Mémoires pour servir à l'Histoire de mon temps (Tome 2)
A peine ces paroles étaient prononcées, que le cabinet anglais, alléguant avec une rude franchise l'intérêt de la paix, la politique générale de l'Angleterre et la vanité de toute intervention officielle à Pétersbourg, refusait de joindre ses offres de médiation à celles du cabinet français. Huit jours après, Varsovie tombait entre les mains de ses démagogues, trois semaines après entre celles des Russes. Les événements allaient plus vite que les dépêches. Les Polonais ne pouvaient se plaindre de n'avoir pas été soutenus par le gouvernement du roi Louis-Philippe; il ne leur avait donné aucun droit de compter sur son appui.
Pourtant je comprends qu'ils s'y soient trompés, et que les plus formelles déclarations du gouvernement Français et de ses agents n'aient pas réussi à les détromper. Les journaux et les émeutes de Paris, les discours et les correspondances de la plupart des chefs de l'opposition devaient les jeter dans de grandes illusions. Même convaincus que le roi Louis-Philippe et son cabinet ne leur viendraient pas en aide par la guerre, ils pouvaient croire, comme ils le disaient au duc de Mortemart, que ce cabinet serait renversé, et que l'opposition arrivée au pouvoir agirait efficacement pour eux. Les apparences et les probabilités superficielles devaient soutenir, échauffer même leurs passions et leurs espérances. Les gens qui crient dans les Chambres et dans les rues s'inquiètent peu des conséquences du bruit qu'ils font, et du sens qu'y attacheront à l'autre extrémité de l'Europe les gens qui souffrent. Il y avait d'ailleurs, dans les manifestations publiques en France pour la Pologne, autre chose que des apparences et du bruit; le sentiment national était sincèrement et vivement excité; un de mes amis, homme d'un esprit rare et qui soutenait avec zèle M. Casimir Périer, m'écrivait du fond de son département le 29 juin 1831, précisément au moment où, après la mort du maréchal Diebitsch et du grand-duc Constantin, le maréchal Paskéwitch prenait le commandement de l'armée russe et préparait l'assaut de Varsovie: «L'état général des esprits me préoccupe; je les ai vus s'altérer, se gâter rapidement depuis un mois. Ce pays-ci est devenu méconnaissable si je le compare à ce qu'il m'a paru au commencement de mai. Il y avait alors de l'amélioration, non pas sur le mois d'octobre dernier, mais sur ce que le pays avait dû être de février en avril. Aujourd'hui c'est un mélange d'irritation et de découragement, de crainte et de besoin de mouvement; c'est une maladie d'imagination qui ne peut ni se motiver, ni se traduire, mais qui me paraît grave. Les esprits me semblent tout à fait à l'état révolutionnaire, en ce sens qu'ils aspirent à un changement, à une crise, qu'ils l'attendent, qu'ils l'appellent, sans qu'aucun puisse dire pourquoi. Il faut que, pour votre compte, vous cherchiez et que vous répétiez au gouvernement de chercher les moyens de guérir un tel mal. Paris me semble rallié dans un sentiment énergique de résistance; mais les départements n'en sont point là. Je ne puis trop vous prier de réfléchir que nous ne sommes pas dans un moment de raison, où les moyens tout raisonnés du système représentatif suffisent. Ne comptez pas trop sur l'autorité de la Chambre, fût-elle bonne, et cherchez ailleurs. Je suis persuadé qu'une guerre serait utile, bien entendu si l'on parvenait à la limiter. Je serais disposé à la risquer en exigeant beaucoup pour la Pologne. C'est bien plus populaire que la Belgique. Pourquoi? parce que c'est plus dramatique. La France est, pour le moment, dans le genre sentimental bien plus que dans le genre rationnel.»
