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Lettres écrites de Lausanne

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Ce fut vers ce temps-là que mon père, m'ayant mené promener un jour à quelque distance du château, me parla à coeur ouvert du train de vie que prenait milady, et me demanda si je ne pensais pas à m'y opposer avant qu'il devînt tout-à-fait scandaleux. Je lui répondis qu'il ne m'était pas possible d'ajouter à mes autres chagrins celui de tourmenter une personne qui s'était donnée à moi avec plus d'avantages apparents pour moi que pour elle, et qui, dans le fond, avait à se plaindre. — Il n'y a personne, lui dis-je, au coeur, à l'amour-propre et à l'activité de qui il ne faille quelque aliment. Les femmes du peuple ont leurs soins domestiques, et leurs enfants, dont elles sont obligées de s'occuper beaucoup; les femmes du monde, quand elles n'ont pas un mari dont elles soient le tout, et qui soit tout pour elle, ont recours au jeu, à la galanterie ou à la haute dévotion. Milady n'aime pas le jeu, elle est d'ailleurs trop jeune encore pour jouer, elle est jolie et agréable; ce qui arrive est trop naturel pour devoir s'en plaindre, et ne me touche pas assez pour que je veuille m'en plaindre. Je ne veux me donner ni l'humeur ni le ridicule d'un mari jaloux; si elle était sensible, sérieuse, capable, en un mot, de m'écouter et de me croire, s'il y avait entre nous de véritables rapports de caractère, je me ferais peut-être son ami, et je l'exhorterais à éviter l'éclat et l'indécence pour s'épargner des chagrins et ne pas aliéner le public; mais, comme elle ne m'écouterait pas, il vaut mieux que je conserve plus de dignité, et que je laisse ignorer que mon indulgence est réfléchie. Elle en fera quelques écarts de moins si elle se flatte de me tromper. Je sais tout ce qu'on pourrait me dire sur le tort qu'on a de tolérer le désordre; mais je ne l'empêcherais pas, à moins de ne pas perdre ma femme de vue. Or, quel casuiste assez sévère pour oser me prescrire une pareille tâche? Si elle m'était prescrite, je refuserais de m'y soumettre, je me laisserais condamner par toutes les autorités, et j'inviterais l'homme qui pourrait dire qu'il ne tolère aucun abus, soit dans la chose publique, s'il y a quelque direction, soit dans sa maison, s'il en a une, ou dans la conduite de ses enfants, s'il en a, soit enfin dans la sienne propre, j'inviterais, dis-je, cet homme-là à me jeter la première pierre.

Mon père, me voyant si déterminé, ne me répliqua rien. Il entra dans mes intentions et vécut toujours bien avec lady Betty; et, dans le peu de temps que nous fûmes encore ensemble, il n'y eut point de jour qu'il ne me donnât quelque preuve de son extrême tendresse pour moi. Je me souviens que dans ce temps-là un évêque, parent de lady Betty, dînant chez mon père avec beaucoup de monde, se mit à dire de ces lieux communs, moitié plaisants, moitié moraux, sur le mariage, l'autorité maritale, etc., etc., qu'on pourrait appeler plaisanteries ecclésiastiques, qui sont de tous les temps, et qui, dans cette occasion, pouvaient avoir un but particulier. Après avoir laissé épuiser à neuf ce vieux sujet, je dis que c'était à la loi et à la religion, ou à leurs ministres, à contenir les femmes, et que, si on en chargeait les maris, il faudrait au moins une dispense pour les gens occupés, qui alors auraient trop à faire, et pour les gens doux et indolents, qui seraient trop malheureux. — Si on n'avait cette bonté pour nous, dis-je avec une sorte d'emphase, le mariage ne conviendrait plus qu'aux tracassiers et aux imbéciles, à Argus et à ceux qui n'auraient point d'yeux. Lady Betty rougit. Je crus voir dans sa surprise que depuis longtemps elle ne me croyait pas assez d'esprit pour parler de la sorte. Il ne m'aurait peut-être fallu, pour rentrer en faveur auprès d'elle dans ce moment, que les préférences de quelque jolie femme. Un malentendu, qu'il ne vaut pas la peine de rappeler, me le fit présumer. Il faut que dans le fond, quoiqu'il n'y paraisse pas toujours, les femmes aient une grande confiance au jugement et au goût les unes des autres. Un homme est une marchandise qui, en circulant entre leurs mains, hausse quelque temps de prix, jusqu'à ce qu'elle tombe tout à coup dans un décri total, qui n'est d'ordinaire que trop juste.

Vers la fin de septembre, je retournai à Londres pour voir sir Harry. J'espérais aussi qu'y étant seul de notre famille dans une saison où la ville est déserte, je pourrais aller partout sans qu'on y prît garde, et trouver enfin dans quelque café, dans quelque taverne, quelqu'un qui me donnerait des nouvelles de Caliste. Il y avait un an et quelques jours que nous nous étions séparés. Si aucune de ces tentatives ne m'avait réussi, je serais allé chez le général D***, ou chez le vieux oncle qui voulait lui laisser son bien. Je ne pouvais plus vivre sans savoir ce qu'elle faisait, et le vide qu'elle m'avait laissé se faisait sentir tous les jours d'une manière plus cruelle. On a tort de penser que c'est dans les premiers temps qu'une véritable perte est la plus douloureuse. Il semble alors qu'on ne soit pas encore tout-à-fait sûr de son malheur. On ne sait pas tout-à-fait qu'il est sans remède, et le commencement de la plus cruelle séparation n'est que comme une absence. Mais quand les jours, en se succédant, ne ramènent jamais la personne dont on a besoin, il semble que notre malheur nous soit confirmé sans cesse, et à tout moment l'on se dit: C'est donc pour jamais!

