit de nouveau une pièce d'or.

Nein! fit l'autre en éloignant son paquet de la main qui s'allongeait pour le prendre.

Marcel, étonné et vexé de s'être mépris sur les sentiments de ce teuton, lui offrit une seconde pièce d'or.

Nein! répéta l'infirmier avec le même geste de refus.

«Ah! le voleur! pensa Marcel. Comme il abuse de la situation!»

Mais nécessité fait loi, et le châtelain dut donner cinq louis pour obtenir les vivres.

Cependant la canonnade s'était rapprochée encore, et le châtelain comprit qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire. Les automobiles arrivaient et repartirent de plus en plus vite et le personnel de l'ambulance avait l'air effaré. Bientôt un bruit de foule se fit entendre hors du parc et les chemins s'encombrèrent. C'était une nouvelle invasion, mais à rebours. Pendant des heures entières, il y eut un défilé de camions poudreux dont les moteurs haletaient. Puis ce furent des régiments d'infanterie, des escadrons de cavalerie, des batteries d'artillerie. Tout cela marchait lentement, et Marcel demeurait perplexe. Était-ce une déroute? Était-ce un simple changement de position? Ce qui, dans tous les cas, lui faisait plaisir, c'était le sombre mutisme des officiers, l'air abruti et morne des hommes.

A la nuit, le passage des troupes continuait et la canonnade se rapprochait toujours. Quelques décharges étaient même si voisines que les vitres des fenêtres en tremblaient. Un paysan, qui était venu se réfugier au château, put donner quelques nouvelles. Les Allemands se retiraient; mais ils avaient disposé plusieurs de leurs batteries sur la rive droite de la Marne, pour tenter une dernière résistance. On allait donc se battre dans le village.

En attendant, le désordre croissait à l'ambulance et la régularité automatique de la discipline y était visiblement compromise. Médecins et infirmiers avaient reçu l'ordre d'évacuer le château; c'était pour cela que, chaque fois qu'arrivait une automobile chargée de blessés, ils criaient, juraient, ordonnaient au chauffeur de pousser plus loin vers l'arrière.

En dépit de cet ordre, l'une des automobiles déchargea ses blessés: l'état de ces hommes était si grave que les médecins les acceptèrent, jugeant sans doute inutile que les malheureux poursuivissent leur voyage. Ces blessés demeurèrent à l'abandon dans le jardin, sur les brancards de toile qui avaient servi à les apporter.

A la lueur des lanternes, Marcel reconnut un de ces moribonds: c'était le secrétaire du comte, le professeur socialiste avec lequel il avait causé de l'attitude du parti ouvrier à l'égard de la guerre. Cet homme était blême, avait les joues tirées, les yeux comme obscurcis de brume; on ne lui voyait pas de blessure apparente; mais, sous la capote qui le recouvrait, ses entrailles, labourées par une épouvantable déchirure, exhalaient une puanteur d'abattoir. En apercevant Marcel debout devant lui, il se rendit compte du lieu où il se trouvait. Parmi tout ce monde qui s'agitait dans le voisinage, le châtelain était la seule personne qu'il connût, et, d'une voix faible, il lui adressa la parole comme à un ami. Sa brigade n'avait pas eu de chance; elle était arrivée sur le front à un moment difficile, et elle avait été lancée tout de suite en avant pour soutenir des troupes qui fléchissaient; mais elle n'avait pas réussi à rétablir la situation, et presque tous les officiers logés la veille au château avaient été tués. Dès le premier engagement, le capitaine Blumhardt avait eu la poitrine trouée par une balle. Le comte avait la mâchoire fracassée par un éclat d'obus. Quant au professeur lui-même, il était resté un jour et demi sur le champ de bataille avant qu'on le relevât.

—Triste guerre, monsieur! conclut-il.

Et, avec l'obstination du sectaire entiché de ses idées jusqu'à la mort:

—Qui est coupable de l'avoir voulue? ajouta-t-il. Nous ne possédons pas les éléments d'appréciation nécessaires pour en juger avec certitude. Mais, quand la guerre aura pris fin....

La parole expira sur ses lèvres et il s'évanouit, épuisé par l'effort. Le pauvre diable! Avec ses habitudes de raisonneur obtus, lourd et discipliné, il s'obstinait encore à renvoyer après la guerre la condamnation du crime qui lui coûtait la vie.

La canonnade et la fusillade étaient devenues très voisines, et le son des détonations permettait de distinguer celles de l'artillerie allemande et celles de l'artillerie française. Déjà quelques projectiles français passaient par-dessus la Marne et venaient éclater aux abords du parc.

Vers minuit, l'ambulance fit ses préparatifs pour évacuer le château. A l'aube, les blessés, les infirmiers et les médecins partirent dans un grand vacarme d'automobiles qui grinçaient, de chevaux qui piaffaient, d'officiers qui vociféraient. Au jour, le château et le parc étaient déserts, quoique le drapeau de la croix rouge continuât à flotter au sommet de la tour.

Cette solitude ne dura pas longtemps. Un bataillon d'infanterie allemande fit irruption dans le parc avec ses fourgons, ses chevaux de trait et de selle, et se déploya le long des murs de clôture. Des soldats armés de pics y ouvrirent des créneaux, et, dès que les créneaux furent ouverts, d'autres soldats, déposant leurs sacs pour être plus à l'aise, vinrent s'agenouiller près des ouvertures. Interrompu depuis quelques heures, le combat reprenait de plus belle, et, dans les intervalles de la fusillade et de la canonnade, on entendait comme des claquements de fouet, des bouillonnements de friture, des grincements de moulin à café: c'était la crépitation incessante des fusils et des mitrailleuses. La fraîcheur du matin couvrait les hommes et les choses d'un embu d'humidité; sur la campagne flottaient des traînées de brouillard qui donnaient aux objets les contours incertains de l'irréel; le soleil n'était qu'une tache pâle s'élevant entre des rideaux de brume; les arbres pleuraient par toutes les rugosités de leurs branches.

Un coup de foudre déchira l'air, si proche et si assourdissant qu'il paraissait avoir éclaté dans le château même. Marcel chancela comme s'il avait reçu un choc dans la poitrine. Un canon venait de tirer à quelques pas de lui. Ce fut alors seulement qu'il remarqua que des batteries prenaient position dans son parc. Plusieurs pièces déjà installées se dissimulaient sous des abris de feuillage, et des rebords de terre d'environ 30 centimètres s'élevaient autour de chaque pièce, de manière à défendre les pieds des servants, tandis que leurs corps étaient protégés par des blindages qui formaient écran à droite et à gauche du canon.

Marcel finit par s'accoutumer à ces décharges dont chacune semblait faire le vide à l'intérieur de son crâne. Il grinçait les dents, serrait les poings; mais il restait immobile, sans désir de s'en aller, admirant le calme des chefs qui donnaient froidement leurs ordres et l'intrépidité des soldats qui s'empressaient comme d'humbles serviteurs autour des monstres tonnants.

