Ma Cousine Pot-Au-Feu
XIII
J'étais le plus heureux des hommes, le plus fier aussi: je possédais un trésor dans la personne de madame X***; je savourais les joies de ma première conquête sérieuse. Je ne vivais plus que pour cette femme. Je cherchais à la retrouver dans le monde,—moins aristocratique que celui de mes débuts,—où je la suivais presque chaque soir.
Lorsque des devoirs odieux la tenaient éloignée, je n'avais qu'une seule consolation: penser à elle; un seul désir: en parler. Ce n'était pas que des tentations charmantes ne vinssent, presque chaque jour, mettre ma constance à l'épreuve. On aurait dit, ma parole, que je portais ce nom bien-aimé sur mon chapeau, de même que les matelots arborent en lettres d'or le nom du bâtiment où ils servent. J'ose dire qu'il n'aurait tenu qu'à moi de m'engager sous d'autres couleurs. Coquetteries, regards langoureux, insinuations plus ou moins claires, billets anonymes ou signés, tous les traits de l'arsenal féminin pleuvaient sur moi comme sur une cible vivante. Mais j'avais juré à la reine de mon coeur de l'adorer jusqu'à mon dernier soupir, et j'étais bien résolu à tenir mon serment. Je recevais sans me fâcher les oeillades, les prévenances, voire même les billets; mais je restais de marbre, et cette indifférence, comme il arrive toujours, semblait redoubler l'audace des agressions.
Je n'avais pu m'empêcher, tout d'abord, de parler à quelques amis intimes de la passion qui me dominait. Mais à peine commençais-je à leur vanter les charmes de madame X*** (je serais mort, bien entendu, avant de la nommer), que ces jeunes gens ripostaient par les louanges d'une madame Y*** quelconque et, par le diable! ils avaient l'infamie de la nommer, quelquefois.
Dans ces conditions, l'entretien prenait immédiatement les allures de ces églogues de Virgile où deux bergers s'évertuent, chacun à leur tour, à célébrer l'objet de leur flamme. Tout au contraire, je trouvais chez ma cousine un auditeur, sinon enthousiaste, du moins résigné à m'entendre et, surtout, n'ayant aucun motif personnel pour m'interrompre. Aussi, allais-je la voir assez souvent, presque toujours au musée. Rue d'Assas, nous trouvions un prétexte, à un moment quelconque de ma visite, pour laisser l'oncle Jean à ses livres; nous pouvions alors causer librement.
Certes, je n'avais garde d'oublier que je parlais à une jeune fille dont les oreilles devaient être respectées. Mais Rosie me l'avait avoué elle-même: au point de vue de la raison et du bon sens, elle avait trente ans.
—Pauvre amie! lui disais-je d'un air profond; tu en as dix en ce qui concerne l'amour. Tu ne sais pas ce que c'est!
Alors je commençais de véritables conférences sur ce vaste sujet dans lequel je me sentais passé maître, et, pareil à ces professeurs de minéralogie qui appuient leurs doctrines en tirant des cailloux de leur poche, j'illustrais les miennes en produisant, comme échantillon, quelque billet reçu le matin, quand il était de nature à passer sous les yeux de mon élève.
Parfois, pour dire toute la vérité, l'élève jetait sans s'en douter quelques gouttes d'eau sur les convictions ardentes de son maître. Cette innocente avait la manie des objections. J'y répondais toujours et m'arrangeais pour avoir le dernier mot, mais, de temps à autre, en redescendant l'escalier, je me sentais moins fier de moi, moins satisfait des autres, moins assuré d'un avenir éternel de bonheur. Cette enfant sans expérience avait des profondeurs de logique, des délicatesses de pénétration qui m'étonnaient. Ce que je lui pardonnais le moins, c'était le peu d'envie qu'elle témoignait pour le bonheur que je donnais à une autre, pour celui que j'en recevais. On aurait dit que cet or était du cuivre à ses yeux.
—Va! tu n'y entends rien, m'écriai-je un jour, impatienté; tu es faite pour le pot-au-feu.
—Et toi pour la confiture de roses, me répondit ma cousine. Or le pot-au-feu est l'emblème de ce qui dure; tu t'en apercevras tôt ou tard.
Depuis lors, dans nos grandes discussions, je l'appelais ironiquement « miss Pot-au-feu », à quoi elle ripostait en me demandant des nouvelles de madame « Confiture-de-Roses ». Plus vexé que je n'en avais l'air, je lui disais:
—Enfin, tu l'as vue; tu ne peux pas nier qu'elle ne soit jolie?
—Peuh! répliquait ma cousine avec une moue, beau mérite quand on n'a pas autre chose à faire! Donne-moi seulement sa couturière et sa modiste. Pour le reste, je m'en charge, puisque je sais peindre.
La première fois, je bondis à cette odieuse insinuation. Néanmoins, quand je me trouvai, quelques heures plus tard, en face de madame X***, je ne pus m'empêcher de l'examiner…autrement que je n'avais fait jusqu'alors. Et j'en voulus beaucoup à Rosie d'avoir eu de trop bons yeux. De quoi se mêlait cette petite fille?
Vers la fin de l'hiver, je découvris quelque chose de plus grave, dont je faillis mourir de douleur. Madame X*** était une méprisable coquette, pour ne rien dire de plus, et se moquait de moi, tant qu'elle pouvait, avec un financier non moins connu par ses bonnes fortunes que par sa fortune.
Pendant deux jours la honte m'empêcha d'aller conter ma peine à Rosie. Le troisième je ne pus y tenir tant je me sentais malheureux, et j'étalai mes maux dans la mesure du possible aux yeux de ma confidente.
—Pauvre ami! dit-elle. Je te plains de tout mon coeur.
Sa bouche prononçait des paroles de compassion, mais son visage brillant d'une sorte de rayonnement chantait une autre antienne. Sans doute elle éprouvait cette volupté si chère à toutes les femmes de pouvoir dire:
—Je l'avais bien prévu!
Elle ne le dit pas toutefois, et sagement elle fit, car je crois que je l'aurais battue.
—Ah! Rosie, m'écriai-je. Que va-t-il arriver de moi? Je ne me consolerai jamais. La fausse créature!
—Bon, fit-elle, d'autres te consoleront. Si je sais lire, il y a de par le monde quelques bonnes âmes toutes prêtes à réparer les torts de madame Confit….
Mes traits durent prendre un aspect terrible à cette plaisanterie, car ma cousine s'arrêta court.
Au bout d'une semaine, mon désespoir n'était pas calmé et je ne pouvais plus voir Paris en peinture. Je voulus essayer d'aller dans le monde par redoublement. Hélas! la vue seule d'une femme me soulevait le coeur. Les unes m'exaspéraient par un air de moquerie insupportable que je croyais voir percer sous leur sourire. Les autres m'indignaient par je ne sais quelle expression de joie discrète. Supposaient-elles, par hasard, qu'elles allaient recueillir la succession de mon infidèle!
—Ah! Rosie, m'écriai-je un jour, il est dur d'avoir mon âge, et de mépriser déjà toutes les femmes.
—Toutes? fit-elle en levant sur moi de grands yeux sévères.
—Oui, toutes! répondis-je en frappant du pied; à l'exception d'une sainte qui est ma mère.
—Et moi? demanda-t-elle avec un regard tout différent, le regard mouillé de la Rosie d'autrefois.
La question était si drôle dans sa bouche que je retrouvai la force de répondre par une plaisanterie.
—Oh! vous, miss Pot-au-Feu, vous n'êtes pas une femme, et je vous en félicite bien sincèrement.
La Providence eut pitié de moi. Le lendemain même j'apprenais qu'un de mes amis intimes venait d'acheter un yacht, et qu'il partait la semaine suivante pour une croisière dans les mers de Grèce et dans le Bosphore. Je courus chez lui et m'informai s'il pouvait me donner une cabine.
—Sauf la mienne, dit-il, je peux te les donner toutes. Je n'emmène personne.
—Allons donc! Ce grand voyage à toi tout seul? Quelle idée!
—Mon cher, je te préviens loyalement que je serai un compagnon lugubre. Je quitte la France pour tâcher d'oublier un grand chagrin de coeur, une cruelle ingratitude.
Je pris sa main et la broyai silencieusement dans la mienne.
—Et moi, dis-je à mon tour, je pars pour que la perfide qui m'a tué n'ait pas le plaisir de savourer mon agonie.
Ainsi lancés, nous nous montâmes la tête mutuellement. Heureusement qu'il s'agissait d'une simple promenade en yacht. Si nos jeunes désespoirs avaient suivi la direction moins hygiénique du revolver ou du poison, je tiens pour certain que nous nous serions grisés de nos paroles jusqu'à commettre quelque bêtise irréparable.
Séance tenante, nous délibérâmes sur bien des choses, notamment sur la question de savoir comment nous partirions. Mon ami tenait pour une disparition silencieuse et digne, quelque-chose comme « un chagrin qui sombre dans l'inconnu », je me souviens encore de ses paroles.
Quant à moi j'étais d'un avis tout opposé.
—Pourquoi nous enfuir comme des voleurs quand c'est nous qui sommes volés, trahis, méconnus!
Je n'étonnerai personne en disant que mon opinion l'emporta. Nous commençâmes nos adieux, promenant partout nos airs accablés, comme les gens qui ont eu un duel promènent leur bras en écharpe.
Trois jours après, chacun savait dans le cercle de mes amis et connaissances que j'allais expirer d'un amour malheureux sur quelque rivage désolé de l'Archipel. Je n'avais prononcé aucun nom, trouvant la moindre indiscrétion, même en pareil cas, indigne d'un gentilhomme. Et cependant je pus constater que personne ne s'y trompait. C'était à croire que les bontés de madame X*** à mon égard, puis sa perfidie odieuse, avaient été affichées à la mairie parmi les publications de mariage.