Le lendemain de mon arrivée à Londres, après avoir passé le jour avec mon petit ami, j'allai le soir seul à la comédie, croyant y rêver plus à mon aise qu'ailleurs. Il y avait peu de monde, même pour le temps de l'année, parce qu'il faisait très chaud, et le ciel menaçait d'orage. J'entre dans une loge. J'étais distrait, longtemps je m'y crois seul. Je vois enfin une femme cachée par un grand chapeau, qui ne s'était pas retournée lorsque j'étais entré, et qui paraissait ensevelie dans la rêverie la plus profonde. Je ne sais quoi dans sa figure me rappela Caliste; mais Caliste menée en Norfolkshire par son mari, et dont personne à Londres n'avait parlé jusqu'au milieu de l'été, devait être si loin de là, que je ne m'occupai pas un instant de cette pensée. On commence la pièce, il se trouve que c'est The fair penitent. Je fais une espèce de cri de surprise. La femme se retourne: c'était Caliste. Qu'on juge de notre étonnement, de notre émotion, de notre joie! car tout autre sentiment céda dans l'instant même à la joie de nous revoir. Je n'eus plus de torts, je n'eus plus de regrets, je n'eus plus de femme, elle n'eut plus de mari; nous nous retrouvions, et, quand ce n'eût été que pour un quart-d'heure, nous ne pouvions sentir que cela. Elle me parut un peu pâle et plus négligée, mais cependant plus belle que je ne l'avais jamais vue. — Quel sort, dit-elle, quel bonheur! J'étais venue entendre cette même pièce, qui sur ce même théâtre décida de ma vie. C'est la première fois que je viens ici depuis ce jour-là. Je n'avais jamais en le courage d'y revenir; à présent d'autres regrets m'ont rendue insensible à cette espèce de honte. Je venais revoir mes commencements, et méditer sur ma vie; et c'est vous que je trouve ici, vous, le véritable, le seul intérêt de ma vie, l'objet constant de ma pensée, de mes souvenirs, de mes regrets, vous que je ne me flattais pas de jamais revoir. Je fus longtemps sans lui répondre. Nous fûmes longtemps à nous regarder, comme si chacun des deux eût voulu s'assurer que c'était bien l'autre. — Est-ce bien vous? lui dis-je enfin. Quoi! c'est bien vous! Je venais ici sans intention, par désoeuvrement; je me serais cru heureux d'apprendre seulement de vos nouvelles après mille recherches que je me proposais de faire, et je vous trouve vous-même, et seule, et nous aurons encore au moins pendant quelques heures le plaisir que nous avions autrefois à toute heure et tous les jours! Alors je la priai de trouver bon que nous fissions tous deux l'histoire du temps qui s'était passé depuis notre séparation, pour que nous pussions ensuite nous mieux entendre et parler plus à notre aise. Elle y consentit, me dit de commencer, et m'écouta sans presque m'interrompre: seulement, quand je m'accusais, elle m'excusait; quand je parlais d'elle, elle me souriait avec attendrissement; quand elle me voyait malheureux, elle me regardait avec pitié. Le peu de liaison qu'elle vit entre lady Betty et moi ne parut point lui faire de plaisir, cependant elle n'en affecta point de chagrin. — Je vois, dit-elle, que je n'ai jamais été entièrement dédaignée ni oubliée; c'est tout ce que je pouvais demander. Je vous en remercie, et je rends grâces au ciel de ce que j'ai pu le savoir. Je vais vous faire aussi l'histoire de cette triste année. Je ne vous dirai pas tout ce que j'éprouvai sur la route de Bath à Londres, tressaillant au moindre bruit que j'entendais derrière moi, n'osant regarder, de peur de m'assurer que ce n'était pas vous; éclaircie ensuite malgré moi, me flattant de nouveau, de nouveau désabusée….. C'est assez: si vous ne sentez pas tout ce que je pourrais vous dire, vous ne le comprendriez jamais. En arrivant à Londres, j'appris que l'oncle de mon père était mort il y avait quelques jours, et qu'il m'avait laissé son bien, qui, tous les legs payés, montait, outre sa maison, à près de trente mille pièces.

Cet événement me frappa, quoique la mort d'un homme de quatre-vingt-quatre ans soit dans tous les instants moins étonnante que sa vie, et je sentis une espèce de chagrin dont je fus quelque temps à démêler la cause. Je la démêlai pourtant. J'avais une obligation de plus à ne pas rompre mon mariage. Avoir écouté auparavant M. M**, et le rejeter au moment où j'avais quelque chose à donner en échange d'un nom, d'un état honnête, me parut presque impossible. Il en serait résulté pour moi un genre de déshonneur auquel je n'étais pas encore accoutumée. Il arriva le lendemain, me montra un état de son bien, aussi clair que le bien même, et un contrat de mariage tout dressé, par lequel il me donnait trois cents pièces par an pour ma vie, et outre cela un douaire de cinq mille pièces. Il ne savait rien de mon héritage; je le lui appris. Je refusai la rente, mais je demandai que, supposé que le mariage se fît, phrase que je répétais sans cesse, je conservasse la jouissance et la propriété de tout ce que je tenais et pourrais tenir encore des bienfaits de l'oncle de lord L., et je priai qu'on me regardât comme absolument libre jusqu'au moment où j'aurais prononcé oui à l'église. Vous voyez, Monsieur, lui dis-je, combien je suis troublée; je veux que jusque-là mes paroles soient pour ainsi dire comptées pour rien, et que vous me donniez votre parole d'honneur de ne me faire aucun reproche si je me dédis un moment avant que la cérémonie s'achève. — Je le jure, me répondit-il, au cas que vous changiez de vous-même; mais, si un autre venait vous faire changer, il aurait ma vie ou moi la sienne. Un homme qui vous connaît depuis si longtemps, et n'a pas su faire ce que je fais, ne mérite pas de m'être préféré. Après ce mot, ce que j'avais tant souhaité jusqu'alors ne me parut plus que la chose du monde la plus craindre. Il revint bientôt avec le contrat changé comme je l'avais demandé; mais il m'y donnait cinq mille guinées pour des bijoux, des meubles ou des tableaux qui m'appartiendraient en toute propriété. Le ministre était averti, la licence obtenue, les témoins trouvés. Je demandai encore une heure de solitude et de liberté. Je vous écrivis, je donnai ma lettre au fidèle James. Il n'en vint point de vous. L'heure écoulée, nous allâmes à l'église et on nous maria… Laissez-moi respirer un moment, dit-elle, et elle parut écouter les acteurs et la Caliste du théâtre, qui rendirent assez naturels les pleurs que nos voisins lui voyaient verser. Ensuite elle reprit: Quelques jours après, les affaires qui regardaient l'héritage étant arrangées, et mon mari ayant été mis en possession du bien, il me mena à sa terre; l'oncle de lord L. m'avait fait promettre, quand je lui dis adieu, de venir le voir toutes les fois qu'il le demanderait. Je fus parfaitement bien reçue dans le pays que j'allais habiter. Domestiques, vassaux, amis, voisins, même les plus fiers, ou ceux qui auraient eu le plus de droit de l'être, s'empressèrent à me faire le meilleur accueil, et il ne tint qu'à moi de croire qu'on ne me connaissait que par des bruits avantageux. Pour la première fois je mis en doute si votre père ne s'était pas trompé, et s'il était bien sûr que je portasse avec moi le déshonneur. Moi, de mon côté, je ne négligeai rien de ce qui pouvait donner du plaisir ou compenser de la peine. Mon ancienne habitude d'arranger pour les autres mes actions, mes paroles, ma voix, mes gestes, jusqu'à ma physionomie, me revint, et me servit si bien que j'ose assurer qu'en quatre mois M. M** n'eut pas un moment qui fût désagréable. Je ne prononçais pas votre nom; les habits que je portais, la musique que je jouais, ne furent plus les mêmes qu'à Bath. J'étais deux personnes, dont l'une n'était occupée qu'à faire taire l'autre et à la cacher. L'amour, car mon mari avait pour moi une véritable passion, secondant mes efforts par ses illusions, il parut croire que personne ne m'avait été aussi cher que lui. Il méritait sans doute tout ce que je faisais et tout ce que j'aurais pu faire pour son bonheur pendant une longue vie, et son bonheur n'a duré que quatre mois. Nous étions à table chez un de nos voisins. Un homme arrivé de Londres parla d'un mariage célébré déjà depuis longtemps, mais devenu public depuis quelques jours. Il ne se rappela pas d'abord votre nom; il vous nomma enfin. Je ne dis rien, mais je tombai évanouie, et je fus deux heures sans aucune connaissance. Tous les accidents les plus effrayants se succédèrent pendant quelques jours, et finirent par une fausse-couche dont les suites me mirent vingt fois au bord du tombeau. Je ne vis presque point M. M**. Une femme qui écouta mon histoire, et plaignit ma situation, le tint éloigné de moi pour que je ne visse pas son chagrin et n'entendisse pas ses reproches; et dans le même temps elle ne négligea rien pour le consoler ni pour l'apaiser: elle fit plus. Je m'étais mis dans l'esprit que vous vous étiez marié secrètement avant que j'eusse quitté Bath; que vous étiez déjà engagé avant d'y revenir; que vous m'aviez trompée en me disant que vous ne connaissiez pas lady Betty; que vous m'aviez laissé arranger l'appartement de ma rivale, et que vous vous étiez servi de moi, de mon zèle, de mon industrie, de mes soins pour lui faire votre cour; que, lorsque vous m'aviez témoigné de l'humeur de trouver chez moi M. M**, vous étiez déjà promis, peut-être déjà marié. Cette femme, me voyant m'occuper sans cesse de toutes ces douloureuses suppositions, et revenir mille fois sur les plus déchirantes images, s'informa sans m'en avertir de l'impression qu'avait faite sur vous mon départ, de la conduite de votre père, du moment de votre mariage, de celui de votre départ retardé par le mauvais temps, de votre conduite pendant le voyage et à votre retour. Elle sut tout approfondir, faire parler vos gens et sir Harry, et ses informations ont été bien justes, car ce que vous venez de me dire y répond parfaitement. Je fus soulagée, je la remerciai mille fois en pleurant, en baisant ses mains que je mouillais de larmes. Seule, la nuit, je me disais: Je n'ai pas du moins à le mépriser, à le haïr; je n'ai pas été le jouet d'un complot, d'une trahison préméditée. Il ne s'est pas fait un jeu de mon amour et de mon aveuglement. Je fus soulagée. Je me rétablis assez pour reprendre ma vie ordinaire, et j'espérais de faire oublier à mon mari, à force de soins et de prévenances, l'affreuse impression qu'il avait reçue. Je n'ai pu en venir à bout. L'éloignement, si ce n'est la haine, avait succédé à l'amour. Je l'intéressais pourtant encore, quand des retours de mon indisposition semblaient menacer ma vie; mais, dès que je me portais mieux, il fuyait sa maison, et quand, en y rentrant, il retrouvait celle qui peu auparavant la lui rendait délicieuse, je le voyais tressaillir. J'ai combattu pendant trois mois cette malheureuse disposition, et cela bien plus pour l'amour de lui que pour moi-même. Toujours seule, ou avec cette femme qui m'avait secourue, travaillant sans cesse pour lui ou pour sa maison, n'écrivant et ne recevant aucune lettre, mon chagrin, mon humiliation, car ses amis m'avaient tous abandonnée, me semblaient devoir le toucher; mais il était aigri sans retour. Il ne lui échappa jamais un mot de reproche; de sorte que je n'eus jamais l'occasion d'en dire un seul d'excuse ni de justification. Une fois ou deux je voulus parler, mais il me fut impossible de proférer une seule parole. A la fin, ayant reçu une lettre du général, qui me disait qu'il était malade, et qu'il me priait de le venir voir seule, ou avec M. M**, je la mis devant lui. — Vous pouvez aller, Madame, me dit-il. Je partis dès le lendemain, et laissant Fanny, pour n'avoir pas l'air de déserter la maison ni d'en être bannie, je lui dis de laisser mes armoires et mes cassettes ouvertes et à portée de l'examen de tout le monde; mais je ne crois pas qu'on ait daigné regarder rien, ni faire la moindre question sur mon compte. Voilà comme est revenue à Londres celle que Mylord a tant aimée, et qu'une fois vous aimiez; et aujourd'hui je me revois ici plus malheureuse et plus délaissée que quand je vins jouer sur ce même théâtre, et que je n'appartenais à personne qu'à une mère qui me donna pour de l'argent.

