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Ma conscience en robe rose

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X

Pendant que mademoiselle Armelle, le docteur et Pierre causaient dans le salon, Janik s’était isolée sur la terrasse. Elle était lasse, si lasse!

Il y avait six semaines que Bernard était parti... Mademoiselle de Kérigan et M. Le Jariel avaient reçu deux fois de ses nouvelles. Il ne se ressentait plus de sa maladie, il était très occupé, travaillait beaucoup... Le nom de la jeune fille n’était pas même mentionné dans le courant des pages; en terminant, Nohel envoyait «ses respectueux souvenirs à mademoiselle de Thiaz», c’était tout. Et Janik avait souri, les larmes aux yeux, à cette formule, dérisoire en sa banalité.

Un autre jour, la vieille demoiselle avait poussé des «ah!» et des «oh!» à n’en plus finir, en lisant une seconde lettre, plus longue, de son cher Bernard: «Puisque vous «adorez» Jacques Chépart, disait cette lettre, je ne puis résister au plaisir de vous adresser une nouvelle édition de ses œuvres les moins imparfaites, en vous avouant son véritable nom.»

—Comme ces pauvres écrivains sont moins terribles qu’ils n’en ont l’air! s’écria-t-elle, Jacques Chépart, c’est Bernard! je n’en reviens pas.

La lettre était pleine d’une déférence très affectueuse; mademoiselle de Kérigan, enchantée, la fit lire à mademoiselle Louise et au docteur, puis, comme Janik qui travaillait à l’aiguille en écoutant passivement ce que lui racontait Pierre, n’avait pas donné le moindre signe d’intérêt ou même de curiosité, elle s’indigna: «Quelle ingrate, cette Janik!... Elle était toute à son Pierre et ne songeait plus au pauvre Bernard!»

—Et il était en admiration devant elle, docteur... Parfois n’allais-je pas craindre qu’il ne fût amoureux!

Une interrogation muette et très rapide passa dans les yeux de Pierre, tandis que mademoiselle de Thiaz tendait la main pour demander la lettre, mais personne ne s’en avisa.

Elle était calme, cette lettre, et spirituelle, amusante, presque enjouée.

—Allons, pensa Janik, le voici en bonne voie!

Depuis le départ de Nohel, combien de fois avait-elle prié: «Mon Dieu, faites qu’il m’oublie!»

Maintenant, elle avait froid au cœur en constatant qu’il l’oubliait. Et elle éprouvait une souffrance révoltée, en se disant que cet oubli irait croissant, et que c’était inévitable, et que c’était bien heureux!... Un jour, la petite Bretonne ne serait plus qu’un souvenir pour Jacques Chépart; il rencontrerait d’autres femmes plus séduisantes; peut-être même un jour s’éprendrait-il d’une jeune fille très bonne et très jolie... alors il se marierait.

Janik rendit la lettre à sa tante; elle eût voulu se sauver dans sa chambre pour y pleurer de douleur, de jalousie... presque de honte aussi.

Dieu savait pourtant qu’elle avait combattu pour s’arracher cet amour de l’âme, pour s’attacher à Pierre!... Mais dès le premier jour de l’arrivée de son fiancé, des comparaisons s’étaient imposées à son esprit. Oui, dès le premier jour, au moment où, dans la joie du retour, Pierre lui avait plaqué sur les joues deux baisers sonores et où elle avait pensé au baiser tremblant de Bernard à l’heure de la séparation, baiser craintif dont l’émotion l’avait pénétrée toute et dont la sensation d’angoisse et de délice la poursuivait encore, comme une tentation mauvaise.

Un si bon garçon, d’humeur si joyeuse, ce Pierre! Mais qu’il était exubérant, qu’il parlait fort; sa voix bruyante, habituée à dominer le flot, étourdissait... et Bernard avait la voix grave, un peu voilée et l’on se sentait bercé par sa parole.

Sur la requête de Janik, Pierre avait raconté ses voyages, il les avait racontés en homme qui n’est pas dépourvu de toute idée du pittoresque. Les différents pays, leurs types humains, leurs rites religieux, leurs habitudes sociales, l’avaient généralement frappé par leur côté original; il les décrivait avec une sorte de verve naïve qui amusait tout le monde, mais... Là encore il y avait un mais.

Des critiques modernes ont dit que les livres sont moins précieux par ce qu’ils contiennent effectivement que par les échos qu’ils éveillent à l’esprit et à l’âme du lecteur... Janik pensait qu’il en est des pays qu’on traverse comme des livres qu’on lit, et que le son de la harpe que les mots ou les sites font vibrer en nous, dépend moins du doigt qui les touche que de la qualité de nos cordes intimes. Tous les voyageurs ne voient pas de même parce qu’ils voient au travers de leur propre personnalité; Pierre avait vu trop bien, trop objectivement dans ses voyages. A tort ou à raison, mademoiselle de Thiaz se figura que, dans les mêmes pays, Bernard aurait senti et pensé autrement. Ses souvenirs auraient eu peut-être des contours moins précis et des couleurs moins vives, mais il aurait mieux saisi les mystérieuses correspondances des choses et les mots qu’il aurait prononcés auraient eu d’infinis prolongements dans l’esprit de ses auditeurs...

Cependant, Janik essayait de réagir, de rendre justice à son fiancé, de lui faire partager sa vie intellectuelle...

Un moment qu’elle était seule avec lui, elle ouvrit les Stances et Poèmes de Sully-Prudhomme, un poète qu’elle aimait, parce qu’il est doux, chaste et profond. Dans la journée, en lisant le petit recueil, elle s’était dit spontanément: «Bernard aurait compris comme moi ce passage...» et pour se punir de cette pensée, elle s’était juré de lire le passage à Pierre.

Elle lisait bien, à mi-voix, mettant dans chaque mot beaucoup de pensées. Pierre écouta. Quand elle se fut tue:

—C’est bien subtil, Janik, dit-il.

Un peu déconcertée, elle répondit:

—Vous n’aimez pas cette poésie?

Lui protesta:

—Si, si... c’est très joli... mais j’aime mieux Victor Hugo.

Janik admirait en Victor Hugo le plus merveilleux des artistes du Verbe, un peintre prestigieux, un poète géant; mais ce nom sonore, jeté au milieu du poème intime et pénétrant qu’elle savourait, lui fit l’effet de la note magnifique d’un instrument de cuivre interrompant soudainement le concert discret et un peu triste d’un violon. Ce qui la choqua, ce ne fut pas l’opinion de Pierre, mais l’inopportunité de la comparaison qu’il avait faite.

Des mots superbement colorés, d’éblouissantes clartés ou de saisissantes ténèbres, des lignes majestueuses, une grande voix, de grandes images bien sonnantes, voilà ce qui pouvait charmer le marin... Mais il ignorait que chaque poète peut avoir son heure. Quand la nature s’enveloppe dans la mélancolie des soirs d’automne; quand on se laisse gagner par la langueur des choses; quand, troublé par le spectacle écrasant des mondes, poussière d’infini, qui sème d’or la nuit, on se sent inquiet, souffrant... est-ce Victor Hugo qu’on lit?

Janik avait beau faire, jamais sa pensée et celle de Pierre ne se rencontraient au même point, jamais leurs cœurs ne battaient à l’unisson. Tout en Pierre la froissait: jusqu’aux paroles affectueuses qu’il lui débitait à voix haute, et dont elle trouvait qu’il aurait dû faire un grand secret, puéril et charmant. Si Bernard avait jamais une fiancée, quels mots doux et mystérieux il inventerait pour elle!

Et puis aussi, et puis surtout Janik n’aimait pas Pierre, et elle aimait Bernard. Elle aimait Bernard et, si elle avait bien cherché au fond de son cœur le pourquoi de cet amour, elle n’y aurait trouvé que le mot exquis de Montaigne: «Je l’aimais, parce que c’était lui, parce que c’était moi!»

Parfois, cependant, elle se prenait à mépriser Pierre de ce qu’il ne voyait pas se dresser un obstacle entre elle et lui, de ce qu’il ne comprenait pas qu’il y avait autre chose qu’une timidité de jeune fille, dans la pâleur qui envahissait son front, dans le frisson qui glaçait son être, quand il lui baisait la main—la seule caresse qu’il se permît. Elle se disait qu’après tout, elle était libre encore, que rien d’irrévocable ne lui interdisait d’aimer Nohel, d’être aimée de lui... Puis, elle avait un mouvement de remords, elle plaignait ce pauvre Pierre, si tranquille, si confiant, si fidèle; elle s’en voulait de ses injustices, et elle pleurait.

... Mais elle ne dormait plus, elle mangeait à peine, et elle s’émaciait de plus en plus, les yeux trop grands, la taille trop longue, les mains si fluettes qu’au moindre geste sa bague lui glissait du doigt.

—Et il ne voit rien! Comment ne voit-il rien!... s’écriait-elle quelquefois.

En cela, elle méconnaissait l’affection de Pierre Le Jariel. Il voyait... il voyait si bien qu’il n’avait pas encore osé demander qu’on fixât la date du mariage. Souvent, à la dérobée, il regardait mademoiselle de Thiaz avec une sollicitude inquiète.

—Qu’a-t-elle, qu’a-t-elle? s’était-il répété cent fois. Sous ce front blanc, qu’y a-t-il que ces yeux ne me permettent pas de lire? Pourquoi nos pensées, nos paroles se heurtent-elles toujours?

Ce soir-là, il remarqua l’absence de Janik; au bout d’un instant, il laissa le docteur et mademoiselle de Kérigan à leur causerie, et rejoignit la jeune fille sur la terrasse.

Elle avait appuyé sa tête fatiguée contre le treillage garni de plantes grimpantes, et ses yeux, noyés d’une tristesse vague, se fixaient sur quelque chose de très lointain que personne ne pouvait voir.

Pierre la contempla ainsi, sans qu’elle eût le moindre soupçon de sa présence. Enfin il dit:

—Janik...

Et elle tressaillit, s’attendant peut-être à une autre voix.

—Ah! c’est vous, Pierre...

—Ma pauvre Janik... vous êtes si pâle!... Est-ce que vous souffrez?

—Mais non... répliqua-t-elle, tentant de sourire...

—Janik, si vous aviez quelque chagrin, vous me le diriez, n’est-ce pas?

Le ton de Pierre était très amical, il avait en observant mademoiselle de Thiaz de bons yeux de chien fidèle. Elle s’attendrit:

—Oui, Pierre, je vous le dirais... mais je suis très contente, je n’ai rien...

Elle se faisait horreur, car enfin, de cœur et de pensée, elle avait trahi Pierre. Mais avait-elle le droit de répondre à ce pauvre garçon qui lui témoignait une si indulgente tendresse: «Je ne vous aime pas, je n’aurai jamais le courage d’être à vous...»

Ah! ne savoir à qui demander conseil, ne pouvoir confier ce qu’elle éprouvait, ce qui lui torturait l’esprit, ni à mademoiselle Armelle, qui était incapable de la comprendre, ni au docteur, qui était l’oncle de Pierre...

Pourquoi ne devinait-il pas ce que Janik faisait tout au monde pour lui cacher, le docteur?

 

M. Le Jariel devinait bien le secret de Janik, insensiblement il avait pénétré les douleurs et les luttes qui minaient sourdement sa petite amie, mais il ne savait pas à quel parti s’arrêter.

Un après-midi, Pierre, qui avait déjeuné au château, entra de meilleure heure que de coutume dans le cabinet de son oncle.

—Janik a très mal à la tête, dit-il. Elle est montée dans sa chambre... Je la trouve vraiment mal disposée ces jours-ci.

Le docteur ne répondit pas, il examinait avec une grande attention les dessins de son parquet. Pierre continua:

—C’est une étrange fille... Il y a des jours où... je ne sais comment te dire, mais... je me sens si loin, si loin d’elle.

—Voyons, mon petit,—dit alors M. Le Jariel en relevant brusquement la tête pour regarder son neveu,—sois franc avec moi, aimes-tu Jeanne de Thiaz?

—Oui, je l’aime beaucoup et...

—Un mot de trop, interrompit le docteur. «J’aime», cela dit tout. Il n’est pas d’adverbe qui ne diminue cette parole-là...

—Eh bien! mon oncle, j’aime Jeanne de Thiaz... Mon père et mademoiselle Armelle me l’ont de tout temps destinée, il me semble avoir grandi avec l’idée qu’elle serait un jour la compagne et l’amie de toute ma vie. Quand j’étais au loin, mon cœur faisait d’elle la personnification même du pays et de la famille; je songeais d’une même pensée à la France, à elle et à toi... Je l’admire infiniment, bien que souvent elle me surprenne un peu... Elle est très bonne et très droite, je sens qu’aucune femme plus qu’elle ne mérite d’être la joie et la fierté d’un honnête homme... Et c’est par elle que je veux être heureux et fier. Peut-on appeler ce sentiment-là de l’amour? Je crois que oui.

