Maudit soit l'Amour!
QUATRIÈME PARTIE
Madame Leprince-Mirbel entra alors dans une phase de relative sagesse, confiante en son pouvoir, sentant que jamais Philippe ne se détacherait d'elle.
Toutes ses facultés furent appliquées à varier à l'infini la félicité de leurs deux vies, et, guidée par son cœur, elle accomplit des merveilles. Depuis la tenue de sa maison jusqu'au choix de ses relations et la composition savante de ses toilettes, tout fut d'un art, d'une science à éblouir les plus raffinés.
Grande, mince, sa taille, sa démarche, lui donnaient une allure jeune. Pour augmenter l'éclat de ses yeux, pour tendre sa peau, où quelques rides se dessinaient, elle prit chaque jour des gouttes d'arsenic. L'expérience lui ayant démontré qu'elle vieillirait plus vite en se livrant à l'inquiétude, elle essaya de la bannir de sa pensée et s'appliqua à n'être ni trop aimante, ni trop dévouée, surtout point exigeante. Elle voulut être calme, malgré les tourments de son cœur, pour demeurer belle. Luttant contre la vie qui dégradait chaque jour son œuvre, elle parvint à rester la séduisante, l'irrésistible Princesse de ses amis.
Fugeret, avec un dévouement de cœur admirable, l'entretenait dans ses idées de défense contre les ravages du temps. Son amitié enthousiaste et vaillante ranimait les efforts continus de Magda pour conserver son amant.
Pourtant, quelque chose était entre eux, Philippe en avait conscience. Il n'aimait pas moins, il aimait autrement; c'était un besoin de câlinerie, de tendresse presque filiale, qui l'attachait maintenant. Magdeleine était le refuge, l'amie consolante dont il n'aurait su se passer.
Celle-ci plaçait toute sa dignité, tout l'honneur chancelant de sa vie, dans la durée de son amour. Rien ne la détournait de ce but; elle voulait surtout qu'il restât unique dans le cœur du jeune homme. Son ineffable joie était de se sentir haut placée dans l'âme de son ami. Sur lui, elle concentrait tout son bonheur, toutes ses joies, toutes les ressources de son esprit, et faisait de l'existence de Philippe une suavité.
Toujours et fatalement, il retournait à elle. Parfois, pourtant, il se révoltait en lui-même contre ce «collage», terme de cruauté brutal et vulgaire qui, seul, dépeint exactement ces situations. Alors, pour secouer le joug, il voyageait. Mais constamment il revenait chercher cette atmosphère spéciale dont Magda l'entourait et hors de laquelle il ne vivait pas bien, tant est grande, sur certains esprits, la force de l'accoutumance.
Très fine, Magda avait deviné, senti, ces tentatives d'arrachement. Par une volonté puissante, elle cherchait à s'habituer à être mal dans l'âme de Philippe. Elle en était arrivée à cette surexcitation cérébrale qui enfante des chimères et combat la réelle souffrance.
Madame Mirbel mit en pratique cette maxime de Montaigne: «Que pour le proufit des hommes il est souvent besoing de les piper.» Elle ne montra plus ses vraies jalousies, sachant que tout grand sentiment douloureux choque et blesse celui qui l'a fait naître. Avec une coquetterie voulue qui la rendait charmante, elle simulait des scènes de jalousie à faux et lorsque, flatté, Philippe souriait de cette inquiétude qui n'entravait pas sa liberté, Magda se laissait persuader de l'innocence de son amant et jouissait de la tendresse infinie qu'il mettait à la convaincre.
Une grande sagesse l'induisait à s'attendre aux désillusionnants accueils qu'il pourrait faire à toutes les joies qu'elle lui préparait. Depuis la robe dont elle se vêtait parce qu'il en avait aimé la nuance, jusqu'à l'arrangement de ses cheveux, la forme de ses souliers, la délicatesse du parfum qu'elle vaporisait sur elle et autour d'elle, tout lui était matière à le combler de soins et d'amour.
Lorsque, anxieuse, elle l'attendait à dîner, elle pensait:
«Il ne verra rien de ces choses faites pour lui, il entrera et regrettera de n'être pas ici ou là, ailleurs, assurément.»
Et quand, arrivé, Philippe jouissait de ce décor et l'en félicitait, elle se sentait heureuse. Elle savait que les impressions tiennent à un rien chez un artiste, qu'un grain de sable, souvent, détruit l'équilibre de son humeur; il est malheureux, souffre et fait souffrir pour un tabouret contre lequel il se heurte en entrant, pour une mouche qui se pose obstinément sur le livre qu'il lit, pour un bruit discordant qu'il perçoit, car ses désirs vont toujours au delà de la réalité des choses.
Guidée par sa passion, Magda arrivait donc à faire ce qui était utile à l'intérêt de son amour. Elle lisait dans le cœur de Philippe, devinait s'il avait l'âme émue, si elle pouvait lui dire des mots tendres, ou si, au contraire, elle devait rester silencieuse. Chaque fait, se dressant dans sa vie par rapport à son ami, lui devenait un sujet d'analyse et d'étude. Elle était aux écoutes de ses impressions à lui, gaie s'il était gai, triste s'il était triste, et allait se subtilisant de plus en plus.
Lorsque l'attitude de Montmaur le montrait confiant, subissant comme autrefois son charme, Magda, rassurée, lui donnait alors de si précieux enchantements, l'enlaçait de voluptés si diverses, qu'il restait des jours, des mois, imprégné d'elle et repris tout entier par son amour.
Elle devenait alors nécessaire à sa vie, et cela aurait été un arrachement de tout son être si, à ce moment, il lui eût fallu la perdre. Il avait des remords de la tromper, et pourtant il la trompait. Pourquoi cette misérable obligation du mensonge? Comment lui expliquer qu'il l'aimait, qu'il n'aimait qu'elle, uniquement elle, mais que d'autres curiosités lui étaient venues? Un appétit insatisfait d'une multitude de sensations et de jouissances le poussait, l'entraînait malgré lui. Quelles raisons eût-il pu donner à Magda de cet état d'âme? Aucune... et cela le désespérait.
Il éprouvait le besoin d'une vie amoureuse plus active: emmener sa maîtresse souper avec des camarades, s'en parer devant eux, cela était agréable à Philippe. Tant que sa grande jeunesse l'avait laissé craintif de cette existence libre au grand jour, toute de fêtes, Magda avait été pour lui la maîtresse rêvée. Maintenant, il lui devenait pénible de la quitter à l'instant même où il aurait voulu lui faire vivre sa vie. Ces heures d'amour choisies par avance, dont le moindre motif, une visite, un malaise, empêchaient la réalisation, l'obligation de se réunir dans le jour pour ne pas éveiller les soupçons de leur entourage, tout cela l'énervait. Bien des fois, étendu aux pieds de son amie, il lui avait demandé:
—Magda, restez! il sera temps de nous quitter demain...
La pauvre femme souffrait de ces séparations plus encore que lui peut-être. Les motifs qui les obligeaient à se mettre en garde contre les curiosités ou les médisances possibles, devenaient, à la longue, une cause de refroidissement entre eux.
Un jour, elle dit:
—Nous avons l'air d'être condamnés à l'amour!
Et des larmes perlèrent, au bord de ses yeux.
Certains soirs où, chez Magdeleine, restés seuls dans le salon, ils causaient, les pieds sur les chenets, échangeant leurs pensées dans l'intimité du tête-à-tête, enveloppés d'une même alanguissante et parfaite entente d'esprit et de cœur, et qu'il leur eût été infiniment doux de prolonger ces heures jusqu'à l'éclosion de tendresses inconsciemment convoitées, il fallait cependant que Philippe s'éloignât, emportant le trouble d'un désir éveillé par Magda et qu'il allait peut-être reporter à une autre.
Qu'importe demain? L'heure ajournée pourrait-elle reparaître telle qu'ils la laissaient? Demain?... hélas... les sensations se dissipent, s'effacent, se perdent et ne renaissent jamais semblables. Qu'importe l'an, le mois, le jour, l'heure? C'est la minute, l'unique minute, celle qui détient le bonheur, qu'il faut savoir vivre, qu'il faut avoir le courage de saisir, où qu'elle se présente, en dût-on mourir.
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Insensiblement, Philippe s'était donc laissé entraîner; la pensée que Magda, seule, possédait son cœur, calmait ses remords. D'abord, il avait passé des heures charmantes avec des femmes de rencontre, puis peu à peu il s'était lassé de leur ignorance, de leur sottise ou de leur cabotinisme, des prétentions et de la vanité de celles d'entre elles qui étaient instruites ou intelligentes. Il cherchait autre chose, s'écœurait des sourires qui se paient et revenait toujours à Magdeleine, un peu navré et honteux de constater que sa vieille maîtresse, dont il ne pouvait s'empêcher de se sentir las de temps en temps, restait malgré tout la dispensatrice de cette rare et merveilleuse plénitude de sensations: l'ivresse des sens jointe à l'ivresse de l'âme.
En toute sincérité il lui disait:
—Vous êtes en moi comme mon sang; rien ne peut m'arracher de vous.
