Les vacances
MARGUERITE.—Mais pourquoi donc nous quitterais-tu, Sophie? nous vivrons tous ensemble comme avant.
SOPHIE.—Je crois que c'est impossible. Ton père voudra être chez lui.
MARGUERITE.—Eh bien! nous t'emmènerons.
SOPHIE.—C'est impossible. Je gênerai là-bas; je ne gêne pas ici. M. de Fleurville est pour moi ce que ton papa est pour Paul; Camille et Madeleine sont pour moi ce que tu es pour Paul. Je resterai.
JACQUES.—Et moi, je ne suis donc rien du tout, qu'on ne me regarde seulement pas.
PAUL.—Tu es un ancien ami de Marguerite. Je te connais assez pour savoir que tu seras toujours le mien. Mais toi, Jacques, tu vis avec ton papa et ta maman qui t'aiment; tu n'as pas d'inquiétude à avoir sur ton bonheur, et je suis sûr que tu partages le mien.
JACQUES.—Oh! oui, j'ai le coeur content comme si c'était pour moi. Je sais que je te verrai autant que si vous restiez tous ensemble: ainsi moi je n'ai qu'à me réjouir.
Marguerite embrassa Jacques et courut bien vite chez son papa, auquel elle témoigna sa joie avec une tendresse dont il fut profondément touché. Pendant ce temps, Paul avait couru remercier Mme de Rosbourg, qu'il trouva aussi heureuse qu'il l'était lui-même. Elle lui dit qu'ils venaient d'acheter un château et une terre magnifique qui n'était qu'à une lieue de Fleurville, et qui appartenait à des voisins qu'on ne voyait jamais, tant ils étaient ridicules, fiers et vulgaires; qu'après les vacances ils iraient s'établir dans ce château; que Sophie resterait chez Mme de Fleurville, et qu'au reste M. de Rosbourg achèterait à Paris un hôtel où ils logeraient tous ensemble pendant l'hiver. Paul en fut content pour Sophie et pour Marguerite qui, de cette manière, quitterait le moins possible ses amies.
… Peu de temps après, on vit arriver une voiture élégante; les enfants se mirent aux fenêtres et virent avec surprise descendre de voiture d'abord un gros petit monsieur d'une cinquantaine d'années, puis une dame magnifiquement vêtue et enfin une petite fille de douze ans environ, habillée comme pour aller au bal: robe de gaze à volants et rubans, fleurs dans les cheveux, le cou et les bras nus et couverts de colliers et de bracelets.
Les enfants se regardèrent avec stupéfaction.
«Qu'est-ce que c'est que cela? s'écria Paul.
—Je n'ai jamais vu ces figures-là, dit Camille.
—C'est peut-être les ridicules voisins du château vendu, dit
Madeleine.
—Comment s'appellent ces originaux? dit Jean.
—Ce doivent être les Tourne-Boule, dit Sophie.
—Ceux qui ont vendu leur château à papa?» demanda Marguerite.
CAMILLE.—Ton papa a acheté leur château?
MARGUERITE.—Oui, il vient de me le dire.
MADELEINE.—Mais que viennent-ils faire ici?
JEAN.—Faire connaissance en même temps qu'ils font leurs adieux, probablement.
LÉON.—On n'a jamais voulu les recevoir ici; ils sont fiers, sots et méchants.
JEAN.—C'est pour cela qu'ils viennent sans être priés; quittant le pays, ils sont toujours sûrs d'être bien reçus; on dit que le père a été marmiton.
PAUL.—Que la toilette de cette petite est ridicule!
CAMILLE.—Descendons pour la recevoir; il le faut bien.
MADELEINE.—Comme c'est assommant!
PAUL.—Nous irons tous avec vous: de cette façon ce sera moins ennuyeux.
CAMILLE.—Merci, Paul; j'accepte avec plaisir.
JEAN.—Quelle foule nous allons faire! la pauvre fille ne saura auquel entendre: entrons et défilons deux à deux, comme pour une princesse.
Et tous les enfants, étant convenus de faire des révérences solennelles, firent leur entrée au salon marchant deux à deux. C'était une petite malice à l'intention des toilettes et de la mère et de la fille.
Camille et Léon se donnant la main avancèrent, saluèrent et allèrent se ranger pour laisser passer Madeleine et Paul, qui en firent autant, ensuite Sophie et Jean, auxquels succédèrent Marguerite et Jacques. M. de Rosbourg regardait d'un air surpris tous les enfants défiler et saluer; il sourit au premier couple, rit au second, se mordit les lèvres au troisième, et se sauva pour rire à l'aise au quatrième. Mlle Yolande Tourne-Boule parut ravie de cet accueil solennel; elle crut avoir inspiré le respect et la crainte et rendit les saluts par des révérences de théâtre accompagnées d'un geste protecteur de la main; elle traversa ensuite le salon et alla se placer devant les enfants qui s'étaient groupés au fond.
«Je suis très satisfaite, messieurs et mesdemoiselles, dit-elle, de vous connaître avant de quitter le pays; j'espère que vous viendrez me voir à Paris, à l'hôtel Tourne-Boule, qui est à mon père, et qui est un des plus beaux hôtels de Paris. Je vous ferai inviter aux soirées et aux bals que ma mère compte y donner. Et même, pour ne vous laisser aucune inquiétude à ce sujet, je vous engage, monsieur _(s'adressant à Paul), pour la première valse, et vous, monsieur (s'adressant à Jean), pour la première polka, et monsieur (s'adressant à Léon), _pour la première contredanse..»
PAUL.—Je suis désolé, mademoiselle, de ne pouvoir accepter cet honneur, mais je ne valse pas; je ne connais que la danse des sauvages qui ne vous serait peut-être pas agréable à danser.
JEAN.—Moi aussi, mademoiselle, de même que mon ami Paul, je suis désolé de refuser polka et bal; mais, en fait d'exercice de ce genre, je ne sais que battre la semelle, et je n'oserais vous proposer ce passe-temps agréable, mais peu gracieux.
LÉON.—J'accepterais bien volontiers votre contredanse, mademoiselle, mais je serai au collège au moment où vous la danserez, les ronflements de mes camarades remplaçant la musique de votre orchestre.
—Alors, messieurs, dit Mlle Yolande d'un air hautain, je retire mes invitations.
PAUL.—Vous êtes mille fois trop bonne, mademoiselle.
JEAN.—Veuillez croire à ma reconnaissance, mademoiselle.
LÉON.—Vous me voyez confus de vos bontés, mademoiselle.
—C'est bien, c'est bien, messieurs, dit Mlle Yolande avec un sourire gracieux. Je verrai à vous recevoir autrement qu'au bal. Mesdemoiselles de Fleurville, on m'a parlé de charmants chalets que vous avez fait construire; ne pourrais-je les voir?
MARGUERITE.—Vous voulez dire les cabanes que nous avons faites nous-mêmes avec nos cousins et nos amis? Paul nous a fait une jolie hutte de sauvage.
—Qui est cette petite? dit Mlle Yolande d'un air dédaigneux.
PAUL, _avec indignation.—_Cette _petite _est Mlle Marguerite de
Rosbourg, ma soeur et mon amie.
MADEMOISELLE YOLANDE.—Ah!… qu'est-ce que c'est que ça,
Rosbourg?
PAUL, _très vivement.—_Quand on parle de M. de Rosbourg, on en parle avec respect, mademoiselle. M. de Rosbourg est un brave capitaine de vaisseau, et personne n'en parlera légèrement devant moi. Entendez-vous, mademoiselle Tourne-Broche?
