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Maria Chapdelaine

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XIII

Personne ne posa de questions à Maria, ni ce soir-là ni les soirs suivants; mais quelque membre de la famille dut parler à Eutrope Gagnon de la visite de Lorenzo Surprenant et de ses intentions évidentes, car le dimanche d'après Eutrope vint à son tour, après le repas de midi, et Maria entendit un deuxième aveu d'amour.

François Paradis était venu au cœur de l'été, descendu du pays mystérieux situé «en haut des rivières»; le souvenir des très simples paroles qu'il avait prononcées était tout mêlé à celui du grand soleil éclatant, des bleuets mûrs, des dernières fleurs de bois de charme se fanant dans la brousse. Après lui Lorenzo Surprenant avait apporté un autre mirage: le mirage des belles cités lointaines et de la vie qu'il offrait, riche de merveilles inconnues. Eutrope Gagnon, quand il parla à son tour, le fit timidement, avec une sorte de honte et comme découragé d'avance, comprenant qu'il n'avait rien à offrir qui eût de la force pour tenter.

Hardiment il avait demandé à Maria de venir se promener avec lui; mais quand ils eurent mis leurs manteaux et ouvert la porte ils virent que la neige tombait. Maria s'était arrêtée sur le perron, hésitante une main sur le loquet, faisant mine de rentrer; et lui, craignant de laisser échapper l'occasion, s'était mis à parler de suite, se dépêchant comme s'il redoutait de ne pouvoir tout dire.

—Vous savez bien que j'ai de l'amitié pour vous, Maria. Je ne vous en avais pas parlé encore, d'abord parce que ma terre n'était pas assez avancée pour que nous puissions vivre dessus comme il faut tous les deux, et après ça parce que j'avais deviné que c'était François Paradis que vous aimiez mieux. Mais puisqu'il est mort maintenant et que cet autre garçon des États est après vous, je me suis dit que moi aussi je pourrais bien essayer ma chance.

La neige descendait maintenant en flocons serrés; elle dégringolait du ciel gris, faisait un papillonnement blanc devant l'immense bande sombre qui était la lisière de la forêt, et puis allait se joindre à cette autre neige que cinq mois d'hiver avaient déjà accumulée sur le sol.

—Je ne suis pas riche, bien sûr; mais j'ai deux lots à moi, tout payés, et vous savez que c'est de la bonne terre. Je vais travailler dessus tout le printemps, dessoucher le grand morceau en bas du cran, faire de bonnes clôtures, et quand mai viendra jen aurai grand prêt à être semé. Je sèmerai cent trente minots, Maria... cent trente minots de blé, d'orge et d'avoine, sans compter un arpent de gaudriole pour les animaux. Tout ce grain-là, du beau grain de semence, je l'achèterai à Roberval et je payerai cash sur le comptoir, de même... J'ai l'argent de côté tout prêt; je payerai cash, sans une cent de dette à personne, et si seulement c'est une année ordinaire, ça fera une belle récolte. Pensez donc Maria cent trente minots de beau grain de semence dans de la bonne terre! Et pendant l'été, avant les foins, et puis entre les foins et la moisson, ça serait le bon temps pour élever une belle petite maison chaude et solide, toute en épinette rouge. J'ai le bois tout prêt, coupé, empilé, derrière ma grange; mon frère m'aidera et peut-être aussi Esdras et Da'Bé quand ils seront revenus. L'hiver d'après je monterai aux chantiers avec un cheval et je reviendrai au printemps avec pas moins de deux cents piastres dans ma poche, clair. Alors, si vous avez bien voulu m'attendre, ça serait le temps...

Maria restait appuyée à la porte, une main sur le loquet, détournant les yeux. C'était cela tout ce qu'Eutrope Gagnon avait à lui offrir; attendre un an, et puis devenir sa femme et continuer la vie d'à présent, dans une autre maison de bois, sur une autre terre mi-défrichée... Faire le ménage et l'ordinaire, tirer les vaches, nettoyer l'étable quand l'homme serait absent, travailler dans les champs peut-être, parce qu'ils ne seraient que deux et qu'elle était forte. Passer les veillées au rouet ou à radouber de vieux vêtements... Prendre une demi-heure de repos parfois l'été, assise sur le seuil, en face des quelques champs enserrés par l'énorme bois sombre; ou bien, l'hiver, faire fondre avec son haleine un peu de givre opaque sur la vitre et regarder la neige tomber sur la campagne déjà blanche et sur le bois... Le bois... Toujours le bois, impénétrable, hostile, plein de secrets sinistres, fermé autour d'eux comme une poigne cruelle qu'il faudrait desserrer peu à peu, année par année, gagnant quelques arpents chaque fois, au printemps et à l'automne, année par année, à travers toute une longue vie terne et dure.

Non, elle ne voulait pas vivre comme cela.

—Je sais bien qu'il faudrait travailler fort pour commencer, continuait Eutrope, mais vous êtes vaillante, Maria, et accoutumée à l'ouvrage, et moi aussi. J'ai toujours travaillé fort; personne n'a pu dire jamais que j'étais lâche, et si vous vouliez bien me marier ça serait mon plaisir de peiner comme un bœuf toute la journée pour vous faire une belle terre et que nous soyons à l'aise avant d'être vieux. Je ne prends pas de boisson, Maria, et le vous aimerais bien...

Sa voix trembla et il étendit la main vers le loquet à son tour, peut-être pour prendre sa main à elle, peut-être pour l'empêcher d'ouvrir la porte et de rentrer avant d'avoir donné sa réponse.

—L'amitié que j'ai pour vous... ça ne peut pas se dire...

Elle ne répondait toujours rien. Pour la deuxième fois un jeune homme lui parlait d'amour et mettait dans ses mains tout ce qu'il avait à donner, et pour la deuxième fois elle écoutait et restait muette, embarrassée, ne se sauvant de la gaucherie que par l'immobilité et le silence. Les jeunes filles des villes l'eussent trouvée niaise; mais elle n'était que simple et sincère, et proche de la nature, qui ignore les mots. En d'autres temps, avant que le monde fût devenu compliqué comme à présent, sans doute de jeunes hommes, mi-violents et mi-timides, s'approchaient-ils d'une fille aux hanches larges et à la poitrine forte pour offrir et demander, et toutes les fois que la nature n'avait pas encore parlé impérieusement en elle, sans doute elle les écoutait en silence, prêtant l'oreille moins à leurs discours qu'à une voix intérieure et préparant le geste d'éloignement qui la défendait contre toute requête trop ardente, en attendant... Les trois amoureux de Maria Chapdelaine n'avaient pas été attirés par des paroles habiles ou gracieuses, mais par la beauté de son corps et parce qu'ils pressentaient de son cœur limpide et honnête; quand ils lui parlaient d'amour elle restait semblable à elle-même, patiente, calme, muette tant qu'elle ne voyait rien qu'il leur fallût dire, et ils ne l'en aimaient que davantage.

—Ce garçon des États est venu vous faire de beaux discours, mais il ne faut pas vous laisser prendre...

Il devina son geste ébauché de protestation et se fit plus humble.

—Oh! vous êtes bien libre, comme de raison; et je n'ai rien à dire contre lui. Mais vous seriez mieux de rester icitte, Maria, parmi des gens comme vous.

À travers la neige qui tombait, Maria regardait l'unique construction de planches, mi-étable et mi-grange, que son père et ses frères avaient élevée cinq ans plus tôt, et elle lui trouvait un aspect à la fois répugnant et misérable, maintenant qu'elle avait commencé à se figurer les édifices merveilleux des cités. L'intérieur chaud et fétide, le sol couvert de fumier et de paille souillée, la pompe dans un coin, dure à manœuvrer et qui grinçait si fort, l'extérieur désolé, tourmenté par le vent froid, souffleté par la neige incessante, c'était le symbole de ce qui l'attendait si elle épousait un garçon comme Eutrope Gagnon, une vie de labeur grossier dans un pays triste et sauvage.

Elle secoua la tête.

—Je ne peux rien vous dire Eutrope, ni oui ni non; pas maintenant... Je n'ai rien promis à personne. Il faut attendre.

C'était plus qu'elle n'en avait dit à Lorenzo Surprenant et pourtant Lorenzo était parti plein d'assurance et Eutrope sentit qu'il avait tenté sa chance, et perdu. Il s'en alla seul à travers la neige, tandis qu'elle rentrait dans la maison.

Mars se traîna en l'ours tristes; un vent froid poussait d'un bout à l'autre du ciel les nuages gris ou balayait la neige; il fallait étudier le calendrier, don d'un marchand de grain de Roberval, pour comprendre que le printemps venait.

Les journées qui suivirent furent pour Maria toutes pareilles aux journées d'autrefois, ramenant les mêmes tâches, accomplies de la même manière; mais les soirées devinrent différentes, remplies par un effort de pensée pathétique. Sans doute ses parents avaient-ils deviné ce qui s'était passé; mais respectant son silence, ils ne lui offraient pas de conseils et elle n'en demandait pas. Elle avait conscience qu'il n'appartenait qu'à elle de faire son choix et d'arrêter sa vie, et se sentait pareille à une élève debout sur une estrade devant des yeux attentifs, chargée de résoudre sans aide un problème difficile.

C'était ainsi: quand une fille arrivait à un certain âge, lorsqu'elle était plaisante à voir, saine et forte, habile à toutes les besognes de la maison et de la terre, de jeunes hommes lui demandaient de les épouser. Et il fallait qu'elle dît: «Oui» à celui-là, «Non» à l'autre...

Si François Paradis ne s'était pas écarté sans retour dans les bois désolés, tout eût été facile. Elle n'aurait pas eu à se demander ce qu'il lui fallait faire: elle serait allée droit vers lui, poussée par une force impérieuse et sage, aussi sûre de bien faire qu'une enfant qui obéit. Mais il était parti; il ne reviendrait pas comme il l'avait promis, ni au printemps ni plus tard, et M. le curé de Saint-Henri avait défendu de continuer par un long regret la longue attente.

