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Madame Thérèse

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CHAPITRE IV

Après le départ des Républicains, il se passa bien encore un quart d’heure avant que personne ne se montrât de notre côté dans la rue. Toutes les maisons semblaient abandonnées. De l’autre côté de la barricade, le tumulte augmentait ; les cris des gens : « Au feu ! au feu ! » se prolongeaient d’une façon lugubre.

J’étais sorti sous le hangar, épouvanté de l’incendie. Rien ne bougeait ; on n’entendait que le pétillement du feu et les soupirs d’un blessé assis contre le mur de notre étable ; il avait une balle dans les reins, et s’appuyait sur les deux mains pour se tenir droit : c’était un Croate ; il me regardait avec des yeux terribles et désespérés. Un peu plus loin, un cheval, couché sur le flanc, balançait sa tête au bout de son long cou, comme un pendule.

Et comme j’étais là, pensant que ces Français devaient être de fameux brigands, pour nous brûler sans aucune raison, un faible bruit se fit entendre derrière moi ; je me retournai, et je vis dans l’ombre du hangar, sous les brindilles de paille tombant des poutres, la porte de la grange entrouverte, et derrière, la figure pâle de notre voisin Spick, les yeux écarquillés. Il avançait la tête doucement et prêtait l’oreille ; puis, s’étant convaincu que les Républicains venaient de battre en retraite, il s’élança dehors en brandissant sa hache comme un furieux, et criant :

« Où sont-ils, ces gueux ? où sont-ils, que je les extermine tous !

— Ah ! lui dis-je, ils sont partis ; mais, en courant, vous pouvez encore les rattraper au bout du village. »

Alors il me regarda d’un œil louche, et, voyant que j’étais sans malice, il courut au feu.

D’autres portes s’ouvraient au même instant ; des hommes et des femmes sortaient, regardaient, puis levaient les mains au ciel, en criant : « Qu’ils soient maudits ! qu’ils soient maudits ! » Et chacun se dépêchait d’aller prendre son baquet pour éteindre le feu.

La fontaine fut bientôt encombrée de monde ; il n’y avait plus assez de place autour ; on formait la chaîne des deux côtés, jusque dans les allées des maisons menacées. Quelques soldats, debout sur les toits, versaient l’eau dans la flamme ; mais tout ce qu’on put faire, ce fut de préserver les maisons voisines. Vers onze heures, une gerbe de feu bleuâtre monta jusqu’au ciel : dans le nombre des voitures entassées, se trouvait la charrette de la cantinière ; ses deux tonnes d’eau-de-vie venaient d’éclater.

L’oncle Jacob était aussi dans la chaîne, de l’autre côté, sous la garde des sentinelles autrichiennes ; il parvint cependant à s’échapper en traversant une cour et rentra chez nous par les jardins.

« Seigneur Dieu ! s’écria-t-il, Fritzel est sauvé ! »

Je vis en cette circonstance qu’il m’aimait beaucoup, car il m’embrassa en me demandant :

« Où donc étais-tu, pauvre enfant ?

— A la fenêtre », lui dis-je.

Alors il devint tout pâle et s’écria :

« Lisbeth ! Lisbeth ! »

Mais elle ne répondit pas, et même il nous fut impossible de la trouver ; nous allions dans toutes les chambres, regardant jusque sous les lits, et nous pensions qu’elle s’était sauvée chez quelque voisine.

Dans cet intervalle, on finit par se rendre maître du feu, et tout à coup nous entendîmes les Autrichiens crier dehors : « Place… place… En arrière ! »

En même temps, un régiment de Croates passa devant chez nous comme la foudre. Ils s’élançaient à la poursuite des Républicains ; mais nous apprîmes le lendemain qu’ils étaient arrivés trop tard ; l’ennemi avait gagné les bois de Rothalps, qui s’étendent jusque derrière Pirmasens. C’est ainsi que nous comprîmes enfin pourquoi ces gens avaient barricadé la rue et mis le feu aux maisons : ils voulaient retarder la poursuite de la cavalerie, et cela montre bien leur grande expérience des choses de la guerre.