MADEMOISELLE YOLANDE, _avec dignité.—_Tourne-Boule, monsieur.
PAUL.—Tourne-Boule, Tourne-Broche: c'est tout un. Laissez-nous tranquilles avec vos airs.
—Paul, dit M. de Rosbourg qui s'était approché, tu oublies que mademoiselle est en visite ici.
PAUL.—Eh! mon père, c'est mademoiselle qui oublie qu'elle est en visite chez nous et qu'elle n'a pas le droit de faire l'impertinente ni la princesse; je ne lui permettrai jamais de parler de vous comme elle l'a fait.
M. DE ROSBOURG.—Mon pauvre enfant, que nous importe? Sait-elle ce qu'elle dit seulement? Voyons, au lieu de rester au salon, allez tous vous promener: la connaissance se fera mieux dehors que dedans.
Camille et Madeleine proposèrent avec empressement à Mlle Yolande d'aller voir leur petit jardin. Elle y consentit.
On se mit en route; Mlle Yolande marchait majestueusement, poussant de temps en temps un cri lorsqu'elle posait le pied sur une pierre ou quand elle apercevait soit une grenouille, soit un ver ou d'autres insectes tout aussi innocents. Voyant que ses cris n'attiraient l'attention de personne, elle ne pensa plus à faire l'effrayée et l'on arriva au jardin.
«Ce ne sont pas des chalets», dit-elle avec dédain en regardant la cabane.
CAMILLE.—Ce ne sont que des maisonnettes bâties par nous-mêmes, comme vous l'a dit Marguerite.
MADEMOISELLE YOLANDE.—Vous vous êtes donné la peine de faire vous-mêmes un aussi sale ouvrage? Chez mon père j'ai des ouvriers qui font tout ce que je leur commande.
MADELEINE.—C'est pour nous amuser que nous les avons bâties, et nous les aimons beaucoup plus que si on nous les avait faites.
MADEMOISELLE YOLANDE.—Peut-on y entrer?
CAMILLE.—Certainement; voici la mienne et celle de Madeleine et de Léon.
MADELEINE.—Voici celle de Sophie et de Jean, et voici enfin celle de Paul, de Marguerite et de Jacques.
MADEMOISELLE YOLANDE.—Quelle horreur de meubles! Ah Dieu! comment supportez-vous cela? J'aurais tout jeté au feu si on m'avait donné une pareille friperie!
MARGUERITE.—Nous, qui ne sommes pas des Tourne-Boule, nous nous trouvons bien ici, dans notre hutte de sauvage.
MADEMOISELLE YOLANDE.—Ah!… c'est une hutte de sauvage?
Comment avez-vous eu ce bel échantillon d'architecture?
MARGUERITE.—C'est Paul qui l'a bâtie; il a été cinq ans chez des sauvages.
MADEMOISELLE YOLANDE, _avec dédain.—_On le voit bien.
MARGUERITE.—Est-ce parce qu'il a refusé vos bals et vos valses?
MADEMOISELLE YOLANDE.—Parce qu'il ne sait pas les usages du monde.
MARGUERITE.—Cela dépend de quel monde, mademoiselle; si c'est du vôtre, c'est possible; aucun de nous n'y a jamais été; mais, si c'est du monde poli, bien élevé, comme il faut, il en connaît les usages, aussi bien que mes amies, leurs parents et les nôtres.
MADEMOISELLE YOLANDE.—Mademoiselle… Marguerite, je crois, sachez que les Tourne-Boule sont nobles et puissants seigneurs, et que leurs armes…
MARGUERITE.—Sont un tourne-broche, nous le savons bien…
MADEMOISELLE YOLANDE.—Mademoiselle, vous êtes une petite insolente…
—Pas un mot de plus! cria Paul d'une voix impérieuse. Silence! ou je vous ramène à vos parents de gré ou de force… Viens, petite soeur, ajouta-t-il d'une voix calme, laissons cette petite qui veut faire la grande; viens avec moi, Sophie et… avec qui encore? dit-il en se retournant vers les autres.
Jean et Jacques répondirent ensemble: «Et avec nous.» Léon fit signe qu'il restait pour protéger ses pauvres cousines Camille et Madeleine obligées par politesse de rester près de Mlle Yolande. Elle leur parla tout le temps des richesses de son père, de sa puissance, de ses relations.
À Paris il ne voyait que des ducs, des princes, des marquis et, par condescendance, quelques comtes d'illustres familles. Elle parla de ses toilettes, de ses dépenses…
«Papa me donne tout ce que je veux, dit-elle. La toilette que vous me voyez n'est rien auprès de celles que j'ai à Paris; Maman a tous les jours une robe neuve; elle dépense cinquante mille francs par an pour sa toilette.
—Cinquante mille francs! s'écria Camille, mais combien donne-t-elle donc aux pauvres alors?
—Aux pauvres! ha! ha! aux pauvres! en voilà une drôle d'idée! répondit Mlle Yolande riant aux éclats. Comme si l'on donnait aux pauvres! Mais les pauvres n'ont besoin ni de robes ni de diamants. Puisqu'ils sont pauvres, c'est qu'ils n'ont besoin de rien. Leurs haillons et une vieille croûte, c'est tout ce qu'il faut.»
CAMILLE.—Mais encore faut-il le leur donner, mademoiselle. Pendant que vous avez cinquante robes inutiles, il y a près de chez vous de pauvres familles qui sont nues; pendant que vous avez dix plats à votre dîner, ces mêmes pauvres n'ont pas seulement la croûte de pain dont vous parliez tout à l'heure.
MADEMOISELLE YOLANDE.—Laissez donc! Ce sont de mauvais sujets, des paresseux; ils n'ont besoin de rien.
MADELEINE.—Camille, je ne veux pas entendre cela, c'est trop fort; je vais rejoindre nos amis.
LÉON.—Va, Madeleine: je reste avec la pauvre Camille.
MADEMOISELLE YOLANDE.—Pauvre! vous la trouvez donc bien malheureuse de rester avec moi, monsieur? Pourquoi y restez-vous vous-même?
LÉON.—Ce n'est pas avec vous que je reste, mademoiselle: c'est avec la _pauvre _Camille.
MADEMOISELLE YOLANDE.—Encore?
LÉON.—Encore et toujours tant que vous serez là, mademoiselle, quoiqu'il fût plus juste de vous appeler _pauvre, _vous, toute riche que vous êtes.
MADEMOISELLE YOLANDE.—Ce serait assez drôle, en effet. Moi, pauvre! avec trois cent mille francs de rente? Ha! ha! ha!
CAMILLE.—Ne riez pas, ma pauvre demoiselle; ne riez pas! Vous êtes en effet à plaindre. Léon a raison: vous êtes pauvre de bonté, pauvre de charité, pauvre d'humilité, pauvre de raison et de sagesse. Vous voyez bien que vous n'avez pas la vraie richesse, et que, si vous perdiez votre fortune, il ne vous resterait plus rien.
MADEMOISELLE YOLANDE.—Prrrr! quel sermon! Ah çà! mais vous êtes une famille de prêcheurs vertueux, ici. On nous avait bien dit que votre mère était une folle, ainsi que…
CAMILLE.—À mon tour de vous répéter: «C'est trop fort, mademoiselle.» Je ne souffre pas qu'on injurie maman. Viens, Léon, allons rejoindre nos amis; que mademoiselle devienne ce qu'elle pourra avec ses brodequins de satin rose et sa robe de gaze.