Magda, victime de son inextinguible tendresse, fut longtemps sans découvrir le grand détachement d'elle qui s'opérait en Philippe. Aveuglée par sa foi, sans se défier de lui, à l'exemple des mères elle voyait mal ces transformations morales, et ne s'apercevait pas que son amour, qui, pendant un temps, avait garanti de toute corruption l'âme du jeune homme, devenait impuissant à le détourner des curiosités inhérentes à son âge, curiosités d'abord insatisfaites ou endormies, dont elle avait retardé l'éclosion. Mais l'enfant s'était fait homme, et, de cet esprit pur, occupé seulement de son amour et de son art, surgissait tout à coup l'être repris par la vie, ramené à ses égoïsmes, au souci de son avenir, ambitieux de fortune et d'honneurs, préoccupations qui, lentement, tuent toutes les probités, tous les élans généreux.
Il était devenu celui dont le cœur demande plus qu'un cœur et ses désirs se multipliaient. La pauvre femme commençait à cruellement souffrir. L'idée d'un partage possible la faisait tressaillir de dégoût, elle n'y voulait pas croire, elle n'y croyait pas; et pourtant Philippe lui échappait. Elle se persuada, alors, qu'il n'était occupé que de son avenir, de son travail, et se fit ambitieuse pour lui, attirant chez elle les maîtres peintres, les choyant, s'intéressant à leurs œuvres. Avec un soin infatigable, une préoccupation constante du bonheur de son amant, avec une finesse, une intelligence, un génie maternels, elle le poussa à l'étude. Elle fit faire discrètement et par les pairs de Philippe, du bruit autour de son nom, préparant ainsi sa célébrité. Parfois, il venait lui redire tel propos tenu à son sujet par tel chef d'école, et Magda y retrouvait l'expression de la pensée suscitée par elle. Avec une ruse charmante, elle s'extasiait, ravie vraiment de sentir son amour servir de marchepied à Philippe pour son avenir.
Il exposa, il vendit même. En dehors de son talent très réel, il fut bien lancé. Le public s'accoutuma à son nom, et bientôt il se vit classé parmi les jeunes «arrivés», à la suite d'un Salon où il avait présenté un très beau portrait de sa mère.
Magda triomphait en lui, il était son œuvre d'amour. Mais le succès de son ami devint pour elle une source de douleur. Philippe, recherché, attiré, courtisé, lui appartenait moins. Pour le voir plus souvent, elle alla dans le monde. Presque chaque jour, le jeune homme arrivait chez elle, le soir, vers dix heures, causait, prenait le thé, la quittait, puis la rejoignait soit en soirée, soit au bal. Ces minutes, pendant lesquelles Magda le contemplait éprise de tout lui, le trouvait beau, le sentant bien à elle, la ravissaient.
Une nuit qu'en toilette pour le bal ils attendaient l'heure de se quitter et l'heure de se rejoindre, Magda eut une joie délirante en entendant Philippe dire:
—Que vous êtes belle, ce soir! Je ne veux pas que d'autres vous voient... si nous n'allions pas à cette fête?
Afin de ne pas laisser voir son bonheur elle répondit coquettement:
—Pourquoi? si je suis belle, c'est l'instant de me montrer. Partons vite au contraire.
—Non, je vous veux à moi seul, pour moi seul. Allons là-bas, dites, Magda?
Elle fit quelques faibles objections, car elle avait l'art de se faire désirer toujours, de ne pas saisir le caprice au vol afin qu'il devînt plus qu'un caprice, mais ce fut juste le temps voulu pour donner à leur escapade le charme d'un plaisir ardemment attendu.
S'enveloppant de sa longue pelisse doublée de chinchilla, elle la serra frileusement contre elle, et sembla toute juvénile et délicatement mince dans les reflets pâles et chatoyants de cette sortie de bal. Le trajet, dans le coupé de cercle de Philippe, lui parut un enchantement; il l'avait prise dans ses bras et la tenait blottie sur son cœur.
Ces recrudescences de tendresse plongeaient Magda plus avant dans ses illusions, qu'elle maintenait contre tous les sages conseils de sa raison. Elle avait alors quarante-six ans. Bien qu'en réalité elle ne parût pas son âge, elle était trop intelligente pour ne pas voir toutes les imperceptibles flétrissures qui, lentement, la faisaient vieille.
A trente-quatre ans, un homme est superbement jeune. La différence d'âge entre Philippe et elle s'accentuait et lui devenait terrible à supporter. Un jour, tante Rose ayant à lui parler entra chez elle au moment où, aidée de sa femme de chambre, elle achevait les infinis soins de toilette qu'elle avait coutume de prendre.
—Mais, Magdeleine,—s'écria tout à coup sa tante,—tu es folle de ton corps! ce n'est pas aux pieds du Christ que tu répandrais les parfums, mais sur toi-même.
Folle, oui, elle l'était... mais de lui, de son bien-aimé Philippe.
Elle se sentait si heureuse lorsqu'il aimait son parfum, lorsqu'il s'apercevait qu'une robe, un chapeau lui seyaient bien; et pourtant cela lui démontrait cruellement la différence de leur amour. Elle l'aimait, lui, en dehors de toutes recherches de coquetterie, elle aurait accepté qu'il fût considéré comme étant sans talent et laid, et que personne, hors elle, ne s'aperçût de sa valeur morale, de sa beauté physique. Elle l'aimait en dehors de toutes conventions, de toutes lois sociales et humaines, avec un dévouement absolu, une entière abnégation, puisque, ignoré, il eût été plus à elle, et que malgré cela elle employait tout son génie de femme, toutes ses influences, toutes les séductions de sa vie luxueuse, à le pousser vers la fortune et la gloire.
Magda demeura dans cette phase sinon heureuse, du moins supportable, pendant trois ans. Sans que rien semblât changé dans l'attitude de Montmaur, ses quarante-neuf ans la faisaient anxieuse de l'avenir. Un chagrin la hantait; elle avait des tristesses accablantes. Il lui semblait voir flotter dans l'air, autour d'elle, l'implacable sentence: «Tu vieillis!» Elle étudiait chacune de ses rides, les moindres flétrissures de sa chair.
Un soir qu'ils devaient se rejoindre dans un bal donné par madame de Nérans, Magda se sentit découragée. Les nombreuses lumières de son cabinet de toilette, le jeu savant des glaces, lui montraient un visage si douloureux qu'elle désespéra d'y amener l'éclat factice que sa volonté conquérait encore sur lui parfois. Tout près du miroir, elle regardait son front que deux rides creusaient, elle comptait les plis légers des commissures de ses yeux; l'air las répandu sur son visage la vieillissait peut-être plus encore que les rides; mais la pensée de voir Philippe l'emporta sur ces décevantes investigations. Usant d'artifices, avec un art surprenant, elle se fit le visage; l'œil, allongé par un peu de noir bleuté, se détacha brillant sur le ton mat de la poudre de riz habilement étendue sur la peau. Pour dissimuler les rides du front, elle ébouriffa ses cheveux en une masse vaporeuse et sortit de ce travail si délicieusement fraîche que sa femme de chambre s'en extasia.
Lorsque, prête à partir, madame Mirbel se regarda, elle sourit: ses épaules, ses bras, qui étaient restés beaux, complétaient l'illusion de cette jeunesse factice. Ses lèvres rougies donnaient de l'éclat à ses dents; ayant la volonté d'être belle, elle l'était.
En entrant au bal, elle aperçut Philippe qui valsait. Quand il passa devant elle tenant enlacée une jeune fille, son supplice recommença; une jalousie terrible lui étreignit le cœur; ce couple si jeune la faisait se trouver si vieille! Que lui importaient les éloges recueillis à l'instant sur son passage? Sa vie se disjoignait de la vie de Philippe de toute la différence de leur âge. Sans songer que l'amour du jeune homme s'adressait à son cœur, à sa grande valeur morale et intellectuelle, au prix de son esprit elle eût voulu avoir vingt ans avec les gaucheries, les naïvetés des petits êtres tournoyants qui se remuaient devant elle, d'où les rires partaient comme des fusées, sans motif, pour un rien: une lame d'éventail brisée, une chaise bousculée, une fleur tombée d'un corsage. Ces choses et bien d'autres encore n'eussent pas mis un sourire sur ses lèvres, à elle! Ces fillettes, qu'elle aurait voulu dédaigner, lui paraissaient séduisantes et, malgré sa droiture, une sourde convoitise les lui faisait envier, si fraîches entre les bras de leurs valseurs.
Elle alla se dissimuler dans un petit salon presque obscur, séparé de la salle de danse par une simple draperie. Governeur et Tanis, rencontrés là, l'y suivirent. Leur amusante conversation dissipa pour un temps sa tristesse, mais ils la quittèrent. Se renversant alors dans un fauteuil, elle songea, la pensée bercée par le rythme des danses. Une voix de tête dont elle ne connaissait pas le timbre, la tira de sa rêverie en prononçant son nom.
—Tiens, où est donc madame Leprince-Mirbel?
—Elle a dû quitter ce salon...
Cette fois, Magda reconnut la voix de Philippe. Ils se reposaient un moment lui et sa danseuse, avant de se mêler aux autres couples. Magda prêta involontairement l'oreille et entendit la jeune fille demander:
—Cette disparition ne vous inquiète pas plus, monsieur?
—Pourquoi m'inquièterait-elle, mademoiselle?
—Je ne sais pas, moi... mes amies d'Istres m'ont dit que vous étiez un grand ami de cette dame.
