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Mauprat

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—Pas touché! nous cria-t-il.

Et, prenant son élan, il franchit au pas de course le reste du pont aérien. Il pénétra dans la tour par la crevasse et s'élança dans l'escalier en criant:

—À moi, mes amis! la poutre est solide.

Aussitôt cinq hommes hardis et vigoureux, qui l'accompagnaient, se mirent à cheval sur la poutre en s'aidant des mains et parvinrent un à un à l'autre extrémité. Lorsque le premier d'entre eux pénétra dans le grenier où était retiré Antoine de Mauprat, il le trouva aux prises avec Marcasse, qui, tout exalté de son triomphe et oubliant qu'il ne s'agissait pas de tuer l'ennemi, mais de le prendre, s'était mis en devoir de le larder comme une belette avec sa longue rapière. Mais le faux trappiste était un ennemi redoutable. Il avait arraché l'épée des mains du sergent, l'avait terrassé et l'aurait étranglé si on ne se fût jeté sur lui par derrière. Il résista avec une force prodigieuse aux trois premiers assaillants; mais, avec l'aide des deux autres, on réussit à le dompter. Quand il se vit pris, il ne fit plus de résistance et se laissa lier les mains pour descendre l'escalier, qui venait aboutir au fond d'un puits desséché qui se trouvait au centre de la tour. Antoine avait l'habitude d'en sortir et d'y descendre par une échelle que lui tendait la femme du métayer, et qu'elle retirait aussitôt après. Je me jetai avec transport dans les bras du sergent.

—Ce n'est rien, dit-il, cela m'a amusé. J'ai senti que j'avais encore la jambe sûre et la tête froide. Eh! eh! vieux sergent, ajouta-t-il en regardant sa jambe, vieil hidalgo, vieux taupeur, on ne se moquera plus tant de ton mollet.


XXIX

Si Antoine de Mauprat eût été un homme énergique, il aurait pu me faire un mauvais parti en se disant témoin de l'assassinat commis par moi sur la personne d'Edmée. Comme il avait pour se cacher des raisons antérieures à ce dernier crime, il eût expliqué le mystère dont il s'enveloppait et son silence sur l'événement de la tour Gazeau. Je n'avais pour moi que le témoignage de Patience. Eût-il suffi pour m'absoudre? Tant d'autres, même ceux de mes amis, même celui d'Edmée, qui ne pouvait nier mon caractère violent et les probabilités de mon crime, étaient contre moi!

Mais Antoine, le plus insolent en paroles de tous les coupe-jarrets, était le plus lâche en action. Il ne se vit pas plus tôt au pouvoir de la justice qu'il avoua tout, même avant de savoir que son frère l'avait abandonné.

Il y eut de scandaleux débats, où les deux frères se chargèrent l'un l'autre d'une manière infâme. Le trappiste, toujours contenu par son hypocrisie, abandonnait froidement l'assassin à son sort et se défendait de lui avoir jamais donné le conseil de commettre le crime; l'autre, porté au désespoir, l'accusa des forfaits les plus horribles, de l'empoisonnement de ma mère et de celui de la mère d'Edmée, qui étaient mortes l'une et l'autre de violentes inflammations d'entrailles à des époques assez rapprochées. Jean de Mauprat était, disait-il, très habile dans l'art de préparer les poisons, et s'introduisait dans les maisons sous divers déguisements pour les mêler aux aliments. Il assura que, le jour où Edmée avait été amenée à la Roche-Mauprat, il avait assemblé tous ses frères pour délibérer avec eux sur le moyen de se débarrasser de cette héritière d'une fortune considérable, fortune qu'il avait travaillé à saisir par les voies du crime, en essayant de détruire les effets du mariage du chevalier Hubert. Ma mère avait payé de sa vie l'affection qui avait porté ce dernier à vouloir adopter l'enfant de son frère. Tous les Mauprat voulaient qu'on se débarrassât d'Edmée et de moi du même coup, et Jean apprêtait le poison lorsque la maréchaussée vint faire diversion à cet affreux dessein en attaquant le donjon. Jean repoussa ces accusations avec horreur, disant humblement qu'il avait commis bien assez de péchés mortels dans la débauche et l'irréligion, sans qu'on lui imputât encore ceux-là. Comme ils étaient difficiles à admettre, sans examen, de la bouche d'Antoine, que cet examen était à peu près impossible, et que le clergé était trop puissant et trop intéressé à empêcher ce scandale pour le permettre, Jean de Mauprat fut déchargé de l'accusation de complicité et seulement renvoyé à la Trappe, avec défense de l'archevêque de remettre les pieds dans le diocèse et invitation à ses supérieurs de ne le laisser jamais sortir de son couvent. Il y mourut peu d'années après, dans les transes d'un repentir exalté, qui avait même le caractère de l'aliénation. Il est vraisemblable qu'à force de feindre le remords, afin d'arriver à une sorte de réhabilitation sociale, il avait fini, après avoir échoué dans ses projets, par ressentir, au sein des austérités et des châtiments terribles de son ordre, les frayeurs et les angoisses d'une mauvaise conscience et d'un tardif repentir. La peur de l'enfer est la seule foi des âmes viles.