Et, prenant la main de Léon, elle s'enfuit en courant, laissant Mlle Yolande dans une colère d'autant plus furieuse qu'elle ne pouvait exercer aucune vengeance. Elle se dirigea vers le château et rentra au moment où son père venait de conclure un second marché avec M. de Rosbourg pour son hôtel à Paris, qu'il lui vendait tout meublé à peine le tiers de ce qu'il lui avait coûté. M. de Rosbourg offrait de l'argent comptant: M. Tourne-Boule, criblé de dettes malgré sa fortune, en avait besoin. Une heure après, un troisième marché était conclu. M. de Rosbourg achetait au nom de Paul d'Aubert, dont il s'était fait nommer tuteur, des forêts attenantes aux châteaux et aux fermes, et qui rapportaient plus de cent mille francs.
«Ainsi, demain, lui dit-il, j'irai signer les actes que vous allez faire préparer, et vous porter une lettre pour mon banquier.»
M. TOURNE-BOULE.—Oui, c'est convenu; mon hôtel, ma terre et la forêt.
—Comment père, votre hôtel? dit Mlle Yolande; et où logerons-nous?
M. TOURNE-BOULE.—Nous passerons l'hiver en Italie, Yolande.
MADEMOISELLE YOLANDE.—Est-ce que vous le saviez, mère?
—Je le savais, ma fille, répondit majestueusement Mme Tourne-Boule.
MADEMOISELLE YOLANDE.—Et tous vos bijoux, qu'en ferez-vous?
MADAME TOURNE-BOULE.—Je ne les ai plus, ma fille; je viens de les vendre à Mme de Fleurville et à Mme de Rosbourg pour Mlle Sophie de Réan dite Fichini et pour Mlle Marguerite de Rosbourg.
MADEMOISELLE YOLANDE.—Mais vous en aviez tant!
MADAME TOURNE-BOULE.—J'ai tout vendu, ma fille.
MADEMOISELLE YOLANDE.—Oh! là là! oh! là là! mes colliers, mes bracelets, mes chaînes, mes broches! je n'aurai plus rien! je serai donc comme une pauvresse?
MADAME TOURNE-BOULE.—J'en achèterai d'autres, ma fille. J'ai besoin d'argent pour payer mes fournisseurs, qui menacent. Je te permets de vendre aussi toute ta défroque; tu feras ce que tu voudras de l'argent que tu en auras. Mais, pardon mesdames, dit-elle en se tournant vers ces dames qui riaient sous cape, je vous ennuie peut-être avec ces détails d'intérieur?
—Du tout, madame, répondit Mme de Fleurville en riant; cela nous amuse beaucoup au contraire.
Les affaires étant terminées, M., Mme et Mlle Tourne-Boule prirent congé de ces dames et montèrent en voiture. M. de Rosbourg ayant vanté la beauté des chevaux et l'élégance de la calèche:
«Je vous les vends, dit M. Tourne-Boule, qui avait le pied sur le marchepied de la voiture, je vous vends le tout quatre mille francs; je les ai payés douze mille francs, il y a un mois.
—C'est fait, dit M. de Rosbourg; j'achète. À demain.
—Quel drôle d'original! dit M. de Rosbourg à ses amis quand les Tourne-Boule furent partis. Il est fou de vendre ainsi à perte. Les terres du château valent plus de cinquante mille francs de revenu, et la forêt de Paul vaut plus de cent mille francs. Quant à l'hôtel de Paris, il vaut un million et demi, meublé comme il est. J'espère bien que nous y passerons l'hiver ensemble, chère et excellente amie, dit-il à Mme de Fleurville en lui baisant la main. Je me reprochais presque mon retour, si je vous séparais d'avec ma femme et Marguerite d'avec vos filles.
MADAME DE FLEURVILLE.—Je l'ai promis et je ne m'en dédis pas, mon ami; c'est un grand bonheur pour moi que cette vie commune avec vous et les vôtres. Quand vous partirez, je partirai; quand vous reviendrez, je reviendrai. Mais où sont les enfants? comment ont-ils laissé Mlle Yolande toute seule?
M. DE ROSBOURG.—Je soupçonne qu'elle les a mis en fuite par ses grands airs et sa méchante langue. Les voici qui accourent. Nous allons savoir ce qui s'est passé.
Les enfants furent bientôt arrivés. Mme de Fleurville demanda à ses filles pourquoi elles avaient commis l'impolitesse de quitter Mlle Tourne-Boule.
CAMILLE.—Maman, je suis restée la dernière avec elle; mais il n'y avait pas moyen d'y tenir; moi aussi, je me suis sauvée avec Léon quand elle m'a dit que vous étiez une folle.
MADAME DE FLEURVILLE.—Pauvre fille! je la plains d'être si mal élevée; mais pourquoi les autres étaient-ils partis?
Les enfants racontèrent alors les impertinences que s'était permises Mlle Yolande et les réponses qu'elle s'était attirées.
«Je ne blâme qu'une chose, dit M. de Rosbourg en riant; c'est le tourne-broche de Paul et de Marguerite. Ceci était de goût un peu sauvage en effet.»
PAUL.—C'est vrai, mon père; une autre fois je tâcherai d'être plus civilisé. Les parents sont-ils aussi ridicules que leur fille?
M. DE ROSBOURG.—Ma foi, je n'en sais rien; ils sont terriblement communs, mais ils ne sont venus que pour faire des affaires; le père Tourne-Boule m'a vendu, outre sa terre et son château de Dinacre, son hôtel tout meublé à Paris et la forêt qui touche aux fermes du château et que j'ai achetée pour toi. Es-tu content de mon marché?
PAUL.—Je suis content de tout ce que vous faites, mon père, et de tout ce qui ne m'éloigne pas de vous.
M. DE ROSBOURG, _riant.—_Bien! Alors je continuerai à placer tes fonds.
PAUL.—Quels fonds, mon père? Comment ai-je des fonds?
M. DE ROSBOURG.—Tu as, outre la fortune de tes parents, deux millions que M. Fichini a laissés à ton père, qui était son ami d'enfance.
PAUL.—Il était donc bien riche, ce M. Fichini!
M. DE ROSBOURG.—Je crois bien, qu'il était riche! Il a laissé encore quatre millions à son ancien et cher ami M. de Réan, père de Sophie.
LÉON.—Dieu! que Sophie est riche! Je voudrais bien être riche, moi.
M. DE ROSBOURG.—Tu n'en serais pas plus heureux. N'avons-nous pas tout ce que nous pouvons désirer?
LÉON.—C'est égal, c'est agréable d'être riche. Tout le monde vous salue et vous respecte.
PAUL.—Pour ça, non. Est-ce que tu respectes les Tourne-Boule?
Sont-ils plus heureux que nous?
MARGUERITE.—Personne n'est heureux comme nous, je crois, depuis le retour de papa et de Paul.
MADELEINE.—Et nous qui ne sommes pas riches, ne sommes-nous pas très heureuses?
CAMILLE.—Et notre bonheur est si vrai! personne ne peut nous l'ôter; il est au fond de nos coeurs, et c'est le Seigneur qui nous le donne.
PAUL.—C'est vrai. Quand on a de quoi manger, de quoi s'habiller, se chauffer et vivre agréablement, de quoi donner à tous les pauvres des environs, à quoi sert le reste? On ne peut pas dîner plus d'une fois, monter sur plus d'un cheval, dans plus d'une voiture, brûler plus de bois que n'en peuvent tenir les cheminées. Ainsi, que faire du reste, sinon le donner à ceux qui n'en ont pas assez?
M. DE ROSBOURG.—Tu as mille fois raison, mon garçon, et à nous deux nous battrons le pays à dix lieues à la ronde pour que tout le monde soit heureux autour de nous.