Au loin, de l'autre côté de la Marne, l'artillerie française tirait aussi, et son activité se manifestait par de petits nuages jaunes qui s'attardaient en l'air et par des colonnes de famée qui s'élevaient en divers points du paysage. Mais les obus français respectaient le château, qui semblait entouré d'une atmosphère de protection. Cela parut étrange à Marcel, qui regarda le haut des tours. Le drapeau blanc à croix rouge continuait à y flotter.

Les vapeurs matinales se dissipèrent; les collines et les bois émergèrent du brouillard. Quand toute la vallée fut découverte, Marcel, du lieu où il était, eut la surprise de voir la rivière de Marne, hier encore masquée en cet endroit par les arbres: pendant la nuit, le canon avait ouvert de grandes fenêtres dans la muraille de verdure. Mais ce qui l'étonna davantage encore, ce fut de n'apercevoir personne, absolument personne, dans ce vaste paysage bouleversé par les rafales d'obus. Plus de cent mille hommes devaient être blottis dans les plis du terrain que ses regards embrassaient, et pas un seul n'était visible. Les engins meurtriers accomplissaient leur tâche sans trahir leur présence par d'autres signes perceptibles que la fumée des détonations et les spirales noires surgissant à l'endroit où les gros projectiles éclataient sur le sol. Ces spirales s'élevaient de tous les côtés, entouraient le château comme un cercle de toupies gigantesques; mais aucune d'elles n'était voisine de l'édifice. Marcel regarda de nouveau le drapeau blanc à croix rouge et pensa: «Quelle lâcheté! Quelle infamie!»

Le bataillon allemand avait fini de s'installer le long du mur, face à la rivière. Les soldats avaient appuyé leurs fusils aux créneaux. Tous ces hommes avaient un peu l'air de dormir les yeux ouverts; quelques-uns s'affaissaient sur leurs talons ou s'affalaient contre le mur. Les officiers, debout derrière eux, observaient la plaine avec leurs jumelles de campagne ou discutaient en petits groupes. Les uns semblaient découragés, d'autres exaspérés par le recul accompli depuis la veille; mais la plupart, avec la passivité de la discipline, demeuraient confiants. Le front de bataille n'était-il pas immense? Qui pouvait prévoir le résultat final? Ici on battait en retraite; ailleurs on réalisait peut-être une avance décisive. Tout ce qu'il y avait à regretter, c'était qu'on s'éloignât de Paris.

Soudain ils se mirent tous à regarder en l'air, et Marcel les imita. En contractant les paupières pour mieux voir, il finit par distinguer, au bord d'un nuage, une sorte de libellule qui brillait au soleil. Dans les brefs intervalles de silence qui se produisaient parfois au milieu du tintamarre de l'artillerie, ses oreilles percevaient un bourdonnement faible qui paraissait venir de ce brillant insecte. Les officiers hochèrent la tête: «Franzosen!» On ne pouvait distinguer les anneaux tricolores, analogues à ceux qui ornent les robes des pavillons; mais la visible inquiétude des Allemands ne laissait aucun doute à Marcel: c'était un avion français qui survolait le château, sans prendre garde aux obus dont les bulles blanches éclataient autour de lui. Puis l'avion vira lentement et s'éloigna vers le sud.

«Il les a repérés, pensa Marcel; il sait maintenant ce qu'il y a ici.» Et aussitôt tout ce qui s'était passé depuis l'aube parut sans importance au châtelain; il comprit que l'heure vraiment tragique était venue, et il éprouva tout à la fois une peur insurmontable et une fiévreuse curiosité.

Un quart d'heure après, une explosion stridente résonna hors du parc, mais à proximité du mur. Ce fut comme un coup de hache gigantesque, qui fit voler des têtes d'arbres, fendit des troncs en deux, souleva de noires masses de terre avec leurs chevelures d'herbe. Quelques pierres tombèrent du mur. Les Allemands baissèrent un peu la tête, mais sans émoi visible. Depuis qu'ils avaient aperçu l'aéroplane, ils savaient que cela était inévitable: le drapeau de la croix rouge ne pouvait plus tromper les artilleurs français.

Avant que Marcel eût eu le temps de revenir de sa surprise, une seconde explosion se produisit, tout près du mur; puis une troisième, à l'intérieur du parc. Une odeur d'acides lui rendit la respiration difficile, lui fit monter aux veux la cuisson des larmes; mais, en compensation, il cessa d'entendre les bruits effroyables qui l'entouraient; il les devinait encore à la houle de l'air, aux bourrasques de vent qui secouaient les branches; mais ses oreilles ne percevaient plus rien: il était devenu sourd.

Par instinct de conservation, il eut l'idée de se réfugier dans le pavillon du concierge, et, les jambes vacillantes, il s'engagea dans l'allée qui y conduisait. Mais à mi-chemin un prodige l'arrêta: une main invisible venait d'arracher sous ses yeux la toiture du pavillon et de jeter bas un pan de muraille. Par l'ouverture béante, l'intérieur des chambres apparaissait comme un décor de théâtre.

Il revint en courant vers le château, pour se réfugier dans les profonds souterrains qui servaient de caves, et, lorsqu'il fut sous leurs sombres voûtes, il poussa un soupir de soulagement. Peu à peu, le silence de cette retraite lui rendit la faculté de l'ouïe. En haut la tempête continuait; mais en bas le tonnerre des artilleries adverses ne parvenait que comme un écho amorti.

Toutefois, à un certain moment, les caves elles-mêmes tremblèrent, s'emplirent d'un énorme fracas. Une partie du corps de logis, atteinte par un gros obus, s'était effondrée. Les voûtes résistèrent à la chute des étages; mais Marcel eut peur d'être enseveli dans son refuge par une autre explosion, et il remonta vite l'escalier des souterrains. Lorsqu'il fut au rez-de-chaussée, il aperçut le ciel à travers les toits crevés; il ne subsistait des appartements que des lambeaux de plancher accrochés aux murs, des meubles restés en suspens, des poutres qui se balançaient dans le vide; mais il y avait dans le hall un énorme entassement de solives, de fers tordus, d'armoires, de sièges, de tables, de bois de lit qui étaient venus s'écraser là.

Un anxieux désir de lumière et d'air libre le fit sortir de l'édifice croulant. Le soleil était haut sur l'horizon et les cadavres devenaient de plus en plus nombreux dans le parc. Les blessés geignaient, appuyés contre les troncs, ou demeuraient étendus par terre dans le mutisme de la souffrance. Quelques-uns avaient ouvert leur sac pour y prendre le paquet de pansement et soignaient leurs chairs lacérées. Le nombre des défenseurs du parc s'était beaucoup accru et l'infanterie faisait de continuelles décharges. De nouveaux pelotons arrivaient à chaque instant: c'étaient des hommes qui, chassés de la rivière, se repliaient sur la seconde ligne de défense. Les mitrailleuses joignaient leur tic-tac à la crépitation de la fusillade.

