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Lettres d'un innocent

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The Project Gutenberg eBook of Lettres d'un innocent

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Title: Lettres d'un innocent

Author: Alfred Dreyfus

Release date: April 28, 2020 [eBook #61965]
Most recently updated: October 17, 2024

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
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produced from images available at The Internet Archive)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LETTRES D'UN INNOCENT ***

 

 

 

LETTRES D’UN INNOCENT


Le Capitaine Alfred DREYFUS

——

LETTRES

D’UN

I N N O C E N T

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Prix: 1 Franc
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PARIS
P.-V. STOCK, ÉDITEUR
8, 9, 10, 11, Galerie du Théâtre-Français, 8, 9, 10, 11

1898

INTRODUCTION
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HISTOIRE D’UNE ERREUR JUDICIAIRE

PAR UN TÉMOIN DE LA VÉRITÉ

I

LES PIÈCES SECRÈTES

Il y a six mois à peine, on n’aurait pas trouvé cent personnes, en France, qui eussent osé élever la voix en faveur du capitaine Dreyfus. Aujourd’hui, c’est par centaines de mille que se comptent les partisans de la revision du procès de 1894 et, malgré vents et marées, leur nombre augmente en une progression rapide.

D’où vient pourtant qu’une idée, qui a déjà vaincu tant de résistances, rencontre encore tant d’adversaires acharnés?

La raison en est simple. Les premiers ont connaissance des faits; les seconds ne paraissent pas les soupçonner. Quand ces derniers seront édifiés à leur tour, c’est le pays tout entier qui sera conquis à la vérité.

Cette pénétration de la lumière est malheureusement ralentie par la conspiration du mensonge ou du silence, qui semble avoir été organisée par une grande partie de la presse.

La plupart des journaux laissent leurs lecteurs dans l’ignorance absolue de ce qui pourrait les éclairer ou, s’ils leurs fournissent quelques renseignements, ils les tronquent et les dénaturent. Que la force de l’évidence les contraigne à donner à leurs informations plus d’exactitude, et tous les malentendus qui nous divisent auront bientôt cessé.

C’est à hâter ce résultat que nous espérons travailler en leur enseignant ce qu’ils auront à raconter le jour où ils voudront bien devenir sincères.

Dreyfus a été IRRÉGULIÈREMENT condamné sur la production, après débat clos, de pièces secrètes.

Un premier fait est indéniable: c’est que Dreyfus a été condamné sur la production de pièces secrètes communiquées au Conseil de guerre après la clôture des débats.

Il suffit, pour l’établir, du silence gardé par le général Mercier, par le Ministre de la guerre, par les membres du Gouvernement, toutes les fois qu’ils ont été appelés à s’expliquer sur ce point. Une négation de leur part eût suffi pour que la question ne leur fût plus posée; mais ils n’ont pas voulu faire un aussi gros mensonge, ils se sont tus! Le refus de s’expliquer, quand ils pouvaient parler, équivaut à un aveu formel.

Et comment, en effet, n’ayant pas le courage de reconnaître ouvertement l’illégalité commise, auraient-ils eu l’audace de la nier? On ne s’expose pas à se faire donner les éclatants démentis qui se seraient élevés contre leur parole s’ils eussent essayé de répondre «non» quand c’est un «oui» que la vérité commande.

Les témoins de ce «oui», désormais indiscutable sont déjà nombreux.

C’est Mᵉ Demange, avocat, qui a raconté, sous la foi du serment, comment son confrère, M. Salle, en a un jour reçu la déclaration expresse d’un membre du Conseil de guerre de 1894.

C’est le secrétaire de Mᵉ Demange qui confirme les souvenirs de ce dernier.

C’est l’éditeur Stock qui a recueilli, lui aussi, comme M. Salle, semblable aveu d’un autre membre du même Conseil de guerre et qui a, en outre, pu spécifier, sans recevoir un démenti, le nombre et la nature des pièces secrètes abusivement communiquées.

C’est le lieutenant-colonel Picquart qui a fait connaître comment cette communication avait été préparée, par la remise aux mains du commandant du Paty de Clam, en décembre 1894, du dossier secret.

C’est le récit de l’Éclair, dans son numéro du 15 septembre 1896.

Ce seront, enfin, tous les membres du Conseil de guerre, le jour où leur langue voudra bien se délier en dehors des confidences particulières.

La preuve fournie sur ce point suffit à faire crouler tout entier le procès de 1894, car le premier droit d’un accusé est de savoir ce dont on l’accuse et d’être mis en état de se justifier, ainsi que M. le Procureur général de la Cour de cassation l’a proclamé dans l’intérêt de la loi.

Pour rassurer les esprits, M. le Ministre de la guerre n’avait pas craint de dire à la Chambre que Dreyfus avait été régulièrement et légalement condamné.

C’est le contraire qui se trouve constaté. Le capitaine Dreyfus a été IRRÉGULIÈREMENT et ILLÉGALEMENT condamné.

II

Dreyfus n’est pas l’auteur du bordereau qui lui a été attribué a tort en 1894 et qui était l’unique chef d’accusation pouvant motiver sa condamnation.

Un rapide récit des faits est nécessaire.

Un jour, en 1894, un espion a apporté au Ministère de la guerre une lettre qu’il a dit avoir été surprise à l’ambassade d’Allemagne et qui tendait à démontrer qu’un de nos officiers livrait les secrets de la défense nationale à M. de Schwartzkoppen, attaché militaire auprès de cette ambassade.

C’est cette lettre qui a été appelée le Bordereau, parce qu’elle contenait l’énumération de documents qui venaient d’être communiqués à l’attaché militaire.

Trouver l’auteur du bordereau, c’était mettre la main sur le traître. Malheureusement, on partit de cet a priori que la trahison devait avoir été commise dans les bureaux mêmes de la Guerre. On prit, en conséquence, des spécimens d’écriture de tous les employés du Ministère; après comparaison, on en retint quelques-uns qui offraient des traits plus ou moins éloignés de ressemblance avec la pièce dénonciatrice. Bientôt on n’en conserva qu’un seul: celui qui émanait du seul juif de la maison, le capitaine Dreyfus, qui, dès qu’il se trouva directement accusé, apparut comme devant être forcément coupable.

L’expert habituel du ministère, l’honorable M. Gobert, également expert du Parquet et de la Banque de France, fut appelé à donner son avis. Il émit l’opinion qu’on devait faire fausse route, mais on ne s’arrêta pas à un aussi gênant conseil; on fit de même pour M. Pelletier qui montra les mêmes scrupules, et l’on ne se tint pour satisfait que lorsqu’on put enfin fortifier l’accusation des conclusions de MM. Bertillon, Teyssonnières et Charavay. Que la bonne foi de ces trois derniers experts ait été entière, il n’y a aucun intérêt à le contester; mais leur appréciation choquait les plus claires vraisemblances: c’est ce qui ressortait avec évidence des termes mêmes de leur rapport.

Ils avaient été les premiers à constater, en effet, des dissemblances entre l’écriture de Dreyfus et celle du bordereau, tout en les déclarant de même origine, et ces dissemblances avaient dû être expliquées par eux. Or, ils n’avaient rien trouvé de plus simple que de les déclarer a priori volontaires. D’après eux, Dreyfus avait sans doute voulu détourner de lui les soupçons et il avait dû s’appliquer à changer, dans une certaine mesure, la forme de ses lettres et ses habitudes de main.

La supposition était d’autant plus téméraire qu’elle était grosse d’absurdité. Comment, si Dreyfus, écrivant le bordereau, eût craint d’être dénoncé par son écriture, n’en eût-il pas complètement dénaturé le caractère et se fût-il contenté de quelques changements insuffisants pour se mettre à l’abri de toutes suspicions? Il n’était pas permis de lui prêter une pareille sottise et toute l’expertise ne reposait ainsi que sur un faux raisonnement. Les dissemblances d’écriture constatées, ne pouvant être volontaires, prouvaient que Dreyfus n’était pas l’auteur du bordereau. Voilà ce que disait le bon sens. C’est, sans doute, la fragilité d’une expertise aussi peu concluante qui fit juger nécessaire, une fois le débat clos, la communication des pièces secrètes. Mais si cette expertise ne pouvait être une base sérieuse pour la condamnation et si, d’autre part, on ne pouvait juger Dreyfus sur des pièces qui ne lui avaient pas été communiquées, sur quoi donc pourrait-on se fonder pour accepter comme exacte la sentence du Conseil de guerre?

La justice peut se tromper, nous dit-on; mais il ne suffit pas d’une possibilité d’erreur pour revenir sur la chose jugée. Soit; nous ne l’ignorons pas. Mais il ne s’agit pas seulement de possibilité d’erreur: l’évènement en a prouvé la certitude, lorsque sont venus de nouveaux éléments d’appréciation devant lesquels il n’est plus permis d’invoquer les fictions juridiques et de fermer les yeux.

Le Conseil de guerre de 1894 ne savait pas tout, lorsqu’il a cru devoir déclarer Dreyfus auteur du bordereau que lui attribuaient MM. Bertillon et Teyssonnières. Il ignorait ce qui a été découvert en 1896 par le lieutenant-colonel Picquart, à savoir que ce bordereau était de l’écriture du commandant Esterhazy.

A partir de ce moment, il n’y a plus eu à interpréter le défaut de similitude constaté avec l’écriture de Dreyfus et à supposer qu’il puisse être le résultat d’un calcul et d’une dissimulation. L’écriture de Dreyfus est dissemblable, dans son ensemble, de celle du bordereau, par cette raison toute naturelle que ces deux écritures n’ont pas été tracées par la même main. Il n’y a plus de doute possible. Il ne saurait s’agir de l’écriture de Dreyfus là où l’on retrouve, sans différence aucune, trait pour trait, celle d’Esterhazy.

Qui nie le fait?

Personne. Trois experts, MM. Couard, Varinard et Belhomme ont bien prétendu que ce n’était pas le commandant qui avait dû lui-même écrire le bordereau; mais ils ont si bien reconnu le cachet propre de son écriture qu’ils ont admis que cette écriture avait dû être décalquée sur des correspondances émanées de lui.

C’est complaisamment accepter l’hypothèse imaginée par Esterhazy lorsque, frappé lui-même par une similitude écrasante, il avait essayé de prétendre que quelqu’un avait dû le décalquer; mais non seulement cette histoire de décalque n’a pas le sens commun: il faut ajouter que, fût-elle vraie, elle suffirait encore à disculper Dreyfus. Où serait, en effet, la preuve, s’il y avait eu décalque de l’écriture d’Esterhazy, que ce fût Dreyfus qui en eût été l’auteur?

Non seulement il ne serait pas plus plausible de le lui imputer qu’à tout autre, mais il y aurait même, à son égard, une circonstance particulière qui devrait écarter de lui tout soupçon. S’il eût fabriqué le bordereau en simulant l’écriture d’Esterhazy, il faudrait, en effet, supposer qu’il aurait eu la pensée de détourner sur ce dernier l’accusation, si la trahison venait à être découverte. Or, comment expliquerait-on alors qu’il se fût laissé condamner en 1894 sans chercher à profiter de sa manœuvre; qu’il eût souffert trois ans à l’île du Diable sans prononcer le nom d’Esterhazy, et que la découverte du fait qui devait le sauver appartînt, tout à fait en dehors de lui, au chef du bureau des renseignements de la Guerre?

Dreyfus a donc été victime d’une erreur matérielle dont les preuves sont tangibles.

De deux choses l’une: ou le bordereau est l’œuvre personnelle d’Esterhazy (ce qui paraît l’évidence), ou il a été décalqué sur l’écriture d’Esterhazy (ce qui est l’invraisemblable version des experts); mais, quelle que soit l’hypothèse à choisir, elles excluent également l’une et l’autre l’idée qu’on soit en présence de l’écriture même du capitaine Dreyfus.

III

Il n’y a pas de pièces secrètes convainquant de trahison dreyfus

Le bordereau échappant à l’accusation, on a cru devoir se rattraper sur les pièces secrètes et on a répandu le bruit dans certains journaux, à grand renfort d’insinuations mensongères, qu’il existait des preuves de la culpabilité de Dreyfus qu’on ne pouvait faire passer sous les yeux du public.

Il est bien entendu, tout d’abord, que les prétendues preuves sont sans valeur contre lui, tant qu’elles ne lui ont pas été communiquées pour lui permettre de les discuter; mais examinons-les à sa place, puisque nous avons, nous, l’avantage d’en connaître la teneur. Elles n’ont aucune portée.

Parmi les documents qu’on a secrètement communiqués au Conseil de guerre, aucun, en fait, ne visait personnellement le capitaine Dreyfus. Ils ne lui étaient donc pas plus applicables qu’au premier venu de ses camarades. Un seul pouvait prêter à l’équivoque: c’est le fameux passage d’une lettre où un attaché d’ambassade écrivait à un autre attaché de ses amis: «Ce canaille de D..., etc.»

C’est sur la coïncidence de cette lettre D avec l’initiale de Dreyfus qu’on a bâti toute la légende des rapports qu’aurait entretenus l’infortuné capitaine avec les attachés militaires d’Allemagne et d’Italie. On a apporté dans la machination de ce roman tant de légèreté et de mauvaise foi, qu’on a été jusqu’à commettre un faux pour le mieux faire accepter par la crédulité publique.

Le 15 septembre 1896, le journal l’Éclair, parlant de l’impression décisive qu’avait produite sur le Conseil de guerre le passage sus-relaté, remplaçait l’initiale D par le nom même de Dreyfus et altérait ainsi le texte: «Cet animal de Dreyfus devient bien exigeant.»

A partir de ce moment, trompé par cette audacieuse falsification, beaucoup n’ont plus douté qu’il s’agissait de Dreyfus; mais leur erreur peut-elle persister quand la supercherie qui en a été la cause a été démasquée?

Affirmer que l’initiale D désigne un nom quand elle en peut aussi bien désigner cent autres, c’est pure folie, et il est effroyable de penser que c’est peut-être cependant cette affirmation qui a suffi pour entraîner la condamnation de Dreyfus!

Aussi bien, l’État-Major n’a point été le dernier à sentir l’inanité d’une pareille preuve, et le général de Pellieux, dans le procès Zola, a cru devoir nous rassurer.

Il a admis que l’on pouvait bien n’avoir encore aucune preuve certaine de la culpabilité au moment du verdict de 1894; mais il a ajouté que cette preuve était arrivée deux ans plus tard, au Ministère, en novembre 1896.

Quelle est donc cette révélation confidentielle qui serait venue, après coup, montrer qu’on n’avait à redouter aucune erreur?

Il s’agirait, d’après l’honorable général, d’un bout de lettre non signée, mais accompagnée d’une carte de visite, dans laquelle un des deux attachés militaires des ambassades d’Allemagne et d’Italie aurait, à la veille de l’interpellation Castelin, conseillé à son camarade de ne pas dire un mot de «cette juiverie.»

«Cette juiverie» aurait indiqué Dreyfus, sur lequel il fallait faire le silence.

Que l’État-Major ait pris au sérieux cette note informe, quand elle lui est arrivée par le service de l’espionnage, il faut bien l’admettre, puisqu’il l’invoque comme son plus précieux argument; mais, en vérité, il faut qu’il y ait bien peu réfléchi et son esprit critique s’est singulièrement trouvé en défaut.

Les faux papiers Norton, les faux documents Lemercier-Picard auraient semblé authentiques auprès de ce Memorandum inouï, ridicule, invraisemblable, attribué à un officier d’ambassade: «Nous ne dirons pas un mot de cette juiverie!»

Comment n’a-t-on pas vu qu’il y avait là manifestement une de ces inventions nombreuses à l’aide desquelles un habile faussaire a cherché à dérouter la justice depuis que le commandant Esterhazy s’est vu sérieusement soupçonné? Tout n’en montre-t-il pas le caractère apocryphe?

Quel besoin, d’abord, MM. de Schwartzkoppen et Panizzardi auraient-ils eu de s’exhorter au silence en 1896, quand, depuis 1894, ils se taisaient d’un commun accord?

Quelle idée les aurait pris de s’écrire pour se donner un mot d’ordre qu’il était au moins imprudent de mettre à la portée d’une main indiscrète? Ils se voyaient tous les jours, et souvent plusieurs fois par jour.

De quelles expressions, enfin, se seraient-ils servis pour donner leur avertissement?

Est-ce que le terme «cette juiverie» ne sort pas de la vraisemblance, et répond-il à l’esprit de réserve auquel deux officiers diplomates doivent être accoutumés?

«Cela flaire le faux,» avait dit immédiatement le lieutenant-colonel Picquart, qui avait compris que, en cherchant à compromettre un peu plus Dreyfus, quelqu’un, facile à reconnaître, cherchait à entraver l’enquête ouverte sur le compte d’Esterhazy. Et, après le colonel Picquart, tous ceux qui savent peser d’une main exercée la valeur probante d’un acte dont l’origine est incertaine, répètent sans hésiter: «C’est un faux!»

Voilà donc à quoi se réduisent les preuves mystérieuses sur lesquelles on voulait étayer l’œuvre du Conseil de guerre: quelques fragments, sans authenticité, de correspondance, remis on ne sait par qui au bureau des renseignements de l’État-Major, d’origine louche pour les uns et sans applicabilité pour les autres. Tous ignorés d’ailleurs de Dreyfus et lui étant légalement inopposables.

IV

La revision du procès dreyfus s’impose, et on aurait tous les moyens de savoir quel est le traitre.

La double découverte que Dreyfus a été condamné sur la production irrégulière de pièces secrètes et comme auteur d’un bordereau qui lui a été à tort attribué, doit forcément entraîner la revision de son procès.

Que se passera-t-il quand il devra recomparaître devant ses pairs pour être jugé à nouveau? Là, l’instruction de son affaire devra s’élargir, pour éviter toute cause nouvelle d’erreur, et il sera indispensable qu’on tire au clair, en même temps que les accusations portées contre lui, celles qui pèsent sur le commandant Esterhazy.

Une similitude frappante d’écriture porte à penser que c’est à ce dernier que doit être attribué le bordereau, point de départ des poursuites. Il ne reste qu’un témoignage à consulter pour le disculper ou le confondre: c’est celui de l’officier aux mains duquel les pièces énumérées dans le bordereau ont été remises.

Si rien n’avait transpiré de ce que peut dire cet officier, peut-être serait-il délicat de lui demander son secret, qu’il pourrait vouloir taire; mais, au contraire, on sait ce qu’il dira avant qu’il ait publiquement parlé, car la vérité s’est déjà fait jour par des voies détournées.

On sait, par les déclarations formelles de M. le Ministre d’État de Bulow au Parlement allemand, et de M. Bonnin, sous-secrétaire d’État au Parlement italien, que jamais les attachés militaires d’Allemagne et d’Italie n’ont eu aucun rapport avec le capitaine Dreyfus. On sait, par ce qui se dit couramment dans les ambassades et ce qu’a raconté dans sa lettre au Siècle M. Casella, que le commandant Esterhazy a livré des quantités de documents militaires au colonel de Schwartzkoppen, et que ce dernier l’a déclaré «capable de tout».

On sait, enfin, que ces assertions, produites au grand jour, n’ont provoqué aucun des démentis qu’elles eussent nécessités si elles étaient fausses; et ceux-là mêmes qui voudraient empêcher la vérité de se faire jour en sont réduits, pour les combattre, à inventer des histoires qui apparaissent comme des demi-aveux, à savoir que, si le commandant Esterhazy a jamais communiqué des pièces au colonel de Schwartzkoppen, il n’a agi qu’avec l’assentiment de ses chefs, se bornant à faire ce qui s’appelle, dans la langue du métier, du contre-espionnage.

Comment, quand les choses en sont arrivées à ce degré de clarté, se refuserait-on à faire le dernier pas pour arriver à la pleine et irrécusable lumière?

Dirait-on qu’il ne faut pas appeler des étrangers dans une affaire où la défense nationale peut se trouver intéressée?—Mais la défense du pays est-elle donc en jeu dans une question de pure bonne foi, quand il ne s’agit que de guider la justice et de faire appel à des témoins nécessaires?

Quel serait notre état d’esprit si nous mettions en doute la sincérité de témoignages qui n’ont aucun intérêt à nous tromper, par ce motif seul qu’ils nous viennent du dehors? Assurément, s’il ne s’agissait que d’une question ordinaire de trahison, nous n’aurions rien à demander à des officiers de nationalité étrangère, et sans doute aussi ces derniers se refuseraient-ils à nous instruire de ce qu’ils pourraient savoir; mais oublie-t-on que le but à poursuivre n’est pas la répression d’un crime touchant à la sûreté extérieure de l’État? C’est la revision d’une erreur judiciaire qui soulève une question d’humanité.

Pour faire cesser cette intolérable iniquité, la torture morale d’un innocent, rien ne peut coûter à des hommes qui doivent avoir, comme premier principe gravé dans leur conscience, le respect de la justice et du droit.

Ils y doivent sacrifier, s’il est nécessaire, tout esprit d’amour-propre et d’orgueil. Le sacrifice accompli est, en un tel cas, plus noble et plus glorieux que les sentiments au-dessus desquels il a fallu s’élever pour y atteindre.