Oh! mon Dou! Quel temps merveilleux ç'avait été que le commencement de cette attente! Quelque chose se gonflait et s'ouvrait dans son cœur de semaine en semaine, comme une belle gerbe riche dont les épis s'écartent et se penchent, et une grande joie venait vers elle en dansant... Non, c'était plus vif et plus fort que cela. C'était pareil à une grande flamme-lumière aperçue dans un pays triste, à la brunante, une promesse éclatante vers laquelle on marche, oubliant les larmes qui avaient été sur le point de venir en disant d'un air de défi: «Je savais bien qu'il y avait quelque part dans le monde quelque chose comme cela.» Fini. Oui, c'était fini. Maintenant il fallait faire semblant de n'avoir rien vu, et chercher laborieusement son chemin, en hésitant dans le triste pays sans mirage.

Le père Chapdelaine et Tit'Bé fumaient sans rien dire, assis près du poêle; la mère tricotait des bas; chien, couché sur le ventre, la tête entre ses pattes allongées, clignait doucement des yeux, jouissant de la bonne chaleur. Télesphore s'était endormi, son catéchisme ouvert sur les genoux, et la petite Alma-Rose, qui était encore éveillée, elle, hésitait depuis plusieurs minutes déjà entre un grand désir de faire remarquer la paresse inexcusable de son frère et la honte d'une pareille trahison.

Maria baissa les yeux, reprit son ouvrage, et suivit un peu plus loin encore sa pensée obscure et simple.

Quand une jeune fille ne sent pas ou ne sent plus la grande force mystérieuse qui la pousse vers un garçon différent des autres, qu'est-ce qui doit la guider? Qu'est-ce qu'elle doit chercher dans le mariage? Avoir une belle vie, assurément, faire un règne heureux...

Ses parents auraient préféré qu'elle épousât Eutrope Gagnon—elle le savait—d'abord parce qu'elle resterait ainsi près d'eux et ensuite parce que la vie de la terre était la seule qu'ils connussent, et qu'ils l'imaginaient naturellement supérieure à toutes les autres. Eutrope était un bon garçon, vaillant et tranquille, et il l'aimait; mais Lorenzo Surprenant l'aimait aussi; il était également sobre, travailleur; il était en somme resté Canadien, tout pareil aux gens parmi lesquels elle vivait; il allait à l'église... Et il lui apportait comme un présent magnifique un monde éblouissant, la magie des villes; il la délivrerait de l'accablement de la campagne glacée et des bois sombres...

Elle ne pouvait se résoudre encore à se dire: «Je vais épouser Lorenzo Surprenant.» Mais en vérité son choix était fait. Le norouâ meurtrier qui avait enseveli François Paradis sous la neige, au pied de quelque cyprès mélancolique, avait fait sentir à Maria du même coup toute la tristesse et la dureté du pays qu'elle habitait et lui avait inspiré la haine des hivers du Nord, du froid, du sol blanc, de la solitude, des grandes forêts inhumaines où tous les arbres ont l'aspect des arbres de cimetière. L'amour—le vrai amour—avait passé près d'elle... Une grande flamme chaude et claire qui s'était éloignée pour ne plus revenir. Il lui était resté une nostalgie et, maintenant, elle se prenait à désirer une compensation et comme un remède, l'éblouissement d'une vie lointaine dans la clarté pâle des cités.

XIV

Un soir d'avril la mère Chapdelaine refusa de se mettre à table avec les autres à l'heure du souper.

—J'ai mal dans le corps et je n'ai pas faim, dit-elle. Je pense que je me suis forcée en levant la poche de fleur aujourd'hui pour faire le pain; maintenant je sens quelque chose dans le dos qui me tire... et je n'ai pas faim.

Personne ne répondit rien. Les gens qui vivent d'une vie facile sont prompts à s'inquiéter dès que chez l'un d'entre eux le mécanisme humain se dérange; mais ceux qui vivent sur la terre en sont venus à trouver presque naturel que parfois leur dur métier les surmène et que quelque fibre de leur corps se rompe. Pendant que le père et les enfants mangeaient, la mère Chapdelaine resta immobile sur sa chaise, près du poêle. Elle haletait un peu et sa figure grasse s'altérait.

—Je vas me coucher, dit-elle bientôt. Une bonne nuit et demain matin je serai correcte, certain! Tu guetteras la cuite, Maria.

Le lendemain, en effet, elle se leva à son heure ordinaire; mais quand elle eut préparé la pâte pour les crêpes, la peine la terrassa et elle dut s'allonger de nouveau. Près du lit elle s'arrêta un instant, se tenant les reins des deux mains et s'assura que la besogne du jour serait faite.

—Tu donneras à manger aux hommes, Maria. Et ton père t'aidera à tirer les vaches si tu veux. Je ne suis bonne à rien ce matin.

—C'est bon, sa mère; c'est bon, répondit Maria. Reposez-vous tranquillement; nous n'aurons pas de misère.

Pendant deux jours elle resta couchée, surveillant de son lit toute la vie domestique, donnant des conseils.

—Tourmente-toi point, lui répétait son mari sans cesse. Il n'y a quasiment rien à faire dans la maison à part de l'ordinaire, et pour ça Maria est bien capable, et pour le reste aussi, batêche! Elle n'est plus une petite fille à cette heure: elle est aussi capable comme toi. Reste sans bouger, ben à l'aise, au lieu de bardasser tout le temps entre les couvertes et d'empirer ton mal.

Le troisième jour elle cessa de penser aux soins du ménage et commença à se lamenter.

—Oh! mon Dou! gémissait-elle. J'ai mal dans tout le corps et la tête me brûle. Je vas mourir!

Le père Chapdelaine essaya de la réconforter en plaisantant.

—Tu mourras quand le bon Dieu voudra que tu meures, et à mon idée ça n'est pas encore de ce temps icitte. Qu'est-ce qu'il ferait de toi? Le paradis est plein de vieilles femmes, au lieu qu'icitte nous n'en avons qu'une et elle peut encore rendre service, des fois...

Mais il commençait à s'inquiéter et tint conseil avec sa fille.

—Je pourrais atteler et aller virer à la Pipe, proposa-t-il. Peut-être bien qu'au magasin ils ont des remèdes pour cette maladie-là; ou bien j'en causerais à M. le curé et il me dirait quoi faire.

Avant quils eussent pris une décision, la nuit était venue et Tit'Bé, qui était allé aider Eutrope Gagnon à scier du bouleau pour son poêle, rentra et le ramena avec lui.

—Eutrope a un remède, dit-il.

Ils se rassemblèrent tous autour d'Eutrope, qui prit dans une de ses poches et ouvrit lentement une petite boîte de fer-blanc.

—Voilà ce que j'ai, fit-il d'un air de doute. C'est des pilules. Quand mon frère a eu mal aux rognons, voilà trois ans passés, il a vu dans une gazette une annonce pour ces pilules-là, qui disait qu'elles étaient bonnes; alors il a envoyé de l'argent pour une boîte. Il dit que c'est un bon remède. Son mal n'est pas parti de suite, comme de raison; mais il dit que c'est un bon remède. Ça vient des États...

Pendant quelques instants ils contemplèrent sans mot dire les quelques pilules grises qui roulaient çà et là sur le fond de la boîte. Un remède... préparé par quelque homme repu de science en des pays lointains... Le même respect troublé les courbait qu'inspire aux Indiens la décoction d'herbes cueillies par une nuit de pleine lune, au-dessus de laquelle le guérisseur de la tribu a récité les formules magiques.

Maria questionna d'une voix hésitante:

—C'est-il bien aux rognons qu'elle a mal, seulement?

—D'après ce que Tit'Bé m'avait dit, j'avais pensé que c'était ça.

Le père Chapdelaine fit un geste évasif.

—Elle s'est forcée en levant la poche de fleur, qu'elle dit, et maintenant voilà qu'elle a mal dans tout le corps. On ne peut pas savoir...

—La gazette qui partait de ce remède-là, reprit Eutrope Gagnon, disait comme ça que quand le monde tombait malade et pâtissait, c'était à cause des rognons, toujours; et pour les rognons ces pilules-là, c'est extra. La gazette le disait, et mon frère aussi.

—Quand même ça ne serait pas pour ce mal-là tout à fait, dit Tit'Bé d'un air de respect, c'est un remède de toujours...

—Elle pâtit, c'est sûr: on ne peut pas la laisser comme ça.

Ils s'approchèrent du lit où la malade gémissait et respirait bruyamment, tentant par intervalles des mouvements légers que suivaient des plaintes plus aiguës.

—Eutrope t'a apporté un remède, Laura.

—J'y crois point à vos remèdes, répondit-elle entre deux plaintes.

Mais elle regarda pourtant avec intérêt les pilules grises qui roulaient sans cesse dans la boîte de fer-blanc, comme si elles eussent été animées d'une vie surnaturelle.

—Mon frère en a mangé, voilà trois ans passés, quand il avait le mal de rognons si fort qu'il ne pouvait quasiment pas travailler, et il dit que ça lui a fait du bien. Oh! c'est un bon remède, madame Chapdelaine, certain!

À mesure qu'il parlait, son hésitation primitive s'évanouissait, et il se sentait envahi d'une grande confiance.

—Ça va vous guérir, madame Chapdelaine, sûr comme il y a un bon Dieu. C'est un remède de première classe: mon frère l'a fait venir des États exprès. Vous ne trouveriez pas un remède comme ça au magasin de la Pipe, sûrement.

—Ça ne peut pas la rendre pire? interrogea Maria avec un reste de crainte. Ça n'est pas du poison ni une affaire de même?