Il semblait à Marcel que l'espace était plein du bourdonnement continu d'un essaim et que des milliers de frelons invisibles voltigeaient autour de lui. Les écorces des arbres sautaient, comme arrachées par des griffes qu'on ne voyait pas; les feuilles pleuvaient; les branches étaient agitées en sens divers; des pierres jaillissaient du sol, comme poussées par un pied mystérieux. Les casques des soldats, les pièces métalliques des équipements, les caissons de l'artillerie carillonnaient sous une grêle magique. De grandes brèches s'étaient ouvertes dans le mur d'enceinte, et, par l'une d'elles, Marcel reconnut, au pied de la côte sur laquelle était construit le château, plusieurs colonnes françaises qui avaient franchi la Marne. Les assaillants, retenus par le feu nourri de l'ennemi, ne pouvaient avancer que par bonds, en s'abritant derrière les moindres plis du terrain, pour laisser passer les rafales de projectiles.

Soudain une trombe s'engouffra entre le mur d'enceinte et le château. La mort soufflait donc dans une nouvelle direction? Jusqu'alors elle était venue du côté de la rivière, battant de front la ligne allemande protégée par le mur. Et voilà qu'avec la brusquerie d'une saute de vent elle se ruait d'un autre côté et prenait le mur en enfilade. Un habile mouvement avait permis aux Français d'établir leurs batteries dans une position plus favorable et d'attaquer de flanc les défenseurs du château.

Marcel qui, heureusement pour lui, s'était attardé un instant près du pont-levis, dans un lieu que la masse de l'édifice abritait contre cette trombe, fut le témoin indemne d'une sorte de cataclysme: arbres abattus, canons démolis, caissons sautant avec des déflagrations volcaniques, chevaux éventrés, hommes dépecés dont le corps volait en morceaux. Par places, les obus avaient creusé des trous profonds dans le sol et rejeté hors des fosses les cadavres enterrés les jours précédents.

Ce qui restait d'Allemands valides pour la défense du mur se leva. Les uns, pâles, les dents serrées, avec des lueurs de démence dans les yeux, mirent la baïonnette au canon; d'autres tournèrent le dos et se précipitèrent vers la porte du parc, sans prendre garde aux cris des officiers et aux coups de revolver que ceux-ci déchargeaient contre les fuyards.

Cependant, de l'autre côté du mur, Marcel entendait comme un bruit confus de marée montante, et il lui semblait reconnaître dans ce bruit quelques notes de la Marseillaise. Les mitrailleuses fonctionnaient avec une célérité de machine à coudre. Les Allemands, fous de rage, tiraient, tiraient sans répit. Cette fureur n'arrêta pas le progrès de l'attaque, et tout à coup, dans une brèche, des képis rouges apparurent sur les décombres. Une bordée de shrapnells balaya une fois, deux fois cette apparition. Finalement les Français entrèrent par la brèche ou escaladèrent le mur. C'étaient de petits soldats bien pris, agiles, ruisselants de sueur sous leur capote déboutonnée; et, pêle-mêle avec eux dans le désordre de la charge, il y avait aussi des turcos aux yeux endiablés, des zouaves aux culottes flottantes, des chasseurs d'Afrique aux vestes bleues.

Les officiers allemands combattaient à mort. Après avoir épuisé les cartouches de leurs revolvers, ils s'élançaient, le sabre haut, contre les assaillants, suivis par ceux des soldats qui leur obéissaient encore. Il y eut un corps à corps, une mêlée: baïonnettes perçant des ventres de part en part, crosses tombant comme des marteaux sur des crânes qui se fendaient, couples embrassés qui roulaient par terre en cherchant à s'étrangler, à se mordre. Enfin les uniformes gris déguerpirent en se faufilant à travers les arbres; mais ils ne réussirent pas tous à s'échapper, et les balles des vainqueurs arrêtèrent pour jamais beaucoup de fugitifs.

Presque aussitôt après, un gros de cavalerie française passa sur le chemin. C'étaient des dragons qui venaient achever la poursuite; mais leurs chevaux étaient exténués de fatigue, et seule la fièvre de la victoire, qui semblait se propager des hommes aux bêtes, leur rendait encore possible un trot forcé et douloureux. Un de ces dragons fit halte à l'entrée du parc, et sa monture se mit à dévorer avidement quelques pousses feuillues, tandis que l'homme, courbé sur l'arçon, paraissait dormir. Quand Marcel le secoua pour le réveiller, l'homme tomba par terre: il était mort.

L'avance française continua. Des bataillons, des escadrons remontaient du bord de la Marne, harassés, sales, couverts de poussière et de boue, mais animés d'une ardeur qui galvanisait leurs forces défaillantes.

Quelques pelotons de fantassins explorèrent le château et le parc, pour les nettoyer des Allemands qui s'y cachaient encore. D'entre les débris des appartements, de la profondeur des caves, des bosquets ravagés, des étables et des garages incendiés surgissaient des individus verdâtres, coiffés du casque à pointe, et ils levaient les bras en montrant leurs mains ouvertes et en criant «Kamarades!... Kamarades!... Non kaput!» Ils tremblaient d'être massacrés sur place. Loin de leurs officiers et affranchis de la discipline, ils avaient perdu subitement toute leur fierté. L'un d'eux se réfugia à côté de Marcel, se colla presque contre lui; c'était l'infirmier barbu qui lui avait fait payer si cher quelques morceaux de pain.

Franzosen!... Moi ami des Franzosen! répétait-il, pour se faire protéger par la victime de son impudente extorsion.

Après une mauvaise nuit passée dans les ruines de son château, Marcel se décida à partir. Il n'avait plus rien à faire au milieu de ces décombres. D'ailleurs la présence de tant de morts le gênait. Il y en avait des centaines et des milliers. Les soldats et les paysans travaillaient à enfouir les cadavres sur le lieu même où ils les trouvaient. Il y avait des fosses dans toutes les avenues du parc, dans les plates-bandes des jardins, dans les cours des dépendances, sous les fenêtres de ce qui avait été les salons. La vie n'était plus possible dans un pareil charnier.

Il reprit donc le chemin de Paris, où il était résolu d'arriver n'importe comment.

Au sortir du parc, ce furent encore des cadavres qu'il rencontra; mais malheureusement ils n'étaient point vêtus de la capote verdâtre. L'offensive libératrice avait coûté la vie à beaucoup de Français. Des pantalons rouges, des képis, des chéchias, des casques à crinière, des sabres tordus, des baïonnettes brisées jonchaient la campagne. Çà et là on apercevait des tas de cendres et de matières carbonisées: c'étaient les résidus des hommes et des chevaux que les Allemands avaient brûlés pêle-mêle, pendant la nuit qui avait précédé leur recul.

Malgré ces incinérations barbares, les cadavres restés sans sépulture étaient innombrables, et, à mesure que Marcel s'éloignait du village, la puanteur des chairs décomposées devenait plus insupportable. D'abord il avait passé au milieu des tués de la veille, encore frais; ensuite, de l'autre côté de la rivière, il avait trouvé ceux de l'avant-veille; plus loin, c'étaient ceux de trois ou quatre jours. A son approche, des vols de corbeaux s'élevaient avec de lourds battements d'ailes; puis, gorgés, mais non rassasiés, ils se posaient de nouveau sur les sillons funèbres.

—Jamais on ne pourra enterrer toute cette pourriture, pensa Marcel. Nous allons mourir de la peste après la victoire!

