Madame Chrysanthème
XXXVII
D'abord c'était la guitare de Chrysanthème que j'écoutais volontiers; à présent, c'est son chant que je commence à aimer aussi.
Rien de la manière théâtrale ni de la grosse voix contrefaite des virtuoses; au contraire, ses notes, toujours très hautes, sont douces, frêles et plaintives.
Souvent elle enseigne à Oyouki quelque lente et vague romance qu'elle a composée ou qui lui revient en tête. Alors elles m'étonnent toutes deux, cherchant sur leurs guitares accordées des accompagnements en parties et se reprenant chaque fois qu'un son n'est pas rigoureusement juste à leur oreille, sans s'embrouiller jamais dans ces harmonies dissonantes, étranges, toujours tristes.
Moi, le plus souvent, tandis que se fait leur musique, j'écris, sous la véranda, devant le panorama superbe. J'écris par terre, assis sur une natte et m'appuyant sur un petit pupitre japonais orné de sauterelles en relief; mon encre est chinoise; mon encrier, pareil à celui de mon propriétaire, est en jade avec des crapauds mignons et des crapoussins sculptés sur le rebord. Et j'écris mes mémoires, en somme,—tout à fait comme en bas M. Sucre!... Par moments je me figure que je lui ressemble, et cela m'est bien désagréable....
Mes mémoires... qui ne se composent que de détails saugrenus; de minutieuses notations de couleurs, de formes, de senteurs, de bruits.
Il est vrai, tout un imbroglio de roman semble poindre à mon horizon monotone; toute une intrigue paraît vouloir se nouer au milieu de ce petit monde de mousmés et de cigales: Chrysanthème amoureuse d'Yves; Yves de Chrysanthème; Oyouki, de moi; moi, de personne.... Il y aurait même là matière à un gros drame fratricide, si nous étions dans un autre pays que celui-ci; mais nous sommes au Japon et, vu l'influence de ce milieu qui atténue, rapetisse, drolatise, il n'en résultera rien du tout.
XXXVIII
Il y a, dans ce Nagasaki, un instant de la journée qui est comique entre tous: c'est le soir, vers cinq ou six heures. A ce moment-là, les gens sont tout nus, les enfants, les jeunes, les vieux, les vieilles, chacun assis dans une jarre, prenant son bain. Cela se passe n'importe où, sans le moindre voile, dans les jardins, dans les cours, dans les boutiques, voire même sur les portes, pour plus de facilité à causer entre voisins d'un côté de la rue à l'autre. On reçoit dans cette situation; sans hésiter on sort de sa cuve, tenant à la main sa petite serviette invariablement bleue, pour faire asseoir le visiteur qui se présente et lui donner la réplique enjouée.
Cependant elles ne gagnent pas, les mousmés (ni les vieilles dames), à se produire dans cette tenue. Une Japonaise, dépourvue de sa longue robe et de sa large ceinture aux coques apprêtées, n'est plus qu'un être minuscule et jaune, aux jambes torses, à la gorge grêle et piriforme; n'a plus rien de son petit charme artificiel, qui s'en est allé complètement avec le costume.
Il y a une heure à la fois joyeuse et mélancolique: c'est un peu plus tard au crépuscule, quand le ciel semble un grand voile jaune dans lequel montent les découpures des montagnes et des hautes pagodes. C'est l'heure où, en bas, dans le dédale des petites rues grisâtres, les lampes sacrées commencent à briller, au fond des maisons toujours ouvertes, devant les autels d'ancêtres et les Bouddhas familiers,—tandis qu'au-dehors tout s'obscurcit, et que les mille dentelures des vieux toits se dessinent en festons noirs sur ce ciel d'or clair. A ce moment-là passe sur ce Japon rieur une impression de sombre, d'étrange, d'antique, de sauvage, de je ne sais quoi d'indicible, qui est triste. Et la gaîté, alors, la seule gaîté qui reste, c'est cette peuplade d'enfants, de petits mouskos et de petites mousmés, qui se répand comme un flot dans les rues pleines d'ombre, sortant des ateliers et des écoles. Sur la nuance foncée de toutes ces constructions de bois, paraissent plus éclatantes les petites robes bleues ou rouges, drôlement bigarrées, drôlement troussées, et les beaux nœuds des ceintures, et les fleurs, les pompons d'argent ou d'or piqués dans ces chignons de bébés.
Elles se poursuivent et s'amusent, en agitant leurs grandes manches pagodes, les toutes petites mousmés de dix ans, de cinq ans, ou même de moins encore, ayant déjà de hautes coiffures et d'imposantes coques de cheveux comme les dames. Oh! les amours de poupées impayables qui, à cette heure crépusculaire, gambadent, en robes très longues, soufflant dans des trompettes de cristal ou courant à toutes jambes pour lancer des cerfs-volants inouïs.... Tout ce petit monde nippon, baroque par naissance et appelé à le devenir encore plus en prenant des années, débute dans la vie par des amusements singuliers et des cris bizarres; ses jouets sont un peu macabres et feraient peur aux enfants d'un autre pays; ses cerfs-volants ont de gros yeux louches et des tournures de vampires....
Et chaque soir, dans les petites rues sombres, déborde cette gaîté fraîche, enfantine, mais fantasque à l'excès.—On n'imagine pas tout ce qu'il y a en l'air, parfois, d'incroyables choses qui voltigent au vent....
XXXIX
Toujours des vêtements de couleur sombre, cette petite Chrysanthème, ce qui est ici un signe de distinction réelle. Tandis que ses amies, Oyouki-San, madame Touki et les autres, portent volontiers des étoffes bariolées, se plantent dans le chignon des pompons éclatants, elle s'habille de bleu-marine ou de gris neutre, s'attache à la taille de larges ceintures noires brochées de nuances discrètes, et ne met jamais rien dans ses cheveux que des épingles d'écaille blonde. Si elle était de race noble, elle porterait au milieu du dos un petit cercle blanc brodé sur sa robe, apposé comme une estampille, avec, au milieu, un dessin quelconque,—une feuille d'arbre en général: et ce seraient là ses armes. Vraiment il ne lui manque que ce petit blason dorsal pour avoir la tenue d'une femme très comme il faut.
(Au Japon, les belles robes claires, nuancées en nuages, brodées de chimères d'argent ou d'or, sont réservées pour les grandes dames dans leur intérieur, en certaines occasions d'apparat;—ou alors pour le théâtre, pour les danseuses, pour les filles.)
Comme toutes les Japonaises, Chrysanthème serre une quantité de choses dans l'intérieur de ses longues manches, où des poches sont dissimulées.
Elle y met des lettres, des notes quelconques écrites sur des feuilles fines en pâte de riz, des prières-amulettes rédigées par des bonzes, et surtout une grande quantité de carrés en papier soyeux qu'elle emploie aux usages les plus imprévus: essuyer une tasse à thé, tenir la tige mouillée d'une fleur, ou moucher son petit nez drôle quand l'occasion s'en présente. (Après l'opération, elle froisse tout de suite le morceau qui a servi, le roule en boulette et le jette par la fenêtre avec horreur...)
Les personnes les plus huppées se mouchent de cette manière au Japon.
XL
2 septembre.
Le hasard nous a procure une amitié singulière et rare, celle des chefs bonzes de ce temple de la Tortue Sauteuse où l'on célébrait, le mois dernier, un si étonnant pèlerinage.
Les abords de ce lieu sont aussi solitaires à présent qu'ils étaient peuplés les soirs de cette fête; et, en plein jour, on est surpris de la vétusté morte de toutes ces choses religieuses qui, la nuit, avaient semblé vivre. Personne dans ces escaliers de granit usés par le temps; personne sous ces grands portiques somptueux dont la poussière a terni les couleurs et les ors. Pour arriver, il faut franchir plusieurs cours désertes étagées sur le flanc de la montagne, plusieurs portes solennelles, et des marches et des marches, en s'élevant toujours au-dessus de la ville et des bruits humains, dans une région sacrée remplie d'innombrables tombeaux. Sur toutes les dalles, sur toutes les murailles, du lichen et des pariétaires; la teinte grise des choses très vieilles, répandue partout comme une couche de cendre.
Dans un premier temple latéral, trône un Bouddha géant assis dans son lotus,—idole dorée de quinze à vingt mètres de haut, montée sur un énorme socle de bronze.
Enfin le dernier portique se dresse, avec les deux colosses traditionnels, gardiens du saint parvis, qui se tiennent debout, l'un à droite, l'autre à gauche, enfermés comme des bêtes fauves, chacun dans une cage grillée de fer. Ils ont l'attitude furieuse, le poing levé pour frapper, la figure ricanante et atroce. Leurs corps sont criblés de boulettes en papier mâché, qu'on leur a lancées à travers les barreaux et qui se sont collées sur leurs membres monstrueux comme une lèpre blanche, une manière qu'ont les fidèles de leur faire parvenir, pour les apaiser, des prières écrites sur feuillets délicats par des bonzes pieux. On passe entre ces épouvantails et on pénètre dans la dernière cour. L'habitation de nos amis est à main droite, la grande salle de la pagode est en face.
Dans cette cour dallée, des lampadaires de bronze, hauts comme des tourelles. Des cycas séculaires, aux fraîches touffes de plumes vertes, dont les tiges multiples sont disposées avec une symétrie lourde, comme des branches de massifs candélabres. Le temple, entièrement ouvert sur tout sa façade, est profond, obscur, avec des lointains d'ors atténués qui fuient en s'assombrissant. Dans la partie la plus reculée se tiennent les idoles assises, dont on aperçoit vaguement, du dehors, les poses recueillies et les mains jointes; en avant sont les autels, chargés de merveilleux vases de métal, d'où s'élancent des gerbes sveltes de lotus d'argent ou d'or. On sent dès l'entrée l'odeur suave des baguettes de parfum que les prêtres brûlent constamment devant les dieux.
Chez nos amis les bonzes,—à main droite en arrivant,—il est toujours compliqué de se faire introduire.
Un monstre de la famille des poissons, mais ayant des griffes et des cornes, est suspendu au-dessus de leur porte par des chaînes de fer; au moindre souffle de brise, il se balance en grinçant. On passe dessous; on entre dans une première salle haute, immense, à peine éclairée, où brillent, dans les coins, des idoles dorées, des cloches, des choses religieuses incompréhensibles.
Des espèces de petits clercs, d'enfants de chœur, s'avancent peu accueillants, pour demander ce que l'on veut.
—Matsou-San!! Donata-San!! répètent-ils, très étonnés, quand on leur a expliqué auprès de qui l'on veut être introduit. Oh! non, il n'y a pas moyen de les voir: ils reposent,—ou bien, ils sont en contemplation. Orimas! Orimas! disent-ils, en joignant les mains et en esquissant des génuflexions pour mieux se faire comprendre. (Ils sont en prières! en profondes prières!)
On insiste, on parle plus fort; on se déchausse comme des gens bien résolus à entrer quand même.
A la fin ils arrivent, Matsou-San et Donata-San, de là-bas, des profondeurs tranquilles de la bonzerie. Ils sont vêtus de gaze noire, et leur tête est rasée. Souriants, aimables, se confondant en excuses, ils vous tendent la main et on les suit, pieds nus comme eux, jusqu'au fond de leur mystérieuse résidence, à travers des séries d'appartements vides tapissés de nattes d'une incomparable blancheur. Les salles qui se succèdent ne sont séparées les unes des autres que par des stores en bambou d'une finesse exquise, relevés au moyen de glands et de torsades en soie rouge.
Toute la construction intérieure est du même bois couleur beurre frais, menuisé avec une extrême précision, sans le moindre ornement, sans la moindre sculpture; tout semble neuf et vierge, comme n'ayant jamais subi aucun contact de main humaine. De loin en loin, dans cette nudité voulue, un petit escabeau précieux, incrusté merveilleusement, supporte un vieux magot de bronze ou un vase de fleurs; aux murs pendent quelques esquisses de maître jetées vaguement à l'encre de Chine, sur des bandes de papier gris très correctement coupées, mais qu'aucune baguette n'encadre; rien de plus; pas de sièges, pas de coussins, pas de meubles. C'est le comble de la simplicité cherchée, de l'élégance faite avec du néant, de la propreté immaculée et invraisemblable.
Et tandis qu'on est là, cheminant à la suite de ces bonzes, dans ces enfilades de salles désertes, on se dit qu'il y a beaucoup trop de bibelots chez nous en France; on prend en grippe soudaine la profusion, l'encombrement.
L'endroit où s'arrête cette promenade silencieuse de gens déchaussés, l'endroit où l'on s'assied, bien au frais dans la pénombre, est une véranda intérieure ouvrant sur un site artificiel: on dirait le fond d'un puits; c'est un jardinet grand comme un trou d'oubliette, surplombé de partout par l'écrasante montagne, ne recevant d'en haut qu'une demi-clarté de rêve. Et cela joue quand même le grand ravin sauvage; on y voit des cavernes, des rochers abrupts, un torrent, une cascade et des îles. Les arbres, rendus nains par ce procédé japonais que nous ne connaissons pas, ont de toutes petites feuilles à leurs branches noueuses et caduques. Une teinte générale de vieillesse verdâtre harmonise cet ensemble, qui est assurément centenaire.
Des familles de poissons rouges circulent là dans l'eau fraîche, et des petites tortues (sauteuses probablement) dorment sur les lots de granit qui sont d'une nuance pareille à leur carapace grise.
Il y a même des libellules bleues qui se risquent à descendre, on ne sait d'où, et se posent avec de légers tremblements d'ailes sur les nénuphars en miniature.
Nos amis bonzes, malgré une certaine onction ecclésiastique, rient volontiers, d'un rire très bon enfant: dodus, joufflus, tondus, ils ne s'effarouchent de rien et aiment assez nos liqueurs françaises.