Tous les hommes protestèrent ensemble avec une sorte d'indignation.

—Faire du mal, des petites pilules pas plus grosses que ça!

—Mon frère en a mangé quasiment une boîte, et il dit que c'est du bien que ça lui a fait.

Quand Eutrope partit, il laissa les pilules derrière lui; la malade n'avait pas encore consenti à en prendre, mais sa résistance diminuait de force à chaque fois.

Elle en prit deux au milieu de la nuit, deux autres au matin, et pendant les heures qui suivirent tout le inonde attendit avec confiance que la magie du remède opérât. Mais vers midi il fallut se rendre à l'évidence; elle souffrait toujours autant et continuait à se plaindre. Au soir la boîte était vide, et quand la nuit tomba les gémissements de la malade remplirent la maison d'une tristesse angoissée, maintenant surtout que l'on n'avait plus de remède en quoi l'on pût espérer.

Maria se leva deux ou trois fois, émue des plaintes plus fortes; chaque fois elle trouvait sa mère dans la même position, couchée sur le côté dans une immobilité qui semblait la faire souffrir et la raidir un peu plus d'heure en heure, et toujours se lamentant bruyamment.

—Quoi c'est, sa mère? demandait Maria. Ça va-t-il mieux?

—Oh! mon Don! que je pâtis. Que je pâtis donc! répondait la malade. Je peux plus grouiller, plus en tout, et ça me fait mal tout de même. Donne-moi de l'eau frette, Maria; j'ai soif à mourir.

Maria lui donna à boire plusieurs fois, mais finit par concevoir des craintes.

—Ça n'est peut-être pas bon pour vous de boire tant que ça, sa mère. Tâchez d'endurer votre soif un temps.

—C'est pas endurable, je te dis... La soif, et puis le mal que j'ai dans tout le corps, et la tête qui me brûle... Oh! mon Dou! C'est certain que je vas mourir.

Un peu avant le jour elles s'assoupirent toutes les deux; mais Maria fut bientôt réveillée par son père, qui lui secouait l'épaule et parlait à voix basse.

—Je vas atteler, dit-il. J'irai virer à Mistook pour chercher le médecin, et en passant à la Pipe je vas parler à M. le curé aussi. C'est épeurant de l'entendre se lamenter de même...

Les yeux ouverts dans la clarté blafarde de l'aube, Maria prêta l'oreille aux bruits du départ; la porte de l'écurie battant contre le mur; les sabots du cheval sonnant mat sur les madriers de l'allée; des commandements étouffés: «Ho là! Harrié! Harrié donc! Ho!» puis le tintement des grelots de l'attelage. Dans le silence qui suivit, la malade gémit deux ou trois fois, mais sans se réveiller; Maria regarda le jour pâle emplir la maison et songea au voyage de son père, s'efforçant de calculer les distances.

De chez eux au village de Honfleur, huit milles. De Honfleur à la Pipe, six. À la Pipe son père parlerait à M. le curé et puis il continuerait vers Mistook. Elle se reprit, et au lieu du vieux nom indien que les gens du pays emploient toujours, elle donna au village son nom officiel, celui dont l'avaient baptisé les prêtres: Saint-Cœur-de-Marie... De la Pipe à Saint-Cœur-de-Marie, huit autres milles. Huit et six, et huit encore... Elle s'embrouilla, et dit à voix basse:

—Ça fait loin toujours. Et les chemins seront méchants.

Une fois de plus elle ressentait un effarement tragique en songeant à leur solitude, dont elle ne se souciait guère autrefois. C'était bon quand tout le monde était fort et joyeux et qu'on n'avait pas besoin d'aide; mais qu'un peu de chagrin vînt, une maladie, et le bois qui les entourait semblait resserrer sur eux sa poigne hostile pour les priver des secours du monde, le bois et ses acolytes: les mauvais chemins où les chevaux enfoncent jusqu'au poitrail, les tempêtes de neige en plein avril...

Sa mère tenta de se retourner dans son sommeil, s'éveilla en poussant un cri aigu de douleur et aussitôt recommença à gémir sans répit. Maria se leva et alla s'asseoir près d'elle, songeant à la longue journée qui commençait, au cours de laquelle elle n'aurait ni conseil il ni aide.

Elle ne fut qu'une longue plainte, cette journée: un gémissement sans fin qui venait du lit où gisait la malade et hantait l'étroite maison de bois. De temps en temps se mêlait à cette lamentation quelque bruit domestique: la vaisselle entrechoquée, la porte du poêle de fonte ouverte avec un claquement; des pas sur le plancher, Tit'Bé rentrant dans la maison doucement, inquiet et gauche, pour prendre des nouvelles.

—Ça va-t-il point mieux?

Maria secouait la tête. Ils restaient tous deux immobiles quelques secondes, regardant la forme immobile sous les couvertures de laine brune, prêtant l'oreille aux plaintes; puis Tit'Bé sortait de nouveau pour vaquer aux menues besognes du dehors; Maria achevait de mettre la maison en ordre et recommençait ensuite son guet patient, que des gémissements plus perçants venaient parfois interrompre comme des reproches.

D'heure en heure elle reprenait son calcul de temps et de distance.

—Son père doit être loin de Saint-Cœur-de-Marie... Si le médecin est là, ils vont laisser le cheval reposer une couple d'heures, et ils partiront ensemble. Mais les chemins doivent être méchants; au printemps, de ce temps icitte, c'est quasiment pas passable des fois...

Un peu plus tard:

—Ils doivent être partis; peut-être bien qu'en passant à la Pipe ils s'arrêteront pour parler à M. le curé. Ou bien encore il sera venu de suite dès qu'il aura su, sans les attendre. Il peut arriver dans aucun temps.

Mais la nuit approcha sans amener personne, et vers sept heures seulement des grelots se firent entendre au dehors. C'étaient le père Chapdelaine et le médecin qui arrivaient. Ce dernier entra dans la maison seul, posa son sac sur la table et commença à retirer sa pelisse en grognant.

—Avec des chemins de même, dit-il, c'est pas qu'une petite affaire de venir voir des malades. Et vous, vous êtes venus vous cacher dans le bois apparemment, le plus loin que vous avez pu. Batêche! vous pourriez bien tous mourir sans que personne vous vienne en aide.

Il se chauffa quelques secondes au poêle, puis s'approcha du lit.

—Eh bien, la mère, on se met à être malade, tout comme les gens qui ont le moyen!

Mais après un premier examen il cessa de plaisanter.

—Elle est malade pour de bon, je cré!

C'était sans affectation qu'il parlait comme les paysans; son grand-père et son père avaient travaillé la terre, et lui n'avait quitté la campagne que pour faire ses études de médecine à Québec, parmi d'autres garçons semblables à lui pour la plupart, petit-fils sinon fils de cultivateurs, qui avaient tous gardé des manières frustes de villageois et le lent parler héréditaire. Il était grand et massif, moustachu de gris, et sa figure épaisse avait toujours une expression un peu gênée de bonne humeur arrêtée court par l'annonce d'un chagrin d'autrui, auquel il devait faire semblant de compatir.

Le père Chapdelaine, ayant dételé et soigné son cheval, rentra dans la maison à son tour. Il s'assit à distance respectueuse avec ses enfants pendant que le médecin remplissait ses rites. Ils pensaient tous:

«Maintenant on va savoir ce que c'est, et il va lui donner de bons remèdes...»

Mais quand l'examen fut fini, au lieu d'avoir recours de suite aux philtres de son sac, il resta hésitant et se mit à poser des questions sans fin. Comment cela avait commencé, et de quoi elle se plaignait surtout... Si elle avait déjà souffert du même mal... Les réponses ne semblèrent pas l'éclairer beaucoup; alors il s'adressa à la malade elle-même, mais n'obtint d'elle que des indications vagues et des plaintes.

—Si ça n'est rien qu'un effort qu'elle s'est donné, fit-il à la longue, elle guérira toute seule: elle n'a qu'à rester au lit sans bouger. Mais si c'est une lésion dans le milieu du corps, aux rognons ou ailleurs, ça peut être méchant.

Il sentit confusément que le doute où il restait plongé désappointait les Chapdelaine, et voulut rétablir son prestige.

—Des lésions internes, c'est grave, et on ne peut rien y voir. Le plus grand savant du monde ne pourrait pas vous en dire plus long que moi. Il faut attendre... Mais ça n'est peut-être pas ça.

Il recommença son examen et secoua la tête.

—Je peux toujours lui donner quelque chose pour l'empêcher de pâtir de même.

Le sac de cuir révéla enfin ses fioles mystérieuses: quinze gouttes d'une drogue jaunâtre tombèrent dans deux doigts d'eau que la malade, soutenue, but avec force plaintes aiguës. Après cela, il ne restait apparemment qu'à attendre encore; les hommes allumèrent leurs pipes et le docteur, les pieds contre le poêle, parla de sa science et de ses cures.

—Des maladies de même, dit-il, qu'on ne sait pas bien ce que c'est, c'est plus bâdrant pour un médecin qu'une affaire grave. Ainsi la pneumonie, ou bien la fièvre typhoïde; les trois quarts des gens de par icitte, hormis qu'ils meurent de vieillesse, ce sont ces deux maladies-là qui les tuent. Eh bien, la fièvre typhoïde et la pneumonie, j'en guéris tous les mois. Vous connaissez bien Viateur Tremblay, le maître de poste de Saint-Henri...

Il paraissait un peu offensé que la mère Chapdelaine fût atteinte d'un mal obscur, au diagnostic difficile, et non d'une des deux maladies qu'il traitait avec le plus de succès, et il conta par le menu comment il avait guéri le maître de poste de Saint-Henri. De là ils en vinrent à discuter toutes les nouvelles du comté, de ces nouvelles qui font le tour du lac Saint-Jean, colportées de maison en maison, et qui sont d'un intérêt plus passionnant mille fois que les famines ou les guerres parce que les causeurs arrivent toujours à les rattacher à quelqu'un de leurs amis ou de leurs parents, dans ce pays où tous les liens de parenté sont suivis méticuleusement en esprit, malgré les distances.