Caliste ne pleura pas après avoir fini son récit; elle semblait considérer sa destinée avec une sorte d'étonnement mêlé d'horreur plutôt qu'avec tristesse. Moi, je restai abîmé dans les plus noires réflexions. — Ne vous affligez pas, me dit-elle en souriant; je n'en vaux pas la peine. Je le savais bien, que la fin ne serait pas heureuse, et j'ai eu des moments si doux! Le plaisir de vous retrouver ici rachèterait seul un siècle de peines. Que suis-je, au fond, qu'une fille entretenue que vous avez trop honorée! Et d'une voix et d'un air tranquilles, elle me demanda des nouvelles de sir Harry, et s'il caressait sa petite soeur. Je lui parlai de sa propre santé. — Je ne suis point bien, me dit-elle, et je ne pense pas que je me remette jamais; mais je sens que le chagrin aura longtemps à faire pour tuer tout-à-fait une bonne constitution. Nous parlâmes un peu de l'avenir. Ferait-elle bien de chercher à retourner à Norfolk, où son devoir seul, sans nul penchant, nul attrait, nulle espérance de bonheur, la ferait aller? Devait-elle engager l'oncle de lord L. à la mener passer l'hiver en France? Si elle et moi passions l'hiver à Londres, pourrions-nous nous voir, pourrions-nous consentir à ne nous point voir? La pièce finie, nous sortîmes sans être convenus de rien, sans savoir où nous allions, sans avoir pensé à nous séparer, à nous rejoindre, à rester ensemble. La vue de James me tira de cet oubli de tout. — Ah! James, m'écriai-je. — Ah! Monsieur, c'est vous! Par quel hasard, par quel bonheur?… Attendez. J'appellerai un fiacre au lieu de cette chaise. Ce fut James qui décida que je serais encore quelques moments avec Caliste. — Où voulez-vous qu'il aille? lui dit-il. — Au parc Saint James, dit-elle après m'avoir regardé. Soyons encore un moment ensemble, personne ne le saura. C'est le premier secret que James ait jamais eu à me garder; je suis bien sûre qu'il ne le trahira pas, et, si vous voulez qu'on n'en croie pas les rapports de ceux qui pourraient nous avoir vus à la comédie, ou qu'on ne fasse aucune attention à cette rencontre, retournez à la campagne cette nuit ou demain; on croira qu'il vous a été bien égal de me retrouver, puisque vous vous éloignez de moi tout de suite. C'est ainsi qu'un peu de bonheur ramène l'amour de la décence, le soin du repos d'autrui, dans une âme généreuse et noble. Mais écrivez-moi, ajouta-t-elle, conseillez-moi, dites-moi vos projets. Il n'y a point d'inconvénient à présent que je reçoive de temps en temps de vos lettres. J'approuvai tout. Je promis de partir et d'écrire. Nous arrivâmes à la porte du parc. Il faisait fort obscur, et le tonnerre commençait à gronder. — N'avez-vous pas peur? lui dis-je. — Qu'il ne tue que moi, dit-elle, et tout sera bien. Mais s'il vaut mieux ne pas nous éloigner de la porte et du fiacre, asseyons-nous ici sur un banc; et, après avoir quelque temps considéré le ciel: Assurément personne ne se promène, dit-elle, personne ne me verra ni ne m'écoutera. Elle coupa presqu'à tâtons une touffe de mes cheveux qu'elle mit dans son sein, et, passant ses deux bras autour de moi, elle me dit: Que ferons-nous l'un sans l'autre? Dans une demi-heure je serai comme il y a un an, comme il y a six mois, comme ce matin: que ferai-je si j'ai encore quelque temps à vivre? Voulez-vous que nous nous en allions ensemble? N'avez-vous pas assez obéi à votre père? N'avez-vous pas une femme de son choix et un enfant? Reprenons nos véritables liens. A qui ferons-nous du mal? mon mari me hait et ne veut plus vivre avec moi; votre femme ne vous aime plus!… Ah! ne répondez pas, s'écria-t-elle en mettant sa main sur ma bouche. Ne me refusez pas, et ne consentez pas non plus. Jusqu'ici je n'ai été que malheureuse, que je ne devienne pas coupable; je pourrais supporter mes propres fautes, mais non les vôtres; je ne me pardonnerais jamais de vous avoir dégradé! Ah! combien je suis malheureuse, et combien je vous aime! Jamais homme ne fut aimé comme vous! Et, me tenant étroitement embrassé, elle versait un torrent de larmes. Je suis une ingrate, dit-elle un instant après, je suis une ingrate de dire que je suis malheureuse; je ne donnerais pour rien dans le monde le plaisir que j'ai eu aujourd'hui, le plaisir que j'ai encore dans ce moment. Le tonnerre était devenu effrayant, et le ciel était comme embrasé: Caliste semblait ne rien voir et ne rien entendre; mais James, accourant, lui cria: Au nom du ciel, Madame, venez! voici la grêle. Vous avez été si malade! Et, la prenant sous le bras dès qu'il put l'apercevoir, il l'entraîna vers le fiacre, l'y fit entrer et ferma la portière. Je restai seul dans l'obscurité; je ne l'ai jamais revue.