Depuis ce moment jusqu’à cinq heures du soir, deux brigades autrichiennes défilèrent dans le village sous nos fenêtres : des uhlans, des dragons, des houzards ; puis des canons, des fourgons, des caissons ; puis vers trois heures, le général en chef, au milieu de ses officiers, un grand vieillard coiffé d’un tricorne et vêtu d’une longue polonaise blanche, tellement couverte de torsades et de broderies d’or, qu’à côté de lui le commandant républicain, avec son chapeau et son uniforme râpés, n’aurait eu l’air que d’un simple caporal.

Le bourgmestre et les conseillers d’Anstatt, en habit de bure à larges manches, la tête découverte, l’attendaient sur la place. Il s’y arrêta deux minutes, regarda les morts entassés autour de la fontaine, et demanda :

« Combien d’hommes les Français étaient-ils ?

— Un bataillon, Excellence », répondit le bourgmestre courbé en demi-cercle.

Le général ne dit rien. Il leva son tricorne et poursuivit sa route.

Alors arriva la seconde brigade : des chasseurs tyroliens en tête, avec leurs habits verts, leurs chapeaux noirs à bord retroussés, et leurs petites carabines d’Insprück à balles forcées ; puis d’autre infanterie en habit blanc et culotte bleu de ciel, les grandes guêtres remontant jusqu’au genou ; puis de la grosse cavalerie, des hommes de six pieds enfermés dans leurs cuirasses, et dont on ne voyait que le menton et les longues moustaches rousses sous la visière du casque ; puis enfin les grandes voitures de l’ambulance, couvertes de toiles grises, tendues sur des cerceaux, et derrière, les éclopés, les traînards et les poltrons.

Les chirurgiens de l’armée firent le tour de la place. Ils relevèrent les blessés, les placèrent dans leurs voitures, et l’un de leurs chefs, un petit vieillard à perruque blanche, dit au bourgmestre en montrant le reste :

« Vous ferez enterrer tout cela le plus tôt possible.

— Pour vous rendre mes devoirs », répondit le bourgmestre gravement.

Enfin les dernières voitures partirent ; il était environ six heures du soir. La nuit était venue. L’oncle Jacob se tenait sur le seuil de la maison avec moi. Devant nous, à cinquante pas, contre la fontaine, tous les morts, rangés sur les marches, la face en l’air et les yeux écarquillés, étaient blancs comme de la cire, ayant perdu tout leur sang. Les femmes et les enfants du village se promenaient autour.

Et comme le fossoyeur Jeffer avec ses deux garçons, Karl et Ludwig, arrivaient la pioche sur l’épaule, le bourgmestre leur dit :

« Vous prendrez douze hommes avec vous, et vous ferez une grande fosse dans la prairie du Wolfthal pour tout ce monde-là ; vous m’entendez ? Et tous ceux qui ont des charrettes et des tombereaux devront les prêter avec leur attelage, car c’est un service public. »

Jeffer inclina la tête et se rendit tout de suite à la prairie du Wolfthal, avec ses deux garçons et les hommes qu’il avait choisis.

« Il faut pourtant bien que nous retrouvions Lisbeth », me dit alors l’oncle.

Nous recommençâmes nos recherches, du grenier à la cave, et seulement à la fin, comme nous allions remonter, nous vîmes derrière notre tonne de choucroute, entre les deux soupiraux, un paquet de linge dans l’ombre, que l’oncle se mit à secouer.

Aussitôt Lisbeth, d’une voix plaintive, s’écria :

« Ne me tuez pas ! Au nom du ciel, ayez pitié de moi !

— Lève-toi, dit l’oncle avec bonté ; tout est fini ! »

Mais Lisbeth était encore si troublée, qu’elle avait de la peine à mettre un pied devant l’autre, et qu’il me fallut la conduire en haut par la main, comme une enfant. Alors, revoyant le jour dans sa cuisine, elle s’assit au coin de l’âtre et fondit en larmes, priant et remerciant le Seigneur de l’avoir sauvée ; ce qui prouve bien que les vieilles gens tiennent à la vie autant que les jeunes.