V

Un mot d’appel au sang-froid, a la raison et a la loyauté

Quelqu’un croyant à l’innocence de Dreyfus pourrait-il songer à étouffer, de gaieté de cœur, la vérité en marche?

S’il en est qui s’inquiètent de leurs responsabilités éventuelles et qui croient voir partout des raisons d’État, ils en sont là peut-être; mais nous ne pouvons croire à une pareille indifférence de la part de ceux qui ne se sentent troublés par aucune préoccupation personnelle et qui ont conservé leur sang-froid.

Nous pouvons nous laisser abuser, nous abandonner aveuglément à l’intolérance d’un faux patriotisme; mais nous ne sommes pas un peuple d’égoïstes, et notre générosité native se réveille quand nous croyons voir la vérité opprimée et l’injustice triomphante.

Que faut-il pour que nous nous rencontrions tous dans un même sentiment de pitié à l’égard du capitaine Dreyfus et que nous invoquions tous, en sa faveur, le secours de la loi?

Il suffit que nous approfondissions, sans parti pris et d’un esprit loyal, les détails de son affaire; que nous nous fassions un devoir de n’en rien ignorer et que, surtout, nous sachions rester sourds aux excitations révoltantes qui tendent à la transformer en levier politique.

Le jour où cette idée grandissante: que le condamné de l’île du Diable est un martyr, aura pénétré plus profondément dans le cœur de la nation, rien ne pourra plus la déraciner, et, ce jour-là, l’heure de la réparation aura sonné.

En attendant ce jour de soulagement, veuillez, vous qui venez de parcourir ces lignes, lire encore avec attention les lettres de celui dont la cause ne peut vous laisser insensibles, et que nous reproduisons ci-après comme un complément éloquent de notre appel.

Vous n’y trouverez ni explications, ni discussions, ni plaintes; mais vous y entendrez le cri de la conscience, et vous serez émus jusqu’au profond de votre être par l’accent confiant et sincère d’une protestation à laquelle trois années de souffrance indicible n’ont pas encore fait perdre tout espoir.

Lettres du capitaine DREYFUS

Décembre 1894

PRISON DU CHERCHE-MIDI


Mardi, 5 décembre 1894.


Ma chère Lucie,

Enfin je puis t’écrire un mot, on vient de me signifier ma mise en jugement pour le 19 de ce mois. On me refuse le droit de te voir.

Je ne veux pas te décrire tout ce que j’ai souffert, il n’y a pas au monde de termes assez saisissants pour cela.

Te rappelles-tu quand je te disais combien nous étions heureux? Tout nous souriait dans la vie. Puis tout à coup un coup de foudre épouvantable, dont mon cerveau est encore ébranlé. Moi, accusé du crime le plus monstrueux qu’un soldat puisse commettre! Encore aujourd’hui je me crois le jouet d’un cauchemar épouvantable.

Mais j’espère en Dieu et en la justice, la vérité finira bien par se faire jour. Ma conscience est calme et tranquille, elle ne me reproche rien. J’ai toujours fait mon devoir, jamais je n’ai fléchi la tête. J’ai été accablé, atterré dans ma prison sombre, en tête à tête avec mon cerveau; j’ai eu des moments de folie farouche, j’ai même divagué, mais ma conscience veillait. Elle me disait: «Haut la tête et regarde le monde en face! Fort de ta conscience, marche droit et relève-toi! C’est une épreuve épouvantable, mais il faut la subir.»

Je ne t’écris pas plus longuement, car je veux que cette lettre parte ce soir.

Écris-moi longuement, écris-moi tout ce que font les nôtres.

Je t’embrasse mille fois comme je t’aime, comme je t’adore, ma Lucie chérie.

Mille baisers aux enfants. Je n’ose pas t’en parler plus longuement, les pleurs me viennent aux yeux en pensant à eux.

Écris-moi vite,

Alfred.

Toutes mes affections à toute la famille. Dis leur bien que je suis aujourd’hui ce que j’étais hier, n’ayant qu’un souci, c’est de faire mon devoir.

M. le Commissaire du gouvernement m’a prévenu que ce serait Mᵉ Démange qui se chargerait de ma défense. Je pense donc le voir demain. Écris-moi à la prison; tes lettres passeront, comme les miennes, par M. le Commissaire du Gouvernement.


Jeudi matin, 7 décembre 1894.

J’attends avec impatience une lettre de toi. Tu es mon espoir, tu es ma consolation; autrement la vie me serait à charge. Rien que de penser qu’on a pu m’accuser d’un crime aussi épouvantable, d’un crime aussi monstrueux, tout mon être tressaille, tout mon corps se révolte. Avoir travaillé toute sa vie dans un but unique, dans le but de revanche contre cet infâme ravisseur qui nous a enlevé notre chère Alsace et se voir accusé de trahison envers ce pays—non, ma chère adorée, mon esprit se refuse à comprendre! Te souviens-tu que je te racontais que me trouvant il y a une dizaine d’années à Mulhouse, au mois de septembre, j’entendis un jour passer sous nos fenêtres une musique allemande célébrant l’anniversaire de Sedan? Ma douleur fut telle que je pleurai de rage, que je mordis mes draps de colère et que je me jurai de consacrer toutes mes forces, toute mon intelligence à servir mon pays contre celui qui insultait ainsi à la douleur des Alsaciens.

Non, non, je ne veux pas insister, car je deviendrais fou et il faut que je conserve toute ma raison. D’ailleurs ma vie n’a plus qu’un but unique: c’est de trouver le misérable qui a trahi son pays, c’est de trouver le traître pour lequel aucun châtiment ne sera trop grand. Oh! chère France, toi que j’aime de toute mon âme, de tout mon cœur, toi à qui j’ai consacré toutes mes forces, toute mon intelligence, comment a-t-on pu m’accuser d’un crime aussi épouvantable? Je m’arrête, ma chérie, sur ce sujet, car les spasmes me prennent à la gorge; jamais, vois-tu, homme n’a supporté le martyre que j’endure. Aucune souffrance physique n’est comparable à la douleur morale que j’éprouve lorsque ma pensée se reporte à cette accusation. Si je n’avais mon honneur à défendre, je t’assure que j’aimerais mieux la mort; au moins ce serait l’oubli.

Écris-moi bien vite. Toutes mes affections à tous.


Décembre 1894.


Ma bonne chérie,

Merci de ta longue lettre d’hier; je n’ai jamais douté de ton adorable dévouement, de ton grand cœur. C’est surtout à toi que je pensais dans les jours sombres, à la tristesse et au chagrin que tu devais éprouver; ce fut là ma seule faiblesse.

Quant à moi, ne crains rien; si j’ai beaucoup souffert, je n’ai jamais ni courbé, ni fléchi la tête. Mes plus grands moments de tristesse étaient quand je pensais à toi, ma bonne chérie, à toute notre famille.

Je pressentais la douleur que vous deviez éprouver d’être ainsi sans nouvelles de moi.

J’avais le temps de penser à vous tous, dans ces longues journées et ces nuits sans sommeil, en tête à tête avec mon cerveau. Rien pour lire, rien pour écrire. Je tournais comme un lion en cage, essayant de déchiffrer une énigme que je ne pouvais pas saisir.

Mais tout en ce monde finit par se découvrir à force de persévérance et d’énergie; je te jure que je découvrirai le misérable qui a commis cet acte infâme.

Conserve donc tout ton courage, ma bonne chérie, et regarde le monde en face, tu en as le droit.

Remercie tout le monde de leur admirable dévouement à ma cause, embrasse pour moi nos chers enfants et toute la famille.

Mille baisers pour toi de ton dévoué,

Alfred.


Décembre 1894.


Ma bonne chérie,

Ta lettre que j’attendais impatiemment m’a fait éprouver un grand soulagement et en même temps m’a fait monter les larmes aux yeux en songeant à toi, ma bonne chérie.

Je ne suis pas parfait. Quel homme peut se vanter de l’être? Mais, ce que je puis assurer, c’est que j’ai toujours marché dans la voie du devoir et de l’honneur; jamais je n’ai eu de compromis avec ma conscience sur ce sujet. Aussi, si j’ai beaucoup souffert, si j’ai éprouvé le martyre le plus épouvantable qu’il soit possible d’imaginer, ai-je toujours été soutenu dans cette lutte terrible par ma conscience qui veillait droite et inflexible.

Ma réserve un peu hautaine, la liberté de ma parole et de mon jugement, mon peu d’indulgence, me font aujourd’hui le plus grand tort. Je ne suis ni un souple, ni un habile, ni un flatteur.

Jamais nous ne voulions faire de visites; nous restions cantonnés chez nous, nous contentant d’être heureux.

Et aujourd’hui on m’accuse du crime le plus monstrueux qu’un soldat puisse commettre!

Ah! si je tenais le misérable qui non seulement a trahi son pays, mais encore a essayé de faire retomber son infamie sur moi, je ne sais quel supplice j’inventerais pour lui faire expier les moments qu’il m’a fait passer.

Il faut cependant espérer qu’on finira par trouver le coupable. Ce serait, sans cela, à désespérer de la justice en ce monde.

Appliquez à cette recherche tous vos efforts, toute votre intelligence, toute ma fortune, s’il le faut.

L’argent n’est rien, l’honneur est tout.

Dis à M.[1] que je compte sur lui pour cette œuvre. Elle n’est pas au-dessus de ses forces. Dût-il remuer ciel et terre, il faut trouver ce misérable.

[1] Mathieu Dreyfus.

Je t’embrasse mille fois comme je t’aime.

Ton dévoué,   
Alfred.

Mille baisers aux enfants.

Toutes mes affections à toutes nos familles et merci de leur dévouement à la cause d’un innocent.


Lundi, 11 décembre.


Ma bonne chérie,

J’ai reçu ta lettre d’hier, ainsi que celles de ta sœur et d’Henri.

Espérons que bientôt justice me sera rendue et que je me retrouverai parmi vous.

Entre toi et nos chers enfants, entre vous tous, je retrouverai le calme dont j’ai grand besoin.

Mon cœur est profondément ulcéré et tu peux facilement le comprendre. Avoir consacré toute sa vie, toutes ses forces, toute son intelligence au service de son pays, et se voir accusé du crime le plus monstrueux qu’un soldat puisse commettre, c’est épouvantable.

Rien qu’en y pensant, tout mon être se révolte et tressaille d’indignation. Je me demande encore par quel miracle je ne suis pas devenu fou, comment mon cerveau a pu résister à un choc aussi épouvantable.

Je t’en supplie, ma chérie, n’assiste pas aux débats. Il est inutile de t’imposer encore de nouvelles souffrances, celles que tu as déjà supportées, avec une grandeur d’âme et un héroïsme dont je suis fier, sont plus que suffisantes. Réserve ta santé pour nos enfants; nous aurons aussi besoin tous deux de nous soigner réciproquement pour oublier cette terrible épreuve, la plus terrible que les forces humaines puissent supporter.

Embrasse bien nos bons chéris pour moi, en attendant que je puisse le faire moi-même.

Affectueux souvenirs à tous.

Je t’embrasse comme je t’aime.

Ton dévoué,   
Alfred.


Mardi, 12 décembre 1894.


Ma chère Lucie,

Veux-tu être mon interprète auprès de tous les membres de nos deux familles, auprès de tous ceux qui s’intéressent à moi, pour leur dire combien j’ai été touché de leurs bonnes lettres et de leurs témoignages de sympathie.

Je ne puis leur répondre, car que leur dirai-je? Mes souffrances? ils peuvent les comprendre, et je n’aime pas à me plaindre. D’ailleurs mon cerveau est brisé et les idées y sont parfois confuses. Mon âme seule reste vaillante comme au premier jour, devant l’accusation épouvantable et monstrueuse qu’on m’a jetée à la face. Tout mon être se révolte encore à cette pensée.

Mais la vérité finit toujours par se faire jour, envers et malgré tous. Nous ne sommes plus dans un siècle où la lumière pouvait être étouffée. Il faudra qu’elle se fasse entière et absolue, il faudra que ma voix soit entendue par toute notre chère France, comme l’a été mon accusation. Ce n’est pas seulement mon honneur que j’ai à défendre, mais encore l’honneur de tout le corps d’officiers dont je fais partie et dont je suis digne.

J’ai reçu les vêtements que tu m’as envoyés. Si tu en as l’occasion, tu pourras m’envoyer ma pèlerine, la pelisse est inutile. Ma pèlerine est dans l’armoire de l’antichambre.

Embrasse bien nos chéris pour moi. J’ai pleuré sur cette bonne lettre de notre cher Pierrot; il me tarde bien de pouvoir l’embrasser, ainsi que vous tous.

Mille baisers pour toi.

Ton dévoué,   
Alfred.


Jeudi, 14 décembre 1894.


Ma chère Lucie,

J’ai reçu ta bonne lettre ainsi que de nouvelles lettres de la famille. Remercie-les bien tous de ma part; tous ces témoignages d’affection et d’estime me touchent plus que je ne saurais dire.

Quant à moi, je suis toujours le même. Quand on a la conscience tranquille et pure, on peut tout supporter. Je suis convaincu que la lumière finira par se faire, que la certitude de mon innocence finira par entrer dans tous les cœurs.

J’ai affaire à des soldats loyaux et honnêtes comme moi-même. Ils reconnaîtront, j’en suis sûr, l’erreur qui a été commise.

L’erreur, malheureusement, est de ce monde. Qui peut dire ne s’être jamais trompé?

Je suis heureux des bonnes nouvelles que tu me donnes des enfants. Tu as raison de mettre P... à l’huile de foie de morue, l’époque est propice. Embrasse bien ce gamin de ma part. Comme il me tarde de tenir ces chers enfants dans mes bras!

J’espère, comme toi, qu’on finira par m’accorder l’autorisation de t’embrasser. Ce sera pour moi un des jours les plus heureux de ma vie, ce sera une consolation à toutes les douleurs que j’ai endurées.

Alfred.


Vendredi, 15 décembre 1894.


Ma chère Lucie,

J’ai reçu ta bonne lettre ainsi que celle de maman, merci des sentiments que celle-ci exprime à mon égard, sentiments dont je n’ai jamais douté et que j’ai toujours mérités, je puis le dire hautement.

Enfin le jour de ma comparution approche, j’en finirai donc avec cette torture morale. Ma confiance est absolue; quand on a la conscience pure et tranquille, on peut se présenter partout la tête haute. J’aurai affaire à des soldats qui m’entendront et me comprendront. La certitude de mon innocence entrera dans leur cœur, comme elle a été toujours dans celui de mes amis, de ceux qui m’ont connu intimement.

Ma vie tout entière en est le meilleur garant. Je ne parle pas des calomnies infâmes et anonymes qu’on a débitées sur mon compte; elles ne m’ont pas touché, je les méprise.

Embrasse bien nos chéris pour moi, et reçois pour toi les tendres baisers de ton dévoué mari,

Alfred.


Dimanche, 17 décembre 1894.


Ma chère Lucie,

Je ne sais si cette lettre te parviendra aujourd’hui, car les bureaux sont fermés. Je ne veux cependant pas laisser passer cette journée sans t’écrire un mot. Je suis heureux de te savoir entourée de toute la famille, ton chagrin doit être ainsi moins grand, car rien ne soutient comme l’affection qu’on vous témoigne.

Quant à moi, ma chérie, n’aie aucune inquiétude. Je suis prêt à paraître devant mes juges, l’âme tranquille.

Je puis paraître devant eux comme je paraîtrai quelque jour devant Dieu, le front haut, la conscience pure.

Je suis heureux de savoir que votre santé à tous est bonne, ainsi que celle des enfants.

Continue à bien te soigner, ma chérie, et conserve tout ton courage. L’épreuve, il est vrai, est grande, mais mon courage ne l’est pas moins.

Si j’ai eu des moments d’abattement terribles, si j’ai supporté une torture morale épouvantable du soupçon qu’on faisait planer sur moi, par contre ma tête est toujours restée haute. Aujourd’hui comme hier, je puis regarder le monde en face, je suis digne de commander à nos soldats.

Embrasse les chéris pour moi et affectueux baisers de ton dévoué

Alfred.


Lundi, 18 décembre 1894.


Ma chère Lucie,

Je reçois aujourd’hui seulement ta bonne lettre de samedi. De même, je n’ai pu t’écrire hier dimanche, car les bureaux étaient fermés et ma lettre n’aurait pu passer.

Comme tu dois souffrir, ma pauvre chérie! Je me l’imagine en comparant ta souffrance à celle que j’éprouve moi-même de ne pouvoir te voir. Mais il faut savoir se raidir contre la douleur, se résigner et conserver toute sa dignité.

Montrons que nous sommes dignes l’un de l’autre, que les épreuves, même les plus cruelles, même les plus imméritées, ne sauraient nous abattre.

Quand on a la conscience pour soi, on peut, comme tu le dis si justement, tout supporter, tout souffrir. C’est ma conscience seule qui m’a permis de résister; autrement je serais mort de douleur ou, du moins, dans un cabanon de fous.

Je ne puis moi-même me rappeler encore les premiers jours sans un frisson d’épouvante; mon cerveau était comme une chaudière bouillante; à chaque instant je craignais qu’il ne m’échappât.

Ne t’inquiète pas de l’irrégularité de mes lettres; tu sais que je ne puis t’écrire à ma guise. Sois donc forte et courageuse; soigne bien ta santé.

Merci de toutes les nouvelles que tu me donnes des nôtres. Dis-leur que j’ai souvent pensé à eux, à la douleur qu’ils devaient éprouver. Il faut nous lier en un faisceau inébranlable que rien ne saurait briser; notre vie pure et honnête, tout le passé de toutes nos familles, notre dévouement à la France sont les meilleures garants de ce que nous sommes.

J’ai reçu aussi deux bonnes lettres de J. et de R. Elles m’ont fait grand plaisir.

Merci aussi des nouvelles que tu me donnes des enfants. Ah! les pauvres chéris! Quelle joie j’aurais à pouvoir les embrasser, ainsi que toi, ma bonne chérie. Mais je ne veux pas me laisser aller sur un pareil sujet, car alors tout se fond en moi...

L’amertume me monte du cœur aux lèvres... et il me faut toutes mes forces.

Remercie M., ainsi que tous mes frères et sœurs, ainsi que toute la famille, de ce qu’ils font pour moi. Embrasse-les bien de ma part.

Je m’arrête ici, car tous les souvenirs du bonheur que j’avais entre vous tous ravivent ma douleur.

Avoir tout sacrifié à son pays, l’avoir servi avec un entier dévouement, avec toutes ses forces, avec toute son intelligence... et se voir accusé d’un crime aussi épouvantable! Non... non...!

Écris-moi souvent, écris-moi longuement. Mes meilleurs moments sont ceux où je reçois des nouvelles de vous tous.

Mille baisers pour toi et les enfants.

Ton dévoué,   
Alfred.


Mardi, 13 décembre 1894.


Ma bonne chérie,

J’arrive enfin au terme de mes souffrances, au terme de mon martyre. Demain je paraîtrai devant mes juges, le front haut, l’âme tranquille.

L’épreuve que je viens de subir, épreuve terrible s’il en fût, a épuré mon âme. Je te reviendrai meilleur que je n’ai été. Je veux te consacrer à toi, à mes enfants, à nos chères familles, tout ce qui me reste encore à vivre.

Comme je te l’ai dit, j’ai passé par des crises épouvantables. J’ai eu de vrais moments de folie furieuse, à la pensée d’être accusé d’un crime aussi monstrueux.

Je suis prêt à paraître devant des soldats, comme un soldat qui n’a rien à se reprocher. Ils verront sur ma figure, ils liront dans mon âme, ils acquerront la conviction de mon innocence comme tous ceux qui me connaissent.

Dévoué à mon pays auquel j’ai consacré toutes mes forces, toute mon intelligence, je n’ai rien à craindre.

Dors donc tranquille, ma chérie, et ne te fais aucun souci. Pense seulement à la joie que nous éprouverons à nous trouver bientôt dans les bras l’un de l’autre, à oublier bien vite ces jours tristes et sombres.

A bientôt donc, ma bonne chérie, à bientôt le bonheur de t’embrasser ainsi que nos bons chéris.

Mille baisers en attendant cet heureux moment.

ALfred.


23 décembre 1894.


Ma chérie,

Je souffre beaucoup, mais je te plains encore plus que moi. Je sais combien tu m’aimes; ton cœur doit saigner. De mon côté, mon adorée, ma pensée a toujours été vers toi, nuit et jour.

Être innocent, avoir eu une vie sans tache et se voir condamné pour le crime le plus monstrueux qu’un soldat puisse commettre, quoi de plus épouvantable! Il me semble parfois que je suis le jouet d’un horrible cauchemar.

C’est pour toi seule que j’ai résisté jusqu’aujourd’hui; c’est pour toi seule, mon adorée, que j’ai supporté le long martyre. Mes forces me permettront-elles d’aller jusqu’au bout? Je n’en sais rien. Il n’y a que toi qui puisses me donner du courage; c’est dans ton amour que j’espère le puiser.