Nous causons de choses et d'autres. Au bruit tranquille de leur petite cascade, je risque devant eux des phrases d'un japonais érudit, j'essaie des temps de verbe à effet: des désidératifs, des concessifs, des hypothétiques en ba. Tout en devisant, ils expédient les affaires de l'église, des ordres d'offices, cachetés de sceaux compliqués, pour des pagodes inférieures situées alentour; ou bien des petites prières curatives, tracées au pinceau, pour être mangées en boulettes par des malades éloignés. De leurs mains blanches et potelées, ils jouent de l'éventail comme des femmes, et, quand nous avons goûté à différents breuvages indigènes aux essences de fleurs, ils font apporter pour finir un flacon de Bénédictine ou de Chartreuse; ils apprécient ces liqueurs, composées par des collègues d'Occident.
A bord, quand ils viennent nous rendre nos visites, ils ne dédaignent pas d'assujettir leurs grosses lunettes rondes sur leurs petits nez plats, pour regarder les dessins profanes de nos journaux illustrés, la Vie Parisienne par exemple. Avec une certaine complaisance même, ils laissent traîner leurs doigts sur les images quand elles représentent des dames.
Ils ont, dans leur grand temple, des cérémonies religieuses très belles, et nous y sommes maintenant conviés. Au bruit du gong, ils font devant les idoles des entrées rituelles, à vingt ou trente officiants en costume de gala, avec des génuflexions, des battements de mains, des allées et venues savantes qui semblent les figures d'un quadrille mystique....
Eh bien! le sanctuaire a beau être sombre, immense; les idoles, superbes... dans ce Japon, les choses n'arrivent jamais qu'à un semblant de grandeur. Une mesquinerie irrémédiable, une envie de rire est au fond de tout.
Et puis, il y a l'auditoire qui nuit au recueillement et où nous retrouvons des connaissances ma belle-mère quelquefois, ou une cousine,—ou la marchande de porcelaine qui hier nous a vendu un vase. Petites mousmés très mignonnes, vieilles dames très singesques, entrant avec leur boîte à fumer, leur parasol couvert de peinturlures, leurs petits cris, leurs révérences; caquetant, se complimentant, sautillant, ayant toutes les peines du monde à tenir leur sérieux.
XLI
3 septembre.
Chrysanthème est venue aujourd'hui pour la première fois me voir à bord, chaperonnée par madame Prune et suivie de ma plus jeune belle-sœur, mademoiselle La Neige. Ces dames avaient l'air très posé, très comme il faut.
Dans ma chambre, il y a un grand Bouddha sur son trône, et devant lui un plateau de laque où mon matelot fidèle rassemble les menues pièces d'argent qu'il trouve errantes dans mes habits. Madame Prune, qui a l'esprit tourné au mysticisme, s'est crue là devant un autel véritable; le plus gravement du monde, elle a adressé au dieu une courte prière; puis, tirant son porte-monnaie (qui était, suivant l'usage, derrière son dos, attaché à sa ceinture bouffante avec sa blague et sa petite pipe), elle a déposé dans le plateau une pieuse offrande, en faisant la révérence.
Maintien très digne durant toute la visite. Mais au moment du départ, Chrysanthème, qui ne voulait pas s'en aller sans avoir vu Yves, l'a demandé avec une persistance déguisée très particulière. Et Yves, que j'ai fait venir, s'est montré bien doux pour elle,—tellement que j'en ai conçu cette fois un peu de sérieux ennui; je me suis demandé si ce dénouement assez pitoyable, vaguement redouté jusqu'ici, n'allait pas bientôt se produire....
XLII
4 septembre.
J'ai rencontré aujourd'hui, dans un vieux quartier mort, une mousmé tout à fait exquise, délicieusement costumée, fraîche sur le fond sombre des ruines.
C'était tout au bout de Nagasaki, dans la partie très ancienne de la ville. Il y a dans cette région des arbres centenaires, des vieux temples de Bouddha, ou d'Amiddah, ou de Benten, ou de Kwanon, à hautes toitures pompeuses; des monstres de granit assis dans des cours pleines de silence où l'herbe pousse entre les dalles. Ce quartier désert est traversé par un torrent étroit au lit profond, sur lequel sont jetés des petits ponts courbes aux balustres de granit rongés par le lichen. Toutes les choses qui sont là s'arrangent et grimacent bizarrement comme dans les plus antiques peintures nipponnes.
Je passais à l'heure brûlante de midi, et je ne voyais personne,—si ce n'est dans les bonzeries, par des fenêtres ouvertes, quelques rares prêtres, gardiens de sanctuaires ou de tombeaux, faisant la sieste sous leurs tendelets en gaze bleu-nuit.
Tout à coup, cette petite mousmé m'apparut, un peu au-dessus de moi, au sommet de la courbure, sur un de ces ponts tapissés de mousses grises; en pleine lumière, en plein soleil, se détachant à la manière des fées éblouissantes sur un fond de vieux temples noirs et d'ombres. Elle retenait sa robe d'une main et la faisant plaquer au bas de ses jambes, pour se donner l'air plus svelte. Autour de sa petite tête étrange, son ombrelle ronde à mille plissures, éclairée par transparence, faisait une grande auréole bleue et rouge bordée de noir; et un laurier rose chargé de fleurs, poussé entre les pierres de ce pont, s'étalait à côté d'elle, baigné lui aussi de soleil. Derrière cette jeune fille et ce laurier fleuri, tout était repoussoir obscur.
Sur la jolie ombrelle rouge et bleue, de grandes lettres blanches formaient cette inscription, qui est en usage pour les mousmés et qu'on m'a appris à connaître: Nuages, arrêtez-vous, pour la regarder passer. Et il en valait la peine, en effet, de s'arrêter pour cette précieuse petite personne, d'une japonerie si idéale.
Cependant, il n'eût pas fallu s'arrêter trop longtemps et se laisser prendre; c'eût été encore un leurre. Poupée comme les autres évidemment, poupée d'étagère et rien de plus. En la regardant, je me disais même que Chrysanthème, apparaissant à cette même place, avec cette robe, cet éclairage et ce nimbe de soleil, eût produit un effet aussi charmant.
Car elle est gentille, Chrysanthème, ce n'est plus contestable.... Hier au soir, je me rappelle, je l'ai admirée. C'était la nuit; nous revenions, avec l'escorte des petits ménages pareils au nôtre, de la tournée habituelle dans les maisons de thé et les bazars. Tandis que les autres mousmés marchaient en se donnant la main, parées de pompons d'argent tout neufs qu'elles venaient de se faire offrir, et s'amusant avec des jouets, elle, soi-disant fatiguée, suivait à demi étendue dans une voiture de djin. Nous avions mis à ses côtés de gros bouquets en gerbes, destinés à remplir aujourd'hui nos vases,—des iris tardifs et des lotus à longue tige, les derniers de la saison, qui déjà sentaient l'automne.—Et c'était joli, cette Japonaise dans son petit char, nonchalante, au milieu de ces fleurs d'eau, éclairée en couleurs changeantes, au hasard des lanternes qui nous croisaient. La veille de mon arrivée au Japon, si on me l'eût montrée en me disant: «Ta mousmé sera celle qui passe», j'en aurais été charmé sans aucun doute.—Dans la réalité, non, cependant, je ne le suis pas: ce n'est que Chrysanthème, toujours elle, rien qu'elle, la petite créature pour rire, mièvre de formes et de pensées, que l'agence Kangourou m'a fournie....
XLIII
Dans notre logis, l'eau pour boire, pour préparer le thé et faire les petites ablutions courantes, se tient dans des cuves de porcelaine blanche—ornées de peintures représentant des poissons bleus qu'un courant rapide entraîne au milieu d'algues affolées. Et ces cuves résident, pour plus de fraîcheur, en plein vent, sur le toit de madame Prune, à un point qu'il est facile d'atteindre, en allongeant le bras, du haut de notre balcon saillant.—Une vraie aubaine pour les chats altérés du voisinage; pendant les belles nuits d'été, ce coin de toit, où sont nos cuves peinturlurées, devient pour eux un lieu de rendez-vous charmant, au clair de lune, après les entreprises galantes ou les longues rêveries solitaires au faîte des murs.
J'avais cru devoir en avertir Yves la première fois qu'il voulut boire de cette eau-là.
—Oh! répondit-il, étonné, des chats vous dites! est-ce que c'est sale, ça?
Sur ce point, nous sommes d'accord avec lui, Chrysanthème et moi; nous trouvons que les chats ne sont pas des bêtes à babines malpropres, et il nous est indifférent de boire après eux.
Pour Yves, Chrysanthème non plus, «ça n'est pas sale», et il boit volontiers dans sa petite tasse après elle, la classant, sous le rapport des babines, dans la catégorie des chats.
Eh bien! ces cuves en porcelaine sont un des grands soucis quotidiens de notre ménage: jamais d'eau là-dedans, le soir, quand nous rentrons de la promenade, après cette montée qui nous a donné soif et après ces gaufres de madame L'Heure que nous avons mangées en manière de passe-temps tout le long de la route. Impossible d'obtenir que madame Prune ou mademoiselle Oyouki, ou leur jeune servante mademoiselle Dédé*, aient la prévoyance de remplir cela pendant qu'il fait jour.—Et, quand nous rentrons tard, ces trois dames sont endormies: nous voilà obligés de vaquer à ce soin nous-mêmes.
*Dédé-San signifie en français: «mademoiselle Jeune fille»; c'est un nom très répandu.
Donc, il faut rouvrir toutes les portes fermées, se rechausser et descendre dans le jardin puiser de l'eau.
Et, comme Chrysanthème mourrait de peur toute seule dans ces arbres, au milieu de l'obscurité et des musiques d'insectes, je me vois forcé d'aller au puits avec elle.
Pour cette entreprise, nous avons besoin de lumière; cherchons donc dans la collection de ces lanternes achetées chez madame Très-Propre, qui s'entassent de nuit en nuit au fond d'une de nos petites armoires en papier: pas une dont la bougie ne soit consumée,—je m'y attendais! Allons, il s'agit de prendre résolument la première venue et de planter une bougie neuve sur la pointe de fer qui se dresse au fond:—Chrysanthème y met toute sa force;—la bougie se fend, éclate; la mousmé se pique les doigts, fait la moue et pleurniche.... Scène inévitable de tous les soirs, qui retarde d'un bon quart d'heure notre coucher sous le tendelet de gaze bleu sombre, tandis que les cigales du toit nous font là-haut leur plus moqueuse musique....
Et tout cela, qui m'amuserait avec une autre,—avec une autre que j'aimerais,—avec elle, m'impatiente bien....
XLIV
11 septembre.
Huit jours viennent de passer, assez paisibles, durant lesquels je n'ai rien écrit. Je crois que peu à peu je me fais à mon intérieur japonais, aux étrangetés de la langue, des costumes, des visages. Depuis trois semaines, les lettres d'Europe, égarées je ne sais où, n'arrivent plus, et cela contribue, comme toujours, à jeter un léger voile d'oubli sur les choses passées.
Donc, chaque soir, je monte au logis fidèlement, tantôt par les belles nuits pleines d'étoiles, tantôt sous les ondées d'orage. Et chaque matin, quand la prière chantée de madame Prune prend son vol dans l'air sonore, je m'éveille et je redescends vers la mer, par ces sentiers où l'herbe est pleine de rosée fraîche.
La recherche des bibelots est, je crois, la plus grande distraction de ce pays japonais. Dans les petites boutiques des antiquaires, on s'assied sur des nattes pour prendre une tasse de thé avec les marchands; puis on fouille soi-même dans des armoires, dans des coffres, où sont entassées des vieilleries bien extravagantes. Les marchés, très discutés, durent souvent plusieurs jours et se traitent en riant, comme de gentilles petites farces que l'on voudrait se jouer les uns aux autres....
J'abuse vraiment de l'adjectif petit, je m'en aperçois bien; mais comment faire?—En décrivant les choses de ce pays-ci, on est tenté de l'employer dix fois par ligne. Petit, mièvre, mignard,—le Japon physique et moral tient tout entier dans ces trois mots-là....
Et ce que j'achète s'amoncelle là-haut, dans ma maisonnette de bois et de papier;—elle était bien plus japonaise pourtant, dans sa nudité première, telle que M. Sucre et madame Prune l'avaient conçue. Il y a maintenant plusieurs lampes, de forme religieuse, qui descendent du plafond; beaucoup d'escabeaux et beaucoup de vases; des dieux et des déesses autant que dans une pagode.
Il y a même un petit autel shintoïste, devant lequel madame Prune n'a pu se tenir de tomber en prières et de chanter, avec son tremblement de vieille chèvre:
«Lavez-moi très blanchement de mes péchés, ô Ama-Térace-Omi-Kami, comme on lave des choses impures dans la rivière de Kamo...»
Pauvre Ama-Térace-Omi-Kami, laver les impuretés de madame Prune! Quelle besogne longue et ingrate!!
Chrysanthème, qui est bouddhiste, prie quelquefois le soir avant de se coucher, tandis que le sommeil l'accable; elle prie en claquant des mains devant la plus grande de nos idoles dorées. Mais son sourire, qui revient après, semble une moquerie d'enfant à l'adresse du Bouddha, dès que la prière est finie. Je sais aussi qu'elle vénère ses Ottokés (les Esprits de ses ancêtres), dont l'autel assez somptueux est chez madame Renoncule sa mère. Elle leur demande des bénédictions, la fortune, la sagesse....