Les heures de désolation qui suivirent, et le mouvement que dut se donner l’oncle pour se rendre à l’appel de tous les malheureux qui réclamaient ses soins resteront toujours présents à ma mémoire. Il ne se passait pas d’instant qu’une femme ou bien un enfant n’entrât chez nous en s’écriant :

« Monsieur le docteur… bien vite… qu’il vienne ! mon mari… mon frère… ma sœur sont malades ! »

L’un avait été blessé, l’autre était devenu comme fou de peur ; l’autre, étendu tout de son long, ne donnait plus signe de vie.

L’oncle ne pouvait être partout.

« Vous le trouverez dans telle maison, disais-je à ces malheureux ; dépêchez-vous. »

Et ils partaient.

Ce n’est que bien tard, vers dix heures, qu’il revint enfin. Lisbeth s’était un peu remise ; elle avait fait du feu sur l’âtre et dressé la table comme à l’ordinaire ; mais le crépi du plafond, les éclats de vitres et de bois couvraient encore le plancher. C’est au milieu de tout cela que nous nous assîmes à table, et que nous mangeâmes en silence.

De temps en temps, l’oncle relevait la tête, regardant sur la place les torches qui se promenaient autour des morts, les charrettes noires qui stationnaient devant la fontaine, avec leurs petits bidets du pays, les fossoyeurs, les curieux, tout cela dans les ténèbres. Il observait ces choses gravement, et tout à coup, vers la fin du repas, il se prit à me dire, la main étendue :

« Voilà la guerre, Fritzel ! Regarde, et souviens-toi !… Oui, voilà la guerre : la mort et la destruction, la fureur et la haine, l’oubli de tous sentiments humains. Quand le Seigneur nous frappe de ses malédictions, quand il nous envoie la peste et la famine, au moins ce sont des fléaux inévitables décrétés par sa sagesse ; mais ici, c’est l’homme lui-même qui décrète la misère contre ses semblables, et c’est lui qui porte au loin ses ravages sans pitié.

« Hier, nous étions en paix, nous ne demandions rien à personne, nous n’avions pas fait de mal, et tout à coup des hommes étrangers sont venus nous frapper, nous ruiner et nous détruire. Ah ! qu’ils soient maudits, ceux qui provoquent de tels malheurs par esprit d’ambition ; qu’ils soient l’exécration des siècles !

« Fritzel, souviens-toi de cela ; c’est tout ce qu’il y a de plus abominable sur la terre. Des hommes qui ne se connaissent pas, qui ne se sont jamais vus, et qui tout à coup se précipitent les uns sur les autres pour se déchirer ! Cela seul devrait nous faire croire en Dieu, car il faut un vengeur de telles iniquités. »

Ainsi parla l’oncle gravement ; il était très ému ; et moi, la tête baissée, j’écoutais, retenant chacune de ses paroles et les gravant dans ma mémoire.

Comme nous étions ainsi depuis une demi-heure, une sorte de dispute s’éleva dehors, sur la place ; nous entendîmes un chien gronder sourdement, et la voix de notre voisin Spick dire d’un air irrité :

« Attends… attends… gueux de chien, je vais te donner un coup de pioche sur la nuque. Ça, c’est encore un animal de la même espèce que ses maîtres : ça vous paye avec des assignats et des coups de dents ; mais il tombe mal ! »

Le chien grondait plus fort.

Et d’autres voix disaient au milieu du silence de la nuit :

« C’est drôle tout de même… Voyez… il ne veut pas quitter cette femme… Peut-être qu’elle n’est pas tout à fait morte. »

Alors l’oncle se leva brusquement et sortit. Je le suivis.

Rien de plus terrible à voir que les morts sous le reflet rouge des torches. Il ne faisait pas de vent, mais la flamme se balançait tout de même, et tous ces êtres pâles, avec leurs yeux ouverts, semblaient remuer.

« Pas morte ! criait Spick, est-ce que tu es fou, Jeffer ? Est-ce que tu crois en savoir plus que les chirurgiens de l’armée ? Non… non… elle a reçu son compte… et c’est bien fait ! c’est cette femme qui m’a payé mon eau-de-vie avec du papier. Allons, ôtez-vous de là que j’assomme le chien et que ça finisse ! »

« Qu’est-ce qui se passe donc ? » dit alors l’oncle d’une voix forte.

Et tous ces gens se retournèrent comme effrayés.