O sublime lâcheté d'un coeur épris! J'adorais plus que jamais l'infidèle; j'aurais oublié tout orgueil sur un signe de sa main. Par je ne sais quel besoin d'humiliation volontaire, j'en fis l'aveu à ma cousine en lui disant adieu, la veille de mon embarquement.
—Elle sait que je pars, dis-je. Il est impossible qu'elle l'ignore. Je l'ai raconté à cent personnes. Me laissera-t-elle m'éloigner ainsi? Ne vais-je pas trouver, en rentrant chez moi tout à l'heure, un billet avec ce simple mot: « Restez! » Ne m'écrira-t-elle pas, dans quelque temps, d'interrompre mon voyage et de venir reprendre ma chaîne.
Ma cousine ne répondit pas, et l'air ennuyé de son visage me fit souvenir que, malgré les trente ans qu'elle se donnait, ses oreilles ne devaient pas en entendre davantage.
—Et toi, Rosie, dis-je pour quitter le sujet brûlant, je pense que tu m'écriras?
—Bah! fit-elle. Pour te parler de quoi? Mes lettres seraient mortellement ennuyeuses.
—Mais non, mais non, protestai-je poliment. Tu me parleras de toi, de ta peinture, de l'oncle Jean. Tes lettres me feront le plus grand plaisir, au contraire. Je sais que tu es pour moi une amie dévouée et, quand le coeur souffre….
Je m'arrêtai, vaincu par l'émotion. Ma cousine me répondit avec un soupir résigné:
—Je t'écrirai puisque tu l'exiges. Ton adresse?
—Poste restante, à Constantinople.
Nous rejoignîmes l'oncle Jean et je pris congé de lui avec une cordiale poignée de mains. Je plantai deux gros baisers sur les joues de ma cousine, et je rentrai chez moi pour achever mes malles. J'avais prévenu mes parents que j'allais faire une excursion de deux mois, m'excusant sur la soudaineté du départ de ne point aller leur dire adieu.
« Je t'approuve, m'avait écrit mon père. A ton âge il est bon de voyager. Regarde bien pour te souvenir des belles choses que tu auras vues, pour nous les raconter au retour. Je t'envie. Comme tu vas t'amuser! »
Pauvre père, il ne se doutait pas que je partais avec la mort dans l'âme! Il parlait de retour…. Le voyageur dont le désespoir conduit les pas sait-il où, quand, comment se terminera son odyssée?
Le moment du départ était arrivé sans que mon infidèle eût donné signe de vie. Mon ami et moi avions l'air de deux condamnés à mort, lorsque la Galathée nous emporta loin des côtes de la Provence, sur lesquelles nos yeux abattus cherchaient en vain deux ombres ingrates et oublieuses.
XIV
Que les âmes compatissantes se rassurent. La montagne glacée de désespoir qui m'écrasait, le coeur sembla se fondre à mesure que le charbon diminuait dans nos soutes. Il faut que l'air de la Méditerranée possède des propriétés singulièrement consolatrices, car nous n'avions pas encore touché à Naples que j'entrevoyais déjà la possibilité de vivre avec ma blessure.
—Je souffrirai jusqu'à mon dernier jour, pensais-je en voyant fuir le sillage bleu, lamé d'argent par l'hélice infatigable. Mais je sens que j'aurai la force de ne pas mourir. Seulement, qu'on ne me parle plus jamais d'amour! Que l'ironie de ce mot odieux ne frappe plus jamais mes oreilles! Une seule femme pourra se faire gloire d'avoir vaincu, subjugué, trahi Gaston de Vaudelnay. Que les autres en prennent leur parti! Désormais il défie tous leurs décevants artifices.
Quand nous reprîmes la mer, après une visite à Pompéi, cette belle morte dont le suaire de cendres s'est écarté sous des mains profanes, il me semblait que le souvenir de madame X*** et celui de toutes ces beautés dont je venais de contempler les appartements et les bijoux, comptaient un nombre de siècles à peu près égal.
En longeant les côtes de Cythère,—nous aurions rougi de perdre une heure pour y aborder,—je souriais avec orgueil comme si j'eusse contemplé la capitale dévastée d'un ennemi désormais impuissant. Ah! qu'il faut se garder de ces inutiles fanfaronnades!
Au Parthénon, sous ces colonnes aux tons d'ocre parmi lesquelles semble glisser encore la blanche tunique aux longs plis de la chaste déesse, des voix mystérieuses, mêlées à l'encens des sacrifices, chantaient à mes oreilles:
—Vis sans aimer, et tu vivras heureux!
Et déjà j'éprouvais je ne sais quel vague bonheur de vivre, de respirer l'odeur des jasmins flottant à travers les rues poudreuses, de suivre d'un regard charmé les jeunes Athéniennes aux yeux noirs, allant remplir leurs amphores à la fontaine.
Enfin l'avouerai-je? Tandis que je gravissais les pentes de Galata pour aller prendre mes lettres à la poste française de Constantinople, une pensée me préoccupait:
—Pourvu qu'elle ne m'ait pas écrit de revenir!
Car j'aurais été l'homme le plus contrarié du monde s'il m'avait fallu dire adieu si vite à cet Orient que j'entrevoyais à peine et qui déjà me captivait. Oh! la ville sainte avec ses minarets et ses coupoles noyés dans la verdure! Oh! le Bosphore avec sa double bordure de palais endormis! Oh! les musulmanes drapées dans leurs satins clairs, laissant voir à travers la mousseline complaisante du yachmak leurs grands yeux noirs, si provocants sous la frange des cheveux dorés par le henné!….
Trois lettres seulement m'attendaient à la poste: deux sur lesquelles je comptais, celle de ma mère et celle de Rosie, la troisième d'une écriture inconnue, ronde, moulée comme les caractères d'un écrivain public. L'enveloppe carrée, en papier jaune, avait les allures froides d'une correspondance d'affaires. Il ne faut pas se fier aux apparences. Voici ce que je lus dans la missive mystérieuse que j'avais ouverte tout d'abord:
« Monsieur,
» Nous nous sommes rencontrés plusieurs fois dans un salon qui porte un des plus vieux blasons de France, mais je ne vous nommerai pas les maîtres de la maison, pas plus que je ne vous laisserai deviner qui je suis moi-même.
» Vous voudriez savoir au moins quels ont été nos rapports, si nous avons souvent causé, dansé ensemble, ce que nous nous sommes dit, si je vous ai plu, si vous m'avez fait la cour. Peut-être avez-vous la curiosité—flatteuse pour moi—de connaître mon impression sur votre personne. Voilà bien des questions, mais vous n'aurez de réponse qu'à la dernière. Vous intéresserait-elle moins que les autres? Avouez que non.
» Eh bien, monsieur, je pense de vous des choses…que je me suis bien gardée de vous dire, ou même de vous laisser soupçonner. Mais, s'il vous plaît, n'allez pas croire que c'est par modestie ou par crainte de vos dédains. Je connais vos goûts. Je vous ai trouvé parfois moins difficile pour d'autres femmes qu'il ne vous serait, à coup sûr, permis de l'être. J'ai constaté en vous des… indulgences faites pour encourager de moins modestes que moi—et de plus mal partagées. Mais qu'aurais-je gagné à me faire ouvrir les portes du temple? Je m'y serais trouvée en trop nombreuse compagnie! Je ne comprends que les chapelles bien fermées, avec un seul tabernacle et une lampe qui brûle fidèlement, sans jamais s'éteindre. Vos enthousiasmes, autant que je puis croire, ressemblent à ces décors de feu d'artifice qui s'embrasent tout à coup et disparaissent très vite, pour faire place au numéro suivant du programme.
» Avec tout cela—vous allez bien rire—j'ai beaucoup souffert et je souffre encore, car je vous aime. Eh! bien, ne riez pas trop; ne dites pas: « Bon, encore une! » Oui, je vous aime, et, sans doute, je ne suis pas la première qui vous l'écrive. Mais ce qui me distingue des autres, c'est que je vous aimerai toujours, et que vous ne saurez jamais qui je suis. Vous haussez les épaules? Vous dites que je joue un air connu? Vous verrez que non. Dans dix ans, vous n'en saurez pas plus qu'aujourd'hui. Et, dans dix ans, je vous aimerai encore.
» D'ailleurs, si j'étais comme les autres, je n'aurais pas attendu que vous fussiez à sept ou huit cents lieues de la France pour vous dire que ma pensée ne vous quitte pas, que je donnerais ma vie, si elle m'appartenait, pour embellir la vôtre, que vos yeux, quand ils rencontrent les miens, me donnent le plus grand bonheur que je me souvienne d'avoir connu.
» Et cependant la tendresse du meilleur et du plus noble des êtres m'entoure d'une constante adoration. Mais je vous aime, et je suis tellement malheureuse de ne vous l'avoir jamais dit, que j'essaye de vous le dire afin de voir si, désormais, je serai plus heureuse.
» Voilà tout, monsieur, et notre correspondance doit s'arrêter ici. Toutefois, il me serait agréable de savoir que vous avez reçu cette lettre qui contient—j'ai l'orgueil de le croire—quelque chose de plus précieux qu'un paquet de billets de banque: un coeur qui ne s'était jamais donné. Vous m'apprendrez sincèrement ce que vous pensez de cette folie. Mais tout le bien ou tout le mal que vous pourrez me dire n'empêcheront pas que ces lignes ne soient les dernières écrites pour vous par
» UNE AMIE DÉVOUÉE. »
Pour toute signature, cette missive étrange portait une pensée finement dessinée à la plume. Le post-scriptum invitait à répondre sous des initiales compliquées au bureau de poste de la Madeleine, à Paris.