Qui pourrait démêler quelles sont ses idées sur les dieux et sur la mort? A-t-elle une âme? Pense-t-elle en avoir une?... Sa religion est un ténébreux chaos de théogonies vieilles comme le monde, conservées par respect pour les choses très anciennes, et d'idées plus récentes sur le bienheureux néant final, apportées de l'Inde à l'époque de notre moyen âge par de saints missionnaires chinois. Les bonzes eux-mêmes s'y perdent,—et alors, que peut devenir tout cela, greffé d'enfantillage et de légèreté d'oiseau, dans la tête d'une mousmé qui s'endort?...
Deux choses insignifiantes m'ont quelque peu attaché à elle (il est bien difficile que le lien ne se resserre pas, à la longue).—Ceci d'abord:
Madame Prune, un jour, était allée nous chercher une relique de sa galante jeunesse, un peigne en écaille blonde d'une transparence rare; un de ces peignes qu'il est de bon ton de poser au sommet des coques de cheveux, à peine enfoncé, les dents toutes dehors, comme en équilibre. L'ayant retiré d'une jolie boîte en laque, elle l'élevait, du bout des doigts, à la hauteur de ses yeux, en clignant, afin de regarder le ciel au travers—le beau ciel d'été—comme on fait pour vérifier l'eau des pierres précieuses.
—Voilà, me disait-elle, la pièce de prix que tu devrais offrir à ta femme.
Et ma mousmé, très captivée, admirait combien la substance de ce peigne était limpide, combien la forme en était gracieuse.
Ce qui me plaisait le plus, à moi, c'était la boîte en laque. Sur le couvercle, une étonnante peinture, or sur or, représentait une vue, prise de très près, à la surface d'un champ de riz, par un jour de grand vent: un fouillis d'épis et d'herbages couchés et tordus par quelque rafale terrible; çà et là, entre les tiges tourmentées, on apercevait la terre boueuse de la rizière; il y avait même des petites flaques d'eau—qui étaient des parties de laque transparente dans lesquelles d'infimes parcelles d'or semblaient flotter comme des fétus dans un liquide trouble; deux ou trois insectes, qu'il eût fallu un microscope pour bien voir, se cramponnaient à des roseaux, avec des airs d'épouvante,—et le tableau tout entier n'était pas grand comme une main de femme.
Quant au peigne de madame Prune, en lui-même il ne me disait rien, je l'avoue, et je faisais la sourde oreille, le trouvant bien insignifiant et bien cher. Alors Chrysanthème, tristement, répondit:
—Non, merci, je n'en veux pas; remportez-le, chère Madame....
Et en même temps elle poussa un gros soupir, assez réussi, qui signifiait:
—Il ne m'aime déjà pas tant que cela.... Inutile de le tourmenter.
Tout de suite, j'ai fait l'emplette désirée.
Plus tard, quand Chrysanthème sera devenue une vieille guenon comme madame Prune, avec des dents noires et de la dévotion, son tour arrivera de brocanter la chose—à quelque belle d'une génération à venir....
...Une autre fois, j'avais pris mal de tête, au soleil, et j'étais étendu par terre, reposant sur mon oreiller en peau de couleuvre. Les yeux troublés, je voyais tourner, comme en une ronde, la véranda ouverte, le grand ciel lumineux du soir où planaient des cerfs-volants étranges, et il me semblait que je vibrais douloureusement à ce bruit cadencé des cigales qui remplissait l'air.
Elle, accroupie près de moi, essayait de me guérir par un procédé japonais, en m'appuyant de toutes ses forces ses petits pouces sur les tempes et en les faisant tourner, comme pour les y enfoncer par un mouvement de vrille. Elle était devenue toute rouge à ce travail fatigant qui me causait un réel bien-être, quelque chose comme une griserie douce d'opium.
Ensuite, inquiète, pensant que j'allais peut-être avoir la fièvre, elle voulut me faire manger, roulée en boulette entre ses doigts, une efficace prière, écrite sur papier de riz, qu'elle conservait précieusement dans la doublure d'une de ses manches....
Eh bien, j'ai avalé cette prière sans rire, pour ne pas la blesser, pour ne pas ébranler sa petite croyance drôle....
XLV
Nous sommes allés aujourd'hui chez le photographe en renom, Yves, ma mousmé et moi, afin de poser en groupe.
Nous enverrons cela en France.—Yves sourit déjà en songeant à l'étonnement de sa femme quand elle apercevra ce minois de Chrysanthème entre nous deux, et il se demande ce qu'il pourra bien lui conter en matière d'explication:
—Mon Dieu, je dirai que c'est une de vos connaissances, voilà tout!
Au Japon, il y a des photographes dans le genre des nôtres; seulement ce sont des Japonais, habitant des maisons japonaises. Celui qui aura l'honneur aujourd'hui, opère au fond de la banlieue, dans ce quartier antique de grands arbres et de pagodes sombres où j'avais rencontré l'autre jour une mousmé si jolie. Son enseigne se lit en plusieurs langues, plaquée sur un mur, au bord de ce petit torrent qui descend de la verte montagne traversé par des ponts courbes en granit séculaire et bordé de bambous légers ou de lauriers-roses en fleurs.
Cela étonne et cela déroute, un photographe niché là, dans tout ce Japon d'autrefois.
Précisément on fait queue à sa porte aujourd'hui; nous tombons mal. Il y a toute une file de chars à djin qui stationnent, attendant des clients qu'ils ont amenés et qui passeront avant nous. Les coureurs, nus et tatoués, peignés correctement en bandeaux et en chignon, font la causette, fument des petites pipes, ou rafraîchissent dans l'eau du torrent leurs jambes musculeuses.
La cour d'entrée est une irréprochable japonerie, avec des lanternes et des arbres nains. Mais l'atelier où l'on pose pourrait être aussi bien à Paris ou à Pontoise: mêmes chaises en «vieux chêne», mêmes poufs défraîchis, colonnes en plâtre et rochers en carton.
Les personnes que l'on opère en ce moment sont deux dames de qualité (la mère et la fille, cela se devine), qui posent ensemble, en carte-album, avec des accessoires Louis XV. Les premières grandes dames de ce pays que j'aie vues de si près, un groupe bien étrange: longues figures de la classe noble, atones, anémiques, bleuâtres à force de poudre de riz, avec la bouche peinte en forme de cœur, au carmin pur. Du reste, une distinction incontestable, qui s'impose même à nous, malgré la différence profonde des races et des notions acquises.
Elles toisent Chrysanthème avec un assez visible dédain, bien que sa toilette soit aussi comme il faut que les leurs. Et moi, je ne puis me rassasier de regarder ces deux créatures; elles me captivent comme des choses jamais vues et incompréhensibles. Leurs corps frêles, posés avec une grâce exotique, sont noyés dans des étoffes rigides et des ceintures bouffantes dont les bouts retombent comme des ailes fatiguées. Elles me font penser, je ne sais pourquoi, à de grands insectes rares; sur leurs vêtements, des dessins extraordinaires ont quelque chose de la bigarrure sombre des papillons nocturnes. Surtout, il y a le mystère de leurs tout petits yeux, tirés, bridés, retroussés, pouvant à peine s'ouvrir; le mystère de leur expression qui semble indiquer des pensées intérieures d'une saugrenuité vague et froide, un monde d'idées absolument fermé pour nous.—Et je songe, en les dévisageant: comme nous sommes loin de ce peuple japonais, comme nous sommes de race dissemblable!...
Il faut laisser passer ensuite plusieurs matelots anglais arrivés avant nous, bien pomponnés dans leurs vêtements de toile blanche, bien frais, bien gras, bien roses comme des bonshommes en sucre, qui posent avec des airs niais sur des fûts de colonnes.
Notre tour vient enfin; Chrysanthème s'arrange avec lenteur, d'une manière très cherchée, tournant le plus possible les pointes de ses pieds en dedans, à la façon élégante.
Et, sur le cliché qu'on nous montre, nous avons l'air d'une petite famille bien ridicule, alignée devant un photographe de foire.
XLVI
13 septembre.
Yves est libre ce soir trois heures plus tôt que moi,—ce qui arrive de temps en temps, d'après la façon dont notre service de quarts est organisé. Ces jours-là, il descend à terre le premier et s'en va m'attendre à Diou-djen-dji.
Avec une longue-vue, je l'observe du bord, grimpant dans les sentiers verts de la montagne: il marche d'un pas très alerte, courant presque; comme il paraît pressé d'aller retrouver cette petite Chrysanthème!
Vers neuf heures, quand j'arrive, je le vois assis par terre, au milieu de mon appartement, le torse nu (ce qui est ici une tenue d'intérieur suffisamment correcte, j'en conviens). Et, autour de lui, Chrysanthème, Oyouki, mademoiselle Dédé la servante, s'empressant à lui essuyer le dos—avec des petites serviettes bleues peinturlurées de cigognes et de sujets drolatiques....
—Ah! mon Dieu, qu'est-ce qu'il a bien pu faire pour avoir si chaud, pour s'être mis dans un état pareil?
Il me raconte que, près de chez nous,—un peu plus haut dans la montagne,—il a découvert un tir au sabre et qu'il y a livré assaut jusqu'à nuit close—contre des Japonais qui tiraient à deux mains, en bondissant comme des chats, suivant l'usage de leur pays. Avec son escrime française, il les a battus à plate couture. Alors on lui a fait de grands saluts, de grands honneurs,—et apporté une quantité de bonnes petites choses très froides à boire. Tout cela réuni l'a fait transpirer beaucoup....
—Ah! très bien. Mais je ne m'expliquais pas....
Il est ravi de sa soirée; il ira tous les jours s'amuser à les battre; il pense même faire des élèves.
Une fois l'assèchement de son dos terminé, les voilà tous ensemble, les trois mousmés et lui jouant au «pigeon vole» nippon.—En vérité, je ne pouvais rien souhaiter de plus innocent, de mieux sous tous les rapports.
Charles N*** et madame Jonquille, sa femme, nous arrivent inopinément vers dix heures. (Ils s'égaraient dans nos parages, sous les bosquets noirs, et sont montés, voyant de la lumière chez nous.)
Leur intention est d'aller finir leur soirée à la maison de thé des Crapauds, et ils veulent nous entraîner avec eux pour prendre des sorbets là-bas.—C'est au moins à une heure d'ici, cette maison de thé, de l'autre côté de la ville, à mi-montagne, dans les jardins de la grande pagode d'Osueva; mais ils tiennent à leur idée quand même, prétendant que, par cette nuit pure et ce clair de lune, on doit avoir, de la terrasse du temple, une vue très jolie.
—Très jolie, je ne dis pas; mais nous allions nous coucher, nous.... Enfin, soit, partons, suivons-les.
Nous louons cinq djins et cinq chars, en bas, dans la grand-rue, devant chez madame Très-Propre, qui nous choisit, pour cette expédition tardive, des lanternes énormes et toutes rondes, de gros ballons rouges ornés de méduses, d'algues et de requins verts.
Il est près de onze heures quand nous nous mettons en route. Dans les quartiers du centre, les bons Nippons ferment déjà leurs petites échoppes, éteignent leurs lampes, tirent leurs panneaux de bois, poussent leurs châssis de papier.
Et plus loin, dans les antiques rues de la banlieue, tout est clos depuis longtemps; nos chars roulent dans la nuit très noire. Nous crions à nos djins: Ayakou! ayakou! (Vite! vite!) et ils courent à toutes jambes, en poussant de petits hurlements, comme des bêtes joyeuses, emballées par gaîté. Dans l'obscurité, nous allons un train de tempête, à la file indienne tous les cinq, cahotés furieusement sur les vieilles dalles disjointes, que nos ballons rouges éclairent mal en s'agitant toujours à l'extrémité de leurs tiges en bambou. De temps à autre, quelques Nippons, coiffés de nuit en mouchoir bleu, ouvrent une fenêtre pour regarder quels sont ces écervelés qui se promènent si vite et si tard, en faisant tout ce bruit. Ou bien, une lueur, que nous jetons en passant, nous montre le rire atroce d'une des grosses bêtes en pierre assises aux portes des pagodes....
Enfin nous arrivons au pied de ce temple d'Osueva et, laissant nos djins avec nos petits chars, nous commençons à monter les escaliers de géants, complètement déserts cette nuit.
Chrysanthème, qui fait toujours un peu la petite fille fatiguée, l'enfant gâtée et triste, monte avec lenteur, entre Yves et moi, s'appuyant sur nos bras.
Jonquille, au contraire, grimpe en sautillant comme un oiseau et compte pour s'amuser les marches interminables:
—Hitôts'! F'tâts'! Mits'! Yôts'! (un! deux! trois! quatre!) dit-elle en s'élevant par une série de petits bonds légers.
—Itsôûts'! Moûts! Nanâts'! Yâts'! Kokonôts'! (cinq! six! sept! huit! neuf!...)
Et elle appuie bien fort sur les accents circonflexes, comme pour rendre ces nombres encore plus drôles.
Sur son beau chignon noir brille un petit plumet d'argent; sa silhouette est fine, gracieuse et d'une extrême étrangeté; dans la nuit où nous sommes, on ne voit pas que sa figure est presque laide et sans yeux.
Vraiment, on dirait des petites fées, Chrysanthème Jonquille, ce soir; les moindres Japonaises, à certains moments, prennent de ces airs-là, à force de bizarrerie élégante et d'ingénieux arrangement.
L'escalier de granit, vide, immense, uniformément gris sous le ciel nocturne, paraît fuir en hauteur devant nous,—et en profondeur par-derrière, quand on se retourne,—en profondeur, en dégringolade vertigineuse. Sur les degrés de cette pente s'allongent, s'allongent démesurées, les ombres noires des portiques religieux par lesquels il nous faut passer; et ces ombres, qui semblent se casser au ressaut de chaque marche, ont sur toute leur étendue des plissures régulières d'éventail. Les portiques se dressent isolément, s'étagent les uns au-dessus des autres;—leurs formes étonnantes sont à la fois d'une simplicité extrême et d'une recherche rare; ils se dessinent avec une netteté dure et, cependant, ils ont ce vague de vision que prennent les objets très grands à la lueur lunaire. Leurs achitraves courbes se relèvent, aux extrémités, en deux cornes inquiétantes, tendues vers la voûte lointaine et bleuâtre où scintillent les étoiles; ils ont l'air de vouloir communiquer aux dieux, par ces pointes, les choses que leur base profonde entend dans la terre d'alentour remplie de sépulcres et de morts.