Le lendemain, de grand matin, je repartis pour la campagne. Mon père, étonné de mon retour et du trouble où il me voyait, me fit des questions avec amitié. Il s'était acquis des droits à ma confiance, je lui contai tout. — A votre place, dit-il, mais ceci n'est pas parler en père, à votre place je ne sais ce que je ferais. Reprenons, a-t-elle dit, nos véritables liens. Aurait-elle raison? mais elle ne voudrait pas elle-même… Ce n'a été qu'un moment d'égarement dont elle est bientôt revenue… Je me promenais à grands pas dans la galerie où nous étions. Mon père, penché sur une table, avait sa tête appuyée sur ses deux mains; du monde que nous entendîmes mit fin à cette étrange situation.

Milady revenait d'une partie de chasse; elle craignit apparemment quelque chose de fâcheux de mon prompt retour, car elle changea de couleur en me voyant; mais je passai à côté d'elle et de ses amis sans leur rien dire. Je n'eus que le temps de m'habiller avant le dîner, et je reparus à table avec mon air accoutumé. Tout ce que je vis m'annonça que milady se trouvait heureuse en mon absence, et que les retours inattendus de son mari pouvaient ne lui point convenir du tout. Mon père en fut si frappé, qu'au sortir de table, il me dit, en me serrant la main avec autant d'amertume que de compassion: Pourquoi faut-il que je vous aie ôté à Caliste! Mais, vous, pourquoi ne me l'avez-vous pas fait connaître? qui pouvait savoir, qui pouvait croire qu'il y eût tant de différence entre une femme et une autre femme, et que celle-là vous aimerait avec une si véritable et si constante passion? Me voyant entrer dans ma chambre, il m'y suivit, et nous restâmes longtemps assis l'un vis-à-vis de l'autre sans nous rien dire. Un bruit de carrosse nous fit jeter les yeux sur l'avenue. C'était milord ***, le père du jeune homme avec qui vous me voyez. Il monta tout de suite chez moi, et me dit aussitôt: Voyons si vous pourrez, si vous voudrez me rendre un grand service. J'ai un fils unique que je voudrais faire voyager. Il est très-jeune; je ne puis l'accompagner, parce que ma femme ne peut quitter son père, et qu'elle mourrait d'inquiétude et d'ennui s'il lui fallait être à la fois privée de son fils et de son mari. Encore une fois, mon fils est très jeune; cependant j'aime encore mieux l'envoyer voyager tout seul que de le confier à qui que ce soit d'autre que vous. Vous n'êtes pas trop bien avec votre femme, vous n'avez été que quatre mois hors d'Angleterre; mon fils est un bon enfant, les frais du voyage se paieront par moitié. Voyez. Puisque je vous trouve avec votre père, je ne vous laisse à tous deux qu'un quart-d'heure de réflexion. Je jette les yeux sur mon père: il me tire à l'écart. — Regardez ceci, mon fils, dit-il, comme un secours de la Providence contre votre faiblesse et contre la mienne. Celle qui est pour ainsi dire chassée de chez son mari et qui fait à Londres les délices d'un vieillard, son bienfaiteur, pourra rester à Londres. Je vous perdrai, mais je l'ai mérité. Vous rendrez service à un autre père et à un jeune homme dont on espère bien; ce sera une consolation que je tâcherai de sentir. — J'irai, dis-je en me rapprochant de Milord, mais à deux conditions, que je vous dirai quand j'aurai pris l'air un moment. — J'y souscris d'avance, dit-il en me serrant la main, et je vous remercie. C'est une chose faite. Mes deux conditions étaient, l'une, que nous commençassions par l'Italie, pour que je n'eusse encore rien perdu de mon ascendant sur le jeune homme pendant le séjour que nous y ferions; l'autre, qu'après une année, content ou mécontent de lui, je pusse le quitter au moment où je le voudrais sans désobliger ses parents. Cette nuit même j'écrivis à Caliste tout ce qui s'était passé. J'exigeai qu'elle me répondît, et je promis de continuer à lui écrire. — Ne nous refusons pas, lui disais-je, un plaisir innocent, et le seul qui nous reste.

Je fus d'avis que nous fissions le voyage par mer, pour avoir cette expérience de plus. Nous nous embarquâmes à Plymouth; nous débarquâmes à Lisbonne. De là nous allâmes par terre à Cadix, puis par mer à Messine, où nous vîmes les affreux vestiges du tremblement de terre. Je me souviens, Madame, de vous avoir raconté cela avec détail, et vous savez comment, après une année de séjour en Italie, passant le mont Saint-Gothard, voyant dans le Valais les glaciers et les bains, au sortir du Valais les salines, nous nous sommes trouvés au commencement de l'hiver à Lausanne, où quelques traits de ressemblance m'attachèrent à vous, où votre maison me fut un asile, et vos bontés une consolation. Il me reste à vous parler de la malheureuse Caliste.