La mère Chapdelaine cessa de se plaindre, et parut s'assoupir. Le médecin jugea donc qu'il avait fait ce qu'on attendait de lui, tout au moins pour un soir, vida sa pipe et se leva.

—Je vas aller coucher à Honfleur, dit-il. Votre cheval est bon pour me mener jusque-là, eh? Vous n'avez pas besoin de venir, vous; je connais le chemin. Je vas passer la nuit chez Éphrem Surprenant et je reviendrai demain dans l'avant-midi.

Le père Chapdelaine hésita quelques instants, songeant que son vieux cheval avait déjà fait une dure journée; mais il ne répondit rien et finit par sortir pour atteler une fois de plus. Quelques minutes plus tard l'homme de science était parti et la famille se retrouva seule comme à l'ordinaire.

Une grande quiétude remplit la maison. Chacun songea avec soulagement: «C'est un bon remède qu'il lui a donné, pareil! Elle ne se lamente plus...» Mais une heure s'était à peine écoulée que la malade sortit de la torpeur où l'avait plongée le trop faible narcotique, essaya de se retourner et poussa un cri. Tous se levèrent de nouveau, navrés, et se rangèrent près du lit: elle ouvrait les yeux, et après quelques plaintes aiguës se mit à pleurer bruyamment:

—Oh! Samuel! c'est certain, je vas mourir.

—Mais non! Mais non! Fais-toi pas des idées de même.

—Oui je te dis que je vas mourir. Je sens ça, et ce médecin-là n'est qu'un grand simple qui ne sait pas quoi faire. Il ne peut même pas dire quel mal que c'est, et le remède qu'il m'a donné n'était pas un bon remède; ça ne m'a pas guérie. Je te dis que je vas mourir.

Elle disait cela d'une voix défaillante, entrecoupée de gémissements, pendant que les larmes coulaient sur ses joues grasses. Son mari et ses enfants la regardèrent, atterrés. La peur de la mort envahit la maison. Ils se sentirent isolés du reste du monde, sans défense, n'ayant même plus de cheval pour aller chercher un secours lointain, et leurs yeux se mouillèrent aussi, cependant qu'ils se taisaient et demeuraient immobiles, consternés, comme par une trahison.

Eutrope Gagnon arriva sur ces entrefaites.

—Et moi qui pensais la trouver quasiment guérie, fit-il. Ce médecin-là, donc...

Le père Chapdelaine, hors de lui, se mit à crier:

—Ce médecin-là n'est bon à rien, et je lui dirai bien, moué. Il est venu icitte, il lui a donné un petit remède de rien dans le fond d'une tasse et il s'en est allé coucher au village comme s'il avait gagné son argent. Il n'a rien fait que fatiguer mon cheval; mais il n'aura pas une cent de moi, rien en tout, rien...

Eutrope secoua la tête et dit d'un air grave:

—Je n'y ai point confiance non plus, aux médecins. Si on avait pensé à aller chercher un remmancheur, comme Tit'Sèbe de Saint-Félicien...

Tous les visages se tournèrent vers lui et les larmes s'arrêtèrent.

—Tit'Sèbe, fit Maria. Vous pensez qu'il est bon pour les maladies de même?

Eutrope et le père Chapdelaine affirmèrent leur confiance en même temps:

—Tit'Sèbe guérit le monde; c'est sûr. Il n'a pas passé par les écoles, lui; mais il guérit le monde.

—Vous avez bien entendu parler de Nazaire Gaudreau, qui était tombé du haut d'une bâtisse et qui s'était brisé la taille... Les médecins sont venus le voir: Ils n'ont rien su lui dire que le nom latin de son mal, et puis qu'il allait mourir. Alors on a été quérir Tit'Sèbe, et il l'a guéri.

Ils connaissaient tous de réputation le rebouteux, et l'espoir renaissait.

—Tit'Sèbe est un bon homme, et qui guérit le monde. Et pas difficile pour l'argent, avec ça. On va le quérir, on lui paye son temps, et il vous guérit. C'est lui qui a remmanché le petit Roméo Boily, après qu'il avait été écrasé par une waguine chargée de planches.

La malade était retombée dans une sorte de torpeur et gémissait faiblement les yeux fermés.

—J'irai bien le quérir si vous voulez, proposa Eutrope.

—Mais avec quel cheval donc? fit Maria. Le médecin a emmené Charles-Eugène à Honfleur.

Le père Chapdelaine eut un geste de rage et jura entre ses dents:

—Le vieux maudit!

Eutrope réfléchit quelques secondes et se décida.

—Ça ne fait rien: j'irai pareil. Je marcherai jusqu'à Honfleur et là je trouverai bien quelqu'un qui me prêtera un cheval et une carriole; Racicot, ou bien le père Néron.

—C'est trente-cinq milles d'icitte à Saint-Félicien, et les chemins sont méchants.

—J'irai pareil.

Il partit de suite et courut sur la neige, songeant au regard reconnaissant de Maria. Les autres se préparèrent pour la nuit, agitant dans leur esprit un nouveau calcul de distance... Soixante et dix milles aller et retour... Et les mauvais chemins... La lampe resta allumée, et jusqu'au matin la malade se lamenta dans le silence, tantôt en plaintes aiguës, tantôt en un halètement affaibli.

Deux heures après l'aube, le médecin et le curé de Saint-Henri arrivèrent ensemble.

—Je n'ai pas pu venir plus tôt, expliqua le curé. Mais me voilà tout de même, et j'ai pris le docteur au village en passant.

Ils s'assirent près du lit et causèrent à voix basse; le médecin procéda à un nouvel examen; mais ce fut le curé qui en annonça le résultat.

—On ne peut rien dire, dit-il. Elle n'a pas l'air pire; mais ça n'est pas une maladie ordinaire. Je vais toujours la confesser et lui donner l'absolution; après ça nous nous en irons tous les deux et nous reviendrons après-demain.

Il s'approcha du lit de nouveau, pendant que tous les autres allaient s'asseoir près de la fenêtre. Pendant quelques minutes les deux voix se répondirent, l'une affaiblie par la souffrance et coupée de gémissements, l'autre assurée, grave, à peine abaissée pour les questions solennelles. Après un murmure indistinct, des gestes augustes planèrent, faisant baisser les têtes, et le curé se leva.

Avant le départ le médecin confia à Maria une petite fiole, avec des recommandations.

—Seulement si elle pâtit bien fort, à crier, et jamais plus de quinze gouttes à la fois... Et ne lui donnez pas d'eau frette à boire...

Elle les reconduisit jusqu'au seuil, la fiole à la main. Au moment de monter dans la carriole, le curé de Saint-Henri la prit à part et lui dit quelques mots à son tour.

—Les médecins font ce qu'ils peuvent, dit-il avec simplicité, mais il n'y a que le bon Dieu qui connaît les maladies. Priez bien fort, et je dirai la messe pour elle demain; oui, une grand-messe avec chant, c'est entendu.

Toute la journée Maria s'efforça de combattre avec des prières la marche incompréhensible du mal, et chaque fois qu'elle s'approchait du lit c'était avec l'espoir confus qu'un miracle s'était produit et que la malade allait présentement cesser de gémir, s'assoupir quelques heures et se réveiller guérie. Il n'en fut rien: les plaintes continuaient et vers le soir elles se muèrent en une sorte de soupir profond, répété sans cesse, qui semblait protester contre un fardeau, ou bien contre l'envahissement lent d'un poison meurtrier.

Au milieu de la nuit, Eutrope Gagnon arriva, ramenant Tit'Sèbe le remmancheur.

C'était un petit homme maigre à figure triste, avec des yeux très doux. Comme toutes les fois qu'on l'appelait au chevet d'un malade il avait mis ses vêtements de cérémonie, de drap foncé, assez usés, qu'il portait avec la gaucherie des paysans endimanchés. Mais les fortes mains brunes, qui saillaient des manches, avaient des gestes qui imposaient la confiance. Elles palpèrent les membres et le corps de la mère Chapdelaine avec des précautions infinies, sans lui arracher un seul cri de douleur, et après cela il resta longtemps immobile, assis près du lit, la contemplant comme s'il attendait qu'une intuition miraculeuse lui vînt.

Mais quand il parla, ce fut pour dire:

—Vous avez-t-y appelé le curé? Il est venu... Et quand c'est qu'il doit revenir? Demain: c'est correct.

Après un nouveau silence, il avoua simplement:

—Je n'y peux rien... C'est une maladie dans le dedans du corps, que je ne connais pas. Si ç'avait été un accident, des os brisés, je l'aurais guérie. Je n'aurais rien eu qu'à sentir ses os avec mes mains, et puis le bon Dieu m'aurait inspiré quoi faire, et je l'aurais guérie. Mais ça c'est un mal que je ne connais pas. Je pourrais bien lui poser des mouches noires sur le dos, et peut-être ça lui tirerait le sang et que ça la soulagerait pour un temps. Ou bien je pourrais lui donner une boisson faite avec des rognons de castor; c'est bon pour les maladies de même, c'est connu. Mais je ne pense pas que ça la guérirait, ni la boisson ni les mouches noires.

Il parlait avec tant d'honnêteté, et si simplement, qu'il faisait sentir à tous ce que c'était que la maladie d'un corps humain: un phénomène mystérieux et terrible qui se passe derrière des portes closes et que les autres humains ne peuvent combattre que gauchement en tâtonnant, se fiant à des signes incertains.

—Si le bon Dieu le veut, elle va mourir.