—Oui, un grand ami bien humble parmi tous les grands amis qui l'entourent.
—Bien humble, mais bien cher... les d'Istres m'ont encore dit qu'elle vous aime beaucoup... oh! comme un fils, par exemple, ajouta-t-elle en voyant l'imperceptible mouvement qu'avait fait malgré lui Philippe, car elle est bien plus âgée que vous, n'est-ce pas?
—A peine de quelques années, mademoiselle...
—Ah?... je la croyais plus vieille... on dit qu'elle est très séduisante, qu'elle a beaucoup de charme; les femmes ne l'aiment pas, vous savez, parce que les hommes chantent ses louanges... Moi, je la trouve très bien... oh! on sent qu'elle lutte... Ainsi, les dentelles, le tulle dont elle s'enveloppe toujours, sont d'un art!... c'est drôle que presque tous les jeunes hommes aiment les vieilles femmes!
—Les hommes, mademoiselle, n'aiment pas la «vieille femme» en aimant madame Leprince-Mirbel; ils aiment un esprit élevé, un cœur, une âme, au-dessus de tous et de toutes, un être doué d'une intelligence si supérieure que je renonce à vous la dépeindre, votre jeunesse un peu... inexpérimentée ne saurait me comprendre.
—Vous me croyez donc bien sotte, monsieur?
—Sotte, que non pas! quoique la sottise soit, à tout prendre, meilleure à rencontrer que la malveillance.
—Vous me trouvez méchante, alors?
—Mon Dieu, mademoiselle, puisque vous m'avez fait l'honneur de me confier vos petites appréciations, je veux bien vous dire que je ne vous trouve ni méchante ni... rien enfin, seulement jeune... très jeune. La jeunesse devrait être naïve et bonne... la vôtre est peut-être un peu avancée pour son âge. Méditez ceci, mademoiselle: il faut être une grande personne très experte pour jouer impunément avec le feu... car il brûle.
Sa voix avait pris un ton dur; ils s'éloignèrent.
Magda se leva et ayant, d'une main un peu tremblante, écarté légèrement la tenture, vit Philippe reconduire la jeune fille à sa place. La pauvrette paraissait toute confuse; c'est à peine si elle répondit au profond salut que lui fit son danseur en la quittant.
Tout ce que le monde cache de haine sourde, de jalousie basse, de méchanceté hypocrite, surgissait tout à coup aux yeux de Magda. Ainsi flagellée par les propos de cette enfant, certainement inconsciente du mal qu'elle venait de faire, la pauvre femme, le cœur défaillant, aurait voulu fuir; elle avait chaud et des frissons la secouaient.
La misère de sa vie lui apparut. Aimer et vieillir, n'est-ce pas un supplice toujours renaissant? elle sentait qu'il lui fallait se détacher de cette pensée pour éviter la fatigue et la ruine complète de son corps, et, par une coïncidence douloureuse, tout l'y ramenait dès qu'elle tentait d'y échapper.
Rentrée dans son hôtel, elle passa la nuit à remuer ces tristesses et ne put s'endormir qu'à l'aide de l'éther. Avant que le sommeil vînt, dans la demi-hallucination de cette subtile ivresse qui donne la conception de problèmes facilement résolus, elle se demanda pourquoi elle persistait à aimer. Puisque son corps se flétrissait, il fallait s'en dépouiller, ne le compter pour rien, ne donner à Philippe que la pureté d'une tendresse d'âme. Rien ne la ferait plus souffrir alors. Philippe serait vraiment et chastement la joie de sa vie. Elle s'endormit ayant pris la résolution de se conformer à cette ligne de conduite.
Le matin au réveil, elle retrouva une à une ses pensées de la nuit et fut étonnée du calme relatif où elles la laissaient. Oui, elle se détacherait de Philippe, ne voulant pas qu'il la précédât dans ce renoncement. Cette jeune fille, en critiquant son âge, lui avait donné la peur horrible d'un dégoût possible venant de son amant. Ne lui faudrait-il pas, tôt ou tard, renoncer à ses caresses? Il était donc de toute habileté d'aller au-devant de cette phase et, avec toute la grâce, toutes les séductions encore en son pouvoir, de transformer leur amour en amitié.
Cela lui déchirait le cœur, mais cette abnégation étant la seule manière de conserver Philippe, Magdeleine s'y résolut.
Toute sa journée se passa, à méditer, à retourner en tous sens ce douloureux projet.
On était au printemps, cette jolie saison fraîche et ensoleillée, qui nous fait vivre dans des contrastes charmants de fleurs cueillies en pleins parterres et transportées au salon, où le feu adoucit l'âpreté de l'atmosphère.
Vers cinq heures, madame Mirbel monta dans sa victoria et donna l'ordre d'aller au Bois. Il avait plu la veille; les arbres d'un vert cru presque uniforme, lavés de la moindre poussière, ne présentaient pas ces aspects divers de tons jaunes et mourants qu'ils revêtent à l'automne comme un manteau de mélancolie; la nature était jeune, uniformément jeune. Magdeleine dans une sorte de fantasmagorie voyait défiler la longue série des voitures. Quelques saluts échangés lui firent désirer d'être hors de cette foule; elle jeta l'ordre au cocher de la conduire dans les allées désertes qui avoisinent les lacs et Auteuil. Le bercement de la voiture engourdit sa pensée, la détacha des choses ambiantes dans un envolement lointain.
En proie à une exaltation étrange donnant à son esprit une lucidité qui lui permettait d'embrasser toute sa vie passée, de revivre toutes les joies, toutes les espérances, toutes les douleurs déjà vécues, elle devint non plus actrice, mais spectatrice de ces événements. Elle fut le juge sage et désolé du néant qu'avaient amené l'un après l'autre les battements de son cœur. Ses souvenirs d'enfance lui apparaissaient; ce temps était la période la meilleure qu'elle eût connue. Elle se revoyait petite fille, dans le parc de la Luzière, avec ses fleurs, ses arbustes qu'elle instruisait, leur apprenant ses leçons; elle leur parlait, les aimait, ils lui semblaient des êtres pensants et souffrants comme elle. Pendant bien des années elle n'avait pu cueillir une rose ou une branche de lilas sans avoir peur de blesser la plante, vaguement craintive d'y voir couler du sang comme d'une blessure humaine. Les massifs fleuris, dans le frôlement doux et frais de leur feuillage, lui avaient, les premiers, donné la sensation d'une caresse. Quand l'automne les dépouillait de leurs feuilles, son âme d'enfant délicate et nerveuse s'en effrayait comme d'une maladie ou d'une mort. Pour ne pas les perdre tout entiers jusqu'au printemps prochain, chaque année elle recueillait dans un album la première et la dernière feuille de ses arbres. Et Magdeleine revoyait jusqu'aux inscriptions de l'écriture un peu tremblée, grosse, irrégulière et ronde, de sa main d'enfant: «Mon lilas blanc de l'allée des mauves.» La date suivait, et cela lui semblait, en ce temps-là, des reliques aussi sacrées que celles des mères conservant les premiers longs cheveux de leurs enfants.
Puis, en grandissant, d'autres joies succédèrent à ces mystérieuses tendresses, à ce temps béni où elle jouait avec les fleurs. L'exaltation pieuse de sa première communion la faisait tressaillir, lui prouvant ainsi, après tant d'années, que son cerveau vibrait encore à la poésie de la Foi.
Qu'importe alors la sagesse des pensées? Qu'importe de chercher à connaître les causes par leurs effets? Qu'importent les conclusions sceptiques et désenchantées qui en résultent? Magdeleine se souvenait de la froideur, des mystères, des replis décevants de certaines âmes et se sentait prête à pleurer sur le néant de tout, comme, enfant, elle pleurait sur les dernières feuilles brusquement emportées par le vent.
Se mettre au-dessus des événements, accepter la relativité des joies de la vie, à commencer par celles de l'amour, s'efforcer de n'en pas souffrir, son esprit lui dictait cette philosophie pour son bonheur propre autant que pour celui de Philippe... mais son cœur, son lâche cœur, se révoltait: l'idée qu'une autre femme prendrait sa place auprès de l'aimé, l'anéantissait.
Et elle était malade de ses pensées comme on est malade de son corps... et l'idée du repos par la mort pénétrait lentement en son cerveau.
Le Bois, peu à peu, devenait désert. Descendue de voiture, et assez éloignée de la route, Magdeleine jouissait d'un calme grandissant. Le soleil, tout rouge comme un globe enflammé, s'apercevait très bas dans le ciel au travers du feuillage qu'il dorait d'un ton chaud succédant au vert éclatant du plein jour. Les oiseaux s'étaient tus, le vent s'apaisait, un silence profond montait de la terre. Un peu réconfortée par cette paix de la nature, Magda marchait parmi les herbes hautes qui fouettaient avec un bruissement monotone et sec le bas de sa robe soyeuse; elle allait droit devant elle, plongée dans la mélancolie de ses pensées. C'était l'heure langoureuse qui enveloppe les bois à la tombée du jour, l'heure pleine d'harmonieux murmures. Une singulière vigueur animait maintenant Magda. Au milieu de ce silence relatif son âme se tranquillisait. Oui, elle serait l'amie indulgente; dans un élan d'abnégation misérable et sublime, elle se promettait de fermer les yeux sur les écarts éventuels de Philippe, de l'aimer désormais maternellement. Son cœur s'ouvrait à ce sacrifice comme il s'était ouvert à la vie d'amour que lui avait révélée son amant. Il s'épanouissait, déployait ses ailes, volait vers la souffrance avec l'enthousiasme et la magie du martyre.