Nous sommes un tout petit groupe, nous, perdu maintenant au milieu de cette montée colossale; nous cheminons, éclairés moitié par la lune pâle qui est en haut, moitié par les lanternes rouges qui sont dans nos mains et qui se balancent toujours au bout de leurs longues tiges.
Il se fait un grand silence dans ces abords du temple; même les bruits d'insectes se taisent à mesure que nous nous élevons. Une sorte de recueillement, de demi-crainte religieuse nous gagne peu à peu, en même temps qu'une plus grande fraîcheur se répand dans l'air et nous saisit.
En haut, dans la cour sacrée, où résident le cheval de jade et les tourelles de porcelaine, nous nous sentons intimidés en entrant. Il y fait plus sombre, à cause des murs. Et notre arrivée semble déranger je ne sais quel conciliabule mystique tenu entre les Esprits de l'air et les symboles visibles qui sont là, chimères et monstres, éclairés aux reflets bleus de la lune.
Nous tournons à gauche, et nous pénétrons dans les jardins en terrasse, pour nous rendre à cette maison de thé des Crapauds qui est notre but cette nuit: nous la trouvons fermée,—je m'y attendais,—fermée et noire, à une heure pareille!... A la porte, nous tambourinons tous ensemble; nous appelons par leurs noms, avec les intonations les plus câlines, toutes les mousmés de service que nous connaissons bien, mesdemoiselles Transparente, Étoile, Rosée-matinale et Marguerite-reine.—Personne.—Adieu les sorbets aux parfums et les haricots à la grêle!...
Devant la maisonnette du tir à l'arc, nos mousmés font un saut de côté, très effrayées, annonçant qu'il y a un cadavre par terre.—En effet, quelqu'un est là étendu. Nous examinons timidement la situation à la lueur de nos ballons rouges—tenus à toute longueur de tige par peur de ce mort: c'est simplement le vieux gardien du tir, celui qui, le jour du 14 juillet, choisissait de si belles flèches pour Chrysanthème, et il dort, ce bonhomme, le chignon un peu défait, mais d'un bon sommeil qu'il serait cruel de troubler.
Allons au bord de la terrasse, contempler la rade sous nos pieds, et puis nous rentrerons chez nous.
La rade, cette nuit, est une grande déchirure, sombre et sinistre, où les rayons de la lune ne descendent pas; une crevasse béante, qui semble ouverte jusqu'aux entrailles de la terre et au fond de laquelle brillent, tout petits, comme une réunion de vers luisants dans une fosse, les feux des navires.
XLVII
...Le milieu de la nuit, deux heures du matin. Nos veilleuses brûlant toujours, un peu mourantes, devant nos idoles tranquilles.... Chrysanthème me réveille brusquement et je la regarde: elle est dressée sur son bras tendu et sa figure exprime une intense terreur; muette, elle me fait signe, sans oser parler, que quelqu'un s'approche... ou quelque chose... en rampant.... Quelle visite sinistre est-ce donc?—Cela me fait peur, à moi aussi. J'ai l'impression rapide de quelque immense danger inconnu, dans ce lieu isolé, dans ce pays dont je n'ai pas pu approfondir encore les êtres et les mystères. Il faut que ce soit bien affreux, pour qu'elle demeure là clouée, à demi morte de frayeur, elle qui sait....
C'est dehors, paraît-il; cela arrive par les jardins; de sa main tremblante, elle indique que cela va monter par la véranda, par le toit de madame Prune...—En effet, on entend de légers bruits... qui s'approchent.
J'essaie de lui dire:
—Neko-San? (Ce sont messieurs les chats?)
—Non! fait-elle, toujours terrifiée et inquiétante.
—Bakémono-Sama? (Messeigneurs les Revenants?)—J'ai déjà pris l'habitude au Japon de m'exprimer avec cette excessive politesse.
—Non!!... Dorobo!! (Les voleurs!!)
—Les voleurs! Ah! tant mieux; je préfère de beaucoup cela, par exemple, à une visite d'esprits ou de morts comme je l'avais craint tout à l'heure au sursaut de mon réveil; des voleurs, c'est-à-dire des bonshommes bien en vie, ayant sans doute, en tant que Japonais, des figures assez drolatiques. Je n'ai même plus peur du tout, à présent que je suis fixé, et nous allons tout de suite vérifier la chose,—car il est certain que l'on remue sur le toit de madame Prune,—on s'y promène....
J'ouvre un de nos panneaux de bois et je regarde. Je ne vois rien qu'une grande étendue calme, sereine, exquise, éclairée en plein par la lune brillante; tout ce Japon endormi au chant sonore des cigales est bien charmant cette nuit, et ce grand air du dehors est bien suave à respirer.
Chrysanthème, à moitié cachée derrière mon épaule, écoute, tremblante, avance la tête pour examiner les jardins et les toits, avec des yeux dilatés de chatte effrayée.... Non, rien, rien qui bouge.... Çà et là quelques ombres dures, qu'on ne s'expliquait pas bien au premier coup d'œil, mais qui sont projetées par des pans de murs, des branches d'arbres, et gardent une immobilité absolue très rassurante. Tout semble d'une tranquillité figée et demeure silencieux, dans ce vague que la lune met sur les choses.
Rien;—rien nulle part. C'étaient messieurs les chats, tout simplement, ou bien mesdames les chouettes: les bruits grandissent d'une manière si extraordinaire, la nuit chez nous....
Refermons ce panneau avec soin, par mesure de prudence, et puis allumons une lanterne et descendons voir s'il n'y a personne de caché dans des coins, si les portes sont bien closes; pour rassurer Chrysanthème, faisons une ronde générale du logis.
Nous voilà donc parcourant ensemble, sur la pointe des pieds, toutes les retraites intimes de cette maison, qui, à en juger par ses bases, doit être bien antique, malgré ses cloisons légères en papier frais; des renfoncements tout noirs, des petits caveaux voûtés de poutres vermoulues; des armoires pour le riz qui sentent la vétusté et la moisissure; des dessous très mystérieux où s'est amoncelée la poussière des siècles. En pleine nuit et pendant une chasse aux voleurs, tout cela, que je ne connaissais pas, a mauvais aspect.
A pas de loup, nous traversons l'appartement de nos propriétaires.—C'est Chrysanthème qui m'entraîne par la main, et je me laisse conduire.—Ils dorment en rang sous leur tente de gaze bleuâtre, éclairés par les veilleuses qui brûlent devant l'autel de leurs ancêtres.
—Tiens! Ils sont alignés dans un ordre qui pourrait prêter à jaser, par exemple!—Mademoiselle Oyouki d'abord, très gentille dans sa pose de sommeil. Ensuite, madame Prune, qui dort la bouche ouverte, montrant son râtelier noir; de son gosier sort un bruit intermittent, pareil au grognement d'une truie.... Oh! qu'elle est vilaine, madame Prune!!—Et puis, M. Sucre, momifié pour l'instant.—Et enfin à son côté, dernière de la rangée, leur bonne, mademoiselle Dédé!!!...
La gaze tendue jette sur eux des reflets couleur d'eau marine; on dirait des personnes noyées dans un aquarium. Et ces saintes veilleuses, cet autel armé d'étranges symboles shintoïstes donnent un faux air religieux à ce tableau de famille.
Honni soit qui mal y pense, mais pourquoi n'est-elle pas plutôt couchée à côté de ses maîtresses, cette jeune servante? Chez nous là-haut, quand nous offrons l'hospitalité à Yves, nous avons soin de nous placer, sous notre moustiquaire, d'une façon bien plus correcte....
Un recoin que nous allons visiter en dernier lieu m'inspire une certaine appréhension. C'est une soupente basse et mystérieuse, contre la porte de laquelle est collée, comme chose perdue, une très vieille image de piété: Kwanon-aux-mille-bras et Kwanon-à-tête-de-cheval, assis dans des nuages et des flammes, horribles tous deux avec leurs rires de spectres.
Nous ouvrons, et Chrysanthème se rejette en arrière, poussant un cri affreux.—J'aurais cru que les voleurs étaient là, si je n'avais vu passer sur elle, et disparaître, une petite chose grisâtre, rapide, furtive: un jeune rat qui mangeait du riz en haut d'une étagère, et, qui, dans son effarement, lui avait sauté à la figure....
XLVIII
14 septembre.
Yves a perdu à la mer son sifflet d'argent, son indispensable sifflet pour la manœuvre, et nous courons la ville toute la journée, suivis de Chrysanthème, de mesdemoiselles La Neige et La Lune ses sœurs, pour en chercher un autre.
C'est très difficile à trouver dans Nagasaki, très difficile surtout à expliquer en japonais, un sifflet de marine, de forme consacrée, courbe avec une petite boule terminale, pour moduler les trilles et les sons enflés des commandements officiels. Trois heures durant on nous renvoie de boutique en boutique;—faisant mine d'avoir très bien saisi, on nous trace, au pinceau sur papier de soie, des adresses de magasins où nous devons infailliblement rencontrer ce qu'il nous faut, et nous partons plein d'espoir, courant à une mystification nouvelle; nos djins essoufflés en perdent la tête.
On comprend bien que nous voulons quelque chose pour produire du bruit, de la musique; alors on nous offre des instruments de toutes les formes, les plus inattendus, les plus extraordinaires: des pratiques pour voix de polichinelles, des sifflets pour chiens, des trompettes. C'est toujours de plus en plus inouï ce qu'on nous propose tellement qu'à la fin un fou rire nous gagne. En dernier lieu, un vieil opticien nippon, qui avait pris un air très fin, un air de parfaite compétence, s'en va fouiller dans son arrière-boutique—et nous rapporte une sirène à vapeur, provenant d'un paquebot naufragé.
Après dîner, l'événement considérable de la soirée est une averse de déluge qui nous surprend au sortir des maisons de thé, au retour de notre promenade élégante. Justement nous étions en troupe nombreuse, ayant avec nous plusieurs mousmés invitées, et, dès que cela commence à tomber du ciel sans préambule, comme d'un arrosoir renversé, il en résulte une immédiate débandade. Elles se sauvent, les mousmés, avec des petits cris d'oiseau, se réfugient dans des portes, chez des marchandes, sous des capotes de djins.
Puis bientôt, quand les boutiques se sont fermées en hâte, quand la rue est vide, inondée, presque noire; les lanternes de papier, détrempées, piteuses, éteintes,—je me retrouve, je ne sais comment, plaqué contre un mur, sous la saillie d'un toit, dans la seule compagnie de mademoiselle Fraise, ma cousine, qui pleure à cause de sa belle robe mouillée. Et cette ville me paraît tout à coup d'une tristesse lugubre, au bruit de la pluie qui tombe toujours, éclaboussant tout, au bruit des gouttières qui font, dans l'obscurité, des petits murmures plaintifs de ruisseaux.
Très vite finie, l'ondée. Alors les mousmés sortent de leurs trous, comme des souris, se cherchent, se hèlent, et leurs petites voix ont ces intonations traînantes, mélancoliques, singulières, qu'elles prennent chaque fois qu'il s'agit d'appeler dans le lointain.
—Ohé, mademoiselle la Lu-u-u-u-une!!
—Ohé, madame Jonqui-i-i-i-ile!!
Elles se crient les unes aux autres leurs noms bizarres et les prolongent indéfiniment dans la nuit devenue silencieuse, dans la sonorité qu'a prise l'air humide après cette grande pluie d'été.
Enfin les voilà toutes retrouvées, réunies, ces petites personnes à yeux bridés, dépourvues de cervelle,—et nous remontons à Diou-djen-dji, très mouillés tous.
Pour la troisième fois Yves couche à nos côtés, sous notre tente bleue.
Un grand tapage se fait au-dessous de nous, passé minuit; ce sont nos propriétaires qui reviennent d'un pèlerinage à un temple lointain de la déesse de la Grâce. (Bien que shintoïste, madame Prune vénère cette divinité qui, dit-on, fut bienveillante à sa jeunesse.) Tout aussitôt, nous voyons monter, comme une fusée, mademoiselle Oyouki, apportant sur un délicieux petit plateau des bonbons bénis, achetés là-bas aux portes de ce temple à notre intention et qu'il faut manger tout de suite, avant que la vertu en soit éventée.—Sans sortir d'un demi-sommeil, nous absorbons ces petites choses au sucre et au poivre, en remerciant beaucoup.
Yves dort tranquille, sans donner cette fois des coups de poing dans le plancher, ni des coups de pied. Il a suspendu sa montre à l'une des mains de notre idole dorée, pour être plus sûr de voir toute la nuit l'heure qu'il est à la lumière de la sainte veilleuse. Il se lève de grand matin, demandant: J'ai été sage?—et s'habille en hâte, préoccupé par l'appel et par le service.
Dehors, il doit déjà faire jour; par ces petits trous, que le temps a percés dans nos panneaux de bois, des jets de clarté matinale entrent chez nous; dans l'air de notre chambre, où nous conservons de la nuit enfermée, ils tracent de vagues rayures blanches.—Tout à l'heure, quand le soleil se lèvera, ces rayures vont s'allonger et devenir d'une belle couleur d'or.—On entend les cigales et les coqs, et bientôt madame Prune commencera son chant mystique.