Les dames et les enfants rentrèrent chacun chez soi. Jacques et
Marguerite allèrent dans leur cabane pour lire et causer. Paul et
Léon allaient les suivre, lorsque M. de Rosbourg, prêtant
l'oreille, dit:
«Mais… quel est ce bruit? Il me semble entendre des gémissements mêlés d'éclats de rire.»
PAUL.—Je les entends aussi. Viens, Léon, allons voir.
LÉON, _timidement.—_Je n'entends rien, moi. Tu te trompes, je crois.
PAUL.—Non, non, je ne me trompe pas. Dépêchons-nous. Viens. _(Tout bas, se penchant à l'oreille de Léon): _Viens donc: avec moi il n'y a pas de danger.
Paul saisit la main de Léon, et, tout en l'entraînant, il lui dit à mi-voix: «Courage, courage donc!… montre-leur que tu n'as pas peur! Ne me quitte pas… marche hardiment.»
Ils coururent vers le chemin d'où partait le bruit, pendant que M. de Rugès, surpris, répétait: «Le voilà parti! mais pour tout de bon, cette fois! il court aussi vite que Paul… C'est qu'il n'a pas l'air d'avoir peur. Y venez-vous aussi, Rosbourg! Viens-tu, Traypi?»
M. DE ROSBOURG.—Ne les suivons pas de trop près, pour leur donner le mérite de secourir ceux qui appellent. S'ils ont besoin de renfort, Paul sait que je suis là, prêt à me rendre à son appel… Tiens… quel accent indigné a Paul!… L'entendez-vous? belle voix de commandement! c'est dommage qu'il ne soit pas encore dans la marine ou dans l'armée… Ah diable! l'affaire se gâte! j'entends des cris et des coups… approchons, il est temps.
En hâtant le pas, M. de Rosbourg, suivi de ses amis, marcha ou plutôt courut vers le lieu du combat, car il était clair qu'on se battait. En arrivant, ils virent étendu à terre, entièrement déshabillé, le pauvre idiot Relmot. Devant lui se tenaient Paul et Léon, animés par le combat qu'ils venaient de livrer et qui était loin d'être fini. Attaqués par une douzaine de grands garçons, tous deux distribuaient et recevaient force coups de poing et coups de pied. Paul en avait couché deux à terre; il terrassait le troisième, donnait un coup de pied à un quatrième, un croc-en-jambe et un coup de genou au cinquième, pendant que Léon, moins habile que lui, mais non moins animé, en tenait deux par les cheveux et les cognait l'un contre l'autre, s'en faisant un rempart contre les cinq ou six restant, qui faisaient pleuvoir sur Paul et sur Léon une grêle de coups de poing. M. de Rosbourg s'élança sur le champ de bataille, saisit de chaque main un de ces grands garçons par les reins, les enleva et les lança par-dessus la haie; il en fit autant de deux autres; ce que voyant, les derniers cherchèrent à se sauver, mais M. de Rosbourg les rattrapa facilement et leur administra à chacun une correction qui leur fit pousser des hurlements de douleur.
«Allez, maintenant, polissons, et recommencez si vous l'osez!»
Et il les congédia de deux bons coups de pied. Pendant ce temps, Paul et Léon, aidés de M. de Rugès et de M. de Traypi, relevèrent le pauvre idiot qui restait à genoux tout tremblant et pleurant. Son corps était prodigieusement enflé et rouge; son dos et ses reins étaient écorchés en plusieurs endroits.
«Pauvre malheureux! s'écria M. de Rosbourg; que lui ont-ils fait pour le mettre en cet état?
—Quand nous sommes arrivés, mon père, nous avons trouvé ces misérables, armés les uns de grandes verges, les autres de poignées d'orties, battant et frottant le pauvre idiot pendant que les deux plus grands le maintenaient à terre. Ils l'avaient attiré dans ce chemin isolé, l'avaient déshabillé, et s'amusaient, comme je vous l'ai dit, à le fouetter d'orties. C'est Léon qui, accouru le premier et indigné de ce spectacle, leur a ordonné de finir, le pauvre idiot nous a expliqué tant bien que mal ce que je viens de vous dire; je leur ai ordonné à mon tour de laisser ce pauvre garçon. «Ah bah! ont-ils répondu, vous êtes deux, nous sommes douze plus forts que vous: laissez-nous nous amuser, ou nous vous en ferons autant.» Et l'un d'eux allait recommencer, lorsque je lui criai: «Arrête, drôle! Pars à l'instant, ou je t'allonge un coup de pied qui te fera voler à dix pieds en l'air.» Pour toute réponse, il donne un coup à ce pauvre idiot, retombé de peur. Je saute sur ce misérable en criant: «À moi, Léon! Joue des pieds et des mains!» Il ne se le fait pas dire deux fois et tombe dessus comme un lion; j'en couche un à terre, puis un second; j'étais en train d'en travailler quelques autres quand vous nous êtes venu en aide; sans vous, nous aurions eu du mal; mais il n'en restait que dix: nous en serions venus à bout tout de même, n'est-ce pas, Léon? Tu en as cogné quelques-uns et solidement; tu as le poing et les pieds bons! Ils te le diront bien.»
Léon, tout fier et presque étonné de son courage, ne répondit qu'en relevant la tête. M. de Rugès, s'approchant, lui prit les mains et les serra fortement. M. de Rosbourg en fit autant. À ce témoignage d'estime de son père et d'un homme qu'il considérait comme un homme supérieur, Léon rougit vivement et des larmes de bonheur vinrent mouiller ses yeux.
«Il ne s'agit que de commencer, mon brave Léon, lui dit M. de Rosbourg. Tu vois, te voilà l'associé de Paul, le brave des braves.»
M. DE RUGÈS.—Occupons-nous de ce pauvre garçon, qui est là sans vêtements et dans un état à faire pitié.
M. DE ROSBOURG.—Où demeure-t-il? Est-ce loin d'ici?
LÉON.—Non, à deux cents pas, dans le hameau voisin.
M. DE ROSBOURG.—Où ont-ils mis tes habits, mon pauvre garçon?
L'IDIOT.—Ils… les ont… jetés… par-dessus la haie. En un clin d'oeil Paul sauta par-dessus la haie et saisit les habits de l'idiot. «Tiens, reçois-les», dit-il à Léon en les lui lançant.
M. DE ROSBOURG.—Avant de l'habiller, lavons-le dans la mare qui est ici auprès; l'eau fraîche calmera l'inflammation laissée par les orties et les coups de verges. Viens, mon pauvre garçon; appuie-toi sur mon bras; n'aie pas peur, je ne te ferai pas de mal.
—Oh! non. Vous êtes bien bon… je vois bien… répondit l'idiot en tremblant de tous ses membres. Mais… ça me fait mal… de marcher…
M. de Rosbourg et M. de Rugès le prirent dans leurs bras et le portèrent dans la mare. La fraîcheur de l'eau le soulagea.
«Ne me laissez pas, disait-il: ils reviendraient et ils me battraient encore. Oh! là là! qu'ils cinglaient fort! Oh! que ça me fait mal!»
M. DE ROSBOURG.—Courage, mon ami! courage! ça va se passer!
Nous allons t'habiller maintenant et te ramener chez toi.
L'IDIOT.—Vous n'allez pas me laisser, pas vrai? vous ne me laisserez pas tout seul?
M. DE ROSBOURG.—Non, mon pauvre garçon, je te le promets. Passe ta chemise… Là… ton pantalon maintenant… Puis ta blouse! Et c'est fini. Mets tes sabots et partons. Ça va-t-il mieux?