Je reçus sa réponse à ma lettre un moment ayant de m'embarquer. Elle plaignait son sort, mais elle approuvait ma conduite, mon voyage, et faisait mille voeux pour qu'il fût heureux. Elle écrivit aussi à mon père pour le remercier de sa pitié, et lui demander pardon des peines dont elle était la cause. L'hiver vint. L'oncle de lord L. ne se rétablissant pas bien de sa goutte, elle se décida à rester à Londres. Il fut même malade pendant quelque temps d'une manière assez sérieuse, et elle passa souvent les jours et la moitié des nuits à le soigner. Quand il se portait mieux, il voulait l'amuser et s'égayer lui-même, en invitant chez lui la meilleure compagnie de Londres en hommes. C'étaient de grands dîners ou des soupers assez bruyants, après lesquels le jeu durait souvent fort avant dans la nuit, et il aimait que Caliste ornât la compagnie jusqu'à ce qu'elle se séparât. D'autres fois il l'engageait à aller dans le monde, lui disant qu'une retraite absolue lui donnerait l'air de s'être attiré la disgrâce de son mari, et que lui-même jugerait d'elle plus favorablement s'il apprenait qu'elle osait se montrer et qu'elle était partout bien reçue. C'en était trop que toutes ces différentes fatigues pour une personne dont la santé, après avoir reçu une secousse violente, était sans cesse minée par le chagrin (qu'on me pardonne de le dire avec une espèce d'orgueil que je paye assez cher), par le chagrin, par le regret continuel de vivre sans moi. Ses lettres, toujours remplies du sentiment le plus tendre, ne me laissaient aucun doute sur l'invariable constance de son attachement. Vers le printemps elle m'en écrivit une qui me fit en même temps un grand plaisir et la peine la plus sensible. "Je fus hier à la comédie, me disait-elle; je m'étais assuré une place dans la même loge du mois de septembre. Je crois que mon bon ange habite cet endroit-là. A peine étais-je assise que j'entends une jeune voix s'écrier: Ah! voici ma chère mistriss Calista! Mais combien elle a maigri. Voyez-la à présent, Monsieur. Votre fils ne vous a jamais mené chez elle, mais vous pouvez la voir à présent. Celui à qui il parlait était votre père. Il me salua avec un air qu'il ne faut pas que je cherche à vous peindre, si je veux que mes yeux me servent à écrire; aussi bien serait-il difficile de vous rendre tout ce que sa physionomie me dit d'honnête, de tendre et de triste. — Mais qu'avez-vous fait pour être si maigre? me dit sir Harry. — Tant de choses, mon ami! lui dis-je. Mais vous, vous avez grandi, vous avez l'air d'avoir été toujours bien sage et bien heureux. — Je suis pourtant extrêmement fâché, m'a-t-il répondu, de n'être pas avec notre ami en Italie, et il me semble que j'avais plus de droit d'être avec lui que son cousin; mais j'ai toujours soupçonné maman de ne l'avoir pas voulu, car ce fut aussi elle qui voulut absolument que l'on me mît à Westminster; pour lui, il m'aurait gardé volontiers, et s'offrait à me faire faire toutes mes leçons, ce qui aurait été plus agréable pour moi que l'école de Westminster, et nous aurions souvent parlé de vous. Il y a si longtemps que je ne vous ai vue, il faut que je vous parle à coeur ouvert! Tenez, j'ai souvent cru que de vous avoir tant aimée, et d'avoir été si triste de votre départ, ne m'avait pas fait grand bien dans l'esprit de maman; mais je n'en dirai pas davantage, car elle me regarde de la loge vis-à-vis, et elle pourrait deviner ce que je dis à mon air. Vous jugez de l'effet de chacune de ces paroles. Je n'osais, à cause des regards de lady Betty, avoir recours à mon flacon, et je respirais avec peine. — Mais vous n'êtes pas pâle au moins, dit sir Harry, et je me flatte, à cause de cela, que vous n'êtes pas malade. — C'est que j'ai du rouge, lui dis-je. — Mais vous n'en mettiez point il y a dix-huit mois. Enfin, votre père lui dit de me laisser un peu tranquille, et, quelques moments après, me demanda si j'avais de vos nouvelles, et me dit le contenu de vos dernières lettres. Je pus rester à ma place jusqu'au premier entr'acte; mais les regards de votre femme et de ceux qui l'accompagnaient, toujours attachés sur moi, m'obligèrent enfin à sortir. Sir Harry courut chercher ma chaise, et votre père eut la bonté de m'y conduire."

Vers le mois de juin, on lui conseilla le lait d'ânesse. Le général voulut que ce fût chez elle qu'elle le prît, s'assurant qu'elle n'aurait qu'à se montrer à cet homme qu'il avait vu si passionné pour elle, et qu'il reprendrait les sentiments qu'elle méritait d'inspirer. — C'est moi, dit-il, en quelque sorte qui vous ai mariée, je vous ramènerai chez vous, et nous verrons si on ose vous y mal recevoir. Caliste obtint la permission d'en prévenir son mari, mais non celle d'attendre sa réponse. En arrivant, elle trouva cette lettre: "M. le général a parfaitement raison, Madame, et vous faites très bien de venir chez vous. Tâchez d'y rétablir votre santé, et soyez-y maîtresse absolue. J'ai donné à cet égard les ordres les plus positifs, quoiqu'il n'en fût pas besoin, car mes domestiques sont les vôtres. Je vous ai trop aimée, et je vous estime trop pour ne pas me flatter de pouvoir vivre encore heureux avec vous; mais dans ce moment l'impression du chagrin que j'ai eu est trop vive encore, et malgré moi je vous la laisserais trop voir. Je vais faire, pour tâcher de la perdre entièrement, un voyage de quelques mois, dont j'espère d'autant plus de succès que je ne suis jamais sorti de mon pays. Vous ne pouvez m'écrire, ne sachant où m'adresser vos lettres, mais je vous écrirai, et l'on verra que nous ne sommes pas brouillés. Adieu, Madame; c'est bien sincèrement que je vous souhaite une meilleure santé, et que je suis fâché d'avoir témoigné tant de chagrin d'une chose involontaire, et que vous avez fait tant d'efforts pour réparer; mais mon chagrin alors était trop vif. Témoignez bien de l'amitié à mistriss M***. Elle l'a bien mérité, et je lui rends à présent justice. Je ne pouvais croire qu'il n'y eût point eu de correspondance secrète, aucune relation entre vous et l'heureux homme auquel votre coeur s'était donné; elle avait beau dire que votre surprise en était la preuve, je n'écoutais rien".

Le départ de M. M** ayant fait plus d'impression que ses ordres, Caliste fut d'abord assez mal reçue; mais son protecteur le prit sur un ton si haut, et elle montra tant de douceur, elle fut si bonne, si charitable, si juste, si noble, que bientôt tout fut à ses pieds, les voisins comme les gens de la maison, et, ce qui n'est pas ordinaire chez des amis de campagne, ils furent aussi discrets qu'empressés, de sorte qu'elle prenait son lait avec tous les ménagements et la tranquillité qui pouvaient dépendre des autres. Elle m'écrivit qu'il lui faisait un peu de bien, et que l'on commençait à lui trouver meilleur visage. Mais, au milieu de sa cure, le général tomba malade de la longue maladie dont il est mort. Il fallut retourner à Londres; et les peines, les veilles, le chagrin portèrent à Caliste une trop forte et dernière atteinte. Son constant ami, son constant protecteur et bienfaiteur, lui donna en mourant le capital de six cents pièces de rentes au trois pour cent, à prendre sur la partie de son bien la moins casuelle, et d'après l'estimation qui en serait faite par des gens de loi.