La pauvre femme croyait ses résolutions des faits accomplis.
Pour la première fois elle formula:
—«Quel bonheur d'être riche!» ne voulant pas voir la douloureuse bassesse de pensée qui lui faisait sentir que son luxe la protégeait, dans la lutte qu'elle entreprenait de vouloir garder Philippe en n'étant plus pour lui qu'une amie.
CINQUIÈME PARTIE
C'est une chose cruelle entre toutes de se voir obligé de renoncer à l'être sur lequel on a placé toutes ses espérances. Magdeleine essaya bien de reprendre une existence active, n'ayant plus seulement Philippe pour but unique de ses actions; mais cela lui fit découvrir que sa vie ne lui appartenait plus, qu'elle n'était que le reflet de celle de son ami, que tous ses sentiments se rapportaient à lui, tristes s'il était triste, gais s'ils était gai. Elle vécut alors machinalement; son cœur devint fertile en souffrances, surtout lorsqu'elle vit le jeune homme accepter sans révolte la situation nouvelle, comme si lui-même passait par la même crise. C'était tacitement avouer que l'amour, entre eux, était mort.
Magda s'aperçut avec honte et terreur que depuis deux ans déjà, c'était presque toujours elle qui suscitait avec une délicate habileté leurs rendez-vous au «logis». Fouillant sa mémoire, mettant son cœur à la torture, elle se retrouvait provoquant ces rencontres, non Philippe.
Comment n'avait-elle pas senti cela plus tôt? C'est que Philippe, en vérité, ne la désirait plus peut-être, mais aimait sa tendresse prévoyante; qu'il était distrait d'elle, mais non détaché. La honte de cette situation dont elle s'accablait devenait la preuve de son charme qui demeurait par delà sa jeunesse.
Alors commença une vie de désenchantement: les jours, les heures succédaient aux jours, aux heures, sans apporter de consolation à la pauvre créature; il ne s'agissait plus de s'étourdir du mourant amour de son amant, mais bien d'elle-même, des souffrances qu'elle se créait.
Il y avait deux mois que Magda avait pris sa résolution quand, un soir, Philippe lui dit:
—Chère, n'oubliez-vous pas un peu le chemin du logis?
Elle eut le cœur transporté d'une joie folle et il lui fallut se contraindre jusqu'à manquer de souffle, tant son effort fut violent, pour ne pas se jeter au cou de Philippe.
Elle murmura, la voix tremblante:
—Bah! tant que cela, croyez-vous? Mon cher, cher Philippe, il me semble que notre amour a été si grand qu'il importe peu maintenant, ce détail de nos réunions là-bas...
—Détail? Mon aimée en parle à son aise! Ce n'est un détail que pour ceux qui n'aiment pas. Pouvez-vous venir demain?
Magda était étonnée qu'il ne se fût pas aperçu de sa nouvelle attitude; comme il fallait qu'il l'aimât moins maintenant! Elle eut pourtant le courage de dire tranquillement:
—Non, pas demain, je sors tout le jour avec tante Rose.
—Après-demain, alors?
—Non plus; cette fois, j'ai promis de faire des visites, puis un tour au Bois avec Marie-Anne.
—Ah! voilà bien des contretemps, voulez-vous...
Elle posa sa main délicatement sur les lèvres du jeune homme, n'en pouvant plus du désir de dire oui, de prendre rendez-vous et, cela, pour rien au monde, elle ne le voulait.
Tandis que Philippe lui baisait la main, elle balbutia:
—D'ailleurs, je vous verrai ces deux jours, nous en reparlerons; je n'aime pas les projets à long terme.
Philippe n'insista plus. Il ne s'apercevait pas des efforts tentés par Magdeleine pour se détacher de lui; sa vie d'art et de mondanité était trop absorbante pour qu'il ne fût pas fatalement distrait de cette préoccupation. Et puis lorsque déçu, triste, il avait besoin de se réfugier dans la tendresse d'un cœur, Magda n'était-elle pas là, toujours? la foi qu'elle avait en lui rendait le courage à Philippe, chassait ses défaillances; entré chez elle démoralisé, il en sortait vaillant. Son amour pour madame Mirbel n'était plus autre chose qu'une succession de besoins délicats, de cette indulgence maternelle qu'il n'avait jamais trouvée chez sa mère, et rien ne l'attachait plus à son amie que l'unique nécessité de cette tendresse imposée si doucement par l'amour.
Madame Mirbel essaya de faire sa vie hors de Philippe; mais elle s'agita sans se distraire, ayant vécu trop occupée de son sourire, de sa parole, pour trouver le moindre intérêt à ce qui n'était pas lui.
L'idée sera toujours plus violente que le fait, le désir plus grand que le plaisir, plus puissant aussi puisqu'il l'engendre. La pauvre femme s'aperçut vite que rien, excepté son amour, ne l'intéressait.
Fugeret assistait, inquiet, à cet arrachement du cœur de son amie; souvent il l'interrogeait:
—Eh bien, ça va?... Vous sortez beaucoup, vous êtes très mondaine? vous faites bien, il faut réagir, vous amuser...
—Oui, oui, répondait-elle tristement, je m'amuse beaucoup à voir combien de temps je vivrai de cette vie avant d'en mourir.
Cette situation de son cœur imprima quelque chose de grandiose à son esprit. On ne la vit bientôt plus nulle part; elle vécut dans une sorte de retraite, attendant les visites de Philippe comme seule et suprême distraction.
Devant l'effondrement de son existence amoureuse, elle se demandait quels scrupules puérils l'avaient empêchée d'être plus à lui, toute à lui, autrefois, alors qu'il l'aimait si violemment, dans ce temps lointain où c'était elle qui espaçait leurs rencontres... Ah, revivre ces heures-là!
Elle considérait maintenant son amour comme la vraie, la seule raison qu'elle avait eue d'exister. Puis, par un ressaut de son esprit, elle rejetait au loin sa chimère, et l'aride formule: «Rien n'est», de nouveau la hantait, portant le désarroi jusque dans sa vie physique. Combien, cependant il lui était cher, ce lointain passé! Elle découvrait que toute la sentimentalité dont elle s'était sentie envahie au début de sa passion, avait encore été la meilleure chose qui fût survenue en sa vie. Oui, l'amour avait été le soleil de son âme; son misérable cœur se trouvait maintenant en lutte avec ses sages et forts raisonnements et restait le vainqueur. Pouvait-elle dire vainqueur? Non... mais tout torturé, tout pantelant qu'il fût, c'était lui encore qui l'emportait sur les meilleurs arguments.
—Je souffre... j'aime... et je ne compte plus, je suis vieille, vieille!
Elle ne pouvait secouer l'accablement où la plongeait cette triste évidence.
En un besoin de consolation elle se disait: «L'amour n'existe pas, c'est un instinct qui tient une place indécise entre les besoins du cœur et les besoins du corps... J'aime, pourtant, et rien ne me guérira; cet amour est en moi comme les fibres de ma chair, comme la moelle de mes os; je perds mon individualité, je ne suis rien autre chose qu'amante. L'existence courante et banale ne m'entraîne plus, je la subis et j'en souffre. Que m'importe d'être une femme renommée pour mon esprit, mon élégance, mes fêtes? C'est pour le monde, c'est pour sa joie propre que je suis cela, non pour moi. Que font ces choses à mon bonheur? rien. J'arrive à rester des jours entiers sans percevoir la minute qui me fera vibrer et me donnera la force de supporter les jours qui doivent suivre. Il me semble que ma tête, mon cœur, mon âme, manquent d'aliment. Oui, «rien n'est», hors lui, hors mon Philippe. Il est des femmes qui sont à la fois et toutes les heures de leur vie, épouses, mères, amantes, femmes du monde. Moi j'ai une pensée unique, un but unique, rien ne m'en peut guérir, sauf la mort... la mort?
Et, douloureuse, elle allait ainsi se torturant sans arriver à une conclusion pratique, et ce long martyre qu'elle ne cessait d'évoquer la faisait souffrir et changer effroyablement. Il eût fallu lui faire subir l'exérèse: arracher son cœur, nuisible au calme de sa vie.
Un soir, Magda et Philippe convinrent d'aller entendre le lendemain, seuls dans la loge de mademoiselle de Presles, un opéra nouveau qu'ils avaient jusque-là écouté distraitement. Ils aimaient ces recherches de sensations artistiques: rester silencieux au fond de la loge, lui, étendu sur l'étroit canapé du salon, elle, assise sur un fauteuil auprès de lui.
Madame Mirbel arriva de bonne heure à l'Opéra, afin de ne rencontrer personne de ses relations sous le portique ou dans l'escalier. Elle espérait trouver Philippe déjà installé dans la loge. Dissimulée par le rideau de séparation, lentement elle se dévêtit de sa pelisse. Le premier acte s'acheva sans que Philippe parût. Inquiète, angoissée, la pauvre femme n'entendit pas une note du second acte, les yeux fixés sur la porte qu'elle s'attendait toujours à voir ouvrir; mais, l'acte fini, Philippe ne vint pas.