L'IDIOT.—Pour ça, oui. Ça fait du bien, la mare.
M. DE TRAYPI.—Connais-tu les noms de ces mauvais drôles qui t'ont battu? Pourrais-tu le dire?
L'IDIOT.—Pour ça, oui. Le grand Michot, puis Jimmel le roux, puis Daniel le borgne, puis Friret, puis Canichon, puis les deux Richardet, puis Lecamus, puis Frognolet le bancal et Frognolet le louche, puis les deux garçons du père Bertot.
M. DE TRAYPI.—Bien, ne les oublie pas; j'irai voir leurs parents et je leur ferai donner une correction solide devant moi, pour être bien sûr qu'ils l'ont reçue.
L'idiot se mit à rire et à se frotter les mains. «Ha! ha! ha! ils vont en avoir aussi, les brigands, les scélérats. Faites-les battre rondement. Ha! ha! ha! que je suis donc content!… Ça fait du bien tout de même. Ha! ha! ha! Faut les battre avec des orties. Ça leur fera bien plus mal.
—Pauvre garçon, dit M. de Rosbourg à Paul et à Léon, il ne pense qu'à la vengeance. Pas moyen de lui faire comprendre que le bon Dieu ordonne de rendre le bien pour le mal. Mais nous voici arrivés. Rugès et Traypi, chargez-vous de rendre l'idiot à ses parents. Je vais revenir avec nos braves et raconter leurs exploits à nos amis. Je serai heureux de parler de Léon comme il le mérite.»
Et, serrant encore la main de l'heureux Léon, il se mit en route; trouvant le salon vide, il monta chez sa femme, laissant Paul et Léon chercher leurs amis.
Quand ils furent seuls, Léon sauta au cou de Paul.
«Paul, mon ami, mon meilleur ami, tu m'as sauvé! Je ne suis plus poltron, je le sens. Avec toi, d'abord, et seul plus tard, je n'aurai plus peur; je le sens, oui, je le sens dans mon coeur, dans ma tête, dans tout mon corps. Je me sens plus fort, je me sens plus fier, je me sens homme. Merci, mille fois merci, mon ami. Tu m'as tout changé.»
PAUL.—Allons chercher les autres, Léon, je suis impatient de leur raconter ce que tu as fait.
Et tous deux coururent aux cabanes, où ils trouvèrent en effet tous les enfants, chacun dans la sienne, et les attendant avec impatience.
«Arrivez donc, arrivez donc, leur crièrent-ils, nous vous attendons pour manger un plat de fraises et de crème que la mère Romain vient de nous apporter.
—Avons-nous de la liqueur dans nos armoires, s'écria Paul, pour boire à la santé de Léon, qui vient de se battre vaillamment avec moi contre douze grands garçons et de les mettre en fuite?
—Pas possible! dit Jean surpris.
—Je vois dans les yeux de Léon que c'est vrai, dit Jacques; il a un air que je ne lui ai jamais vu, quelque chose qui ressemble à Paul.»
LÉON.—Tu me fais trop d'honneur en trouvant cette ressemblance, mon petit Jacques.
SOPHIE.—Mais qu'as-tu donc? C'est drôle, tu es tout changé!
PAUL.—Vous avez raison, mes amis; Léon n'est plus le même; il vient de se battre avec un courage de lion contre une bande de douze grands garçons pour défendre le pauvre Relmot l'idiot.
LÉON.—Ajoute donc que tu étais avec moi; sans toi je crois en vérité que je n'y aurais pas été.
PAUL.—Et tu aurais bien fait. Seul contre douze, il n'y avait pas à essayer.
JEAN.—Mais qu'aurais-tu fait, toi, si tu avais été seul?
PAUL.—J'aurais appelé mon père, que je savais près de là.
JEAN.—Et s'il n'était pas venu?
PAUL, _avec feu.—_Mon père, ne pas venir à mon appel! Tu ne le connais pas, va; il accourrait n'importe d'où à la voix de son fils. Mais écoutez que je vous raconte les exploits de Léon.
Et Paul leur fit le récit de ce qui venait de se passer, vantant le courage de Léon, s'effaçant lui-même, et peignant avec vivacité et indignation les souffrances du pauvre idiot.
«Que je suis donc malheureux de n'avoir pas été avec vous! dit Jean en frémissant de colère. Avec quel bonheur je vous aurais aidés à rosser ces méchants garçons! J'espère bien que mon oncle n'oubliera pas les visites qu'il a promises aux parents, pour faire donner une bonne correction à ces mauvais garnements.
—Oh! papa ne l'oubliera pas, s'écria Jacques. Pauvre Relmot! nous irons le voir, n'est-ce pas Paul?»
PAUL.—Demain, mon petit Jacques, nous irons tous. À présent je rentre pour travailler avec mon père.
—Je vais t'accompagner, dit Marguerite.
—Et moi aussi, dit Jacques. Et, lui prenant chacun une main, ils marchèrent vers la maison.
«C'est toi qui as donné du courage à Léon, lui dit Marguerite quand ils furent un peu loin.
—Mais pas du tout, ma petite Marguerite, c'est lui tout seul qui s'en est donné.
—Bon Paul! reprit Marguerite en baisant la main qu'elle tenait dans les siennes.
—Paul, plus je te connais et plus je t'aime», dit Jacques en serrant son autre main.
PAUL.—Il en est de même pour moi, mon petit Jacques, je t'aime comme un frère.
JACQUES.—Si nous pouvions toujours rester ensemble! comme je serais heureux!
PAUL.—Mais, si nous nous quittons, nous nous retrouverons toujours.
JACQUES.—Je n'aime pas à pleurer, Paul, et je ne pleure presque jamais; mais, quand je vous quitterai, toi et Marguerite, j'aurai un tel chagrin que je ne pourrai pas m'empêcher de pleurer; je ne pourrai pas m'en empêcher, je le sens.
MARGUERITE.—Ce ne sera pas pour longtemps, Jacques.
JACQUES.—Mais ce sera bientôt; dans huit jours les vacances seront finies.
MARGUERITE.—Mais toi, qui n'es pas en pension, tu n'as pas besoin de t'en aller à la fin des vacances.
JACQUES.—Non, mais papa a des affaires; il m'a dit qu'il ne pourrait pas rester. Je tâche d'avoir du courage, de n'y pas penser; je fais tout ce que je peux, mais… je ne peux pas.
Et Paul sentit une grosse larme tomber sur sa main. Il s'arrêta, embrassa tendrement son petit ami; Marguerite aussi se jeta à son cou.
«Ne pleure pas, Jacques! Oh! ne pleure pas, je t'en prie; si tu as du chagrin, je ne serai plus heureuse; je serai triste comme toi, et Paul sera triste aussi, et nous serons tous malheureux. Jacques, je t'en prie, ne pleure pas.»
Le bon petit Jacques essuya ses pauvres yeux tout prêts à verser de nouvelles larmes; il voulut parler, mais il ne put pas; il essaya de sourire, il les embrassa tous deux et leur promit d'être courageux et de ne penser qu'au retour. Ils se séparèrent, Paul pour travailler, Marguerite pour raconter à son papa le chagrin de Jacques, et Jacques pour aller pleurer à l'aise sur l'épaule de son papa.
Jacques pleura quelque temps et finit par sécher ses larmes. Marguerite pleura un peu de son côté dans les bras de son père, dont les caresses et les baisers ne tardèrent pas à la consoler. Paul, habitué à se commander, fut pourtant triste et sombre tant que dura le chagrin de Marguerite; son visage s'éclaircit au premier sourire de sa petite soeur, et il reprit son travail quand il la vit tout à fait calme et riante.