Les villages, les maisons isolées, tout était dévasté. Les habitations, les granges ne formaient plus que des monceaux de débris. Par endroits, de hautes armatures de fer dressaient sur la plaine leurs silhouettes bizarres, qui faisaient penser à des squelettes de gigantesques animaux préhistoriques: c'étaient les restes d'usines détruites par l'incendie. Des cheminées de brique étaient coupées presque à ras du sol; d'autres, décapitées de la partie supérieure, montraient dans leurs moignons subsistants des trous faits par les obus.

De temps à autre, Marcel rencontrait des escouades de cavaliers, des gendarmes, des zouaves, des chasseurs. Ils bivouaquaient autour des ruines des fermes, chargés d'explorer le terrain et de donner la chasse aux traînards ennemis. Le châtelain dut leur expliquer son histoire, leur montrer le passeport qui lui avait permis de faire le voyage dans le train militaire. Ces soldats, dont quelques-uns étaient blessés légèrement, avaient la joyeuse exaltation de la victoire. Ils riaient, contaient leurs prouesses, s'écriaient avec assurance:

—Nous allons les reconduire à coups de pied jusqu'à la frontière.

Après plusieurs heures de marche, il reconnut au bord de la route une maison en ruines. C'était le cabaret où il avait déjeuné en se rendant à son château. Il pénétra entre les murs noircis, où une myriade de mouches vint aussitôt bourdonner autour de sa tête. Une odeur de chairs putréfiées le saisit aux narines. Une jambe, qui avait l'air d'être de carton roussi, sortait d'entre les plâtras. Il crut revoir la bonne vieille qui, avec ses petits-enfants accrochés à ses jupes, lui disait: «Pourquoi ces gens fuient-ils? La guerre est l'affaire des soldats. Nous autres, nous ne faisons de mal à personne et nous n'avons rien à craindre.»

Un peu plus loin, au bas d'une côte, il fit la plus inattendue des rencontres. Il aperçut une automobile de louage, une automobile parisienne avec son taximètre fixé au siège du cocher. Le chauffeur se promenait tranquillement près du véhicule, comme s'il eût été à sa station. Cet homme avait amené là des journalistes qui voulaient voir le champ de bataille, et il les attendait pour le retour. Marcel engagea la conversation avec lui.

—Deux cents francs pour vous, dit-il, si vous me ramenez à Paris.

L'autre protesta, du ton d'un homme consciencieux qui veut être fidèle à ses promesses. Ce qui donnait tant de force à sa fidélité, c'était peut-être que l'offre de dix louis était faite par un quidam qui, avec ses vêtements en loques et la tache livide d'un coup reçu au visage, avait l'aspect d'un vagabond.

—Eh bien, cinq cents francs! reprit Marcel en tirant de son gousset une poignée d'or.

Pour toute réponse le chauffeur donna un tour à la manivelle et ouvrit la portière. Les journalistes pouvaient attendre jusqu'au lendemain matin: ils n'en auraient que mieux observé le champ de bataille.

Lorsque Marcel rentra à Paris, les rues presque vides lui parurent pleines de monde. Jamais il n'avait trouvé la capitale si belle. En revoyant l'Opéra et la place de la Concorde, il lui sembla qu'il rêvait: le contraste était trop fort entre ce qu'il avait sous les yeux et les spectacles d'horreur qu'il laissait derrière lui à si peu de distance.

A la porte de son hôtel, son majestueux portier, ébahi de lui voir ce sordide aspect, le salua par des cris de stupéfaction:

—Ah! monsieur!... Qu'est-il arrivé à Monsieur?... D'où Monsieur peut-il bien venir?

—De l'enfer! répondit le châtelain.

Deux jours après, dans la matinée, Marcel reçut une visite inattendue. Un soldat d'infanterie de ligne s'avançait vers lui d'un air gaillard.

—Tu ne me reconnais pas?

—Oh!... Jules!

Et le père ouvrit les bras à son fils, le serra convulsivement sur sa poitrine. Le nouveau fantassin était coiffé d'un képi dont le rouge n'avait pas l'éclat du neuf; sa capote trop longue était usée, rapiécée; ses gros souliers exhalaient une odeur de cuir et de graisse; mais jamais Marcel n'avait trouvé Jules si beau que sous cette défroque tirée de quelque fond de magasin militaire.

—Te voilà donc soldat? reprit-il d'une voix qui tremblait un peu. Tu as voulu défendre mon pays, qui n'est pas le tien[H]. Cela m'effraie pour toi, et cependant j'en suis heureux. Ah! si je n'avais que cinquante ans, tu ne partirais pas seul!

Et ses yeux se mouillèrent de larmes, tandis qu'une expression de haine donnait à son visage quelque chose de farouche.

—Va donc, prononça-t-il avec une sourde énergie. Tu ne sais pas ce qu'est cette guerre; mais moi, je le sais. Ce n'est pas une guerre comme les autres, une guerre où l'on se bat contre des adversaires loyaux; c'est une chasse à la bête féroce. Tire dans le tas: chaque Allemand qui tombe délivre l'humanité d'un péril....

Ici Marcel eut comme un mouvement d'hésitation; puis, d'un ton décidé:

—Et si tu rencontres devant toi des visages connus, ajouta-t-il, que cela ne t'arrête point. Il y a dans les rangs ennemis des hommes de ta famille, mais ils ne valent pas mieux que les autres. A l'occasion, tue-les, tue-les sans scrupule!

X

APRÈS LA MARNE

A la fin d'octobre, Luisa, Héléna et Chichi revinrent de Biarritz. Héléna eut beau leur dire que ce retour n'était pas prudent, que l'affaire de la Marne n'avait été pour les Français qu'un succès passager, que le cours de la guerre pouvait changer d'un moment à l'autre et que, par le fait, le gouvernement ne songeait pas encore à quitter Bordeaux. Mais les suggestions de la «romantique» demeurèrent sans résultat: Luisa ne pouvait se résigner à vivre plus longtemps loin de son mari, et Chichi avait hâte de revoir son «petit soldat de sucre». Les trois femmes réintégrèrent donc l'hôtel de l'avenue Victor-Hugo.

Les deux millions de Parisiens qui, au lieu de se laisser entraîner par la panique, étaient restés chez eux, avaient accueilli la victoire avec une sérénité grave. Personne ne s'expliquait clairement le cours de cette bataille, dont on n'avait eu connaissance que lorsqu'elle était déjà gagnée. Un dimanche, à l'heure où les habitants profitaient du bel après-midi pour faire leur promenade, ils avaient appris tout d'un coup par les journaux le grand succès des Alliés et le danger qu'ils venaient de courir. Ils se réjouirent, mais ils ne se départirent point de leur calme: six semaines de guerre avaient changé radicalement le caractère de cette population si turbulente et si impressionnable. Il fallut du temps pour que la capitale reprît son aspect d'autrefois. Mais enfin des rues naguère désertes se repeuplèrent de passants, des magasins fermés se rouvrirent, des appartements silencieux retrouvèrent de l'animation.