—Eh bien! moi, mon petit, je crois que non, conclut le docteur... Ah! quelle folie, ces mariages qu’on arrange comme le vôtre, ces serments qu’on échange sans en concevoir la gravité... quitte à apprendre plus tard ce que c’est qu’un véritable amour, et à l’apprendre avec des sanglots!... Quelle folie! Voilà deux petits amis qui s’aimaient bien, on a voulu en faire deux amants... on les a crus heureux en vertu de je ne sais quelle chimère, puis on les a séparés pendant quatre ans... comme si l’absence était bonne conseillère.

Pierre ouvrit la bouche pour protester.

—Mais, malheureux, Janik ne t’aime pas et tu n’aimes pas Janik! continua M. Le Jariel. Non, tu ne l’aimes pas... Et tu l’avoues toi-même quand tu cherches à expliquer ton amour. Elle est pour toi une femme que tu crois digne d’un honnête homme, elle n’est pas la femme, la seule, l’unique femme à laquelle ton cœur puisse se donner. Tu parles trop raisonnablement, je te dis... On est un peu fou quand on aime! Et elle, voyons, est-ce qu’elle t’aime, elle?

Pierre eut un geste découragé.

—Non, fit-il très bas.

Et il ajouta:

—Mon oncle... il me semble, je... ne crois-tu pas qu’elle ait un chagrin?

Le docteur hésita avant de dire:

—Si, je le crois, mon ami...

Le jeune homme regarda attentivement son oncle, puis, tout à coup, il éclata:

—Ah! ce monsieur de Nohel, n’est-ce pas?... J’en étais sûr.

—Je l’ignore, mon pauvre enfant, répondit le docteur. Cela se peut... mais Janik est une noble fille; si elle en aime un autre que toi, elle ne l’a dit à personne... Si tu veux connaître son secret, c’est à elle qu’il faut le demander.

Pierre semblait un peu étourdi par cette conviction qui subitement avait éclairé son esprit.

—Quel homme est-ce donc que ce Bernard! s’écria-t-il avec une certaine rage.

—Un très brave garçon, mon petit, soyons justes... Moi, je l’aime beaucoup, pour ma part... Un cerveau mal équilibré... oui, c’est possible... mais on ne les compte plus, par le temps qui court... Très sincèrement, sans la moindre arrière-pensée, Janik lui a fait de la morale, et, que veux-tu, elle est délicieuse, Janik!... Monsieur de Nohel n’était pas plus aveugle que toi, et il ne la savait pas fiancée... Mademoiselle Armelle aime les longues et mystérieuses promesses, voilà où cela mène... Quand Bernard a appris votre engagement, il est parti; était-il trop tard pour le repos de Janik? c’est ce que je ne puis te dire. J’en suis réduit moi-même aux hypothèses... Sois patient, sois doux avec cette pauvre enfant... Le temps est un grand maître; peut-être oubliera-t-elle.

Pierre secoua la tête:

—Non! elle n’oubliera pas, et mon bonheur est empoisonné... Ah! ce Bernard! Un Parisien, un romancier, un fou!... Elle sont toutes les mêmes, va!... Moi je ne suis qu’un pauvre gars bien naïf qui l’aimais à ma manière,—oh! sans grande passion, sans grands mots, mais sincèrement tout de même... Je l’aimais parce qu’elle est jolie, franche et bonne... Et il faut que cet homme... Pourquoi l’aime-t-il, lui? Parce qu’elle est trop intelligente, trop délicate, un peu mystérieuse... Parce qu’elle ne ressemble pas aux femmes qu’il a déjà aimées, parce que...

—Mon pauvre petit, cet homme aime Janik; il ne l’aime pas parce qu’elle est ceci ou cela, il l’aime et ça suffit...

—Et Janik, reprit le jeune homme en s’exaltant, Janik en qui je croyais comme en Dieu!

—Et tu avais, parbleu, bien raison de croire en elle... puisqu’elle a laissé partir Bernard, puisqu’elle ne t’a pas rendu la petite bague qu’elle porte au doigt... ce qu’elle avait bien le droit de faire après tout!...

Pierre haussa les épaules.

—Voyons, mon ami, dit le docteur, tu as beaucoup voyagé de par le monde... tu n’es pas toujours resté sur ton bateau... Est-ce que tu pourrais me jurer que, pendant ces trois dernières années, tu n’as jamais oublié Janik... mais là jamais?

Il eut un mouvement de dédain avec un vague sourire.

—Et après? repartit-il... Est-ce que c’est la même chose? Est-ce que j’ai laissé mon cœur là-bas?

XI

Pierre Le Jariel avait la tête en feu. Il était blessé dans son amour-propre d’abord, et un peu aussi dans son cœur.

Il lui semblait que quelque chose s’était brisé dans sa vie—oh! non pas peut-être un lien essentiel, mais une habitude très douce. Était-il possible qu’un autre lui prît cette Janik charmante qui, de tout temps, lui avait été promise, cette petite femme de son enfance, dont il avait prononcé le nom comme un nom de sainte, aux jours de tempête?

Oui, il l’aimait d’une affection toute paisible... parfois elle lui paraissait trop frêle, trop pâle, trop blonde; elle ne réalisait pas pour lui le type de la beauté féminine, elle l’impatientait aussi avec ses idées qu’il comprenait mal... Mais enfin, elle était sa fiancée, elle lui avait juré d’être un jour sa femme, l’abandonnerait-il à ce romancier, renoncerait-il à tous les projets d’avenir qu’il avait édifiés?

Non, cent fois non!

Il se montrait irrité, troublé et, disons-le, dérangé dans sa quiétude coutumière. Le soir, après dîner, sous le prétexte de chercher des nouvelles de mademoiselle de Thiaz, il se rendit au château. Il ne savait pas exactement ce qu’il allait dire ou faire, mais il aurait donné dix ans de sa vie pour s’expliquer clairement avec Janik, et l’accabler de son ressentiment.

La nuit était très belle. Il trouva la jeune fille dans le jardin avec mademoiselle de Kérigan et sa lectrice. Elle était moins pâle que dans la journée, cependant on voyait que son esprit s’était envolé bien loin de la conversation que soutenaient les deux vieilles filles.

Le neveu du docteur s’y mêla un instant, mais, bientôt, il se rapprocha de Janik, assise un peu à l’écart, et lui demanda si son mal de tête avait entièrement disparu.

—A peu près, dit-elle avec un sourire absent.

—Alors, voudriez-vous faire un tour de jardin avec moi?

La voix de Pierre était froide; mademoiselle de Thiaz le regarda avec surprise, mais elle se leva docilement et posa sa main sur le bras qu’il lui offrait.

Ils s’enfoncèrent dans les allées, marchant sans parler, absorbés tous deux, et Pierre dit, doucement, cette fois:

—Je ne puis jamais vous voir sans témoin, Janik, nous ne causons que de banalités, je ne vous connais pas, vous ne me connaissez guère... Ce soir, il me fallait absolument vous ouvrir mon cœur... Vous m’inquiétez.

—Encore cette idée!

—Ce n’est pas seulement une idée qui me préoccupe, Janik, c’est votre visage livide, c’est le dépérissement dans lequel vous êtes tombée et qui n’est pas naturel... c’est... je ne sais quoi de vous qui m’échappe sans cesse... Je sens un mur de glace entre nous, et je ne peux plus supporter cet état de choses... Vous n’êtes plus la même, vous êtes malheureuse, je le sais... et je viens vous demander ce qui vous attriste ainsi... Je veux le savoir, j’en ai le droit.

Son ton, amical d’abord, s’était transformé peu à peu, devenant très rude. Suffoquée par cette colère subite, Janik quitta son bras.

—Mon Dieu, qu’avez-vous, Pierre? balbutia-t-elle. Est-ce que je me suis plainte, est-ce que je vous ai fâché?

—C’est moi qui me plains...

Prise soudain du tremblement nerveux qui, depuis quelque temps, la secouait toute à la moindre émotion, mademoiselle de Thiaz se laissa tomber sur un banc, dans le rond-point où, d’un commun accord, ils s’étaient arrêtés.

—Je vous assure que vous avez tort, Pierre, que mon affection pour vous n’a pas changé... que je ne suis pas malade... que je ne souffre pas...

En disant cela, elle pensait: «Peut-être qu’à force de souffrir, je mourrai... alors tout sera bien.»

Et Pierre en eut comme l’intuition.

L’instant d’avant, il avait été sur le point de s’écrier: «Vous m’avez trompé, vous aimez Bernard de Nohel!...» Et l’idée de ce coup de théâtre l’avait exalté d’une joie méchante.

Maintenant, il avait honte de sa cruauté.

Dans une de ces visions rapides dont les cerveaux les mieux équilibrés ne sont pas maîtres, il crut assister une seconde fois à une scène lointaine. Il revécut l’heure où sa mère était morte. Comme il était blême ce pauvre visage agonisant! Comme déjà, elle semblait venir d’un autre monde, cette voix à peine perceptible!... Debout près du lit, Janik se tenait silencieuse avec des yeux tristes, un peu effrayés du grand mystère; alors, sur un signe de la mourante, Pierre avait pris la main de sa fiancée et la voix faible, la voix d’au-delà, avait murmuré: «Je te confie son bonheur; tu en es responsable, songes-y bien!...»

—Oui, mère, je te le jure...

A cette époque-là, le bonheur de Janik, c’était une idée si simple, une idée que Pierre séparait si peu de celle de son bonheur à lui! Mais tout s’était bouleversé... Et il avait juré que Janik serait heureuse.

Mademoiselle de Thiaz se taisait, le regard morne. Enfin elle dit:

—Si nous rentrions, Pierre...

Elle semblait épuisée, elle parlait de retourner au château, avec un air de ne plus avoir la force de se lever... Saisi d’une profonde pitié, ému d’une tendresse toute protectrice qui lui revenait des jours d’autrefois où il disait «petite sœur», Pierre s’assit auprès de la jeune fille.

—Janik, supplia-t-il, voulez-vous me pardonner? J’ai été injuste, j’ai été méchant, mais c’est fini, je vous le promets... seulement, ayez confiance en moi.

Il lui avait pris les mains, il la contemplait avec ses yeux fidèles et indulgents des bons jours.

—Mon Dieu, que puis-je vous dire?... Pierre, ne me torturez pas ainsi, gémit-elle.

Et, très énervée, elle se mit à pleurer.

—Janik, je vous jure que je ne songe en ce moment qu’à vous, à votre bonheur... Il y a bien des jours que je vous observe... oui, je sais, vous ne vous en doutiez pas... mais, j’ai compris beaucoup de choses... d’abord j’ai compris que vous ne m’aimez pas, Janik?

—Pierre!

—Oui, oui... entendons-nous bien, je suis toujours dans votre cœur le petit Pierre fraternel avec lequel vous faisiez de si beaux jeux... mais votre fiancé, oh! non!

Elle ne répondit pas, il reprit:

—J’ai compris cela, et puis encore autre chose... Il y avait une si grande douleur dans vos yeux!... Janik! ma pauvre petite Janik, ajouta-t-il avec une sorte de précaution tendre, j’ai compris que vous en aimiez un autre.

Elle jeta un cri étouffé; tout son corps eut un mouvement éperdu; brusquement, elle cacha son visage dans ses mains.

—Ma pauvre enfant, murmura Pierre en retenant contre son épaule cette tête qui vacillait, il faut bien que je vous parle ainsi... Écoutez-moi... quand j’ai eu la certitude qu’un autre, plus heureux que moi, s’était fait aimer, ma tristesse a été grande et je me suis senti très fâché contre vous, mais maintenant, ma colère est passée, je ne vous en veux plus, plus du tout... Je n’étais pas l’homme qui pouvait vous plaire, il y a longtemps que je le sais.

Janik sanglotait.

—Ma petite, ma petite, fit Pierre avec la même douceur, ne pleurez pas... Cela vaut mieux ainsi, je le sens si bien, moi!... Je ne vous aurais pas rendue heureuse, je n’aurais pas été heureux... Oui, cela vaut mieux, bien mieux... C’était un peu difficile à dire... c’est dit maintenant, voilà.

—Oh! Pierre, vous êtes trop bon pour moi... je ne le mérite pas... vous avez dû me mépriser un moment!... Et pourtant, ce n’est pas de ma faute, Pierre... Si vous pouviez comprendre... je ne savais pas que... qu’il m’aimait. Je ne voulais pas, je ne savais pas l’aimer...