XII. La comtesse Blagowski.
Les vacances étaient près de leur fin; les enfants s'aimaient tous de plus en plus; Léon s'améliorait de jour en jour au contact de Paul et de ses excellentes cousines Camille et Madeleine. Son courage se développait avec ses autres qualités; plusieurs fois il avait eu occasion de l'exercer, et il courait maintenant à l'égal de Paul au-devant du danger, sans toutefois le braver inutilement. L'idiot avait été vengé; les parents des mauvais garnements qui l'avaient battu amenèrent les coupables chez Relmot père, et là, en présence du pauvre idiot, ils administrèrent chacun une correction si sanglante à leurs fils, que l'idiot se sauva en se bouchant les oreilles pour ne pas entendre leurs cris. Jacques était triste, mais résigné et plus tendre que jamais pour Paul et pour Marguerite; Sophie se désolait du prochain départ de ses amis, mais surtout de celui de Jean, toujours si fraternel, si aimable pour elle.
«Tu n'as donc plus entendu parler de ta belle-mère? lui disait un jour Jean dans leur cabane. Où est-elle? Qu'est-elle devenue?
—Je ne sais, répondit Sophie. Elle n'écrit pas; j'avoue que je n'y pense pas beaucoup; elle m'avait rendue si malheureuse que je cherche à oublier ces trois années de mon enfance.»
JEAN.—Quel âge avais-tu quand elle t'a abandonnée? Et quel âge au juste as-tu maintenant?
SOPHIE.—J'avais un peu plus de sept ans; à présent j'en ai neuf, un an de moins que Madeleine et deux ans de moins que Camille.
JEAN.—Et Marguerite, quel âge a-t-elle?
SOPHIE.—Marguerite a sept ans, mais elle est plus intelligente et plus avancée que moi. Je ne m'étonne pas que Paul l'aime tant! Elle est si bonne et si gentille!
JEAN.—Oh! oui, Paul l'aime bien. Quand on dit quelque chose contre Marguerite, ses yeux brillent; on peut bien dire qu'ils lancent des éclairs.
SOPHIE.—Et comme il aime M. de Rosbourg!
JEAN.—Oh! quant à celui-là, si on s'avisait d'y toucher seulement de la langue, ce ne sont pas les yeux seuls de Paul qui parleraient, il tomberait sur vous des pieds et des poings.
—Sophie! Sophie! cria Camille qui accourait, maman te demande; elle a reçu des nouvelles de ta belle-mère qui vient d'arriver à sa terre et qui est bien malade.
Sophie poussa un cri d'effroi quand elle sut l'arrivée de sa belle-mère; elle voulut se lever pour aller chez Mme de Fleurville; mais elle retomba sur sa chaise, suffoquée par ses sanglots.
«Ma pauvre Sophie, lui dirent Camille et Jean, remets-toi; pourquoi pleures-tu ainsi?
—Mon Dieu, mon Dieu! il va falloir vous quitter tous et retourner vivre près de cette méchante femme. Ah! si je pouvais mourir ici, chez vous, avant d'y retourner!
—Pourquoi lui as-tu parlé de cela, Camille? dit Jean d'un air de reproche. Pauvre Sophie, vois dans quel état tu l'as mise!»
CAMILLE.—Maman m'avait dit de la prévenir; je suis désolée de la voir pleurer ainsi, mais je t'assure que ce n'est pas ma faute; je devais bien obéir à maman. Viens, ma pauvre Sophie, maman t'empêchera d'aller vivre avec ta méchante belle-mère, sois-en sûre.
—Crois-tu? dit Sophie un peu rassurée. Mais elle voudra m'avoir, je le crains. Viens avec nous, Jean, que j'aie du moins mes plus chers amis près de moi.
Jean et Camille, presque aussi tristes que Sophie, lui donnèrent la main, et ils entrèrent chez Mme de Fleurville qu'ils trouvèrent avec M. et Mme de Rosbourg. Les larmes de Sophie ne purent échapper à M. de Rosbourg; il se leva vivement, alla vers elle, l'embrassa avec bonté et tendresse, et lui demanda si c'était le retour de sa belle-mère qui la faisait pleurer.
SOPHIE, _en sanglotant.—_Oui, cher monsieur de Rosbourg; sauvez-moi, empêchez-moi de quitter Mme de Fleurville et mes amies.
M. DE ROSBOURG.—Rassure-toi, mon enfant, tu resteras ici; Mme de Fleurville est très décidée à te garder. Et moi, qui suis ton tuteur, ajouta-t-il en souriant et en l'embrassant encore, je t'ordonne de vivre ici.
MADAME DE FLEURVILLE.—Ma pauvre Sophie, tu n'aurais pas dû croire si facilement que je voulusse t'abandonner. Ta belle-mère s'étant remariée n'a plus aucune autorité sur toi, et c'est M. de Rosbourg ton tuteur, et moi ta tutrice, qui avons le droit de te garder.
SOPHIE.—Ah! quel bonheur! Me voici toute consolée alors; mais que vous dit donc ma belle-mère?
—Ce n'est pas elle qui écrit; c'est sa femme de chambre; voici sa lettre:
«Trais honoré dame
«Celci es pour vou dir qu ma metresse es trais malade de la tristece qe lui done la mor de son marri, chi nes pas conte ni Blagosfqui; cè un eschappé des galaire du non de Gornbou, qu'il lui a devorai tou son arjan et queu le bon Dieu à lécé pairir qan il sé cheté dans le glacié pourlor queu les bon jamdarm son vnu le prandr pour le rmette au bagn. la povr madam en é tombé corne une mace. el pleuré é demandè qu'on la ramen au chato de mamsel Sofi, alors jeu lé ramné e alor el veu voir mamsel, qel lui fai dir quel va mourire é quel veu lui doné sa ptit mamsel a elvé, avecque laqel jé loneure daitre ma tré onoré daM.» V otr très zumble cervante
» Edvije Brgnprzevska fam de conpani de madam la contece Blagofsqa, qi né pas du tou conten, queu si jlavês su jnsrès pas zentré ché zel. Je pri cè dam dme trouvé une bon place de dam de conpagni ché une dam comil fo.»
Sophie et Jean ne purent s'empêcher de rire en lisant cette ridicule lettre si pleine de fautes.
«De quelle petite _mam'selle _parle cette femme, madame?» demanda
Sophie.
MADAME DE FLEURVILLE.—Je ne sais pas du tout; c'est peut-être un enfant que ta belle-mère a eu depuis son mariage.
—Pauvre enfant, dit Sophie, j'espère qu'elle sera plus heureuse avec sa mère que je ne l'ai été.
—Écoute, Sophie, voici ce que nous avons décidé. M. de Rosbourg va aller voir ta belle-mère pour savoir au juste comment elle est et ce qu'elle veut. Attends tranquillement son retour et ne t'inquiète de rien; ne crains pas qu'elle te reprenne; elle ne le peut pas, et nous ne te rendrons pas.
Sophie, très rassurée, embrassa et remercia Mme de Fleurville, M. et Mme de Rosbourg, et s'en alla en sautant, accompagnée de Jean qui sautait plus haut qu'elle et qui partageait tout son bonheur. Une heure après, M. de Rosbourg était de retour et rentrait chez Mme de Fleurville.
«Eh bien! mon ami, quelles nouvelles?