Quoi que l'on doive penser de moi, j'avouerai que je relus deux fois cette lettre avant d'ouvrir les deux autres, lesquelles, d'ailleurs, ne contenaient rien, à beaucoup près, d'aussi intéressant. Ma mère me donnait en détail les nouvelles du jour de Vaudelnay, terminant sa quatrième page par des recommandations instantes de bien me soigner et « d'être prudent dans un pays où la vie des hommes est comptée pour si peu de chose ». A coup sûr, en écrivant ces lignes, ma chère mère avait des visions de pals, de poignards et de sacs de cuir immergés dans le Bosphore avec deux victimes—de sexe différent—s'y débattant contre la mort.
Quant à ma cousine, en la lisant on croyait l'entendre. C'était la même affection simple, raisonnable, éloignée de toute exaltation de pensée et de langage. Pauvre miss Pot-au-Feu!
Malgré tout, sa prose aurait pu me paraître charmante, sans la rivale inconnue auprès de laquelle cette âme naïve semblait singulièrement terre à terre. Qui était-elle donc cette autre femme, romanesque et vertueuse tout à la fois, dont l'amour tombait sur moi comme la fleur parfumée qui effleure le front du voyageur traversant un bois d'orangers? Comment l'avais-je vue sans la remarquer? Où l'avais-je rencontrée? Par quelle séduction involontaire avais-je pris sa tendresse?
Pendant une heure, je fouillai par la pensée quatre ou cinq des salons les plus haut cotés comme aristocratie que je fréquentais jadis, du temps où madame X*** ne m'entraînait pas à sa suite dans un monde moins blasonné. Quelques profils vagues, à demi perdus dans la pénombre d'un souvenir éloigné, se présentèrent à mes yeux. J'appelai mon imagination à mon secours pour peindre le portrait de l'inconnue. Je me figurais une femme grande, blonde, mélancoliquement rêveuse, d'une beauté poétique, unie par un mariage de raison à quelque époux trop âgé pour elle, plein de mérite et très affectueux, mais qu'elle n'avait pas pu aimer. Pourquoi me donnait-elle cet amour idéal et profond, à moi qui me sentais si peu digne d'une offrande aussi précieuse, à moi dont les grâces moins qu'éthérées d'une coquette avaient tourné la tête et conquis l'admiration? Et pourtant ma correspondante anonyme semblait avoir peu d'illusions sur mon compte. La preuve en était dans certaine phrase de sa lettre et, plus encore, dans cette défiance à mon égard qu'elle manifestait sans ménagements.
O variations bizarres et soudaines du coeur humain! La veille encore, ma réputation naissante d'homme à succès paraissait à mes yeux comme une auréole de gloire, pittoresquement voilée par le crêpe funèbre d'une trahison. Et voilà qu'à cette heure je n'avais plus qu'un désir: convaincre cette douce amie que j'étais un chevalier fidèle et discret, digne d'être aimé, digne d'être admis à la voir, à m'agenouiller devant elle, à baiser ses mains ou tout au moins le pli de sa robe. Mon enthousiasme était si grand que je voulais d'abord partir sur l'heure, courir chercher cette tendre créature dans chaque rue, dans chaque maison de Paris, la guetter pendant un mois, s'il le fallait, au guichet de la poste où elle devait venir prendre ma réponse.
La réflexion me fit voir qu'il fallait arriver à elle par d'autres moyens, si toutefois je devais être assez heureux pour percer un jour ce charmant mystère. Sans prendre le temps de redescendre au port et de regagner la Galathée, j'entrai dans un des hôtels de Péra et je demandai de quoi écrire. Je me souviens que ma lettre commençait ainsi:
« Madame, ce que vous appelez ironiquement « mon temple » n'est plus, à cette heure, qu'un monceau de ruines sur lesquelles se dresse la chapelle « bien fermée » où vous voulez que je vous adore. La pauvre lampe de mon coeur est allumée devant l'autel. Une seule chose manque à ce culte nouveau et chéri: l'image, le nom de celle qui m'a converti de mes erreurs grossières.
» Ce nom je l'attends, je l'invoque; cette image, cachée derrière son voile de pureté, mon respect l'implore à genoux. Apôtre de l'amour chaste et vrai, vous avez, d'un seul mot, renversé mes idoles. Ce n'est que la moitié de votre tâche bienfaisante et j'ai le droit de vous dire: Ne mettrez-vous rien à la place de ce que vous avez détruit?…. »
Pendant de longues pages, mon zèle de néophyte s'épanchait avec ce lyrisme qui fera sourire, j'en ai peur, la plupart des hommes qui ont aujourd'hui vingt-cinq ans, l'âge que j'avais alors. Je reniais les erreurs du passé, particulièrement madame X***, ne la désignant, bien entendu, que par des allusions sagement voilées. Pour l'avenir, je m'engageais par les plus redoutables serments à devenir le modèle de ceux qui aiment. Mais je donnais à entendre que toutes ces belles résolutions dépendaient du nouvel arbitre de ma vie. Au prix d'une réponse courrier par courrier, je garantissais ma persévérance. Que si ma belle correspondante exécutait ses menaces de silence perpétuel, Dieu sait ce qui adviendrait de moi! Me reverrait-on jamais? Ne promènerais-je pas mon égarement, pécheur endurci, de la Turquie aux Indes, des Indes en Chine, de la Chine au Japon, plus loin si c'était possible? Mes parents s'éteindraient dans les larmes! A qui la faute? Une réponse, une réponse contenant ne fût-ce qu'une lueur d'espoir, et je rentrais en France à l'instant même, corrigé de toutes mes erreurs, portant dans ma poitrine un coeur nouveau. C'était à prendre ou à laisser. Positivement, j'avais un peu perdu la tête.
Ma lettre partie, je comptai les heures qui me séparaient du retour du courrier. Que dis-je, les heures? c'était bel et bien l'affaire de deux semaines, car, à cette époque, l'Orient-Express ne roulait pas encore entre Paris et Varna.
Pendant ces quinze jours, mon ami et moi nous courûmes les ruines, les bazars, les mosquées, de Stamboul à Scutari. En outre la Galathée chauffa plus d'une fois pour nous conduire soit aux îles des Princes, soit dans le haut Bosphore, soit même sur les côtes les plus voisines de la mer Noire où, par parenthèse, un coup de vent d'est faillit me noyer, moi et ma chapelle toute neuve, encore veuve de sa statue. D'ailleurs aucune aventure d'un genre plus doux; pas la moindre tentation, ce qui est, pour les nouveaux convertis de mon espèce, la meilleure garantie de persévérance. Dieu sait ce qui serait arrivé si j'avais fait mon stage de vertu dans un pays où les femmes sont moins cloîtrées!
Enfin le paquebot de la malle française fut signalé au sémaphore de Galata, dont j'avais appris les séries de pavillons par coeur. O joie! le guichet de la poste s'ouvrit pour laisser passer dans mes mains une enveloppe de cette même écriture renversée que mes yeux avaient relue si souvent. Ma divinité n'était point inexorable et m'épargnait le voyage du Japon qui, entre nous, me donnait à réfléchir.
« Monsieur, m'écrivait-on, j'aime trop vos parents—sans les connaître—pour les priver si longtemps de la présence de leur fils. Vous vouliez une réponse; la voici. Quant au reste, vous me permettrez bien de vous dire que je ne saurais prendre toutes vos belles paroles pour argent comptant. Je me défie des conversions si faciles et si promptes, et j'estime qu'il y faut un peu de martyre, tout au moins quelques cicatrices de fer ou de feu, quelque épreuve de confrontation avec les bêtes de l'amphithéâtre.
» D'ailleurs, il faut en prendre votre parti. Votre chapelle—je vous félicite de l'avoir édifiée si aisément—contiendra quelque jour, si Dieu m'écoute, une statue fidèlement honorée. Mais ce ne sera pas la mienne, qui ne saurait quitter la modeste niche où la retient le devoir. Je vous répète que je vous aime, que je vous aimerai toujours. Vous l'avoir dit, savoir que vous ne l'ignorez plus, bien que vous ignoriez tout le reste, cela me procure déjà des douceurs infinies. Depuis que j'ai cessé d'être une enfant, je ne me souviens pas d'avoir connu quelque chose qui touche au bonheur d'aussi près.
» Peut-être, puisque vous allez revenir, vous apercevrai-je de loin en loin, mais mon secret sera mieux gardé que jamais, car il doit l'être; je mourrais de honte s'il en était autrement. Mais je suivrai tendrement des yeux votre chemin dans la vie. Et même, si vous restez digne de moi, ma plume viendra vous dire de temps en temps que je suis fière de vous et reconnaissante, jusqu'au jour où une autre, celle qui sera votre femme, vous le dira des lèvres. Je rougis de ma faiblesse, car je m'étais juré de vous écrire une seule fois. Mais cette faiblesse n'enlève rien à personne. Elle ne m'empêchera de remplir aucun des devoirs de ma vie.. et vous, ami, jusqu'à présent vous n'avez guère de devoirs. »
Une fleur de pensée, comme la première fois, remplaçait la signature absente. J'y posai mes lèvres.
—Qui sait, me disais-je tout bas, si d'autres lèvres n'ont pas donné rendez-vous aux miennes à cette place?
Le courrier m'apportait seulement deux lettres: celle que je viens de dire, et une seconde, de la main de ma mère. Rien de ma cousine, ce jour-là, mais je n'avais pas le droit de me plaindre, car la pauvre miss Pot-au-Feu attendait encore sa réponse. Aussi, que pouvais-je bien répondre à cette tranquille et prosaïque personne, si éloignée de la note actuelle de mon esprit que j'aurai dû me battre les flancs pendant une heure pour lui écrire vingt lignes! Lui raconter ma bonne fortune platonique et épistolaire? A quoi bon? La froide écriture pouvait-elle initier cette profane aux mystères du grand amour?