Je ne fus pas plus tôt acquitté, réhabilité et élargi, que je courus auprès d'Edmée; j'arrivai pour assister aux derniers moments de mon grand-oncle. Il recouvra, vers sa fin, non la mémoire des événements, mais celle du cœur. Il me reconnut, me pressa sur sa poitrine, me bénit en même temps qu'Edmée, et mit ma main dans celle de sa fille. Après que nous eûmes rendu les derniers devoirs à cet excellent et noble parent, dont la perte nous fut aussi douloureuse que si nous ne l'eussions pas prévue et attendue depuis longtemps, nous quittâmes pour quelque temps le pays, afin de n'être pas témoins de l'exécution d'Antoine, qui fut condamné au supplice de la roue. Les deux faux témoins qui m'avaient chargé furent fouettés, flétris, et chassés du ressort du présidial. Mlle Leblanc, que l'on ne pouvait accuser précisément de faux témoignage, car elle n'avait guère procédé que par induction, se déroba au mécontentement public et alla vivre dans une autre province avec assez de luxe pour faire penser qu'elle avait reçu des sommes considérables pour me perdre.

Nous ne voulûmes pas nous séparer, même momentanément, de nos excellents amis, de mes seuls défenseurs, Marcasse, Patience, Arthur et l'abbé Aubert. Nous montâmes tous dans la même voiture de voyage: les deux premiers, habitués au grand air, occupèrent volontairement le siège extérieur; nous les traitâmes sur le pied de la plus parfaite égalité. Jamais, dès lors, ils n'eurent d'autre table que la nôtre. Quelques personnes eurent le mauvais goût de s'en étonner; nous laissâmes dire. Il est des circonstances qui effacent radicalement toutes les distances imaginaires ou réelles du rang et de l'éducation.

Nous visitâmes la Suisse. Arthur jugeait ce voyage nécessaire au rétablissement complet d'Edmée; les soins tendres et ingénieux de cet ami dévoué, le bonheur dont notre affection chercha à entourer Edmée, ne contribuèrent pas moins que le beau spectacle des montagnes à chasser sa mélancolie et à effacer le souvenir des orages que nous venions de traverser. La Suisse produisit sur le cerveau poétique de Patience un effet magique. Il entrait souvent dans une telle exaltation, que nous en étions à la fois ravis et effrayés. Il fut tenté de se construire un chalet au fond de quelque vallée et d'y passer le reste de ses jours dans la contemplation de la nature; mais sa tendresse pour nous le fit renoncer à ce projet. Marcasse déclara par la suite que, malgré tout le plaisir qu'il avait goûté dans notre compagnie, il regardait ce voyage comme le temps le plus funeste de sa vie. À l'auberge de Martigny, lors de notre retour, Blaireau, dont l'âge avancé rendait les digestions pénibles, mourut victime du trop bon accueil qu'il reçut à la cuisine. Le sergent ne dit pas un mot, le contempla quelque temps d'un air sombre et alla l'enterrer dans le jardin sous le plus beau rosier; il ne parla de sa douleur que plus d'un an après.