Cependant Chrysanthème, par politesse pour Yves-San, allume une lanterne et le reconduit, en tunique de nuit, jusqu'au bas de l'escalier sombre.—Il me semble même entendre qu'en se quittant, ils s'embrassent.... Au Japon c'est sans conséquence je le sais bien; cela se fait beaucoup, c'est très reçu; n'importe où, dans des maisons où l'on entre pour la première fois, on embrasse très bien des mousmés quelconques sans que personne y trouve à redire.—Mais c'est égal, Yves est vis-à-vis de Chrysanthème dans une situation particulière, et il devrait mieux le comprendre. Je m'inquiète des heures qu'ils ont souvent passées au logis, seuls ensemble; je me dis qu'aujourd'hui même je vais, non pas les épier, mais parler à Yves bien franchement, pour en avoir le cœur net....
En bas, tout à coup, clac! clac! le battement de deux mains sèches: c'est l'avertissement de madame Prune au grand Esprit. Et tout aussitôt sa prière éclate, s'élance, en fausset nasillard, suraigu comme part la sonnerie irritante et inexorable d'un réveille-matin quand l'heure est venue, comme se fait le bruit machinal d'un ressort qu'on lâche et qui se déroule....
... La plus riche femme du monde.... Très blanchement de mes impuretés, ô Ama-Térace-Omi-Kami, dans la rivière de Kamo...
Et ce chevrotement étrange, plus du tout humain, égare et change mes idées, qui étaient presque claires à cet instant de réveil....
XLIX
15 septembre.
Le vent est au départ. Depuis hier il est vaguement question de nous envoyer en Chine, dans le golfe de Pékin: une de ces rumeurs qui circulent on ne sait comment de l'avant à l'arrière des navires, deux ou trois jours avant les ordres officiels, et qui ne trompent jamais. Comment va être le dernier acte de ma petite comédie japonaise, le dénouement, la séparation? Y aura-t-il un peu de tristesse chez ma mousmé ou chez moi, un peu de serrement de cœur à l'instant de cette fin sans retour? Je ne vois pas bien cela par avance. Et les adieux d'Yves à Chrysanthème, comment seront-ils? Ce point surtout me préoccupe....
Rien de bien précis encore, mais il est certain que, d'une façon ou d'une autre, notre séjour au Japon est près de finir.—C'est peut-être ce qui me fait, ce soir, jeter un coup d'œil plus ami sur toutes les choses qui m'entourent. Six heures environ, quand j'arrive à Diou-djen-dji, après une journée de service. Le soleil très bas, prêt à s'éteindre, entre en plein dans ma chambre, la traverse de ses grands rayons d'or rouge, illuminant les Bouddhas, les fleurs disposées en gerbes bizarres dans les vases anciens.—Elles sont là cinq ou six petites poupées, mes voisines, s'amusant à danser au son de la guitare de Chrysanthème.... Et je trouve un vrai charme ce soir à penser que ce logis, cette femme qui mène la danse, tout cela est mien. J'ai été injuste, en somme, envers ce pays; il me semble que mes yeux s'ouvrent en ce moment pour le bien voir, que tous mes sens subissent un changement brusque et étrange; je perçois et je comprends mieux tout à coup cette infinité de gentilles petites choses au milieu desquelles je vis, la grâce frêle et très cherchée des formes, la bizarrerie des dessins, le choix raffiné des couleurs.
Je m'étends sur mes nattes si blanches; Chrysanthème, empressée, m'apporte l'oreiller en peau de serpent, et les mousmés souriantes, ayant encore en tête leur rythme interrompu de tout à l'heure, circulent autour de moi, à pas cadencés.
Leurs irréprochables chaussettes, à orteil séparé, ne font pas de bruit; on n'entend, quand elles passent, qu'un froufrou d'étoffes. Je les trouve toutes agréables à regarder; cet air poupée qu'elles ont me plaît à présent, et je crois découvrir ce qui le leur donne: non pas seulement ces figures rondes, inexpressives, à sourcils très éloignés des yeux; mais surtout cet excès d'ampleur dans leurs robes. Avec ces manches si grandes, on dirait qu'elles n'ont pas de dos, pas d'épaules; leurs personnes délicates sont perdues dans ces vêtements larges, qui flottent comme autour de petites marionnettes sans corps, et qui glisseraient d'eux-mêmes jusqu'à terre, à ce qu'il semble, s'ils n'étaient retenus, à mi-hauteur de bonne femme, par ces larges ceintures de soie.—Une manière de comprendre le costume bien différente de la nôtre, qui vise à mouler le plus possible des formes vraies ou fausses....
Et puis, comme j'admire ces fleurs arrangées dans nos vases par Chrysanthème, avec son art japonais fleurs de lotus, grandes fleurs sacrées, d'un rose tendre et veiné, d'un rose laiteux de porcelaine, qui ressemblent à de très larges nénuphars lorsqu'elles sont épanouies et, lorsqu'elles sont en bouton seulement, à de longues tulipes pâles. Leur parfum doux, un peu fatigant, s'ajoute à cette autre indéfinissable odeur de mousmés, de race jaune, de Japon, qui est toujours et partout dans l'air. Fleurs attardées en septembre, qui, en cette saison, se font très rares, coûtent très cher et s'élancent sur des tiges plus hautes; Chrysanthème leur a laissé leurs immenses feuilles aquatiques d'un vert triste d'algue marine, et les a mêlées à des roseaux frêles.—Je les regarde et je songe avec quelque ironie à ces gros paquets ronds en forme de chou-fleur, que font nos bouquetières en France, avec entourage de dentelle ou de papier blanc....
...Toujours pas de lettres d'Europe, de personne. Comme tout s'efface, change, s'oublie.... Voici que je me fais très bien à ce Japon mignard maintenant; je me rapetisse et je me manière; je sens mes pensées se rétrécir et mes goûts incliner vers les choses mignonnes, qui font sourire seulement; je m'habitue aux petits meubles ingénieux, aux pupitres de poupée pour écrire, aux bols en miniature pour faire la dînette; à la monotonie immaculée de ces nattes, à la simplicité si finement travaillée de ces boiseries blanches. Je perds même mes préjugés d'Occident; toutes mes idées ce soir flottent et s'en vont; en traversant le jardin, j'ai salué courtoisement M. Sucre, qui arrosait ses arbustes nains et ses fleurs contrefaites; madame Prune me semble une vieille dame bien recommandable, ayant eu un passé très admissible....
Nous ne nous promènerons pas cette nuit; j'ai envie de rester tout simplement étendu où je suis et d'écouter le chamécen de ma mousmé.
Jusqu'à présent j'avais toujours écrit sa guitare pour éviter ces termes exotiques dont on m'a reproché l'abus. Mais ni le mot guitare ni le mot mandoline ne désignent bien cet instrument mince avec un si long manche, dont les notes hautes sont plus mièvres que la voix des sauterelles;—à partir de maintenant, j'écrirai chamécen.
Et j'appellerai ma mousmé Kihou, Kihou-San; ce nom lui va bien mieux que celui de Chrysanthème,—qui en traduit exactement le sens, mais n'en conserve pas la bizarre euphonie.
Donc, je dis à Kihou, ma femme:
—Joue, joue pour moi; je resterai là toute la soirée, et je t'écouterai.
Étonnée de me voir si aimable, se faisant un peu prier, ayant presque à la lèvre un plissement amer de triomphe et de dédain, elle s'assied dans la pose des images, relève ses longues manches de couleur sombre,—et commence. Les premières notes hésitantes bruissent en sourdine, mêlées aux musiques d'insectes qui se font dehors, dans l'air tranquille, dans le crépuscule chaud et doré. D'abord elle joue avec lenteur des choses confuses dont elle parait ne pas bien se souvenir, dont la suite se fait attendre, ne vient pas;—et les autres petites ricanent, inattentives, regrettant leur danse arrêtée. Elle est distraite, elle-même, maussade, comme qui s'exécute par devoir.
Puis peu à peu, peu à peu, cela s'anime, et les mousmés écoutent. Cela devient rapide, avec un tremblement de fièvre, et son regard n'a plus du tout l'insignifiance des poupées. Cela se change en bruit de vent, en rires affreux de masques, en plaintes déchirantes, en pleurs,—et ses prunelles dilatées fixent en dedans d'elle-même des japoneries indicibles.
Je l'écoute, étendu, les yeux à demi fermés, regardant entre mes cils, qui s'abaissent avec une lourdeur involontaire, regardant de très haut un énorme soleil rouge mourir sur Nagasaki. J'ai l'impression assez mélancolique d'un effacement, d'un recul de toute ma vie passée et de tous les autres lieux de la terre. A cette tombée de nuit, je me sens presque chez moi dans ce coin de Japon, au milieu des jardins de ce faubourg;—et cela ne m'était jamais arrivé encore....
L
16 septembre.
...Sept heures du soir.—Nous ne redescendrons plus en ville aujourd'hui; comme de bons bourgeois japonais, nous resterons dans notre haut faubourg.
En tenue de quartier, nous irons en voisins, Yves et moi, jusqu'au tir au sabre,—qui est à deux pas, au-dessus de notre maisonnette, confinant presque à notre jardin frais.
Fermé, ce tir, pour le moment; un petit mousko assis à la porte nous explique, avec des révérences extrêmes, qu'il est trop tard, les amateurs sont partis, il faudra revenir demain.
La soirée est si belle et si douce que nous restons dehors, suivant sans but le sentier qui continue de s'élever et de se perdre dans les régions solitaires de la montagne, vers les cimes.
Une heure durant nous marchons,—promenade imprévue,—et nous voilà très haut, dominant des perspectives infinies aux dernières lueurs du jour; nous voilà dans un site isolé et triste, au milieu de ces petits cimetières bouddhiques dont la campagne est partout semée.
Nous croisons quelques travailleurs attardés, qui reviennent des champs portant des gerbes de thé sur leur dos. La mine un peu sauvage, ces paysans; demi-nus, ou bien habillés de robes longues en coton bleu; ils nous font en passant de grandes révérences.
Pas d'arbres, dans cette région haute. Des champs de thé alternant avec des tombes: vieilles statuettes en granit qui représentent Bouddha dans son lotus, ou vieilles bornes funéraires sur lesquelles brillent des restes d'inscriptions d'or. Surtout il y a des espaces incultes, des rochers autour de nous et des broussailles.
Plus personne ne passe et la lumière baisse. Faisons halte un moment et ensuite il sera temps de redescendre.
Mais, près de l'endroit où nous sommes, une caisse en bois blanc munie de poignées, une sorte de chaise à porteurs est posée sur la terre remuée de frais, avec des lotus en papier d'argent et des petites baguettes de parfum qui brûlent encore; évidemment quelqu'un a dû être, ce soir même, enterré là-dessous.
Je ne me le représente pas, ce personnage; les Japonais sont si grotesques pendant la vie, qu'on a peine à se les figurer dans le calme et la majesté d'après.... C'est égal, éloignons-nous de ce mort, nous pourrions le réveiller, il est trop frais, il nous impressionne. Allons nous asseoir ailleurs sur quelqu'une de ces tombes si anciennes qu'il n'y a plus rien, en dedans, que poussière. Et là, encore éclairés tous deux à ces hauteurs, tandis que les vallées, les bases de la terre sont déjà perdues dans l'ombre, causons.
Je voudrais parler à Yves de Chrysanthème; c'est un peu dans ce but que je l'ai fait asseoir, et je ne sais comment m'y prendre, pour ne pas le blesser et pour n'être pas ridicule. Du reste, l'air pur qui passe ici et le paysage grandiose qui est sous mes pieds me rassérènent déjà beaucoup, me font prendre en dédaigneuse pitié mes soupçons et leur cause....
Nous nous entretenons d'abord de cet ordre de départ, pour la Chine ou pour la France, qui peut nous arriver d'un moment à l'autre. Il va falloir quitter bientôt cette vie facile et presque amusante, ce faubourg nippon où le hasard nous a fait camper, et notre maisonnette au milieu des fleurs. Yves regrettera ces choses plus que moi-même, je le comprends bien: car, pour lui, c'est la première fois que pareil intermède vient couper sa carrière rude. Jadis, dans les grades inférieurs, il n'allait presque jamais à terre, en pays exotique, pas plus que les goélands du large; tandis que de tout temps j'ai été gâté, moi, par des petits logis autrement charmants que celui-ci, dans toute sorte de contrées dont le souvenir me trouble encore.
Et je me risque à lui dire, pour voir:
—Tu auras peut-être plus de chagrin que moi, de la quitter, cette petite Chrysanthème?...
Un silence entre nous deux.
Après quoi je vais plus loin, brûlant mes vaisseaux:
—Tu sais, après tout, si elle te faisait tant de plaisir.... Je ne l'ai pas épousée, elle n'est pas ma femme, en somme....
Très surpris, il me regarde:
—Pas votre femme, vous dites?—Si! par exemple.... Voilà justement, c'est qu'elle est votre femme....
Nous n'avons jamais besoin d'en dire bien long, entre nous deux; je suis absolument fixé maintenant, par son intonation, par son bon sourire de franchise; je comprends tout ce qu'il y a dans cette petite phrase: «Voilà justement, c'est qu'elle est votre femme....» Si elle ne l'était pas, oh! il n'oserait répondre de ce qui pourrait arriver,—malgré le remords qu'il en aurait au fond de lui-même, n'étant plus garçon, ni libre de sa personne comme autrefois.—Mais il la considère comme ma femme, et alors c'est sacré. Je crois en sa parole de la manière la plus complète, et j'ai un vrai soulagement, une vraie joie, à retrouver mon brave Yves des anciens jours. Comment donc ai-je pu subir assez l'influence rapetissante des milieux pour le soupçonner et m'en faire un pareil souci mesquin?...