Moi, je le comprenais, le grand amour; je le respirais; je me mouvais dans cette atmosphère à la fois pure et troublante comme celle des hauts sommets. Parfois, étonné du sentiment nouveau qui m'absorbait, j'avais peur d'être la proie d'une folie passagère, éclose dans mon cerveau sous l'ardeur du ciel d'Orient. Ou bien, peut-être, je subissais, malgré moi, l'influence d'une tendresse passionnée qui m'obsédait de loin. Peut-être mon coeur s'égarait à la poursuite d'une chimère, dont je me moquerais bientôt moi-même ainsi que d'un songe incohérent. Et si jamais le hasard ou la constance de mes efforts me mettaient en face de mon inconnue, ne m'apercevrais-je pas de mon erreur, de mon impuissance à l'aimer?
—Tu l'aimeras éperdument si tu peux la découvrir, me répondait mon coeur. Et, si elle t'échappe, le couronnement du bonheur manquera toujours à ta vie.
Désormais, chaque heure passée sur ce sol lointain me semblait perdue…. Je courus rejoindre mon ami.
—Écoute, lui dis-je; il faut que je rentre à Paris. Tu ne m'en voudras pas si je t'abandonne?
—J'allais te proposer de partir, me répondit le maître et seigneur de la Galathée. Je m'ennuie atrocement dans cette ville où les femmes sont des fantômes. Les Parisiennes ressemblent à la lance d'Achille. Blessé par elles, c'est par elles qu'on doit être guéri. Demain, au soleil levant, nous verrons disparaître dans les flots d'or la pointe du Sérail. Mais toi, que t'arrive-t-il? Tu resplendis. Gageons qu'elle t'écrit de revenir.
Je racontai discrètement mon histoire. Au reste, vu les circonstances, il m'eût été difficile de me montrer indiscret.
—Tu m'as joliment l'air d'un homme sur le point de se faire rouler, grommela cet affreux sceptique.
Je m'enfuis pour ne pas l'étrangler. A l'aube suivante, quand le bruit des anneaux de fer martelant l'écubier m'annonça que nous étions en train de lever l'ancre, je n'avais guère fermé l'oeil. Cinq jours après, mon compagnon et moi nous prenions place dans l'express qui quitte Marseille à six heures du soir. Encore quelques moments, et j'allais respirer le même air que la dame aux pensées!
XV
Ma première course dans les rues de Paris fut pour le bureau de poste de la Madeleine, où j'eus à débourser les frais d'un affranchissement considérable. Je n'avais pas perdu mon temps durant nos cinq jours de traversée, et le paquet volumineux qui tomba dans la boîte avec un bruit sourd de colis, ressemblait moins à une lettre d'amour qu'au manuscrit déposé furtivement par un auteur ingénu dans l'orifice béant de l'officine d'un journal.
Il y avait de tout dans ce volume. Souvenirs d'enfance et de jeunesse, détestation de mes erreurs passées, protestations pour l'avenir, essai d'apologie, dithyrambes en l'honneur de l'amour idéal qui, désormais, devait remplir ma vie, tout cela se trouvait mélangé dans ces nombreuses pages qui se terminaient par un appel à la clémence.
« Vous pouviez, disais-je, me laisser ignorer toujours mon bonheur. Avez-vous le droit, maintenant, de causer mon malheur pour toute ma vie? Quel mal vous ai-je fait pour que vous me torturiez ainsi? Qu'avez-vous à craindre de moi? Le nom que je porte n'est-il pas pour vous un sûr garant que mes sentiments sont ceux d'un gentilhomme? Ne sentez-vous pas que je vous respecterais comme une sainte, que je me contenterais du bonheur de vous apercevoir quelquefois si, comme vous le dites, mon malheureux destin nous sépare? Ou bien pensez-vous que je vous aimerais moins après vous avoir vue? Ah! c'est votre âme, c'est votre coeur que j'aime! Que m'importe le reste!…. Mais quelle folie! Je gagerais dix de mes années que le reste est charmant. »
De la Madeleine au Louvre je ne fis qu'un bond. Certes la tranquille Rosie n'était point, pour cette aventure d'un romanesque inédit, l'auditeur que j'aurais souhaité. Mais je n'avais pas le choix, et d'ailleurs, à défaut d'autres qualités, ma cousine avait celle d'une résignation parfaite comme confidente. Pour cet emploi, elle aurait charmé Corneille ou Racine. Je la trouvai, comme quelques mois plus tôt, assise à son chevalet, copiant la même Vierge, avec Lisbeth attelée au même tricot. En me voyant, elle eut un petit cri de surprise.
—Comment! déjà de retour? Que se passe-t-il donc? Je ne t'attendais que dans un an pour le moins.
—Il se passe, répondis-je, que ton cousin est à la fois le plus heureux et le plus infortuné des hommes. Tiens, lis ces lettres.
—Doucement! fit ma cousine en retirant sa main comme à l'approche d'un fer rouge. Ta confiance m'honore, mais tu oublies à qui tu parles, et, l'autre jour, il m'a fallu me confesser d'avoir un peu trop écouté tes confessions.
—Tu peux lire, insistai-je. Tu ne te confesseras point d'avoir parcouru ces pages adorables. Je te conseille même de les apprendre par coeur: tu ne pourrais qu'y gagner.
Avec un léger soupir, elle posa tranquillement sa palette, son appuie-main et ses pinceaux. Elle rougissait peu à peu et, quand elle fut au bout de la seconde lettre, avec ses yeux brillants et ses joues fleuries comme des roses pourpres, elle était, Dieu me pardonne, absolument jolie. Mais, en ce moment, il était bien question de savoir si Rosie était belle ou non!
—Qu'en dis-tu? demandai-je en replaçant sur mon coeur les précieux autographes.
Elle haussa doucement les épaules, des épaules d'un dessin parfait. Tout en se remettant à son travail, elle me répondit:
—Tu vas te fâcher; tant pis! Eh bien, vous êtes fous tous les deux: elle d'écrire de semblables fadaises à un monsieur qu'elle connaît à peine. La malheureuse! Que ne puis-je découvrir tout à l'heure son adresse et son nom! Je me ferais un devoir de courir chez elle pour lui crier: « Casse-cou! » Entre femmes on se doit ces avertissements. Quant à toi, je te trouve encore plus ridicule, et je gagerais ce Murillo contre ma copie que tu as affaire avec un vieux laideron sentimental. Et c'est pour cela que tu as coupé par le milieu ton beau voyage d'Orient!
—Rosie! vociférai-je en prenant mon chapeau, tu es née pot-au-feu et pot-au-feu tu mourras! Je te quitte pour te revoir seulement le jour où j'aurai découvert mon inconnue. Tu verras si c'est un vieux laideron!
—Bon! dit-elle avec son franc rire de camarade, notre séparation sera un peu longue! Sois sûr que la dame est trop avisée pour se laisser voir. Signons la paix; je ne dirai que ce que tu voudras. Mais enfin, mon pauvre ami, que comptes-tu faire?
—La chercher dans tout Paris, maison par maison. Et, surtout, la convaincre avec le temps, dussé-je y mettre dix ans de ma vie, que je suis digne d'elle et qu'elle peut se révéler à moi.
—Tu seras bien avancé quand tu te trouveras en face d'une personne mariée, mère de quatre enfants!
—Elle deviendra veuve, et ses enfants seront les miens. Dans tous les cas, je la verrai quelquefois. Je ne veux plus vivre sans cette femme. Je l'adore avec passion!
Je criais si fort, que Lisbeth, embarrassée par ce qu'elle entendait malgré elle, plongeait sa tête dans son tricot. Quant à ma cousine, elle partit d'un grand éclat de rire. Jamais je ne l'aurais crue susceptible d'une gaieté aussi bruyante.
—Par ma foi! dis-je, parodiant sans y tâcher le Misanthrope, je ne vois pas en quoi je suis si risible!
—Pardonne-moi, mon bon Gastie. Mais je te vois encore tel que tu étais à cette même place, l'automne dernier, faisant les honneurs du Musée à certaine élégante, avec des airs convaincus. Tu te souviens de madame Confiture-de-Roses?
Elle s'essuya les yeux où le rire avait mis quelques larmes brillantes, qui lui allaient fort bien.
—A propos, reprit-elle, sais-tu quelle idée me vient? Si cette superbe personne était en train de se moquer de toi grâce à un déguisement d'écriture! Si ta passion d'alors et celle d'aujourd'hui ne faisaient qu'une!
A première vue, l'imagination n'était pas tellement absurde, et je sentis la rougeur me monter au front. Mais un examen de quelques secondes me rassura.
—Écoute, répondis-je tranquillement en désignant le Murillo du bout de mon menton. Si on disait demain au conservateur du Louvre: « Cette toile qui est accrochée là sort du pinceau de mademoiselle Rosie », penses-tu qu'il s'y laisserait prendre?
—Hélas! soupira ma cousine.
—Eh bien, les lettres que j'ai dans ma poche ressemblent à ce que cette…coquine peut écrire et penser comme la peinture de Murillo ressemble à ta peinture. Tu admettras bien que je suis à même d'en juger.
Rosie baissa la tête sur sa toile, un peu mortifiée sans doute de ma franchise à l'égard de son talent. Je lui dis en prenant congé d'elle:
—Bientôt j'irai voir l'oncle Jean, mais seulement après que la dame aux pensées m'aura répondu. J'aurai du plaisir à te montrer sa lettre, et cependant mes confidences t'ennuient peut-être.
—Bah! fit ma cousine avec son bon sourire, il y a longtemps que j'y suis habituée. Au fond, elles m'amusent.
Nous nous quittâmes sans rancune après une cordiale poignée de mains.
Tout en descendant l'escalier aux larges marches, je me disais:
—Positivement, cette Rosie devient une jolie fille…. Mais quelle personne prosaïque!
XVI
—Je savais déjà ton retour d'Orient par ma petite-fille, et je pense que tu viens m'annoncer ton départ pour Vaudelnay. Tes parents doivent t'attendre.