Les pensées les plus navrantes hantèrent alors le cerveau de Magda, puis, dans un ressaut brusque lui étreignant le cœur, elle supposa qu'il avait oublié leur rendez-vous ou préféré quelque partie de plaisir avec des amis. Ainsi, même leurs rencontres pour les seules jouissances de l'esprit lui échappaient...
Les actes, les entr'actes se passèrent sans que Philippe entrât. Désemparée, lasse à crier, Magdeleine ne voyait, n'entendait plus rien; un vide douloureux se faisait en son cerveau; elle avait à peine conscience du lieu où elle était.
Elle fut tirée de cette sorte de léthargie en entendant prononcer son nom par une voix d'homme dans la loge voisine.
—Il est rare que la loge de mademoiselle de Presles reste ainsi vide; lorsque ces dames ne l'occupent pas elles l'offrent à des amis.
—Dis donc, ça dure toujours la liaison de madame Mirbel avec Montmaur?
—Mais oui. Sans vouloir être méchant, c'est même assez drôle de voir ce jeune homme aux trousses de cette vieille femme.
—Pas si vieille, reprit une troisième voix. Et encore rudement séduisante!
—Eh bien, qu'est-ce qu'il te faut? Elle a au moins cinquante ans.
—Jamais, tu exagères!
—Bah! laissez donc, Montmaur y trouve son profit.
—Oh! oh! c'est raide ce que vous dites là!
—Entre nous, je ne crois pas que ce soit avec ce que lui rapporte sa peinture qu'il puisse avoir des chevaux aussi beaux que les siens.
—Mon cher, il a une fortune personnelle très officielle...
—Et puis celle de madame Mirbel, ça fait deux fortunes!
—Quels potiniers vous êtes, s'exclama la voix bienveillante; puisque je vous dis que Montmaur a au moins quarante mille livres de rente, sans compter sa peinture; et, vous le savez, il vend beaucoup; il a du talent!
—Ne le défends donc pas parce qu'il est de ton club, mon vieux! Cette chose-là n'arrive pas seulement à lui. Et puis, je ne saurais lui en vouloir: quand l'un d'entre nous est sans le sou et qu'il épouse une femme riche, n'est-ce pas à peu près la même chose? Seulement je constate que la commère est un peu mûre!...
Les rires discrets, puis les voix s'éteignirent.
Madame Mirbel accablée, défaillante, crut étouffer. Elle s'effondra sur le divan et tout bas sanglota.
—Mon amour le déshonore, pensait-elle; parce que je l'ai aimé quand j'étais jeune et belle, je n'ai même plus le droit d'être son amie. Pauvre cher Philippe, pauvre noble enfant, je le déshonore, je le déshonore!...
Elle haletait, le visage enfoui dans son mouchoir.
L'affront que ces jeunes hommes lui avaient infligé était peu de chose, mais toucher à Philippe, le salir si abominablement, cela, elle ne le pouvait supporter. Où donc était la justice du monde qui ne voyait pas quels liens purs, maintenant, les unissaient?
Elle se disait: «Je me suis dévouée à lui, je lui ai donné mon âme, mon esprit, mon corps, toutes les tendresses de mon cœur et jusqu'à ma réputation. Quel sacrifice faut-il faire encore pour avoir le droit de rester son amie? Quelle morale guide la foule cruelle? On nous absoudrait si notre amour avait été un caprice, on nous accable parce qu'il a résisté au temps. Ah, jeunesse sans pitié! je suis la vieille maîtresse... Quelle honte... Et ces hommes, ne sachant rien des bonheurs que nos cœurs ont eus l'un par l'autre ni de quelles sollicitudes j'ai enveloppé sa vie, me méprisent et me condamnent, moi qui ai peut-être aidé au développement de son talent qu'ils admirent!»
Un juste orgueil lui venait à cette idée et, la tête appuyée et roulante contre la paroi de la loge, elle gémissait:
—Les cruels! Les cruels! S'ils savaient quel cœur ils profanent!
Magdeleine secoua enfin sa torpeur et, pendant le dernier acte, profitant du désert des couloirs, elle s'enfuit, son pauvre visage meurtri de larmes dissimulé par les dentelles de sa mantille.
Le roulement sourd de son coupé l'engourdit, laissant pour un instant son cerveau sans pensées; mais, rentrée dans sa chambre, de nouveau elle pleura. Elle allait songer à perte de vue à cet incident douloureux, lorsqu'elle aperçut sur la cheminée une lettre de Philippe. Prise de remords avant même de savoir ce que l'enveloppe contenait, elle l'ouvrit hâtivement. Philippe s'excusait de ne pouvoir l'accompagner à l'Opéra, malade qu'il était d'une violente névralgie. Câlinement il regrettait qu'elle ne pût venir le soigner, le guérir. L'adieu en était si doucement tendre que la pauvre femme éclata en sanglots, baisant mille fois les mots qui lui rendaient le courage, en lui montrant sa raison d'être dans la vie.
Maintenant toutes sortes de sensations flottaient autour d'elle, de tristes, de consolantes; elle ne voulait plus s'inquiéter, mais songer uniquement à Philippe, et elle s'endormit dans cette résolution.
Le lendemain, elle s'éveilla tard et brisée. Mademoiselle de Presles étant partie depuis quelques jours pour faire une retraite au couvent des Ursulines, madame Mirbel ne voulut pas rester inactive, absorbée dans ses rêveries, et résolut de faire un pèlerinage au «logis».
Depuis des mois elle n'y était allée. Ils avaient tous deux gardé le culte de leur «home» et de temps en temps s'y réunissaient pour causer librement en toute intimité de cœur. Jamais Magda ne s'y était trouvée seule, mais, après son émoi de la veille et ne voulant pas en parler à Philippe, cette visite lui parut nécessaire pour recouvrer la paix de son esprit. Elle allait chercher, dans ces témoins muets d'un passé d'amour, la force de réagir contre tous les endolorissements de son cœur.
Jamais elle n'avait eu la clef du logis; Philippe s'y trouvait toujours le premier pour l'introduire; cela ne la fit pas renoncer à son projet; arrivée à la porte derrière laquelle elle comptait retrouver le calme, presque la joie de vivre, comme elle s'apprêtait à donner au concierge de vagues explications, il la reconnut et lui ouvrit.
Les volets fermés, à travers lesquels venaient buter des rais de soleil, mettaient un jour doux et vague de chapelle sur tous les objets. Magdeleine s'assit sur le divan. Elle revivait sa première entrée, tous les souvenirs des heures divines qu'elle avait passées là. Oui, cela la calmait; oui, oui, elle avait été aimée, elle avait aimé! Qu'importait donc sa souffrance?... ici, il s'était tant de fois agenouillé; là, tant de fois il avait proclamé, de sa voix chaude et grave, les beautés de son âme, les beautés de son corps et subi le charme de son esprit... Elle l'avait enveloppé d'amour comme une mère enveloppe de caresses légères le nouveau-né. Elle ne pouvait se lasser de respirer à longs traits l'air de ce salon où, ensemble, ils avaient respiré.
Une ivresse lui vint au souvenir de ces joies; elle se trouva ingrate, et répéta tout bas ce nom qui était le principe même de sa vie:
—Philippe... Philippe... mon Philippe!
Elle se leva, entra dans la chambre, voulut revoir et toucher son peignoir de soie blanche, remplacé souvent, mais toujours refait semblable au premier. En ouvrant l'armoire où elle avait coutume de le prendre elle ne le trouva pas; inquiète de cette disparition, elle chercha dans le cabinet de toilette et l'y découvrit, affalé sur une chaise. Le vêtement avait l'aspect vide, mort. Magda le ramassa et, soigneusement, s'apprêtait à le remettre en place lorsqu'elle aperçut un long bout de point de Venise, arraché. Elle chercha dans sa mémoire la dernière fois qu'elle l'avait porté, ne se souvenant pas de l'avoir déchiré jamais; cela d'ailleurs remontait si loin qu'une vague tristesse l'envahit. Hâtivement elle rangea la robe. Sa joie faite de souvenirs, et si douce tout à l'heure, s'évanouit. Elle voulut secouer cette mélancolie et retourna au salon. Elle allait ouvrir le piano quand elle aperçut une feuille de papier; elle la prit, la tourna machinalement entre ses doigts et y découvrit une petite étiquette bleue, glacée, avec en lettres d'or le nom d'un fleuriste à la mode.
Des fleurs avaient été apportées là, non pour elle! Comme elle froissait le papier un pétale de rose tomba, encore frais, à ses pieds.
Un grand frisson la secoua toute; cette fois elle atteignait au paroxysme de la douleur.
Nettement, son cerveau reconstitua ce qui s'était passé: une autre était venue... Peut-être même la veille au soir, quand, anxieuse, elle attendait Philippe à l'Opéra... On avait profané sa robe, cette blancheur nuptiale qu'elle ne revoyait jamais sans une sensation fine de bonheur caché. Et Philippe avait permis ces choses!... il avait pu voir une femme vêtue de sa robe à elle?...
Ah! l'horrible fin de tout!
Qu'il la trompât, elle y était résignée. Depuis longtemps déjà, elle étouffait dans son cœur toute jalousie basse... mais cela, mais cela?... Un grand dégoût la prit; pas une larme ne coulait de ses yeux; on l'eût tuée sur place plutôt que de la faire se lever du fauteuil où elle était clouée, comme paralysée par la douleur.