N'en parlons seulement plus, de cette poupée....
Nous restons là très tard, à causer d'autre chose, tout en regardant, sous nos pieds, des vallées, des montagnes, des profondeurs immenses qui s'assombrissent et s'éteignent. Très haut postés, dans le grand air pur, il nous semble déjà être partis de ce Japon mignard, déjà dégagés des petites impressions qu'il nous avait produites, des petits liens par lesquels il commençait à nous tenir.
Vus de telles hauteurs, tous les pays de la terre arrivent à se ressembler; ils perdent le cachet imprimé sur eux par les hommes, les peuples; par les atomes qui grouillent en bas.
Comme jadis dans les landes bretonnes, dans les bois de Toulven, ou comme en mer durant les quarts de nuit, nous parlons des choses auxquelles on est enclin à penser dans l'obscurité: de revenants, d'âmes, d'avenir, d'au delà, de néant....
Cette petite Chrysanthème, nous l'avions tout à fait oubliée!
Quand nous arrivons à Diou-djen-dji, par une nuit d'étoiles, c'est la musique de son chamécen, entendue de loin, qui nous rappelle son existence: elle étudie quelque nocturne à deux voix avec mademoiselle Oyouki, son élève.
Je me sens de très bonne humeur ce soir, délivré de mes soupçons absurdes sur mon pauvre Yves, très disposé à jouir sans arrière-pensée de mes derniers jours de Japon et à m'en amuser le plus possible.
Étendons-nous sur les nattes fraîches et écoutons le duo étrange de ces mousmés: une sorte de mélopée lente et lugubre, qui commence sur deux ou trois notes hautes, et puis qui descend, qui descend à chaque couplet, d'une manière presque insensible, jusqu'à devenir très grave. Le chant conserve tout le temps sa traînante lenteur; mais l'accompagnement qui s'enfle peu à peu est comme un bruit de bourrasque lointaine. A la fin, quand ces voix de petites filles, ordinairement douces, donnent des notes basses et rauques, les mains de Chrysanthème, crispées sur les cordes vibrantes, s'agitent frénétiquement. Elles baissent la tête toutes deux, avancent la lèvre inférieure, pour faire sortir avec effort ces étonnantes notes profondes. Et c'est dans ces moments-là que leurs petits yeux bridés s'ouvrent, semblent révéler quelque chose comme une âme, sous ces enveloppes de marionnette.
Mais une âme qui, plus que jamais, me paraît être d'une espèce différente de la mienne; je sens mes pensées aussi loin des leurs que des conceptions changeantes d'un oiseau ou des rêveries d'un singe; je sens, entre elles et moi, le gouffre mystérieux, effroyable....
Une autre musique, venue des lointains du dehors, interrompt pour un instant celle que ces mousmés nous faisaient.
C'est en bas, dans Nagasaki, dans les profondeurs au-dessous de nous, un bruit soudain de gongs et de guitares;—nous courons nous pencher au balcon de la véranda pour mieux l'entendre.
Un matsouri, une fête, un cortège qui passe—«dans le quartier des dames galantes», affirment nos mousmés, avec un plissement dédaigneux des lèvres.—Mais il a l'air très chaste, le quartier de ces dames, ainsi vu à vol d'oiseau, des hauteurs que nous habitons et à la lueur vague des étoiles; le concert qui s'y donne se purifie en montant jusqu'à nous du fond de cet abîme; il nous arrive un peu étouffé, confus, magique, charmant....
...Cela s'éloigne et cela se tait....
Alors les deux petites amies retournent s'asseoir sur leurs nattes et reprennent leur duo triste.—Un orchestre discret mais innombrable de grillons et de cigales les accompagne en trémolo,—toujours ce trémolo immense qui se fait doucement et éternellement sur toute la terre japonaise.
LI
17 septembre.
Pendant l'heure de la sieste arrive l'ordre brusque de partir demain pour la Chine, pour Tchéfou (un lieu affreux situé dans le golfe de Pékin). C'est Yves qui vient me réveiller dans ma chambre de bord, pour me l'apprendre.
—Il faut absolument que je me débrouille pour aller à terre ce soir, dit-il, pendant que j'achève de secouer mon sommeil—, d'abord, quand ce ne serait que pour vous aider à faire votre déménagement là-haut....
Et il regarde par mon sabord, levant la tête vers les cimes vertes, dans la direction de Diou-djen-dji et de notre vieille maisonnette sonore, qu'un repli de montagne nous cache.
C'est très gentil de sa part, ce désir de m'aider dans mon déménagement là-haut; mais je crois aussi qu'il tient à faire ses adieux à ses petites amies japonaises, et vraiment je ne puis lui en vouloir.
Il se débrouille en effet et obtient, sans que je m'en mêle, la permission pour ce soir cinq heures, après l'exercice et la manœuvre.
Quant à moi, je pars tout de suite, dans un sampan de louage.
Au grand soleil de midi, au bruit tremblant des cigales, je monte à Diou-djen-dji.
Les sentiers sont solitaires; les plantes, accablées de chaleur.
Cependant voici madame Jonquille, qui se promène, à cette heure lumineuse des sauterelles, abritant sa délicate personne et son fin minois sous un immense parasol en papier, tout rond, à nervures très rapprochées et à grands bariolages fantasques.
Elle me reconnaît de loin et, rieuse comme toujours, accourt au-devant de moi.
Je lui annonce notre départ—, et une grosse moue contracte sa figure enfantine.... Allons, est-ce qu'elle en a du chagrin, vraiment?... Est-ce qu'elle va pleurer?...—Non! non; cela tourne en un accès de rire, un peu nerveux sans doute, mais inattendu, déconcertant,—sec et cristallin, dans le silence de ces sentiers chauds, comme une dégringolade de petites perles fausses.
Ah! bien, par exemple, voilà un mariage qui sera rompu sans douleur!—Elle m'impatiente, cette linotte, avec son rire, et je lui tourne le dos pour continuer ma route.
Là-haut, Chrysanthème dort, étendue sur le plancher; la maison est complètement ouverte et une tiède brise de montagne passe au travers.
Précisément nous devions donner un thé ce soir, et, d'après mes indications, il y a déjà des fleurs partout. Encore des lotus dans nos vases, de beaux lotus roses; les derniers de la saison, cette fois, je pense.—On a dû les commander chez ces fleuristes spéciaux qui demeurent là-bas, dans les quartiers du Grand Temple, et ils vont me coûter très cher.
A petits coups légers d'éventail, je réveille cette mousmé surprise, et je lui annonce que je m'en vais, curieux de l'impression que je vais produire.—Elle se redresse, frotte, avec le revers de ses petites mains, ses paupières alourdies, puis me regarde et baisse la tête: quelque chose comme un sentiment de tristesse passe dans ses yeux.
C'est pour Yves, sans doute, ce petit serrement de cœur.
La nouvelle court la maison.
Mademoiselle Oyouki monte quatre à quatre, ayant une demi-larme de bébé dans chaque œil; elle m'embrasse avec ses grosses lèvres rouges, qui font toujours un rond mouillé sur ma joue;—puis, vite, tire de sa grande manche un carré de papier de soie, essuie ces pleurs furtifs, mouche son petit nez, roule la feuille en boulette,—et la lance dans la rue sur le parasol d'un passant.
Madame Prune apparaît ensuite, agitée, défaite, prenant successivement toutes les poses de la consternation croissante. Qu'est-ce donc qu'elle a, cette vieille dame, et pourquoi s'approche-t-elle de moi ainsi, jusqu'à gêner mes mouvements quand je me retourne??...
C'est inouï ce qu'il me reste à faire, ce dernier jour, de courses en djin chez des marchands de bibelots, des fournisseurs, des emballeurs.
Pourtant, avant qu'on dérange mon appartement, je veux prendre le temps de le dessiner... comme jadis, à Stamboul.... Il semble vraiment que tout ce que je fais ici soit l'amère dérision de ce que j'avais fait là-bas....
Mais cette fois, ce n'est pas que j'y tienne, à ce logis; c'est seulement parce qu'il est gentil et étrange; le dessin en sera curieux à conserver.
Donc, je cherche une feuille d'album et je commence tout de suite, assis par terre, appuyé sur mon pupitre à sauterelles en relief,—tandis que, derrière moi, les trois femmes, bien près, bien près, suivent les mouvements de mon crayon avec une attention étonnée. Jamais elles n'avaient vu dessiner d'après nature, l'art japonais étant tout de convention, et ma manière les ravit. Peut-être n'ai-je pas la sûreté ni la prestesse manuelle de M. Sucre lorsqu'il groupe ses charmantes cigognes, mais je possède quelques notions de perspective qui lui manquent; et puis on m'a enseigné à rendre les choses comme je les vois, sans leur donner des attitudes ingénieusement outrées et grimaçantes; alors ces trois Japonaises sont émerveillées de l'air réel de mon croquis.
En poussant des petits cris admiratifs, elles se montrent du doigt les objets, à mesure que leur forme et leur ombre s'ébauchent en noir sur mon papier. Chrysanthème me regarde avec une nuance nouvelle d'intérêt:
—Anata itchiban! dit-elle. (Littéralement: «Toi premier!» ce qui signifie: «Tu es tout à fait un personnage de premier brin!»)
Mademoiselle Oyouki surenchérit encore sur cette appréciation et s'écrie dans un élan d'enthousiasme:
—Anata bakari! («Toi seul!» c'est-à-dire: «Il n'y a que toi au monde; tous les autres, auprès de toi, ne sont que négligeable fretin.»)
Madame Prune ne dit rien, elle, mais je vois bien qu'elle n'en pense pas moins; ses poses alanguies, sa main qui à tout instant frôle la mienne, me confirment même dans cette idée, que son air consterné de tout à l'heure m'avait fait concevoir: évidemment l'ensemble de ma personne parle à son imagination, restée romanesque après l'âge!—je m'en irai avec le regret de l'avoir compris trop tard!!...
Si elles sont satisfaites de mon dessin, ces dames, moi je ne le suis guère. J'ai mis tout à sa place, bien exactement, mais l'ensemble a, je ne sais quoi, d'ordinaire, de quelconque, de français, qui ne va pas. Le sentiment n'est pas rendu, et je me demande si je n'aurais pas mieux réussi en faussant la perspective, à la japonaise, et en exagérant jusqu'à l'impossible les lignes déjà bizarres des choses. Et puis il manque à ce logis dessiné son air frêle et sa sonorité de violon sec.
Dans les traits de crayon qui représentent les boiseries, il n'y a pas la précision minutieuse avec laquelle elles sont ouvragées, ni leur antiquité extrême, ni leur propreté parfaite, ni les vibrations de cigales qu'elles semblent avoir emmagasinées pendant des centaines d'étés dans leurs fibres desséchées. Il n'y a pas non plus l'impression qu'on éprouve ici, d'être dans un faubourg bien lointain, perché à une grande hauteur parmi les arbres, au-dessus de la plus drôle de toutes les villes. Non, tout cela ne se dessine pas, ne s'exprime pas, demeure intraduisible et insaisissable.
...Nos invitations étant faites, nous donnerons ce soir notre thé quand même. Un thé d'adieu, alors, pour lequel nous déploierons le plus de pompe possible. Cela rentre dans ma manière, du reste, de clore mes existences exotiques par une fête; dans des pays divers, j'ai déjà fait ainsi.
Nous aurons nos habituées, plus ma belle-mère, mes parentes, et enfin toutes les mousmés du quartier. Mais, par un raffinement de japonerie, nous n'admettrons cette fois aucun ami européen,—pas même celui d'une inconcevable hauteur.—Yves seulement, et encore on le dissimulera dans un coin, derrière des fleurs et des objets d'art.
Au dernier crépuscule, aux premières étoiles, ces dames arrivent, avec des révérences adorables. Et bientôt notre maisonnette est pleine de petites femmes accroupies, dont les yeux bridés sourient vaguement; on voit luire comme de l'ébène poli tous les beaux chignons aux coques soignées; les corps frêles se perdent dans les plis des vêtements trop larges, qui bâillent tous, comme prêts à tomber, sur les petits dos fuyants, et découvrent des nuques exquises.
Chrysanthème un peu mélancolique, ma belle-mère Renoncule avec mille grâces, s'empressent au milieu de ces groupes, où les pipes en miniature s'allument. On entend bientôt un murmure de rires discrets, qui n'expriment rien, mais qui ont un timbre exotique très gentil, et puis commence un pan! pan! pan! d'ensemble, sec et rapide, contre les rebords finement laqués des boîtes à fumer. A la ronde, sur des plateaux dont les formes sont spirituellement variées, circulent des fruits confits aux épices. Ensuite paraissent des tasses en porcelaine transparente, grandes comme des moitiés d'œuf, et l'on offre aux dames quelques gouttes d'un thé sans sucre, contenu dans des bouillottes de poupée;—ou bien un doigt de saki (alcool de riz qu'il est d'usage de servir chaud, dans d'élégantes burettes à long col de héron).
Différentes mousmés exécutent, à tour de rôle, des improvisations sur le chamécen. D'autres chantent, en des modes suraigus, avec un sautillement continuel, comme des cigales en délire.
Madame Prune, ne pouvant plus faire mystère des sentiments trop longtemps refoulés qui l'agitent, m'entoure de tendres soins et me prie d'accepter quantité de gracieux souvenirs: une image, un petit vase, une petite déesse de la Lune en porcelaine de Satsouma, un irrésistible magot d'ivoire;—je la suis en frémissant dans des recoins obscurs, où elle m'attire pour me faire en tête à tête ces cadeaux....
Vers neuf heures arrivent, avec un froufrou soyeux, les trois guéchas en vogue de Nagasaki, mesdemoiselles Pureté, Orange et Printemps, que j'ai louées quatre piastres par tête,—un prix excessif en ce pays.