Mon oncle m'accueillit par ces paroles quand j'allai lui présenter mes devoirs, quelques jours plus tard, ayant dans mon portefeuille une lettre que j'avais prise le matin même à la poste restante.
Partir pour Vaudelnay! M'éloigner de l'adorable femme dont les lignes tendres, généreuses, consolantes reposaient sur mon coeur: comment avoir ce courage! Et pourtant juin finissait. Encore une quinzaine et ma dernière inscription de droit avant les vacances devait être prise. Quant aux examens, je n'aurais pas été moins préparé à subir ceux du doctorat en médecine. Depuis quelques mois, je n'avais guère le temps de songer au Code et aux Institutes. Mais quel prétexte imaginer afin de ne point quitter la capitale?
—Pour le moment, répondis-je évasivement, mes projets sont encore très vagues.
Cette fois je n'osais plus parler à mon oncle de sa propre visite chez nous. Il était payé pour ne pas trop compter sur la fidélité de ma mémoire en certaines circonstances.
Dès que je pus être seul avec Rosie, j'abordai le sujet qui me tenait au coeur avant tous les autres.
—Je suis bien malheureux! m'écriai-je. Lis cette adorable lettre. Tu n'y trouveras pas une parole, pas une virgule qui ne montre clairement que la femme qui l'a écrite était faite pour moi. C'est à peine si elle me connaît, et son coeur me devine avec une sorte de pénétration surnaturelle. Ce qu'elle me dit est précisément ce qu'il faut me dire. Elle m'aime sincèrement, d'un amour qui m'élève à mes propres yeux, qui embellirait toute ma vie. Je sens qu'elle pourrait faire de moi un homme sérieux et bon. Elle m'a rendu meilleur déjà. Est-il possible que ma destinée soit de ne jamais connaître même son nom!
Ma cousine lisait lentement, en s'appliquant beaucoup, comme si elle eût déchiffré quelque passage écrit dans une langue peu familière, qu'il fallait traduire ligne par ligne. Cependant, si froide qu'elle fût, on pouvait voir à certaines émotions fugitives de son visage qu'elle prenait du plaisir à la lecture.
—Oui, dit-elle en me rendant le papier. Je commence à croire que cette femme parle sincèrement, qu'elle est prise pour toi d'un attachement véritable. Mais,—tu es plus expert que moi dans ces matières,—qui sait si vous gagneriez l'un et l'autre à sortir du nuage qui plane sur vous? Je voyais, l'autre jour, une toile qui représente Psyché. Il me semble que son histoire a du rapport avec la vôtre. Fini le mystère, fini l'amour!
—Et il me semble à moi, dis-je en la menaçant, que miss Pot-au-Feu se moque de son cousin.
—Ah! je te jure que non! répondit-elle avec un grand sérieux.
—Alors, je n'y comprends plus rien. Tu te déranges. Mais tu passes d'un extrême à l'autre. Je voudrais bien te voir adorée toute ta vie par un monsieur dont tu ne pourrais rien dire: ni s'il est beau, ni s'il est affreux, ni s'il est blond, ni s'il est maigre, ni s'il est vieux…. Et encore, chez un homme, ces choses-là tirent moins à conséquence. Ah! tiens, je sais bien ce qui arrivera si ma cruelle amie s'obstine à se cacher.
—Moi aussi, je le sais bien. Tu abandonneras l'entêtée à son malheureux sort et tu épouseras une bonne femme qui te la rappellera dans le peu que tu sais d'elle, mais dont tu auras pu juger par toi-même l'âge, la figure et le reste. Il me semble que ce dénouement n'est point si mauvais.
—Mauvais ou non, il est impossible. Je mourrai garçon, laissant à ton deuxième fils la fortune et le nom des Vaudelnay.
—Tu divagues, fit ma cousine en haussant les épaules.
Et notre entretien fut terminé pour ce jour-là.
Dans le moment de l'année où nous étions, Paris n'existait plus au point de vue du monde; mes jours et mes soirées se traînaient sans distractions, je parle des distractions honnêtes. Quant aux autres, dans l'état de quasi perfection idéale où je me trouvais, la seule pensée de les avoir connues jadis me faisait horreur. Ma seule ressource était dans la conversation de ma cousine; je m'amusais à la convertir tout doucement à mes théories sentimentales. Je la voyais quotidiennement, soit au musée, soit rue d'Assas. Un jour elle me dit en riant:
—N'as-tu pas peur de me jouer un vilain tour en faisant pousser des ailes sur mon dos? Quand elles auront toutes leurs plumes, je serai bien avancée derrière les barreaux de ma cage! Au moins, maintenant, je n'ai nulle envie de m'envoler vers le pays des rêves.
—Je ne suis pas inquiet pour toi, répondis-je. Tes ailes, si tant est qu'elles poussent vraiment, ne te serviront jamais beaucoup. Tu te souviens de ces volatiles sédentaires que nous allions voir ensemble à Vaudelnay….
—Fort bien: les canards de la basse-cour. Grand merci de la comparaison!
—Voyez un peu la grincheuse personne! Qui parle de canards? Ce sont les cygnes que je voulais dire, mademoiselle. Jamais ni toi ni moi ne les avons vus s'envoler.
—C'est qu'ils se trouvaient heureux où ils étaient.
En prononçant ces paroles, Rosie avait courbé sa tête fine sur son chevalet, avec une ondulation de cou si harmonieuse que je trouvai ma comparaison beaucoup plus juste qu'elle n'en avait l'air.
Le 10 juillet, je reçus une lettre de mon inconnue. Si j'ai conservé le souvenir de cette date, c'est qu'elle marqua la fin d'une correspondance qui m'avait donné un immense bonheur durant trois mois. Non, je ne devais plus revoir cette grosse écriture déguisée et cette signature fleurie qui me confirmait de si charmants aveux. Ce jour-là, au lieu d'une seule pensée, la main mystérieuse en avait dessiné tout un bouquet, groupé avec un art exquis, bien qu'il fût aisé de voir qu'elles étaient jetées sur le papier à la hâte et sans recherche.
Dans ces quatre pages, serrées comme pour ne pas perdre la moindre place, vibrait toujours la même tendresse grave, on pourrait dire maternelle, mais avec un abandon plus intime où l'on sentait je ne sais quoi d'hésitant et d'attendri. La lettre finissait par ces lignes:
« Et maintenant, cher, nous allons partir. Les champs nous réclament; ce Paris brûlant n'a plus assez d'air pour nous. Disons-lui donc adieu pour quelques mois. Toutefois, soyez tranquille. Vos lettres me parviendront, expédiées à l'adresse ordinaire, et vous aurez les miennes, qui continueront à passer par Paris, car vous ne saurez point où je suis allée. Que vous importe ce que vous ne savez pas, à côté de cette chose dont vous êtes sûr! Ne sentez-vous pas que je vous aime? Voyez plutôt c'est moi, maintenant, qui ai besoin de vos lettres; c'est moi qui vous les demande. Ne m'oubliez pas à Vaudelnay où l'on s'amuse beaucoup, m'a-t-on dit. Du moins, ami cher, si vous m'oubliez, que ce soit pour une jeune fille digne de vous et qui sera votre femme. Choisissez-la bien quand l'heure viendra. Vous savoir malheureux, ou une autre malheureuse par vous, serait la douleur suprême de ma vie. »
Du moment où elle quittait Paris, je n'avais plus de raison pour y rester. Je préparai donc tout pour mon départ, mais la perspective d'une agitation mondaine semblable à celle de l'année précédente m'était insupportable. J'écrivis à ma mère que je me sentais fatigué, que je désirais vivement jouir du repos le plus complet durant les premières semaines de mon séjour à la campagne. Par la même occasion, je parlais à mes parents de mon projet d'enlever ma cousine et mon oncle et de les amener avec moi. J'expliquais cette idée—non sans un peu d'hypocrisie—par le désir de procurer à la jeune fille et au vieillard une saison de villégiature utile à leurs santés. Mais, pour dire le vrai, je ne pouvais plus me passer de ma confidente ordinaire. Seul à Vaudelnay, sans avoir personne à qui parler de la dame aux pensées! Il y avait de quoi mourir.
Ma mère me répondit courrier par courrier en m'envoyant une invitation pressante pour l'oncle Jean et sa petite-fille. Que dis-je: inviter! On les suppliait de faire une longue visite à la vieille maison qui était toujours la leur, qui l'avait été si longtemps pour l'un d'eux! La seule objection, la difficulté du voyage pour les jambes raidies par l'âge de mon oncle disparaissait, puisque le trajet devait se faire, sous mon escorte.
Je savais comment m'y prendre pour enlever d'assaut le consentement du peu flexible baron. J'allai chez lui à l'heure où je supposais que sa petite-fille était au Louvre.
—Oncle Jean, dis-je, vous voyez devant vous un ambassadeur et voici mes lettres de créance.
Je lui remis l'invitation de ma mère. L'épître lue avec quelques froncements de sourcil que j'interprétai sans trop de peine:
—Ta mère est toujours bonne comme je l'ai connue, dit mon oncle. Mais ce qu'elle demande est bien difficile.
—Cela serait dix fois plus difficile qu'il faudrait encore le faire, prononçai-je gravement. Rosie tombera malade si son été se passe à Paris.
J'avais touché juste. Le grand-père de ma cousine bondit comme il aurait fait, cinquante ans plus tôt, à une parole malsonnante.
—Rosie malade! s'écria-t-il. Qu'en sais-tu?
—Elle change, répondis-je avec aplomb. Ses traits se tirent, ses yeux s'agrandissent; l'abus du travail lui voûte les épaules. Il y a trois jours, pendant une courte visite que je lui ai faite au Louvre, elle a toussé plusieurs fois…d'une mauvaise toux.
—Elle ne se plaint jamais.