Une sueur froide perla sur son front, elle s'évanouit.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Lorsque Magda revint à soi, elle ne sentit plus qu'une grande lassitude et un besoin de s'enfuir; elle eut pourtant le courage d'ouvrir le petit meuble où les fleurs de sa première nuit d'amour avaient été pieusement enfermées par Philippe. Quelles profanations avaient-elles subies aussi?... Non, on les avait sans doute oubliées, elles étaient encore là, jaunies, séchées par le temps. Magda voulut les reprendre, elles se cassèrent, s'effritèrent entre ses doigts avec un bruit sec. La pauvre femme eut un sourire amer et dit: «Vous me ressemblez, pauvres fleurs vieilles et flétries!»
Quand elle se retrouva dans la rue, Magda n'eut plus qu'une pensée: rentrer en hâte. Elle avisa un fiacre, y monta ahurie, ayant à peine la force de dire son adresse au cocher. Enfin, elle arriva à l'hôtel, paya cette course avec une pièce d'or dont elle n'attendit pas la monnaie, et, comme en état de somnambulisme, elle souleva le heurtoir de la porte cochère, entra, gagna sa chambre. Là, n'en pouvant plus, elle s'affaissa.
Alors, elle s'aperçut que son courageux renoncement avait été un décevant sacrifice, une longue agonie, et elle appela la mort.
Peu après pourtant, avec courage, elle tâcha de secouer ses pensées, de se reprendre, de raisonner cette nouvelle crise; mais le sentiment de douleur qui l'absorbait était plus puissant que toutes les combinaisons de son cerveau, elle ne pouvait s'en affranchir.
Le néant de ce pourquoi elle souffrait lui apparaissait avec évidence. Elle se disait: «Malgré tout, je souffre», et ne pouvait s'arracher à cette souffrance.
Elle se sentait plus haute et meilleure, détachée de la vie, emportée par un effort puissant vers l'idéal. A cette minute, si elle avait eu la foi religieuse, elle aurait cru à une inspiration divine, à quelque muet appel de Dieu. Elle jugeait la vie, sa vie à elle, non pas sévèrement, mais, ce qui est pire, justement, et restait effrayée du vide qu'elle y découvrait. Lentement se dressaient dans ses souvenirs mille blessures reçues, des riens qui lui montraient que Philippe, depuis longtemps, avait cessé de l'aimer. Elle semblait lire dans l'âme absente de son amant... Il ne l'aimait plus... ces mots-là résumaient la détresse de Magda.
Poussant les choses à l'extrême, elle se demandait même si les demi-confidences de Philippe à ses amis de club ne lui avaient pas valu l'injure de la veille à l'Opéra. Mais alors, qu'était ce semblant d'affection, de soins tendres qu'il lui prodiguait encore?... Une charité d'amour? douloureuse honte! L'idée d'une tyrannie morale, involontairement imposée par elle à son amant, surgit de son esprit:
—Je l'aime, il doit m'aimer, voilà donc le bandeau qui m'aveuglait!
Pour Philippe, son amour était-il autre chose qu'une succession de besoins nés d'une tendresse continue? Le mal dont elle agonisait en remuant ces pensées la faisait se résoudre à une idée d'arrachement brutal, à la mort.
Un foudroyant chagrin l'envahit; elle se sentit tout à coup terrassée. Elle songea à cette cause médiocre qui venait de décider de son sort, à ces commérages murmurés par des indifférents, entendus par hasard et dont les effets se révélaient effroyables.
Elle se souvint du désenchantement de sa visite chez Philippe, plus cruel encore. Si un événement futile l'avait empêchée d'aller la veille au théâtre, elle n'aurait pas eu l'idée de se rendre au «logis» pour y retremper son courage, et n'eût pas vu de ses yeux, touché de ses mains, la preuve flagrante du peu de respect de son amant pour leur tendresse passée. Sa vie était perdue, finie, elle le sentait, et dans son exaltation en arrivait à éprouver un sentiment de dégoût pour la faiblesse de Philippe, laquelle, sans amour, le ramenait à ses pieds de vieille femme. Elle ne voyait plus que le mensonge de leur pauvre et grand amour, la fausseté de leurs plaisirs et de leurs joies anciennes.
Pouvait-il se faire que, aveugle, elle n'eût pas compris plus tôt combien Philippe était rassasié d'elle? Être chaste ou être «fille», voilà le dilemme. Ces deux états lui semblaient la seule raison d'être des femmes, le terme moyen ne pouvant exister: dupes dans le mariage, dupes dans le bonheur qu'elles essaient de se tailler hors du droit chemin, voilà le sort des honnêtes femmes.
Cinq heures sonnaient: Magdeleine se leva, alluma les bougies de sa psyché et fut effrayée de se voir ainsi défigurée par la douleur. Elle n'avait plus quarante-neuf ans, mais soixante. Ses traits s'étaient creusés sous l'âpreté de la souffrance; ses yeux semblaient enfoncés, les coins de sa bouche tombaient, des plis creusaient ses joues, et la malheureuse femme sentait une sueur froide la couvrir. Elle murmura:
—C'est fini!
Oui, tout était fini pour elle; son cœur, son esprit, animés par son amour, accoutumés à un noble emploi de leurs sensations, ne pourraient s'astreindre à pratiquer la vie banale des femmes de sa condition. Puisqu'elle existait par Philippe et pour Philippe uniquement, puisque les événements, les mouvements de sa vie n'avaient que lui pour objet et pour but, puisqu'il était sa seule raison d'être, oui, tout était fini. Ravagée d'amour et de désillusion, il fallait mourir: c'était la délivrance, l'éternel repos.
Magdeleine s'étonna de l'égoïsme soudain qui lui faisait compter pour rien la douleur qu'éprouverait sa tante; mais sa tante était pieuse, elle rapportait tout à Dieu, à la volonté de Dieu, et sa foi ardente la consolait de tout.
Par une combinaison étrange de son esprit, Magda qui voulait mourir pour le bien de son amant autant que pour se soustraire à sa propre misère morale, qui voulait, par sa disparition, épargner à Philippe les soucis, les hontes, les mensonges, dans lesquels il allait tomber, ne songea pas un instant que ce suicide pouvait planer sur la vie du jeune homme comme un remords. Peut-être même la pensée inconsciente du chagrin qu'il en ressentirait lui devenait-elle l'infime consolation de son sacrifice. Et résolue, elle marcha à la mort.
Dans l'absence de mademoiselle de Presles, absence si favorable à ses projets, Magda vit une complicité du hasard; elle voulut choisir le moyen le plus pratique de se tuer sûrement et vite.
Absorber du chloroforme?... Avant d'en respirer assez pour mourir, elle serait endormie. Alors, qu'imaginer, pour que, à l'instant où le sommeil l'envahirait, les linges, sous lesquels son visage serait caché, fussent réimprégnés du liquide mortel?
Se noyer?... elle nageait admirablement. L'instinct de la conservation ne serait-il pas plus fort que sa volonté? Puis, l'idée de la Morgue, où elle serait transportée, la pauvreté cynique du décor et la nudité du cadavre, révoltaient ses élégances et sa pudeur.
Le revolver?... Oui; un coup et c'était fait.
Elle alla résolument vers le meuble où l'arme était enfermée. En passant devant la glace elle demeura surprise de l'aspect hagard de son visage. Elle se regarda avidement, non plus comme tout à l'heure mais dans l'ensemble, comme si, pour la première fois, elle se voyait. Son chapeau de jais noir posé sur l'embroussaillement de ses cheveux blonds, demeurés si beaux avec leurs reflets soyeux de coulée d'or, était tout de travers. Dans sa préoccupation, elle n'avait pas même pensé à l'enlever. Son regard fixe, sa bouche douloureusement crispée, sa pâleur, tout en elle lui parut odieux et ridicule. Alors elle ôta son chapeau, reconquit l'expression de ses yeux et, se regardant de nouveau, ne vit plus que la trace des ravages émanant de son cœur désespéré.
Elle prit le revolver, posa le canon sur sa tempe. Le froid de l'acier la fit tressaillir; sa main tremblait. Elle essaya de reprendre du calme, revint devant la glace... mais le tremblement persistait, s'accentuait même, devenu maladif, nerveux.
—Je veux mourir, pourtant, dit-elle.
Elle se sentait secouée si violemment par ce malaise qu'elle s'étendit sur la chaise longue; lentement elle se calma. Ses idées d'abord bourdonnantes et affolées s'apaisèrent. Elle fut étonnée que sa pensée de suicide éloignât jusqu'au souvenir de Philippe. Il lui apparut très loin, non plus comme la raison même de sa mort, mais à peine simple cause déterminante. Doucement une paix l'envahit; elle éprouva une tranquillité enivrante. L'idée de mourir n'était plus le résultat d'une douleur exacerbée, mais la pensée réfléchie d'un être qui aspire à la suprême délivrance. Elle retrouvait en cet instant toute la philosophie de sa nature; elle estimait son roman à sa juste valeur, c'est-à-dire le néant qu'il avait été et le néant où il la ramenait. Qu'était cette humanité? rien. Qu'importent ses progrès, où mènent-ils? Quelle sotte et inutile comédie nous jouons dans l'univers!