Le fossoyeur se découvrit, deux ou trois autres s’écartèrent, et nous vîmes sur les marches de la fontaine la cantinière étendue, blanche comme la neige, ses beaux cheveux noirs déroulés dans une mare de sang, sa petite tonne encore sur la hanche, et les mains pâles jetées à droite et à gauche sur la pierre humide où coulait l’eau. Plusieurs autres cadavres l’entouraient, et le chien caniche que j’avais vu le matin avec le petit tambour, les poils du dos hérissés, les yeux étincelants et les lèvres frémissantes, debout à ses pieds, grondait et frissonnait en regardant Spick.

Malgré son grand courage et sa pioche, le cabaretier n’osait approcher, car il était facile de voir que s’il manquait son coup, cet animal lui sauterait à la gorge.

« Qu’est-ce que c’est, répéta l’oncle.

— Parce que ce chien reste là, fit Spick en ricanant, ils disent que la femme n’est pas morte.

— Ils ont raison, dit l’oncle d’un ton brusque, certains animaux ont plus de cœur et d’esprit que certains hommes. Ote-toi de là. »

Il l’écarta du coude et s’avança droit vers la femme en se courbant. Le chien, au lieu de sauter sur lui, parut s’apaiser et le laissa faire. Tout le monde s’était approché ; l’oncle s’agenouilla, découvrit le sein de la femme et lui mit la main sur le cœur. On se taisait ; le silence était profond. Cela durait depuis près d’une minute, lorsque Spick dit :

« Hé ! hé ! hé ! qu’on l’enterre, n’est-ce pas, monsieur le docteur ? »

L’oncle se leva, les sourcils froncés, et regardant cet homme en face, du haut en bas :

« Malheureux ! lui dit-il, pour quelques mesures d’eau-de-vie que cette pauvre femme t’a payées comme elle pouvait, tu voudrais maintenant la voir morte, et peut-être enterrée vive !

— Monsieur le docteur, s’écria le cabaretier en se redressant d’un air d’arrogance, savez-vous qu’il y a des lois, et que…

— Tais-toi, interrompit l’oncle, ton action est infâme ! »

Et, se tournant vers les autres :

« Jeffer, dit-il, transporte cette femme dans ma maison ; elle vit encore. »

Il lança sur Spick un dernier regard d’indignation, tandis que le fossoyeur et ses fils plaçaient la cantinière sur le brancard. On se mit en marche ; le chien suivait l’oncle, serré contre sa jambe.

Quant au cabaretier, nous l’entendions répéter derrière nous, près de la fontaine, d’un ton moqueur :

« La femme est morte ; ce médecin en sait autant que ma pioche ! La femme est finie… qu’on l’enterre aujourd’hui ou demain, cela ne fait rien à la chose… On verra lequel de nous deux avait raison. »

Comme nous traversions la place, je vis le mauser et Koffel qui nous suivaient, ce qui me soulagea le cœur, car depuis la nuit, une sorte de frayeur s’était emparée de moi, surtout en face des morts, et j’étais content d’être avec beaucoup de monde.

Le mauser marchait devant le brancard, une grosse torche à la main ; Koffel, près de l’oncle, semblait grave.

« Voilà de terribles choses, monsieur le docteur, dit-il en marchant.

— Ah ! c’est vous, Koffel ! fit l’oncle. Oui, oui, le génie du mal est dans l’air, les esprits des ténèbres sont déchaînés ! »

Nous entrions alors dans la petite allée remplie de plâtras ; le mauser, s’arrêtant sur le seuil, éclaira Jeffer et ses fils, qui s’avançaient d’un pas lourd. Nous les suivîmes tous dans sa chambre, et le taupier, levant sa torche, s’écria d’un ton solennel :

« Où sont-ils, les jours de tranquillité, les instants de paix, de repos et de confiance après le travail… où sont-ils, monsieur le docteur ?

— Ah ! ils se sont envolés par toutes les ouvertures. »

Alors seulement je vis bien l’air désolé de notre vieille chambre, les vitres brisées, dont les éclats tranchants et les pointes étincelantes se découpaient sur le fond noir des ténèbres ; je compris les paroles du mauser, et je pensai que nous étions malheureux.