Elle pleurait encore. Pierre essayait de l’apaiser. Il lui dit avec une gaieté affectueuse:

—Ma vraie fiancée à moi, c’est la mer; vous auriez pu être jalouse d’elle... Avez-vous lu Pêcheur d’Islande? Peut-être qu’un jour elle m’aurait pris comme le mari de la pauvre Gaud... Tandis que vous resterez toujours ma petite sœur... elle ne s’en plaindra pas.

Il parlait si simplement que, peu à peu, dans le cœur de Janik descendait l’impression réconfortante que Pierre n’avait pas beaucoup de chagrin, qu’il jugeait très sainement, qu’il avait raison, que pour tous deux «c’était mieux ainsi...»

Elle n’avait plus qu’une pensée, qu’un rêve!

—Lui, Bernard, mon Bernard, m’aime-t-il?

Et elle ne sut jamais que cette minute où, faible et brisée, elle s’était appuyée sur Pierre, cherchant en lui un soutien, un espoir, avait été la seule où le pauvre garçon l’eût aimée d’amour...

—Eh bien! mon oncle, nous le lui donnerons son Nohel.

Le docteur avait pris à deux mains la tête de son neveu et l’avait vigoureusement embrassée.

—Tiens, tu es un brave enfant, toi!

Et ils avaient causé, plus calmes. Le cœur de Pierre saignait bien un peu; la douleur de Janik lui avait révélé ce que son amour pouvait être, mais il était content de lui-même, presque fier.

—Oui, nous le lui donnerons son Nohel, dit-il encore, et j’irai le chercher... afin qu’il sache bien, lui aussi, que c’est moi qui veux leur bonheur et que... que, par le cœur du moins, j’étais digne d’elle.

Pierre se tut un instant, puis il émit cette idée qui lui venait: Bernard pouvait avoir oublié Janik, ne l’aimer plus?

M. Le Jariel hocha la tête.

—Si c’est un dernier espoir qui t’inspire cette hypothèse, mon petit, ne t’en berce pas... J’ai reçu tout à l’heure une lettre de monsieur de Nohel... Il n’y prononce pas le nom de Janik, mais ce sont bien les pages les plus désespérées que Jacques Chépart ait jamais écrites.

—Allons, tant mieux! soupira Pierre... Hier, quand nous nous sommes séparés, elle m’a dit: «Peut-être qu’il m’oublie, lui, pendant que vous pensez tant à moi, mon pauvre Pierre!...» Elle ne m’avait jamais parlé si gentiment. C’est étonnant comme la meilleure des femmes a encore des mots cruels, mon oncle!

XII

Dans le grand cabinet de travail, riche et sombre avec ses vitraux gothiques, son plafond aux caissons curieusement travaillés, ses murs tendus d’étoffes anciennes, ses meubles de bois noir et son tapis épais où les pas bruissaient à peine, Bernard était seul.

Il écrivait sur un bureau très large. En face de lui, dans un vase japonais, d’énormes chrysanthèmes s’échevelaient, étranges par leur forme et leur couleur... à l’un des angles de la pièce, le visage fier et le col ajouré d’un seigneur du temps de Louis XIII sortaient du clair-obscur d’une toile, posée sur un chevalet; les socles de marbre ou d’ébène portaient des groupes de bronze qui dessinaient dans la pénombre leurs lignes pures ou tourmentées; les consoles étaient couvertes de potiches, de statuettes, d’aiguières... Plusieurs tableaux d’écoles et de temps différents, mais tous beaux, des buveurs de Téniers, une luxuriante copie du Tintoret, un profil pâle d’Henner, un Corot tout ensoleillé où glissaient des nymphes, puis, des aquarelles, des gravures, des pochades modernes, occupaient la partie des panneaux que ne cachaient pas les bibliothèques; des éditions de luxe, des albums, des revues en masse s’accumulaient sur les tables... Dans ce cadre somptueux et artistique où se devinaient à la fois la science d’un luxe raffiné, et une vie intellectuelle très intense, Bernard de Nohel était à sa vraie place. En entrant, Pierre en eut l’intuition soudaine et, pour la première fois, il mesura réellement l’abîme qui existait entre Jeanne de Thiaz et lui, le marin tout d’une pièce, à peine dégrossi par des études techniques.

Bernard s’était levé. Sa silhouette mince et aristocratique se mouvait à l’aise au milieu des sobres élégances qui l’entouraient. Son visage fin, un peu pâle, terminé par une barbe châtain taillée en pointe, lui donnait une vague ressemblance avec le grand seigneur Louis XIII du chevalet; dans ses yeux bleu d’acier, aux profondeurs inquiétantes, tout un drame moral aurait pu se déchiffrer.

Pierre vit que cet homme avait souffert, mais il ne comprit pas qu’il avait lutté et qu’un vent d’orage avait passé sur lui, brûlant et impétueux. Oppressé par l’isolement, las de creuser l’éternelle comparaison: du «ce qui est», avec le «ce qui aurait pu être», vingt fois Bernard avait été sur le point de reprendre la sinistre boîte, dans la crédence où elle dormait, ou de se jeter aveuglément dans son ancienne vie, pour oublier l’autre...

S’il avait résisté, il sentait que le combat n’était pas fini... et il se demandait si sa défaite n’était pas au bout.

Pierre s’avança, un peu ému lui aussi, de ce qu’il avait à dire.

—Monsieur, commença-t-il, vous ne me connaissez que comme je vous connais, de nom... Je suis Pierre Le Jariel.

—Je ne sais à quoi je dois l’honneur de votre visite, monsieur,—répondit Bernard avec une courtoisie parfaite bien qu’un peu froide, en indiquant un siège au jeune homme,—mais je connais en effet votre nom qui est celui d’un homme que j’estime infiniment et je suis à votre disposition, quoi que vous veniez me dire.

Le neveu du docteur se recueillit un instant.

—Monsieur de Nohel, fit-il enfin, nous nous trouvons à l’égard l’un de l’autre, dans une situation singulière. Et il faudrait, je le sais, pour sauver d’une sorte de ridicule la démarche que je tente aujourd’hui auprès de vous, un tact et une habileté de mots que je ne possède pas... Je ne suis qu’un marin, un homme très simple, un peu rude; prenez-moi donc tel que je suis, avec mes brusqueries et mes maladresses, en appréciant mes intentions, non mes moyens.

Bernard s’inclina sans répondre, toujours très calme, n’appréhendant que ce qui pourrait sortir de pénible pour Janik, de cet entretien dont il ne prévoyait pas l’issue. Pierre continua:

—Mademoiselle de Thiaz est souffrante...

Si maître de lui qu’il crût être, Nohel ne put retenir une exclamation... La tête lui tourna, une phrase instinctive, gauche, disant tout ce qu’il voulait taire, lui échappa:

—Elle est malade, elle est gravement malade, n’est-ce pas?... Je le sentais...

«Allons, il l’aime bien, pensa Pierre», et il eut un sourire quelque peu mélancolique.

—Mademoiselle de Thiaz n’est pas gravement malade, monsieur de Nohel, dit-il..., elle n’est que très faible, très nerveuse, très triste... toutes choses dont on peut guérir heureusement... Mais, tenez, si vous voulez m’entendre, oubliez que j’aie jamais été pour Janik autre chose qu’un frère—cela vous sera d’autant plus facile que, ce qui a changé il y a quatre ans entre elle et moi, c’est beaucoup plus le nom que nous nous donnions, que le sentiment qui nous unissait... Cette affection fraternelle très profonde, toute dévouée chez moi, m’a fait comprendre—sans que mademoiselle de Thiaz ait proféré une plainte—que ma petite amie souffrait et que si... si elle n’aimait pas le fiancé que lui avait choisi sa tante, c’était que son cœur en avait choisi un autre... Voilà pourquoi je suis ici.

—Je vous jure, fit Bernard, que jamais rien ne m’a autorisé à croire que mademoiselle de Thiaz m’honorât d’un autre sentiment que celui d’une grande pitié.

—J’en suis convaincu, monsieur... Mais avec l’ami d’enfance qui était redevenu son frère d’adoption, mademoiselle de Thiaz n’était pas tenue aux mêmes réserves... Ce que je vous demande maintenant, c’est la réponse d’un honnête homme à un honnête homme, et je m’adresse à toute votre loyauté, et à tout ce que mon oncle Le Jariel a deviné en vous de bon et de généreux: vous aimez Jeanne de Thiaz, votre cri d’angoisse me l’a dit; l’aimez-vous bien profondément, croyez-vous sincèrement pouvoir la rendre heureuse?

—Si je l’aime, si je la rendrais heureuse!... Ah! monsieur, je ne sais comment vous dire, comment...

Une ivresse folle, une reconnaissance exaltée, se lisaient dans les yeux de Bernard.

Pierre répéta:

—Croyez-vous pouvoir la rendre heureuse?

Alors Bernard eut une seconde d’hésitation. Avant de répondre, il s’interrogeait lui-même.

Pierre avait demandé une parole grave à un homme, et non pas un banal serment d’amoureux à un enfant.

Enfin, Nohel dit, très fermement, en regardant le marin dont la physionomie ouverte lui inspirait une irrésistible confiance:

—Oui, je crois, je sens qu’elle serait heureuse avec moi...

Puis, dans un élan presque indépendant de sa volonté, il ajouta:

—Vous êtes infiniment meilleur que moi, monsieur... Voulez-vous me donner la main.

. . . . . . . . . .

—Bernard et Janik s’aimaient! Comme ils gardaient bien leur secret!... Et Pierre qui se sacrifie, c’est superbe! Marions ces enfants, docteur: quel joli roman!

Telles ont été les conclusions de l’incorrigible Armelle.

Maintenant, Bernard attend dans le salon jonquille. Il a vu mademoiselle de Kérigan, il a vu M. Le Jariel, et Janik va venir.

Elle va venir et il se le figure à peine. Son bonheur l’étonne comme quelque chose de trop anormal pour être vrai. L’émotion a décomposé son visage; les yeux pleins d’extase, il la voit s’avancer vers lui, elle, la petite mère-grand.

Elle chancelle, brisée par une joie trop forte, un peu pâle dans sa robe rose, souriante, avec des larmes au bord des paupières...

Et Bernard la regarde toujours, sans faire un pas au-devant d’elle. Comme autrefois, dans la chambre de la tourelle, il croit à une vision...

Quand elle fut tout près de lui seulement, il prit les deux mains qu’elle lui tendait et les enferma dans les siennes qui brûlaient.

—Bernard... dit-elle très bas, la voix douce.

—Janik... ah! si vous saviez ce que j’ai souffert!

—Je le sais.

La voix étranglée, il murmura:

—Non, vous ne savez pas, mon ange... vous ne savez pas ce que je suis quand vous n’êtes plus là, ce que j’aurais été surtout, s’il m’avait fallu vous perdre... Vous êtes la pureté même... moi je ne suis qu’un homme, très faible et très malheureux... Janik, je ne veux rien vous cacher... souvent, pendant ces six semaines de déchirements, je me suis senti redevenir l’être misérable que j’ai déjà été; voulez-vous me pardonner, voulez-vous me laisser encore votre petite main compatissante. Malgré mes fautes passées, malgré ces dernières défaillances, voulez-vous être ma femme?

—Oui, Bernard.

Alors, avec une sorte de respect attendri, Bernard attira la jeune fille contre sa poitrine où elle s’appuya, tendre et confiante.

—Janik, ma Janik, dit-il de cette voix basse et infiniment pénétrante qu’il avait quelquefois, vous n’avez pas peur de toute une existence avec ce Jacques Chépart, que vous avez connu si lâche? Vous voulez bien croire à son amour, accepter sa vie qu’il vous donne et qu’il rendra digne de vous; fermer ainsi vos chers yeux et, sans crainte, vous abandonner à lui, pour toujours? Vous voulez bien, dites?... Regardez-moi.

—Oui, Bernard, dit-elle encore.

Et, levant sur Nohel ses grands yeux lumineux où brillait tant d’amour qu’il en fut ébloui, elle reprit de sa voix aimante:

—Je veux être votre femme, je veux vous rendre heureux, être heureuse en vous et par vous... Je n’ai pas peur de Jacques Chépart, je le connais, il sera mon orgueil et ma joie! Et, puisque vous m’aimez, puisque je vous aime, je n’ai pas peur de la vie: j’ai foi en vous, j’ai foi en Dieu!

Un long moment Bernard la contempla avec un désir de s’agenouiller devant elle.