Parfois, j’espère aussi que Dieu, qui m’a cependant bien abandonné jusqu’à présent, finira par faire cesser ce martyre d’un innocent, qu’il fera qu’on découvre le vrai coupable. Mais pourrai-je résister jusque-là?

J’ai signé mon pourvoi en revision.

Je n’ose te parler des enfants, leur souvenir m’arrache le cœur. Parle-m’en; qu’ils soient ta consolation.

Mon amertume est telle, mon cœur si ulcéré, que je me serais déjà débarrassé de cette triste vie, si ton souvenir ne m’arrêtait, si la crainte d’augmenter encore ton chagrin ne retenait mon bras.

Avoir entendu tout ce qu’on m’a dit, quand on sait en son âme et conscience n’avoir jamais failli, n’avoir même jamais commis la plus légère imprudence, c’est la torture morale la plus épouvantable.

J’essaierai donc de vivre pour toi, mais j’ai besoin de ton aide.

Ce qu’il faut surtout, quoi qu’il advienne de moi, c’est chercher la vérité, c’est remuer ciel et terre pour la découvrir, c’est y engloutir s’il le faut notre fortune, afin de réhabiliter mon nom traîné dans la boue. Il faut à tout prix laver cette tache imméritée.

Je n’ai pas le courage de t’écrire plus longuement. Embrasse tes chers parents, nos enfants, tout le monde pour moi.

Mille et mille baisers,

Alfred.

Tâche d’obtenir la permission de me voir. Il me semble qu’on ne peut te la refuser maintenant.


Lundi soir, 24 décembre 1894.


Ma chérie,

C’est encore à toi que j’écris, car tu es le seul fil qui me rattache à la vie. Je sais bien que toute ma famille, que toute la tienne m’aiment et m’estiment; mais enfin, si je venais à disparaître, leur chagrin si grand finirait par disparaître avec les années.

C’est pour toi seule, ma pauvre chérie, que j’arrive à lutter; c’est ta pensée qui arrête mon bras. Combien je sens, en ce moment, mon amour pour toi; jamais il n’a été si grand, si exclusif. Et puis, un faible espoir me soutient encore un peu: c’est de pouvoir un jour réhabiliter mon nom. Mais surtout, crois-le bien, si j’arrive à lutter jusqu’au bout contre ce calvaire, ce sera uniquement pour toi, ma pauvre chérie, ce sera pour t’éviter encore un nouveau chagrin ajouté à tous ceux que tu as supportés jusqu’ici. Fais tout ce qui est humainement possible pour arriver à me voir.

Je t’embrasse mille fois comme je t’aime,

Alfred.


24 décembre 1894.
(Nuit de lundi à mardi)


Ma chère adorée,

J’ai reçu tout à l’heure ta lettre; j’espère que tu as reçu les miennes. Pauvre chérie, comme tu dois souffrir, comme je te plains! J’ai versé bien des larmes sur ta lettre, je ne puis accepter ton sacrifice. Il faut que tu restes, il faut que tu vives pour les enfants. Songe à eux d’abord avant de penser à moi; ce sont de pauvres petits qui ont absolument besoin de toi.

Ma pensée me ramène toujours vers toi.

Mᵉ Demange, qui est venu tout à l’heure, m’a dit combien tu étais admirable; il m’a fait de toi un éloge auquel mon cœur faisait écho.

Oui, ma chérie, tu es sublime de courage et de dévouement; tu vaux mieux que moi. Je t’aimais déjà de tout mon cœur et de toute mon âme; aujourd’hui, je fais plus, je t’admire. Tu es certes une des plus nobles femmes qui soient sur terre. Mon admiration pour toi est telle, que, si j’arrive à boire le calice jusqu’au bout, ce sera pour être digne de ton héroïsme.

Mais ce sera bien terrible de subir cette honteuse humiliation; j’aimerais mieux me trouver devant un peloton d’exécution. Je ne crains pas la mort; je ne veux pas du mépris.

Quoi qu’il en soit, je te prie de recommander à tous de lever la tête comme je le fais moi-même, de regarder le monde en face sans faiblir. Ne courbez jamais le front et proclamez bien haut mon innocence.

Maintenant, ma chérie, je vais de nouveau laisser tomber ma tête sur l’oreiller et penser à toi.

Je t’embrasse et te serre sur mon cœur.

Alfred.

Embrasse bien, bien les petits pour moi.

Veux-tu être assez bonne pour faire déposer 200 fr. au greffe de la prison.


25 Décembre 1894.


Ma chérie,

Je ne puis pas dater cette lettre, car je ne sais même pas quel jour nous sommes. Est-ce mardi? Est-ce mercredi? Je ne sais. Toujours est-il qu’il fait nuit. Comme le sommeil fuit mes paupières, je me lève pour t’écrire.

Parfois il me semble que tout cela n’est pas arrivé, que je ne t’ai jamais quittée.

Dans mes hallucinations, tout ce qui vient de nous arriver me paraît un mauvais cauchemar; mais le réveil est terrible.

Je ne puis plus croire à rien, sinon en ton amour, en l’affection de tous les nôtres.

Il faut toujours chercher le véritable coupable; tous les moyens sont bons. Le hasard seul ne suffit pas.

Peut-être arriverai-je à surmonter l’horrible terreur que m’inspire la peine infamante que je vais subir. Être un homme d’honneur et se voir arracher, quand on est innocent, son honneur, quoi de plus épouvantable? C’est le pire de tous les supplices, pire que la mort. Ah! si j’arrive jusqu’au bout, ce sera bien pour toi, ma chère adorée, car tu es le seul fil qui me rattache à la vie.

Comme nous nous aimions!

C’est aujourd’hui surtout que je sens toute la place que tu as dans mon cœur. Mais, avant tout, soigne-toi, occupe-toi de ta santé. Il le faut, à tout prix, pour mes enfants, qui ont besoin de toi.

Donc, poursuivez vos recherches à Paris comme là-bas. Tout est à tenter, il ne faut rien négliger. Le nom du coupable, il y a forcément des personnes qui le connaissent.

Je t’embrasse,

Alfred.


26 Décembre 1894.
(Mercredi, deux heures.)


Ma chérie,

Je viens de recevoir tes deux lettres et celle de Marie.

Tu es sublime, mon adorée, et j’admire ton courage et ton héroïsme. Je t’aimais déjà; aujourd’hui, je me mets à deux genoux devant toi, car tu es une femme sublime. Mais ne te laisse pas abattre, je t’en supplie; pense à nos enfants, qui ont besoin de toi.

Peut-être arriverai-je à résister pour être à hauteur de toi. Ce ne sont pas les souffrances physiques que je crains; celles-ci n’ont jamais pu m’abattre, elles glissent sur ma peau. Mais c’est cette torture morale de savoir mon nom traîné dans la boue, le nom d’un innocent, le nom d’un homme d’honneur. Crie-le bien haut, ma chérie; criez tous que je suis un innocent, victime d’une fatalité épouvantable.

Arriverons-nous à découvrir le véritable coupable? Espérons-le, car ce serait à désespérer de tout.

J’espère te voir bientôt, et c’est ce qui me console. Toute la journée, toute la nuit, mes pensées vont vers toi, vers vous tous. Je pense au bonheur dont nous jouissions et je me demande encore par quelle fatalité inexplicable il s’est brisé ainsi.

C’est le drame le plus effroyable qu’il m’ait été donné de lire, et celui-ci est vécu, malheureusement.

Enfin, soigne-toi bien, ma chérie, il te faut toute ta santé, toute ta vigueur physique, si tu veux mener à bien la tâche que tu as entreprise si noblement.

Je t’embrasse, ainsi que mes pauvres chéris, auxquels je n’ose pas penser.

Mille baisers,

Alfred.


26 Décembre 1894.
(Mercredi, quatre heures.)


Ma chérie,

Tu me demandes ce que je fais toute la journée. Je pense à toi, je pense à vous tous. Si cette pensée consolante ne me soutenait pas, si je ne sentais pas, à travers les murs épais de ma prison, le souffle puissant de votre sympathie, je crois que je me laisserais aller et que le désespoir entrerait dans mon âme. C’est ton amour, c’est votre affection à tous, qui me donnent le courage de vivre.

Mᵉ Demange vient de venir; il est resté quelques instants avec moi. Sa foi en moi est complète et absolue; c’est ce qui me donne également du courage.

Ce ne sont pas les souffrances physiques qui m’effraient; je suis de taille à les supporter. Mais cette torture morale continuelle, ce mépris qui va me poursuivre partout, moi si fier, si sûr de mon honneur, c’est cela que je trouve terrible et épouvantable.

Enfin, ma chérie, je ne veux pas te torturer plus l’âme. Ton chagrin est déjà assez grand.

Je t’embrasse bien fort,

Alfred.


Mercredi, dix heures du soir.

Je ne dors pas et c’est vers toi que je reviens encore. Suis-je donc marqué d’un sceau fatal, pour être abreuvé de tant d’amertume? Je suis calme en ce moment; mon âme est forte et s’élève dans le silence de la nuit. Comme nous étions heureux, ma chérie! Tout nous souriait dans la vie: fortune, amour, enfants adorables, famille unie, tout enfin; puis ce coup de foudre épouvantable, effroyable. Achète, je te prie, des jouets aux enfants pour leur jour de l’an; dis-leur qu’ils viennent de leur père; il ne faut pas que ces pauvres âmes qui entrent dans la vie souffrent déjà de nos peines.

Ah! ma chérie, si je ne t’avais, comme je quitterais la vie avec délices! Ton amour me retient, lui seul me permet de supporter la haine de tout un peuple.

Et ce peuple a raison: on lui a dit que j’étais un traître. Ah! ce mot horrible de traître, comme il m’arrache le cœur!

Moi... traître! Est-il possible qu’on ait pu m’accuser et me condamner pour un crime aussi monstrueux!

Criez bien haut mon innocence; criez de toutes les forces de vos poumons; criez-le sur tous les toits, afin que les murs s’ébranlent.

Et cherchez le coupable, c’est celui-là qu’il nous faudrait.

Je t’embrasse comme je t’aime,

Alfred.


27 Décembre 1894.
(Jeudi, six heures du soir.)


Ma chère Lucie,

Ton héroïsme me gagne; fort de ton amour, fort de ma conscience et de l’appui inébranlable que je trouve dans nos deux familles, je sens mon courage renaître.

Je lutterai donc jusqu’à mon dernier souffle, je lutterai jusqu’à ma dernière goutte de sang.

Il n’est pas possible que la lumière ne se fasse pas quelque jour; sentant ton cœur battre près du mien, je supporterai tous les martyres, toutes les humiliations, sans courber la tête. Ta pensée, ma chérie, me donnera les forces nécessaires.

Décidément, ma chère adorée, les femmes sont supérieures à nous; parmi elles, tu es une des plus belles et des plus nobles figures que je connaisse.

Je t’aimais profondément, tu le sais; aujourd’hui, je fais plus, je t’admire et te vénère. Tu es une sainte, tu es une noble femme. Je suis fier de toi et essaierai d’être digne de toi.

Oui, ce serait une lâcheté que de déserter la vie; ce serait mon nom, celui de mes chers enfants souillé et avili à jamais. Je le sens aujourd’hui; mais, que veux-tu, le coup était trop cruel et mon courage avait sombré; c’est toi qui l’as relevé.

Ton âme fait tressaillir la mienne.

Donc, nous appuyant l’un sur l’autre, fiers de nous, avec notre volonté, nous arriverons à réhabiliter notre nom; nous réhabiliterons notre honneur, qui n’a jamais failli.

Je t’embrasse comme je t’aime,

Alfred.


Jeudi, onze heures du soir.

J’espérais presque recevoir encore un mot de toi ce soir. Si tu savais avec quel bonheur je reçois tes lettres, avec quelle ivresse je les lis et les relis toute la journée!

Bonsoir, bonne nuit, ma chérie.

Nous vivrons encore l’un pour l’autre.


Le 28 décembre 1894.
(Vendredi, 10 heures matin.)


Ma chère Lucie,

J’ai reçu ta bonne lettre datée d’hier à midi. Tu as raison, il faut que je vive, il faut que je vive pour toi, pour nos chers enfants dont il faut que je réhabilite le nom. Quelles que soient les épouvantables tortures morales que je vais éprouver, il faut que je résiste. Je n’ai pas le droit de déserter mon poste.

Si j’étais seul en cause, je n’hésiterais pas; mais ton nom, le nom de ma famille, tout est atteint. Il faut donc s’armer de courage pour la lutte: à force d’énergie, de volonté, nous triompherons. On finira bien par parler. Appuyé sur ton inébranlable courage, nous réussirons.

Écris-moi souvent. Relayez-vous tour à tour. Chacune de vos lettres me soulage; il me semble que je t’entends parler, que j’entends parler tes chers parents.

Je t’embrasse ainsi que toute ta chère famille.

Mille bons baisers aux enfants.

Alfred.


Vendredi, midi.

Je reçois ta lettre datée de jeudi soir, ainsi que les quelques bons mots de Pierrot. Embrasse bien ce chéri pour moi, embrasse bien Jeanne. Oui, il faut que je vive, il faut que je rassemble toute mon énergie pour laver la tache qui pèse sur la tête de mes enfants. Je serais lâche si je désertais mon poste. Je vivrai, je le veux.

Je t’embrasse,

Alfred.


Lundi, 31 décembre.


Ma chère Lucie,

J’ai aussi longuement pensé hier au soir à mon père, à toute ma famille; je ne te cacherai pas que j’ai beaucoup pleuré. Mais ces larmes m’ont soulagé. Notre consolation, c’est l’affection profonde qui nous lie tous, c’est l’affection que je rencontre aussi chez les tiens.

Il est impossible, avec ce faisceau si puissant, avec l’aide de Mᵉ Demange qui se montre aussi d’un dévouement remarquable, que nous n’arrivions pas tôt ou tard à la découverte de la vérité. J’avais eu tort de vouloir déserter la vie, je n’en ai pas le droit. Je lutterai jusqu’à mon dernier souffle. Dans ces longues journées et ces tristes nuits, mon âme s’épure et se fortifie. Mon devoir est nettement tracé: il faut que je laisse à mes enfants un nom pur et sans tache.

Travaillons à cela, ma chérie, sans trêve ni repos. Aucune démarche, aucune tentative ne doit vous rebuter, il faut tout tenter.

Les livres de M. Bayles que tu m’as envoyés sont suffisants pour le moment; plus tard il me faudra un ouvrage présentant exercices et corrigés en face, afin que je puisse travailler moi-même.

Pour le moment, il faut que je rassemble toutes mes forces pour supporter l’horrible humiliation qui m’attend.

Mais ne vous relâchez pas un seul instant. Vous pourrez peut-être tâter un terrain dont j’ai parlé ce soir à Mᵉ Demange; il ne faut rien négliger et tout essayer.

Je t’embrasse comme je t’aime,

ALfred.

Bons baisers aux chéris. Je n’ose rien te souhaiter pour le jour de l’an; cette fête ne s’accorde pas avec nos malheurs actuels.

J’ai même oublié de souhaiter la fête à ta mère pour son anniversaire de naissance; répare, je te prie, cet oubli bien excusable dans ces tristes circonstances.

Je pense que tu auras donné des jouets aux enfants de la part de leur père. Il ne faut pas que ces jeunes âmes souffrent déjà de nos douleurs.

J’ai reçu l’encrier. Merci.



5 heures, soir.

Le pourvoi est rejeté, comme il fallait s’y attendre. On vient de me le signifier. Demande de suite la permission de me voir.

Envoie-moi ce que je t’ai demandé, c’est-à-dire sabre, ceinturon et valise d’effets. Le supplice cruel et horrible approche, je vais l’affronter avec la dignité d’une conscience pure et tranquille. Te dire que je ne souffrirai pas, ce serait mentir, mais je n’aurai pas de défaillance.

Continuez de votre côté, sans trêve ni repos.


1ᵉʳ janvier 1895.


Ma chérie,

Il n’est plus dimanche, il va être lundi.

En effet, minuit sonne au moment précis où j’allume ma bougie. Je ne puis dormir; je préfère dès lors me lever que de m’agiter dans mon lit, et quelle plus délicieuse occupation que de venir causer avec toi.

Il me semble ainsi que tu es près de moi, comme dans ces bonnes soirées d’heureuse mémoire, pendant lesquelles tu travaillais à mes côtés, alors que moi-même j’étais assis à mon bureau.

Espérons que ce bonheur luira de nouveau pour nous. Il est impossible que la vérité ne se fasse pas jour. Je connais le caractère énergique de Mathieu; j’ai pu apprécier le tien, ton profond dévouement, je dirais même ton héroïsme; aussi je ne doute plus du succès de vos recherches.

Vous avez raison d’agir avec calme, avec méthode, pour aboutir plus sûrement.

D’ailleurs, j’espère causer bientôt de tout cela avec toi.

C’est à partir de maintenant que le calvaire va devenir douloureux. D’abord cette cérémonie humiliante, puis les souffrances qui suivront. Je les supporterai avec calme, avec dignité, tu peux en être assurée.

Te dire que je n’ai pas parfois des mouvements de révolte violente, ce serait mentir; l’injustice est par trop criante; mais j’ai foi en l’avenir et j’espère avoir ma revanche.

Je me plais alors à penser que je n’aurai plus d’autre souci que d’assurer mon bonheur, celui de nos chers enfants.

J’ai reçu une charmante lettre de Marie, à laquelle je répondrai un de ces jours.

Bon courage toujours, ma chérie, soigne bien ta santé, car tu auras besoin de toutes tes forces. Il ne faudra pas qu’elles te trahissent au moment décisif.

Bonsoir et bonne nuit.

Je t’embrasse comme je t’aime,

Alfred.


Mardi, 1ᵉʳ janvier 1895.


Ma chérie,

Je n’ai pas reçu de lettre de toi ce matin; cela me manque. J’en ai reçu plusieurs autres, il est vrai, mais oserai-je te dire que ce n’est pas la même chose?

Hier, en me quittant, Mᵉ Demange espérait venir passer aujourd’hui quelques heures avec moi; mais hélas! peu après son départ, on me signifiait de suite le rejet de mon pourvoi, ce qui lui fermait dès lors la porte. Il a dû en être prévenu ce matin. Aussi, passerai-je ma journée tout seul.

Quel triste jour de l’an, ma chérie! Mais n’insistons pas sur un pareil sujet; rien ne sert de pleurer et de gémir, cela n’ouvrira pas les portes de ma prison. Il faut, au contraire, conserver toute notre énergie physique et morale et ne pas arrêter un seul instant de lutter, de chercher à déchiffrer l’énigme. Que rien ne vous rebute, ne perdez jamais l’espoir. Tendez vos filets de tous côtés, le coupable finira bien par s’y faire prendre.

As-tu reçu une réponse au sujet de ta demande? J’attends maintenant avec impatience le moment de te serrer dans mes bras.

As-tu acheté des jouets aux enfants? Ont-ils été contents? Je ne pense qu’à toi et à eux, je ne vis que dans cette pensée de voir un jour cet épouvantable cauchemar s’évanouir. Il me semble impossible qu’il en soit autrement; nous y aiderons d’ailleurs, je te le promets.

Je t’embrasse comme je t’aime,

Alfred.


Lundi 2 janvier 1895, 11 heures du soir.


Ma chérie,

Une nouvelle année va bientôt commencer! Que nous réserve-t-elle? Espérons qu’elle sera meilleure que celle qui vient de finir, autrement la mort serait préférable. Dans cette nuit calme et profonde qui m’entoure, je pense à vous tous, à toi, à nos chers enfants. Quel coup épouvantable du sort, immérité et cruel!

Laisse-moi m’épancher un peu, pleurer à mon aise dans tes bras. Ne crois pas pour cela que mon courage faiblisse; je t’ai promis de vivre, je tiendrai ma parole. Mais il faut que je sente constamment ton âme vibrer près de la mienne, il faut que je me sente soutenu par ton amour.

Il nous faut du courage, il nous faut une énergie presque surhumaine. Quant à moi, je ne puis que rassembler mes forces pour supporter encore toutes les tortures qui m’attendent.

Bonsoir et baisers,

Alfred.


Jeudi midi.


Ma chérie,

On m’apprend que l’humiliation suprême est pour après demain. Je m’y attendais, j’y étais préparé, le coup a cependant été violent. Je résisterai, je te l’ai promis. Je puiserai les forces qui me sont encore nécessaires dans ton amour, dans l’affection de vous tous, dans le souvenir de mes enfants chéris, dans l’espoir suprême que la vérité se fera jour. Mais il faut que je sente votre affection à tous rayonner autour de moi, il faut que je vous sente lutter avec moi. Continuez donc vos recherches sans trêve ni repos.

J’espère te voir tout à l’heure et puiser des forces dans tes yeux. Soutenons-nous mutuellement envers et contre tous.

Il me faut ton amour pour vivre, sans cela le grand ressort serait cassé.

Moi parti, persuade bien à tout le monde qu’il ne faut pas s’arrêter.

Fais faire de suite les démarches nécessaires pour que tu puisses me voir dès samedi et les jours suivants à la prison de la Santé; c’est là surtout qu’il faut que je me sente soutenu.