D'abord après sa mort elle alla habiter sa maison de Whitehall, qu'elle s'était déjà amusée à réparer l'hiver précédent. Elle continua à y recevoir les amis de lord L. et de son oncle, et recommença à se donner chaque semaine le plaisir d'entendre les meilleurs musiciens de Londres, et c'est presque dire de l'Europe. Je sus tout cela par elle-même. Elle m'écrivit aussi qu'elle avait retiré chez elle une chanteuse de la comédie qui s'était dégoûtée du théâtre, et lui avait donné de quoi épouser un musicien très honnête homme. "Je tire parti de l'un et de l'autre, disait-elle, pour faire apprendre un peu de musique à de petites orphelines à qui j'enseigne moi-même à travailler, et qui apprennent chez moi une profession. Quand on m'a dit que je les préparais au métier de courtisane, j'ai fait remarquer que je les prenais très pauvres et très jolies, ce qui, joint ensemble et dans une ville comme Londres, mène à une perte presque sûre et entière, sans que de savoir un peu chanter ajoute rien au péril, et j'ai même osé dire qu'après tout il valait encore mieux commencer et finir comme moi, qu'arpenter les rues et périr dans un hôpital. Elles chantent les choeurs d'Esther et d'Athalie que j'ai fait traduire, et pour lesquels on a fait la plus belle musique; on travaille à me rendre le même service pour les Psaumes cent trois et cent quatre. Cela m'amuse, et elles n'ont point d'autre récréation." Tous ces détails ne devaient pas, vous l'avouerez, Madame, me préparer à l'affreuse lettre que je reçus il y a huit jours. Renvoyez-la-moi, et qu'elle ne me quitte plus jusqu'à ma propre mort.

"C'est bien à présent, mon ami, que je puis vous dire c'est fait. Oui, c'est fait pour toujours. Il faut vous dire un éternel adieu. Je ne vous dirai pas par quels symptômes je suis avertie d'une fin prochaine; ce serait me fatiguer à pure perte, mais il est bien sûr que je ne vous trompe pas, et que je ne me trompe pas moi-même. Votre père m'est venu voir hier: je fus extrêmement touchée de cette bonté. Il me dit: Si au printemps, Madame, si au printemps…. (il ne pouvait se résoudre à ajouter) vous vivez encore, je vous mènerai moi même en Provence, à Nice ou en Italie. Mon fils est à présent en Suisse, je lui écrirai de venir au-devant de nous. — Il est trop tard, Monsieur, lui dis-je, mais je n'en suis pas moins touchée de votre bonté. — Il n'a rien ajouté, mais c'était par ménagement, car il sentait bien des choses qu'il aurait eu du penchant à dire. Je lui ai demandé des nouvelles de votre fille, il m'a dit qu'elle se portait bien, et qu'il me l'aurait déjà envoyée si elle vous ressemblait un peu; mais, quoiqu'elle n'ait que dix-huit mois, on voit déjà qu'elle ressemblera à sa mère. Je l'ai prié de m'envoyer sir Harry, et lui ai dit que par ses mains je lui ferais un présent que je n'osais lui faire moi-même. Il m'a dit qu'il recevrait avec plaisir de ma main tout ce que je voudrais lui donner; là-dessus je lui ai donné votre portrait, que vous m'avez envoyé d'Italie; je donnerai à sir Harry la copie que j'en ai faite, mais je garderai celui que vous m'avez donné le premier, et je dirai qu'on vous le remette après ma mort.

"Je ne vous ai pas rendu heureux, et je vous laisse malheureux, et moi je meurs; cependant je ne puis me résoudre à souhaiter de ne vous avoir pas connu: supposé que je dusse me faite des reproches, je ne le puis pas; mais le dernier moment où je vous ai vu m'est quelquefois revenu dans l'esprit, et j'ai craint qu'il n'y ait eu une certaine audace impie dans cet oubli total du danger qui pouvait menacer vous ou moi. C'est cela peut-être qu'on appelle braver le ciel; mais un atome, un peu de poussière peut-il braver l'Etre tout-puissant? peut-il en avoir la pensée? et, supposé que dans un moment de délire on pût ne compter pour rien Dieu et ses jugements, Dieu pourrait-il s'en irriter? Si pourtant je t'ai offensé, père et maître du monde, je te demande pardon pour moi et pour celui à qui j'inspirais le même oubli, la même folle et téméraire sécurité. Adieu, mon ami; écrivez-moi que vous avez reçu ma lettre. Rien que ce peu de mots; il y a peu d'apparence qu'ils me trouvent encore en vie; mais, si je vis assez pour les recevoir, j'aurai encore une fois le plaisir de voir de votre écriture."

Depuis cette lettre, Madame, je n'ai rien reçu. C'est trop tard, elle a dit: C'est trop tard. Ah! malheureux, j'ai toujours attendu qu'il fût trop tard, et mon père a fait comme moi. Que n'a-t-elle aimé un autre homme, et qui eût eu un autre père? elle aurait vécu, elle ne mourrait pas de chagrin.

LETTRE XXII

Madame,

Je n'ai point encore reçu de lettres. Il y a des instants où je crois pouvoir encore espérer. Mais non, cela n'est pas vrai. Je n'espère plus. Je la regarde déjà comme morte, et je me désole. Je m'étais accoutumé à sa maladie comme à sa sagesse, comme à être son amant. Je ne croyais point qu'elle se marierait; je n'ai point cru qu'elle pût mourir, et il faut que je supporte ce que je n'avais pas eu le courage de prévoir. Avant que le dernier coup soit porté, ou du moins tandis que je l'ignore, je vais profiter d'un reste de sang-froid pour vous dire une chose qui peut-être ne signifie rien, mais qu'il me parait que je suis obligé de vous dire. Depuis quelques jours, tout entier à mes souvenirs, que l'histoire que je vous ai faite a rendus comme autant de choses présentes, je ne parlais plus à personne, pas même à Milord. Ce matin je lui ai serré la main quand il est venu demander si j'avais dormi, et au lieu de répondre: Jeune homme, lui ai-je dit, si jamais vous intéressez le coeur d'une femme vraiment tendre et sensible, et que vous ne sentiez pas dans le vôtre que vous pourrez payer toute sa tendresse, tous ses sacrifices, éloignez-vous d'elle, faites-vous en oublier, ou croyez que vous l'exposez à des malheurs sans nombre, et vous-même à des regrets affreux et éternels. Il est resté pensif auprès de moi, et une heure après, me rappelant ce que j'avais dit un jour des différentes raisons que votre fille pouvait avoir de ne plus vivre avec nous dans une espèce de retraite, il m'a demandé si je croyais qu'elle eût du penchant pour quelqu'un. Je lui ai répondu que je l'avais soupçonné. Il m'a demandé si c'était pour lui. Je lui ai répondu que quelquefois je l'avais cru. — Si cela est, m'a-t-il dit, c'est bien dommage que Mademoiselle Cécile soit une fille si bien née, car de me marier à mon âge on n'y peut penser. Encore une fois cela ne signifie rien. Je n'ai jamais rien dit ni rien pensé de pareil; j'aurais en tout temps préféré Caliste à ma liberté comme à une couronne; et cependant qu'ai-je fait pour elle! Souvent on a tout fait pour celle pour laquelle on croyait qu'on ne ferait rien.