—Oh! ma chérie, répondit-il, vous avez raison d’avoir confiance, car je vous aime de toutes les forces de mon âme et mon amour est plus pur et meilleur que moi!... Vous avez raison de croire au bonheur, car je vous porterai dans mes bras, à travers la vie, et jamais vos petits pieds n’effleureront les épines... Vous avez raison aussi de ne plus craindre Jacques Chépart, car vous en ferez un autre homme. Vous saurez le comprendre et le soutenir, il travaillera pour vous; il veut que vous soyez fière de l’appeler votre mari!

Et doucement, il entraîna la jeune fille sur la terrasse où ils avaient échangé tant de paroles cruelles.

On avait ouvert les fenêtres du château, pour y faire entrer le soleil qui brillait d’un air de fête... Soudain, Bernard aperçut, dans la tourelle, le portrait de l’aïeule, qu’un rayon nimbait d’or. Alors il lui envoya un regard de gratitude et, pressant ses lèvres sur le front de sa fiancée, il murmura:

—Petite mère-grand! c’est toi qui me la donnes, «ma conscience en robe rose!» Et je l’aimerai tant, je serai pour lui plaire si bon, si «sage», que ses yeux et les tiens me souriront toujours... Merci, merci, petite mère-grand!...

MARIAGE DE RAISON

Aime celui qui t’aime et sois heureuse en lui.
V. HUGO.

C’est un petit salon bien parisien, bien moderne dans son élégante bizarrerie. Tous les styles, toutes les teintes se touchent sans se heurter dans ce désordre habile où les plantes de serres jettent çà et là leur note un peu crue, et où la chatoyante polychromie des tapis d’Orient s’harmonise au flou pâle des étoffes anciennes, tandis que, du haut de son chevalet drapé, un Pierrot de Flameng rit à la Vénus grecque qui ne s’en étonne pas.

Léa est assise près de la fenêtre; le soleil printanier, qui filtre au travers des vitraux, danse en lueurs roses sur ses cheveux blonds; dans un cornet de cristal, à côté d’elle, de grandes branches de lilas penchent leurs feuilles alanguies. Elle tient à la main une broderie, mais elle ne travaille pas; le s yeux vagues, la bouche souriante, elle rêve.

A quoi rêve-t-elle?... A quoi rêvent les jeunes filles!... Oh! Musset, pardonnez-lui! Elle a seize ans, elle est aimée, et ce sont des chiffons, des bagatelles qui lui occupent l’esprit! Ce bouquet qu’elle contemple d’un regard tranquille, c’est l’envoi quotidien de son fiancé, et le parfum des fleurs n’apporte à son jeune cerveau que le souvenir banal des visites qu’elle a faites et des félicitations qu’elle a reçues à l’occasion de son mariage!

Il lui passe devant les yeux des nuages de dentelle, enrubannés de rose... Son trousseau est ravissant: Doucet s’est surpassé. Elle pense à la corbeille... des diamants, son ambition! Et du renard bleu... quelle joie! Puis elle récapitule le contenu des paquets de toutes formes et de toutes dimensions qu’on apporte sans cesse à l’hôtel depuis huit jours. L’a-t-on gâtée cette Léa!... Ah! c’est amusant de se marier!... Et, la mine triomphante, elle se redit pour la centième fois ce programme qui l’enchante: «Je sortirai seule, j’irai dans les petits théâtres et je lirai Marcel Prévost!»

Elle est si jeune, la mignonne! La longue natte qui tombe en frisant jusqu’à sa taille gracile, ses yeux bleus qui s’ouvrent à tout propos dans un étonnement naïf, ses mouvements pressés, sa démarche voltigeante lui donnent encore un peu l’air d’une petite fille.

Quand son père et sa mère ont prononcé pour la première fois le mot magique de mariage, quand ils lui ont parlé de Jean Reignal qu’elle connaissait à peine, elle a rougi beaucoup, mais elle a dit «oui» sans hésiter. Certes, elle n’eût point agréé si vite un mari laid ou maussade ou inintelligent; il n’avait fallu qu’une seconde à ses bons yeux de jeune fille pour voir que M. Reignal était aimable, distingué, sympathique. Puis on avait causé. Les gestes, le langage du jeune homme portaient ce caractère de pondération et de sobriété qui marque très généralement une supériorité intellectuelle incontestée; ses yeux étaient de ceux qui plaisent aux femmes par un regard profond, à la fois dominateur et très doux... pour tout dire, il réalisait à peu près «l’idéal» de Léa et de ses petites amies, cet idéal dont on avait tant jasé en visite et en promenade, au bal et au cours! N’est-il pas délicieusement flatteur d’inspirer une passion à un homme de trente ans, «à un homme sérieux»? Et c’est au bal, par hasard, que Jean a rencontré Léa; il s’est épris d’elle au premier sourire qu’elle a daigné lui adresser. Aussi est-elle fière, très fière de son roman. Le coup de foudre, songez donc?

Elle saute de joie, elle jette son ouvrage, elle court à la glace, s’y examine avec complaisance, pirouette et revient s’asseoir à l’abri d’un paravent peint de gros chrysanthèmes.

—Je dois être jolie, songe-t-elle gravement, en se mettant à dévider la soie d’un peloton sur une bobine—un ouvrage de petit chat qui n’empêche pas de rêver.

—Madame de Prébois trouve que j’ai l’air d’un Greuze... Et, mardi dernier, quand on a fait des tableaux vivants chez lady Smithson, on me voulait absolument pour représenter Titania... Une fée peinte par Greuze! pas mal!... Quelle chance d’être blonde; Jean déteste les brunes... Il est très beau, mon mari! J’aime tant sa petite moustache!... Comme il m’aime!... Est-ce que je l’aime, moi?... Mon Dieu, je n’en sais rien... Je suis très contente d’être aimée, voilà... Je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’adorer son mari pour être heureuse... Ah! pourquoi toutes les jeunes filles ne rencontrent-elles pas des jeunes gens charmants qui les épousent? Pourquoi le bonheur n’est-il pas donné à toutes celles qui le mériteraient?

Tandis que Léa se pose anxieusement cette question, une moue rapproche ses sourcils et elle pense à sa cousine Jacqueline de Mayran, qui a vingt ans, qui est belle, parfaite et qui veut entrer au couvent.

Pauvre Jacqueline! Elle est orpheline, et a pour tutrice une vieille tante ennuyeuse qui lui apprend à tricoter et lui fait lire Condillac; certes il y a bien là de quoi vous dégoûter du monde! Mademoiselle de Mayran ne va au bal que lorsqu’on la confie à la mère de Léa et c’est très rare; il est vrai qu’elle ne s’amuse guère au bal. Les danseurs l’ont surnommée Sainte-Jacqueline, tant elle a passé froide et sereine, dans ces grands salons pleins de lumière où le plaisir l’invitait.

Le couvent! Tel est son rêve à elle. A ce seul mot, Léa frissonne. Le couvent! Ne jamais rire, ne jamais valser, ne jamais se marier!... Et puis, il y a des pénitences... et puis, l’uniforme enlaidit. Ah! combien Léa préfère à la cornette, le voile qui l’enveloppera dans trois jours, quand Jean la conduira à l’autel! Pauvre Jacqueline!

Et Léa dévide toujours. Le peloton fait des bonds extravagants sur le tapis, la bobine grossit à vue d’œil. Puis, tout à coup, le fil de soie glisse sans résistance dans la main de la jeune fille, et il ne reste plus à terre qu’une carte pliée en quatre. Une carte de correspondance, bleue avec un chiffre au coin.

—Tiens! l’écriture de madame de Prébois.

Et ce nom évoque encore toute une envolée de souvenirs.

—Madame de Prébois? mais elle était au fameux bal. N’est-ce pas elle qui nous a présenté Jean?... Oui, oui, je me rappelle. Elle avait une robe de velours vert... Moi, j’étais en blanc, Jacqueline en rose... Et maman disait d’un air fier en nous admirant: «J’ai deux filles ce soir.»

Léa a ramassé distraitement la carte, elle la regarde et... Jean Reignal! Oui, c’est le nom de son fiancé qu’elle aperçoit au milieu des pattes de mouche de madame de Prébois. Lentement, elle déploie le billet et elle se demande si elle va lire. Elle est émue, anxieuse... pourquoi?

Et pourquoi ce tremblement qui lui agite les doigts, pourquoi cette angoisse qui lui serre le cœur?

Que peut-elle bien dire de Jean, madame de Prébois?

Allons, un peu de courage... C’est absurde d’avoir peur ainsi. Elle n’a pas la mine bien méchante cette carte satinée!

La jeune fille se met à lire:

«Ma bien chère,

»Venez sans faute ce soir au bal de Madeleine. C’est décidément là que Roméo et Juliette se rencontreront. Moi, je suis sûre qu’ils se plairont, nos jeunes gens! Vous connaissez Jean Reignal comme un avocat remarquable et remarqué, mais vous allez voir et juger l’homme! c’est un charmeur. A bientôt, ma toute belle, je suis ravie de ma politique. Voilà le plus adorable des mariages de raison. Bien à vous.

»MARTHE DE PRÉBOIS.

»P.-S.—J’embrasse très affectueusement votre fille, la jolie Léa.»

La lettre, lancée avec violence vers la cheminée, s’en alla tout droit à son adresse et fut consumée en un instant.

Un flot de larmes inondait le visage de la pauvre enfant. Ainsi cette rencontre au bal était arrangée; ainsi, il avait été arrêté d’avance que Léa plairait à Jean, que Jean demanderait Léa! Ah! cette affreuse madame de Prébois, avec sa rage de marier tout le monde!

Un mariage de raison!!

Un mariage dont on a pesé le pour et le contre, un mariage traité comme une affaire! Sans doute, M. Reignal s’était informé de la dot et des espérances...

Un mariage de raison!!!

Cette chose flétrie par tous les romans que Léa a lus... Oh! les belles tirades où, bravant les obstacles, le jeune homme jure qu’il obtiendra celle qu’il aime! Oh! les scènes poétiques où le héros entrevoit l’héroïne, blanche et frêle comme une vision!... La destinée les conduit l’un vers l’autre; deux regards se croisent et deux cœurs sont unis à jamais. Combien la triste réalité ressemble peu aux romans!

M. Reignal a trente ans, l’âge raisonnable pour «faire une fin»; madame de Prébois, qui est une grande marieuse, s’est empressée de lui chercher une femme et elle a pensé à Léa! Si elle avait pensé à Jeanne, à Laure ou à Marguerite, il aurait épousé Marguerite, Laure ou Jeanne, pourvu que la dot et la famille répondissent aux conditions requises. C’est tout simple; une foule de mariages se concluent ainsi... Et dans trois jours, Léa sera la femme d’un homme qu’elle ne connaît pas, et qu’elle ne pourra jamais aimer! Elle partira seule, toute seule avec lui!

Maintenant, elle a oublié ce qui l’éblouissait tout à l’heure, les fêtes, les bijoux, les parures, les satisfactions puériles de sa vanité. Et, pour la première fois, à cette heure où l’avenir qui l’attend l’émeut d’une terreur folle, elle songe qu’il serait doux d’aimer, d’être aimée, de se l’entendre dire, et de donner tout son cœur et de se laisser conduire à travers la vie, passivement, aveuglément, par une main forte qui se ferait tendre... Mais, hélas! Jean n’aimera jamais sa femme. Et il est trop tard pour retourner en arrière.

Le soleil a disparu peu à peu. La porte qui s’ouvre discrètement fait sursauter la jeune fille, et Jean Reignal en personne entre.

—Bonjour, monsieur.

—Bonjour, mademoiselle.

C’est assez sec; mais il y a une nuance sensible entre le «monsieur» de Léa qui est strictement correct et le «mademoiselle» de Jean qui est dit sur un ton de plaisanterie affectueuse. Ce «mademoiselle» équivaut à «Léa» tout court.

—Madame votre mère n’est pas rentrée? fait le jeune homme.

Et il y a dans sa voix comme un contentement vaguement exprimé.

—Maman? Non.

Elle esquisse un salut, puis elle glisse vers la porte latérale; déjà elle soulève la portière.

—Léa!

Elle tressaille et tourne la tête. Lui s’est avancé.

—Restez un peu, supplie-t-il amicalement.

Elle prend un air très digne:

—Maman me défend de recevoir en son absence.

—Les étrangers, mais moi... Dans trois jours vous serez ma femme! Ma chère Léa, maman ne me grondera pas, j’en suis sûr.

En prononçant ces mots: «Ma chère Léa,» la voix du jeune homme a vibré plus profonde; la petite fiancée s’en aperçoit fort bien, mais elle s’est promis d’être froide. Sans répliquer, elle s’assied sur le canapé et Jean vient auprès d’elle, en souriant de son sourire un peu protecteur.