« Jeffer, déposez cette femme sur mon lit, dit l’oncle avec tristesse ; il ne faut pas que nos propres misères nous fassent oublier que d’autres sont encore plus malheureux que nous. »

Et se tournant vers le taupier :

« Vous resterez pour m’éclairer, dit-il, et Koffel m’aidera. »

Le fossoyeur et ses fils ayant posé leur brancard sur le plancher, placèrent la femme sur le lit au fond de l’alcôve. Le mauser, dont les joues couleur de brique prenaient aux reflets de la torche des teintes pourpres, les éclairait. L’oncle remit quelques kreutzers à Jeffer, qui sortit avec ses garçons.

La vieille Lisbeth était venue voir ; son menton tremblotait, elle n’osait approcher, et je l’entendais qui récitait l’Ave Maria tout bas. Sa frayeur me gagnait lorsque l’oncle s’écria :

« Lisbeth, à quoi penses-tu donc ? Au nom du ciel, es-tu folle ? Cette femme n’est-elle pas comme toutes les femmes, et ne m’as-tu pas aidé cent fois dans mes opérations ? Allons, allons… maintenant la folie reprend le dessus. Va… chauffe de l’eau ; c’est tout ce que je puis espérer de toi. »

Le chien s’était assis devant l’alcôve, et regardait, à travers ses poils frisés, la femme étendue sur le lit, immobile et pâle comme une morte.

« Fritzel, me dit l’oncle, ferme les volets, nous aurons moins d’air. Et vous, Koffel, faites du feu dans le fourneau, car d’obtenir quelque chose maintenant de Lisbeth, il n’y faut pas penser. Ah ! si parmi tant de misères nous avions encore le bon esprit de rester un peu calmes ! Mais il faut que tout s’en mêle : quand le diable est en route, on ne sait plus où il s’arrêtera. »

Ainsi parla l’oncle d’un air désolé. Je courus fermer les volets, et j’entendis qu’il les accrochait à l’intérieur. En regardant vers la fontaine, je vis que deux nouvelles charrettes de morts partaient. Je rentrai tout grelottant.

Koffel venait d’allumer le feu, qui pétillait dans le poêle ; l’oncle avait déployé sa trousse sur la table ; le mauser attendait, regardant ces mille petits couteaux reluire.

L’oncle prit une sonde et s’approcha du lit, écartant les rideaux ; le mauser et Koffel le suivaient. Alors une grande curiosité me poussa et j’allai voir : la lumière de la chandelle remplissait toute l’alcôve ; la femme était nue jusqu’à la ceinture, l’oncle venait de lui découper ses vêtements ; Koffel, avec une grosse éponge, lui lavait la poitrine et les seins couverts d’un sang noir. Le chien regardait toujours, il ne bougeait pas. Lisbeth était aussi revenue dans la chambre ; elle me tenait par la main et marmottait je ne sais quelle prière. Dans l’alcôve, personne ne parlait, et l’oncle, entendant la vieille servante, lui cria, vraiment fâché :

« Veux-tu bien te taire, vieille folle ! Allons, mauser, allons, relevez le bras.

— Une belle créature, dit le mauser, et bien jeune encore.

— Comme elle est pâle ! » fit Koffel.

Je me rapprochai davantage, et je vis la femme blanche comme la neige, les seins droits, la tête rejetée en arrière, ses cheveux noirs déroulés. Le mauser lui tenait le bras en l’air, et au-dessous, entre le sein et l’aisselle, apparaissait une ouverture bleuâtre d’où coulaient quelques gouttes de sang. L’oncle Jacob, les lèvres serrées, sondait cette blessure ; la sonde ne pouvait entrer. En ce moment je devins tellement attentif, n’ayant jamais rien vu de pareil, que toute mon âme était au fond de cette alcôve, et j’entendis l’oncle murmurer : « C’est étrange ! »

Au même instant la femme exhala un long soupir, et le chien, qui s’était tu jusqu’alors, se prit à pleurer d’une voix si lamentable et si douce, qu’on aurait dit un être humain ; les cheveux m’en dressaient sur la tête. Le mauser s’écria :

« Tais-toi ! »

Le chien se tut, et l’oncle dit :

« Relevez donc le bras, mauser ; Koffel, passez ici et soutenez le corps. »

Koffel passa derrière le lit et prit la femme par les épaules ; aussitôt la sonde entra bien loin.