C'était là toucher à un mal réel et en bien marquer le caractère; mais loin de le guérir, le remède proposé n'eût fait que l'aggraver. A ce vague état révolutionnaire des esprits, à ce besoin confus de mouvement, la guerre, surtout une guerre à propos de la Pologne, eût substitué l'état révolutionnaire positif, actif, avec toutes ses exigences et toutes ses conséquences. La guerre peut être, dans certains moments, un dérivatif utile à l'humeur agitée des peuples; mais ce dérivatif qui, même lorsqu'il réussit, finit toujours par être bien chèrement payé, n'est pas toujours applicable: sur aucune des questions que la Révolution de 1830 avait soulevées en Europe, la France ne pouvait avoir en 1831 une guerre ordinaire et limitée. Et une guerre qui aurait pris bientôt le caractère révolutionnaire eût été d'autant plus dangereuse, que la France ne l'aurait pas longtemps soutenue avec ardeur et confiance: aucune nécessité véritable et claire, aucun intérêt national et permanent ne l'y poussaient; l'impression du moment et le plaisir du drame auraient bientôt disparu devant la souffrance des intérêts et la lumière du bon sens. Il faut que les peuples qui veulent être bien gouvernés renoncent à faire, de leurs impressions et de leurs goûts dramatiques, la règle de leur gouvernement. Ils ont quelquefois, comme les individus, ce que la médecine appelle des maux de nerfs, des vapeurs; sous des institutions libres, ces dispositions se manifestent bruyamment, et une politique intelligente en tient compte, mais dans la mesure de ce qu'elles valent et en sachant bien qu'elles ne sont nullement propres à une forte et longue action. C'est presque toujours, pour les nations comme pour les individus, un mal à traiter par le seul remède qui lui convienne, un bon régime soutenu et le temps. Ce fut le mérite de M. Casimir Périer de ne point céder à ces fantaisies qui n'étaient pas de vraies passions, et de persister à faire les affaires de la France selon le droit public et l'intérêt bien entendu, comme un homme sérieux fait les affaires d'un peuple sérieux.
Quoiqu'elle ait donné lieu de sa part à l'acte le plus hardi de la politique française au dehors après 1830, la question italienne était, en 1831, bien moins périlleuse pour le cabinet que la question belge ou la question polonaise, et bien moins brûlante dans le public. Les deux idées, ou plutôt les deux passions qui dominent et enflamment aujourd'hui cette question, l'expulsion de l'Autriche et l'unité de l'Italie, n'avaient pas éclaté à cette époque; elles étaient bien au fond des coeurs et se manifestaient dans le langage ou le travail caché des conspirateurs italiens; mais ils ne les déclaraient pas encore hautement, comme leur prétention absolue et leur but avoué. J'ajourne ce que j'ai à coeur de dire sur l'état général de l'Italie et la question italienne en Europe au moment où cette question s'est manifestée dans toute sa grandeur, pendant ma propre administration, de 1846 à 1848; je ne veux parler ici que de la situation des affaires d'Italie en 1831 et 1832, de ce qu'en pensait alors le cabinet français, de ce qu'il y fit, et de la part que je pris moi-même aux débats dont elle fut l'objet.
Il n'y avait, à cette époque, aux deux extrémités de l'Italie, et dans les deux États les plus liés à la France, soit par la contiguïté des territoires, soit par la parenté des souverains, dans le Piémont et à Naples, point d'insurrection flagrante ni d'explosion évidemment prochaine. Le roi de Naples, Ferdinand II, monté sur le trône depuis la Révolution de Juillet et en rapports affectueux avec le roi Louis-Philippe et la reine Marie-Amélie, son oncle et sa tante, semblait disposé à suivre leurs conseils et à introduire dans son gouvernement des réformes. Le roi de Sardaigne, Charles-Félix, avait vu les événements de 1830 en France avec grande inquiétude, mais sans mauvais vouloir pour le nouveau roi; les deux souverains se connaissaient personnellement; la reine Marie-Amélie était en correspondance habituelle avec la reine Marie-Christine, sa soeur. Quand le nouvel ambassadeur de France, M. de Barante, arriva à Turin, il y trouva beaucoup de crainte des mouvements révolutionnaires, mais point de méfiance du gouvernement français; on ne le croyait nullement disposé à susciter ou à soutenir en