Maria se mit à pleurer doucement; le père Chapdelaine resta immobile et muet, la bouche ouverte, ne comprenant pas encore, et le remmancheur, ayant prononcé son verdict, baissa la tête et regarda longuement la malade de ses yeux compatissants. Ses mains brunes de paysan, inutiles, reposaient sur ses genoux; voûté, un peu penché en avant, doux et triste, il semblait poursuivre avec son Dieu un dialogue muet disant:

—Vous m'avez donné le don de guérir les os brisés, et j'ai guéri; mais vous ne m'avez pas donné le don de guérir les maux comme ceux-ci: alors je suis obligé de laisser cette pauvre femme mourir.

Pour la première fois les marques profondes que la maladie avait creusées sur le visage de la mère Chapdelaine parurent à son mari et à ses enfants être autre chose que des signes passagers de douleur: l'empreinte définitive de la dissolution qui venait. Les soupirs profonds, et en vérité pareils à des râles, qui sortaient de son gosier, devinrent non plus une expression consciente de souffrance, mais la dernière protestation instinctive d'un organisme que déchirait l'approche de la mort. Et une peur nouvelle leur vint à tous, presque plus forte que leur peur de la perdre.

—Vous ne pensez pas qu'elle va mourir avant que M. le curé ne revienne? demanda Maria.

Tit'Sèbe eut un geste d'ignorance.

—Je ne peux pas dire... Si votre cheval n'est pas trop fatigué, vous feriez bien d'aller le chercher dès qu'il fera jour.

Les regards se tournèrent vers la fenêtre, qui n'était encore qu'une plaque noire, et de là revinrent vers la malade. Une femme forte et courageuse, qui avait toute sa santé et toute sa connaissance cinq jours plus tôt. Sûrement elle n'allait pas mourir aussi vite que cela... Mais, maintenant qu'ils savaient l'issue triste et inévitable, chaque coup d'œil révélait un changement subtil, quelque signe nouveau qui faisait de cette femme couchée, aveuglée et gémissante, une créature toute différente de leur femme et de leur mère quels avaient connue si longtemps.

Une demi-heure passa: le père Chapdelaine se leva brusquement, après un nouveau regard vers la fenêtre.

—Je vas atteler, dit-il.

Tit-Sèbe hocha la tête.

—C'est correct: vous ferez aussi bien d'atteler; le jour va venir. De même M. le curé sera icitte pour midi.

—Oui, je vas atteler, répéta le père Chapdelaine.

Mais au moment de partir il semblait se rendre compte tout à coup qu'il se préparait à remplir une mission lugubre et solennelle en allant chercher le Saint-Sacrement, qui annonce la mort, et il hésitait un peu, comme au seuil d'une étape irrémédiable.

—Je vas atteler.

Il se balança d'un pied sur l'autre, jeta un dernier regard sur la malade, et sortit enfin.

Le jour vint, et bientôt après le vent se leva et commença à mugir autour de la maison.

—Voilà le norouâ qui prend: il va y avoir une tempête, dit Tit'Sèbe.

Maria tourna les yeux vers la fenêtre et soupira.

—Et justement il a neigé il y a deux jours: ça va poudrer, certain! Les chemins étaient déjà méchants; son père et M. le curé vont avoir de la misère.

Le remmancheur secoua la tête.

—Ils auront peut-être un peu de misère en route; mais ils arriveront pareil. Un prêtre qui apporte le Saint-Sacrement, c'est fort!

Ses yeux doux étaient remplis d'une foi sans borne.

—C'est fort un prêtre qui apporte le Saint-Sacrement, répéta-t-il. Voilà trois ans passés, on m'avait appelé pour soigner un malade en bas de la rivière Mistassini; j'ai vu de suite que je ne pouvais pas le guérir, alors j'ai dit qu'on aille quérir un prêtre. C'était la nuit et il n'y avait pas d'hommes dans la maison, vu que c'était le père qui était malade de même, et que les garçons étaient tous petits. Alors j'y ai été moi-même. Il fallait traverser la rivière pour revenir; la glace venait de descendre—c'était au printemps—et il n'y avait quasiment pas un seul bateau à l'eau encore. Nous avons trouvé une grosse chaloupe qui était restée dans le sable tout l'hiver, et quand nous avons essayé de la mettre à l'eau elle était si enfoncée dans le sable, et si pesante, qu'à quatre hommes nous n'avons seulement pas pu la faire grouiller. Il y avait là Simon Martel, le grand Lalancette, de Saint-Méthode, un autre que je ne me rappelle plus et moi, et à nous quatre, halant et poussant à nous briser le cœur en pensant à ce pauvre homme qui était en train de mourir comme un païen de l'autre bord de l'eau, nous n'avons seulement pas pu grouiller cette chaloupe-là d'un quart de pouce. Eh bien, M. le curé est venu; il a mis sa main sur le bordage... rien que mis sa main sur le bordage, de même... «Poussez encore un coup» qu'il a dit; et la chaloupe est partie quasiment seule et s'en est allée vers l'eau comme une créature en vie. Cet homme qui était malade a reçu le bon Dieu comme il faut et il est mort en monsieur, juste comme le jour venait. Oui, c'est fort, un prêtre!

Maria soupira encore; mais son cœur avait trouvé dans la certitude et dans l'attente de la mort une sorte de sérénité triste. La maladie obscure, l'inquiétude de ce qui pouvait venir, c'étaient des choses qu'on combattait à l'aveuglette, sans trop les comprendre, des choses vagues et terrifiantes comme des fantômes. Mais devant la mort inévitable et prochaine, ce qui restait à faire était simple et prévu depuis des siècles par des lois infaillibles. M. le curé venait, que ce fût le jour ou la nuit, il venait de loin apportant le Saint-Sacrement à travers les rivières torrentielles du printemps, sur la glace traîtresse, par les mauvais chemins emplis de neige, en face du norouâ cruel, il venait sans jamais manquer, escorté de miracles; il faisait les gestes consacrés, et après cela il n'y avait plus de place pour le doute ou la peur: la mort devenait une promotion auguste, une porte ouverte sur la béatitude inimaginable des élus...

La tempête s'était levée et faisait trembler les parois de la maison comme les vitres d'une fenêtre tremblent sous les rafales. Le norouâ arrivait en mugissant par-dessus les cimes du bois sombre; sur l'espace défriché et nu qui entourait les petites constructions de bois—la maison, l'étable et la grange—il s'abattait et tourbillonnait quelques secondes, violent, mauvais, avec des bourrasques brusques qui tentaient de soulever la toiture ou bien frappaient les murs comme des coups de béliers, avant de repartir vers la forêt dans une ruée de dépit.

La maison de bois frissonnait du sol à la cheminée et semblait osciller sur sa base, si bien que ses habitants, entendant les mugissements et les clameurs aiguës du vent, sentant tout autour d'eux l'ébranlement de son choc, souffraient en vérité de presque toute l'horreur de la tempête, n'ayant pas cette impression d'asile sûr que donnent les fortes maisons de pierre.

Tit'Sèbe regarda autour de lui.

—C'est une bonne maison que vous avez là, pareil; bien étanche et chaude... C'est-y votre père et les garçons qui l'ont levée? Oui... Et de même vous devez avoir pas mal grand de terre faite, à cette heure...

Le vent était si fort qu'ils n'entendirent pas les grelots de l'attelage, et tout à coup la porte battit contre le mur et le curé de Saint-Henri entra, portant le Saint-Sacrement de ses deux mains levées. Maria et Tit'Sèbe s'agenouillèrent; Tit'Bé courut fermer la porte, puis se mit à genoux aussi. Le prêtre retira sa grande pelisse de fourrure, la toque poudrée de neige qui lui descendait jusqu'aux yeux, et s'en alla vers le lit de la malade sans perdre une seconde, comme un messager porteur d'une grâce.

Oh! la certitude! le contentement d'une promesse auguste qui dissipe le brouillard redoutable de la mort! Pendant que le prêtre accomplissait les gestes consacrés et que son murmure se mêlait aux soupirs de la mourante, Samuel Chapdelaine et ses enfants priaient sans relever la tête, presque consolés, exempts de doute et d'inquiétude, sûrs que ce qui se passait là était un pacte conclu avec la divinité, qui faisait du paradis bleu semé d'étoiles d'or un bien légitime.

Après cela le curé de Saint-Henri se chauffa au poêle; puis ils prièrent encore quelque temps ensemble, à genoux près du lit.

Vers quatre heures, le vent sauta au sud-est, la tempête s'arrêta aussi brusquement qu'une lame qui frappe un mur, et dans le grand silence singulier qui suivit le tumulte, la mère Chapdelaine soupira deux fois, et mourut.

XV

Éphrem Surprenant poussa la porte et parut sur le seuil.

—Je suis venu...

Il ne trouva pas d'autres mots et resta immobile quelques secondes, regardant l'un après l'autre d'un air gêné le père Chapdelaine, Maria, les enfants qui étaient assis près de la table, raides et muets; puis il enleva sa casquette d'un geste hâtif, comme pour réparer un oubli, referma la porte derrière lui et s'approcha du lit où reposait la morte.

On avait changé le lit de position, lui tournant la tête au mur et le pied vers l'intérieur de la maison, afin qu'il fût accessible des deux côtés. Près du mur, deux chandelles brûlaient sur des chaises; une d'elles était fichée dans un grand chandelier de métal blanc que les visiteurs de la famille Chapdelaine n'avaient encore jamais vu; pour l'autre, Maria n'avait rien pu trouver de plus approprié qu'une coupe de verre dans laquelle, l'été, on servait les bleuets et les framboises sauvages aux jours de cérémonie.