Pendant ce voyage, Edmée fut pour moi un ange de bonté et de sollicitude; s'abandonnant désormais à toutes les inspirations de son cœur, n'ayant plus aucune méfiance contre moi, ou se disant que j'avais été assez malheureux pour mériter ce dédommagement, elle me confirma mille fois les célestes assurances d'amour qu'elle avait données en public lorsqu'elle avait élevé la voix pour proclamer mon innocence. Quelques réticences qui m'avaient frappé dans sa déposition, et le souvenir des paroles accusatrices qui lui étaient échappées lorsque Patience l'avait trouvée assassinée, me laissèrent, je l'avoue, une assez longue souffrance. Je pensai, avec raison peut-être, qu'Edmée avait fait un grand effort pour croire à mon innocence avant les révélations de Patience. Mais elle s'expliqua toujours avec beaucoup de délicatesse et un peu de réserve à cet égard. Cependant, un jour, elle ferma la plaie en me disant avec sa brusquerie charmante:

—Et si je t'ai aimé assez pour t'absoudre dans mon cœur et pour te défendre devant les hommes au prix d'un mensonge, qu'as-tu à dire?

Ce qui ne m'importait pas moins, c'était de savoir à quoi m'en tenir sur l'amour qu'elle prétendait avoir eu pour moi dès les premiers jours de notre liaison. Ici elle se troubla un peu, comme si, dans son invincible fierté, elle eût regretté la jalouse possession de son secret. Ce fut l'abbé qui se chargea de me faire sa confession et de m'assurer que dans ce temps il avait bien souvent grondé Edmée de son penchant pour l'enfant sauvage. Comme je lui objectais l'entretien confidentiel que j'avais surpris un soir dans le parc entre Edmée et lui, et que je lui rapportais avec la grande exactitude de mémoire que je possède, il me répondit:

—Si vous nous eussiez suivis un peu sous les arbres, vous eussiez entendu, ce soir-là même, une querelle qui vous eût bien rassuré, et qui vous eût expliqué comment, d'antipathique (je dirai presque d'odieux) que vous m'étiez, vous me devîntes supportable d'abord, et peu à peu cher au plus haut degré.

—Racontez-le-moi, m'écriai-je; d'où vint ce miracle?

—D'un mot, répondit-il: Edmée vous aimait. Quand elle me l'eut avoué, elle couvrit son visage de ses deux mains et resta un instant comme accablée de honte et de chagrin; puis, tout à coup, relevant la tête:

«—Eh bien, oui, s'écria-t-elle, eh bien, oui, je l'aime! puisque vous voulez le savoir absolument. J'en suis éprise, comme vous dites. Ce n'est pas ma faute, pourquoi en rougirais-je? Je n'y puis rien; cela est venu fatalement. Je n'ai jamais aimé M. de La Marche; je n'ai que de l'amitié pour lui. Et pour Bernard, c'est un autre sentiment, un sentiment si fort, si mobile, si rempli d'agitations, de haine, de peur, de pitié, de colère et de tendresse, que je n'y comprends rien, et que je n'essaye plus d'y rien comprendre.

«—Ô femme! femme! m'écriai-je consterné en joignant les mains, tu es un abîme, un mystère, et celui qui croit te connaître est trois fois insensé.

«—Tant qu'il vous plaira, l'abbé, reprit-elle avec une résolution pleine de dépit et de trouble, cela m'est bien égal. Je me suis dit à moi-même, à cet égard, plus que vous n'avez dit à toutes vos ouailles dans tout le cours de votre vie. Je sais que Bernard est un ours, un blaireau, comme dit Mlle Leblanc; un sauvage, un rustre, quoi encore? Il n'est rien de plus hérissé, de plus épineux, de plus sournois, de plus méchant que Bernard; c'est une brute qui sait à peine signer son nom; c'est un homme grossier, qui croit me dompter comme une haquenée des Varennes. Il se trompe beaucoup; je mourrai plutôt que de lui appartenir jamais, à moins que, pour m'épouser, il ne se civilise. Autant vaudrait compter sur un miracle; je l'essaye sans l'espérer. Mais qu'il me force à me tuer ou à me faire religieuse, qu'il reste tel qu'il est ou qu'il devienne pire, il n'en sera pas moins vrai que je l'aime. Mon cher abbé, vous savez qu'il doit m'en coûter de faire cet aveu, et vous ne devez pas, lorsque mon amitié se fait pénitente à vos pieds et dans votre sein, m'humilier par vos exclamations et vos exorcismes! Réfléchissez maintenant; examinez, discutez, décidez! Voilà le mal, je l'aime! Voici les symptômes: je ne pense qu'à lui, je ne vois que lui, et je n'ai pas pu dîner aujourd'hui parce qu'il n'était pas rentré. Je le trouve plus beau qu'aucun homme qui existe. Quand il me dit qu'il m'aime, je vois, je sens que c'est vrai, cela me choque et me charme en même temps. M. de La Marche me paraît fade et guindé depuis que je connais Bernard. Bernard seul me semble aussi fier, aussi colère, aussi hardi que moi et aussi faible que moi; car il pleure comme un enfant quand je l'irrite, et voilà que je pleure aussi en songeant à lui.»