LETTRE XXIII

Quel intérêt pouvez-vous prendre, Madame, au sort de l'homme du monde le plus malheureux en effet, mais le plus digne de son malheur! Je me revois sans cesse dans le passé, sans pouvoir me comprendre. Je ne sais si tous les malheureux déchus par degrés de la place où le sort les avait mis, sont comme moi; en ce cas-là, je les plains bien. Jamais l'échafaud sur lequel périt Charles Ier ne m'a donné autant de pitié pour lui que la comparaison que j'ai faite aujourd'hui entre lui et moi. Il me semble que je n'ai rien fait de ce qu'il aurait été naturel de faire. J'aurais dû l'épouser sans demander un consentement dont je n'avais pas besoin. J'aurais dû l'empêcher de promettre qu'elle ne m'épouserait pas sans ce consentement. Si mille efforts n'avaient pu fléchir mon père, j'aurais dû en faire ma maîtresse, et pour elle et moi ma femme, quand tout son coeur le demandait malgré elle, et que je le voyais malgré ses paroles. J'aurais dû l'entendre, lorsqu'ayant écarté tout le monde, elle voulut m'empêcher de la quitter. Revenu chez elle, j'aurais dû briser sa porte; le lendemain, la forcer à me revoir, ou du moins courir après elle quand elle m'eut échappé. Je devais rester libre et ne pas lui donner le chagrin de croire que j'avais donné sa place d'avance, qu'elle avait été trahie, ou qu'elle était oubliée. L'ayant retrouvée, j'aurais dû ne la plus quitter, être au moins aussi prompt, aussi zélé que son fidèle James: peut-être ne l'aurais-je pas laissée sortir seule de ce carrosse; peut-être James m'aurait-il caché auprès d'elle; peut-être l'aurais-je pu servir avec lui: j'étais inconnu à tout le monde dans la maison de son bienfaiteur. Et cet automne encore, et cet hiver… Je savais que son mari l'avait fuie; que n'allais-je, au lieu de rêver à elle au coin de votre feu, soigner avec elle son protecteur, soulager ses peines, partager ses veilles; la faire vivre à force de caresses et de soins, ou au moins, pour prix d'une passion si longue et si tendre, lui donner le plaisir de me voir en mourant, de voir qu'elle n'avait pas aimé un automate insensible, et que, si je n'avais pas su l'aimer comme elle le méritait, je saurais la pleurer? Mais c'est trop tard, mes regrets sont aussi venus trop tard, et elle les ignore. Elles les a ignorés, faut-il dire: il faut bien avoir enfin le courage de la croire morte; s'il y avait eu quelque retour d'espérance, elle aurait voulu adoucir l'impression de sa lettre; car elle, elle savait aimer. Me voici donc seul sur la terre. Ce qui m'aimait n'est plus. J'ai été sans courage pour prévenir cette perte; je suis sans force pour la supporter.

LETTRE XXIV

Madame,

Ayant appris que vous comptez partir demain, je voulais avoir l'honneur de vous aller voir aujourd'hui pour vous souhaiter, ainsi qu'à Mademoiselle Cécile, un heureux voyage, et vous dire que le chagrin de vous voir partir n'est adouci que par la ferme espérance que j'ai de vous revoir l'une et l'autre; mais je ne puis quitter mon parent: l'impression que lui a faite une lettre arrivée ce matin a été si vive, que M. Tissot m'a absolument défendu de le quitter, ainsi que son domestique. Celui qui a apporté la lettre ne le quitte pas non plus, mais il est presque aussi affligé que lui, et je crois qu'il se tuerait lui-même plutôt qu'il ne l'empêcherait de se tuer. Je vous supplie, Madame, de me conserver des bontés dont j'ai senti le prix plus encore peut-être que vous ne l'avez cru, et dont ma reconnaissance ne finira qu'avec ma vie.

J'ai l'honneur d'être, etc.

Edouard ***

LETTRE XXV

Celle qui vous aimait tant est morte avant-hier au soir. Cette manière de la désigner n'est pas un reproche que je lui fais: il y avait longtemps que je lui avais pardonné, et dans le fond elle ne m'avait pas offensé. Il est vrai qu'elle ne m'avait pas ouvert son coeur: je ne sais si elle l'aurait dû, et, quand elle me l'aurait ouvert, il n'est pas bien sûr que je ne l'eusse pas épousée, car je l'aimais passionnément. C'est la plus aimable, et je puis ajouter qu'à mes yeux, et pour mon coeur, c'est la seule aimable femme que j'aie connue. Si elle ne m'a pas averti, elle ne m'a pas non plus trompé, mais je me suis trompé moi-même. Vous ne l'aviez pas épousée; était-il croyable que, vous aimant, elle n'eût pas su ou voulu vous déterminer à l'épouser? Vous savez sans doute combien je fus cruellement désabusé; et quoiqu'à présent je me repente d'avoir témoigné tant de ressentiment et de chagrin, je ne puis même encore aujourd'hui m'étonner de ce que, perdant à la fois la persuasion d'en être aimé et l'espérance d'avoir un enfant dont elle aurait été la mère, j'aie manqué de modération. Heureusement, il est bien sûr que ce n'est pas cela qui l'a tuée. Ce n'est certainement pas moi qui suis cause de sa mort, et, quoique j'aie été jaloux de vous, j'aime encore mieux à présent être à ma place qu'à la vôtre. Rien ne prouve cependant que vous ayez des reproches à vous faire, et je vous prie de ne pas prendre mes paroles dans ce sens-là. Vous me trouveriez, et avec raison, injuste et téméraire aussi bien que cruel, car je vous suppose très-affligé.