Le chandelier de métal luisait, le verre de la coupe scintillait à la lumière, qui n'éclairait pourtant que faiblement le visage de la morte. Il avait revêtu, ce visage, une pâleur singulière, raffinée, de femme des villes, effet des quelques jours de maladie ou bien du froid définitif des cadavres, dont le père Chapdelaine et ses enfants s'étaient d'abord un peu étonnés, y voyant ensuite une métamorphose auguste et qui marquait combien la mort l'avait déjà élevée au-dessus d'eux.

Éphrem Surprenant regarda quelques instants, puis s'agenouilla. Il ne murmura d'abord que des mots indistincts de prière; mais quand Maria et Tit'Bé vinrent s'agenouiller aussi près de lui Il tira de sa poche son chapelet à gros grains et commença à le réciter à demi-voix.

Quand ce fut fini, il alla s'asseoir sur une chaise près de la table et resta silencieux quelque temps, secouant la tête d'un air triste, comme il convient de faire dans une maison où il y a un deuil, et aussi parce qu'il était sincèrement chagriné.

—C'est une grande perte, fit-il enfin. Tu étais bien gréé de femme, Samuel; personne ne peut rien dire à l'encontre. Tu étais bien gréé de femme, certain!

Après cela, il se tut de nouveau, chercha sans les trouver les paroles de consolation, et finit par parler d'autre chose.

—Le temps est doux à soir; il va mouiller bientôt. Tout le monde dit que le printemps viendra de bonne heure.

Pour les paysans, tout ce qui touche à la terre qui les nourrit, et aussi aux saisons qui tour à tour assoupissent et réveillent la terre, est si important qu'on peut en parler, même à côté de la mort, sans profanation. Tous dirigèrent instinctivement leurs regards vers la petite fenêtre carrée; mais la nuit était obscure et ils ne pouvaient rien voir.

Éphrem Surprenant fit de nouveau l'éloge de la morte.

—Dans toute la paroisse il n'y avait pas de femme plus vaillante qu'elle, ni plus capable. Accueillante, avec ça, et quelle belle façon elle avait pour les visiteurs! Dans les vieilles paroisses et même dans les villes, où les chars passent, on n'en aurait pas trouvé beaucoup qui la valaient. Oui, tu étais bien gréé de femme, certain...

Il se leva bientôt, et sortit d'un air attristé.

Dans le long silence qui suivit, le père Chapdelaine laissa sa tête retomber peu à peu sur sa poitrine et parut s'assoupir. Maria éleva la voix, craignant un sacrilège.

—Endormez-vous point, son père.

—Non... Non...

Il se redressa sur sa chaise et carra les épaules; mais comme ses yeux se fermaient malgré lui, il se leva bientôt.

—On va dire encore un chapelet, fit-il.

Ils allèrent s'agenouiller près du lit où reposait la morte et récitèrent un chapelet entier. Quand ils se relevèrent, ils entendirent la pluie qui fouettait la vitre et les bardeaux du toit. C'était la première pluie du printemps et elle annonçait la délivrance, l'hiver fini, la terre reparaissant bientôt, les rivières reprenant leur marche heureuse, le monde métamorphosé une fois de plus comme une belle créature qu'un coup de baguette miraculeuse délivre enfin d'un maléfice... Mais ils n'osaient s'en réjouir, dans cette maison où pesait la mort, et véritablement ils n'éprouvaient presque aucune joie, parce que leur chagrin était profond et sincère.

Ils ouvrirent la fenêtre et s'assirent de nouveau, prêtant l'oreille au crépitement des gouttes pesantes sur la toiture. Maria vit que son père avait détourné la tête et restait immobile, elle crut que son assoupissement habituel du soir s'emparait de lui une fois de plus; mais au moment où elle allait le réveiller d'un mot, ce fut lui qui soupira et se mit à parler.

—Éphrem Surprenant a dit la vérité, fit-il. Ta mère était une bonne femme, Maria, une femme dépareillée.

Maria fit «Oui» de la tête, serrant les lèvres.

—Courageuse et de bon conseil, elle l'a été tant qu'elle a vécu, mais c'est surtout dans les commencements, juste après notre mariage, et un peu plus tard, quand Esdras et toi vous étiez encore jeunets, qu'elle s'est montrée rare. La femme d'un petit habitant s'attend bien d'avoir de la misère; mais des femmes qui vont à la besogne aussi capablement et d'une si belle humeur comme elle a fait dans ce temps-là, il n'y en a pas beaucoup, Maria.

Maria murmura:

—Je sais, son père; je sais bien.

Et elle s'essuya les yeux, car son cœur se fondait.

—Quand nous avons pris notre première terre à Normandin, nous avions deux vaches et pas gros de pacage, car presque tout ce lot-là était encore en bois debout, et difficile à faire. Moi j'ai pris ma hache et puis je lui ai dit: «Je vas te faire de la terre, Laura!» Et du matin au soir c'était bûche, bûche, sans jamais revenir à la maison hormis que pour le dîner; et tout ce temps-là elle faisait le ménage et l'ordinaire, elle soignait les animaux, elle mettait les clôtures en ordre, elle nettoyait l'étable, peinant sans arrêter, et trois ou quatre fois dans la journée elle sortait devant la porte et restait un moment à me regarder, là-bas à la lisière du bois, où je fessais de toutes mes forces sur les épinettes et les bouleaux pour lui faire de la terre.

«Et puis voilà qu'en juillet le puits a tari: les vaches n'avaient plus d'eau à leur soif et elles ont quasiment arrêté de donner du lait. Alors pendant que j'étais dans le bois, la mère s'est mise à voyager à la rivière avec une chaudière dans chaque main, remontant l'écarre huit et dix fois de suite avec ses chaudières pleines, les pieds dans le sable coulant, jusqu'à ce qu'elle ait eu fini de remplir un quart, et quand le quart était plein, elle le chargeait sur une brouette et s'en allait le vider dans la grande cuve dans le clos des vaches, à plus de trois cents verges de la maison, au pied du cran. C'était pas un ouvrage de femme, ça, et je lui ai bien dit de me laisser faire; mais toutes les fois elle se mettait à crier: «Occupe-toi pas de ça, toi... Occupe-toi de rien... Fais-moi de la terre.» Et elle riait pour m'encourager, mais je voyais bien qu'elle avait eu de la misère, et que le dessous de ses yeux était tout noir de fatigue.

«Alors je prenais ma hache et je m'en allais dans le bois, et je fessais si fort sur les bouleaux que je faisais sauter des morceaux gros comme le poignet, en me disant que c'était une femme dépareillée que javais là et que si le bon Dieu me gardait ma santé je lui ferais une belle terre...»

La pluie crépitait toujours sur le toit; de temps en temps un coup de vent venait fouetter la fenêtre de gouttes pesantes qui coulaient ensuite sur le carreau comme des larmes lentes. Encore quelques heures de pluie et ce serait le sol mis à nu, les ruisseaux se formant sur toutes les pentes; quelques jours, et de nouveau l'on entendrait les chutes...

—Quand nous avons pris une autre terre en haut de Mistassini, reprit Samuel Chapdelaine, ç'a été la même chose: du travail dur et de la misère pour elle comme pour moi; mais toujours encouragée et de belle humeur... Là nous étions en plein bois; mais comme il y avait des clairières avec du foin bleu parmi les roches, nous nous sommes mis à élever des moutons. Un soir...

Il se tut encore quelques instants, puis recommença à parler en regardant Maria fixement comme s'il voulait lui faire bien comprendre ce qu'il allait dire.

—C'était en septembre; au temps où toutes les bêtes dans le bois deviennent mauvaises. Un homme de Mistassini qui descendait la rivière en canot s'était arrêté près de chez nous et il nous avait dit comme ça: «Prenez garde à vos moutons, les ours sont venus tuer une génisse tout près des maisons la semaine passée.» Alors la mère et moi nous sommes allés ce soir-là virer au foin bleu pour faire rentrer les moutons au clos la nuit, pour pas que les ours les mangent.

«Moi j'avais pris par un bord et elle par l'autre, à cause que les moutons s'égaillaient dans les aunes. C'était à la brunante, et tout à coup j'entends Laura qui crie: «Ah! les maudits!» Il y avait des bêtes qui remuaient dans la brousse, et c'était facile de voir que c'étaient pas des moutons, à cause que dans le bois, vers le soir, les moutons font des taches blanches. Alors je me suis mis à courir tant que j'ai pu, ma hache à la main. Ta mère me l'a conté plus tard, quand nous étions de retour à la maison: elle avait vu un mouton couché par terre, déjà mort et deux ours qui étaient après le manger. Ça prend un bon homme, pas peureux de rien, pour faire face à des ours en septembre, même avec un fusil; et quand c'est une femme avec rien dans la main, le mieux qu'elle peut faire c'est de se sauver et personne n'a rien à dire. Mais la mère elle a ramassé un bois par terre et elle a couru dret sur les ours, en criant: «Nos beaux moutons gras! Sauvez-vous, grands voleux, ou je vais vous faire du mal!»

«Moi, j'arrivais en galopant tant que je pouvais à travers les chousses; mais le temps que je la rejoigne les ours s'étaient sauvés dans le bois sans rien dire, tout piteux, parce qu'elle les avait apeurés comme il faut.»

Maria écoutait, retenant son haleine, et se demandant si vraiment c'était bien sa mère qui avait fait cela, sa mère qu'elle avait toujours connue douce et patiente, et qui n'avait jamais donné une taloche à Télesphore sans le prendre ensuite sur ses genoux pour le consoler, pleurant avec lui et disant que de battre un enfant, il y avait de quoi lui briser le cœur.

La courte averse de printemps était déjà finie; la lune se montrait à travers les nuages comme un visage curieux venant voir ce qui restait encore de la neige de l'hiver après cette première pluie. Le sol était toujours d'une blancheur uniforme; le silence profond de la nuit annonçait que bien des jours encore s'écouleraient avant qu'on entendît de nouveau le tonnerre lointain des grandes chutes; mais la brise tiède chuchotait des encouragements et des promesses.