—Vous avez l’air d’être en pénitence, dit-il, vous n’êtes pas sortie aujourd’hui?

—Non.

—Pourquoi?

—J’avais des papillons plein la tête.

—Noirs ou roses, vos papillons?

—Noirs.

—Vraiment? Serait-il indiscret de vous demander ce qu’ils vous contaient en battant de l’aile?

—Très indiscret.

—Me le direz-vous dans quelques jours?

—Non.

—Vous aurez des secrets pour votre mari?

—Ai-je dit que c’était un secret? On n’est pas forcée de dire toutes ses pensées à son mari, je suppose!

—Mais si.

—Je ne vous dirai pas les miennes.

—Alors, je les devinerai.

—Ah!... comment donc, je vous prie.

—Très simplement. Je prendrai comme cela vos deux mains dans les miennes et je lirai dans vos yeux.

Léa devint très rouge; le timbre de la porte d’entrée retentissait deux fois, elle se leva précipitamment.

—Voilà maman... je vais l’embrasser.

Elle était extrêmement troublée, fâchée contre Jean. Ce mot terrible de «mariage de raison» tourbillonnait dans sa tête. Elle était humiliée de faire un mariage de raison, et puis triste, si triste! Jusqu’au matin elle pleura à chaudes larmes, se répétant qu’elle était bien malheureuse d’épouser un homme aussi déloyal. Quel hypocrite! Oui, vraiment, à l’entendre, elle aurait pu se croire chérie.

—Comme je le déteste! gémissait-elle.

Or, il a été universellement constaté que lorsqu’une femme dit d’un homme: «Je le déteste», c’est qu’elle est bien près de l’aimer. Léa s’était écriée, l’imprudente: «Il n’est pas nécessaire d’aimer pour être heureuse.» Comme la fée que l’on n’avait pas conviée au baptême de la Belle au bois, l’amour venait réclamer sa place; il parlait en maître, il s’installait en roi dans ce petit cœur de jeune fille qui ne l’avait point appelé.

 

L’église est remplie de froufrous de soie et de parfums de fleurs; autour de l’autel, tout est blanc et lumineux, les orgues chantent gravement sous la voûte, et la mariée s’avance au bras de son père, blanche elle aussi, sous le tulle qui idéalise sa blondeur.

Très beau mariage en somme! Toilettes exquises, sermon remarquable, messe en musique avec le concours des premiers chanteurs de l’Opéra, puis, après la cérémonie, lunch brillant chez madame Person, la mère de la mariée.

Tout en papotant dans le salon fleuri, on goûte du bout des lèvres des petites choses fort appétissantes, on accepte une coupe de champagne, on grignote un gâteau en répétant qu’on n’a pas faim. Léa et Jean sont fort entourés. Les amies de Léa s’écrient avec enthousiasme:

—Il est impossible de rêver une plus jolie mariée que toi. Ajoutant in petto: Excepté moi, quand je me marierai.

De bonnes mères embrassent cette chère petite, en se disant, la rage au cœur, que madame Person a bien de la chance.

Et les amis de Jean qui viennent de faire l’apologie du célibat, concluent qu’après tout, Reignal n’est pas à plaindre.

Puis peu à peu les salons se vident.

Madame Reignal se retire dans sa chambre pour échanger contre un costume de voyage sa longue robe de satin blanc. Dans un instant, son mari va l’emmener; ils dîneront à la gare avant de partir pour Bruxelles.

La pauvre petite mariée a inondé de pleurs le velours du prie-Dieu, mais, maintenant, elle veut être calme, jouer, pour sa mère, la comédie du bonheur. Gaiement elle admire la dentelle de son linge et le chic anglais de son manteau. Sa parole est saccadée, elle rit beaucoup, elle rit trop et madame Person a le cœur gros. Une petite larme de ces chers yeux lui aurait fait tant de bien!

—Je ne suis plus Léa Person, je suis madame Reignal! C’est drôle, dis?... As-tu entendu qu’on m’appelait madame? Est-ce que tu trouves que j’ai l’air d’une dame, toi?... Tu l’aimeras bien, n’est-ce pas, madame Jean?

Voilà ce qu’elle dit et elle pense: «Mon Dieu, je voudrais mourir! je n’aime pas Jean, non, je ne l’aime pas!... Ah! s’il m’avait aimée un peu... seulement un peu... mais je le déteste.»

Et elle regarde désespérément sa chambre de jeune fille. Que d’années paisibles dans ce nid douillet!

Soudain, ne pouvant plus se contenir, madame Person murmure:

—Que vais-je devenir pendant ce voyage, ma pauvre chérie!

C’est le coup de grâce. Léa sanglote sur l’épaule de sa mère qui ne sait plus à quel saint se vouer.

M. Person frappe à la porte.

—Allons, allons, ma fillette, il est tard!

—Ça m’est bien égal, répond-on.

Alors, il entre, il console sa fille, il gronde sa femme, et Léa se dirige vers l’antichambre, suivie de sa mère qui porte avec un soin attendri le petit sac en cuir de Russie.

Jean est là, il attend sa bien-aimée, il lui sourit de loin; puis il voit qu’elle a les yeux rouges.

—Ma pauvre Léa, fait-il affectueusement.

Oh! oui, pauvre Léa! Et, se remettant à pleurer, elle retourne à l’épaule maternelle.

—Dîne avec nous, ma mignonne, vous partirez après, suggère timidement la pauvre mère.

M. Person a l’air contrarié (les hommes se soutiennent entre eux), mais Jean ne peut que dire:

—C’est comme vous préférerez, Léa.

Et Léa lui en veut mortellement.

—Partons, réplique-t-elle d’une voix brève.

En voiture, elle se pelotonne dans un coin et pleure. D’abord M. Reignal se tait, puis il lui prend la main.

—Ma Léa, ne pleurez pas ainsi.

—Je ne peux pas m’en empêcher. Je sais bien que cela vous vexe.

—Non, cela ne me vexe pas, mais cela me fait beaucoup de peine.

—Je ne vois pas pourquoi cela vous fait de la peine... vous devez bien penser que j’aime mieux maman que vous...

—Eh bien! non, figurez-vous... J’espérais bonnement que votre cœur était assez grand pour maman et pour moi, répondit-il si gentiment que, sans l’avouer, elle se sent presque radoucie.

Au buffet, ils s’installèrent à une petite table. Jean était tout occupé de sa femme, il la servait lui-même, et, en lui disant de ces choses insignifiantes qui viennent parfois aux lèvres quand on a le cœur trop plein, il la couvait des yeux. Elle était bien forcée de convenir que c’était très amusant de dîner en tête à tête.

Lorsqu’on commença à ouvrir les portes, son mari lui prit le bras et la conduisit au coupé qui les attendait, retenu depuis la veille.

—Êtes-vous bien, êtes-vous contente? disait-il tout bas.

Elle feignait de ne pas entendre, elle arrangeait sans répondre les frisures de son front en se mirant dans une petite glace, mais elle entendait très bien, un vague sourire effleurait sa bouche, et sa main tremblait un peu.

Soudain, un cri de la machine déchira l’air... les portières se fermèrent avec un bruit sourd.

Le train se mettait en marche.

Léa tressaillit. Le charme était rompu. Elle se rappela la lettre de madame de Prébois, et toutes les petites joies qu’elle avait naïvement savourées s’évanouirent dans son souvenir. La sensation poignante de l’irrévocable l’accablait. Cette grosse machine noire l’emportait vers l’inconnu, dans une autre vie, loin de ce qui lui était cher! Toute son existence appartenait à cet homme qui l’avait épousée sans amour. Éperdue, elle cacha son visage dans ses mains et sanglotant:

—Pourquoi m’avez-vous choisie, moi plutôt qu’une autre... pourquoi, puisque vous ne m’aimiez pas?

Le jeune homme eut un mouvement de stupeur; elle continuait avec une véhémence enfantine:

—Vous n’étiez pas une petite fille, vous! Vous ne désiriez pas qu’on vous appelât madame; ah! c’est bien mal, allez!... Je ne pourrai jamais vous aimer... je ne vous aimerai jamais... Et nous serons très malheureux, voilà tout.

—Mais, ma Léa, je vous adore!

Vainement, il s’était agenouillé devant elle, essayant de l’apaiser...

—Non, non, je sais que vous ne m’aimez pas, disait-elle. J’ai lu une lettre... je sais que c’est un mariage arrangé... oui, je sais tout... Oh! mon Dieu! j’aurais mieux aimé le couvent comme Jacqueline!

—Un mariage arrangé? répétait Jean qui se demandait s’il ne perdait pas un peu la tête. Ma pauvre enfant, que voulez-vous dire? vous me rendez fou... pourquoi ne m’aimerez-vous jamais?... Voyons, que vous ai-je fait pour que vous pleuriez ainsi, pour que vous me fuyiez, moi qui ne vis plus qu’en vous. Je souffre beaucoup, Léa, je vous assure...

Et malgré la résistance de la jeune femme, il lui avait pris les mains, il lui parlait doucement, ardemment.

—Vous croyez que je ne vous aime pas? Comment avez-vous eu cette pensée? Regardez-moi, écoutez-moi...... Je vous adore et peut-être mille fois plus aujourd’hui, parce que nos deux vies sont liées pour toujours, parce que maintenant votre joie et votre peine dépendent de moi, parce que vous êtes mon bien, mon trésor... Tout à l’heure encore, votre mère m’a dit: «Aimez ma Léa, soyez bon pour elle! Tout en l’aimant comme votre femme, aimez-la aussi comme une fille chérie, remplacez-moi un peu.» Et je lui ai répondu: «Soyez heureuse, soyez tranquille, oui, je l’aimerai, je la protégerai, jamais sa petite main ne quittera la mienne.»—Ah! ma chérie, vous croyez que je ne vous aime pas!

D’abord, elle avait levé ses grands yeux, puis ses paupières s’étaient baissées comme alourdies par les larmes qui se succédaient, perlant aux cils.

—Je sais... Je sais bien que vous n’êtes pas méchant... mais...

—Mais quoi? Je vous ai toujours aimée, Léa, toujours... Ma Léa, je vous le jure... Je vous ai adorée le premier jour, le premier instant.

Elle secouait la tête d’un air triste et sérieux.

—N’essayez pas de me tromper, Jean, il y trois jours, quand j’ai lu cette lettre, j’ai tout compris.

—Enfin, Léa, quelle lettre, quelle lettre?

—Mais la lettre de madame de Prébois, fit-elle avec un peu d’impatience, en retenant mal les sanglots qui la suffoquaient.

—De madame de Prébois! Que disait-elle?

—Elle disait à maman d’aller au bal de madame Salbert... elle disait que... Roméo et Juliette s’y rencontreraient... que... Oh! l’affreuse lettre! je ne sais plus, moi... Elle parlait de vous, et puis elle disait... elle disait: «Ce sera un charmant mariage de raison!...» Oh! Jean, il fallait me prévenir... Est-ce qu’on peut jamais aimer une femme qu’on épouse par raison?

Ces explications entrecoupées ne donnaient guère le mot de l’énigme à M. Reignal. Assis à côté de Léa, il l’avait entourée de ses bras, et il la berçait tendrement, paternellement. Soudain, une exclamation lui échappa et, prenant dans ses deux mains la tête de sa petite femme, il l’embrassa bien fort sur les cheveux.

—Léa, ma chère folle, s’écria-t-il, je comprends!... mais ce n’était pas vous!... Ah! pourquoi madame de Prébois se mêle-t-elle de citer Shakespeare, au lieu d’appeler les gens par leurs noms!

Et c’était au tour de Léa de ne pas comprendre, mais elle se sentait vaguement rassurée, la lueur d’un sourire brillait déjà dans ses yeux noyés.

—Qu’est-ce que cela veut dire? interrogea-t-elle intriguée, en se dégageant un peu.

Le jeune homme riait maintenant.

—Ma chère petite, c’est toute une histoire... un vrai roman que je vous raconterai, seulement...

—Seulement?

—Je voudrais vous entendre dire que vous ne doutez pas de ma tendresse, Léa, de ma tendresse infinie?

—J’ai confiance en vous, Jean.

—Alors, si vous me donniez la main en signe de pardon... voulez-vous?

—Oui.

Et, lorsqu’il eut baisé cette main toute menue, il la retint prisonnière dans la sienne, pour raconter la chère histoire de son bonheur.