Informe-toi aussi de ce que je t’ai dit hier, époque de mon départ, de mon transport, etc.

Il faut être préparé à tout et ne pas se laisser surprendre.

A tout à l’heure, chérie, je t’embrasse,

Alfred.


4 heures 1/4.

Depuis qu’il est quatre heures, mon cœur bat à se rompre. Tu n’es pas encore là, ma chérie; les secondes me paraissent des heures. Mon oreille est tendue pour écouter si quelqu’un vient me chercher, je n’entends rien... j’attends toujours.


5 heures.

Je suis plus calme, ta vue m’a fait du bien.

Le plaisir de t’embrasser pleinement et entièrement m’a fait un bien immense.

Je ne pouvais attendre ce moment. Merci de la joie que tu m’as donnée. Comme je t’aime, ma bonne chérie! Enfin, espérons, que tout cela aura une fin. Il faut que je conserve toute mon énergie.

Encore mille baisers, ma chérie,

Alfred.


Jeudi, 11 heures soir.


Ma chérie,

Les nuits sont longues; c’est vers toi que je me retourne, c’est dans ton regard que je puise toutes mes forces, c’est dans ton amour profond que je trouve le courage de vivre. Non pas que la lutte me fasse peur, mais vraiment le sort m’est trop cruel. Peut-on imaginer une situation plus épouvantable, plus tragique pour un innocent? Peut-on imaginer un martyre plus douloureux?

Heureusement que j’ai l’affection profonde dont toutes nos familles m’entourent, que j’ai enfin ton amour qui me paie de toutes mes souffrances.

Pardonne-moi, si je gémis parfois; ne crois point pour cela que mon âme soit moins vaillante, mais ces cris même me font du bien et à qui les ferais-je entendre si ce n’est à toi, ma chère femme?

Mille bons baisers pour toi et les petits,

Alfred.


Mercredi, 5 heures.


Ma chérie,

Je veux encore t’écrire ces quelques mots pour que tu les trouves demain matin à ton réveil.

Notre conversation, même à travers les barreaux de la prison, m’a fait du bien. Je tremblais sur mes jambes en descendant, mais je me suis raidi pour ne pas tomber par terre d’émotion. A l’heure qu’il est, ma main n’est pas encore bien assurée: cette entrevue m’a violemment secoué. Si je n’ai pas insisté pour que tu restes plus longtemps, c’est que j’étais à bout de forces; j’avais besoin d’aller me cacher pour pleurer un peu. Ne crois pas pour cela que mon âme soit moins vaillante ni moins forte, mais le corps est un peu affaibli par trois mois de prison, sans avoir respiré l’air du dehors. Il a fallu que j’aie une robuste constitution pour pouvoir résister à toutes ces tortures.

Ce qui m’a fait le plus de bien, c’est de te sentir si courageuse et si vaillante, si pleine d’affection pour moi. Continue, ma chère femme, imposons le respect au monde par notre attitude et notre courage. Quant à moi, tu as dû sentir que j’étais décidé à tout; je veux mon honneur et je l’aurai; aucun obstacle ne m’arrêtera.

Remercie bien tout le monde, remercie de ma part Mᵉ Demange de tout ce qu’il a fait pour un innocent. Dis-lui toute la gratitude que j’ai pour lui, j’ai été incapable de l’exprimer moi-même. Dis-lui que je compte sur lui dans cette lutte pour mon honneur.

Embrasse les bébés pour moi. Mille baisers,

Alfred.

Le parloir est occupé demain jeudi entre une heure et quatre heures. Il faudrait donc que tu viennes, soit le matin entre dix et onze heures, soit le soir à quatre heures.

Ceci n’a lieu que les jeudis et dimanches.

Janvier 1895

PRISON DE LA SANTÉ


Prison de la Santé, samedi 5 janvier 1895.


Ma chérie,

Te dire ce que j’ai souffert aujourd’hui, je ne le veux pas, ton chagrin est déjà assez grand pour que je ne vienne pas encore l’augmenter.

En te promettant de vivre, en te promettant de résister jusqu’à la réhabilitation de mon nom, je t’ai fait le plus grand sacrifice qu’un homme de cœur, qu’un honnête homme, auquel on vient d’arracher son honneur, puisse faire. Pourvu, mon Dieu, que mes forces physiques ne m’abandonnent pas! Le moral tient, ma conscience qui ne me reproche rien me soutient, mais je commence à être à bout de patience et de forces. Avoir consacré toute sa vie à l’honneur, n’avoir jamais démérité et me voir où je suis, après avoir subi l’affront le plus sanglant qu’on puisse infliger à un soldat!...

Donc, ma chérie, faites tout au monde pour trouver le véritable coupable, ne vous ralentissez pas un seul instant, c’est mon seul espoir dans le malheur épouvantable qui me poursuit. Pourvu que je sois bientôt là-bas et que nous soyons bientôt réunis! Tu me redonneras des forces et du courage, j’en ai besoin. Les émotions d’aujourd’hui m’ont brisé le cœur, ma cellule ne me procure aucune consolation.

Figure-toi une petite pièce toute nue, de 4 m. 20 peut-être, fermée par une lucarne grillée... un lit replié contre le mur, etc., non, je ne veux pas t’arracher le cœur, ma pauvre chérie.

Je te raconterai plus tard, quand nous serons de nouveau heureux, ce que j’ai souffert aujourd’hui, combien de fois, au milieu de ces nombreuses périgrinations parmi de vrais coupables, mon cœur a saigné. Je me demandais ce que je faisais là, pourquoi j’étais là... il me semblait que j’étais le jouet d’une hallucination; mais, hélas, mes vêtements déchirés, souillés, me rappelaient brutalement à la vérité, des regards de mépris qu’on me jetait me disaient trop clairement pourquoi j’étais là.

Ah! hélas, pourquoi ne peut-on pas ouvrir avec un scapel le cœur des gens et y lire! Tous les braves gens qui me voyaient passer y auraient lu, gravé en lettres d’or: «Cet homme est un homme d’honneur.» Mais comme je les comprends! A leur place je n’aurais pas non plus pu contenir mon mépris à la vue d’un officier qu’on leur dit être traître... Mais hélas, c’est là ce qu’il y a de tragique, c’est que ce traître, ce n’est pas moi!

Écrivez-moi vite tous, faites tout au monde pour que je vous voie bien vite, car mes forces m’abandonneront, et il me faut du soutien, fais enfin que nous soyons réunis le plus tôt possible et que je retrouve dans ton cœur les forces qui me sont nécessaires.

Je t’embrasse comme je t’aime,
(Samedi, après-midi).

Alfred.


Janvier 1895, samedi 6 heures.

Dans ma sombre cellule, dans les tortures de mon âme qui se refuse à comprendre pourquoi je souffre ainsi, pour quelle cause enfin Dieu me punit ainsi, c’est toujours vers toi qui, je reviens, ma chère femme, c’est vers toi qui, dans ces tristes et terribles circonstances, a été pour moi d’un dévouement sans bornes, d’une affection sans limites.

Tu as été et tu es sublime; dans mes moments de faiblesse, j’ai honte de ne pas être à la hauteur de ton héroïsme. Mais ce chagrin finit par ronger les âmes les mieux trempées, le chagrin de voir tant d’efforts, tant d’années d’honneur, de dévouement à son pays, perdues par une machination qui procède bien plus du fantastique que du réel. A certains moments je ne puis y croire; mais ces moments, hélas, sont rares ici, car soumis au régime cellulaire le plus strict, tout me ramène à la sombre réalité.

Continue à me soutenir de ton profond amour, ma chérie, aide-moi dans cette lutte épouvantable pour mon honneur, que je sente ta belle âme vibrer près de la mienne.

Quand pourrai-je te voir?

J’ai cependant besoin d’affection et de consolation dans ma triste infortune.

Hélas, j’ai bien l’âme courageuse du soldat, je me demande si j’ai l’âme héroïque du martyr!

Mille bons baisers pour toi, pour nos chéris!

Que ces derniers soient ta consolation.

A. Dreyfus.

Écrivez-moi souvent et beaucoup. Songez qu’ici je suis seul du matin au soir et du soir au matin; pas une âme sympathique ne vient adoucir mon sombre chagrin. Aussi me tarde-t-il d’être là-bas avec toi, ma chérie, et d’attendre dans la paix et la tranquillité que l’on me réhabilite, qu’on me rende mon honneur.


5 janvier 1895, samedi 7 heures, soir.

Je viens d’avoir un moment de détente terrible, des pleurs entremêlés de sanglots, tout le corps secoué par la fièvre. C’est la réaction des horribles tortures de la journée, elle devait fatalement arriver; mais, hélas, au lieu de pouvoir sangloter dans tes bras, au lieu de pouvoir m’appuyer sur toi, mes sanglots ont résonné dans le vide de ma prison.

C’est fini, haut les cœurs! Je concentre toute mon énergie. Fort de ma conscience pure et sans tache, je me dois à ma famille, je me dois à mon nom. Je n’ai pas le droit de déserter tant qu’il me restera un souffle de vie; je lutterai avec l’espoir prochain de voir la lumière se faire. Donc, poursuivez vos recherches. Quant à moi, la seule chose que je demande, c’est de partir au plus vite, de te retrouver là bas, de nous installer, pendant que nos amis, nos familles, s’occuperont ici de rechercher le véritable coupable, afin que nous puissions un jour rentrer dans notre chère patrie, en martyrs qui ont supporté la plus terrible, la plus émouvante des épreuves.


Samedi, 7 heures et demie.

C’est l’heure à laquelle il faut se coucher. Que vais-je devenir? Que vais-je faire dans mon lit qui se compose d’une paillasse portée par des tringles de fer. Les souffrances physiques ne sont rien, tu sais que je ne les crains pas, mais mes tortures morales sont loin d’être finies. O ma chérie, qu’ai-je fait le jour où je t’ai promis de vivre! Je croyais vraiment avoir l’âme plus forte. Être résigné toujours quant on est innocent, c’est facile à dire, mais dur à digérer.

Écris-moi bien vite, ma chérie, tâche de me voir, j’ai besoin de puiser de nouvelles forces dans tes yeux chéris.

Mille bons baisers, Alfred.


6 Janvier 1895, dimanche 5 heures.

Pardon, mon adorée, si dans mes lettres d’hier j’ai exhalé ma douleur, étalé ma torture. Il fallait bien que je les confie à quelqu’un! Quel cœur est plus préparé que le tien à recevoir le trop-plein du mien! C’est ton amour qui m’a donné le courage de vivre; il faut que je le sente vibrer près du mien. Montrons que nous sommes dignes l’un de l’autre, que tu es une femme noble et sublime.

Courage donc, ma chérie. Ne pense pas trop à moi, tu as d’autres devoirs à remplir. Tu te dois à nos chers enfants, à notre nom qu’il faut réhabiliter. Pense donc à toutes les nobles missions qui t’incombent; elles sont lourdes, mais je te sais capable de les entreprendre à condition de ne pas te laisser abattre, à condition de conserver tes forces.

Il faut donc lutter contre toi-même, rassembler toute ton énergie et ne penser qu’à tes devoirs.

Quant à moi, ma chérie, tu sais si j’ai beaucoup souffert hier; plus encore que tu ne peux te l’imaginer. Je te raconterai cela quelque jour, quand nous serons de nouveau réunis et heureux.

Pour le moment, je ne souhaite qu’une chose. Puisque je vous suis inutile ici, que, d’autre part, les recherches pour trouver le coupable seront, je le crains, longues et minutieuses, c’est d’être envoyé le plus tôt possible et dans les meilleures conditions possibles là-bas, et d’y attendre avec toi que les recherches combinées de toutes nos familles aient abouti. Le régime cellulaire m’épuise beaucoup et je ne demande qu’une chose: c’est d’être expédié au plus tôt là-bas.

J’étais très navré ce matin de n’avoir pas encore reçu de lettres. A deux heures, heureusement, M. le Directeur de la prison est venu m’apporter un paquet de bonnes lettres qui m’a bien fait plaisir; elles ont été le rayon de joie de ma triste cellule.

Veux-tu être assez bonne pour m’envoyer une couverture de voyage; il fait, en effet, très froid dans nos cellules.

Tâche d’obtenir le plus tôt possible la permission de me voir.

Je t’embrasse mille fois,

Alfred.

Bons baisers à ces pauvres chéris!


7 heures du soir.

Mon Dieu! que mon âme est triste. Qu’ai-je donc fait dans la vie pour être puni ainsi? Le misérable qui a commis ce crime de trahir et de me perdre, mérite, s’il y a un Dieu, un châtiment épouvantable. Il mérite d’être puni dans tous les siens. Au nom de mes pauvres enfants, je le maudis.


7 janvier 1895, lundi, 5 heures du soir.


Ma chérie,

J’ai supporté pour toi, mon adorée, pour le nom que portent mes chers enfants, le plus douloureux, le plus épouvantable des calvaires pour un cœur pur et honnête. Je me demande comment je vis encore; ce qui me soutient, c’est surtout l’espoir d’être bientôt réuni à toi là-bas. Alors, quoique innocent, mais soutenu par ton profond amour, j’aurai la patience d’attendre dans l’exil la réhabilitation de mon nom. Puis je travaillerai, je m’occuperai, j’imposerai silence à mon cerveau et à mon cœur par les fatigues physiques. Mais, dans ma prison, je ne saurai vivre, car ma pensée me ramène toujours fatalement à ma situation.

On ne m’a pas remis de lettre de toi aujourd’hui; ne t’inquiète pas non plus, ma chérie, si mes lettres ne te parviennent pas régulièrement. Cependant je t’écrirai tous les jours, tant que cela me sera permis.

J’ai été prévenu que je pourrai te voir le lundi et le vendredi. Hélas! le lundi est passé et je suis obligé d’attendre jusqu’au vendredi. J’attendrai avec une joie extrême le moment de t’embrasser, de me jeter dans tes bras; c’est dans tes yeux, dans ton noble cœur, que je puise les forces nécessaires pour supporter mes effroyables tortures morales.

J’aimerais presque mieux avoir quelque péché sur la conscience; au moins aurais-je quelque chose à expier. Mais hélas! tu sais, ma chérie, combien ma vie a toujours été honnête et droite.

Je ferai tout pour vivre, je ferai tout pour résister jusqu’au moment suprême où l’on me rendra l’honneur de mon nom.

Mais je supporterai bien mieux cette attente quand tu seras là, dans l’exil, près de moi.

Alors tous deux, fiers et dignes l’un de l’autre, nous montrerons dans l’exil le calme de deux cœurs honnêtes et purs, de deux cœurs dont toutes les pensées ont toujours été pour notre chère patrie, pour la France.

Bons baisers à ces pauvres chéris. Baisers à tout le monde.

Je t’embrasse comme je t’aime,

Alfred.


Le 8 janvier 1895, mardi, 6 heures soir.


Ma chérie,

On m’a remis aujourd’hui tes lettres de dimanche, ainsi que celles qui m’ont été adressées par R., H. et A.

Remercie tout le monde, donne-leur de mes nouvelles, prie-les de m’écrire. Mais dis-leur qu’il m’est impossible de leur répondre à tous. Non pas que le temps me manque pour cela, hélas! mais je ne veux pas abuser du temps et de l’obligeance de M. le directeur de la prison qui est obligé de lire toutes mes lettres.

Je suis relativement fort, en ce sens que je vis d’espoir. Mais je crois qu’il ne faudrait cependant pas que cette situation se prolongeât encore longtemps.

J’ai, et c’est facile à concevoir, des moments de révolte violente contre l’injustice du sort; il est, en effet, terrible de souffrir comme moi, depuis tantôt trois mois, pour un crime dont je suis innocent. Mon cerveau, après toutes ces secousses, a de vrais moments d’égarement.

J’espérais voir Mᵉ Demange ce soir et le prier de faire auprès de qui de droit, et dans les conditions que je voulais lui indiquer, les démarches nécessaires pour que je sois envoyé en exil avec toi, en attendant que la lumière se fasse. A ce dernier point de vue, j’ai grand espoir; tous mes efforts ne peuvent qu’aboutir; mais il me faudrait de l’air, un grand travail physique, ta société chérie pour rétablir mon cerveau ébranlé par tant de secousses, auxquelles, grand Dieu! je ne m’attendais guère.

Prie donc Mᵉ Demange, qui a obtenu l’autorisation de me voir, de venir le plus tôt possible, afin que je lui explique la grâce que demande un innocent, en attendant que justice entière lui soit rendue.

Tu me demandes aussi, ma chérie, ce que je fais du matin au soir, et du soir au matin. Je ne veux pas te communiquer mes tristes réflexions, ta douleur est déjà assez grande, et il est inutile de l’augmenter encore. Ce que je t’ai dit plus haut suffit pour te faire comprendre ce que je désire en ce moment: l’exil en plein air avec toi, en attendant la réhabilitation.

Quant au reste, je te le raconterai plus tard, quand nous serons réunis et heureux.

Je te confierai cependant une chose, c’est que dans mes plus tristes moments, dans mes moments de crise violente, une étoile vient tout à coup briller dans mon cerveau et me sourire. C’est ton image, ma chérie, c’est ton image adorée, que j’espère revoir bientôt et auprès de laquelle j’attendrai patiemment qu’on me rende ce que j’ai de plus cher en ce monde, mon honneur, mon honneur qui n’a jamais failli.

Embrasse tout le monde pour moi. Baisers aux chéris.

Je t’embrasse mille fois,

Alfred.

Comme j’attends vendredi avec impatience! Quel dommage que tu ne sois pas venue aujourd’hui à une heure autre que celle du déjeuner du Directeur; peut-être t’aurait-on permis de m’embrasser.


Mardi, 7 heures du soir.

On vient de me remettre tout un paquet de lettres—de Jeanmaire, de ton père, de Louise, les tiennes. Merci à tout le monde. Elles m’ont fait pleurer, mais ont détendu mon âme ulcérée.

Réponds à tout le monde pour moi.


9 Janvier 1895, mercredi 5 heures.


Ma bonne chérie,

Je reçois également tes lettres avec un grand retard. Ainsi on me remet seulement ta lettre de mardi matin; il y était joint de nombreuses lettres de toute la famille. Que veux-tu, ma chérie, il faut nous incliner et souffrir en silence.

Vraiment, quand j’y pense encore, je me demande comment j’ai pu avoir le courage de te promettre de vivre après ma condamnation. Cette journée de samedi reste dans mon esprit gravée en lettres de feu. J’ai le courage du soldat qui affronte le danger en face, mais hélas! aurai-je l’âme du martyr?

Mais sois tranquille, ma chérie, je m’efforcerai de vivre et de résister jusqu’à ma réhabilitation.

J’ai supporté sans défaillir le supplice le plus sanglant qu’on puisse imposer à un homme de cœur qui n’a rien à se reprocher. Mon cœur a saigné, il saigne encore, il ne vit qu’avec l’espoir qu’on lui rendra un jour ses galons, qu’il a noblement gagnés et qu’il n’a jamais souillés.

Et d’ailleurs, quelles que soient les souffrances qui m’attendent encore, mon cœur me commande de vivre! Il faut que je résiste pour le nom que portent nos chers enfants, pour le nom de toute la famille.

Mais que le devoir est parfois dur à remplir!

Te parler de ma vie ici—à quoi bon t’attrister, ma chérie? Ton chagrin est déjà assez grand pour ne pas l’augmenter encore par mes doléances.

Je vis d’espoir, ma bonne chérie; je vis dans la conviction qu’il est impossible que la vérité ne se fasse pas jour, que mon innocence ne soit pas reconnue et proclamée par cette chère France, ma patrie, à laquelle j’ai toujours apporté tout le concours de mon intelligence et de mes forces, à laquelle j’aurais voulu consacrer tout mon sang.

Il me faut de la patience, il faut que je la puise dans ton amour, dans l’affection de tous les nôtres, dans la conviction enfin de la réhabilitation.

Mille baisers aux chéris.

Je t’embrasse comme je t’aime,
Alfred.

Ta lettre m’apprend qu’on a refusé à Mᵉ Demange l’autorisation de me voir. J’espère cependant qu’elle lui sera bientôt accordée.

Quant à toi, je compte les heures jusqu’à vendredi.

Merci des bonnes lettres que je reçois de tous. Remercie-les de ma part et dis-leur que c’est une des meilleures heures de ma journée que celle qui se passe à lire ma correspondance. Mais je me sens incapable de leur répondre à tous. Je n’ai rien à leur dire, sinon que je suis résigné et que j’attends la découverte de la vérité.


Le 10 janvier 1895, 9 heures, matin.

Depuis ce matin 2 heures, je ne dors plus dans l’attente où je suis de te voir aujourd’hui. Il me semble que j’entends déjà ta voix chérie me parler de mes chers enfants, de nos chères familles... et si je pleure, je n’en ai pas honte, car le martyre que j’endure est vraiment cruel pour un innocent.

Quel est le monstre qui est venu jeter le malheur et le déshonneur dans une brave et honnête famille? A celui-là, s’il y a réellement une justice sur cette terre, il n’y a pas de châtiments qu’on ne doive réserver, il n’y a pas de torture qu’on ne doive infliger un jour.