Samuel Chapdelaine se tut quelque temps, la tête penchée, les mains sur ses genoux, se souvenant du passé et des dures années pourtant pleines d'espérance. Quand il recommença à parler, ce fut d'une voix hésitante, avec une sorte d'humilité mélancolique.

—À Normandin, et à Mistassini, et dans les autres places où nous avons passé, j'ai toujours travaillé fort; personne ne peut rien dire à l'encontre. J'ai clairé bien des arpents de bois, et bâti des maisons et des granges, en me disant toutes les fois qu'un jour viendrait où nous aurions une belle terre, et où ta mère pourrait vivre comme les femmes des vieilles paroisses avec de beaux champs nus des deux bords de la maison aussi loin qu'on peut voir, un jardin de légumes, de belles vaches grasses dans le clos... Et voilà qu'elle est morte tout de même dans une place à moitié sauvage, loin des autres maisons et des églises et si près du bois qu'il y a des nuits où l'on entend crier les renards. Et c'est ma faute, si elle est morte dans une place de même; c'est ma faute, certain!

Le remords l'étreignait; il secouait la tête, les yeux à terre.

—Plusieurs fois, après que nous avions passé cinq ou six ans dans une place et que tout avait bien marché, nous commencions à avoir un beau bien: du pacage, de grands morceaux de terre faite prêts à être semés, une maison toute tapissée en dedans avec des gazettes à images... Il venait du monde qui s'établissait autour de nous; il n'y avait rien qu'à attendre un peu en travaillant tranquillement et nous aurions été au milieu d'une belle paroisse où Laura aurait pu faire un règne heureux... Et puis tout à coup le cœur me manquait; je me sentais tanné de l'ouvrage, tanné du pays; je me mettais à haïr les faces des gens qui prenaient des lots dans le voisinage et qui venaient nous voir, pensant que nous serions heureux d'avoir de la visite après être restés seuls si longtemps. J'entendais dire que plus loin vers le haut du lac, dans le bois, il y avait de la bonne terre; que du monde de Saint-Gédéon parlait de prendre des lots de ce côté-là, et voilà que cette place dont j'entendais parler, que je n'avais jamais vue et où il n'y avait encore personne, je me mettais à avoir faim et soif d'elle comme si c'était la place où jétais né...

«Dans ces temps-là, quand l'ouvrage de la journée était fini, au lieu de rester à fumer près du poêle, j'allais m'asseoir sur le perron et je restais là sans grouiller, comme un homme qui a le mal du pays et qui s'ennuie, et tout ce que je voyais là devant moi: le bien que j'avais fait moi-même avec tant de peine et de misère, les champs, les clôtures, le cran qui bouchait la vue, je le haïssais à en perdre la raison.

«Alors ta mère venait par-derrière sans faire de bruit; elle regardait aussi notre bien, et je savais qu'elle était contente dans le fond de son cœur, parce que ça commençait à ressembler aux vieilles paroisses où elle avait été élevée et où elle aurait voulu faire tout son règne. Mais au lieu de me dire que je n'étais qu'un vieux simple et un fou de vouloir m'en aller, comme bien des femmes auraient fait, et de me chercher des chicanes pour ma folie, elle ne faisait rien que soupirer un peu, en songeant à la misère qui allait recommencer dans une autre place dans les bois, et elle me disait comme ça tout doucement: «Eh bien, Samuel! C'est-y qu'on va encore mouver bientôt?»

«Dans ces temps-là je ne pouvais pas lui répondre, tant j'étranglais de honte, à cause de la vie misérable qu'elle faisait avec moi; mais je savais bien que je finirais par partir encore pour m'en aller plus haut vers le Nord, plus loin dans le bois, et qu'elle viendrait avec moi et prendrait sa part de la dure besogne du commencement, toujours aussi capablement, encouragée et de belle humeur, sans jamais un mot de chicane ni de malice.»

Après cela il se tut et sembla ruminer longuement son regret et son chagrin. Maria soupira et se passa les mains sur la figure, comme l'on fait quand on veut effacer ou oublier quelque chose; mais en vérité elle ne désirait rien oublier. Ce qu'elle venait d'entendre l'avait émue et troublée; elle avait l'intuition confuse que ce récit d'une vie dure, bravement vécue, avait pour elle un sens profond et opportun, et qu'il contenait une leçon, si seulement elle pouvait comprendre.

—Comme on connaît mal les gens! songea-t-elle.

Dès le seuil de la mort, sa mère semblait prendre un aspect auguste et singulier, et voici que les qualités familières, humbles, qui l'avaient fait aimer de son vivant, disparaissaient derrière d'autres vertus presque héroïques.

Vivre toute sa vie en des lieux désolés, lorsqu'on aurait aimé la compagnie des autres humains et la sécurité paisible des villages; peiner de l'aube à la nuit, dépensant toutes les forces de son corps en mille dures besognes et garder de l'aube à la nuit toute sa patience et une sérénité joyeuse; ne jamais voir autour de soi que la nature primitive, sauvage, le bois inhumain, et garder au milieu de tout cela l'ordre raisonnable, et la douceur, et la gaieté, qui sont les fruits de bien des siècles de vie sans rudesse, c'était une chose difficile et méritoire, assurément. Et quelle était la récompense? Quelques mots d'éloge, après la mort.

Est-ce que cela en valait la peine? La question ne se posait pas dans son esprit avec cette netteté; mais c'était bien à cela qu'elle songeait. Vivre ainsi, aussi durement, aussi bravement, et laisser tant de regret derrière soi, peu de femmes en étaient capables. Elle-même...

Le ciel baigné de lune était singulièrement lumineux et profond, et d'un bout à l'autre de ce ciel des nuages curieusement découpés, semblables à des décors, défilaient comme une procession solennelle. Le sol blanc n'évoquait aucune idée de froid ni de tristesse, car la brise était tiède et quelque vertu mystérieuse du printemps qui venait faisait de la neige un simple déguisement du paysage, nullement redoutable, et que l'on devinait condamné à bientôt disparaître.

Maria, assise près de la petite fenêtre, regarda quelque temps sans y penser le ciel, le sol blanc, la barre lointaine de la forêt, et tout à coup il lui sembla que cette question qu'elle s'était posée à elle-même venait de recevoir une réponse. Vivre ainsi, dans ce pays, comme sa mère avait vécu, et puis mourir et laisser derrière soi un homme chagriné et le souvenir des vertus essentielles de sa race, elle sentait qu'elle serait capable de cela. Elle s'en rendait compte sans aucune vanité et comme si la réponse était venue d'ailleurs. Oui, elle serait capable de cela; et une sorte d'étonnement lui vint, comme si c'était là une nouvelle révélation inattendue.

Elle pourrait vivre ainsi; seulement... elle n'avait pas dessein de le faire... Un peu plus tard, quand ce deuil serait fini, Lorenzo Surprenant reviendrait des États pour la troisième fois et l'emmènerait vers l'inconnu magique des villes loin des grands bois qu'elle détestait, loin du pays barbare où les hommes qui s'étaient écartés mouraient sans secours, où les femmes souffraient et agonisaient longuement tandis qu'on s'en allait chercher une aide inefficace au long des interminables chemins emplis de neige. Pourquoi rester là, et tant peiner, et tant souffrir lorsqu'on pouvait s'en aller vers le Sud et vivre heureux?

Le vent tiède qui annonçait le printemps vint battre la fenêtre, apportant quelques bruits confus: le murmure des arbres serrés dont les branches frémissent et se frôlent, le cri lointain d'un hibou. Puis le silence solennel régna de nouveau. Samuel Chapdelaine s'était endormi; mais ce sommeil au chevet de la morte n'avait rien de grossier ni de sacrilège; le menton sur sa poitrine, les mains ouvertes sur ses genoux, il semblait plongé dans un accablement triste, ou bien enfoncé dans une demi-mort volontaire où il suivit d'un peu plus près la disparue.

Maria se demandait encore: pourquoi rester là, et tant peiner, et tant souffrir? Pourquoi? Et comme elle ne trouvait pas de réponse voici que du silence de la nuit, à la longue, des voix s'élevèrent.

Elles n'avaient rien de miraculeux, ces voix; chacun de nous en entend de semblables lorsqu'il s'isole et se recueille assez pour laisser loin derrière lui le tumulte mesquin de la vie journalière. Seulement elles parlent plus haut et plus clair aux cœurs simples, au milieu des grands bois du Nord et des campagnes désolées. Comme Maria songeait aux merveilles lointaines des cités, la première voix vint lui rappeler en chuchotant les cent douceurs méconnues du pays qu'elle voulait fuir.

L'apparition quasi miraculeuse de la terre au printemps, après les longs mois d'hiver... La neige redoutable se muant en ruisselets espiègles sur toutes les pentes; les racines surgissant, puis la mousse encore gonflée d'eau, et bientôt le sol délivré sur lequel on marche avec des regards de délice et des soupirs d'allégresse, comme en une exquise convalescence... Un peu plus tard les bourgeons se montraient sur les bouleaux, les aunes et les trembles, le bois de charme se couvrait de fleurs roses, et après le repos forcé de l'hiver le dur travail de la terre était presque une fête; peiner du matin au soir semblait une permission bénie...

Le bétail enfin délivré de l'étable entrait en courant dans les clos et se gorgeait d'herbe neuve. Toutes les créatures de l'année: les veaux, les jeunes volailles, les agnelets batifolaient au soleil et croissaient de jour en jour tout comme le foin et l'orge. Le plus pauvre des fermiers s'arrêtait parfois au milieu de sa cour ou de ses champs, les mains dans ses poches et savourait le grand contentement de savoir que la chaleur du soleil, la pluie tiède, l'alchimie généreuse de la terre—toutes sortes de forces géantes—travaillaient en esclaves soumises pour lui... pour lui.