—Parbleu! si vous attendez qu'elle se plaigne!…. Elle sait que tout déplacement vous est incommode, et c'est une fille si prompte à se sacrifier!
—Oui, très prompte à se sacrifier, répéta mon oncle dans un écho qui ressemblait à un grognement.
Il me tourna le dos avec une sorte de mauvaise humeur, comme si j'étais responsable de l'esprit d'abnégation de ma cousine.
—Quand elle rentrera, je lui parlerai, dit-il bientôt entre ses dents.
Et, pas plus tard que demain je veux qu'elle consulte.
—Pas plus tard que demain, mon cher oncle, elle, vous et moi serons dans l'express de Poitiers, ne vous déplaise.
—N'allons pas si vite, mon neveu. Si ma petite-fille est malade, c'est aux eaux que je dois la conduire. Je ne sais pas d'endroit plus humide que Vaudelnay. Mes rhumatismes peuvent en dire quelque chose.
Quelle singulière lubie de ne pas vouloir venir chez nous! Comment expliquer cette résistance? Par la rancune du passé? Comme je me posais ces questions, nous entendîmes la voix de Rosie qui chantait dans l'antichambre.
—Tiens, écoute comme elle est malade! dit l'oncle Jean.
Mes plans s'en allaient à vau-l'eau. J'essayai pour la seconde fois d'enlever l'affaire par surprise, en frappant ailleurs.
—Veux-tu que nous partions tous ensemble pour Vaudelnay? demandai-je avant que mon oncle eût le temps de dire un mot. Ton grand-père en meurt d'envie; mais il a peur de te contrarier.
Le rossignol s'était tu subitement. Les jolies joues roses devinrent blanches comme des lis.
—Partir pour Vaudelnay?…tous ensemble!…. Oh! mon Dieu, quel bonheur! soupira ma cousine en se laissant tomber sur une chaise.
—Animal! me cria mon oncle. Voilà une enfant qui va s'évanouir!
—Quand je vous disais qu'elle est souffrante! répondis-je tout bas.
Déjà les couleurs vives reparaissaient. A en juger par les symptômes, cette maladie n'était qu'une grande joie. Rosie demanda d'une voix qui aurait fait retourner mon oncle aux Indes:
—Grand-père! c'est vrai que nous partons?
Elle me regardait, tout en questionnant l'oncle Jean.
—Va vite commencer tes paquets, décidai-je audacieusement. Nous devons être à la gare sur le coup de huit heures demain matin.
Nous y étions tous avant sept heures et demie. Je ne me souviens pas qu'aucune journée de voyage ait passé pour moi plus vite que celle-là. Ma bonne action recevait déjà sa récompense.
XVII
Plus vite encore que notre express, ma dépêche avait couru sur son fil. Le château nous attendait avec un air de fête, mais avec cet air discret des gens qui sont heureux pour eux-mêmes, et non pas pour leurs voisins.
En apercevant le sommet des tours du manoir, par-dessus la ceinture des grands arbres, l'oncle Jean avait mordu sa moustache et nous n'entendîmes plus le son de sa voix jusqu'au moment où le landau s'arrêta dans la cour. Quant à Rosie, elle parlait pour deux, poussant des exclamations de joie à chaque tournant du chemin, appelant par son nom chaque paysanne qui se levait de son banc pour nous saluer, s'extasiant sur les embellissements du village.
Mon père et ma mère semblaient si heureux de l'arrivée des voyageurs, qu'il aurait été difficile de décider lequel de nous trois était accueilli avec plus de tendresse. Mais, pendant le dîner, l'attention se détourna des autres à mon profit, et la conversation ne roula guère que sur mon expédition dans le Levant. Mon père l'approuvait fort; il disait que ce désir de voir le monde et de s'instruire était recommandable chez un jeune homme. L'oncle, un peu distrait, donnait des signes d'assentiment. Sans doute il refaisait en esprit ses traversées d'autrefois, et trouvait que la mienne, en comparaison, était peu de chose. Quant à la seule personne qui fût fixée sur la cause véritable de mes exploits nautiques, elle confectionnait des bas-reliefs en mie de pain, se gardant soigneusement de tourner les yeux vers moi, de peur d'éclater de rire, je pense.
L'oncle Jean et Rosie, fatigués de leur journée, regagnèrent de bonne heure l'appartement de la petite tour, accompagnés par la châtelaine. Mon père me dit, quand nous fûmes seuls:
—Ta cousine est superbe. Elle a les yeux, les sourcils, les cheveux d'une Italienne et le teint d'une Anglaise. Comment ne nous en as-tu jamais parlé?
—Mon Dieu, répondis-je, ma cousine est à peine une femme pour moi. Je la vois toujours telle qu'elle était quand son grand-père l'a déposée sur ce canapé, tout endormie, un certain soir d'hiver. Au reste, nous sommes les meilleurs camarades du monde, mais si elle est Italienne par ses cheveux, elle est quatre fois Anglaise par son esprit positif.
—Tiens, fit mon père, c'est étonnant! Elle n'en a pas l'air. Après tout, cela vaut mieux pour elle, car la pauvre petite ne sera point facile à marier.
—Je doute qu'elle se marie jamais, répliquai-je d'un air profond. Je m'attends à la voir nous donner une nouvelle édition de tante Alexandrine.
—A son aise! conclut mon père. Seulement toi, ne nous donne pas une nouvelle édition de l'oncle Jean.
—Pauvre père! soupirai-je tout bas. Vous ne vous doutez guère que votre fils est amoureux d'une fée inaccessible, et que Gaston de Vaudelnay sera vraisemblablement le dernier de sa race!
Le lendemain matin, je flânais dans le parc à la fraîcheur. En approchant d'un gros platane sous lequel des sièges rustiques invitaient les promeneurs au repos, j'aperçus une forme blanche assise dans une attitude rêveuse.
—Eh bien, Rosie, est-ce que tu regrettes déjà ton musée, ton chevalet et tes madones?
Elle tourna vers moi la tête en tressaillant, et je vis qu'elle avait les yeux pleins de larmes.
—Non, dit-elle avec cette simplicité qu'elle conservait toujours. Mais je regrette l'âge que j'avais quand nous travaillions ensemble à notre petit jardin, à cette même place.
—Je te conseille d'avoir des regrets! A cette époque-là tu étais une petite fille assez laide, et maintenant….
—Et maintenant? répéta-t-elle en me regardant comme si elle eût été à cent lieues de ce que j'allais dire.
—Et maintenant tu es une personne remarquablement jolie.
Elle avait l'air si étonné, si incrédule, que je me hâtai de citer mon auteur.
—Mais certainement; mon père me l'a dit pas plus tard qu'hier soir.
—Ah! fit-elle avec modestie; c'est mon oncle…. Il est vraiment bien bon.
Je dus convenir en moi-même qu'elle était fort jolie, en effet. Sous son peignoir de mousseline aux nuances claires, pauvre « confection » qui aurait fait pleurer de honte une élégante, sa taille trouvait moyen de laisser voir toute sa grâce. Son visage aux traits classiques rayonnait d'un éclat de jeunesse éblouissant. Les pieds et les mains étaient admirables.
—C'est singulier, pensai-je, comme on voit mieux certains détails à tête reposée! J'aurais passé vingt ans auprès de cette charmante personne, dans le tourbillon de Paris, sans m'apercevoir de ses avantages.
Notre première semaine de séjour à Vaudelnay fut délicieuse. Le voisinage ignorait encore que le château fût si bien habité, et j'avais conjuré ma mère de prolonger le plus possible cette ignorance. Après tant d'années qui me séparent de cette époque, il me serait malaisé de dire à quoi nous occupions nos journées, Rosie et moi. Je sais seulement que nous étions toujours ensemble et que le soir arrivait sans que nous fussions las l'un de l'autre. Bien entendu, nous parlions les trois quarts du temps de la dame aux pensées. Chère créature! Où était-elle en ce moment? dans les montagnes? au bord de la mer? ou bien dans quelque villa pleine d'ombre, entre son mari et ses enfants,—tout bien examiné, nous avions décidé qu'elle était mère,—plus belle encore du combat livré par son devoir austère à sa tendresse mystérieuse. Encore trois jours, encore deux jours, demain j'allais voir arriver la lettre attendue!
—Oh! Rosie! comme je voudrais être à demain!
A cette oraison jaculatoire, ma cousine ne répondit rien, et, pour la première fois, je vis une ombre passer sur son visage, ombre d'ennui sans doute. Mais, de bonne foi, pouvais-je lui en vouloir si le courrier tant désiré l'intéressait moins que moi?
Le facteur vint sans aucune lettre, ou du moins sans sa lettre. Il en fut de même le lendemain, le surlendemain, les jours suivants pendant une semaine. Ah! qu'il était loin, le calme des premières heures du séjour au château! Que m'importaient alors mes parents, le parc et ses promenades, mes chevaux morfondus à l'écurie! Seule, ma compatissante cousine pouvait me comprendre et, dans une certaine limite, me consoler. D'après elle, ce retard qui me rendait fou d'angoisse était amené par une cause passagère, et je ne devais point en concevoir d'alarmes. Quelque voyage différé, quelque arrêt imprévu dans un endroit sans ressources, quelque devoir de famille pouvait seul empêcher ma correspondante de tenir sa promesse, toujours si fidèlement gardée jusque-là.
—Et si elle est malade? et si elle est morte? Jusqu'à cette heure, j'espérais, malgré tout, la connaître tôt ou tard. Faut-il donc renoncer pour toujours à cette joie? Plains-moi, Rosie, car je suis bien malheureux!