—Léa, nous nous connaissions à peine, quand j’ai passé à votre doigt cette petite bague qui vous rendait si fière, mais, depuis longtemps, je sentais qu’il est triste de vivre sans but, de travailler sans récompense, et, souvent, seul, le soir, j’évoquais la vision d’un doux foyer où m’accueillerait un sourire, un baiser... Vous rappelez-vous ces fleurs de Nice, dont vous composiez des bouquets l’autre jour... Vous mettiez de côté les plus fraîches, les plus belles et vous disiez: «Pour maman!...» Eh bien! Léa, moi, toute ma vie, j’ai conservé dans un coin de mon cœur, le plus pur de mes sentiments, le meilleur de ma pensée, ce que je devinais en moi de vraiment bon, de tendre, d’aimant, en disant: «Pour ma femme!» Et j’éprouvais comme une souffrance en me demandant: Existe-t-elle, la rencontrerai-je jamais?... Alors, vous savez, quelquefois on a besoin de se confier, je parlais à ma vieille amie, à madame de Prébois, je lui disais: «Vous qui aimez tant à bâtir des romans, me la trouverez-vous un jour, l’adorable créature que je rêve!»

—Voyons, Jean, me répondit-elle une belle fois, comment la rêvez-vous?

Léa écoutait, attentive, elle attachait sur Jean des yeux très doux où passa soudain une inquiétude.

—Oui! comment la rêviez-vous, Jean? murmura-t-elle.

Il l’enveloppa d’un regard plein de caresses.

—Comment je la rêvais? fit-il en l’attirant près de lui. Blonde, très jolie... une bouche toute petite et des cheveux très fins que je bouclerais sur mes doigts... Et puis encore, mignonne, frêle, toute fragile comme ces bibelots délicats qu’on a peur de casser en les touchant...

—Alors, dites-moi, elle est donc un peu fée, madame de Prébois?

—Oh! pas du tout, vous allez voir. Quand je lui ai dépeint ma chère merveille, elle a ouvert de grands yeux en disant: «Il n’est pas difficile, ce Jean! Donnez-lui une beauté! Il sera très content.» Moi, je souriais de son affectueuse moquerie. Non, ma bonne amie, je ne serais pas très content. A la femme qu’on aime en passant, on peut ne demander que d’être belle, nous exigeons plus de celle à qui nous confions la moitié de notre vie! Celle-là, voyez-vous, ce n’est pas seulement le délice des jeunes années, c’est encore l’amie des mauvais jours; c’est la joie des heures bénies, c’est la consolation des grandes douleurs... Et, quand nous lui apportons nos soucis, nos inquiétudes, ce n’est pas pour les oublier près d’elle, c’est pour qu’elle les partage avec nous!... je veux que ma femme soit bonne, pieuse, sensible, aimante, intelligente aussi, car je penserai tout haut devant elle, car je lui donnerai sa part de mes travaux, de mes craintes et de mes espérances... Enfin je veux qu’elle soit très jeune afin que, son cœur et son esprit devenant un peu mon œuvre, nos sentiments, nos plus secrètes pensées se confondent toujours plus complètement... Oh! mon amour, n’est-ce pas que je l’ai trouvé cet idéal que je rêvais?

—Oui, Jean, je vous le promets, s’écria-t-elle rougissante, émue.

Oh! combien il était bon, sage, tendre, son mari!... Elle était fière de lui, et fière aussi un peu d’elle-même, parce que, tout à coup, elle se sentait digne d’être aimée comme il l’aimait.

—Ma Léa!

—Et l’histoire, Jean, l’histoire? Que vous a-t-elle répondu, madame de Prébois?

—Elle m’a répondu: «Mon ami, votre ange est de ce monde. Il y a longtemps que je le connais, que je l’aime, et que je le garde pour vous. Allez au bal de madame Salbert, je me charge de vous présenter à une jeune fille qui est très belle, remarquablement intelligente et parfaitement bonne. C’est mademoiselle Jacqueline de Mayran.»

Léa jeta un cri de joie, d’ivresse, sa tête tomba sur l’épaule de son mari.

—Jacqueline! C’était Jacqueline! Ah! quel bonheur, quel bonheur, Jean!

—Oui, mon adorée, c’était Jacqueline. Mais ce jour-là, je ne l’ai guère vue, cette pauvre Jacqueline: Pour moi, il n’y avait plus qu’une jeune fille dans le salon de madame Salbert; c’est une enfant toute blonde, toute blanche, et mon cœur criait: «C’est elle, c’est elle!...» Ah! qu’il était beau, lumineux, ce bal!

—Oh! je me rappelle, madame de Prébois vous a présenté à moi, vous m’avez dit: «Que c’est triste, mademoiselle, de ne pas danser!» Moi j’ai pensé: «Quelle drôle de chose, un jeune homme qui ne danse pas!...» Mais je vous trouvais bien gentil tout de même...

—Et moi je vous trouvais ravissante et je vous aimais comme un fou... Madame de Prébois n’y comprenait rien. Je n’ai pas dit trois mots à Jacqueline et, un mois plus tard, vous étiez ma fiancée!

Jean contemple Léa. Elle est délicieuse, un peu pâle, les lèvres vaguement souriantes, ses longs cils ombrant sa joue.

—Léa, ma chère petite femme, dans ce temps-là, vous ne disiez pas que vous ne pourriez pas m’aimer?

—Oh! Jean, murmure-t-elle, Jean, ce n’était pas vrai... Je me sentais si malheureuse!... Je croyais faire un mariage de raison!

Et il lui répond:

—Vous ne vous trompiez pas, mon aimée; les vrais mariages de raison, ce sont les mariages d’amour.

. . . . . . . . . .

«Maman chérie, ne sois pas inquiète... Nous ne pleurons plus, nous sommes bien heureux et nous t’aimons de tout notre cœur.

»LÉA. JEAN.»

UNE PAGE DE DOULEUR

Tu n’as donc pas vu mes larmes.
J. BARBIER.

Une femme auteur, un bas bleu!

Pourquoi écrivait-elle?... Oh! ni par vocation, ni par pédanterie: tout simplement parce qu’elle trouvait le monde triste, la vie monotone, et qu’en écrivant elle vivait d’une autre vie, dans un autre monde... «Le monde où l’on oublie»! comme dit Musset.

Quand elle avait répété cent fois à ses élèves, la règle de «quelque» ou la date de Philippe-Auguste; quand elle avait repassé, reprisé le linge, auprès du fauteuil de sa grand’mère infirme, elle était si lasse de la réalité!

Le soir venu, la tâche laborieuse était achevée. La vieille dame dormait en paix sous ses courtines; tout était calme, au sixième étage de la maison... Alors un bruit ailé frissonnait sous les rideaux, les murs s’argentaient de suave lumière, et, dans l’air silencieux, glissaient les esprits du rêve, ces génies bleus qui chantent la nuit, pour les poètes et pour les jeunes filles...

Andrée les écoutait; elle prenait la plume.

Elle écrivait naïvement, sans talent. Son style, plein d’expressions exagérées, de figures rebattues, d’épithètes encombrantes, était celui d’une pensionnaire sentimentale; ses romans, tous bâtis sur le même plan, manquaient d’intérêt et de vie. Inévitablement, le héros beau et riche épousait l’héroïne belle et pauvre... à moins qu’ils ne mourussent ensemble; c’était banal comme un compliment de nouvelle année. Mais quel poème entre les lignes! Quel langage inhabile et charmant d’une âme toute blanche qui s’ignorait!

Aux mots ternes, aux lieux communs, l’enfant prêtait sa jeune sève. Inconsciente, elle se faisait l’héroïne des histoires d’amour, jouissant en songe du bonheur qu’elle demandait à la terre: La vie ou la mort avec... Lui!

Elle n’avait jamais aimé; mais elle devinait en son cœur une force endormie; elle savait qu’elle aimerait un jour.

Parfois, tout son être s’élançait en des tendresses vagues, sans objet, qui se fondaient en larmes sans cause; parfois, des mots confus lui venaient aux lèvres, qu’elle n’osait pas prononcer. Et, rêvant à ces rencontres mystérieuses qu’un ange écrit dans les étoiles et que les poètes célèbrent ici-bas, elle attendait une certaine heure qui viendrait, elle attendait l’âme sœur de son âme, l’amant idéal, dont lui parlaient les esprits bleus.

Souvent, elle soupirait devant son miroir: «Je ne suis pas jolie; si j’allais lui déplaire!» ou elle admirait sa silhouette élégante dans les hautes glaces du boulevard: «Sera-t-il fier quand je m’appuierai sur son bras?»

Le bonheur semblait chose naturelle à cette enfant qui n’avait jamais été heureuse.

Dieu est bon! Il protège ceux qui Le prient. Dieu est juste! Il bénit ceux qui font leur devoir. Elle a toujours prié Dieu; elle a toujours fait son devoir; et chaque soir la vieille grand’mère murmure: «Que Marie te garde, seule joie de ma vie!»

Cependant les jours se traînent, tous semblables: on dirait une interminable procession de pénitents, sombres et mornes.

Andrée est triste, d’une tristesse intime et mal explicable, qui lui devient chère, parce qu’elle y découvre peu à peu des jouissances secrètes, de mystérieuses douceurs... Le soir, sous la lampe, elle lit ses poètes... Hugo, Lamartine qu’elle admire, et les contemporains qu’elle aime... Marius Arnal surtout! Un «jeune» celui-là, mais si bien poète. Il ne se pique d’être ni un érudit, ni un prophète, il dit simplement ce qu’il ressent, ou plutôt il le chante!

Pourquoi préfère-t-elle Marius Arnal à tous les autres? C’est ce que nous ne savons pas, c’est ce qu’elle ne sait pas elle-même.

Elle croit le comprendre. Elle se dit: «C’est un songeur, à l’âme mélancolique, un pâle enfant du vieux Paris» cherchant vainement dans la grande ville la Béatrix, la Laure de Noves qu’il pourrait aimer.

A vrai dire les poésies de Marius Arnal n’exprimaient ni les aspirations d’un être altéré d’idéal, ni la désespérance qu’affectent tant d’écrivains. Le bon sang gaulois de Villon et de La Fontaine coulait dans les veines de ce Parisien du XIXᵉ siècle! Quand, pour faire son métier de poète, il s’était alangui sur les misères humaines, il s’écriait volontiers que le monde est supportable avec un peu d’amour et de gaieté; et il préférait aux belles chimères du songe, les réalités passables de la vie.

Mais Andrée était très jeune, très ignorante; peut-être même ne définissait-elle pas le plaisir subtil qu’elle trouvait à lire les Poésies tendres.

Les vers élégants, délicats, mélodieux avaient cette grâce un peu molle, ce charme presque sensuel qui ont caractérisé parfois les manifestations les plus séduisantes de la poésie parnassienne.

Bercée par la cadence harmonieuse, elle oubliait tous les soucis, toutes les inquiétudes... Vaguement, il lui semblait qu’une main pressait la sienne, qu’une voix douce et mâle murmurait à son oreille les mots caressants qu’elle lisait... Et elle se sentait plus forte pour souffrir, pour travailler, tant il est vrai qu’un rêve aimé est encore ce qui aide le mieux à supporter la vie.

*
* *

La jeune institutrice était parvenue à faire publier dans un journal de modes quelques unes de ses nouvelles; mais son ambition c’était de paraître dans un grand journal, dans une revue connue. L’Écho parisien! la Vie moderne! la Revue contemporaine!... Là, que de déceptions pour la pauvre fille!

Cependant, elle ne se décourageait pas.

Deux fois éconduite à la Vie moderne, elle voulut risquer une troisième tentative.

Le secrétaire de la rédaction, un grand maigre à l’air important, prit le manuscrit qu’elle lui tendait, et jeta sur la première page un bref coup d’œil.

—Mon Dieu, mademoiselle, il est fâcheux que vous vous soyez dérangée... Nous avons en lecture une telle abondance de manuscrits que...

Le congé était en règle. Les larmes jaillirent des yeux de la jeune fille, elle balbutia un adieu, et, n’y voyant plus, se traîna vers la porte.

—Mademoiselle...

A cette voix inconnue, elle tressaillit, elle se retourna.

En entrant dans le bureau du journaliste, elle avait à peine remarqué l’étranger qui lui apparaissait maintenant en pleine lumière. C’était un homme d’environ trente ans, blond, grand, robuste, auquel une longue moustache et des cheveux coupés en brosse donnaient presque un air militaire.

—Excusez-moi, mademoiselle, cette présentation un peu brusque, dit-il avec ce ton de respect aimable qui est le secret de certains hommes... Mais, nous sommes... confrères, et vous connaissez peut-être mon nom... Marius Arnel... le poète...

—Oh! monsieur...

Ce fut tout ce qu’elle put dire, troublée qu’elle était par ce nom magique, par cette voix harmonieuse, enveloppante...