Marcel ne parla guère aux siens de son voyage de Villeblanche. Pourquoi les attrister par le récit de tant d'horreurs? Il se contenta de dire à Luisa que le château avait beaucoup souffert du bombardement, que les obus avaient endommagé une partie de la toiture, et qu'après la paix plusieurs mois de travail seraient nécessaires pour rendre le logis habitable.

Le plaisir qu'éprouvait Marcel à se retrouver en famille fut vite gâté par la présence de sa belle-sœur. Depuis les derniers événements, Héléna avait dans les yeux une vague expression de surprise, comme si le recul des armées impériales eût été un phénomène qui dérogeât d'une façon extraordinaire aux lois les mieux établies de la nature, et le problème de la bataille de la Marne lui tenait si fort à cœur qu'elle ne pouvait plus retenir sa langue. Elle se mit donc à contester la victoire française. A l'en croire, ce qu'on appelait la victoire de la Marne n'était qu'une invention des Alliés; la vérité, c'était que, pour de savantes raisons stratégiques, les généraux allemands avaient jugé à propos de reporter leurs lignes en arrière. Pendant son séjour à Biarritz, elle s'était longuement entretenue de ce sujet avec diverses personnes de la plus haute compétence, notamment avec des officiers supérieurs des pays neutres, et aucun d'eux ne croyait à une réelle victoire des Français. Les troupes allemandes ne continuaient-elles pas à occuper de vastes territoires dans le nord et dans l'est de la France? A quoi donc avait servi cette prétendue victoire, si les vainqueurs étaient impuissants à chasser de chez eux les vaincus? Marcel, interloqué par ces déclarations catégoriques, pâlissait de stupeur et de colère: il l'avait vue, lui, vue de ses yeux, la victoire de la Marne, et les milliers d'Allemands enterrés dans le jardin et dans le parc de Villeblanche attestaient que les Français avaient remporté une grande victoire. Mais il avait beau rembarrer sa belle-sœur et se fâcher tout rouge: il était bien obligé de s'avouer à lui-même qu'il y avait quelque chose de spécieux dans les objections d'Héléna, et son âme en était profondément troublée.

Luisa non plus n'était pas tranquille; depuis que Jules s'était engagé, elle vivait dans les transes. Et bientôt Chichi elle-même eut à s'inquiéter aussi au sujet de son fiancé. En revenant de Biarritz, elle s'était fait raconter par son «petit soldat» tous les périls auxquels elle imaginait que celui-ci avait été exposé, et le jeune guerrier lui avait décrit les poignantes angoisses éprouvées au bureau, durant les jours interminables où les troupes se battaient aux environs de Paris. On entendait de si près la canonnade que le sénateur aurait voulu faire partir son fils pour Bordeaux; mais celui-ci avait été beaucoup mieux inspiré. Le jour du grand effort, lorsque le gouverneur de la place avait lancé en automobile tous les hommes valides, le patriotisme l'avait emporté chez René sur tout autre sentiment: il avait pris un fusil sans que personne le lui commandât, et il était monté dans une voiture avec d'autres employés du service auxiliaire. Arrivé sur le champ de bataille, il était resté plusieurs heures couché dans un fossé, au bord d'un chemin, tirant sans distinguer sur quoi. Il n'avait vu que de la fumée, des maisons incendiées, des blessés, des morts. A l'exception d'un groupe de uhlans prisonniers, il n'avait pas aperçu un seul Allemand.

D'abord cela suffit pour rendre Chichi fière d'être la promise d'un héros de la Marne; mais ensuite elle changea de sentiment. Quand elle était dans la rue avec René, elle regrettait qu'il ne fût que simple soldat et qu'il n'appartînt qu'aux milices de l'arrière. Pis encore: les femmes du peuple, exaltées par le souvenir de leurs hommes qui combattaient sur le front ou aigries par la mort d'un être cher, étaient d'une insolence agressive, de sorte qu'elle entendait souvent au passage de grossières paroles contre les «embusqués». Au surplus, elle ne pouvait s'empêcher de se dire à elle-même que son frère, qui n'était qu'un Argentin, se battait sur le front, tandis que son fiancé, qui était un Français, se tenait à l'abri des coups. Ces réflexions pénibles la rendaient triste.

René remarqua d'autant plus aisément la tristesse de Chichi qu'elle ne l'avait pas habitué à une mine morose, et il devina sans peine la raison de cette mauvaise humeur. Dès lors sa résolution fut prise. Pendant trois jours il s'abstint de venir avenue Victor-Hugo; mais, le quatrième jour, il s'y présenta dans un uniforme flambant neuf, de cette couleur bleu horizon que l'armée française avait adoptée récemment; la mentonnière de son képi était dorée et les manches de sa vareuse portaient un petit galon d'or. Il était officier. Grâce à son père, et en se prévalant de sa qualité d'élève de l'École centrale, il avait obtenu d'être nommé sous-lieutenant dans l'artillerie de réserve, et il avait aussitôt demandé à être envoyé en première ligne. Il partirait dans deux jours.

—Tu as fait cela! s'écria Chichi enthousiasmée. Tu as fait cela!

Elle le regardait, pâle, avec des yeux agrandis qui semblaient le dévorer d'admiration. Puis, sans se soucier de la présence de sa mère:

—Viens, mon petit soldat! Viens! Tu mérites une récompense!

Et elle lui jeta les bras autour du cou, lui plaqua sur les joues deux baisers sonores, fut prise d'une sorte de défaillance et éclata en sanglots.

Après la bataille de la Marne, Luisa et Héléna eurent un redoublement de zèle religieux: les deux mères étaient dévorées de soucis au sujet de leurs fils, qui combattaient pour des causes contraires sur le front de France. Et Chichi elle-même, lorsque René eut été envoyé dans la zone des armées, éprouva une crise de dévotion.

Maintenant Luisa ne courait plus tout Paris pour visiter un grand nombre de sanctuaires, comme si la multiplicité des lieux d'oraison devait augmenter l'efficacité des prières; elle se contentait d'aller avec Chichi et Héléna, soit à l'église Saint-Honoré d'Eylau, soit à la chapelle espagnole de l'avenue Friedland; et elle avait même pour la chapelle espagnole une préférence, parce qu'elle y entendait souvent des dévotes chuchoter à côté d'elle dans la langue de sa jeunesse, et ces voix lui donnaient l'illusion d'être là comme chez elle, près d'un dieu qui l'écoutait plus volontiers.

Lorsque les trois femmes priaient, agenouillées côte à côte, Luisa jetait de temps à autre sur Chichi un regard où il y avait un grain de mauvaise humeur. La jeune fille était pâle, songeuse, et tantôt elle fixait longuement sur l'autel des yeux estompés de bleu, tantôt elle courbait la tête comme sous le poids de pensées graves qui ne lui étaient point habituelles. Cette langueur ardente offusquait un peu la mère: ce n'était probablement pas pour Jules que Chichi priait avec cette ferveur passionnée.