Je compris alors pour la première fois tout ce que le coeur d'une femme peut contenir de bonté compatissante, même à l'âge où ce coeur semble fait pour porter des fleurs moins mélancoliques. Patiente comme une esclave d'Orient habituée aux caprices de son maître—les miens, il faut l'avouer, n'avaient rien qui rappelât, même de loin, ceux d'un pacha—ma cousine quittait tout, si je l'appelais d'un geste, pour causer avec moi, c'est-à-dire pour écouter mes doléances. Parfois elle protestait doucement contre ma tristesse. Elle me répétait souvent:
—Un être humain n'a pas le droit de maudire sa destinée, quand il possède l'assurance d'être sincèrement, fidèlement aimé.
Ces arguments par trop platoniques me touchaient assez peu, et je prétendais qu'on me proclamât le plus malheureux des hommes, tout en reconnaissant que j'en étais aussi le plus tendrement consolé.
—Ma pauvre Rosie, disais-je en serrant sa petite main dans les miennes, si je pouvais oublier celle qui m'oublie, c'est pour toi que je voudrais l'oublier!
—Et moi je suis certaine qu'elle pense à toi plus que jamais, répondait ma cousine. Dans quelques jours tout s'expliquera; j'en ai le pressentiment.
Impossible de la faire démordre de cette belle assurance, qu'elle arrivait quelquefois à me faire partager pour une heure.
Quand je parvenais à faire trêve à mon chagrin, je trouvais en elle, aussitôt, la plus charmante, la plus gaie, la plus amusante des compagnes. Je ne pus m'empêcher de lui dire un jour, avec une envie secrète:
—Sais-tu Rosie, que tu m'as tout l'air d'une femme parfaitement heureuse?
—Mais j'en ai plus que l'air, dit-elle gravement. Je suis, quant au présent, aussi heureuse qu'une femme peut l'être. Grand-père en trois semaines a rajeuni de vingt ans. Mon oncle et ma tante me traitent comme leur fille. Enfin tu ne saurais comprendre le bonheur que j'éprouve à revoir ce cher vieux Vaudelnay.
—Eh bien, qui vous empêche d'y finir votre vie, l'oncle Jean et toi? Tu seras pour moi ce que la tante Frédérique était pour notre aïeul. Et nous vieillirons ensemble, comme ils ont vieilli.
Elle ferma les yeux, et cependant la perspective semblait médiocrement l'éblouir, car elle me répondit d'une voix un peu nerveuse:
—Mes moyens ne me permettent pas de songer à l'avenir. Laisse-moi profiter de ce présent, qui me repose.
De fait, il était facile de voir qu'elle jouissait en véritable sybarite de chacune des heures passées au milieu de nous. Tout l'enchantait, mais moins, à coup sûr, qu'elle n'enchantait tout le monde. Quatre personnes se la disputaient du matin au soir, pour le plaisir de la voir et de l'entendre compatir à leurs maux. Les rhumatismes de l'oncle Jean, les gastralgies de mon père, les embarras administratifs de ma mère toujours débordée par mille difficultés de domestiques, de pauvres, de salles d'asile et de curés besoigneux, enfin les déchirements secrets de mon propre coeur, tout cela retombait sur elle sans l'étonner ni l'abattre. Et lorsque, dans nos entretiens de famille, l'oncle Jean parlait de leur retour à Paris, il se faisait un grand silence comme à l'annonce effrayante de quelque catastrophe prochaine.
Quand Rosie, par chance, pouvait disposer d'une heure pour son agrément personnel, son bonheur était de s'installer sous le grand platane de notre ancien jardinet, afin de lire quelques pages d'un livre préféré ou de mettre à jour sa correspondance.
Un jour, vers le milieu d'un après-midi de chaleur accablante, je passais pas là, juste au moment où les premières rafales d'un orage en formation détachaient de l'arbre énorme et faisaient tourbillonner au loin une envolée de feuilles jaunies.
—Vite, ramasse tes papiers, ton encre et tes plumes, dis-je à ma cousine. Tu n'entends donc pas qu'il tonne? A quoi penses-tu?
—A rien! fit-elle en tressaillant, car elle était absorbée au point d'avoir ignoré mon approche.
—Ma parole! miss Pot-au-Feu prend des airs de Mignon, lui dis-je en plaisantant. La voilà qui se donne le genre d'être rêveuse!
Avant qu'elle pût me répondre, un coup de vent plus fort s'abattit sur le buvard où elle écrivait. En une seconde, vingt feuilles de papier s'éparpillèrent au loin, pêle-mêle avec les rameaux desséchés du platane. Et tous deux de courir à droite, à gauche, à la poursuite des fugitives.
Un feuillet plus grand que les autres semblait avoir porté un défi à mon agilité. Il voltigeait, rasant l'herbe courte du gazon, s'arrêtant, reprenant sa course, au moment où j'allais l'atteindre, pour s'abattre plus loin comme une perdrix blessée.
Par tempérament, je m'acharne aux choses difficiles, quelles qu'elles soient. Je jurai que ce gibier d'un nouveau genre tomberait en mon pouvoir, et, de fait, je parvins à m'en saisir, grâce à la faute qu'il commit en s'engageant dans un massif d'arbustes bas, aux rameaux enchevêtrés.
—C'était bien la peine de tant courir! m'écriai-je en constatant que ma prise était une vulgaire feuille de buvard.
Non, pas si vulgaire. En y jetant les yeux, j'aperçus quelque chose qui me cloua sur place, en dépit du tonnerre qui grondait sur ma tête et des éclairs qui faisaient pousser, à cent pas de moi, des cris d'épouvanté à ma cousine. Sans rien entendre et sans rien voir je considérais ce papier rose, comme si je venais d'y trouver l'arrêt de mon sort.
Bientôt l'averse déchaînée m'obligea de prendre ma course vers le château, non sans avoir plié soigneusement ma trouvaille pour l'abriter dans la plus profonde de mes poches. Plus personne sous le platane; Rosie m'avait précédée. J'aimais mieux cela. Il me convenait de la revoir seulement un peu plus tard, quand j'aurais dissipé les derniers restes d'un doute, quand j'aurais écouté, compris, ce qu'une voix inconnue murmurait à mon coeur éperdu de surprise.
L'enquête préliminaire ne fut pas longue. Le temps de monter dans ma chambre, d'ouvrir mon secrétaire, d'y prendre la dernière lettre de la dame aux pensées, d'étaler en regard cette feuille que je venais de ramasser, de comparer au bouquet tracé sur le vélin anglais celui qui s'était imprimé sur la surface spongieuse…. Deux frères jumeaux n'eurent jamais une ressemblance aussi parfaite!
Idiot! aveugle! imbécile! égoïste! Ma Rosie bien-aimée! ma belle, mon aimante, ma fière Rosie! Trop fière, pauvre enfant! Défiante surtout, mais pouvais-je la blâmer d'être défiante!…. Hélas! moi-même j'avais pris soin de me faire voir à elle sous un jour peu propre à lui donner la foi.
Je riais, je pleurais en mêlant sans ordre toutes ces exclamations opposées. Je repassais l'un après l'autre cent souvenirs du temps jadis et de la veille. Comme je l'avais fait souffrir, cette enfant dont le coeur était à moi depuis que les yeux de l'orpheline m'avaient aperçu au seuil de la vieille maison, si sévèrement hospitalière! Comme, dans ma stupide fatuité, je l'avais torturée!
Courageusement, obstinément, cette fille adorable dont je n'avais pas même su voir la beauté m'avait conservé sa tendresse méconnue. Sans une plainte, elle avait dévoré, en cachant sa jalousie, les affronts de mes confidences. Pauvre, elle m'avait vu jeter l'or pour contenter mes caprices et ceux des autres. Sublime de sacrifice, de poésie, d'idéale passion, elle avait feint de rire de mes moqueries sur le peu d'élévation de son esprit. C'était moi,—moi! qui l'avais baptisée d'un surnom ridicule!….
Le froid de mes vêtements traversés par la pluie me rappela dans un monde plus réel.
A cette heure, je n'avais pas le droit de m'exposer à la maladie. Ma vie appartenait à une autre.
—Mon Dieu! m'écriai-je en courant prendre des habits secs. Que de jours de bonheur perdus, déjà!
XVIII
Au dîner seulement, je retrouvai ma cousine. Elle aussi avait dû changer de costume et, comme sa garde-robe était peu fournie, la chère petite était en grande toilette. Jolie à tourner la tête d'un roi, elle m'interrogea, comme toujours, de son regard humblement tendre d'amoureuse ignorée, pour voir si le maître de son coeur était content.
Je détournai les yeux. Ils auraient tout dit et, pour le moment, je ne voulais rien dire; non, pas devant tout ce monde. La première rougeur de ma fiancée, la première joie de son doux triomphe, devaient être pour moi seul. Encore une heure elle devait attendre. Chère bien-aimée, depuis si longtemps elle attendait—sans espoir!
Comme tous les gens atteints du mal qui le minait, mon père ne mangeait guère, et, pour lui, voir manger les autres était un spectacle pénible. Je ne dus pas beaucoup le faire souffrir ce jour-là. Sans rien dire, j'examinais ma cousine, ou, pour parler plus juste, je la dévorais des yeux, découvrant des trésors de charme et de grâce dans le moindre geste de ses mains, dans la plus simple de ses attitudes. Je l'aimais de toute mon âme et de toutes mes forces depuis deux heures, mais ce que je venais d'éprouver ne ressemblait en rien au « coup de foudre » souvent décrit par les romanciers. Pendant de longues années, mon heureux destin avait lentement, patiemment préparé mon coeur pour le bienfaisant holocauste. Un éclair avait suffi pour communiquer le céleste rayon. A cette heure, la flamme de l'amour brûlait éblouissante, pour ne s'éteindre jamais.
Le repas terminé, je dis à ma cousine:
—Allons voir si l'orage a fait beaucoup de mal aux arbres du parc.