Après cela, c'était l'été: l'éblouissement des midis ensoleillés, la montée de l'air brûlant qui faisait vaciller l'horizon et la lisière du bois, les mouches tourbillonnant dans la lumière, et à trois cents pas de la maison les rapides et la chute—écume blanche sur l'eau noire—dont la seule vue répandait une fraîcheur délicieuse. Puis la moisson, le grain nourricier s'empilant dans les granges, l'automne, et bientôt l'hiver qui revenait... Mais voici que miraculeusement l'hiver ne paraissait plus détestable ni terrible: il apportait tout au moins l'intimité de la maison close et au dehors, avec la monotonie et le silence de la neige amoncelée, la paix, une grande paix.

Dans les villes il y aurait les merveilles dont Lorenzo Surprenant avait parlé, et ces autres merveilles qu'elle imaginait elle-même confusément: les larges rues illuminées, les magasins magnifiques, la vie facile, presque sans labeur, emplie de petits plaisirs. Mais peut-être se lassait-on de ce vertige à la longue, et les soirs où l'on ne désirait rien que le repos et la tranquillité, où retrouver la quiétude des champs et des bois, la caresse de la première brise fraîche, venant du nord-ouest après le coucher du soleil, et la paix infinie de la campagne s'endormant tout entière dans le silence?

«Ça doit être beau pourtant!» se dit-elle en songeant aux grandes cités américaines. Et une autre voix s'éleva comme une réponse. Là-bas c'était l'étranger: des gens d'une autre race parlant d'autre chose dans une autre langue, chantant d'autres chansons... Ici...

Tous les noms de son pays, ceux qu'elle entendait tous les jours, comme ceux qu'elle n'avait entendus qu'une fois, se réveillèrent dans sa mémoire: les mille noms que des paysans pieux venus de France ont donnés aux lacs, aux rivières, aux villages de la contrée nouvelle qu'ils découvraient et peuplaient à mesure... lac à l'Eau-Claire... la Famine... Saint-Cœur-de-Marie... Trois-Pistoles... Sainte-Rose-du-Dégelé... Pointe-aux-Outardes... Saint-André-de-l'Épouvante...

Eutrope Gagnon avait un oncle qui demeurait à Saint-André-de-l'Épouvante; Racicot, de Honfleur, parlait souvent de son fils, qui était chauffeur à bord d'un bateau du golfe, et chaque fois c'étaient encore des noms nouveaux qui venaient s'ajouter aux anciens: les noms de villages de pêcheurs ou de petits ports du Saint-Laurent, dispersés sur les rives entre lesquelles les navires d'autrefois étaient montés bravement vers l'inconnu... Pointe-Mille-Vaches... Les Escoumins... Notre-Dame-du-Portage... les Grandes-Bergeronnes... Gaspé...

Qu'il était plaisant d'entendre prononcer ces noms, lorsqu'on parlait de parents ou d'amis éloignés, ou bien de longs voyages! Comme ils étaient familiers et fraternels, donnant chaque fois une sensation chaude de parenté, faisant que chacun songeait en les répétant: «Dans tout ce pays-ci nous sommes chez nous... chez nous!»

Vers l'Ouest, dès qu'on sortait de la province, vers le Sud, dès qu'on avait passé la frontière, ce n'était plus partout que des noms anglais, qu'on apprenait à prononcer à la longue et qui finissaient par sembler naturels sans doute; mais où retrouver la douceur joyeuse des noms français?

Les mots d'une langue étrangère sonnant sur toutes les lèvres, dans les rues, dans les magasins... De petites filles se prenant par la main pour danser une ronde et entonnant une chanson que l'on ne comprenait pas... Ici...

Maria regardait son père, qui dormait toujours, le menton sur sa poitrine comme un homme accablé qui médite sur la mort, et tout de suite elle se souvint des cantiques et des chansons naïves qu'il apprenait aux enfants presque chaque soir.

À la claire fontaine,
M'en allant promener
...

Dans les villes des États, même si l'on apprenait aux enfants ces chansons-là, sûrement ils auraient vite fait de les oublier!

Les nuages épars qui tout à l'heure défilaient d'un bout à l'autre du ciel baigné de lune s'étaient fondus en une immense nappe grise, pourtant ténue, qui ne faisait que tamiser la lumière; le sol couvert de neige mi-fondue était blafard, et entre ces deux étendues claires la lisière de la forêt s'allongeait comme le front d'une armée.

Maria frissonna; l'attendrissement qui était venu baigner son cœur s'évanouit; elle se dit une fois de plus: «Tout de même... c'est un pays dur, icitte. Pourquoi rester?»

Alors une troisième voix plus grande que les autres s'éleva dans le silence: la voix du pays de Québec, qui était à moitié un chant de femme et à moitié un sermon de prêtre.

Elle vint comme un son de cloche, comme la clameur auguste des orgues dans les églises, comme une complainte naïve et comme le cri perçant et prolongé par lequel les bûcherons s'appellent dans les bois. Car en vérité tout ce qui fait l'âme de la province tenait dans cette voix: la solennité chère du vieux culte, la douceur de la vieille langue jalousement gardée, la splendeur et la force barbare du pays neuf où une racine ancienne a retrouvé son adolescence.

Elle disait: «Nous sommes venus il y a trois cents ans, et nous sommes restés... Ceux qui nous ont menés ici pourraient revenir parmi nous sans amertume et sans chagrin, car s'il est vrai que nous n'ayons guère appris, assurément nous n'avons rien oublié.

«Nous avions apporté d'outre-mer nos prières et nos chansons: elles sont toujours les mêmes. Nous avions apporté dans nos poitrines le cœur des hommes de notre pays, vaillant et vif, aussi prompt à la pitié qu'au rire, le cœur le plus humain de tous les cœurs humains: il n'a pas changé. Nous avons marqué un plan du continent nouveau, de Gaspé à Montréal, de Saint-Jean-d'Iberville à l'Ungava, en disant: ici toutes les choses que nous avons apportées avec nous, notre culte, notre langue, nos vertus et jusqu'à nos faiblesses deviennent des choses sacrées, intangibles et qui devront demeurer jusqu'à la fin.

«Autour de nous des étrangers sont venus, qu'il nous plaît d'appeler des barbares; ils ont pris presque tout le pouvoir; ils ont acquis presque tout l'argent; mais au pays de Québec rien n'a changé. Rien ne changera, parce que nous sommes un témoignage. De nous-mêmes et de nos destinées, nous n'avons compris clairement que ce devoir-là: persister... nous maintenir... Et nous nous sommes maintenus, peut-être afin que dans plusieurs siècles encore le monde se tourne vers nous et dise: Ces gens sont d'une race qui ne sait pas mourir... Nous sommes un témoignage.

«C'est pourquoi il faut rester dans la province où nos pères sont restés, et vivre comme ils ont vécu, pour obéir au commandement inexprimé qui s'est formé dans leurs cœurs, qui a passé dans les nôtres et que nous devrons transmettre à notre tour à de nombreux enfants: Au pays de Québec rien ne doit mourir et rien ne doit changer...»

L'immense nappe grise qui cachait le ciel s'était faite plus opaque et plus épaisse, et soudain la pluie recommença à tomber approchant, encore un peu, l'époque bénie de la terre nue et des rivières délivrées. Samuel Chapdelaine dormait toujours, le menton sur sa poitrine, comme un vieil homme que la fatigue d'une longue vie dure aurait tout à coup accablé. Les flammes des deux chandelles fichées dans le chandelier de métal et dans la coupe de verre vacillaient sous la brise tiède, de sorte que des ombres dansaient sur le visage de la morte et que ses lèvres semblaient murmurer des prières ou chuchoter des secrets.

Maria Chapdelaine sortit de son rêve et songea: «Alors je vais rester ici... de même!» car les voix avaient parlé clairement et elle sentait qu'il fallait obéir. Le souvenir de ses autres devoirs ne vint qu'ensuite, après qu'elle se fut résignée, avec un soupir. Alma-Rose était encore toute petite; sa mère était morte et il fallait bien qu'il restât une femme à la maison. Mais en vérité c'étaient les voix qui lui avaient enseigné son chemin.

La pluie crépitait sur les bardeaux du toit, et la nature heureuse de voir l'hiver fini envoyait par la fenêtre ouverte de petites bouffées de brise tiède qui semblaient des soupirs d'aise. À travers les heures de la nuit Maria resta immobile, les mains croisées dans son giron, patiente et sans amertume, mais songeant avec un peu de regret pathétique aux merveilles lointaines qu'elle ne connaîtrait jamais et aussi aux souvenirs tristes du pays où il lui était commandé de vivre; à la flamme chaude qui n'avait caressé son cœur que pour s'éloigner sans retour, et aux grands bois emplis de neige d'où les garçons téméraires ne reviennent pas.

XVI

En mai, Esdras et Da'Bé descendirent des chantiers, et leur chagrin raviva le chagrin des autres. Mais la terre enfin nue attendait la semence, et aucun deuil ne pouvait dispenser du labeur de l'été.

Eutrope Gagnon vint veiller un soir, et peut-être, en regardant à la dérobée le visage de Maria, devina-t-il que son cœur avait changé, car lorsqu'ils se trouvèrent seuls il demanda:

—Calculez-vous toujours de vous en aller, Maria?

Elle fit: «Non» de la tête, les yeux à terre.

—Alors... Je sais bien que ça n'est pas le temps de parler de ça, mais si vous pouviez me dire que j'ai une chance pour plus tard, j'endurerais mieux l'attente.

Maria lui répondit:

—Oui... Si vous voulez je vous marierai comme vous m'avez demandé, le printemps d'après ce printemps-ci, quand les hommes reviendront du bois pour les semailles.

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