Les saisons & les jours
II
PYRÉNÉES
En Messidor, pendant l’octave de la Saint-Jean, saison amène où les bouquets, noués d’herbe au ruban, mêlent à l’œillet de poète la rose de tous les mois, quand le plus humble courtil se pavoise de lis blancs, de jaunes soucis et de bleuâtres dauphinelles, quand le rossignol fait ouïr encore une chanson de miel (ainsi parlait Aristophane) et qu’aux marges des fossés, le ver luisant, pour sa vigile d’amour, accroche une lampe furtive, la maison rustique et le domaine forestier, la campagne, avec ses champs, ses prés, ses halliers, ses jardins, ses pâturages et ses landes, appartiennent aux Esprits bienveillants dont les travaux ou les jeux ne se déroulent que dans la paix des belles nuits. C’est le faîte de l’année et la semaine des semaines, quand les ciels moroses du livide Occident se parent d’une grâce inconnue aux pays mêmes du lotus et de l’oranger. Le printemps s’achève ; l’été commence à peine. Quelques fruits cependant brillent déjà parmi les fleurs, mais si légers, mais d’arome si suave, qu’on les prendrait pour des fleurs encore, sur l’épine du framboisier, aux branches d’où pendent les cerises, au vert buisson que la groseille éclabousse d’ambre pâle et de grenat.
Shakespeare a choisi cette nuit, la plus belle de toutes, pour y situer le rêve féerique de Thésée et d’Hippolyte, d’Obéron et de Titania. Nicolas Gogol, ce Virgile du Dnieper, assigne même date aux conciliabules des Esprits qui gardent les richesses, des Nains qui, dans les blancheurs lunaires décapent leurs trésors, depuis que brille l’étoile du soir jusqu’au premier chant du coq. Et c’est alors aussi que, dans la nuit du Walpurgis apparaît le Spectre fatidique du Brocken, que passe au claquement des fouets, aux abois des limiers, la Chevauchée d’Hellequin, la chasse d’Atta-troll, avec la fée Habonde et la jeune Hérodias. La forêt des Ardennes se peuple de visions et de formes crépusculaires.
trottent devant le Chasseur Noir et le coursier de Maguelone, sous les fûts des mélèzes et des pins résineux. Malgré les vieilles maléfiques et les chats démoniaques, menant leur sarabande au milieu des bruyères désertes, cette heure appartient à la sorcellerie amicale, au petit monde fantasque et tutélaire dont les caprices, la plupart du temps, améliorent le sort du pauvre, du banni, de l’orphelin, du miséreux. Nains propices, Filandières secourables, Corbeaux pareils à ceux de Wotan, préparent, dans les Kinder und hausmærchen des frères Grimm, toutes sortes de bonnes aventures aux porte-besaces, aux infirmes, aux enfants malingres, chassés par une marâtre du foyer maternel.
Ces miracles tout naturellement s’épanouissent comme la fleur qui chante, à l’époque où le soleil entre dans sa première maison d’été.
En hiver, au contraire, les Démons de la tempête rôdent parmi les ténèbres de la lande. Comme un chrétien égorgé par des bandits, le vent d’ouest pleure, crie et sanglotte. Le froid, les bourrasques, la nuit hostile retiennent près du foyer, dans leur demeure bien close, le paysan et le bourgeois. Seuls, vagabondent, après le couvre-feu, loin des villes et des bourgs, les écorcheurs, les faux-saulniers, les coquemares et les mauvais garçons. Beau temps pour le Sabbat ! Mais, aux nuits de la Saint-Jean, près des ruisseaux qu’embaument le fenouil, la menthe et la reine des prés, sur les pelouses où verveine, sauge et bouton d’or passementent l’herbe verte que la faux de l’estivadour n’a pas touchée encore, des Esprits bénins, en attendant l’aube, mènent danses et chœurs. C’est le temps où Dames blanches, Hades et Farfadets se manifestent au pauvre bûcheron, à la fileuse indigente, où la Fée et le Lutin emplissent la huche de farine, donnent de l’esprit au Petit Poucet et des robes à Cendrillon.
Le personnel des Contes de ma mère l’Oye célèbre sa fête annuelle pendant ces claires ténèbres du midsummer.
Chaque moment de la belle saison s’est orné d’une parure individuelle, d’un parfum singulier. Il n’est herbe si menue, il n’est plante si rebutée et misérable qui pour glorifier le beau soleil, n’arbore quelque ornement. Les jardiniers se sont plu à dresser une horloge des fleurs. Pourquoi pas un calendrier du printemps ? Cela irait des jacinthes aux pivoines, des anémones à l’œillet. Les arbres surtout, mieux que tout autre végétal, prêtent leur odeur, une odeur spéciale à chaque semaine du renouveau. Les pommiers, d’abord, les pêchers, les amandiers, ensuite, le lilas ; puis, l’acacia, l’aubépin, le laurier-cerise comptent les heures, signalent à chaque étape la marche ascendante du Soleil. Et, quand arrivé enfin, au point culminant de sa course, il triomphe dans la jeunesse et la beauté, les tilleuls ouvrent enfin leur fleurette jaune pâle d’où s’épanche, en plein ciel, un baume puissant et délicat. Ni la rose, ni la tubéreuse, ni le frais jasmin, ni le fugace parfum du réséda, aux crépuscules d’août, n’égalent cet arome dont s’enivrent les nocturnes promeneurs : c’est l’âme elle-même, le songe des belles nuits, au milieu de l’été.