La femme fit entendre un gémissement, et le chien gronda.

« Allons, s’écria l’oncle, elle est sauvée. Tenez, Koffel, voyez, la balle a glissé sur les côtes, elle est ici sous l’épaule ; la sentez-vous ?

— Très bien. »

L’oncle sortit, et me voyant sous le rideau, il s’écria :

« Que fais-tu là ?

— Je regarde.

— Bon, maintenant, il regarde ! Il est dit que tout doit aller de travers. »

Il prit un couteau sur la table et rentra.

Le chien me regardait de ses yeux luisants, ce qui m’inquiétait.

Tout à coup la femme jeta un cri, et l’oncle dit d’un ton joyeux :

« La voici ! c’est une balle de pistolet. La malheureuse a perdu beaucoup de sang, mais elle en reviendra.

— C’est pendant la grande charge des uhlans qu’elle aura reçu cela, dit Koffel ; j’étais chez le vieux Kraëmer, au premier ; je nettoyais son horloge, et j’ai vu qu’ils tiraient en arrivant.

— C’est possible », répondit l’oncle, qui seulement alors eut l’idée de regarder la femme.

Il prit le chandelier de la main du mauser, et, debout derrière le lit, il contempla quelques secondes cette malheureuse d’un air rêveur.

« Oui, fit-il, c’est une belle femme et une noble tête ! Quel malheur que de pareilles créatures suivent les armées ! Ne serait-il pas bien mieux de les voir au sein d’une honnête famille, entourées de beaux enfants, auprès d’un brave homme, dont elles feraient le bonheur ! Quel dommage ! Enfin… puisque c’est la volonté du Seigneur. »

Il sortit, appelant Lisbeth.

« Tu vas chercher une de tes chemises pour cette femme, lui dit-il, et tu la lui mettras toi-même. — Mauser, Koffel, venez ; nous allons prendre un verre de vin, car cette journée a été rude pour tous. »

Il descendit lui-même à la cave, et en revint au moment où la vieille servante arrivait avec sa chemise. Lisbeth, voyant que la cantinière n’était pas morte, avait repris courage ; elle entra dans l’alcôve et tira les rideaux, pendant que l’oncle débouchait la bouteille et ouvrait le buffet pour y prendre des verres. Le mauser et Koffel paraissaient contents. Je m’étais aussi rapproché de la table encore servie, et nous finîmes de souper.

Le chien nous regardait de loin ; l’oncle lui jeta quelques bouchées de pain, qu’il ne voulut pas prendre.

En ce moment, une heure sonnait à l’église.

« C’est la demie, dit Koffel.

— Non, c’est une heure ; je crois qu’il serait temps de nous coucher », répondit le mauser.

Lisbeth sortait de l’alcôve ; tout le monde alla voir la femme vêtue de sa chemise ; elle semblait dormir. Le chien s’était posé sur les pattes de devant, au bord du lit, et regardait aussi. L’oncle lui passa la main sur la tête en disant :

« Va, ne crains plus rien ; elle en reviendra… je t’en réponds ! »

Et ce pauvre animal semblait comprendre ; il gémissait avec douceur.

Enfin on ressortit.

L’oncle, avec la chandelle, reconduisit Koffel et le mauser jusque dehors, puis il rentra et nous dit :

« Allez vous coucher maintenant, il est temps.

— Et vous, monsieur le docteur ? demanda la vieille servante.

— Moi, je veille… cette femme est en danger, et l’on peut aussi m’appeler dans le village. »

Il alla remettre une bûche au fourneau, et s’étendit derrière, dans le fauteuil, en roulant un bout de papier pour allumer sa pipe.

Lisbeth et moi nous montâmes chacun dans notre chambre ; mais ce ne fut que bien tard qu’il me fut possible de dormir, malgré ma grande fatigue, car de demi-heure en demi-heure, le roulement d’une charrette et le reflet des torches sur les vitres m’avertissaient qu’il passait encore des morts.

Enfin, au petit jour, tous ces bruits cessèrent et, je m’endormis profondément.

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