Et cependant, où était le rêveur pâle, aux inévitables cheveux longs, qu’elle s’était si souvent figuré?

—J’écris dans l’Écho parisien, le directeur est de mes amis et... je serais heureux de vous rendre service, mademoiselle; voulez-vous me confier votre manuscrit?

Il souriait avec grâce; Andrée ne perdait pas un mot, une syllabe de son organe au timbre d’or.

Soudain, leurs regards se rencontrèrent; elle crut que son cœur s’arrêtait de battre. Éperdue, brisée sous l’émotion d’une ivresse âpre comme l’angoisse, elle ferma les yeux...

—Oh! merci, merci... murmura-t-elle.

Mais elle ne songeait guère au manuscrit qu’elle laissait entre les mains de Marius.

Machinalement, elle descendit l’escalier, elle marcha dans les rues jusqu’à sa demeure. Son âme était encore toute remplie de ce regard d’homme, doux, presque tendre, qui avait touché le sien.

«Oui, oui, le regard et la voix d’un poète...», pensait-elle.

Elle saisit les Poésies tendres et s’y plongea, parcourant chaque ligne d’un œil ravi.

Elle sentait qu’en elle «quelque chose» avait changé. Maintenant, elle éprouvait une crainte de s’imaginer que Marius était là, soupirant les paroles enchantées... puis, tout à coup, elle croyait l’entendre et elle défaillait. Elle était heureuse et des larmes noyaient sa prunelle; elle jouissait délicieusement, et elle avait peur du charme qui l’avait prise ainsi.

Les pages tournaient dans sa main fiévreuse. Bientôt, il lui parut que la terre se fondait sous ses pieds en vapeurs impalpables... Le sens des mots qu’elle lisait ne frappa plus son esprit; elle n’eut plus conscience ni du temps ni des choses ambiantes. Mais la musique du vers chantait toujours à son oreille captivée. Les lèvres collées à la coupe de délices, elle s’abandonnait à un ravissement étrange, presque mystique dans sa suavité.

Et lentement, le livre glissa des mains de la jeune fille, ses paupières s’abaissèrent appesanties de langueur, sa bouche s’entr’ouvrit dans un sourire extatique... Elle dormit jusqu’au jour.

«Mademoiselle,

»Votre nouvelle est une charmante bluette mais... voilà le malheur!... l’Écho parisien ne publie rien de ce genre, un peu tombé à notre époque.

»Autrefois, l’intérêt d’un roman résidait uniquement dans l’intrigue plus ou moins vraisemblable. Il n’y a pour ainsi dire plus d’intrigue dans les romans qu’on écrit aujourd’hui. Comment intéresser avec un simple enchaînement de faits des gens qui, sous prétexte d’être nés à la fin de ce siècle, s’imaginent qu’ils ont vécu un siècle entier? Rien ne leur semblerait nouveau. Alors, les romanciers, qui songent avant tout au plaisir des lecteurs, ont eu l’ingénieuse idée de leur faire étudier des passions au microscope. C’est très amusant, n’est-ce pas, mademoiselle, quand on a vu une puce toute petite et pas bien vilaine, de l’apercevoir tout à coup grosse comme une abeille et laide à faire peur? Ils appellent cela faire de la psychologie et, comme il faut pour se le permettre avoir l’expérience d’un siècle dans la tête... vous êtes peut-être un peu jeune, mademoiselle...»

Andrée laissa tomber la feuille de papier, et se mit à pleurer. Mais ce n’était pas l’insuccès de son œuvre qui la navrait ainsi; c’était la gaieté insouciante, la légèreté cynique de cet homme qui pouvait rire en portant un coup!... Et puis... on se crée tant de bonheur en idée! elle s’était figuré... Oh! la folle, la folle!...

Pourquoi, sur la foi d’un regard de pitié, avait-elle cru qu’elle était aimée?...

Dans cette lettre, pas un mot qui vienne du cœur! pas un!... Était-elle bien de lui?

Puis, elle relut la nouvelle; elle pensa que Marius avait raison, elle se dit: «je suis trop sotte pour écrire!...» Elle n’écrivit plus.

Mais la vie lui paraissait, maintenant, inutile, trop longue... Adieu les rêves et le travail! Les esprits bleus s’étaient tus.

Espérant l’oubli, elle ouvrit les Poésies tendres. Une jalousie furieuse la mordit au cœur.

Elle ne voyait plus que les titres de ces sonnets, jadis tant aimés: «A Michelle», «Ma belle», «A la duchesse de ***», «A Elle!»...

Elle?... Qui?... Mon Dieu, l’avait-il adorée cette Michelle! Tous, tous dédiés à des femmes!... Et sans doute, elles étaient belles, parées pour lui plaire, fêtées partout! Oh! désespoir! être laide! être pauvre!...

Andrée était méconnaissable avec ses joues trop blanches et ses yeux trop noirs. Elle souffrait tant! C’est un martyre, avoir vingt ans et ne plus rien espérer de la vie!

Puis, une nuit, à moitié folle, la poitrine pleine de sanglots, elle se leva, elle écrivit...

Plus de prince charmant! plus d’héroïne en sucre rose! plus de descriptions fades où les oiseaux chantent sous un ciel trop beau! C’est en vain qu’Andrée voudrait s’envoler vers le pays des songes...

Elle écrit l’histoire, le journal d’une femme!... Cette femme aime, elle n’est pas aimée, et elle se sent devenir folle, parce qu’elle est jalouse, parce qu’elle éprouve le vertige de la mort, parce qu’elle a peur du suicide qui l’attire.

Oui, elle appelle la mort à grands cris, la malheureuse! Et cependant, comme elle a soif de vivre! Les sentiments les plus contraires se tordent dans ce cœur torturé. Elle adore et elle hait; elle s’agenouille devant l’idole et se relève menaçante; elle s’élance jusqu’au ciel dans un hymne de passion triomphante, puis elle retombe sur la terre, dans l’abîme du désespoir!...

Parfois une larme délaye l’encre d’un mot, qui s’étale sur le papier... Andrée écrit toujours!... Les heures s’écoulent, elle écrit encore... enfin, brisée de fatigue, elle se jette sur son lit, elle dort sans rêves.

Et, le lendemain, elle est éblouie de ce qu’elle a fait. Dans ces pages, brûlantes de vie, elle se retrouve toute, non plus elle, la pensionnaire romanesque, mais elle, transfigurée par la passion; elle, sacrée femme par la douleur!

«Ah! Marius, Marius, si vous lisiez cela!»

Le cœur lui saute dans la poitrine, elle se met en route. Hélas! sera-t-il chez lui?

Certes il est chez lui.

Souriant d’un sourire complaisant, il boucle sur ses doigt les cheveux blonds de Zinette; et Zinette, toute frêle sous les plis soyeux d’une simarre byzantine, lui distille à l’oreille de petits mots bêtes qu’il trouve charmants.

Quand on annonce Andrée, il fronce les sourcils:

—Encore!

Il avait eu, avouons-le, un vague caprice pour cette charmante laide au regard sérieux, puis... il avait connu Zinette, puis surtout il avait lu la nouvelle. Oh! d’un ennuyeux, d’un bourgeois, cette nouvelle! Elle devait savoir repriser les bas, mademoiselle Andrée! (Marius dédaignait profondément les femmes qui reprisent les bas.) Et quelle conception de l’amour! Une fable de Florian...

Un bon mari, sa femme et deux jolis enfants,
Vivaient en paix dans un simple ermitage.

On bâillait, rien que d’y songer.

La belle petite faisait la moue.

—Une femme, ici, monsieur!

Il répondit:

—Pas une femme, ma divine, un bas bleu!

Jadis, il avait pensé qu’un bas bleu sur une jolie jambe n’est pas, après tout, plus vilain qu’un bas noir. Mais où sont les neiges d’antan!

On avait fait entrer la jeune fille dans une autre pièce. Bientôt le poête parut, gracieux comme de coutume. Elle, elle tremblait tellement que d’abord elle ne put parler, puis elle dit qu’elle avait tenté un dernier effort... elle s’en excusa.

—J’abuse de vous, monsieur...

—Mais pas du tout, mademoiselle. Voyons le titre: Une page de douleur. Très suggestif. Je vais lire cela.

Andrée n’aimait pas ce ton insouciant; cependant, elle s’éloigna le cœur plus léger, tandis que Marius retournait à Zinette, en disant:

—Décidément, elle est laide!

*
* *

—S’il comprenait! mon Dieu, s’il comprenait!... Mon Dieu, faites qu’il comprenne! suppliait la pauvre fille dans une prière convulsive.

Elle se disait que Marius était un grand poète et qu’auprès de lui elle n’était rien; mais, elle l’aimait tant! Est-il possible qu’un homme ne soit pas touché quand on l’aime ainsi!

—Oh! mon Dieu, faites que je meure, si vous ne permettez pas que je vive en l’adorant...

Trois jours après, l’auteur des Poésies tendres entrait chez la jeune institutrice.

Lui, lui! il était venu!

Elle eut le regard d’un accusé qui attend sa sentence...

Marius riait.

—Mais, c’est tout simplement un chef-d’œuvre, mademoiselle! s’écria-t-il. Voilà enfin de la psychologie! Voilà une page de vraie douleur! Ce n’est pas avec des mots, c’est avec des sanglots, avec des cris d’amour, que vous avez écrit cette fois. J’étais presque ému en lisant... moi qui connais les ficelles! Mes compliments... Très curieux, cette étude-là!

Andrée le regardait avec un sourire de démence.

Une étude! Dieu du ciel! Cet homme avait donc toujours le scalpel à la main!

Elle était atterrée. Il lui semblait qu’elle avait donné une fleur à Marius et qu’au lieu de la respirer, il en comptait les étamines.

Il trouvait cela «curieux» la douleur, lui!

—Je réponds de l’Écho parisien, mademoiselle, et...

Il parlait, mais les mots bourdonnaient à l’oreille de la jeune fille, sans qu’elle en pût comprendre le sens.

La veille encore, elle avait fait un si beau rêve: Marius la contemplait avec les yeux tendres du premier jour, il disait: «Dans ces pages, j’ai deviné votre cœur, laissez-moi être seul à le connaître, gardons ce petit cahier, toujours, ne le publions pas.»

Et elle répondait: «Mon cœur et ma vie vous appartiennent; que m’importe le succès, si vous m’aimez sans cela.»

Hélas!

Elle reconduisit le poète, puis, souriant toujours, elle s’approcha de la cheminée, elle craqua une allumette...

Brûle, flambe, monte en fumée, bien haut, bien loin, pauvre manuscrit taché de larmes!

Un peu de fumée! La fin des rêves...

Mais elle détourna les yeux...

Il faisait du soleil; Paris était gai, le grand indifférent! Dans une victoria, de l’autre côté de la rue, une jeune femme blonde, en toilette claire, semblait attendre. Le pauvre bas bleu la vit quitter sa pose nonchalante et sourire en arrangeant sa robe pour faire une place tout près d’elle. Puis, quelqu’un traversa la chaussée, dit un mot au cocher, et sauta lestement dans la voiture...

Andrée sanglotait; c’était Marius Arnal.

. . . . . . . . . .

Depuis, elle n’écrit plus; depuis, comme tous les désespérés, elle rêve «au charme de la mort».

Bien qu’elle ait à peine vingt-deux ans, on dit déjà: c’est une vieille fille! Et les esprits bleus ne chantent plus pour elle...

RELIQUES D’ANTAN

«N’effeuillez pas les roses!»

A eux deux, ils n’avaient pas plus de quarante ans; ils étaient fiancés depuis toute une semaine, ils s’adoraient, rien ne troublait leur bonheur.... alors ils s’étaient querellés.

Jacqueline, qui se sentait ce jour-là d’humeur boudeuse, avait un peu provoqué l’escarmouche, Roger avait manqué de patience et, comme tous les êtres qui s’aiment, ils avaient profité du premier prétexte venu pour se faire beaucoup de mal.

En avant les ironies agressives et les mordantes reparties! les «vous ne m’aimez plus!» les «je ne vous le pardonnerai pas», les petites et les grandes phrases, les toujours et les jamais qu’on dit sincèrement et dont on rit ensuite!... Debout, très pâle, les lèvres tremblantes, les mains nerveuses, Roger parlait d’un ton saccadé où vibrait plus de chagrin que de colère; mais Jacqueline affectait l’impassibilité. Assise en un coin du canapé, le nez en l’air, sa jolie tête rousse renversée dans les draperies chatoyantes, son pied mignon battant indolemment les glands d’un gros coussin, elle distillait à plaisir ses petits mots cruels de femme et semblait chercher on ne sait quel astre introuvable, parmi les nuages bleutés du plafond...