Près de Rieunel, dans ce vallon de Salut qu’enchante la lune féerique, dans les sites virgiliens de Bagnères, plus qu’en aucun lieu du monde, les tilleuls épandent leur suave et pénétrante odeur. Quel adolescent pourrait aborder ces beaux lieux sans être ému de leur grâce, de leur paix profonde ? Laissez Bagnères, la ville de province et la ville de bains, toute blanche avec ses ruisseaux, les ondes vives qui jaillissent dans un sol de marbre ; négligez les édifices médiocres et la sculpture officielle qui prétend orner ses carrefours. Ici, l’ornement unique c’est l’arbre, le frêne, l’ormeau, le hêtre majestueux, dressant comme une colonne dorique son fût poli et régulier ; c’est, au bord des ruisseaux, dans les fonds marécageux pleins de calthas et de myosotis, l’aulne au feuillage vernissé d’un vert noirâtre qu’effleure de son aile indécise l’essaim diapré des æschnes et des libellules.
Dans le calme et frais décor, au pied de la montagne riche de sources, d’ombres et de silence, parmi les arbres que rajeunit sans cesse l’eau vive des fontaines, l’esprit se plaît à rêver les contes d’autrefois, à suivre l’image des superstitions millénaires, à figurer les métamorphoses de l’arbre et de la plante, du reptile et de l’oiseau, de la grotte et du torrent, à peupler ces herbes, ces gramens, ces pentes d’émeraude, ces coins obscurs, d’êtres mystérieux et fugitifs, à suivre, tandis que les tilleuls pleuvent leurs parfums, les rondes volages de la Fée et de l’Ondine, le tournoiement des Sylphes aériens, parmi les phalènes et les chauves-souris.
Unter linden ! Alphonse Karr eut l’honneur d’être un sot par la tête, un sot bien pensant, religieux, conservateur et qui se piquait, en outre de proférer des bons mots. Il décerna au plus inepte de ses bouquins le nom charmant des promenades germaniques. Ce n’est pas, en effet, à Berlin seulement que l’on marche « sous les tilleuls ». A Deventer, j’ai retrouvé le nom et la chose, vers la fin d’un été mélancolique, d’un été de Hollande où les feuilles mortes et les bractées des chers tilleuls dansaient prématurément leur automnale sarabande, venaient s’abattre comme des papillons morts sur l’eau dormante de l’Yssel.
Mais, dans ce juillet pyrénéen, faits pour abriter les amours des dieux et prêter leur ombre à l’ivresse éternelle des étreintes humaines, les feuillages, les arbres gardent, ici, toute leur splendeur. Le délire de la hache qui tourmente notre âge de maçons ne paraît pas avoir contaminé ce beau pays. A part une échancrure faite devant la Vierge de Bédat, pas un arbre, semble-t-il, depuis quarante ans, ne fut détronqué sans raison. Les robustes ormeaux, les frênes héroïques dont chaque nodosité dit l’effort de la plante pour s’arracher à la glèbe, pour individualiser sa vie, étalent, chaque année, avec plus de force, d’orgueil et d’opulence, leurs ombrages respectés.
Ceux qui vinrent, enfants, cueillir en des paniers de frêle vannerie et proposer aux belles étrangères le tilleul d’autrefois, hommes à présent, voient leurs fils recommencer la cueillette aux rameaux inférieurs des géants parfumés. Ils marchent dans le bain d’aromates qui délecta leur jeunesse. La permanente beauté des choses les console presque de vieillir. L’adolescence de la terre efface, un moment, les rides sinon de leur visage, du moins de leur esprit.
Ces routes verdoyantes, ces chemins dans les bois, ces pentes du Monné, du Lhéris, ces rives de l’Adour offrent aux cœurs inquiets un asile de paix profonde, un lieu de calme, d’oubli et de sérénité.
Sophie Cottin, sous le turban jaune de Corinne, y vint fluer ses larmes en plusieurs volumes. Ramon y murmura, au lendemain de la Terreur, cette parole émouvante que cite Michelet « Tant de pertes irréparables pleurées au sein de la Nature ! »
Les majestueuses cimes encadrent l’horizon d’une muraille d’améthyte et de lapis, de sommets que hantent les vautours et qu’habite l’indéfectible hiver. Mais la plaine est à leurs pieds, d’un charme infiniment doux, avec je ne sais quel agrément sauvage qui préserve de toute fadeur ce climat délicieux. Qui l’a connu, aimé, aux heures de la jeunesse, qui, libre d’ambition, exempt de soucis et gonflé de sève comme les tilleuls de Messidor a, sous leurs dômes pacifiques, goûté l’enivrement du matin, la beauté païenne, les souffles vierges de la montagne, en rapporte — je le sais ! — pour les heures mornes et le crépuscule de la Vie, une allégresse qui ne meurt pas. Tels ces pasteurs des contes bleus qui, sur le coup de minuit, à la Saint-Jean d’été, ont reçu d’une fée amicale, sous les branches odorantes, le philtre suprême, l’élixir de jouvence éternelle et d’indestructible amour.
Bagnères-de-Bigorre, le 12 juillet 1914.