Le même jour que Mistriss M*** vous écrivit sa dernière lettre, elle m'écrivit pour me prier de la venir voir. Je vins sans perdre un instant; je trouvai sa maison comme d'une personne qui se porte bien, et elle-même assez bien en apparence, excepté sa maigreur. Je fus bien aise de pouvoir lui dire qu'elle ne paraissait pas aussi mal qu'elle le croyait; mais elle dit en souriant que j'étais trompé par un peu de rouge qu'elle mettait dès le matin, et qui avait déjà épargné quelques larmes à Fanny et quelques soupirs à James. Je vis le soir les petites filles qu'elle fait élever; elles chantèrent, et elle les accompagna de l'orgue: c'était une musique touchante, et telle à peu près que j'en ai entendu en Italie dans quelques églises. Le lendemain matin elles chantèrent d'autres hymnes du même genre; cette musique finissait et commençait la journée. Ensuite Mistriss M*** me lut son testament, me priant, si je voulais qu'elle y changeât quelque chose, de le lui dire librement; mais je n'y trouvai rien à changer. Elle donne son bien aux pauvres, de cette manière. La moitié, qui est le capital de trois cents pièces de rente, sera à perpétuité entre les mains des lords-maires de Londres, pour faire apprendre à trois petits garçons, tirés chaque année de l'hôpital des enfants trouvés, le métier de pilote, de charpentier ou d'ébéniste. La première de ces professions, dit-elle, sera choisie par les plus hardis, la seconde par les plus robustes, la troisième par les plus adroits. L'autre moitié de son bien sera entre les mains des évêques de Londres, qui devront tirer chaque année deux filles de l'hôpital de la Madeleine, et les associer à des marchandes bien établies, en donnant à chacune cent cinquante pièces à mettre dans le commerce auquel on les associera; elle recommande cette fondation à la piété et à la bonté de l'évêque, de sa femme et de ses parentes. Sur les cinq mille pièces dont je lui avais fait présent, elle n'a voulu disposer que de mille en faveur de Fanny, et de cinq cents en faveur de James; cependant le bien de son oncle qu'elle m'a apporté en mariage vaut au moins trente-cinq mille pièces.

Elle m'a prié de garder Fanny, disant que je lui ferais honneur par là aussi bien qu'à une fille qui méritait cet honneur, et qui, n'ayant jamais servi à rien que d'honnête, ne devait pas être soupçonnée du contraire. Elle donne ses habits et ses bijoux à mistriss ***, de Norfolk, sa maison de Bath, et tout ce qu'il y a dedans, à sir Harry B. Elle veut que, ses funérailles payées, son argent comptant et le reste de son revenu de cette année soient distribués par égales portions aux petites filles et aux domestiques qu'elle avait outre James et Fanny. S'étant assurée qu'il n'y avait rien dans ce testament qui me fît de la peine, ni qui fût contraire aux lois, elle m'a fait promettre, ainsi qu'à deux ou trois amis de lord L. et de son oncle, de faire en sorte qu'il fût ponctuellement exécuté. Après cela elle a continué à mener sa vie ordinaire, autant que ses forces, qui diminuaient tous les jours, pouvaient le lui permettre, et nous avons plus causé ensemble que nous n'avions jamais fait auparavant. En vérité, Monsieur, j'aurais donné tout au monde pour la conserver, la tenir en vie, fût-ce dans l'état où je la voyais, et passer le reste de mes jours avec elle.

Beaucoup de gens ne voulaient pas la croire aussi malade qu'elle l'était, et on continuait à lui envoyer, comme on avait fait tout l'hiver, beaucoup de pièces en vers qui lui étaient adressées, tantôt sous le nom de Caliste, tantôt sous celui d'Aspasie; mais elle ne les lisait plus. Un jour je lui parlais du plaisir qu'elle devait avoir en se voyant estimée de tout le monde: elle m'assura qu'ayant été autrefois fort sensible au mépris, elle ne l'était jamais devenue à l'estime. — Mes juges ne sont, dit-elle, que des hommes et des femmes, c'est-à-dire ce que je suis moi-même, et je me connais bien mieux qu'ils ne me connaissent. Les seuls éloges qui m'aient fait plaisir sont ceux de l'oncle de lord L.. Il m'aimait sur le pied d'une personne telle que, selon lui, on devait être, et s'il avait eu à changer d'opinion, cela l'aurait fort dérangé. J'en aurais été fâchée comme de mourir avant lui. Il avait besoin en quelque sorte que je vécusse, et besoin de m'estimer.

On ne l'a jamais veillée. J'aurais voulu coucher dans sa chambre, mais elle me dit que cela la gênerait. Le lit de Fanny n'était séparé du sien que par une cloison qui s'ouvrait sans effort et sans bruit: au moindre mouvement, Fanny se réveillait et donnait à boire à sa maîtresse. Les dernières nuits, je pris sa place, non qu'elle se plaignît d'être trop souvent réveillée, mais parce que la pauvre fille ne pouvait plus entendre cette voix si affaiblie, cette haleine si courte, sans fondre en larmes. Cela ne me faisait certainement pas moins de peine qu'à elle; mais je me contraignais mieux. Avant-hier, quoique Mistriss fût plus oppressée et plus agitée qu'auparavant, elle voulut avoir son concert du mercredi comme à l'ordinaire; mais elle ne put se mettre au clavecin. Elle fit exécuter des morceaux du Messiah de Hændel, d'un Miserere qu'on lui avait envoyé d'Italie, et du Stabat Mater de Pergolèse. Dans un intervalle, elle ôta une bague de son doigt, et elle me la donna. Ensuite elle fit appeler James, lui donna une boîte qu'elle avait tirée de sa poche, et lui dit: Portez-la lui vous-même, et, s'il se peut, restez à son service: c'est la place, et dites-le lui, James, que j'ai longtemps ambitionnée pour moi. Je m'en serais contentée. Après avoir eu quelques moments les mains jointes et les yeux levés au ciel, elle s'est enfoncée dans son fauteuil, et a fermé les yeux. Je lui ai demandé, la voyant très faible, si elle voulait que je fisse cesser la musique; elle m'a fait signe que non, et a retrouvé encore des forces pour me remercier de ce qu'elle appelait mes bontés. La pièce finie, les musiciens sont sortis sur la pointe des pieds, croyant qu'elle dormait; mais ses yeux étaient fermés pour toujours.

Ainsi a fini votre Caliste, les uns diront comme une païenne, les autres comme une sainte; mais les cris de ses domestiques, les pleurs des pauvres, la consternation de tout le voisinage, et la douleur d'un mari qui croyait avoir à se plaindre, disent mieux que des paroles ce qu'elle était.

En me forçant, monsieur, à vous faire ce récit si triste, j'ai cru en quelque sorte lui complaire et lui obéir; par le même motif, par le même tendre respect pour sa mémoire, si je ne puis vous promettre de l'amitié, j'abjure au moins tout sentiment de haine.

FIN

Erreurs typographiques corrigées silencieusement:

1ère partie lettre 1: =étoit presque sûr= remplacé par =était presque sûr=

lettre 6: =oublions-là= remplacé par =oublions-la=

lettre 7: =apprit à jouer= remplacé par =apprît à jouer=

lettre 10: =ne plus l'être= remplacé par =ne le plus être=

lettre 12: =comme des exemple d'austérité= remplacé =par comme des exemples d'austérité=

lettre 14: =rien à craindre,= remplacé par =rien à craindre.=

lettre 15: =Demandez à Mademoiselle.= remplacé par =Demandez à Mademoiselle,=

2ème partie: lettre 21: =Mais. Il n'y a point= remplacé par =Mais. — Il n'y a point=

lettre 21: =comment se porte Madame= remplacé par =comment se porte madame=

lettre 21: =Harry B. son fils..= remplacé par =Harry B. son fils.=

lettre 21: =The fair pénitent= remplacé par =The fair penitent=

lettre 21: =moments avec Caliste. Où voulez-vous= remplacé par =moments avec Caliste. — Où voulez-vous=

lettre 21: =Ah! ne répondez-pas= remplacé par =Ah! ne répondez pas=

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