—Cher abbé! m'écriai-je en me jetant à son cou, que je vous embrasse jusqu'à vous étouffer, pour vous être souvenu de tout cela.

—L'abbé brode, dit Edmée avec malice.

—Eh quoi! lui dis-je en serrant ses mains à les briser, vous m'avez fait souffrir sept ans, et, aujourd'hui, vous avez regret à trois paroles qui me consolent.

—N'aie pas regret au passé, me dit-elle; va, nous eussions été perdus si, tel que tu étais dans ce temps-là, je n'avais pas eu de la raison et de la force pour nous deux. Où en serions-nous aujourd'hui, grand Dieu! Tu aurais bien autrement souffert de mes duretés et de mon orgueil; car tu m'aurais offensée dès le premier jour de notre union, et je t'aurais puni en t'abandonnant, ou en me donnant la mort, ou en te tuant toi-même; car on tue dans notre famille, c'est une habitude d'enfance. Ce qu'il y a de certain, c'est que tu aurais fait un détestable mari; tu m'aurais fait rougir par ton ignorance, tu aurais voulu m'opprimer, et nous nous serions brisés l'un contre l'autre; cela eût fait le désespoir de mon père, et, tu le sais, mon père passait avant tout! J'aurais peut-être risqué mon propre sort très légèrement si j'avais été seule au monde, car j'ai de la témérité dans le caractère; mais mon père devait être heureux, calme et respecté; il m'avait élevée dans le bonheur, dans l'indépendance. Je n'aurais jamais pu me réconcilier avec moi-même, si j'avais privé sa vieillesse des biens qu'il avait répandus sur toute ma vie. Ne crois pas que je sois vertueuse et grande, comme l'abbé le prétend; j'aime, voilà tout, mais j'aime avec force, avec exclusion, avec persévérance. Je t'ai sacrifié à mon père, mon pauvre Bernard! et le ciel, qui nous eût maudits si j'eusse sacrifié mon père, nous récompense aujourd'hui en nous donnant éprouvés et invincibles l'un à l'autre. À mesure que tu as grandi à mes yeux, j'ai senti que je pouvais attendre, parce que j'avais à t'aimer longtemps, et que je ne craignais pas de voir évanouir ma passion avant de l'avoir satisfaite, comme font les passions dans les âmes faibles. Nous étions deux caractères d'exception, il nous fallait des amours héroïques; les choses ordinaires nous eussent rendus méchants l'un et l'autre.


XXX

Nous revînmes à Sainte-Sévère à l'expiration du deuil d'Edmée, époque fixée pour notre mariage. Lorsque nous avions quitté cette province où nous avions éprouvé l'un et l'autre de si profonds dégoûts et de si grands malheurs, nous nous étions imaginé que nous ne sentirions jamais le besoin d'y revenir; et pourtant telle est la force des souvenirs de l'enfance et le lien des habitudes domestiques, qu'au sein d'un pays enchanteur, et qui ne nous rappelait aucune amertume, nous avions vite regretté notre Varenne triste et sauvage, et soupiré après les vieux chênes de notre parc. Nous y rentrâmes avec une joie profonde et respectueuse. Le premier soin d'Edmée fut de cueillir les belles fleurs du jardin et d'aller les déposer à genoux sur la tombe de son père. Nous baisâmes cette terre sacrée et nous y fîmes le serment de travailler sans cesse à laisser un nom respectable et vénéré comme le sien. Il avait souvent porté cette ambition jusqu'à la faiblesse, mais c'était une faiblesse noble et une sainte vanité.