Mais mon courage ne faiblit pas. J’ai des minutes pénibles quand mon regard s’appesantit sur la situation présente. Mais je me réconforte en pensant à l’avenir; grâce à ton héroïque dévouement, à vos puissants efforts à tous, il est impossible que la vérité ne se fasse pas jour. D’ailleurs, il le faut, la volonté est un puissant levier.

A tout à l’heure, ma chérie, la joie de t’embrasser, de te serrer dans mes bras, je compte les minutes qui me séparent de cet heureux moment.


3 heures et demie.

Le moment est passé, ma chérie, si vite, si court, qu’il me semble que je ne t’ai pas dit la vingtième partie de ce que j’avais à te dire. Comme tu es héroïque, mon adorée, sublime d’abnégation et de dévouement! Je ne fais que t’admirer.

Devant ce concours dévoué de sympathies et d’efforts, je n’ai pas le droit de douter.

Je souffrirai donc en silence; permets-moi cependant, quand la coupe débordera encore parfois, de m’épancher dans ton cœur.

Ce qui m’est cruel, et je ne le saurais répéter assez, ce ne sont pas les souffrances physiques que j’endure, mais bien cette atmosphère de mépris qui entoure mon nom, ton nom, mon adorée. Tu sais si j’ai toujours été fier et digne, si j’ai toujours mis le devoir au-dessus de tout... alors tu peux t’imaginer tout ce que je souffre.

Et c’est pourquoi encore je veux vivre, c’est pourquoi je veux crier au monde mon innocence, la crier chaque jour jusqu’à mon dernier souffle, jusqu’à ma dernière goutte de sang.

Je trouverai dans tes yeux le courage nécessaire au martyre, je puiserai dans le souvenir de mes enfants les forces nécessaires pour résister à mon calvaire.

Apporte-moi aussi ton portrait. Je le placerai entre ceux de nos chéris. En contemplant ces trois figures, j’y lirai chaque jour, à chaque instant, mon devoir.

Embrasse tout le monde de ma part.

Alfred Dreyfus.

Remercie ta sœur Alice de son excellente lettre qui m’a fait bien plaisir. Donne aussi de mes nouvelles à tous les membres de la famille auxquels je ne puis écrire. Dis-leur que leurs lettres sont toujours les bienvenues.

Je t’embrasse bien, bien fort,

Alfred.


7 heures et demie, soir.

Je n’ai reçu aujourd’hui ni lettre de toi, ni lettre de personne. Ont-elles été arrêtées en route? Quoi qu’il en soit, je n’ai pas eu aujourd’hui le seul rayon de soleil qui vienne égayer ma prison.

P.-S.—Au moment de me coucher, on me remet un paquet de lettres que je vais savourer avec délices.


Le 11 janvier 1895.
(Jeudi 5 heures, soir)


Ma chérie,

Merci de tes deux dernières lettres (l’une de mardi soir, l’autre, je pense, de mercredi matin), que l’on vient de me remettre.

Écris-moi matin et soir; quoique je reçoive tes deux lettres en même temps, je te suis ainsi par la pensée, je te vois agir, il me semble que je vis auprès de toi.

Je m’occupe un peu à lire et à écrire, j’essaie ainsi d’éteindre les bouillonnements de mon cerveau et de ne plus penser à ma situation si triste et si imméritée.

Pardonne-moi, ma chère, si parfois je gémis... mais que veux-tu, il m’arrive, sous l’amertume des souvenirs, d’avoir besoin d’épancher dans ton cœur le trop plein du mien. Nous nous sommes toujours si bien compris, mon adorée, que je suis sûr que ton âme forte et généreuse palpite d’indignation avec la mienne.

Nous étions si heureux! Tout nous souriait dans la vie. Te souviens-tu quand je te disais que nous n’avions rien à envier à personne? Situation, fortune, amour réciproque de l’un pour l’autre, des enfants adorables... nous avions tout enfin.

Pas un nuage à l’horizon... puis un coup de foudre épouvantable, inattendu, si incroyable même, qu’aujourd’hui encore il me semble parfois que je suis le jouet d’un horrible cauchemar.

Je ne me plains pas de mes souffrances physiques, tu sais que celles là je les méprise; mais sentir planer sur son nom une accusation épouvantable, infâme, quand on est innocent... Ah! cela non! Et c’est pourquoi j’ai supporté toutes les tortures, tous les affronts, car je suis convaincu que tôt ou tard la vérité se découvrira et qu’on me rendra justice.

J’excuse très bien cette colère, cette rage de tout un noble peuple auquel on apprend qu’il y a un traître... mais je veux vivre, pour qu’il sache que ce traître ce n’est pas moi.

Soutenu par ton amour, par l’affection sans bornes de tous les nôtres, je vaincrai la fatalité. Je ne prétends pas que je n’aurai pas encore parfois des moments d’abattement, de désespoir même. Vraiment, pour ne pas se plaindre d’une erreur aussi monstrueuse, il faudrait une grandeur d’âme à laquelle je ne prétends pas. Mais mon cœur restera fort et vaillant.

Donc, du courage et de l’énergie, ma chérie. Il nous en faut à tous. Levez tous la tête, portez-la fière et haute, nous sommes des martyrs.

Je vivrai, mon adorée, parce que je veux que tu puisses continuer à porter mon nom comme tu l’as fait jusqu’à présent, avec honneur, avec joie et avec amour, parce qu’enfin je veux le transmettre intact à nos enfants.

Ne vous laissez donc pas abattre par l’adversité ni les uns ni les autres; cherchez la vérité sans trêve ni repos.

Quant à moi, j’attendrai avec la force que donne une conscience pure et tranquille que l’on tire au clair cette mystérieuse et tragique affaire.

Tu sais d’ailleurs, ma chérie, que la seule grâce que j’aie jamais sollicitée, c’est la vérité. J’espère qu’on ne faillira pas à ce devoir qu’on doit à un être humain qui ne demande qu’une chose: c’est qu’on poursuive les recherches.

Et quand luira le jour de la réhabilitation, quand on me rendra mes galons que je suis aussi digne de porter aujourd’hui qu’hier, quand enfin je me verrai de nouveau à la tête de nos braves troupiers, oh! alors, ma chérie, j’oublierai tout, souffrances, tortures et affronts sanglants.

Que Dieu et la justice humaine fassent que ce jour luise bientôt!

A demain, mon adorée, le plaisir de t’embrasser. Je compte dès maintenant les heures, demain je compterai les minutes. Je t’embrasse bien fort.

Alfred.

Bons baisers à nos deux chéris. Je n’ose penser à eux. Parle-m’en. N’oublie pas de leur acheter les cadeaux promis en mon nom; que ces jeunes âmes ne souffrent pas de nos tristesses.

Embrasse tout le monde à la maison pour moi.


Le 12 Janvier 1895.
(Samedi, 4 heures).

Comme la demi-heure d’hier a été courte; on prévoit à l’avance l’emploi de chaque minute, afin de ne rien oublier de ce que l’on veut se dire... Puis le temps s’écoule comme dans un rêve et on s’aperçoit tout d’un coup qu’on est à la fin de l’entrevue et qu’on ne s’est presque rien dit encore.

Comment deux êtres comme nous peuvent-ils être si cruellement éprouvés?

Te souviens-tu des projets charmants que nous avions ébauchés pour cet hiver? Nous devions enfin profiter un peu de notre liberté, aller vers cette époque, comme deux jeunes amoureux, nous promener au pays du soleil?... Ah! tout cela n’est pas possible, tout ce qui se passe est inhumain. S’il y a un Dieu, s’il y a une justice en ce monde, il faut espérer que la vérité éclatera bientôt et nous dédommagera de tout ce que nous avons souffert.

J’ai mis les photographies des enfants devant moi, sur la tablette de ma cellule. Quand je les regarde, les larmes mouillent mes paupières, mon cœur se fend... mais cela me fait en même temps du bien, raffermit mon courage. Apporte-moi aussi ta photographie. Vos trois figures devant les yeux seront les compagnons de ma triste solitude.

Ah! ma chère femme, tu as une noble mission à remplir, pour laquelle il te faut toute ton énergie. C’est pourquoi je te recommande instamment de soigner ta santé. Tes forces physiques te sont plus nécessaires que jamais. Tu te dois à tes enfants d’abord, au nom qu’ils portent ensuite. Il faut prouver au monde entier que ce nom est pur et sans tache.

Ah! cette lumière sur ma tragique affaire, comme je la souhaite, comme je l’attends, comme je voudrais l’acheter, non seulement au prix de toute ma fortune, cela est tout naturel, mais encore au prix de mon sang!

Si seulement je pouvais endormir mon cerveau, l’empêcher de penser toujours à cette énigme indéchiffrable pour lui! Je voudrais pouvoir percer les ténèbres qui enveloppent mon affaire; je voudrais gratter la terre pour en faire jaillir la lumière.

Tu me répondras avec juste raison qu’il faut prendre patience, qu’il faut du temps pour arriver à la découverte de la vérité... Je sais tout cela, hélas! Mais que veux-tu, les minutes sont pour moi des heures... Il me semble toujours qu’on va venir me dire: «Pardon, on s’est trompé, l’erreur est découverte.»

Maintenant, j’attends lundi. Dorénavant, les semaines ne se composeront plus que des deux jours où tu dois venir me rendre visite. Tu ne peux te figurer combien j’admire ton abnégation, ton héroïsme, combien je puise de courage dans ton amour si profond et si dévoué.

Remercie ta sœur Alice de son excellente lettre, qui m’a fait bien plaisir. Donne aussi de mes nouvelles à tous les membres de la famille, auxquels je ne puis écrire. Dis-leur que leurs lettres sont toujours les bienvenues.

Je t’embrasse bien, bien fort,

Alfred.


Le 14 janvier 1895.
(Lundi, 9 heures du matin)

Enfin voici de nouveau le jour heureux où j’ai le plaisir de te voir, de t’embrasser, de recevoir des nouvelles verbales de vous tous. J’ai tant de choses à te dire... mais en te voyant, ne vais-je pas de nouveau, dans l’émotion qui me saisira, tout oublier?

Cette nuit, je ne me suis encore endormi qu’à 2 heures du matin. J’ai pensé à toi, à vous tous, à cette énigme épouvantable que je voudrais déchiffrer... J’ai roulé dans ma cervelle mille moyens plus violents, plus extravagants les uns que les autres à vous indiquer pour déchirer le voile derrière lequel s’abrite un monstre.

Que veux-tu, ma chérie, nuit et jour je ne pense qu’à cela; mon esprit est constamment tendu vers ce but et je ne puis vous aider en rien. C’est le sentiment de mon impuissance qui me fait le plus souffrir.

J’essaie bien de lire, mais mes yeux seuls suivent les lignes, ma pensée est ailleurs.

A tout à l’heure, ma chérie, la joie de te voir.

Dans l’attente de ce moment, je tourne en rond dans ma cellule comme le lion dans sa cage.


1 heure.

Le temps passe lentement, les minutes sont des heures. Comment dépenser mon énergie, comment faire taire mon cœur! Parfois la patience m’échappe. Ce ne sont ni le courage ni l’énergie qui me font défaut, tu le sais bien...; d’ailleurs ma conscience me donne des forces surhumaines... mais c’est cette inactivité terrible, ce désir que j’aurais de vous aider pour poursuivre le but unique de ma vie, la découverte du misérable qui m’a volé mon honneur, voilà ce qui me brûle le sang. Ah, j’aimerais mieux monter tout seul à l’assaut de dix redoutes que d’être là, impuissant, inactif à attendre passivement que la vérité se découvre!

J’envie le casseur de pierres sur la grande route, absorbé dans son travail machinal.

A tout à l’heure, ma chérie. Tu me rendras de la patience.


3 heures.

Déjà, le temps a passé comme dans un rêve... J’avais cependant tant de choses à te dire... et puis quand je me vois en ta présence, je te regarde, je ne me souviens plus de rien... Tout ce qui m’arrive me paraît un rêve, il me semble que nous n’allons plus nous séparer, que je me réveille enfin d’un horrible cauchemar... Mais hélas, la réalité est là, c’est la séparation.

Ah, le misérable qui a commis ce crime et nous dérobe notre honneur, ce n’est pas un châtiment ordinaire qu’il mérite... J’espère que le jour où on le découvrira enfin, l’opinion publique clouera son nom au pilori de l’histoire... que le supplice qu’on lui infligera sera au dessus de tout ce que l’on peut imaginer...

Je te demande pardon de mon énervement, de mon impatience. Mais comprends, ma chérie, ce que sont pour moi ces longues heures, ces longues journées!

Mais je suis cependant plus calme après chaque entrevue, je puise de nouvelles forces, une nouvelle dose de patience dans tes regards, dans ton amour.

Ah, cette vérité, il nous la faut, brillante, claire et lumineuse; je ne vis que pour cela, je ne vis que dans cet espoir.

Et cette vérité, comme tu me l’as si bien dit, il nous la faut entière, absolue... il faut qu’il ne subsiste de doute dans l’esprit de personne, il faut que mon innocence éclate complète, il faut que l’on reconnaisse que mon honneur est aussi haut placé que celui de qui que ce soit au monde.

Et pour cela évidemment, il faut que je prenne patience... je le reconnais avec toi... Mais le cœur a des raisons que la raison ne connaît pas! Si je pouvais endormir mon cerveau jusqu’au jour où l’on aura trouvé le coupable, je supporterais vaillamment et sans sourciller les tortures physiques... et puis songe à cette atmosphère qui va m’envelopper durant la route que j’ai encore à parcourir!

Enfin, faisons taire mon cœur. Je puise chaque fois de nouvelles forces, une nouvelle dose de patience dans ton regard.

Ne pense donc plus à mes souffrances. Tu ne peux les soulager qu’en agissant comme tu le fais, c’est-à-dire en cherchant le coupable sans trève ni repos.

J’ai lu les quelques lignes de Pierrot dans la lettre de Marie. Merci beaucoup à tous deux, surtout à la main qui a dirigé celle de Pierrot.

Fais de nos chers enfants des êtres vigoureux et sains.

Je t’embrasse comme je t’aime,

Alfred.


Le 15 janvier 1895.
(Mardi, 9 heures du matin)


Ma chérie,

J’ai beaucoup pensé cette nuit à ce que tu m’as dit hier en m’exhortant à la patience, en me faisant comprendre que rien ne se fait en un jour. Hélas, je le sais bien, mais je souffre précisément de mes qualités qui sont des défauts dans les circonstances actuelles. Homme d’action, je suis impatient de voir déchiffrer cette énigme qui me torture le cerveau.

Enfin, tu me comprends, ma chérie, puisque tu me connais si bien. Il est inutile que je retrace chaque jour les fièvres d’impatience qui me saisissent parfois, les accès de colère folle qui me secouent à certains moments...

J’ai reçu hier soir une bonne nouvelle. On m’a appris que je verrai ta mère aujourd’hui; je m’en réjouis à l’avance.


5 heures 1/2.

J’ai vu quelques instants Mᵉ Demange. Après lui, j’ai eu le plaisir de voir ta mère.

J’étais tellement énervé aujourd’hui que j’ai eu presque des faiblesses devant elle; que veux-tu, parfois je redeviens un homme avec toutes ses faiblesses et toutes ses passions.

Avoue d’ailleurs qu’il y a dans ma situation de quoi abattre les plus forts.

Ah! crois bien que si ce n’était pour toi, pour nos chers enfants, il me serait plus doux de mourir. Mais il faut que je me raidisse contre la douleur, il faut que je me dise que je supporterai tous les calvaires, tous les martyres, jusqu’au jour où mon innocence éclatera au grand jour.

Il est impossible qu’il en soit autrement.

Je résisterai jusqu’au bout, sois-en convaincue. Mais il m’échappera parfois encore des cris de colère, des cris de douleur.

Embrasse tout le monde, nos chéris pour moi.

Ton dévoué,   

Alfred.


7 heures.

Mon moment de faiblesse est passé. Je vois et je vis dans l’avenir. Courage donc tous, tôt ou tard l’innocence triomphera.

Marchez sans faiblir dans la voie que vous vous êtes tracée, comme moi je suivrai sans défaillir mon chemin douloureux.


Le 16 Janvier 1895.
(Mercredi, 10 heures du matin).


Ma chérie,

Je suis arrivé à dompter mes nerfs, à faire taire les mouvements tumultueux de mon âme..., cela ne sert à rien d’ailleurs de s’impatienter, puisque je suis décidé à vivre pour voir éclater mon innocence.

Je sais qu’il faut pour cela du temps, même beaucoup de temps...; j’attendrai donc comme je te l’ai promis, avec calme et avec dignité, que la vérité se fasse jour; ma conscience me donnera les forces nécessaires.

Je préparerai mon âme à supporter sans se plaindre le calvaire qui m’attend encore, j’étoufferai les sanglots de mon cœur ulcéré.

J’ai perdu hier pendant quelques instants le sentiment de moi-même; pense que voilà trois mois que je suis enfermé dans une chambre, en proie aux tortures morales les plus épouvantables que l’on puisse infliger à un homme de cœur; mais d’un effort violent de tout mon être, je me suis ressaisi.

Ce sont mes nerfs surtout qui sont malades; mon énergie morale est telle qu’au premier jour.

Mais vous êtes tous unis de volonté, d’intelligence et de dévouement; j’ai donc la conviction que la lumière se fera tôt ou tard. Je ne démentirai pas vos efforts.

Ne parlons plus de cela.

Que te raconterai-je? Ma vie journalière, tu la connais! Je te l’ai décrite jusque dans ses moindres détails. Mes pensées? elles sont toutes vers toi, vers nos chers enfants, vers nos chères familles.

Encore deux jours à attendre pour te voir et t’embrasser. Comme il est long l’intervalle qui sépare nos entrevues, et comme ces dernières sont courtes! Je voudrais faire courir le temps quand tu n’es pas là, le faire durer une éternité quand tu es auprès de moi.

Comme tu me donnes du courage pour vivre, ma chérie; quelle patience je puise dans tes yeux, dans les souvenirs que tu me rappelles, dans mes devoirs vis à vis de nos bons chéris.


1 heure.

Je reçois à l’instant tes deux chères lettres de mardi. Tu as raison de me parler de nos chéris. Quoique cela m’arrache le cœur chaque fois que je pense à eux, leur gazouillement que tu me répètes réveille cependant en moi d’agréables et de touchants souvenirs. La foi me revient en des jours meilleurs.

Je suis absolument de ton avis quant à l’œuvre que vous poursuivez. Il faut du calme, du temps, de la persévérance pour arriver au but... Je le sais fort bien, j’agirais comme vous si j’étais à votre place, préférant aboutir sûrement plutôt que de tout perdre en agissant sans réflexion... Mais moi, hélas, je suis ici entre quatre murs, inactif, le sang brûlé, et ma façon de voir n’est forcément pas la même que la vôtre.

On m’apprend aussi que deux sœurs viendront me voir à deux heures. Quel bonheur de revoir les siens.


5 heures.

J’ai vu Louise et Rachel; j’ai senti leurs cœurs palpiter avec le mien et partager mes souffrances. Leur foi en l’avenir est absolue; j’espère comme elles.

Quel dévouement je rencontre dans nos merveilleuses familles, chez nos amis! Cela console, du reste, de l’humanité. Vraiment on ne juge les gens que dans le malheur.

Je t’embrasse mille fois comme je t’aime.

Ton dévoué,   

Alfred.

C’est cette bonne Jeanne qui doit changer à vue d’œil. Devient-elle une belle fille comme son frère est un beau garçon?


Le 17 janvier 1895.
(Jeudi, 9 heures).

Quel rôle ces maudits nerfs jouent dans la vie humaine!

Pourquoi ne peut-on pas dégager entièrement la personnalité matérielle de la personnalité morale, et faire ainsi que l’influence de l’une ne s’exerce pas sur l’autre?

Ma personnalité morale est toujours aussi vaillante, aussi forte. Elle est résolue à aller jusqu’au bout, elle est décidée à tout. Il me faut en effet mon honneur qu’on m’a arraché sans que j’aie jamais failli.

Mais ma personnalité matérielle subit de rudes secousses! Mes nerfs tendus à l’excès depuis près de trois mois me font parfois horriblement souffrir et je n’ai même pas la ressource de l’exercice physique violent pour les dompter. On doit cependant me donner aujourd’hui quelque médicament pour diminuer leur tension.

Ah! Quand je pense à ceux qui m’ont accusé et fait condamner! Que les remords les poursuivent et leur fassent endurer les supplices que je supporte moi-même!

Mais parlons d’autre chose.

Comment vas-tu, ma chérie? Comment vont les enfants? J’espère que vos santés à tous continuent à être bonnes. Soutiens-toi, tu n’as pas le droit de te laisser abattre. Tu as besoin de tout ton courage et de toute son énergie, et pour cela il te faut toutes tes forces physiques.

C’est enfin vendredi, demain. Comme ce jour est long à venir! Heureusement que le temps m’a paru un peu moins long cette fois, car, hier et avant-hier, j’ai entendu parler de toi par les visites que j’ai reçues.