Quant aux deux sœurs, elles ne demandaient ni l'une ni l'autre à Dieu le salut des millions d'hommes aux prises sur les champs de bataille: leurs prières plus égoïstes ne s'inspiraient que du seul amour maternel, n'avaient pour objet que le salut de leurs fils, exposés peut-être en cet instant même à un péril mortel. Mais, quand Luisa implorait le salut de Jules, ce qu'elle voyait mentalement, c'était le soldat que représentait une pâle photographie reçue des tranchées: la tête coiffée d'un vieux képi, le corps enveloppé d'une capote boueuse, les jambes serrées par des bandes de drap, la main armée d'un fusil, le menton assombri par une barbe mal rasée. Et, quand Héléna implorait le salut d'Otto et d'Hermann, l'image qu'elle avait dans l'esprit était celle de jeunes officiers coiffés du casque à pointe, vêtus de l'uniforme verdâtre, la poitrine barrée par les courroies qui soutenaient le revolver, les jumelles, l'étui pour les cartes, la taille serrée par le ceinturon auquel était suspendu le sabre. Si donc, en apparence, les vœux de l'une et de l'autre s'harmonisaient dans un même élan de piété maternelle, il n'en était pas moins vrai qu'au fond ces vœux étaient opposés les uns aux autres et qu'il y avait entre les prières des deux mères le même conflit qu'entre les armées ennemies. Ni Luisa ni Héléna ne s'apercevaient de cette contradiction. Mais, un jour que Marcel vit sa femme et sa belle-sœur sortir ensemble de l'église, il ne put s'empêcher de grommeler entre ses dents:

—C'est indécent! C'est se moquer de Dieu!

Eh quoi? Dans le sanctuaire où Luisa et tant d'autres mères françaises imploraient la protection divine pour leurs fils, qui luttaient contre l'invasion des Barbares et qui défendaient héroïquement la cause de la civilisation et de l'humanité, Héléna osait solliciter du ciel la détestable réussite de son mari l'Allemand qui employait toutes ses facultés d'énergumène à préparer l'écrasement de la France, et le criminel succès de ses fils qui, le revolver en main, envahissaient les villages, assassinaient les habitants paisibles et ne laissaient derrière eux que l'incendie et la mort! Oui, les prières de cette femme étaient impies et ses invocations iniques offensaient la justice de Dieu. Et Marcel, avec la puérile superstition qu'éveille parfois dans les esprits les plus positifs la crainte du danger, allait jusqu'à s'imaginer que la sacrilège dévotion d'Héléna pouvait causer à Jules un dommage. Qui sait? Dieu, fatigué des demandes contradictoires qui lui arrivaient de ces mères inconsciemment hostiles, finirait sans doute par se boucher les oreilles et n'écouterait plus personne.

A partir de ce jour, Marcel ne put s'empêcher de témoigner sans cesse à sa belle-sœur une sourde antipathie. La «romantique» s'offensa de cette animosité croissante qui, selon les circonstances, s'exprimait par des sarcasmes ou par des rebuffades. Elle résolut donc de quitter une maison où il était manifeste qu'on la considérait désormais comme une intruse. Sans parler à personne de son dessein, elle fit d'actives démarches; elle réussit à obtenir un passeport pour la Suisse, d'où il lui serait facile de rentrer en Allemagne; et, un beau soir, elle annonça aux Desnoyers qu'elle partait le lendemain. La bonne Luisa, peinée de cette fugue subite, ne laissa pas de comprendre qu'en somme cela valait mieux pour tout le monde, et Marcel fut si content qu'il ne put s'empêcher de dire à sa belle-sœur avec une ironie agressive:

—Bon voyage, et bien des compliments à Karl. Si le savant recul stratégique de vos généraux lui ôte toute espérance de venir prochainement nous voir à Paris, il n'est pas impossible que la non moins savante avance stratégique des nôtres nous procure un de ces jours le plaisir d'aller vous faire une petite visite à Berlin.

Ce qui tenait lieu à Marcel des longues stations dans les églises, c'étaient les fréquentes visites qu'il faisait à l'atelier de son fils pour avoir le plaisir d'y causer de Jules avec Argensola, lequel avait été promu à la fonction de conservateur de ce maigre musée en l'absence du «peintre d'âmes».

La première fois qu'Argensola reçut la visite de Marcel, il dut entrecouper bizarrement ses paroles de bienvenue par des gestes qui tendaient à faire disparaître subrepticement un peignoir de femme oublié sur un fauteuil et un chapeau à fleurs qui coiffait un mannequin. Marcel ne fut pas dupe de cette gesticulation significative; mais il avait l'âme disposée à toutes les indulgences. Rien qu'à entendre la voix d'Argensola, le pauvre père avait pour ainsi dire la sensation de se trouver près de son fils; et ce qui lui facilitait encore une si douce illusion, c'était ce milieu familier où tous les objets avaient été mêlés à la vie de l'absent.

Ils parlaient d'abord du soldat, se communiquaient l'un à l'autre les dernières nouvelles reçues du front. Marcel redisait par cœur des phrases entières des lettres de Jules, faisait même lire ces lettres au secrétaire intime; mais Argensola ne montrait jamais celles qui lui étaient adressées, s'abstenait même d'en rapporter des citations textuelles: car le peintre y employait volontiers un style épistolaire qui différait trop de celui que les fils ont coutume d'employer quand ils écrivent à leurs parents.

Après deux mois de campagne, Jules, déjà préparé au métier des armes par la pratique de l'épée et protégé par le capitaine de sa compagnie, qui avait été son collègue au cercle d'escrime, venait d'être nommé sergent.

—Quelle carrière! s'écriait Argensola, flatté de cette nomination comme si elle l'eût personnellement couvert de gloire. Ah! votre fils est de ceux qui arrivent jeunes aux plus hauts grades, comme les généraux de la Révolution!

Et il célébrait avec une éloquence dithyrambique les prouesses de son ami, non sans les embellir de quelques détails imaginaires. Jules, peu bavard comme la plupart des braves qui vivent dans un continuel danger, lui avait raconté en quelques phrases pittoresques divers épisodes de guerre auxquels il avait pris part. Par exemple, le peintre-soldat avait porté un ordre sous un violent bombardement; il était entré le premier dans une tranchée prise d'assaut; il s'était offert pour une mission considérée comme très périlleuse. Ces faits honorables, qui lui avaient valu une citation, mais qui, somme toute, n'avaient rien d'extraordinaire, prenaient des couleurs merveilleuses dans la bouche du bohème qui les glorifiait comme les événements les plus insignes de la guerre mondiale. A entendre ces récits épiques, le père tremblait de peur, de plaisir et d'orgueil.

Après que les deux hommes s'étaient longuement entretenus de Jules, Marcel se croyait obligé de témoigner aussi quelque intérêt au panégyriste de son fils, et il interrogeait le secrétaire sur ce que celui-ci avait fait dans les derniers temps.

—J'ai fait mon devoir! répondait Argensola avec une évidente satisfaction d'amour-propre. J'ai assisté au siège de Paris!