Notre mariage fut célébré dans la chapelle du village, et la noce se fit en famille; aucun autre qu'Arthur, l'abbé, Marcasse et Patience ne s'assit à notre banquet modeste. Qu'avions-nous besoin de spectateurs étrangers à notre bonheur? Ils eussent peut-être cru nous faire une grâce en venant couvrir de leur importance les taches de notre famille. Nous étions assez pour être heureux et joyeux entre nous. Nos cœurs avaient autant d'amitiés qu'ils en pouvaient contenir. Nous étions trop fiers pour solliciter celle de personne, trop contents les uns des autres pour aspirer à quelque chose de mieux. Patience retourna à sa cabane, et, refusant toujours de rien changer à sa vie sobre et retirée, reprit à certains jours de la semaine ses fonctions de grand juge et de trésorier. Marcasse resta près de moi jusqu'à sa mort, qui arriva vers la fin de la révolution française; j'espère m'être acquitté de mon mieux envers lui par une amitié sans restriction et une intimité sans nuages.

Arthur, qui nous avait sacrifié une année de son existence, ne put se résoudre à abjurer l'amour de sa patrie et le désir de contribuer à son élévation en lui apportant le tribut de ses connaissances et le résultat de ses travaux; il repartit pour Philadelphie, où j'allai le voir après mon veuvage.

Je ne vous raconterai pas le bonheur que je goûtai avec ma noble et généreuse femme; de telles années ne se racontent pas. On ne saurait se décider à vivre après les avoir perdues, si on ne faisait tous ses efforts pour ne pas trop se les rappeler. Elle me donna six enfants, dont quatre vivent encore et sont avantageusement et sagement établis. Je me flatte qu'ils achèveront d'effacer la mémoire déplorable de leurs ancêtres. J'ai vécu pour eux, par l'ordre d'Edmée à son lit de mort. Permettez-moi de ne vous point parler autrement de cette perte que j'ai faite il y a seulement dix ans; elle m'est aussi sensible qu'au premier jour, et je ne cherche point à m'en consoler, mais à me rendre digne de rejoindre dans un monde meilleur, après avoir accompli mon temps d'épreuve, la sainte compagne de ma vie. Elle fut la seule femme que j'aimai; jamais aucune autre n'attira mon regard et ne connut l'étreinte de ma main. Je suis ainsi fait; ce que j'aime, je l'aime éternellement, dans le passé, dans le présent, dans l'avenir.

Les orages de la Révolution ne détruisirent point notre existence, et les passions qu'elle souleva ne troublèrent pas l'union de notre intérieur. Nous fîmes de grand cœur, et en les considérant comme de justes sacrifices, l'abandon d'une grande partie de nos biens aux lois de la République. L'abbé, effrayé du sang versé, renia parfois sa religion politique, quand les nécessités du temps dépassèrent la force de son âme. Il fut le girondin de la famille.

Edmée eut plus de courage sans avoir moins de sensibilité; femme et compatissante, elle souffrit profondément des misères de tous les partis, elle pleura tous les malheurs de son siècle, mais elle n'en méconnut jamais la grandeur saintement fanatique. Elle resta fidèle à ses théories d'égalité absolue. Au temps où les actes de la Montagne irritaient et désespéraient l'abbé, elle lui fit généreusement le sacrifice de ses élans patriotiques et eut la délicatesse de ne jamais prononcer devant lui certains noms qui le faisaient frémir, et qu'elle vénérait avec une sorte de persuasion que je n'ai jamais vue chez aucune femme.

Pour moi, je puis dire que mon éducation fut faite par elle; pendant tout le cours de ma vie, je m'abandonnai entièrement à sa raison et à sa droiture. Quand le désir de jouer un rôle populaire vint tenter mon enthousiasme, elle m'arrêta, en me représentant que mon nom paralyserait toute mon influence sur une classe qui se méfierait de moi et qui me croirait désireux de m'appuyer sur elle pour réhabiliter mon patriciat. Quand l'ennemi fut aux portes de la France, elle m'envoya servir en qualité de volontaire; quand la carrière militaire devint un moyen d'ambition et que la République fut anéantie, elle me rappela et me dit:

—Tu ne me quitteras plus.