—La pauvre femme est mourante; elle n'a pas deux jours à vivre; elle a une petite fille d'un an qui n'est guère en meilleur état de santé que la mère; elle est ruinée par ce galérien qui l'a épousée pour son argent; et enfin, elle veut voir Sophie pour lui recommander son enfant et lui demander pardon de tout ce qu'elle lui a fait souffrir.»
MADAME DE FLEURVILLE.—Croyez-vous que je doive y mener Sophie?
M. DE ROSBOURG.—Il faut que Sophie la voie, mais je l'y mènerai moi-même; j'imposerai plus à cette femme; elle a déjà peur de moi et elle n'osera pas la maltraiter en ma présence.
M. de Rosbourg alla lui-même prévenir Sophie de la visite qu'elle aurait à faire; il acheva de la rassurer sur les pouvoirs de son ex-belle-mère. Pendant que Sophie mettait son chapeau et prévenait ses amies Camille et Madeleine, M. de Rosbourg faisait atteler d'autres chevaux au phaéton, et ils se mirent en route.
Quand Sophie rentra dans ce château où elle avait tant souffert, elle eut un mouvement de terreur et se serra contre son excellent tuteur, qui, devinant ses impressions, lui prit la main et la garda dans la sienne, comme pour lui bien prouver qu'il était son protecteur et qu'avec lui elle n'avait rien à craindre. Ils avancèrent; Sophie reconnaissait les salons, les meubles; tout était resté dans le même état que le jour où elle en était partie pour aller demeurer chez Mme de Fleurville qui avait été pour elle une seconde mère.
La porte de la chambre de Mme Fichini s'ouvrit. Sophie fit un effort sur elle-même pour entrer, et elle se trouva en face de Mme Fichini, non pas grasse, rouge, pimpante, comme elle l'avait quittée deux ans auparavant, mais pâle, maigre, abattue, humiliée. Elle voulut se lever quand Sophie entra, mais elle n'en eut pas la force; elle retomba sur son fauteuil et se cacha le visage dans ses mains. Sophie vit des larmes couler entre ses doigts. Touchée de ce témoignage de repentir, elle approcha, prit une de ses mains et lui dit timidement:
«Ma… ma mère!
—Ta mère, pauvre Sophie! dit Mme Fichini en sanglotant. Quelle mère! grand Dieu! Depuis que j'ai fait mon malheur par cet abominable mariage, depuis surtout que j'ai un enfant, j'ai compris toute l'horreur de ma conduite envers toi. Dieu m'a punie! Il a bien fait! Je suis bien, bien coupable… mais aussi bien repentante, ajouta-t-elle en redoublant de sanglots et en se jetant au cou de Sophie. Sophie, ma pauvre Sophie, que j'ai tant détestée, martyrisée, pardonne-moi. Oh! dis que tu me pardonnes, pour que je meure tranquille.
—De tout mon coeur, du fond de mon coeur, ma pauvre mère, répondit Sophie en sanglotant. Ne vous désolez pas ainsi, vous m'avez rendue heureuse en me donnant à Mme de Fleurville qui est pour moi comme une vraie mère; j'ai été heureuse, bien heureuse, et c'est à vous que je le dois.»
MADAME FICHINI.—À moi! Oh! non, rien à moi, rien, rien, que ton malheur, que tes pénibles souvenirs, que ton mépris. Mon Dieu, mon Dieu, pardonnez-moi, je vais mourir.
Je voudrais voir un prêtre. De grâce, un prêtre, pour me confesser, pour que Dieu me pardonne. Sophie, ma pauvre Sophie, rends-moi le bien pour le mal: demande à ce monsieur, qui a l'air si bon, d'aller me chercher un prêtre.
M. DE ROSBOURG.—Vous allez en avoir un dans quelques instants, madame; j'y cours moi-même.
Sophie resta près de sa belle-mère qui continua à sangloter, à demander pardon, à appeler le prêtre. Sophie pleurait, lui disait ce qu'elle pouvait, pour la calmer, la consoler, la rassurer. Une demi-heure après, le curé arriva. Mme Fichini demanda à rester seule avec lui; ils restèrent enfermés plus d'une heure; le curé promit de revenir le lendemain et dit à M. de Rosbourg en se retirant:
«Elle demande qu'on la laisse seule jusqu'à demain, monsieur; la vue de cette petite demoiselle réveille en elle de si horribles remords qu'elle ne peut pas les supporter; mais elle vous prie de la lui ramener demain.»
M. de Rosbourg rentra chez Mme Fichini et lui parla en termes si touchants de la bonté de Dieu, de son indulgence pour le vrai repentir, de sa grande miséricorde pour les hommes, qu'il réussit à la calmer.
«Revenez demain, dit-elle d'une voix faible, vous m'aiderez à mourir; vous parlez si bien de Dieu et de sa bonté, que je me sens plus de courage en vous écoutant. Promettez-moi de me ramener vous-même Sophie. Pauvre malheureuse Sophie! ajouta-t-elle en retombant sur son oreiller. Et son malheureux père, c'est moi qui l'ai tué! Je l'ai fait mourir de chagrin! Pauvre homme!… et pauvre Sophie!…»
Elle ferma les yeux et ne parla plus. M. de Rosbourg se retira après avoir appelé Mlle Hedwige et la femme de chambre. Il prit Sophie par la main, et tous deux quittèrent en silence ce château où mourait une femme qui, deux ans auparavant, faisait la terreur et le malheur de sa belle-fille. Quand ils furent en voiture, M. de Rosbourg demanda à Sophie:
«Lui pardonnes-tu bien sincèrement, mon enfant?»
SOPHIE.—Du fond du coeur, monsieur. Dans quel état elle est!
Pauvre femme! elle m'a fait pitié.
M. DE ROSBOURG.—Oui, la mort doit lui faire peur. Nous mourrons tous un jour; prions Dieu de nous faire vivre en chrétiens pour que nous ayons une mort douce, pleine d'espérance et de consolation. Le bon Dieu aura pitié d'elle, car elle paraît bien sincèrement repentante.
Quand ils revinrent à Fleurville, ils trouvèrent tout le monde rassemblé sur le perron pour les recevoir.
«Tu as pleuré, pauvre Sophie!» dit Jean en lui serrant une main, pendant que Paul lui prenait l'autre main.
Sophie leur raconta le triste état de sa belle-mère et tous les détails de leur entrevue; ils furent tous émus du repentir de Mme Fichini et plaignaient Sophie de l'obligation où elle était d'y retourner le lendemain.
M. de Rosbourg raconta de son côté à sa femme et à ses amis comment s'était passée cette pénible visite; il parla avec éloge de la sensibilité de Sophie, et regretta de devoir lui faire recommencer le lendemain les mêmes émotions.
«C'est singulier qu'elle n'ait pas parlé de l'enfant que signale Mlle Brrrr…, je ne sais quoi; il n'en a pas été question. Nous verrons demain.»
Le lendemain, M. de Rosbourg mena encore Sophie chez sa belle-mère. L'entrevue de la veille avait fait une fâcheuse impression sur l'état de la malade. Le curé y était; il administrait l'extrême-onction. M. de Rosbourg et Sophie se mirent à genoux près du lit de la mourante. Quand le prêtre se fut retiré, Mme Fichini appela Sophie, et, lui prenant la main, elle dit d'une voix entrecoupée:
«Sophie… j'ai un enfant… une fille… Je suis ruinée… Je n'ai rien à lui laisser… Tu es riche… prends cette pauvre petite à ta charge… protège-la… Ne sois pas pour elle… ce que j'ai été pour toi… Pardonne-moi… Je n'exige rien… Ne me promets rien… mais sois charitable… pour mon enfant… Adieu… ma pauvre Sophie… Adieu… ma pauvre, pauvre enfant!