A vrai dire, dans son for intérieur, il soupçonnait bien l'inexactitude de ce terme: car Paris n'avait pas été assiégé. Mais les souvenirs de la guerre de 1870 l'emportaient sur le souci de la précision du langage, et il se plaisait à nommer «siège de Paris» les opérations militaires accomplies autour de la capitale pendant la bataille de la Marne. Au surplus, il avait pris ses précautions pour que la postérité n'ignorât pas le rôle qu'il avait joué en ces mémorables circonstances. On vendait alors dans les rues une affiche en forme de diplôme, dont le texte, entouré d'un encadrement d'or et rehaussé d'un drapeau tricolore, était un certificat de séjour dans la capitale pendant la semaine périlleuse. Argensola avait rempli les blancs d'un de ces diplômes en y inscrivant de sa plus belle écriture ses noms et qualités; puis il avait fait apposer au bas de la pièce les signatures de deux habitants de la rue de la Pompe: un ami de la concierge et un cabaretier du voisinage; et enfin il avait demandé au commissaire de police du quartier de garantir par son paraphe et par son sceau la respectabilité de ces honorables témoins. De cette manière, personne ne pouvait révoquer en doute qu'Argensola eût assisté au «siège de Paris».

L'«assiégé» racontait donc à Marcel ce qu'il avait vu dans les rues de la capitale en l'absence du châtelain, et il avait vu des choses vraiment extraordinaires. Il avait vu en plein jour des troupeaux de bœufs et de brebis stationner sur le boulevard, près des grilles de la Madeleine. Il avait vu l'avant-garde des Marocains traverser la capitale au pas gymnastique, depuis la porte d'Orléans jusqu'à la gare de l'Est, où ils avaient pris les trains qui les attendaient pour les mener à la grande bataille. Il avait vu des escadrons de spahis drapés dans des manteaux rouges et montés sur de petits chevaux nerveux et légers; des tirailleurs mauritaniens coiffés de turbans jaunes; des tirailleurs sénégalais à la face noire et à la chéchia rouge; des artilleurs coloniaux; des chasseurs d'Afrique; tous combattants de profession, aux profils énergiques, aux visages bronzés, aux yeux d'oiseaux de proie. Le long défilé de ces troupes s'immobilisait parfois des heures entières, pour laisser à celles qui les précédaient le temps de s'entasser dans les wagons.

—Ils sont arrivés à temps, disait Argensola avec autant de fierté que s'il avait commandé lui-même le rapide et heureux mouvement de ces troupes, ils sont arrivés à temps pour attaquer von Kluck sur les bords de l'Ourcq, pour le menacer d'enveloppement et pour le contraindre à déguerpir.

Quelques jours plus tard, il avait vu un autre spectacle beaucoup plus étrange encore. Toutes les automobiles de louage, environ deux mille voitures, avaient chargé des bataillons de zouaves, à raison de huit hommes par voiture; et cette multitude de chars de guerre était partie à toute vitesse, formant sur les boulevards un torrent qui, avec la scintillation des fusils et le flamboiement des bonnets rouges, donnait l'idée d'un cortège pittoresque, d'une sorte de noce interminable. Ce n'était pas tout: au moment suprême, alors que le succès demeurait incertain et que le moindre accroissement de pression pouvait le décider, Galliéni avait lancé contre l'extrême droite de l'ennemi tout ce qui savait à peu près manier une arme, commis des bureaux militaires, ordonnances des officiers, agents de police, gendarmes, pour donner la dernière poussée qui avait sauvé la France.

Enfin, le dimanche, dans la soirée, tandis qu'Argensola se promenait au bois de Boulogne avec une de ses compagnes de «siège» (mais il ne fit point part de cette particularité à Marcel), il avait appris par les éditions spéciales des journaux que la bataille s'était livrée tout près de la ville et que cette bataille était une grande victoire.

—Ah! monsieur Desnoyers, j'ai beaucoup vu et je puis raconter de grandes choses!

Le père de Jules était si content de ces conversations qu'il conçut pour le bohème une bienveillance bientôt traduite par des offres de service. Les temps étaient durs, et Argensola, contraint par les circonstances à vivre loin de sa patrie, avait peut-être besoin d'argent. Si tel était le cas, Marcel se ferait un plaisir de lui venir en aide et mettrait des fonds à sa disposition. Il le ferait d'autant plus volontiers que toujours il avait beaucoup aimé l'Espagne: un noble pays qu'il regrettait de ne pas bien connaître, mais qu'il visiterait avec le plus grand intérêt après la guerre.

Pour la première fois de sa vie, Argensola répondit à une telle offre par un refus où il mit non moins de dignité que de gratitude. Il remercia vivement M. Desnoyers de la délicate attention et de l'offre généreuse; mais heureusement il n'était pas dans la nécessité d'accepter ce service. En effet, Jules l'avait nommé son administrateur, et comme, en vertu des nouveaux décrets concernant le moratorium, la Banque avait consenti enfin à verser mensuellement un tant pour cent sur le chèque d'Amérique, son ami pouvait lui fournir tout ce qui lui était nécessaire pour les besoins de la maison.

Quand la terrible crise fut passée, il sembla que la population parisienne s'accoutumait insensiblement à la situation. Un calme résigné succéda à l'excitation des premières semaines, alors que l'on espérait des interventions extraordinaires et miraculeuses. Argensola lui-même n'avait plus les poches pleines de journaux, comme au début des hostilités. D'ailleurs tous les journaux disaient la même chose, et il suffisait de lire le communiqué officiel, document que l'on attendait désormais sans impatience: car on prévoyait qu'il ne ferait guère que répéter le communiqué précédent. Les gens de l'arrière reprenaient peu à peu leurs occupations habituelles. «Il faut bien vivre», disaient-ils. Et la nécessité de continuer à vivre imposait à tous ses exigences. Ceux qui avaient sous les drapeaux des êtres chers ne les oubliaient pas; mais ils finissaient par s'accoutumer à leur absence comme à un inconvénient normal. L'argent recommençait à circuler, les théâtres à s'ouvrir, les Parisiens à rire; et, si l'on parlait de la guerre, c'était pour l'accepter comme un mal inévitable, auquel on ne devait opposer qu'un courage persévérant et une muette endurance.

Dans les visites que Marcel faisait à Argensola, il eut plusieurs fois l'occasion de rencontrer Tchernoff. En temps ordinaire, il aurait tenu cet homme à distance: le millionnaire était du parti de l'ordre et avait en horreur les fauteurs de révolutions. Le socialisme du Russe et sa nationalité même lui auraient forcément suggéré deux séries d'images déplaisantes: d'un côté, des bombes et des coups de poignard; de l'autre côté, des pendaisons et des exils en Sibérie. Mais, depuis la guerre, les idées de Marcel s'étaient modifiées sur bien des points: la terreur allemande, les exploits des sous-marins qui coulaient à pic des milliers de voyageurs inoffensifs, les hauts faits des zeppelins qui, presque invisibles au zénith, jetaient des tonnes d'explosifs sur de petites maisons bourgeoises, sur des femmes et sur des enfants, avaient beaucoup diminué à ses yeux la gravité des attentats qui, quelques années auparavant, lui avaient rendu odieux le terrorisme russe. D'ailleurs Marcel savait que Tchernoff avait été en relations, sinon intimes, du moins familières avec Jules, et cela suffisait pour qu'il fît bon visage à cet étranger, qui d'ailleurs appartenait à une nation alliée de la France.