Comment veux-tu que je n’aie pas moi-même confiance quand je sens autour de moi toutes ces amitiés, toutes ces affections, tous ces dévouements, enfin!

Ce dont il faut que je m’arme surtout, c’est de patience.


2 heures.

On me remet ta lettre d’hier.

Je trouve que je gémis déjà assez par moi-même, sans que tu m’y engages encore. Ah! Que c’est terrible, l’impuissance, quand on voudrait crier, faire éclater sa complête innocence! Enfin, tout cela ne sert à rien.—Il faut, comme je ne puis te le répéter assez, comme on a dû te le répéter encore de ma part, chercher sans trève ni repos.

La volonté est un levier tel, qu’il soulève et brise tous les obstacles.

J’ai reçu hier une bonne lettre de ta sœur, aujourd’hui une lettre de ta mère. Je n’ai, hélas, rien de particulier à leur dire; ma vie, tu la connais, heure par heure, tu peux la leur décrire aussi complètement que moi-même. Dis à ta mère qu’elle ne craigne rien; j’ai des faiblesses nerveuses bien compréhensibles; mais l’âme est toujours là, elle veut la vérité, elle veut son honneur et elle l’aura. Je ne démentirai donc pas vos efforts.

Tôt ou tard, ma chérie, le bonheur nous reviendra, j’en ai l’intime conviction. Le plus dur, c’est la patience qu’il faut avoir; heureusement pour vous que vous avez un dérivatif puissant, l’action.

A demain, ma chérie, le plaisir de te voir, de causer avec toi, de t’embrasser.

Mille baisers.

Ton dévoué mari,

Alfred.

Bons baisers aux chéris.

Janvier et Février 1895.

SAINT-MARTIN DE RÉ


19 janvier 1895.


Ma chérie,

Jeudi soir, vers dix heures, on est venu me réveiller pour m’emmener ici, où je suis seulement arrivé hier soir. Je ne veux pas te raconter mon voyage pour ne pas t’arracher le cœur; sache seulement que j’ai entendu les cris légitimes d’un peuple vaillant et généreux contre celui qu’il croit un traître, c’est-à-dire le dernier des misérables. Je ne sais plus si j’ai un cœur.

Ah! quel sacrifice vous ai-je fait en vous promettant le soir de ma condamnation de ne pas me tuer! Quel sacrifice fais-je au nom que portent mes pauvres chers petits, pour supporter tout ce que je subis! S’il y a une justice divine, il faut espérer que je serai récompensé de cette longue et effroyable torture, de ce martyre de toutes les minutes et de tous les instants. L’autre jour, ton père me disait qu’il eût préféré être mort, et moi donc!... Je préférerais cent mille fois être mort. Mais ce droit, nous ne l’avons ni les uns ni les autres; plus je souffre et plus cela doit activer votre courage et votre résolution pour trouver la vérité. Cherchez donc, sans trève ni repos, en proportion de toutes les souffrances que je m’impose. Veux-tu être assez bonne pour demander ou faire demander au ministre les autorisations suivantes que lui seul peut accorder: 1º Le droit d’écrire à tous les membres de ma famille, père, mère, frères et sœurs; 2º Le droit d’écrire et de travailler dans ma cellule. Actuellement je n’ai ni papier, ni plume, ni encre. On me remet seulement la feuille de papier sur laquelle je t’écris, puis on me retire plume et encre; 3º La permission de fumer.

Je ne te conseille pas de venir avant que tu ne sois complètement guérie. Le climat est très rigoureux et tu as besoin de toute ta santé pour nos chers enfants d’abord, pour le but que tu poursuis ensuite. Quant à mon régime ici, il m’est interdit de t’en parler.

Je te rappelle enfin qu’avant de venir ici, il faut que tu te munisses de toutes les autorisations nécessaires pour me voir, demander le droit de m’embrasser, etc., etc.

Quand serons-nous réunis, ma chérie? Je vis dans cet espoir et dans celui bien plus grand de la réhabilitation future, mais que je souffre moralement. Dis à toute la famille qu’il faut travailler sans trêve ni repos, car tout cela est épouvantable et tragique. Écris-moi bien vite. Je t’embrasse comme je t’aime,

Alfred.


Le 21 janvier 1895
(Mardi, 9 heures du matin)

Comme tu dois souffrir!... Le drame dont nous sommes les victimes est certainement le plus épouvantable de ce siècle. Avoir tout pour soi, bonheur, avenir, intérieur charmant, et puis tout à coup, se voir accusé et condamné pour un crime monstrueux!

Ah! le monstre qui a jeté ainsi le déshonneur dans une famille aurait mieux fait de me tuer, au moins il n’y aurait que moi qui aurait souffert.

Vois-tu, ce qui me torture, c’est cette pensée du nom infâme qui est accolé à mon nom. Si je n’avais à supporter que des souffrances physiques, ce ne serait rien, les souffrances supportées pour une noble cause vous grandissent; mais souffrir parce que je suis condamné pour un crime infâme, ah! non, vois-tu, c’est de trop, même pour une énergie comme la mienne.

Ah pourquoi ne suis-je pas mort, je n’ai même pas le droit de déserter de mon plein gré la vie; ce serait une lâcheté, je n’aurai le droit de mourir, de chercher l’oubli que lorsque j’aurai mon honneur.

L’autre jour, quand on m’insultait à la Rochelle, j’aurais voulu m’échapper des mains de mes gardiens et me présenter la poitrine découverte à ceux pour lesquels j’étais un juste objet d’indignation et leur dire: «Ne m’insultez pas, mon âme que vous ne pouvez pas connaître est pure de toute souillure, mais si vous me croyez coupable, tenez, prenez mon corps, je vous le livre sans regrets.» Au moins alors, sous l’âpre morsure des souffrances physiques, quand j’aurais encore crié: «Vive la France!» peut-être qu’alors eût-on cru à mon innocence!

Enfin, qu’est-ce que je demande nuit et jour? Justice, justice! Sommes-nous au XIXᵉ siècle ou faut-il retourner de quelques siècles en arrière? Est-il possible que l’innocence soit méconnue dans un siècle de lumière et de vérité? Qu’on cherche, je ne demande aucune grâce, mais je demande la justice qu’on doit à tout être humain. Qu’on poursuive les recherches; que ceux qui possèdent de puissants moyens d’investigation les utilisent dans ce but, c’est pour eux un devoir sacré d’humanité et de justice. Il est impossible alors que la lumière ne se fasse pas autour de ma mystérieuse et tragique affaire.

O Dieu! qui me rendra mon honneur qu’on m’a volé, qu’on m’a dérobé?

Ah! quel sombre drame, ma pauvre chérie! Il est certain qu’il dépasse, comme tu le dis si bien, tout ce qu’on peut imaginer.

Je n’ai que deux moments heureux dans la journée, mais si courts. Le premier, quand on m’apporte cette feuille de papier afin de pouvoir t’écrire; je passe ainsi quelques instants à causer avec toi. Le second, quand on m’apporte ta lettre journalière. Le reste du temps, je suis en tête à tête avec mon cerveau, et Dieu sait si mes réflexions sont tristes et sombres.

Quand cet horrible drame finira-t-il? Quand aura-t-on enfin découvert la vérité? Ah, ma fortune tout entière à celui qui sera assez habile et adroit pour déchiffrer cette lugubre énigme!

Donne-moi des nouvelles de tous les nôtres.

Embrasse tout le monde de ma part.

Je n’ose te parler de nos bons chéris. Quand je regarde leurs photographies, quand je vois leurs yeux si bons, si doux, les sanglots me montent du cœur aux lèvres. Quand on souffre pour quelque chose ou pour quelqu’un, c’est compréhensible... Mais pourquoi, et surtout pour qui cet odieux martyre?

Je te serre sur mon cœur,

Alfred.

Ne viens pas avant d’être complètement rétablie et en excellente santé. Nos enfants ont besoin de toi.


Le 23 janvier 1895.


Ma chérie,

Je reçois tous les jours de tes lettres; on ne m’a encore remis de lettre d’aucun membre de la famille; de même, de mon côté, je n’ai pas encore l’autorisation de leur écrire. Je t’ai écrit tous les jours depuis samedi; j’espère que tu es en possession de mes lettres.

Il ne faut pas s’étonner, ma chérie, de la scène de la Rochelle. Moi, je la trouve toute naturelle; ce qui m’étonne bien plus, c’est qu’il ne se soit encore trouvé personne pour dire ce que sont vraiment nos familles dont les noms sont synonymes de loyauté et d’honneur. Ah! la lâcheté humaine, j’en ai mesuré l’étendue dans ces jours tristes et sombres!

Quand je pense à ce que j’étais il y a quelques mois à peine, et quand je le compare à ma situation misérable d’aujourd’hui, j’avoue que j’ai des défaillances, des colères farouches, contre l’injustice du sort. Je suis, en effet, la victime de l’erreur la plus épouvantable de notre siècle. Ma raison se refuse parfois à y croire; il me semble que je suis le jouet d’une terrible hallucination, que tout cela va se dissiper... mais, hélas! la réalité est tout autour de moi.

Pourquoi ne sommes-nous pas tous morts avant cette tragique histoire? Certes cela eût été préférable. Et aujourd’hui nous n’avons plus le droit de mourir ni les uns ni les autres, il faut que nous vivions pour laver notre nom de la souillure qui lui a été faite. Ma conviction est absolue; je suis sûr que tôt ou tard la lumière jaillira, il est impossible à une époque comme la nôtre, que les recherches n’aboutissent pas à trouver le véritable coupable. Mais comment serai-je à ce moment là, moralement et physiquement? Je crois que la vie n’aura plus alors aucun attrait pour moi, et si je m’y rattacherai encore, ce sera pour toi, ma bonne chérie, dont le dévouement a été héroïque dans ces horribles circonstances, et pour mes chers enfants dont je veux faire d’honnêtes gens.

Mais, quoi qu’il arrive, je suis sûr que l’histoire rétablira les choses à leur véritable point. Il se trouvera bien, dans notre beau pays de France, si prompt aux emballements, mais si généreux aux infortunes imméritées, un homme honnête et assez courageux pour chercher à découvrir la vérité.

Quant à moi, ma chérie, que te dire? Que j’ai l’âme brisée; on l’aurait à moins. Mais sois tranquille; jusqu’à mon dernier souffle, je ne baisserai ni ne fléchirai la tête; mon honneur vaut celui de qui que ce soit au monde. Faites comme moi et demandez justice. C’est la seule grâce que je sollicite; je ne demande rien autre chose que la vérité, que toute la vérité.

Et cette vérité, si on veut bien la poursuivre, il est impossible qu’on ne l’ait pas, il est impossible qu’une pareille erreur ne se découvre pas.

Quand je regarde en arrière, mes souffrances sont tellement épouvantables que j’en éprouve des secousses nerveuses horribles. Je regarde toujours en avant avec l’espoir que bientôt tout se découvrira et qu’on me rendra mon honneur, ce que j’ai de plus cher en ce monde.

Fasse Dieu et la justice que ce moment arrive bientôt! Vraiment j’ai assez souffert. Nous avons tous assez souffert.

J’espère que tu te soignes toujours; il te faut, ma chère adorée, toutes tes forces physiques pour pouvoir supporter les tortures morales qu’on t’inflige.

Comment vont tous les membres de nos deux familles? Donne moi de leurs nouvelles, puisque je ne puis en avoir directement.

Embrasse nos deux chéris, tout le monde pour moi. Je t’embrasse de toutes mes forces,

Alfred.


Le 24 janvier 1895.


Ma chère Lucie.

D’après ta lettre datée de mardi, tu n’as encore reçu aucune lettre de moi. Comme tu dois souffrir, ma pauvre chérie! Quel horrible martyre pour tous deux! Sommes-nous assez infortunés! Qu’avons-nous donc fait pour subir une pareille infortune? C’est précisément ce qu’il y a de plus épouvantable: c’est qu’on se demande de quel crime on est coupable, quelle faute on expie.

Ah! le monstre qui a jeté la honte et le déshonneur dans une honnête famille, en voilà un qui ne méritera aucune pitié! Son crime est tellement épouvantable, que la raison se refuse à comprendre tant d’infamie unie à tant de lâcheté. Il me semble impossible qu’une pareille machination ne se découvre tôt ou tard; un crime pareil ne peut rester impuni.

Cette nuit, à un moment, la réalité m’est apparue comme un songe horrible, étrange, surnaturel... dont j’ai voulu me réveiller, dont j’ai voulu sortir... Mais, hélas, ce n’était pas un songe! Je voulais échapper à cet horrible cauchemar, me retrouver dans la réalité, telle du moins qu’elle devrait être, c’est-à-dire entre vous tous, dans tes bras, ma chérie, près de mes chers enfants.

Ah! quand ce jour béni arrivera-t-il? N’épargnez, pour cela, ni vos peines, ni vos efforts, ni l’argent. Que je sois ruiné, cela m’est égal, mais je veux mon honneur, c’est pour lui que je supporte ces effroyables tortures.

Tu me demandes comment je supporte mon supplice? Hélas, comme je le peux. J’ai parfois des moments d’abattement terribles, pendant lesquels il me semble que la mort serait mille fois préférable à la torture morale que j’endure, mais par un effort violent de volonté, je me ressaisis. Que veux-tu, il faut bien parfois se laisser aller à la douleur, on la supporte ensuite avec d’autant plus de fermeté.

Enfin, espérons que cet horrible calvaire aura une fin, c’est la seule raison de vivre, c’est là mon unique espoir.

Les journées et les nuits sont longues, mon cerveau est constamment à la recherche de cette énigme épouvantable qu’il ne peut déchiffrer. Ah! que je voudrais pouvoir déchirer à coups d’épée ce voile impénétrable qui entoure ma tragique histoire! Il est impossible qu’on n’y arrive pas.

Donne-moi des nouvelles de vous tous, puisque les seules lettres que je reçoive sont les tiennes. Parle-moi de nos chers enfants, de ta santé. Je t’embrasse comme je t’aime,

Alfred.


Le 25 janvier 1895.
(Vendredi)


Ma chère Lucie,

Ta lettre d’hier m’a navré, la douleur y perçait à chaque mot.

Jamais, vois-tu, deux infortunés n’ont souffert comme nous. Si je n’avais foi en l’avenir, si ma conscience nette et pure ne me disait pas qu’une pareille erreur ne peut subsister éternellement, je me laisserais certes aller aux plus sombres idées. J’ai déjà, comme tu le sais, résolu une fois de me tuer; j’ai cédé à vos remontrances, je vous ai promis de vivre, car vous m’avez fait comprendre que je n’avais pas le droit de déserter, qu’innocent je devais vivre. Mais, hélas, si tu savais combien parfois il est plus difficile de vivre que de mourir!

Mais sois tranquille, ma chérie, malgré toutes mes tortures, je ne démentirai pas vos généreux efforts, je vivrai... tant que mes forces physiques et surtout morales le permettront.

Toute la nuit j’ai pensé à toi, mon adorée, j’ai souffert avec toi. Je t’ai écrit chaque jour depuis samedi dernier, j’espère que mes lettres te seront parvenues à l’heure qu’il est.

Je ne sais ni sur qui ni sur quoi fixer mes idées. Quand je regarde le passé, la colère me monte au cerveau, tant il me semble impossible que tout me soit ainsi ravi; quand je regarde le présent, ma situation est si misérable que je pense à la mort comme à l’oubli de tout; il n’y a que lorsque je regarde l’avenir que j’ai un moment de soulagement, car, comme je te le disais déjà plus haut, l’espoir seul me fait vivre.

Tout à l’heure, j’ai regardé pendant quelques instants le portrait de nos chers enfants; mais je n’ai pu supporter leur vue longtemps tant les sanglots m’étreignaient la gorge. Oui, ma chérie, il faut que je vive, il faut que je supporte mon martyre jusqu’au bout pour le nom que portent ces chers petits. Il faut qu’ils apprennent un jour que ce nom est digne d’être honoré, d’être respecté, il faut qu’ils sachent que si je mets l’honneur de beaucoup de personnes au-dessous du mien, je n’en mets aucun au-dessus.

Ah! mais il serait vraiment grand temps que cet horrible martyre que nous subissons tous prit fin. Je n’ose y penser, tout en moi se gonfle, prêt à éclater...

Je t’embrasse mille et mille fois ainsi que nos bons chéris,

ALfred.


Vendredi, 4 heures.

On me remet ta lettre d’hier vendredi dans laquelle tu m’annonces avoir reçu ma première lettre. Tu es priée de t’abstenir de faire aucune réflexion sur les mesures prises à notre égard. Je n’aurai plus dorénavant le droit de t’écrire que deux fois par semaine. Tu pourras m’écrire chaque jour; fais-le, ma chérie, car c’est la seule chose qui me donne le courage de vivre. Si je ne sentais pas ta chaude affection, celle de tous les miens, lutter avec moi pour mon honneur, je n’aurais pas le courage de poursuivre cette tâche presque surhumaine. De même on ne me donne aucune lettre d’aucun membre de la famille, et je n’ai pas le droit de leur écrire.

Le ministre seul peut modifier cet état de choses.

Tu ne peux te figurer, ma pauvre enfant, comme je suis malheureux; nuit et jour je pense à cet horrible mot accolé à mon nom, mon cerveau parfois se refuse à admettre pareille chose. Je me demande dans mes nuits agitées si je suis réveillé ou si je dors. Avec cela, aucune occupation qui me permette de me distraire de mes sombres pensées.

Je t’embrasse mille fois ainsi que tous les nôtres,

Alfred.


28 janvier 1895.


Ma chère Lucie,

Voilà un des jours heureux de ma triste existence, puisque je puis venir passer une demi-heure avec toi, à causer et à t’entretenir. Tu sais que je ne puis t’écrire que deux fois par semaine.

J’ai reçu tes deux lettres de vendredi et de samedi.

Chaque fois qu’on m’apporte une lettre de toi, un rayon de joie pénètre dans mon cœur profondément ulcéré. Ce que tu me dis dans ta lettre de samedi est exact; j’ai comme toi la conviction absolue que tout se découvrira, mais quand?—Tu comprends qu’à la longue tout s’émousse, même le courage le plus héroïque. Et puis, entre le courage qui fait affronter le danger quel qu’il soit et le courage qui permet de supporter sans faiblir les pires outrages, le mépris et la honte, il y a une grande différence. Je n’ai jamais baissé la tête, crois-le bien; ma conscience ne me le permettait pas. J’ai le droit de regarder tout le monde en face. Mais que veux-tu, tout le monde ne peut pas descendre dans mon âme et conscience! Le fait est là, hélas, brutal et terrible. C’est pourquoi chaque fois que je reçois une de tes lettres, j’ai un rayon d’espoir, j’espère enfin apprendre quelque bonne nouvelle. Si les Léon sont venus à Paris, leur impatience ne leur permettant pas d’attendre, pense un peu ce qu’il en est de moi. Je sais bien que vous souffrez tous comme moi, que vous partagez mes peines et mes tortures, mais vous avez l’activité qui vous distrait un peu de ces horribles douleurs, tandis que je suis là, impatient, en tête à tête nuit et jour avec mon cerveau.

Vraiment, je me demande encore aujourd’hui comment mon cerveau a pu résister à tant de coups répétés, comment je ne suis pas devenu fou.

Il est certain, ma chérie, qu’il n’y a que ton profond amour qui puisse me faire encore aimer la vie. Avoir consacré toutes ses forces, toute son intelligence au service de son pays, et puis se voir un beau jour accusé, puis condamné pour le crime le plus horrible, le plus monstrueux qu’un soldat puisse commettre, avoue qu’il y a de quoi dégoûter de la vie! Aussi, quand mon honneur me sera rendu,—ah! que ce soit le plus tôt possible—alors je me consacrerai tout entier à toi et à nos chers enfants.

Et puis, songe au chemin terrible qu’il me reste encore à parcourir avant d’arriver au terme de mes pérégrinations. Une traversée de 60 à 80 jours, dans des conditions épouvantables. Je ne parle pas, bien entendu, des conditions matérielles de la traversée—tu sais que mon corps m’a toujours peu inquiété—mais des conditions morales. Me trouver pendant tout ce temps-là en face de marins, d’officiers de marine, c’est-à-dire d’honnêtes et loyaux soldats qui verront en moi un traître, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus abject parmi les criminels! Tu vois, rien qu’à cette pensée, mon cœur se serre.

Je ne crois pas que jamais au monde un innocent ait enduré les tortures morales que j’ai déjà supportées et celles qui m’attendent encore. Aussi tu peux croire si dans chacune de tes lettres je cherche, enfin, ce mot d’espoir, tant attendu, tant désiré.

Écris-moi chaque jour longuement. Donne-moi des nouvelles de tous les membres de la famille, puisque je ne reçois pas leurs lettres et que je ne puis leur écrire. Tes lettres sont, comme je te l’ai déjà dit, mes seuls moments de bonheur. Toi seule, tu me rattaches à la vie.

Regarder en arrière, je ne le puis.—Les larmes me saisissent quand je pense à notre bonheur passé. Je ne puis que regarder en avant, avec le suprême espoir que bientôt luira le grand jour de la lumière et de la vérité.