Ces trois guéchas sont bien les mêmes petites créatures que j'avais entendues chanter, le jour pluvieux de mon arrivée, à travers les cloisons frêles du Jardin des Fleurs. Mais comme je me suis beaucoup japonisé depuis cette époque, elles me semblent aujourd'hui très diminuées, bien moins étranges, plus du tout mystérieuses. Je les traite un peu en baladines à mes ordres, et l'idée qui m'était venue d'épouser l'une d'elles me fait hausser les épaules à présent,—comme jadis à M. Kangourou.
La chaleur excessive causée par les mousmés qui respirent et par les lampes qui brûlent, développe le parfum des lotus; il remplit l'air devenu très lourd, et on sent aussi l'huile de camélias que les dames mettent à profusion pour faire luire leur chevelure.
Mademoiselle Orange, la guécha enfant, la toute petite et la toute mignonne, dont le rebord des lèvres est doré au pinceau, exécute des pas délicieux, avec des perruques et de faux visages très extraordinaires en bois ou en carton. Elle a des masques de vieille dame noble qui sont des objets de prix, signés par des artistes connus. Elle a de longues robes somptueuses, taillées à la mode ancienne; les traînes en sont garnies par le bas d'un bourrelet rigide, afin de donner aux mouvements du costume ce je ne sais quoi d'apprêté et de pas naturel qui convient.
Maintenant des souffles de brise tiède passent d'une véranda à l'autre, à travers le logis, agitant la flamme des lampes. Ils effeuillent les lotus, épuisés de chaleur artificielle, qui tombent en morceaux, de tous les vases, et sèment sur les invitées leur pollen, leurs larges pétales roses pareils à des cassons de globes d'opale....
La pièce à effet réservée pour la fin est un trio de chamécen, long et monotone, que les guéchas exécutent en pizzicato rapide, sur les cordes les plus hautes, pincées très court. On dirait la quintessence même,—puis la paraphrase, l'exaspération, si l'on peut dire,—de cet éternel chant d'insectes qui sort des arbres, des plantes, des vieux toits, des vieux murs, de tout, et qui est la base même des bruits japonais....
Dix heures et demie. Le programme est rempli et la réception terminée. Un dernier pan! pan! pan! général et les petites pipes rentrent dans leurs étuis guillochés, se rattachent aux ceintures; les mousmés s'agitent pour partir.
On allume, au bout de bâtonnets, une quantité de lanternes rouges, grises ou bleues, et, après des révérences sans fin, les invitées se dispersent dans l'obscurité des sentiers et des arbres.
Nous descendons nous-mêmes en ville, Yves, Chrysanthème, Oyouki et moi, pour reconduire ma belle-mère, mes belles-sœurs et ma jeune tante, madame Nénuphar.
C'est que nous désirons aussi faire une dernière promenade ensemble dans les lieux de plaisir qui nous sont familiers, boire des sorbets à la maison de thé des Papillons Indescriptibles, acheter encore une lanterne chez madame Très-Propre, et manger quelques gaufres d'adieu chez madame L'Heure.
Je cherche à m'impressionner, à m'émotionner sur ce départ, et j'y réussis mal. A ce Japon, comme aux petits bonshommes et bonnes femmes qui l'habitent, il manque décidément je ne sais quoi d'essentiel: on s'en amuse en passant, mais on ne s'y attache pas.
Au retour, quand je suis là, avec Yves et ces deux mousmés, remontant une fois encore ce chemin de Diou-djen-dji que je ne reverrai sans doute jamais, un peu de mélancolie se glisse peut-être dans cette dernière promenade.
Mais c'est la mélancolie inséparable des choses qui vont finir sans retour possible.
D'ailleurs, il y a cet été calme et splendide qui finit lui aussi pour nous,—puisque demain nous courrons au-devant de l'automne, dans le nord chinois. Et je commence à les compter, hélas, les étés de jeunesse que je puis espérer encore; je me sens devenir plus sombre, chaque fois que l'un d'eux s'enfuit, s'en va retrouver les autres, les disparus, dans l'abîme noir et sans fond où s'entassent les choses passées....
A minuit, nous sommes rentrés au logis, et mon déménagement commence, tandis que, à bord, l'ami d'une légendaire hauteur a la bonté de faire le quart à ma place.
Un déménagement nocturne, rapide, furtif,—«à la manière des dorobo» (des voleurs), fait observer Yves qui a pris, au frottement des mousmés, quelques teinture de langue nipponne.
Messieurs les emballeurs, sur ma prière, ont envoyé dans la soirée plusieurs petites caisses ravissantes, à compartiments, à doubles fonds, et plusieurs sacs en papier (en indéchirable papier japonais) qui se ferment d'eux-mêmes et s'attachent au moyen de liens, également en papier, disposés à l'avance d'une manière ingénieuse; tout ce qu'il y a de plus spirituel et de plus commode dans le genre: pour les petites choses pratiques ce peuple est sans rival.
C'est plaisir que d'emballer là-dedans; et tout le monde s'y met, Yves, Chrysanthème, madame Prune, sa fille et M. Sucre. A la lueur des lampes de la réception qui brûlent encore, chacun travaille à empaqueter, rouler, ficeler,—très vite, car il est déjà tard.
Oyouki, bien qu'elle ait le cœur gros, ne peut s'empêcher de mêler à sa besogne quelques éclats de son rire enfantin.
Madame Prune, éplorée, renonce à se contenir: pauvre dame, je regrette vraiment beaucoup....
Chrysanthème est distraite et silencieuse....
Mais quel effrayant bagage! Dix-huit caisses ou paquets, de bouddhas, de chimères, de vases,—sans compter les derniers lotus que j'emporte aussi, liés en gerbe rose.
Tout cela s'entasse dans des voitures de djins, louées depuis le coucher du soleil, qui attendent à la porte, les coureurs endormis sur l'herbe.
Nuit étoilée, exquise.—Nous nous mettons en route aux lanternes, suivis des trois dames contristées qui nous reconduisent; par des pentes extrêmes, dangereuses dans cette obscurité, nous descendons vers la mer....
Les djins contretiennent de toutes leurs forces, en raidissant leurs jambes musculeuses: ces petites voitures chargées descendraient bien toutes seules, beau coup trop vite, si on les laissait faire, et se lanceraient dans le vide avec mes bibelots les plus précieux. Chrysanthème marche à côté de moi et m'exprime, d'une manière douce et gentille, son regret que l'ami si fabuleusement haut n'ait pas offert de me remplacer pour le service jusqu'au matin, ce qui m'aurait permis de passer cette dernière nuit sous notre toit:
—Écoute, dit-elle, reviens demain dans le jour, avant l'appareillage, me dire adieu; je ne retournerai chez ma mère que le soir; tu me trouveras encore là-haut.
Et je le lui promets.
Elles s'arrêtent à certain tournant d'où l'on découvre à vol d'oiseau toute la rade: les eaux noires, endormies, reflétant d'innombrables feux lointains; et les navires—petites choses immobiles qui ont forme de poisson, vues d'où nous sommes, et qui semblent dormir aussi,—petites choses qui servent à aller ailleurs, à aller très loin et à oublier.
Elles vont rebrousser chemin, ces trois dames, car la nuit est déjà avancée, et plus bas, les quartiers cosmopolites des quais ne sont pas sûrs, à cette heure indue.
Le moment est donc venu pour Yves—qui, lui, ne remettra plus les pieds à terre,—de faire ses grands adieux aux mousmés ses amies.
Or, je suis très curieux de cette séparation d'Yves et de Chrysanthème; j'écoute de toutes mes oreilles, je regarde de tous mes yeux:—cela se passe de la manière la plus simple et la plus tranquille; rien de ce déchirement qui sera inévitable entre madame Prune et moi; chez ma mousmé, je remarque même un détachement, une désinvolture qui me confondent; vraiment, je ne comprends plus.
Et je songe en moi-même, tout en continuant de descendre vers la mer: «Ce semblant de tristesse chez elle, ce n'était donc pas pour Yves.... Pour qui, alors?...» Puis cette petite phrase me repasse en tête:
«Reviens demain avant l'appareillage me dire adieu; je ne retournerai chez ma mère que le soir; tu me trouveras encore là-haut...»
Ce Japon est bien délicieux, cette nuit, bien frais, bien suave, et cette Chrysanthème était très mignonne tout à l'heure, me reconduisant en silence dans ce chemin....
Il est deux heures environ quand nous arrivons à la Triomphante, dans un sampan de louage que j'ai rempli de mes caisses, à couler bas. L'ami très haut me remet le service que je dois garder jusqu'à quatre heures, et les matelots de quart, mal éveillés, font la chaîne, dans l'obscurité, pour monter à bord tout ce fragile bagage....
LII
18 septembre.
J'avais mis dans mes projets de dormir tard ce matin, pour rattraper mon sommeil perdu de la nuit.
Mais voici que, dès huit heures, trois personnages de mine singulière, conduits par M. Kangourou, se présentent à la porte de ma cabine avec force révérences. Ils portent de longues robes chamarrées de dessins sombres; ils ont les grands cheveux, les fronts hauts, les visages anémiques des personnes adonnées trop exclusivement aux beaux-arts, et, sur leurs chignons, des chapeaux canotiers d'un galbe anglais sont posés de côté, d'une manière fort galante. Sous leurs bras, ils tiennent des cartons chargés d'esquisses; dans leurs mains, des boîtes d'aquarelle, des crayons, et, liés en faisceau, de fins stylets dont on voit briller les pointes aiguës.
Du premier coup d'œil, même dans l'effarement de mon réveil, j'embrasse l'ensemble de leurs personnes et je devine à quels hôtes j'ai affaire:
—Entrez, dis-je, messieurs les tatoueurs!
Ce sont les spécialistes les plus en renom de Nagasaki; je les avais mandés depuis deux jours, ne sachant pas partir et, puisqu'ils sont venus, je les recevrai.
A la suite de mes fréquentations avec des êtres primitifs, en Océanie et ailleurs, j'ai pris le goût déplorable des tatouages; aussi ai-je désiré emporter comme curiosité, comme bibelot, un spécimen du travail des tatoueurs japonais, qui ont une finesse de touche sans égale.
Dans leurs albums, étalés sur ma table, je fais mon choix. Il y a là des dessins bien étranges appropriés aux différentes parties de l'individu humain: des emblèmes pour bras et pour jambes, des branches de roses pour épaule, et de grosses figures grimaçantes pour milieu de dos. Il y a même,—afin de satisfaire au goût de quelques clients, matelots des marines étrangères,—des trophées d'armes, des pavillons d'Amérique et de France entrelacés, un God Save au milieu d'étoiles,—et des femmes de Grévin calquées dans le Journal amusant!
Mes préférences sont pour une chimère bleue et rose fort singulière, longue de deux doigts environ, qui sera d'un joli effet sur ma poitrine, du côté opposé au cœur.
Une heure et demie d'agacement et de souffrance. É tendu sur ma couchette, livré aux mains de ces personnages, je me raidis pour subir leurs milliers d'imperceptibles piqûres. Quand par hasard un peu de sang coule, embrouillant le dessin dans du rouge, l'un des artistes se précipite pour l'étancher avec ses lèvres,—et je ne proteste pas, sachant que c'est la manière japonaise, la manière usitée par les médecins pour les plaies des hommes ou des bêtes.
Un travail aussi fin et minutieux que celui des graveurs sur pierre s'exécute sur moi avec lenteur; des mains maigres me labourent d'une manière posée et automatique.
Enfin l'œuvre est terminée,—et les tatoueurs, qui se reculent d'un air de satisfaction pour mieux voir, déclarent que ce sera charmant.
Bien vite je m'habille pour aller à terre,—profiter de mes dernières heures de Japon.
Une chaleur torride aujourd'hui; un de ces grands soleils de septembre qui tombent avec une certaine mélancolie sur les feuilles commençant à jaunir, qui sont clairs et brûlants après des matinées déjà fraîches. Comme hier, c'est pendant l'accablement de midi que je monte dans mon haut faubourg, par des sentiers vides, où il n'y a que de la lumière et du silence.
J'ouvre sans bruit la porte de ma maisonnette; je marche à pas de loup, avec des précautions extrêmes, par peur de madame Prune.
Au bas de l'escalier, sur les nattes blanches, à côté des petits socques et des petites sandales qui traînent toujours dans ce vestibule, il y a tout un bagage prêt à partir, que je reconnais du premier coup d'œil: de gentilles robes sombres, qui me sont familières, pliées avec soin et enveloppées dans des serviettes bleues nouées aux quatre bouts.—Je crois même que j'éprouve une impression furtive de tristesse en voyant sortir de l'un de ces paquets un coin de la boîte consacrée aux lettres et aux souvenirs—dans laquelle mon portrait, par Uyeno, habite maintenant en compagnie de divers minois de mousmés.—Une sorte de mandoline à long manche, prête à partir aussi, est posée sur le tout dans une gaine de soie bigarrée.—Cela ressemble au déménagement de quelque gitane—ou plutôt cela me rappelle certaine gravure d'un livre de fables que j'avais dans mon enfance: c'est tout à fait le même attirail et la longue guitare que la Cigale, ayant chanté tout l'été, portait sur son dos quand elle vint frapper chez la Fourmi sa voisine.
Pauvre petit bagage!...
Je monte sur la pointe du pied,—et je m'arrête, entendant chanter là-haut chez moi.
C'est bien la voix de Chrysanthème, et la chanson est gaie! J'en suis dérouté, refroidi, et j'ai presque un regret d'avoir pris la peine de venir.