—Soyez tranquille, ma mère, dit Sophie, votre fille sera ma soeur, et je vous promets de la traiter et de l'aimer comme une soeur. Mme de Fleurville, qui est si bonne, et M. de Rosbourg, mon excellent tuteur, me permettront d'avoir soin de ma soeur. N'est-ce pas, monsieur de Rosbourg?»
M. DE ROSBOURG.—Oui, mon enfant, suis l'instinct de ton bon coeur; je t'approuve entièrement.
MADAME FICHINI.—Merci, Sophie, merci… Grâce à toi… grâce à ton tuteur… et à ce bon curé… je meurs plus tranquille… Priez tous pour moi… Que Dieu me pardonne… Adieu, Sophie… ton père… pardonne… Je souffre… J'étouffe… Ah!
Une convulsion lui coupa la parole. M. de Rosbourg saisit Sophie terrifiée dans ses bras, l'emporta dans la chambre voisine, la remit entre les mains de Mlle Hedwige et revint se mettre à genoux près du lit de Mme Fichini qui ne tarda pas à rendre le dernier soupir. Il pria pour l'âme de cette malheureuse femme, dont la fin avait été si troublée par ses remords. Il dit à un vieux concierge qui habitait le château de prendre avec le curé tous les arrangements nécessaires pour l'enterrement; puis il vint prendre Sophie pour la ramener chez Mme de Fleurville.
«Mais la petite fille, dit Sophie, que va-t-elle devenir?
—C'est juste, dit M. de Rosbourg. Mademoiselle Hedwige, ayez la bonté de vous occuper de cette enfant jusqu'à ce que nous ayons pris des arrangements pour son avenir.»
SOPHIE.—Je voudrais bien la voir, monsieur, avant de m'en aller.
M. DE ROSBOURG, _à Mlle Hedwige.—_Où est-elle, mademoiselle?
MADEMOISELLE HEDWIGE.—Dans la chambre à coucher, monsieur. Donnez-vous la peine d'entrer. Ils entrèrent et virent une bonne qui tenait sur ses genoux une pauvre petite fille, maigre, pâle, chétive. «Cette petite est malade, dit M. de Rosbourg.
—Elle a toujours été comme ça, monsieur, dit Mlle Hedwige; le médecin pense qu'elle ne vivra pas.»
Sophie voulut l'embrasser: la petite détourna la tête en pleurant. M. de Rosbourg voulut à son tour s'approcher: l'enfant jeta des cris perçants.
«Allons-nous-en, dit M. de Rosbourg, une autre fois nous lui ferons peut-être moins peur.» Et ils partirent pour retourner à Fleurville. Pendant que Sophie racontait à ses amis la mort de sa belle-mère, M. de Rosbourg réglait avec Mme de Fleurville l'avenir de la petite fille.
«Sophie, disait-il, ne peut traiter comme sa soeur la fille d'un galérien et de cette femme qui n'a jamais été pour elle qu'un bourreau; cette Mlle Hedwige me paraît bonne personne, quoique ignorante et bornée. On lui payera une pension pour l'enfant et pour la bonne, et ils vivront dans un coin du château. Quand l'enfant sera plus grande, nous verrons; mais je crois qu'elle ne vivra pas.»
Les prévisions de M. de Rosbourg ne furent pas trompées: la fille de Mme Fichini mourut de langueur peu de mois après, et Mlle Hedwige entra comme dame de compagnie chez une vieille dame étrangère qui lui faisait donner des leçons de français à ses petits-enfants, et qui la garda jusqu'à sa mort en lui laissant de quoi vivre convenablement.
Les vacances finissaient; le jour du départ arriva. Les enfants étaient fort tristes; Jacques et Marguerite pleuraient amèrement; Sophie pleurait; Jean s'essuyait les yeux; Léon était triste; Paul était sombre et regardait d'un air navré pleurer Marguerite et Jacques.
Il fallait bien enfin se séparer; ce dernier moment fut cruel. M. de Traypi arracha Jacques des bras de Paul et de Marguerite, sauta avec lui en voiture et fit partir immédiatement. Marguerite se jeta dans les bras de Paul et pleura longtemps sur son épaule. Il parvint enfin à la consoler, à la grande satisfaction de Mme de Rosbourg qui la regardait pleurer avec tristesse.
M. DE ROSBOURG.—Ton petit ami est parti, ma chère enfant! mais ton grand ami te reste; tu sais comme Paul t'aime; entre lui et moi, nous tâcherons que tu ne t'ennuies pas et que tu sois heureuse.
MARGUERITE.—Oh! papa, je ne m'ennuierai jamais près de vous et de Paul, et je serai toujours heureuse avec vous: mais je pleure mon pauvre Jacques, parce que je l'aime; et puis c'est qu'il m'aime tant, qu'il est malheureux loin de moi!
Conclusion
Les vacances étant finies, nous laisserons grandir et vivre nos amis sans plus en parler.
Je dirai seulement à ceux qui ont pris intérêt à mes enfants, que Mme de Rosbourg alla s'installer dans son nouveau château, mais qu'elle continua à voir Mme de Fleurville tous les jours; que Marguerite et Paul donnaient, tous les jours aussi, rendez-vous à leurs trois amies à mi-chemin des deux châteaux; que l'hiver ils demeuraient tous ensemble à Paris, dans l'hôtel de M. de Rosbourg; que Camille fit sa première communion l'année d'après, Madeleine un an plus tard; qu'elles restèrent bonnes et charmantes comme nous les avons vues dans _les Petites Filles modèles, _qu'elles se marièrent très bien et furent très heureuses; que Sophie devint de plus en plus semblable à ses amies, dont elle ne se sépara qu'à l'âge de vingt ans lorsqu'elle épousa Jean de Rugès; que Marguerite ne voulut jamais quitter son père et sa mère, ce qui fut très facile, puisqu'elle épousa Paul quand elle fut grande, et que tous deux consacrèrent leur vie à faire le bonheur de leurs parents.
Léon, aussi bon, aussi indulgent, aussi courageux qu'il avait été hargneux, moqueur et timide, devint un brave militaire. Pendant vingt ans il resta au service; arrivé, à l'âge de cinquante ans, au grade de général, couvert de décorations et d'honneurs, il quitta le service et vint vivre près de son ami Paul, qu'il aimait toujours tendrement.
Jacques conserva toujours la même tendresse pour Paul et Marguerite; tous les ans, il venait passer les vacances avec eux. Quand il devint grand, il entra au Conseil d'État, épousa une soeur de Marguerite, née peu de temps après nos VACANCES, nommée Pauline en l'honneur de Paul qui fut son parrain, et qui était en tout semblable à Marguerite, dont elle avait la bonté, la tendresse, l'esprit et la beauté. Il fut toujours un homme charmant, plein d'esprit, de vivacité, de bonté, de vertu, et ils vécurent tous ensemble, parfaitement heureux.
Les Tourne-Boule quittèrent le pays et la France pour habiter l'Amérique avec les débris de leur fortune perdue en luxe et en vanité; Mlle Yolande, mal élevée, sans esprit, sans coeur et sans religion, se fit actrice quand elle fut grande et mourut à l'hôpital. M. Tourne-Boule, rentré en France et mourant de faim, fut très heureux d'être reçu chez les petites soeurs des pauvres, où il rendit des services en reprenant son ancien métier de marmiton.
[1] Un écu valait trois francs-or.