Sur la table à côté d’elle, des roses gisaient au pied du vase de cristal où l’on n’avait pas pris soin de tremper leurs tiges... des roses toutes frêles, exquises dans leur blancheur immatérielle, que Roger avait choisies et apportées lui-même. Soudain, dans un méchant désir de destruction, la jeune fille saisit le pauvre bouquet et ses pervers petits doigts se mirent à en arracher les pétales qui tombèrent comme une neige embaumée sur la soie du coussin... Elle accomplissait ce méfait lentement, savamment, sans irritation apparente...

C’en était beaucoup, c’en était trop! Roger prit son chapeau et sortit; Jacqueline se sauva dans sa chambre, et, seules, les pauvres fleurs mutilées restèrent dans le salon silencieux, pour dire que des amoureux avaient passé là.

Mais maintenant elle pleurait, Jacqueline! Son beau calme était vaincu.

«Méchant Roger!» gémissait-elle...

Sa pensée intime ajoutait: «Méchante Jacqueline!» et cette exclamation mentale et bien involontaire mêlait à son désespoir un cuisant dépit. La colère instinctive qu’elle éprouvait contre elle-même la gênait dans sa colère un peu voulue contre son fiancé; il lui eût paru si consolant de rencontrer au fond de son cœur révolté, une Jacqueline toute bonne et toute innocente qu’elle aurait plainte sans réserve, en maudissant les injustices de Roger!... Il était parti fâché, Roger!... Quand reviendrait-il?... S’il allait ne pas revenir?... Ah! combien triste et longue et ennuyeuse s’écoulait cette journée!

Le ciel était couvert de brumes; dans la cour un orgue jouait la Dernière Pensée de Weber... Lasse et désœuvrée, Jacqueline se souvint tout à coup d’une vieille ouvrière infirme et sans famille que sa marraine protégeait. Lydie ne vivait point de secours, mais son visage rayonnait lorsqu’on voulait bien, de temps à autre, lui consacrer quelques moments; un peu d’intérêt et de sympathie, c’était la seule aumône qu’elle implorât: «Quand tu seras en veine de charité, va voir Lydie», avait dit la marraine.

En veine de charité?... Le sentiment qui ce jour-là décidait Jacqueline à se faire conduire chez Lydie, n’était qu’une soif de bravade, le vague besoin de jeter un défi à sa conscience importune et d’inventer une bonne raison pour se poser en ange méconnu aux yeux de Roger. Si la jeune fille l’avait analysé, ce sentiment, je doute qu’elle l’eût classé parmi les vertus théologales... Ah! on lui reprochait son égoïsme! ah! on la traitait de créature sans cœur!... on verrait...

*
* *

Un rayon pâle avait fini par traverser l’épaisseur ouatée des nuages; le front baigné de cette lueur indécise qui argentait ses bandeaux blancs, Lydie tricotait à la fenêtre.

Ses mains fuselées faisaient prestement travailler les aiguilles qui cliquetaient dans la laine grise, et ses lèvres fredonnaient une chanson... de ces airs très vieux qu’on chantait autrefois, dont le rythme est toujours gai et qui toujours pourtant semblent mélancoliques... En entendant cette voix moduler ce refrain, on songeait au son grêle et usé d’une épinette très rare.

La chambre de l’ouvrière était paisible et claire: au fond un lit étroit et blanc; sur les étagères des bibelots menus et sans valeur; contre les murs tapissés de fleurettes, des meubles très droits ornés d’ouvrages au crochet, et partout, flottant parmi ces vieilleries mièvres, je ne sais quel charme attristé, puéril et suranné, chaste et flétri... C’était comme la chambre d’une vieille fille.

Avec Jacqueline, un peu de printemps pénétra dans cette cellule et, abandonnant son tricot, Lydie eut un joli sourire de grand’mère aux dents encore blanches.

Bien prise dans un costume de drap bleu, son frais visage de rousse aux yeux noirs gentiment engoncé par le boa de chinchilla qui lui montait jusqu’aux oreilles, la petite fiancée s’assit auprès du fauteuil aux antiques ramages et prit ses façons enjôleuses pour débiter mille espiègleries, imposant doucement à la solitaire la contagion de sa jeune gaieté.

Lydie n’ignorait pas le prochain mariage de sa mignonne visiteuse, on parla de Roger... Jacqueline était un peu embarrassée pour parler de Roger; elle ne se sentait guère disposée à en dire du bien..., mais, pour rien au monde, elle n’en eût dit du mal! Alors, follement, avec cette inconsciente cruauté des très jeunes filles, elle demanda pour changer le cours de la causerie:

—Pourquoi ne vous êtes-vous pas mariée, Lydie?

Surprise, la malade ôta ses lunettes; mais Jacqueline ajouta câlinement:

—Vous deviez être très jolie, Lydie, quand vous étiez jeune?

Quand vous étiez jeune!... Oh! le charme de cette parole! les délicieuses images qu’elle fait surgir du flot des souvenirs à demi effacés! Quand vous étiez jeune!... Eh! oui, si vieille qu’on soit devenue, on a été jeune! On a eu des cheveux fous, des yeux qui riaient sous les cils baissés, une bouche cerise qui décochait des malices... On a eu dix-huit ans, une fois... il y a longtemps!... Et voilà qu’en un instant la phrase magique a ressuscité tout ce passé qu’on croyait mort!

—Jolie? répéta Lydie, et elle sourit encore de son sourire clair qui ressemblait à la chanson triste et gaie, à la chambre jeune et vieille... Jolie? Certes non, mais gentille: des joues roses, des lèvres qui riaient franc et la jeunesse!... Seulement, j’étais pauvre à l’âge où l’on se marie et puis... comment vous dire? je n’étais pas coquette, je ne savais pas plaire... on ne me rechercha pas... Plus tard, bien plus tard, quand j’ai eu des économies, ç’a été autre chose: mais c’est moi qui n’ai plus voulu...

La jeune fille ouvrait de grands yeux.

—Vous avez eu bien raison, Lydie... et c’étaient des sots les hommes de votre temps... Mais alors, ajouta-t-elle d’un ton de commisération profonde, on ne vous a jamais fait la cour?

Une troisième fois le sourire de Lydie se montra brillant, entre ses lèvres défleuries; Jacqueline poussa un petit cri.

—Lydie, ma bonne Lydie, s’écria-t-elle, dites-moi, dites-moi vite, on vous a fait la cour une fois?

Et comme la vieille ouvrière secouait la tête sans répondre, elle continua, pressante:

—Racontez-moi, Lydie!... Oh! j’étais bien sûre que vous aviez été trop jolie pour n’être pas aimée!

Le sourire fugitif, un instant revenu, s’évanouit. Par un mouvement machinal de vieille, l’infirme joignit les mains en levant ses yeux bleus vers le ciel.

—Aimée, l’ai-je été? murmura-t-elle. Je ne crois pas... mais j’ai aimé, moi!... Et c’est encore le meilleur, allez, mademoiselle!

Jacqueline écoutait, sérieuse, n’interrogeant plus.

—Mon histoire est courte, continua Lydie; si vous attendez un beau roman, vous serez déçue... Lui, c’était un pays de ma mère; comme il ne connaissait personne à Paris où il venait chercher de l’ouvrage, on nous l’avait recommandé; mon père l’invita chez nous... Mon Dieu, je vous l’ai dit, je n’étais pas jolie, mais nous autres Parisiennes, avec un frison sur la tempe et un ruban rose au cou, nous avons l’air d’être en toilette... Pierre n’avait jamais vu ça... Il me trouva gentille, il me le dit un peu... et moi j’en éprouvais une joie toute nouvelle... Il me paraissait si beau, si franc, si brave ce grand garçon!... oh! grand!... Près de lui, je paraissais toute petite... et ça me faisait plaisir; voyez comme on est drôle!...

Le dimanche, nous sommes allés nous promener en famille pour montrer Paris à notre hôte et, quoiqu’il y ait cinquante ans de ça, je pourrais vous raconter tout ce que nous avons vu, tout ce que nous avons dit surtout... des choses qui vous sembleraient si bêtes!... et qui sont mon trésor à moi... Le soir, en rentrant, nous avons rencontré des marchandes de roses... il m’a acheté un bouquet...

Lydie s’interrompit, la voix lui manquait. Jacqueline n’avait plus envie de rire...

—Il m’a acheté un bouquet, reprit-elle, et il m’a dit: «Voulez-vous le garder en mémoire d’aujourd’hui?...» Hélas! ses roses n’étaient pas fanées qu’il savait déjà que, dans la grande ville, il y avait des filles aussi bien mises et plus jolies que moi.

Il y eut un silence.

—Pauvre Lydie! soupira Jacqueline.

—Non, répéta rêveusement la vieille, non, ne dites pas pauvre Lydie... je ne les regrette pas mes quelques jours d’espérance...

Et elle ajouta plus bas:

—Je ne regrette même pas les jours qui ont suivi... et j’ai toujours gardé les roses.

Elle se tut encore, puis très vite, avec une lueur enfantine dans ses yeux humides:

—Voulez-vous les voir? dit-elle.

De sa voix chevrotante, elle indiquait à la jeune fille un livre à fermoirs d’argent, dans la case droite du tiroir: un vieux livre de communiante, marqué de signets ajourés et noué de faveurs bleues... Ternes maintenant, maintenant desséchées, si diminuées, si minces qu’on les croyait prêtes à tomber en poudre, elles dormaient dans le reliquaire enrubanné, les pauvres fleurs qui, jadis, comme la petite communiante du livre blanc, avaient été fraîches et belles! Et Jacqueline les prit curieusement sur les pages enluminées où des saintes priaient auréolées d’or; alors Lydie s’écria, inquiète:

—Faites bien attention, mademoiselle... n’effeuillez pas les roses!

A ces mots, la jeune fille tressaillit soudain; se rappelant ses roses à elle, ses pauvres roses qu’elle avait impitoyablement meurtries, elle compara sa destinée à celle de cette humble.

Pauvre Lydie! Il n’y avait eu dans sa longue existence qu’un seul bouquet, qu’un seul beau songe, et, de ces fleurs sitôt passées, de cette petite flamme de rêve sitôt éteinte, elle avait parfumé sa vie, elle avait réchauffé son cœur.

Ainsi que Lydie, Jacqueline aimait, mais en retour elle était aimée, ah! tant aimée! la petite fiancée de Roger!... Et dans une vision rapide, il lui sembla que ce cher trésor de tendresses sur lequel elle n’avait pas toujours veillé, l’imprudente, avait revêtu une forme palpable, la forme délicate et blanche du triste bouquet maltraité.

Elle s’avisa que l’amour est chose ineffablement précieuse, qu’un rien, sourire ou regard, l’attire, mais qu’un rien aussi peut l’effaroucher... et que—dans une histoire d’amour—c’est un événement qu’une rose effeuillée!...

Alors, tout au fond de son âme attendrie, une voix murmura: c’était la voix lointaine des romances d’antan, la voix tendre et vieillotte de l’épinette rare:

«N’effeuillez pas les roses... disait-elle, ne jouez pas avec le bonheur! Gardez-les jalousement, gardez-les à travers la vie, votre amour, vos fleurs de femme heureuse, car, si quelque chose égale en douceurs exquises le parfum vivant de la fleur donnée qui parle d’espoir, c’est le parfum pâli de celle qu’on retrouve entre deux pages jaunies et qui parle de souvenir.»

En partant, Jacqueline embrassa l’ouvrière et, quand elle rentra dans le petit salon, son premier regard fut pour le coussin de soie où les pétales immaculés se mouraient, déjà plus transparents, déjà tristes dans leur senteur de fleurs brisées. Comme elle s’agenouillait pour ramasser, avec des soins qui demandaient grâce, cette moisson blanche dont elle avait pitié:

—Jacqueline, fit derrière elle une voix connue et aimée, Jacqueline... je voulais vous dire... nous ne pouvons pas finir ainsi la journée...

Vivement, elle se leva, les mains encore pleines de roses, à demi émue, à demi timide, n’osant rien dire, mais laissant parler ses yeux.

Et, très tendrement, Roger prit les deux petites mains embaumées et les réunit sous ses lèvres tandis que Jacqueline balbutiait, en suffoquant un peu:

—Nous les garderons, ces feuilles de roses...

FIN


TABLE

MA CONSCIENCE EN ROBE ROSE1
MARIAGE DE RAISON219
UNE PAGE DE DOULEUR249
RELIQUES D’ANTAN269

E. GREVIN—IMPRIMERIE DE LAGNY—10.30-1-21.


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