Et elle refoulait par ses raisonnements cet instinct qui, tout à l'heure, la faisait trembler devant l'inconnu de l'éternité.
Magdeleine, apaisée maintenant, se leva, reprit son arme et se plaça devant la glace. Sa main se remit à trembler et encore une fois elle s'exaspéra devant la lâcheté de la bête vivante, tenant à cette vie que son esprit repoussait. Quitte à se manquer, elle approchait de sa tempe le canon du revolver, quand tout à coup une pensée l'arrêta... elle venait de songer que son mari pouvait la tuer; il ne la manquerait pas, lui! Ne l'en avait-il pas menacée souvent si jamais il apprenait qu'elle le trompât? et cela non par amour, car l'amour pardonne, mais par vanité, par vengeance. Plus d'une fois elle avait senti surgir entre eux ce sentiment de haine profonde.
Tout un plan germa, rapide, dans sa tête. Elle regarda la pendule, étonnée qu'il ne fût encore que sept heures. Elle s'assit à sa table et, arrachant une page d'un large cahier de notes, elle écrivit de la main gauche une lettre anonyme à son mari. Elle disait que «profitant de l'absence de mademoiselle de Presles, madame Mirbel faisait venir son amant chez elle, ce soir même à onze heures. Le mari bafoué pourrait les surprendre à moins qu'il ne préférât subir les railleries de ses amis et continuer de jouer le rôle ridicule que sa femme lui assignait dans la vie».
Magda plia la lettre, la mit sous enveloppe, jeta un vêtement sur ses épaules et descendit dans la rue. Puis, arrêtant un fiacre, elle fit porter la lettre par le cocher à l'appartement de garçon qu'occupait Leprince-Mirbel, rue des Mathurins, depuis la scène qu'ils avaient eue au sujet du voyage de Russie.
Elle rentra et de nouveau s'enferma dans sa chambre. Elle ne doutait plus de sa mort maintenant. Un grand calme succédait à la surexcitation de tout à l'heure. Elle n'accusait plus Philippe; même une tendresse allait de son cœur vers lui; il lui avait donné de si ineffables joies! De cela seul elle voulait se souvenir. Elle découvrait que ses qualités d'excessive sensibilité avaient été ses ennemies. Elle aurait dû vivre en cet amour banalement, au jour le jour, sans rien chercher ni prévoir et sans souffrir, au lieu de porter tous ses sentiments à l'extrême.
Un coup frappé à la porte la tira de sa rêverie; le maître d'hôtel venait annoncer que le dîner était servi. Magda avait si pleinement renoncé à l'existence qu'elle fut toute surprise de ce rappel aux actes accoutumés. Elle pensa:
—Ah! oui, il faut dîner...
La fixité des actions dans les heures l'étonna. Sous la tension douloureuse de son esprit, la régularité des besoins de la vie lui sembla chose puérile.
Elle descendit pourtant à la salle à manger afin de n'éveiller aucun soupçon dans l'esprit de ses gens. En entrant, elle fut surprise de l'aspect luxueux de la vaste pièce; les flambeaux, sur la table, faisaient briller et étinceler les argents et les ors des objets du service.
Elle marchait maintenant comme dans un rêve, surexcitée par cette idée: «Dans quatre heures, cinq au plus, je serai morte.» Elle s'étonnait que rien ne transpirât de ses pensées, de son attitude, qui fît deviner aux gens de service le drame de son cœur. Elle eût voulu sentir sa fièvre d'attente se communiquer aux objets qui l'entouraient. Elle touchait son verre de cristal gravé aux armes de mademoiselle de Presles, avec l'écusson en losange ainsi qu'il se fait pour les vieilles filles, et songeait:
—«Demain, tout à l'heure, je serai morte et ce cristal si fin, si fragile, demeurera... demain, il y aura encore de la sève, de la beauté, de l'éclat dans les fleurs de cette corbeille et je serai morte... défigurée peut-être?... sûrement morte!»
Magda s'émotionnait sur elle-même, ne voyait plus qu'elle dans sa vie si courte, prise d'un égoïsme bizarre, prête à se dire: «Je vais me perdre!»
Sa gorge se serrait, elle ne pouvait manger et ne prenait pas une parcelle de nourriture sans être obligée de boire quelques gorgées d'eau. Sa vie d'amour si douloureuse avait durci son cœur contre les autres, mais non contre elle-même. Se préparant à mourir, elle se plaignait, et restait surprise des mesquines raisons qui la poussaient au suicide; et pourtant, cette petitesse des choses humaines lui faisait plus fermement souhaiter la mort.
Quel chaos, quelle sagesse, quelle folie étaient en elle? elle s'étonnait seulement de sa persistance dans la volonté de mourir:
—«Je meurs parce que j'ai cherché le bonheur par l'amour: l'amour dans le mariage où une première déception a failli me briser, puis l'amour hors du mariage, et, de cette nouvelle déception, je vais mourir... Maudit soit le cœur!...»
L'erreur d'aimer lui apparut alors comme un mystère cruel. Elle découvrait la dérision qui l'avait poussée à exiger de son esprit une raison de cette désillusion immense: où, par deux fois, elle croyait trouver la vie, pourquoi trouvait-elle la mort?
Elle se leva. Le domestique, derrière elle, éloigna sa chaise; elle suivit avec intérêt ce lent mouvement, et pensa:
«Je ne m'assiérai plus à cette table.»
En se retournant, ses yeux surprirent le regard inquiet du vieux serviteur. Magda voulut qu'il conservât le souvenir d'une dernière bonne parole, et dit:
—Merci, mon bon François, merci.
Sa voix, qu'elle réentendait depuis des heures de silence et d'angoisse, lui parut changée, douce, basse et pourtant si bourdonnante, que ses oreilles furent remplies d'une sonorité inaccoutumée. Le silence lui sembla ensuite plus profond. Le domestique, inquiet de la voir si triste, si absorbée, hocha lentement la tête tandis qu'elle passait devant lui.
Magda remonta dans sa chambre. Neuf heures sonnèrent... Comme le temps lui paraissait long! Elle rangea autour d'elle; puis, ayant défait son lit dans un désordre voulu, elle s'y jeta tout habillée, le cœur brisé d'émoi, fascinée, étourdie par cette pensée: «Je vais mourir.»
Songeant tout à coup qu'il fallait se préparer à cette mort et donner quelque vraisemblance au prétexte dont elle s'était servi en écrivant à son mari, elle passa dans son cabinet de toilette, se dévêtit, plia ses vêtements, s'enveloppa d'un peignoir de nuit en batiste si fine que sa chair apparaissait en transparence; puis, ayant déroulé ses cheveux, cette dernière beauté de la femme, elle se dirigea vers la glace, et, après les avoir brossés et parfumés, s'armant de ciseaux, elle les empoigna près de la nuque et commença de les couper.
L'acier mordait mal l'épaisse torsade; Magda s'acharnait. Le bruit soyeux que les cheveux rendaient, cédant à la morsure des ciseaux, se rythmait sous l'effort de ses doigts. Enfin, la masse lui resta dans la main et, au dernier coup de ciseau, s'épanouit en gerbe d'or et la recouvrit sous une torsion qui sembla le spasme de mort de sa belle chevelure.
Magda dit:
«Je commence à mourir.»
Elle détacha un des longs rubans de satin pâle qui nouaient son peignoir et lia cette superbe dépouille. Puis, ayant mis le tout dans un carton qu'elle ficela et cacheta, elle écrivit l'adresse de Philippe Montmaur. Alors, s'étant assise devant le petit bureau d'où si souvent étaient partis de tendres billets pour son ami, les yeux voilés de larmes, elle lui envoya cet adieu:
«Mon bien-aimé, volontairement je vais mourir. Cher, vous m'avez donné des joies inoubliables, des fêtes pour mon cœur et mon esprit. Cependant me voici bientôt si vieille que, par dignité pour vous, pour moi, pour notre amour, il faut me détacher de vous. Je vous aime trop ardemment, mon Philippe, et ne pourrais me résigner à cette séparation sans la rendre irrémédiable, éternelle. Triste et faible cœur qui ne sait pas vieillir! J'ai pourtant bien essayé de me séparer de vous; ai-je jamais murmuré lorsque vous-même, mon cher bien-aimé cherchiez à secouer cet étrange joug de nos chairs et de nos âmes, en espaçant vos visites, en voyageant? Ne me reveniez-vous pas toujours sinon aussi fidèle, du moins aussi épris? Comme je pardonne à celles qui vous détournaient de moi si peu et si mal! Je suis pour vous l'unique, comme vous êtes pour moi l'unique; quoi que nous essayions, rien ne nous arrachera l'un de l'autre; après chaque tentative de séparation, ne restons-nous pas plus étroitement unis? Nous avons rencontré «l'amour fort comme la mort» dont parle l'Écriture. Mon Philippe, bientôt il ne restera du moi que j'ai été qu'un moi misérable et décrépit qui, au yeux du monde, compromettrait la pureté de votre vie.
«Je vous aime, Philippe, je vous aime pour votre bonheur, non pour le mien, et je vous sais le même dévouement envers moi. Mais notre amour s'avilirait dans une plus longue durée: Je deviens vieille... Songez à la douleur que ce mot renferme!