Patience joua un grand rôle dans la Révolution. Il fut nommé à l'unanimité juge de son district. Son intégrité, son impartialité entre le château et la chaumière, sa fermeté et sa sagesse, ont laissé des souvenirs ineffaçables dans la Varenne.

J'eus l'occasion, à la guerre, de sauver les jours de M. de La Marche et de l'aider à passer en pays étranger.

Voilà, je crois, dit le vieux Mauprat, tous les événements de ma vie où Edmée joue un rôle. Le reste ne vaut pas la peine d'être raconté. S'il y a quelque chose de bon et d'utile dans ce récit, profitez-en, jeunes gens. Souhaitez d'avoir un conseiller franc, un ami sévère; et aimez, non pas celui qui vous flatte, mais celui qui vous corrige. Ne croyez pas trop à la phrénologie; car j'ai la bosse du meurtre très développée, et, comme disait Edmée dans ses jours de gaieté mélancolique, on tue de naissance dans notre famille. Ne croyez pas à la fatalité, ou du moins n'exhortez personne à s'y abandonner. Voilà la morale de mon histoire.


Ainsi disant, le vieux Bernard nous donna un bon souper et nous parla encore, sans confusion et sans fatigue, pendant une partie de la soirée. Nous l'avions prié de développer un peu plus ce qu'il appelait la moralité de son histoire: il s'éleva alors à des considérations générales dont le bon sens et la netteté nous frappèrent.


Je vous parlais de la phrénologie, nous dit-il, non pas pour faire la critique d'un système qui a son bon côté en ce qu'il tend à compléter la série d'observations physiologiques qui a pour but la connaissance de l'homme. Je me suis servi du mot phrénologie parce que la seule fatalité à laquelle on croie de nos jours, c'est celle que nos instincts nous créent à nous-mêmes. Je ne pense pas que la phrénologie soit plus fataliste qu'aucun système de ce genre, et Lavater, accusé de fatalisme aussi dans son temps, était l'homme le plus chrétien que l'Évangile ait jamais formé.

Ne croyez à aucune fatalité absolue et nécessaire, mes enfants, et cependant admettez une part d'entraînement dans nos instincts, dans nos facultés, dans les impressions qui ont entouré notre berceau, dans les premiers spectacles qui ont frappé notre enfance; en un mot, dans tout ce monde extérieur qui a présidé au développement de notre âme. Admettez que nous ne sommes pas toujours absolument libres de choisir entre le bien et le mal, si vous voulez être indulgents pour les coupables, c'est-à-dire justes comme le ciel; car il y a beaucoup de miséricordes dans les jugements de Dieu, autrement sa justice serait incomplète.

Ce que je vous dis là n'est peut-être pas très orthodoxe; mais c'est chrétien, je vous en réponds, parce que c'est vrai. L'homme ne naît pas méchant; il ne naît pas bon non plus, comme l'entend Jean-Jacques Rousseau, le vieux maître de ma chère Edmée. L'homme naît avec plus ou moins de passions, avec plus ou moins de vigueur pour les satisfaire, avec plus ou moins d'aptitude pour en tirer un bon ou un mauvais parti dans la société. Mais l'éducation peut et doit trouver remède à tout; là est le grand problème à résoudre, c'est de trouver l'éducation qui convient à chaque être en particulier. L'éducation générale et en commun semble nécessaire, s'ensuit-il qu'elle doive être la même pour tous? Je crois bien que, si l'on m'eût mis au collège à dix ans, j'eusse été sociable de meilleure heure; mais eût-on su corriger mes violents appétits et m'enseigner à les vaincre comme Edmée l'a fait? J'en doute. Tout le monde a besoin d'être aimé pour valoir quelque chose; mais il faut qu'on le soit de différentes manières: celui-ci avec une indulgence infatigable, celui-là avec une sévérité soutenue. En attendant qu'on ait résolu le problème d'une éducation commune à tous, et cependant appropriée à chacun, attachez-vous à vous corriger les uns les autres.

Vous me demandez comment? Ma réponse sera courte: en vous aimant beaucoup les uns les autres.—C'est ainsi que, les mœurs agissant sur les lois, vous en viendrez à supprimer la plus odieuse et la plus impie de toutes, la loi du talion, la peine de mort qui n'est autre chose que la consécration du principe de la fatalité, puisqu'elle suppose le coupable incorrigible et le ciel implacable.

FIN

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