Embrasse tout le monde pour moi, ainsi que nos chers enfants.

Mille baisers pour toi,

Alfred.


31 janvier 1895.—Jeudi.


Ma chère Lucie,

Enfin voici de nouveau le jour heureux où je puis t’écrire. Je les compte, hélas, les jours heureux! En effet, je n’ai plus reçu de lettres de toi depuis celle qui m’a été remise dimanche dernier. Quelle souffrance épouvantable! Jusqu’à présent, j’avais chaque jour un moment de bonheur en recevant ta lettre. C’était un écho de vous tous, un écho de toutes vos sympathies qui réchauffait mon pauvre cœur glacé. Je relisais ta lettre quatre ou cinq fois, je m’imprégnais de chaque mot,—peu à peu les mots écrits se transformaient en paroles dites... il me semblait bientôt t’entendre me parler tout près de moi. Oh! musique délicieuse qui allait à mon âme! Puis, depuis quatre jours, plus rien, la morne tristesse, l’épouvantable solitude.

Je me demande vraiment comment je vis; nuit et jour mon seul compagnon est mon cerveau, aucune occupation si ce n’est celle de pleurer sur nos malheurs.

La nuit dernière, quand j’ai pensé à toute ma vie passée, à tout ce que j’ai peiné, travaillé, pour acquérir une situation honorable... puis, quand j’ai comparé cela à ma situation présente, des sanglots m’ont saisi à la gorge, il me semblait que mon cœur se déchirait et j’ai dû, pour que mes gardiens ne m’entendissent pas, tant j’étais honteux de ma faiblesse, étouffer mes pleurs sous mes couvertures.

Vraiment, c’est trop cruel!

Ah! combien j’éprouve aujourd’hui qu’il est parfois plus difficile de vivre que de mourir!

Mourir, c’est un moment de souffrance, mais c’est l’oubli de tous les maux, de toutes tortures.

Tandis que porter chaque jour le poids de ses souffrances, sentir son cœur saigner et chacun de ses nerfs torturé, toutes les fibres de la sensibilité tressaillir l’une après l’autre... souffrir enfin le long martyre du cœur... Voilà ce qu’il y a de vraiment épouvantable!

Mais ce droit de mourir, je ne l’ai pas, nous ne l’avons ni les uns, ni les autres. Nous ne l’aurons que lorsque la vérité sera découverte, que lorsque mon honneur me sera rendu. Jusque là il faut vivre. Je fais tous mes efforts pour cela, j’essaie d’annihiler en moi toute la partie intellectuelle et sensible pour vivre en bête uniquement préoccupée de satisfaire ses besoins matériels.

Quand donc cet horrible martyre sera-t-il fini? Quand donc reconnaîtra-t-on la vérité?

Comment vont nos pauvres chéris? Quand je pense à eux, c’est un torrent de larmes. Et toi, j’espère que ta santé est bonne. Il faut te soigner, ma chérie. Les enfants d’abord, la mission que tu as à remplir ensuite, t’imposent des devoirs auxquels tu ne peux manquer.

Pardon de mon style baroque et décousu. Je ne sais plus écrire, les mots ne me viennent plus, tant mon cerveau est délabré. Il n’y a plus qu’un point fixe dans ma tête: l’espoir de connaître un jour la vérité, de voir mon innocence reconnue et proclamée. C’est ce que je balbutie nuit et jour, dans mes rêves comme dans mon réveil.

Quand pourrais-je t’embrasser et retrouver dans ton profond amour la force qui m’est nécessaire pour aller jusqu’au bout de cet épouvantable calvaire?

Embrasse tout le monde pour moi.

Baisers aux chéris.

Je t’embrasse comme je t’aime,

Alfred.


Le 3 février 1895.
(Dimanche)


Ma chérie,

Je viens de passer une semaine atroce. Je suis sans nouvelles de toi depuis dimanche dernier, c’est-à-dire depuis huit jours. Je me suis imaginé que tu étais malade, puis que l’un des enfants l’était... J’ai fait ensuite toutes sortes de suppositions dans mon cerveau malade... J’ai bâti toutes sortes de chimères.

Tu peux t’imaginer, ma chérie, tout ce que j’ai souffert, tout ce que je souffre encore. Dans mon horrible solitude, dans la situation tragique dans laquelle des événements aussi bizarres qu’incompréhensibles m’ont placé, j’avais au moins cette unique consolation, c’est de sentir près de moi ton cœur battre à l’unisson du mien, partager toutes mes tortures.

La nuit de jeudi à vendredi surtout a été épouvantable. Je ne veux pas te la narrer, elle t’arracherait le cœur. Tout ce que je puis te dire, c’est que je me débattais contre l’accusation qui avait été portée contre moi, que je me disais que c’était impossible... puis je me réveillais et je constatais la triste réalité.

Ah! pourquoi ne peut-on pas m’ouvrir le cœur et y lire à livre ouvert; on y verrait au moins les sentiments que j’ai toujours professés, ceux que j’ai encore. Mais non, vois-tu, il me semble impossible que tout cela dure éternellement... la vérité doit se faire jour!

Par un effort inouï de ma volonté, je me suis ressaisi. Je me suis dit que je ne pouvais ni descendre dans la tombe, ni devenir fou avec un nom déshonoré. Il fallait donc que je vive, quelle que dût être la torture morale à laquelle je suis en proie.

Ah! cet opprobre, cette infamie qui couvrent mon nom, quand donc les enlèvera-t-on?

Qu’il vienne donc, le jour béni où mon innocence sera reconnue, où l’on me rendra mon honneur qui n’a jamais failli!... Je suis bien las de souffrir.

Que l’on me prenne mon sang, que l’on fasse ce que l’on voudra de mon corps..., tu sais que j’en fais fi..., mais qu’on me rende mon honneur.

Personne n’entendra donc ce cri de désespoir, ce cri d’un malheureux innocent qui, cependant, ne demande que justice!

Chaque jour qui se lève, j’espère que ce sera celui où l’on reconnaîtra ce que j’ai été, ce que je suis, un loyal soldat digne de mener au feu les soldats de la France...; puis le soir vient..., et rien, rien encore.

Ajoute à cela que je ne reçois aucune lettre de toi, que je suis isolé avec ma torture morale, et tu peux, ma chérie, te rendre compte de mon état. Mais sois rassurée, je suis de nouveau fort. Je me suis traité de lâche, je me suis dit tout ce que tu aurais pu me dire toi-même si tu avais été auprès de moi; un innocent n’a jamais le droit de désespérer. Puis, quoique je sois sans nouvelles directes, je sens tous vos cœurs, toutes vos âmes vibrer avec mon cœur et avec mon âme, souffrir avec moi de l’infamie qui couvre mon nom et chercher à la dissiper.

Quand pourras-tu venir passer quelques heures avec moi? Comme ce serait heureux si je pouvais puiser de nouvelles forces dans ton cœur!

Aurai-je une lettre de toi aujourd’hui? Je n’ose plus trop l’espérer puisque chaque jour mon espoir est déçu, et la souffrance est chaque fois trop cruelle.

Enfin, ma chérie, que te dire?... Je ne vis que d’espoir. Nuit et jour, je vois devant moi, comme une étoile brillante, le moment où tout sera oublié, où mon honneur me sera rendu.

Embrasse bien, bien fort, mes chéris pour moi.

Baisers à tous les membres de nos familles.

Quant à toi, je t’embrasse comme je t’aime, c’est-à-dire de toutes mes forces,

Alfred.


Le 7 février 1895.
(Jeudi.)


Ma bonne Lucie,

J’ai reçu dimanche dernier un paquet d’une quinzaine de lettres, toutes antérieures au dimanche 27 janvier. Remercie bien tous les membres de la famille de leur chaude affection dont je n’ai jamais douté. Je suis donc sans nouvelles de toi depuis plus de dix jours. Te dire mes tortures est impossible.

Puis, me trouver encore en face de soldats que j’étais si fier de commander hier, que je suis digne de commander encore aujourd’hui, et qui verront en moi le dernier des misérables—vois-tu, c’est épouvantable! Mon cœur cesse de battre à cette seule pensée.

Mon histoire est trop horrible, ma tête n’en peut plus.

J’ai pu résister pendant assez longtemps parce que mon âme pure et honnête me disait que mon devoir était là, que mon innocence si complète et si absolue ne tarderait pas à éclater...; mais cette avanie lente est tout ce qu’il y a de plus épouvantable.

J’eusse préféré le peloton d’exécution; au moins, là, il n’y aurait pas eu de discussion possible et vous eussiez réhabilité ma mémoire.

Mais ne crains pas que je veuille attenter jamais à mes jours. Je t’ai promis de n’en rien faire et tu sais que je n’ai qu’une parole. Sois donc sans inquiétude aucune à ce sujet. Mais jusqu’où mes forces me mèneront-elles, jusqu’à quand mon cœur continuera-t-il de battre dans cette atmosphère de mépris, moi si fier de mon honneur sans tache, moi orgueilleux, voilà ce que je ne sais pas!

Ah! s’il n’y avait eu que des tortures physiques à supporter, s’il n’y avait eu qu’à souffrir en attendant la vérité, j’aurais été de taille à le faire, à supporter le martyre épouvantable. Mais supporter le mépris... pendant si longtemps... c’est horrible!

Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu un innocent qui ait enduré des tortures pareilles aux miennes.

Quant à toi, ma pauvre et bien aimée femme, il faut que tu gardes tout ton courage et toute ton énergie. C’est au nom de notre profond amour que je te le demande, car il faut que tu sois là pour laver mon nom de la souillure qui lui a été faite, il faut que tu sois là pour faire de nos enfants de braves et honnêtes gens. Il faut que tu sois là pour leur dire un jour ce qu’était leur père, un brave et loyal soldat, écrasé par une fatalité épouvantable.

Aurai-je des nouvelles de toi aujourd’hui? Quand apprendrai-je que j’aurai le plaisir et la joie de t’embrasser? Chaque jour je l’espère, et rien ne vient égayer mon horrible martyre.

Du courage, ma chérie, il t’en faut beaucoup, beaucoup, il vous en faut à tous, à nos deux familles. Vous n’avez pas le droit de vous laisser abattre, car vous avez une grande mission à remplir, quoiqu’il advienne de moi.

Embrasse tout le monde pour moi. Embrasse bien, bien fort, nos deux pauvres chéris pour moi, et toi reçois les meilleurs baisers de celui qui t’aime tant,

Alfred.


Le 10 février 1895.
(Dimanche.)


Ma chère Lucie,

J’ai reçu vendredi soir tes lettres jusqu’au 2 février inclus.

J’ai vu avec plaisir que vous vous portez tous bien. J’espère que tu as reçu également mes lettres.

Je ne te parlerai pas de moi; tu dois comprendre quelle est l’agonie lente de mon cœur. Mais rien ne sert de gémir. Ce qu’il te faut, ce qu’il vous faut à tous, c’est de la vaillance et du courage; il ne faut pas que vous, vous vous laissiez abattre par l’adversité, si terrible qu’elle soit.

Il faut que vous arriviez à prouver à la France entière que j’étais un digne et loyal soldat, aimant sa patrie au dessus de tout, l’ayant servie toujours avec dévouement.

C’est là le but principal, le but primordial, bien au-dessus de ma propre personnalité. Il y a un nom qu’il s’agit de laver de la souillure qui lui a été infligée, un nom jusqu’ici pur et sans tache, et qui doit de nouveau briller d’un éclat aussi pur que jadis. C’est d’ailleurs le nom que portent nos chers enfants et ceci déjà doit te donner tout le courage nécessaire.

Merci de toutes les nouvelles que tu me donnes des nôtres. Moi aussi, je regrette de ne pouvoir leur écrire. Tu sais quelle grande affection j’avais pour eux tous. Embrasse bien les parents, ta chère famille, la nôtre pour moi. Dis-leur bien ce que je pense, ce dont je voudrais te convaincre: c’est que moi je ne viens qu’en second lieu, c’est qu’il y a un nom qu’il faut réhabiliter.

Personne ne peut faillir à cette tâche suprême.

Te dire l’état dans lequel je suis, c’est inutile. Comme je te disais plus haut, ton cœur est là pour te le faire sentir mieux que ma plume ne saurait le faire. J’irai tant que mon cœur battra, avec toujours devant moi, nuit et jour, l’espoir suprême qu’on me rendra la place que je mérite.

Vois-tu, chérie, un homme d’honneur ne saurait vivre sans son honneur. On a beau se dire en soi-même qu’on est innocent, le cœur vous ronge. Les heures sont longues dans la solitude, et mon esprit ne peut encore concevoir tout ce qui m’arrive. Jamais romancier, si riche que soit son imagination, n’aurait pu écrire une histoire plus tragique.

Je suis convaincu comme toi que la vérité se fera jour tôt ou tard. Les bonnes causes triomphent toujours. Mais quel sera alors mon état, c’est ce que je ne saurais dire... Le cœur est là qui, du matin au soir et du soir au matin, souffre et palpite.

J’espère que je pourrai t’embrasser au moins avant mon départ.

Merci des détails que tu me donnes des enfants. Il faut les élever sérieusement et solidement, s’occuper aussi bien du physique que du moral. D’ailleurs, je te connais, je n’ai nulle inquiétude à ce sujet. Je sais que tu en feras des âmes généreuses et belles, ardentes pour tout ce qui est noble et beau, marchant toujours dans la voie du devoir.

Embrasse mille et mille fois ces bons chéris pour moi.

Je te prie aussi d’embrasser tout le monde pour moi. Reçois les baisers les meilleurs de ton mari qui t’aime, qui ne vit qu’avec ta pensée,

Alfred.


Le 14 février 1895.


Ma chère Lucie,

Les quelques moments que j’ai passés avec toi m’ont été bien doux, quoiqu’il m’ait été impossible de te dire tout ce que j’avais sur le cœur.

Mon temps se passait à te regarder, à m’imprégner de ton visage, à me demander par quelle fatalité inouïe du sort j’étais séparé de toi. Plus tard, quand on racontera mon histoire, elle paraîtra invraisemblable.

Mais ce qu’il faut bien nous dire, c’est qu’il faut la réhabilitation, il faut que mon nom brille de nouveau de tout l’éclat qu’il n’aurait jamais dû perdre.

J’aimerais mieux voir nos enfants morts que de penser que le nom qu’ils portent est déshonoré.

C’est pour nous tous une question vitale, on ne vit pas sans honneur. Je ne saurais assez te le répéter.

J’aurai bientôt un nouveau pas à franchir dans mon étape douloureuse.

Je ne crains pas les fatigues physiques, mais pourvu, mon Dieu, qu’on m’épargne les tortures morales! Je suis las de sentir mon nom méprisé, moi si fier, si orgueilleux précisément de mon nom sans tache, moi qui ai le droit de regarder tout le monde en face! Je ne vis que dans cet espoir, c’est de voir bientôt mon nom lavé de cette horrible souillure.

Tu m’as de nouveau rendu le courage. Ta noble abnégation, ton héroïque dévouement me rendent de nouvelles forces pour supporter mon horrible martyre.

Je ne te dirai pas que je t’aime encore plus; tu sais quel est mon amour profond pour toi. C’est lui qui me permet de supporter mes tortures morales, c’est l’affection de vous tous pour moi.

Embrasse bien tout le monde pour moi, les membres de nos deux familles, tes chers parents, nos enfants, et reçois pour toi les meilleurs et les plus tendres baisers de ton dévoué mari

Alfred.


Le 21 février 1895.


Ma chère Lucie,

Quand je te vois, le temps est si court, je suis si anxieux de voir l’heure s’écouler avec une rapidité que je ne connaissais plus, tant les autres heures que je passe me semblent horriblement longues, que j’oublie de te dire la moitié de ce que j’avais préparé dans mon imagination.

Je voulais te demander si le voyage ne te fatiguait pas, si la mer t’avait été clémente? Je voulais te dire toute l’admiration que j’ai pour ton noble caractère, pour ton admirable dévouement! Plus d’une femme aurait vu son cerveau sombrer sous les coups répétés d’un sort aussi cruel, aussi immérité.

Je voulais te parler longuement de nos enfants, de leur santé, de leur régime. Je voulais aussi te prier de remercier toutes nos familles de leur dévouement à la cause d’un innocent, te demander des nouvelles de leur santé à tous. Il faudrait une longue journée pour épuiser tous ces sujets et nos minutes sont comptées! Enfin, il faut espérer que les jours heureux reviendront, car il est impossible, il est contraire à la raison humaine, qu’on n’arrive pas à mettre la main sur le véritable coupable.

Comme je te l’ai dit, je ferai mon possible pour dompter les battements de mon cœur ulcéré, pour supporter cet horrible et long martyre, afin de voir avec vous luire le jour heureux de la réhabilitation.

Je souffrirai sans gémir le mépris si naturel, si justifié qu’inspire l’être que je représente, je comprimerai les convulsions de mon être contre un sort aussi épouvantable, aussi horrible.

Oh! ce mépris autour de mon nom, autour de ma personne, comme j’en souffre! La plume est incapable de traduire un pareil supplice.

Je me demande vraiment comment un homme qui a véritablement forfait à l’honneur peut continuer à vivre? Mais je ne vis que grâce à ma conscience, grâce à l’espoir que bientôt tout se découvrira, que le véritable criminel sera puni de son horrible crime, qu’on me rendra enfin mon honneur.

Quand je serai parti, écris-moi bien longuement. Je pense qu’aussi à ce moment vous pourrez tous m’écrire et que je recevrai des nouvelles de tous les membres de nos familles.

Au premier envoi que tu feras, veux-tu être assez bonne pour ajouter la méthode Ollendorf que j’ai pu juger ici et que je trouve préférable à celle de ton professeur? Tu y joindras le corrigé des thèmes qui forme un volume à part et qui sera aussi mon professeur.

Embrasse bien nos chéris, tes parents, tous ceux que tu vois enfin de ma part et reçois les baisers affectueux de ton dévoué

Alfred.

1895-1896-1897-1898

ILES DU SALUT


Mardi, 12 mars 1895.


Ma chère Lucie,

Le jeudi 21 février, quelques heures après ton départ, j’ai été emmené à Rochefort et embarqué.

Je ne te raconterai pas mon voyage; j’ai été transporté comme le méritait le vil gredin que je représente; ce n’est que justice. On ne saurait accorder aucune pitié à un traître; c’est le dernier des misérables et tant que je représenterai ce misérable, je ne puis qu’approuver.

Ma situation ici ne peut que découler encore des mêmes principes.

Mais ton cœur peut te dire tout ce que j’ai souffert, tout ce que je souffre; c’est horrible. Je ne vis plus que par mon âme qui espère voir luire bientôt le jour triomphant de la réhabilitation; c’est la seule chose qui me donne la force de vivre. Sans honneur, un homme est indigne de vivre.

Toi, la vérité même, tu m’as affirmé le jour de mon départ être sûre d’aboutir bientôt; je n’ai vécu durant cet horrible voyage, je ne vis encore que sur cette parole de toi, rappelle-toi le bien.

J’ai été débarqué il y a quelques instants et j’ai obtenu de t’envoyer une dépêche.

Je t’écris vite ces quelques mots qui partiront le 15 par le courrier anglais. Cela me soulage de venir causer avec toi que j’aime si profondément. Il y a deux courriers par mois pour la France, le 15, courrier anglais et le 3, courrier français.

De même, il y a deux courriers par mois pour les Iles, le courrier anglais et le courrier français. Informe-toi de la date de leur départ et écris-moi par l’un et par l’autre.

Ce que je puis te dire encore, c’est, si tu veux que je vive: fais-moi rendre mon honneur. Les convictions, quelles qu’elles soient, ne me servent de rien; elles ne changent pas ma situation; ce qu’il faut, c’est un jugement me réhabilitant.

J’ai fait pour toi le plus grand sacrifice qu’un homme de cœur puisse faire en acceptant de vivre après ma tragique histoire, grâce à la conviction que tu m’as inculquée que la vérité se fait toujours connaître. A ton tour, ma chérie, de faire tout ce qui est humainement possible pour découvrir la vérité.

Épouse et mère, tâche d’émouvoir les cœurs d’épouses et de mères pour qu’on te livre la clé de cet horrible mystère. Il me faut mon honneur si tu veux que je vive; il le faut pour nos chers enfants. Ne raisonne pas avec ton cœur, cela ne sert à rien. Il y a un jugement, rien ne sera changé dans notre tragique situation tant que le jugement ne sera pas révisé. Réfléchis donc et agis pour déchiffrer cette énigme, cela vaudra mieux que de venir ici partager mon horrible situation, ce sera le meilleur, le seul moyen de me sauver la vie. Dis-toi bien que c’est une question de vie et de mort pour moi comme pour nos enfants.

Je suis incapable de vous écrire à tous, car mon cerveau n’en peut plus et mon désespoir est trop grand. J’ai le système nerveux dans un état déplorable, et il serait grand temps que cet horrible drame prît fin.

Je n’ai plus que l’âme qui surnage.

Mais, pour Dieu, hâtez-vous et travaillez ferme!

Dis à tous de m’écrire.