Ah! l'inoubliable soirée! Le ciel avait retrouvé tout son azur, et c'est à peine si quelques gouttes brillaient encore au feuillage rafraîchi par l'ondée bienfaisante. L'air n'était plus qu'une exhalaison de sève triomphante, un parfum de fleurs tirées de leur léthargie et tout heureuses de revivre. Le parc entier semblait une salle immense, parée de verdure nouvelle pour quelque fête grandiose dont les premières étoiles commençaient l'illumination. J'offris mon bras à ma compagne, galanterie peu ordinaire. Elle le prit sans me regarder, très nerveuse d'une sorte de pressentiment vague, et nous marchâmes lentement dans la direction du fameux platane. C'était là que je voulais lui ouvrir mon coeur.
Quand nous fûmes sous le grand arbre, je dis à Rosie, sans la faire asseoir sur le banc trop humide:
—J'ai découvert pourquoi la dame aux pensées ne m'écrit plus.
—Vraiment? fit-elle, curieuse de savoir dans quel dédale nouveau je m'égarais, car elle ne devinait pas encore. Et pourquoi donc?
—Parce que ses lettres porteraient le timbre du bureau de poste de
Vaudelnay. Comprends-tu, Rosie?
Elle tressaillit et se mordit les lèvres. Évidemment elle cherchait un moyen de prolonger mon erreur, mais je repris en entourant sa taille de mon bras, ce qui la rendit toute tremblante:
—Elle ne m'écrira plus jamais, plus jamais, Rosie! Ma bien-aimée, que tes lèvres me disent, à cette heure, ce que me disait ta plume. Car la dame aux pensées, j'en suis sûr maintenant, elle est là, sur mon coeur!
Sans hésiter, d'une voix très basse, elle prononça les chères paroles, et dans les rameaux touffus, sur nos têtes, les oiseaux semblaient se taire pour les écouter.
—Est-ce bien vrai? demandai-je quand mes lèvres eurent quitté son front. Tu m'as écrit tant de mensonges!
—Pas un seul, jamais! Je t'ai toujours dit la vérité.
—Allons donc! Ce salon très aristocratique où nous nous sommes rencontrés?
—Trouves-tu les Vaudelnay de famille bourgeoise?
—Non; mais cet être mystérieux et jaloux auquel tu appartiens, ces devoirs qui t'enlèvent ta liberté? Je te croyais vingt fois mariée, mère de famille, et tu m'as aidé à le croire.
—N'est-ce pas plus qu'un mari, plus qu'un enfant, ce grand'père pauvre, ce vieillard de quatre-vingts ans, qui n'a que moi seule au monde, qui m'a dévoué sa vie, à qui je dois tout?
—Et cette crainte de te manifester à moi? Vraiment, tu aurais eu le courage de vivre et de mourir sans me dire ton secret?
—Je le voulais d'abord, mais je ne m'en sentais plus la force. Je te l'aurais dit quand j'aurais été une vieille femme.
—Et pourquoi cela, je te prie?
—Parce que je suis très défiante, et Dieu sait si tes confidences pouvaient me rassurer. Parce que je te croyais incapable de me comprendre; parce que tu ne prenais pas la peine de me regarder. Et enfin,—elle baissa la voix,—parce que je suis très fière.
—Rosie, lui répondis-je, il faut être bonne jusqu'au bout. Fais-moi la grâce d'oublier tous ces vilains parce que. Au fond, je te le jure, je n'ai jamais aimé que toi.
—Au fond! soupira-t-elle en cachant contre ma poitrine ses yeux qui se mouillaient. Ah! oui, bien au fond, alors! Car si je m'en rapporte à la surface….
—Je t'adore. Il n'y a plus pour moi d'autre femme. D'ailleurs tu as vu comme je suis fidèle!
—Depuis trois mois! la belle affaire!
—Oui, mais sans te connaître. Maintenant je te connais. Tu as tout: le coeur, l'esprit, le dévouement, la tendresse, la poésie….
—Tu n'as pas honte? Souviens-toi du nom que tu me donnais.
—Chut! je n'avais pas encore lu tes lettres. Et puis, Rosie, tu es si belle! Je t'admire autant que je t'aime. Quel bonheur que la dame aux pensées ne soit pas une autre que toi!
Une pression de sa petite main souligna ces paroles, comme pour dire qu'elle était heureuse aussi, la chère, simple, et loyale créature!
Nous restâmes, je pense, de longues minutes sans parler. Tout à coup elle bondit hors de l'étreinte qui l'emprisonnait doucement.
—Mais qui a pu te dire mon secret? s'écria-t-elle en fronçant le sourcil. Nul être humain ne le connaissait.
—Viens, dis-je. L'air est humide, il faut rentrer. Tout en marchant tu écouteras l'histoire.
Quand j'eus terminé le récit très court de ma poursuite après la feuille de buvard emportée par le vent, elle dit d'une voix contenue et vibrante en même temps:
—Comme Dieu est bon!
Oui, Dieu est bon, à certains jours. Il y en a d'autres où il est bien cruel!
Nous touchions aux marches du perron quand je m'aperçus que nous avions oublié quelque chose de très important, comme ces architectes étourdis qui bâtissent la maison et ne songent pas à l'escalier.
—Rosie, dis-je, nous allons leur annoncer la grande nouvelle.
Un des traits de son caractère était de déguiser volontiers les émotions tendres qu'elle éprouvait sous une mutinerie apparente. Elle demanda d'un air dégagé:
—Quelle grande nouvelle?
—Que tu vas être ma femme.
Elle ne feignit pas la plaisanterie plus longtemps. Elle prit mes mains et, me regardant bien en face, les yeux sur mes yeux:
—Cher, dit-elle, je t'appartiens. Parle comme tu voudras et quand tu voudras. Grand-père sera bien heureux, car je suis sûr qu'il avait son secret, lui aussi.
Mon père posa son journal quand il nous vit entrer. Ma mère écrivait. L'oncle Jean, selon son habitude, avait regagné ses pénates de la petite tour. Il se mettait au lit de bonne heure.
—Eh bien! demanda mon père, et cet orage, m'a-t-il cassé beaucoup de branches?
—Pas trop, dis-je. Mais eût-il rasé la plantation entière, nous devrions le remercier.
Mes parents me regardaient bouche béante, ne comprenant rien à mon air ému.
—Voulez-vous avoir pour fille la chère créature que voici?
Nous nous embrassâmes tous je ne sais pendant combien de minutes, sans pouvoir parler, si bien que, quand nous retrouvâmes la parole, il n'y avait plus rien à dire. Désormais l'orpheline était chez-elle dans la maison où elle devait vieillir, mais pas comme la tante Frédérique ni comme la tante Alexandrine, Dieu merci, pour la jeunesse future.
Quand nous fûmes seuls, mon père et son très heureux fils:
—Tu prétendais l'autre jour, fit-il, que ta cousine « était à peine une femme pour toi ». Il me semble que le changement est bien subit, et, maintenant que j'y pense, tout le monde a été un peu vite en besogne, même les gens raisonnables. Mais cette petite m'a tourné la tête à moi aussi. Je n'ai réfléchi à rien…. Et tu es si jeune!
J'interrompis mon père dans ce bel accès de sagesse rétrospective, pour lui raconter l'histoire de ma cousine « Pot-au-Feu » et de la dame aux pensées.
—Mon ami, fit-il en se levant,—car l'heure s'avançait,—je ne souhaite qu'une chose: c'est que tu rendes à ta femme tout ce qu'elle te donne. Il me tarde d'être à demain matin, pour aller causer de choses sérieuses avec l'oncle Jean.
Celui-ci, quand j'allai me jeter à son cou pour le remercier de sa réponse favorable, jeta sur moi un regard presque craintif, qui me ramena de quelque treize ans vers le passé. Car c'est avec ces yeux inquiets, suppliants qu'il avait regardé ma grand'mère, le soir où il s'agissait d'obtenir que l'enfant sans père ni mère fût accueilli sous le toit de Vaudelnay.
—Tu l'aimes bien, n'est-ce pas?… me demanda-t-il. Jamais tu ne lui causeras une déception? Tu ne sais pas quelle tendresse exaltée ma pauvre Rosie a pour toi! Moi, je l'ai devinée depuis longtemps et j'ai bien souffert pour elle. Même en ce moment, je suis effrayé: elle t'aime trop! Tu tiendras sa vie dans tes mains—et la mienne aussi, tant que je serai dans ce monde.
Je baisai la main de ma cousine, à genoux devant elle, et je fis cette simple réponse au vieillard, qui parut s'en contenter:
—Oncle Jean, soyez tranquille!
Lisbeth retourna seule rue d'Assas pour évacuer l'appartement. Puis elle revint assister au mariage de ses jeunes maîtres. Deux mois après, elle épousait elle-même, comme j'ai dit plus haut, cet original de jardinier.
* * * * *
Quand je ne serai plus, mon fils trouvera ces lignes qui lui apprendront combien j'adorais la mère qu'il a trop peu connue…avec laquelle, devant ce papier, je viens de revivre durant quelques jours.
Car elle n'a pas vieilli à Vaudelnay!
Dans nos projets, dans notre bonheur, dans cette imprévoyance de tout que nous apportait l'union de notre vie, nous n'avions pas songé que la mort pouvait accomplir la chose affreuse qu'elle a faite: prendre cette créature inoubliable, inoubliée!….
Que de fois j'ai dû poser ma plume en retrouvant ces sourires et ces joies! La chère absente l'a vu. Elle sait comment je l'aimais, combien je la pleure quand personne ne me voit, quelle pensée ne me quitte pas, à l'heure où les vivants croient mon esprit, ainsi que mon corps, parmi eux.
Et, pour que le précieux souvenir dure encore quelque part, quand nous serons réunis là-haut, je viens de l'enfermer pieusement dans ces pages, de même que, sous l'or et le cristal, on dérobe au souffle destructeur du vent la fleur qui raconte les courtes minutes de joie, passées pour toujours.
End of Project Gutenberg's Ma Cousine Pot-Au-Feu, by Leon de Tinseau