»Ne vous étonnez pas, mon doux aimé, de la disparition des fleurs séchées qui, lentement, se sont flétries sur notre lit le premier soir où je suis devenue votre femme; je les ai reprises tantôt et veux qu'on les ensevelisse avec moi.
»Veillez aussi, avec Marie-Anne, à ce que l'on me revête, dans mon cercueil, du peignoir mauve que je portais à Fontana et au travers duquel j'ai ressenti vos premières timides étreintes.
»Je vous envoie mes cheveux «cette mousse soyeuse, cette coulée d'or», comme vous disiez et que vos mains, que vos lèvres, ont si souvent fait tressaillir. C'est de moi ce qui reste de jeune et de beau. Ne pleurez pas sur eux en souvenir de celle qui vous les donne. Votre amour lui a causé des bonheurs surhumains. Que cette pensée vous soit une consolation et apaise votre douleur, mon cher, cher bien-aimé.
»Adieu... Hélas, je ne saurais sans émotion quitter ce papier que vous toucherez, que vous lirez, et où je puis encore vous dire: «Je vous aime». Adieu, adieu mon Philippe. Je baise vos lèvres et je meurs de tendresse dans une dernière ardente étreinte.
»MAGDA.»
Après avoir écrit cette lettre, Magda sonna, enveloppa sa tête d'une dentelle afin que la femme de chambre ne la vît point dépouillée de ses cheveux, et alla l'attendre dans le petit salon qui précédait sa chambre. Quand la servante fut venue:
—J'ai une violente névralgie ce soir, Pauline, je vais me jeter sur mon lit. Je vous donne congé... Vous pouvez passer la soirée chez votre sœur; mais auparavant, portez ce carton et cette lettre chez M. Montmaur... Dites aussi à tous les gens qu'ils ont leur soirée libre, mais qu'on tienne les portes ouvertes et que le portier laisse monter M. Mirbel. Il m'a écrit qu'il viendrait me parler ce soir vers onze heures.
Magdeleine savait Philippe à une «première» en compagnie de Jean Biroy et de Tanis. Il devait, au sortir de la représentation, aller au bal chez madame d'Istres où ils avaient projeté de se retrouver. Oui, elle se souvenait d'avoir, avant-hier, dans la journée—lointain passé pour elle—combiné leur réunion vers une heure du matin chez les d'Istres. Qu'était-il donc survenu pour interrompre le cours de sa résignation, de ses renoncements?... Rien: une conversation surprise, une retraite profanée, un bout de dentelle déchirée, un papier vide des fleurs qu'il avait contenues et qui ne furent pas apportées pour elle.
Sa misère morale amenait son désespoir; la mort allait effacer l'erreur de sa vie.
Magda, les ordres donnés, rentra dans sa chambre, rejeta les dentelles dont elle s'était enveloppée et, assise au coin du feu, attendit.
Les heures lui paraissaient sans fin. Elle ne pensait plus, elle était lasse, la tête vide, avec des idées courtes, vagues, s'entre-croisant, se donnant la chasse dans une confusion monstre; elle n'avait plus d'énergie, elle attendait la mort.
Onze heures sonnèrent; elle se redressa, nerveuse, haletante. Il ne s'agissait plus d'attendre passive, résignée. C'était elle qui avait commandé sa mort en exaspérant l'amour-propre de son mari. Effrayée d'avoir si peu pensé à la mise en scène de son appartement, dans une hâte fébrile elle courut pousser les verrous des portes, et fermer solidement celle qui donnait sur le couloir; puis, ferma aussi à clef la porte à deux vantaux qui s'ouvrait du petit salon dans sa chambre, mais en ayant soin de baisser l'armature de fer du haut et de lever celle du bas de façon que, sous une forte secousse, elle pût céder. En effet, il était à prévoir que Leprince-Mirbel s'étant heurté inutilement à la porte du couloir, courrait, exaspéré, à celle du salon pour surprendre sa femme avec son amant.
Magda jeta au hasard ses jupons soyeux sur la chaise longue et mit du désordre dans la chambre, laissant traîner sur le tapis la courte-pointe du lit, heurtant du poing les oreillers qui prirent des poses effarées dans leur fouillis de guipure. Ces préparatifs achevés, n'en pouvant plus d'angoisse, elle attendit.
Les bruits de la rue s'apaisaient; quelques voitures passèrent, mais aucune ne s'arrêta.
Magda s'effraya alors de la possibilité que son mari ne vînt pas, qu'il n'eût point reçu la lettre ou qu'il dédaignât de se venger.
Quel sentiment pouvait armer sa main? l'amour?... mais depuis si longtemps il ne l'aimait plus!... la haine?... Elle en ressentait si peu pour lui qu'elle l'avait déchargé de la justice humaine en s'accusant de sa mort dans une lettre, à lui adressée, qu'elle venait de poser sur la cheminée.
Elle fut atterrée de découvrir que seuls, le respect humain, la vanité blessée, l'orgueil, pouvaient entraîner cet homme jusqu'à l'assassinat. Sa mort dépendait de cet imperceptible point de folie humaine.
Dans cette attente, une exaspération la prenait et elle n'était plus défaillante. Absorbée par le désir croissant d'en finir, elle ne tenait plus en place. Prise d'une rage contre l'homme qui retardait sa délivrance, elle criait, étendue sur son lit, la tête enfouie dans les oreillers:
—Le lâche, le lâche, il ne viendra pas; non, non. Ah, je veux mourir, je veux mourir!
Sa voix s'entrecoupait de sanglots haletants et sans larmes, étouffés comme une plainte d'amour.
Tout à coup elle entendit des pas précipités, la serrure grinça... la porte qui donnait sur le couloir fut ébranlée violemment et, du dehors, la voix de Leprince-Mirbel cria, terrible:
—Ouvrez, Magdeleine, ouvrez... je vous l'ordonne... mais ouvrez donc!
Elle se dressa, pâle, et murmura: «Enfin!» bien que son cœur se prît à battre à lui faire perdre le souffle.
Mirbel s'acharnait à la porte... Magdeleine, rapidement, se leva, ferma brusquement le cabinet de toilette; ce bruit redoubla l'exaspération de son mari; il hurla:
—Ah! il s'enfuit, le misérable!
Puis un silence se fit.
Magda comprit que son mari, suivant de point en point la tactique qu'elle avait prévue, se dirigeait vers le salon. Alors, il se passa en elle quelque chose de bizarre: prise d'une peur instinctive, prête à défaillir, elle courut s'enfermer dans le cabinet de toilette.
La porte donnant sur le salon retentit de coups précipités, et dans un choc, céda. A ce bruit qu'elle guettait, Magda retrouva sa force de volonté. Elle sortit du cabinet de toilette et se trouva en face de Mirbel qui, voyant comme dans un éclair le désordre de la chambre, sa femme en robe de nuit froissée, ouverte sur la poitrine, le visage défait, avec l'étrange aspect que lui donnaient ses cheveux coupés; convaincu de sa trahison, l'ayant vue refermer rapidement la porte et sembler en vouloir défendre l'entrée en la couvrant de son corps, les bras étendus, Mirbel, fou de rage, tira sur elle presque à bout portant deux coups de revolver. Des gouttes de sang perlèrent sous le sein gauche de Magda et tachèrent la valencienne et la batiste de son peignoir. Elle fit quelques pas, s'affaissa à genoux sans un cri. Son corps mince et souple tomba, inerte, sur la fourrure blanche de la descente de lit.
Elle était morte.
Mirbel se précipita dans le cabinet de toilette à la recherche de l'amant et resta atterré devant l'ordre qui y régnait, faisant contraste avec le désordre de la chambre. Nulle possibilité ni trace d'évasion. Les triples rideaux de soie des fenêtres avaient, en leurs plis, l'immobilité rigide et chaste d'une nappe d'autel; nulle porte, nul recoin pour s'enfuir ou se cacher. Terrifié, il rentra dans la chambre. Ses yeux hagards, à force d'interroger les objets, aperçurent une grande enveloppe sur la cheminée avec cette suscription:
«A monsieur Leprince-Mirbel.»
Il se précipita; ses mains tremblaient. Il brisa le cachet et lut:
«Ne vous accusez pas de ma mort, je me suis tuée volontairement, dégoûtée de la vie, n'ayant plus la force ni le courage de la subir. C'est moi qui vous ai écrit la lettre qui arma votre main. Pardonnez-moi, comme je vous pardonne, le mal que nos natures si différentes se sont fait, et vivez sans remords: vous n'êtes pour rien dans la suprême détermination que j'ai prise.
»MAGDELEINE.»
Leprince-Mirbel resta un temps les yeux fixés sur la lettre, reconstituant les péripéties de ce drame. Puis, ayant vaguement compris, il s'approcha de Magdeleine, la souleva avec effort, la posa doucement sur le lit et la contempla. Le sang qui fluait en mince filet des lèvres de la morte, immobilisées comme dans un sourire, s'échappa tout à coup avec plus d'abondance. Mirbel voulut l'étancher; ce geste l'ayant mis en contact avec la chair tiède de sa femme, il se jeta en sanglotant sur le lit où, pâle, redevenue jeune et belle dans le calme de la mort, Magda semblait dormir.
FIN
PARIS.—IMPRIMERIE CHAIX.—128-1-21.—(Encre Lorilleux).