Embrasse tout le monde pour moi, nos pauvres chéris aussi et pour toi mille tendres baisers de ton dévoué mari.

Alfred.

Quand tu auras une bonne nouvelle à m’annoncer envoie-moi une dépêche, je l’attends chaque jour comme le Messie.


Mercredi, 15 mars 1895.


Ma chérie,

Comme je ne remets cette lettre qu’aujourd’hui, je viens encore vite un peu causer avec toi. Je ne parlerai pas de mes épouvantables tortures, tu les connais et tu les partages.

Ma situation reste ici la même qu’auparavant; dis-toi bien que je suis incapable de la supporter longtemps. Il me semble donc difficile que tu viennes me rejoindre. D’ailleurs, comme je te l’ai dit hier, si tu veux me sauver la vie, tu as mieux à faire: fais-moi rendre mon honneur, l’honneur de mon nom, celui de nos pauvres enfants.

Dans mon horrible détresse, je passe mon temps à me répéter mentalement le mot que tu m’as dit le jour de mon départ: votre certitude absolue d’arriver à la vérité. D’ailleurs, autrement, ce serait la mort pour moi et à bref délai, car sans mon honneur je ne vivrais pas. Je ne suis arrivé à surmonter tout que grâce à ma conscience et à l’espérance que vous m’avez donnée que la vérité se découvrirait. Cette espérance morte serait le signal de ma mort.

Dis-toi donc bien, ma chérie, qu’il faut aboutir, et le plus tôt possible à me faire rendre mon honneur; je suis incapable de supporter encore longtemps cette atmosphère de mépris si légitime autour de moi. De vos efforts dépend mon honneur, c’est-à-dire ma vie, enfin l’honneur de nos pauvres enfants. Tu dois donc tout tenter, tout essayer, pour arriver à la vérité, que je vive ou que je meure, car ta mission est supérieure à moi-même.

Je t’embrasse comme je t’aime,

Alfred.


20 Mars 1895.


Ma chère Lucie,

Ma lettre sera courte, car je ne veux pas t’arracher l’âme, mes souffrances sont d’ailleurs tiennes.

Je ne puis d’ailleurs que te confirmer la lettre que je t’ai écrite le 13 de ce mois. Plus vous hâterez ma réhabilitation et plus vous abrégerez mon martyre.

J’ai fait pour toi plus que l’amour le plus profond peut inspirer; j’ai enduré le pire supplice qu’un homme de cœur puisse subir; à toi de faire l’impossible pour me faire rendre mon honneur si tu veux que je vive.

Ma situation n’est pas encore définitive, je suis toujours encore enfermé.

Je ne te parlerai pas de ma vie matérielle, elle m’est indifférente. Les misères physiques ne sont rien, quelles qu’elles soient. Je ne veux qu’une chose dont je rêve nuit et jour, dont mon cerveau est hanté à tout instant, c’est qu’on me rende mon honneur qui n’a jamais failli.

On ne m’a pas remis jusqu’à présent les livres que j’ai apportés, on attend des ordres.

Envoie-moi toujours des revues par le prochain courrier.

Donc, ma chérie, si tu veux que je vive, fais-moi rendre mon honneur le plus tôt possible, car mon martyre ne saurait se supporter indéfiniment. J’aime mieux te dire la vérité, toute la vérité que de te bercer d’illusions trompeuses. Il faut savoir regarder la situation en face. Je n’ai accepté de vivre que parce que vous m’avez inculqué la conviction que l’innocence se fait toujours connaître. Cette innocence, il faut la faire relater, non seulement pour moi, mais pour les enfants, pour vous tous.

Embrasse ces chéris, tout le monde pour moi et mille baisers pour toi,

Alfred.

Comme les lettres seront très longues à me parvenir, envoie moi une dépêche quand tu auras une bonne nouvelle à m’annoncer. Ma vie reste suspendue à cette attente. Pense à tout ce que je souffre.


28 mars 1895.


Ma chère Lucie,

J’espérais recevoir ces jours-ci de tes nouvelles; je n’ai encore rien reçu; je t’ai déjà écrit deux lettres.

Je ne connais toujours que les quatre murs de ma chambre. Quant à ma santé, elle ne saurait être brillante. En dehors des misères physiques que j’ai supportées et dont je ne parle que pour mémoire, la cause en est surtout dans l’ébranlement de mon système nerveux, produit par cette suite ininterrompue de secousses morales.

Tu sais que les souffrances physiques, si douloureuses qu’elles soient parfois, ne sauraient m’arracher aucune plainte, et je regarderais froidement la mort venir, si mes tortures morales n’assombrissaient constamment mes pensées.

Mon esprit ne peut se dégager un seul instant de cet horrible drame dont je suis la victime, drame qui m’atteint non seulement dans ma vie—c’est le moindre de mes maux et mieux eût valu, certes, que le misérable qui a commis ce crime m’eût tué que de me frapper ainsi—mais dans mon honneur, dans celui de mes enfants, dans celui de vous tous.

Cette idée lancinante de mon honneur arraché ne me laisse de repos ni jour ni nuit. Mes nuits, hélas! tu peux t’imaginer ce qu’elles sont. Jadis ce n’étaient que des insomnies; une grande partie maintenant se consume dans un tel état d’hallucination et de fièvre que je me demande chaque matin comment mon cerveau résiste encore; c’est un de mes plus cruels supplices. Il faut y ajouter ces longues heures de la journée en tête à tête avec soi-même dans l’isolement le plus absolu.

Est-il possible de s’élever au-dessus de pareilles préoccupations et de forcer son esprit à s’égarer sur d’autres sujets? Je ne le crois pas, en tous cas je ne le puis. Quand on se trouve dans la situation la plus émouvante, la plus tragique qu’on puisse concevoir pour un homme dont l’honneur n’a jamais failli, rien ne peut détourner la pensée du sujet dominant qui la préoccupe.

Puis, quand je pense à toi, à nos chers enfants, mon chagrin est indicible, car le poids du crime qu’un misérable a commis pèse lourdement sur vous aussi. Il faut donc, pour nos enfants, que, quoiqu’il arrive, tu poursuives, sans trève ni repos, l’œuvre que tu as entreprise et que tu fasses éclater mon innocence de telle sorte qu’il ne puisse subsister de doute dans l’esprit de personne.

Quelles que soient les personnes convaincues de mon innocence, dis-toi qu’elles ne changeront rien à notre situation. Nous nous sommes souvent payés de mots et nourris d’illusions; rien ne peut nous sauver, si ce n’est ma réhabilitation.

Tu vois donc, ce que je ne puis cesser de te répéter, qu’il s’agit d’une question de vie ou de mort, non seulement pour moi, mais pour nos enfants. Pour moi, je n’accepterai jamais de vivre sans mon honneur; dire qu’un innocent doit et peut toujours vivre, c’est un lieu commun d’une banalité désespérante.

J’ai pu le dire et le croire aussi; aujourd’hui que j’en fais la triste expérience, je déclare que c’est impossible quand on a du cœur. La vie n’est admissible que lorsqu’on peut lever la tête partout et regarder tout le monde en face; autrement, il n’y a qu’à mourir. Vivre pour vivre, c’est simplement bas et lâche. Je suis sûr d’ailleurs que tu penses comme moi; toute autre solution serait indigne de nous.

La situation déjà si tragique se tend donc de plus en plus chaque jour. Il ne s’agit ni de pleurer ni de gémir, mais d’y faire face avec toute ton énergie et toute ton âme. Il faut, pour dénouer cette situation, ne pas attendre un hasard heureux, mais déployer une activité dévorante, frapper à toutes les portes; il faut employer tous les moyens pour faire jaillir la lumière. Tous les procédés d’investigation sont à tenter; le but, c’est ma vie, notre vie à tous.

Voici donc un bulletin bien net de mon état aussi bien physique que moral. Je le résume: un état nerveux et cervical pitoyable, mais une énergie morale extrême, tendue vers le but unique qu’il faut atteindre à tout prix, par tous les moyens, la réhabilitation.

Je te laisse dès lors à penser quelles luttes je suis obligé de soutenir chaque jour pour ne pas préférer une mort immédiate à cette lente agonie de toutes mes forces, à ce martyre de tous les instants où se combinent les souffrances physiques avec les tortures morales.

Tu vois que je tiens la promesse que je t’ai faite de lutter pour vivre jusqu’au jour de la réhabilitation; c’est tout ce que je puis faire. A toi de faire le reste si tu veux que j’atteigne ce jour.

Donc, pas de faiblesse. Dis-toi que je souffre le martyre, que mon cerveau s’affaiblit chaque jour; dis-toi qu’il s’agit de mon honneur, c’est-à-dire de ma vie, de l’honneur de tes enfants. Que ces pensées t’inspirent, et agis en conséquence.

Embrasse tout le monde, les enfants pour moi. Mille baisers de ton mari qui t’aime,

Alfred.

Comment vont les enfants? Donne-moi de leurs nouvelles. Je ne puis penser à toi et à eux sans que mon être tressaille de douleur. Je voudrais t’insuffler tout le feu qui est dans mon âme pour marcher à l’assaut de la vérité, te pénétrer de la nécessité absolue de démasquer le véritable coupable par tous les moyens, quels qu’ils soient, et surtout sans tarder.

Envoie-moi quelques livres.


27 avril 1895.


Ma chère Lucie,

Quelques lignes encore pour que tu saches que je suis toujours en vie et pour t’envoyer l’écho de mon immense affection.

Quelque grand que soit notre chagrin à tous deux, je ne puis que te dire toujours de le surmonter pour poursuivre la réhabilitation avec une persévérance indomptable.

Garde toujours le calme et la dignité qui conviennent à notre grand malheur, si immérité, mais travaille pour me faire rendre mon honneur, l’honneur du nom que portent mes chers enfants.

Qu’aucune démarche ne te rebute ni te lasse; va trouver, si tu le juges utile, les membres du Gouvernement, émeus leur cœur de père et de Français, dis bien que tu ne demandes pour moi ni grâce ni pitié, mais seulement qu’on poursuive les recherches à outrance.

Malgré une coïncidence parfois terrible de tourments aussi bien physiques que moraux, je sens bien que mon devoir vis-à-vis de toi, vis-à-vis de nos chers enfants est de résister jusqu’à la limite de mes forces et de protester de mon innocence jusqu’à mon dernier souffle.

Mais s’il y a une justice en ce monde, il me semble impossible, ma raison se refuse à y croire, que nous ne retrouvions le bonheur qui n’aurait jamais dû nous être enlevé.

Je t’écris certes parfois des lettres exaltées, sous l’empire d’impressions nerveuses extrêmes ou de dépression physique considérable; mais qui n’aurait pas de ces coups de folie, de ces révoltes du cœur et de l’âme, dans une situation aussi tragique, aussi émouvante que la nôtre? Et si je te dis de te hâter, c’est que je voudrais assister au jour de triomphe de mon innocence reconnue. Et puis, toujours seul, en tête à tête avec moi-même, livré à mes tristes pensées, sans nouvelles de toi, des enfants, de tous ceux qui me sont chers depuis plus de deux mois, à qui confierais-je les souffrances de mon cœur, si ce n’est à toi, confidente de toutes mes pensées?

Je souffre non seulement pour moi, mais bien plus encore pour toi, pour nos chers enfants. C’est en ces derniers, ma chérie, que tu dois puiser cette force morale, cette énergie surhumaine qui te sont nécessaires pour aboutir à tout prix à ce que notre honneur apparaisse de nouveau, à tous sans exception, ce qu’il a toujours été, pur et sans tache.

Mais je te connais, je connais ta grande âme, j’ai confiance en toi.

Je n’ai toujours pas de lettres de toi; quant à moi, c’est la cinquième que je t’écris.

Embrasse tout le monde de ma part.

Mille bons baisers pour toi, pour nos chers enfants. Parle-moi longuement d’eux.

Alfred.


Mercredi, 8 mai 1895.


Ma chère Lucie,

Quoique je ne doive remettre cette lettre que le 18, je la commence dès aujourd’hui, tant j’éprouve un besoin invincible de venir causer avec toi.

Il me semble, quand je t’écris, que les distances se rapprochent, que je vois devant moi ta figure aimée et qu’il y a quelque chose de toi auprès de moi. C’est une faiblesse, je le sais, car malgré moi, l’écho de mes souffrances vient parfois sous ma plume, et les tiennes sont assez grandes pour que je ne te parle pas encore des miennes. Mais je voudrais bien voir à ma place philosophes et psychologues, qui dissertent tranquillement au coin de leur feu, sur le calme, la sérénité que doit montrer un innocent!

Un silence profond règne autour de moi, interrompu seulement par le mugissement de la mer. Et ma pensée, franchissant la distance qui nous sépare, se reporte au milieu de vous, au milieu de tous ceux qui me sont chers et dont la pensée, certes, doit se diriger souvent aussi vers moi. Fréquemment je me demande, à telle heure, que fait ma chère Lucie, et je t’envoie par la pensée l’écho de mon immense affection. Je ferme alors les yeux, et il me semble voir se profiler ta figure, celles de mes chers enfants. Je n’ai toujours pas de lettres de toi, sauf celles du 16 et 17 février adressées encore à l’île de Ré. Voici donc trois mois que je suis sans nouvelles de toi, des enfants, de nos familles.

Je crois t’avoir déjà dit que je te conseillais de demander à déposer tes lettres au Ministère huit ou dix jours avant le départ des courriers; peut-être ainsi les recevrais-je plus rapidement. Mais, ma bonne chérie, oublie toutes mes souffrances, surmonte les tiennes et pense à nos enfants. Dis-toi que tu as une mission sacrée à remplir, celle de me faire rendre mon honneur, l’honneur du nom que portent nos chers petits. D’ailleurs, je me rappelle ce que tu m’as dit avant mon départ, je sais, comme tu me le répètes dans ta lettre du 17 février, ce que valent les paroles dans ta bouche, j’ai une confiance absolue en toi.

Ne pleure donc plus, ma bonne chérie, je lutterai jusqu’à la dernière minute pour toi, pour nos chers enfants.

Les corps peuvent fléchir sous une telle somme de chagrins, mais les âmes doivent rester fortes et vaillantes pour réagir contre une situation que nous n’avons pas méritée. Quand l’honneur me sera rendu, alors seulement, ma bonne chérie, nous aurons le droit de nous retirer. Nous vivrons pour nous, loin des bruits du monde, nous nous réfugierons dans notre affection mutuelle, dans notre amour grandi par des événements aussi tragiques. Nous nous soutiendrons l’un l’autre pour panser les blessures de nos cœurs, nous vivrons dans nos enfants auxquels nous consacrerons le restant de nos jours. Nous tâcherons d’en faire des êtres bons, simples, forts physiquement et moralement, nous élèverons leurs âmes pour qu’ils y trouvent toujours un refuge contre les réalités de la vie.

Puisse ce jour arriver bientôt, car nous avons tous payé notre tribut de souffrances sur cette terre!

Courage donc, ma chérie, sois forte et vaillante. Poursuis ton œuvre sans faiblesse, avec dignité, mais avec le sentiment de ton droit. Je vais me coucher, fermer les yeux et penser à toi.

Bonsoir et mille baisers.


12 Mai 1895.

Je continue cette lettre, car je veux te faire part de mes pensées au fur et à mesure qu’elles me viennent à l’esprit. J’ai le temps de réfléchir profondément dans ma solitude.

Vois-tu, les mères qui veillent au chevet de leurs enfants malades et qui les disputent à la mort avec une énergie farouche n’ont pas besoin d’autant de vaillance que toi, car c’est plus que la vie de tes enfants que tu as à défendre, c’est leur honneur. Mais je te sais capable de cette noble tâche.

Aussi, ma chère Lucie, je te demande pardon si j’ai parfois augmenté ton chagrin en exhalant des plaintes, en témoignant d’une impatience fébrile de voir enfin s’éclaircir ce mystère devant lequel ma raison se brise impuissante. Mais tu connais mon tempérament nerveux, mon caractère emporté. Il me semblait que tout devait se découvrir immédiatement, qu’il était impossible que la lumière ne se fît pas prompte et complète. Chaque matin je me levais avec cet espoir, et chaque soir je me couchais avec une profonde déception. Je ne pensais qu’à mes tortures et j’oubliais que tu devais souffrir autant que moi.

Cet horrible crime d’un misérable ne m’atteint pas seulement en effet, mais il atteint aussi, il atteint aussi surtout nos deux chers enfants. C’est pourquoi il faut que nous surmontions toutes nos souffrances: il ne suffit pas seulement de donner la vie à ses enfants, il faut leur léguer l’honneur sans lequel la vie n’est pas possible. Je connais tes sentiments, je sais que tu penses comme moi. Courage donc, chère femme, je lutterai avec toi en te soutenant de toute mon énergie, parce que devant une nécessité pareille, absolue, tout doit être oublié. Il le faut pour notre cher petit Pierre, pour notre chère petite Jeanne.

Je sais combien tu as été admirable de dévouement, de grandeur d’âme dans les événements tragiques qui viennent de se dérouler.

Continue donc, ma chère Lucie, ma confiance en toi est complète, ma profonde affection te dédommagera quelque jour de toutes les douleurs que tu endures si noblement.


18 Mai 1895.

Je termine aujourd’hui cette lettre qui t’apportera une parcelle de moi-même et l’expression de mes pensées profondément réfléchies dans le silence sépulcral au milieu duquel je vis.

J’ai trop souvent pensé à moi, pas assez à toi, aux enfants. Ton martyre, celui de nos familles sont aussi grands que le mien. Il faut donc que nos cœurs s’élèvent au-dessus de tout pour ne voir que le but à atteindre: notre honneur.

Je resterai debout tant que mes forces me le permettront pour te soutenir de toute mon ardeur, de toute la grandeur de mon affection.

Courage donc, chère Lucie, et persévérance; nous avons nos petits à défendre.

Embrasse frères et sœurs pour moi, dis-leur que j’ai reçu les lettres encore adressées à l’Ile-de-Ré et que je leur écrirai prochainement.

Pour toi, mes meilleurs baisers,

Alfred.

J’oubliais de te dire que j’ai reçu hier les deux revues du 15 mars, mais c’est tout.


Cher petit Pierre,

Papa t’envoie de bons gros baisers ainsi qu’à petite Jeanne. Papa pense souvent à tous les deux. Tu montreras à petite Jeanne à faire de belles tours en bois, bien hautes, comme je t’en faisais et qui dégringolaient si bien.

Sois bien sage, fais de bonnes caresses à ta maman quand elle est triste. Sois bien gentil aussi avec grand’mère et grand-père, fais de bonnes niches à tes tantes. Quand papa reviendra de voyage, tu viendras le chercher à la gare avec petite Jeanne, avec maman, avec tout le monde.

Encore de bons gros baisers pour toi et pour Jeanne. Ton papa.


27 Mai 1895.


Ma chère Lucie,

Je profite de chaque correspondance avec Cayenne pour t’écrire, voulant te donner le plus souvent possible de mes nouvelles.

Je t’ai écrit une longue lettre dans le courant du mois; je l’ai remise le 18.

Quoique sans nouvelles depuis mon départ de France,—toutes les lettres reçues étant antérieures à notre dernière entrevue,—j’espère cependant qu’au moment où tu recevras cette lettre, le dénouement de notre tragique histoire sera proche.

Quoiqu’il en soit, je te crie toujours avec toutes les forces de mon âme: courage et persévérance!

Les nerfs m’ont dominé souvent, mais l’énergie morale est toujours restée entière; elle est aujourd’hui plus grande que jamais.

Cuirassons donc nos cœurs contre tout sentiment de douleur et de chagrin, surmontons nos souffrances et nos misères pour ne voir que le but suprême: notre honneur, l’honneur de nos enfants. Tout doit s’effacer devant cela.

Courage donc encore, ma chère Lucie; je te soutiendrai de toute mon énergie, de toute la force que me donne mon innocence, de toute la volonté que j’ai de voir la lumière se faire entière, complète, absolue, telle qu’il la faut pour nous, pour nos enfants, pour nos deux familles.

De bons baisers aux chers petits.

Je t’embrasse comme je t’aime,

Alfred.


Le 3 juin 1895.


Ma chère Lucie,

Toujours pas de lettres de toi, ni de personne. Je suis donc sans nouvelles depuis mon départ, de toi, de nos enfants, de toute la famille.

Tu as pu voir par mes lettres les crises successives que j’ai subies. Mais pour le moment, oublions le passé. Nous parlerons de nos souffrances quand nous serons de nouveau heureux.

J’ignore donc ce qui se passe autour de moi, vivant comme dans une tombe. Je suis incapable de déchiffrer dans mon cerveau cette épouvantable énigme. Tout ce que je puis donc faire, et je ne faillirai pas à ce devoir, c’est de te soutenir jusqu’à mon dernier souffle, c’est de t’insuffler encore et toujours le feu qui brûle en moi pour marcher à la conquête de la vérité, pour me rendre mon honneur, l’honneur de nos enfants. Te souviens-tu de ces vers de Shakespeare, dans Othello, que j’ai retrouvés dans un de mes livres d’Anglais. (Je te les envoie traduits, tu comprends pourquoi!):

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