Il s'y mêle un bruit que je ne m'explique pas: dzinn! dzinn! des tintements argentins très purs, comme si on lançait fortement des pièces de monnaie contre le plancher. Je sais bien que cette maison vibrante exagère toujours les sons, pendant les silences de midi aussi bien que pendant les silences nocturnes; mais c'est égal, je suis intrigué de savoir ce que ma mousmé peut faire.—Dzinn! dzinn! est-ce qu'elle s'amuse au palet, ou au jeu du crapaud,—ou à pile ou face?...
Rien de tout cela! Je crois que j'ai deviné,—et je monte encore plus doucement à quatre pattes, avec des précautions de Peau-Rouge, pour me donner le dernier plaisir de la surprendre.
Elle ne m'a pas entendu venir. Dans notre grande chambre complètement vidée, balayée, blanche, où entrent le clair soleil, et le vent tiède, et les feuilles jaunies des jardins, elle est seule assise, tournant le dos à la porte; elle est habillée pour la rue, prête à se rendre chez sa mère, ayant à côté d'elle son parasol rose.
Par terre, étalées, toutes les belles piastres blanches que, suivant nos conventions, je lui ai données hier au soir. Avec la compétence et la dextérité d'un vieux changeur, elle les palpe, les retourne, les jette sur le plancher et, armée d'un petit marteau ad hoc, les fait tinter vigoureusement à son oreille,—tout en chantant je ne sais quelle petite romance d'oiseau pensif, qu'elle improvise sans doute à mesure....
Eh bien, il est encore plus japonais que je n'aurais su l'imaginer, le dernier tableau de mon mariage! Une envie de rire me vient.... Comme j'ai été naïf de me laisser presque prendre à quelques mots assez réussis qu'elle avait prononcés hier au soir en cheminant à mon côté,—à une petite phrase assez gentille qu'avaient embellie le silence de deux heures du matin et tous les enchantements de la nuit. Allons, pas plus pour Yves que pour moi, pas plus pour moi que pour Yves, rien ne s'est jamais passé dans cette petite cervelle, dans ce petit cœur.
Quand je l'ai assez regardée, je l'appelle:
—Hé! Chrysanthème!
Elle se retourne, confuse, rougissant jusqu'aux oreilles d'avoir été vue pendant ce travail.
Elle a bien tort, pourtant, d'être si troublée,—car je suis ravi au contraire. La crainte de la laisser triste avait failli me faire un peu de peine, et j'aime beaucoup mieux que ce mariage finisse en plaisanterie comme il avait commencé.
—Une bonne idée que tu as eue là, dis-je, une précaution qu'il faudrait toujours prendre, dans ton pays où tant de gens malintentionnés sont habiles à imiter les monnaies. Dépêche-toi de finir avant que je m'en aille, et s'il s'en est glissé de fausses dans le nombre, je te les remplacerai bien volontiers.
Mais non, elle refuse de continuer devant moi. Je m'y attendais, du reste; elle a pour cela trop de politesse héréditaire et acquise, trop de convenance, trop de japonerie. D'un petit pied dédaigneux,—ganté toujours de chaussettes immaculées avec étui spécial pour le premier orteil,—elle repousse bien loin sur les nattes les piles de ces piastres blanches.
—Nous avons loué un grand sampan fermé, dit-elle pour changer la conversation, et nous irons toutes ensemble, Campanule, Jonquille, Touki, toutes vos femmes, regarder l'appareillage de votre navire.... Assieds-toi, et, je te prie, reste un moment.
—Rester, je ne le puis vraiment pas. J'ai plusieurs courses à faire en ville, vois-tu, et l'ordre nous a été donné de rentrer tous à bord à trois heures, pour l'appel général du départ. Et puis j'aime mieux me sauver, tu comprends, pendant que madame Prune repose encore en pleine sieste; je craindrais d'être attiré encore dans des petits coins, de provoquer quelque scène déchirante au moment de la séparation....
Chrysanthème baisse la tête, ne dit plus rien, et, voyant que décidément je m'en vais, se lève pour me reconduire.
Sans parler, sans faire de bruit, elle derrière moi, nous descendons l'escalier, nous traversons le jardinet plein de soleil où les arbustes nains et les plantes contrefaites semblent, comme le reste de la maison, plongés dans une somnolence chaude.
A la porte de sortie, je m'arrête pour les derniers adieux: la petite moue de tristesse a reparu, plus accentuée que jamais, sur la figure de Chrysanthème; c'est de circonstance d'ailleurs, c'est correct, et je me sentirais offensé s'il en était autrement.
Allons, petite mousmé, séparons-nous bons amis; embrassons-nous même, si tu veux. Je t'avais prise pour m'amuser; tu n'y as peut-être pas très bien réussi, mais tu as donné ce que tu pouvais, ta petite personne, tes révérences et ta petite musique; somme toute, tu as été assez mignonne, dans ton genre nippon. Et, qui sait, peut-être penserai-je à toi quelquefois, par ricochet, quand je me rappellerai ce bel été, ces jardins si jolis, et le concert de toutes ces cigales....
Elle se prosterne sur le seuil de la porte, le front contre terre, et reste dans cette position de salut suprême tant que je suis visible, dans le sentier par lequel je m'en vais pour toujours.
En m'éloignant, je me retourne bien une fois ou deux pour la regarder,—mais c'est par politesse seulement, et afin de répondre comme il convient à sa belle révérence finale....
LIII
Dès mon entrée en ville, au tournant de la grand' rues je fais la rencontre heureuse de 415, mon parent pauvre. Précisément j'avais besoin d'un djin rapide, et je monte dans sa voiture; ce sera du reste un adoucissement pour moi, à l'heure du départ, de faire ainsi mes dernières courses en compagnie d'un membre de ma famille.
N'ayant pas l'habitude de circuler à ces heures de sieste, je n'avais pas encore vu les rues de cette ville aussi accablées de soleil, aussi désertes, dans ce silence et cet éclat mornes qui rappellent les pays chauds. Devant toutes les boutiques pendent des tendelets blancs, ornés par places de légers dessins noirs dont la bizarrerie a je ne sais quoi de mystérieux: dragons, emblèmes, figures symboliques. Le ciel éclaire trop; la lumière est crue, implacable, et jamais ce Nagasaki ne m'avait paru si vieux, si vermoulu, si caduc, malgré ses dessus en papier neuf et ses peinturlures. Ces maisonnettes de bois, au-dedans d'une propreté si blanche, sont noirâtres au-dehors, rongées, disjointes, grimaçantes.—A bien regarder même, elle est partout, la grimace, dans les masques hideux qui rient aux devantures des antiquaires innombrables; dans les magots, dans les jouets, les idoles: la grimace cruelle, louche, forcenée;—elle est même dans les constructions, dans les frises des portiques religieux, dans les toits de ces mille pagodes, dont les angles et les pignons se contorsionnent, comme des débris encore dangereux de vieilles bêtes malfaisantes.
Et cette inquiétante intensité de physionomie qu'ont les choses contraste avec l'inexpression presque absolue des vrais visages humains, avec la niaiserie souriante de ces petites bonnes gens que l'on aperçoit au passage, exerçant avec patience des métiers minutieux dans la pénombre de leurs maisonnettes ouvertes.—Ouvriers accroupis, sculptant avec des outils imperceptibles ces ivoires drolatiques ou odieusement obscènes, ces étonnantes merveilles d'étagère qui font tant apprécier, par certains collectionneurs d'Europe, ce Japon jamais vu.—Peintres inconscients, jetant à main levée, sur fond de laque, sur fond de porcelaine, des dessins appris par cœur ou transmis dans leur cervelle par une hérédité millénaire; peintres automates, traçant des cigognes pareilles à celles de M. Sucre, ou d'inévitables petits rochers, ou d'éternels petits papillons.... Le moindre de ces enlumineurs, à la très insignifiante figure sans yeux, possède au bout des doigts le dernier mot de ce genre décoratif, léger et spirituellement saugrenu, qui tend à nous envahir en France, à notre époque de décadente imitation, et devient déjà chez nous la grande ressource des fabricants d'objets d'art à bon marché.
Est-ce parce que je vais quitter ce pays, parce que je n'y ai plus d'attache, plus de gîte et que mon esprit est déjà un peu ailleurs,—je ne sais, mais il me semble que je ne l'avais jamais vu aussi clairement qu'aujourd'hui. Et, plus que de coutume encore, je le trouve petit, vieillot, à bout de sang et à bout de sève; j'ai conscience de son antiquité antédiluvienne; de sa momification de tant de siècles—qui va bientôt finir dans le grotesque et la bouffonnerie pitoyable, au contact des nouveautés d'occident.
L'heure passe; peu à peu les siestes s'achèvent partout; les ruelles étranges s'animent, s'emplissent, sous le soleil, de parasols bariolés. Le défilé des laideurs commence, des laideurs inadmissibles; le défilé des longues robes de magot surmontées de chapeaux melons ou canotiers. Les transactions reprennent, et aussi la lutte pour l'existence, âpre ici comme dans nos cités d'ouvriers,—et plus mesquine.
A l'instant du départ, je ne puis trouver en moi-même qu'un sourire de moquerie légère pour le grouillement de ce petit peuple à révérences, laborieux, industrieux, avide au gain, entaché de mièvrerie constitutionnelle, de pacotille héréditaire et d'incurable singerie....
Pauvre cousin 415, j'avais bien raison de l'avoir en estime: il est le meilleur et le plus désintéressé de ma famille japonaise. Quand nos courses sont finies, il remise sa petite voiture sous un arbre et, très sensible à mon départ, il veut me reconduire jusqu'à la Triomphante pour veiller sur mes dernières emplettes, dans le sampan qui m'emporte, et monter tout cela lui-même dans ma chambre de bord.
C'est à lui, la seule poignée de main que je donne vraiment de bon cœur, sans un arrière-sourire, en quittant ce Japon.
Sans doute, dans ce pays comme dans bien d'autres, il y a plus de dévouement et moins de laideur chez les êtres simples, adonnés à des métiers physiques.
Appareillage à cinq heures du soir.
Deux ou trois sampans se tiennent le long du bord; des mousmés sont là, enfermées dans les étroites cabines, et leurs figures nous regardent par les toutes petites fenêtres, se cachant un peu derrière des éventails, à cause des matelots; ce sont nos femmes qui ont voulu, par politesse, nous voir encore une fois.
Il y a d'autres sampans aussi, où des Japonaises inconnues assistent à notre départ. Elles se tiennent debout, celles-ci,—sous des parasols ornés de grandes lettres noires et bariolés de nuages aux couleurs éclatantes.
LIV
Nous sortons avec lenteur de la grande baie verte. Les groupes de femmes s'effacent. Le pays des ombrelles rondes à mille plissures se referme peu à peu derrière nous.
Voici la mer qui s'ouvre, immense, incolore et vide, reposant des choses trop ingénieuses et trop petites.
Les montagnes boisées, les caps charmants s'éloignent.—Et tout ce Japon finit en rochers pittoresques, en îlots bizarres sur lesquels des arbres s'arrangent en bouquets,—d'une manière un peu précieuse peut-être, mais tout à fait jolie....
LV
Dans ma chambre de bord, un soir, au large, au milieu de la mer Jaune, je regarde par hasard les lotus rapportés de Diou-djen-dji; ils avaient résisté pendant deux ou trois jours; à présent ils sont finis, pitoyables, semant sur mon tapis leurs pétales roses.
Moi qui ai conservé tant de fleurs fanées, tombées en poussière, que j'avais prises, çà et là, au moment des départs, dans différents lieux du monde; moi qui en ai tant conservé que cela tourne à l'herbier, à la collection incohérente et ridicule,—j'ai beau faire, non, je ne tiens point à ces lotus, bien qu'ils soient les derniers souvenirs vivants de mon été à Nagasaki.
Je les prends à la main, avec quelques égards toutefois, et j'ouvre mon sabord.
Une lueur livide tombe sur les eaux, d'un ciel brumeux; une espèce de crépuscule terne et morne descend, jaunâtre sur cette mer Jaune.—On sent que nous avons couru vers le nord et que l'automne approche....
Je les jette, ces pauvres lotus, dans l'étendue indéfinie,—en leur faisant mes excuses de leur donner une sépulture si triste et si grande, à eux qui étaient Japonais....
LVI
O Ama-Térace-Omi-Kami lavez-moi bien blanchement de ce petit mariage, dans les eaux de la rivière de Kamo....
Œuvres de Pierre Loti
1879 Aziyadé
1880 Rarahu
1881 Le roman d'un spahi
1882 Le mariage de Loti (Rarahu). Fleurs d'ennui. Pasquali Ivanovitch
1883 Mon frère Yves
1884 Les trois dames de la Kasbah
1886 Pêcheur d'Islande
1887 Madame Chrysanthème
1887 Propos d'exil
1889 Japoneries d'automne
1890 Au Maroc
1890 Le roman d'un enfant
1891 Le livre de la pitié et de la mort
1892 Fantôme d'Orient
1893 L'exilée
1893 Le matelot
1894 Le désert. Jérusalem
1894 La Galilée
1897 Ramuntcho
1898 Judith Renaudin
1899 Reflets de la sombre route
1902 Les derniers jours de Pékin
1903 L'Inde sans les Anglais
1904 Vers Ispahan
1905 La troisième jeunesse de Mme Prune
1906 Les désenchantées
1909 La mort de Philae
1910 Le château de la Belle au Bois dormant
1912 Un pèlerin d'Angkor
1913 La Turquie agonisante
1916 La hyène enragée
1917 Quelques aspects du vertige mondial
1918 L'horreur allemande
1919 Prime jeunesse
1920 La mort de notre chère France en Orient
1921 Suprêmes visions d'Orient
1923 Un jeune officier pauvre, posthume.
1924 Lettres à Juliette Adam, posthume.
1925-1929 Journal intime (1878-1885), 2 vol