Marcel et Tchernoff parlaient de la guerre. La douceur de Tchernoff, ses idées originales, ses incohérences de penseur sautant brusquement de la réflexion à la parole, séduisirent bientôt le père de Jules, qui ne regretta pas certaines bouteilles provenant manifestement des caves de l'avenue Victor-Hugo, bouteilles dont Argensola arrosait avec largesse l'éloquence de son voisin. Ce que Marcel admirait le plus dans le Russe, c'était la facilité avec laquelle celui-ci exprimait par des images les choses qu'il voulait faire comprendre. Dans les discours de ce visionnaire, la bataille de la Marne, les combats subséquents et l'effort des deux armées ennemies pour atteindre la mer devenaient des faits très simples et très intelligibles. Ah! si les Français n'avaient pas été harassés après leur victoire!

—Mais les forces humaines ont une limite, disait le Russe, et les Français, en dépit de leur vaillance, sont des hommes comme les autres. En trois semaines, il y a eu la marche forcée de l'est au nord, pour faire front à l'invasion par la Belgique; puis une série de combats ininterrompus, à Charleroi et ailleurs; puis une rapide retraite, afin de ne pas être enveloppé par l'ennemi; et finalement cette bataille de sept jours où les Allemands ont été arrêtés et refoulés. Comment s'étonner qu'après cela les jambes aient manqué aux vainqueurs pour se porter en avant, et que la cavalerie ait été impuissante à donner la chasse aux fuyards? Voilà pourquoi les Allemands, poursuivis avec peu de vigueur, ont eu le temps de s'arrêter, de se creuser des trous, de se tapir dans des abris presque inaccessibles. Les Français à leur tour ont dû faire de même, pour ne pas perdre ce qu'ils avaient récupéré de terrain, et ainsi a commencé l'interminable guerre de tranchées. Ensuite chacune des deux lignes, dans le but d'envelopper la ligne ennemie, est allée se prolongeant vers le nord-ouest, et de ces prolongements successifs a résulté «la course à la mer» dont la conséquence a été la formation du front de combat le plus grand que l'histoire connaisse.

Optimiste malgré tout, Marcel, contrairement à l'opinion générale, espérait que la guerre ne serait plus très longue et que, dès le printemps prochain ou au plus tard vers le milieu de l'été, la paix serait conclue. Mais Tchernoff hochait la tête.

—Non, répondait-il. Ce sera long, très long. Cette guerre est une guerre nouvelle, la véritable guerre moderne. Les Allemands ont commencé les hostilités selon les anciennes méthodes: mouvements enveloppants, batailles en rase campagne, plans stratégiques combinés par de Moltke à l'imitation de Napoléon. Ils désiraient finir vite et se croyaient sûrs du triomphe. Dès lors, à quoi bon faire usage de procédés nouveaux? Mais ce qui s'est produit sur la Marne a bouleversé leurs projets: de l'offensive ils ont été obligés de passer à la défensive, et leur état-major a mis en œuvre tout ce que lui avaient appris les récentes campagnes des Japonais et des Russes. La puissance de l'armement moderne et la rapidité du tir font de la lutte souterraine une nécessité inéluctable. La conquête d'un kilomètre de terrain représente aujourd'hui plus d'efforts que n'en exigeait, il y a un siècle, la prise d'assaut d'une forteresse, de ses bastions et de ses courtines. Par conséquent, ni l'une ni l'autre des deux armées affrontées n'avancera vite. Cela va être lent et monotone, comme la lutte de deux athlètes dont les forces sont égales.

—Mais pourtant il faudra bien qu'un jour cela finisse!

—Sans doute, mais il est impossible de savoir quand. Ce qu'il est dès maintenant permis de considérer comme indubitable, c'est que l'Allemagne sera vaincue. De quelle manière? Je l'ignore; mais la logique veut qu'elle succombe. En septembre, elle a joué tous ses atouts et elle a perdu la partie. Cela donne aux Alliés le temps de réparer leur imprévoyance et d'organiser les forces énormes dont ils disposent. La défaite des empires centraux se produira fatalement; mais on se tromperait si l'on s'imaginait qu'elle est prochaine.

D'ailleurs, pour Tchernoff, cette immanquable déroute des nations de proie ne signifiait ni la destruction de l'Allemagne ni l'anéantissement des peuples germaniques. Le révolutionnaire n'avait pas de sympathie pour les patriotismes excessifs, n'approuvait ni l'intransigeance des chauvins de Paris, qui voulaient effacer l'Allemagne de la carte d'Europe, ni l'intransigeance des pangermanistes de Berlin, qui voulaient étendre au monde entier la domination teutonne.

—L'essentiel, c'est de jeter bas l'empire allemand et de briser la redoutable machine de guerre qui, pendant près d'un demi-siècle, a menacé la paix des nations.

Ce qui irritait le plus Tchernoff, c'était l'immoralité des idées qui, depuis 1870, étaient nées de cette perpétuelle menace et qui contaminaient aujourd'hui un si grand nombre d'esprits dans le monde entier: glorification de la force, triomphe du matérialisme, sanctification du succès, respect aveugle du fait accompli, dérision des plus nobles sentiments comme s'ils n'étaient que des phrases creuses, philosophie de bandits qui prétendait être le dernier mot du progrès et qui n'était que le retour au despotisme, à la violence et à la barbarie des époques primitives.

—Ce qu'il faut, déclarait-il, c'est la suppression de ceux qui représentent cette abominable tendance à revenir en arrière. Mais cela ne signifie pas qu'il faille exterminer aussi le peuple allemand. Ce peuple a des qualités réelles, trop souvent gâtées par les défauts qu'un passé malheureux lui a laissés en héritage. Il possède l'instinct de l'organisation, le goût du travail, et il peut rendre des services à la cause du progrès. Mais auparavant il a besoin qu'on lui administre une douche: la douche de la catastrophe. Quand la défaite aura rabattu l'orgueil des Allemands et dissipé leurs illusions d'hégémonie mondiale, quand ils se seront résignés à n'être qu'un groupe humain ni supérieur ni inférieur aux autres, ils deviendront d'utiles collaborateurs pour la tâche commune de civilisation qui incombe à l'humanité entière. D'ailleurs cela ne doit pas nous faire oublier que, à l'heure actuelle, ils sont pour toutes les autres sociétés humaines un grave danger. Ce «peuple de maîtres», comme il s'appelle lui-même, est de tous les peuples celui qui a le moins le sentiment de la dignité personnelle. Sa constitution politique a fait de lui une horde guerrière où tout est soumis à une discipline mécanique et humiliante. En Allemagne, il n'est personne qui ne reçoive des coups de pied au cul et qui ne désire les rendre à ses subordonnés. Le coup de pied donné par l'empereur se transmet d'échine en échine jusqu'aux dernières couches sociales. Le kaiser cogne sur ses rejetons, l'officier cogne sur ses soldats, le père cogne sur ses enfants et sur sa femme, l'instituteur cogne sur ses élèves. C'est précisément pour cela que l'Allemand désire si passionnément se répandre dans le monde. Dès qu'il est hors de chez lui, il se dédommage de sa servilité domestique en devenant le plus arrogant et le plus féroce des tyrans.

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