Italie des troubles. Tout en s'appuyant sur l'Autriche, le cabinet piémontais conservait envers elle son attitude comme son sentiment d'indépendance et de réserve; il avait reçu froidement, sans les repousser absolument, les offres de secours que le prince de Metternich s'était empressé de lui faire contre les révolutions; il était sincèrement résolu à vivre en bons termes avec la France de 1830 et son gouvernement. De leur côté, les libéraux piémontais, même les carbonari, accoutumés, depuis leur échec de 1821, à la précaution et au silence, ne tentaient aucun mouvement; ils se rapprochaient de M. de Barante, plutôt par curiosité que dans l'espoir ou même avec le dessein de l'attirer dans leurs vues; un projet de proclamation fut imprimé en épreuve et lui fut montré, bien plus pour savoir ce qu'il dirait que pour lui donner officieusement une information. Nous étions en correspondance intime, et il m'écrivit le 8 février 1831, avec une sagacité que les événements se sont chargés de prouver: «Ce pays-ci est calme; le gouvernement est inquiet, mais ne se trouve aucun parti à prendre; les chances d'un mouvement jacobin et carbonaro semblent s'éloigner; les chances d'un progrès rapide dans l'opinion générale en deviennent plus grandes. Tous les yeux sont fixés sur nous. Le parti absolutiste, celui qui voudrait lutter et qui se fait des chimères, se compte par individus. Les hommes des hauts emplois, la noblesse passé cinquante ans, le Roi lui-même ne demandent que le statu quo gouverné sagement et avec égards pour tous. L'aristocratie plus jeune dit qu'il faut que la révolution vienne d'en haut, pour ne pas arriver d'en bas, et songe à de grandes réformes. D'autres, dans cette classe, vont même beaucoup plus loin et voudraient marcher presque du même pas que nous. On n'en est pas encore ici à compter pour beaucoup l'opinion du Tiers-État qui a pourtant à peu près autant de valeur qu'en France; on le ménage tous les jours de plus en plus, mais on ne l'admet pas, et on l'ignore. C'est là, ce me semble, ce qui est le gage le plus vraisemblable d'une révolution. Il y a une réforme sociale à faire, et elles ne s'opèrent guère par ordonnances des rois.»
La mort du roi Charles-Félix, survenue le 27 avril 1831, et l'avènement du roi Charles-Albert, son successeur, ne changèrent rien alors, en Piémont, à cet état du gouvernement et du pays. De 1830 à 1832, la portion de l'Italie que gouvernaient des princes de la maison de Bourbon fut tranquille et en bons rapports avec la France de 1830 et son nouveau roi.
Ce fut dans les petits États possédés par des princes de la maison d'Autriche et dans les États du pape, à Modène, à Parme, à Bologne, à Ancône qu'éclata l'insurrection. Le prince de Metternich avait hautement déclaré la conduite que tiendrait l'Autriche en pareil cas: mettre ses propres possessions italiennes à l'abri de l'incendie révolutionnaire en l'étouffant chez ses voisins, protéger les princes de la maison d'Autriche et les souverains italiens qui réclameraient son secours contre les révolutions tentées dans leurs États, c'était là sa doctrine publique et sa ferme résolution. M. de Metternich était à la fois un praticien à vues positives et un théoricien à maximes savantes; d'un esprit trop élevé pour ne pas connaître les besoins et les goûts de l'esprit humain, il avait toujours soin de placer ses actes sous un grand drapeau intellectuel; il allait sans hésiter à son but pratique, mais en donnant, à ses adversaires comme à ses alliés, le plaisir ou l'embarras de disserter philosophiquement sur la route. Il établit, sur le droit d'intervention dans certains cas et certaines limites, des principes que le gouvernement français de 1831 ne pouvait reconnaître, car il avait exprimé naguère, à propos de la Belgique, des principes en apparence contraires, mais qu'il ne devait pas non plus contester absolument, car il était bien résolu à se mêler de ce qui se passerait chez ses voisins si les intérêts de la France avaient évidemment et gravement à en souffrir. Les principes généraux ont presque toujours le tort de ne pas l'être assez pour embrasser tous les faits et convenir à tous les cas; aussi sont-ils d'ordinaire des armes de discussion plutôt que des règles de conduite. Le prince de Metternich envoya les troupes autrichiennes à Modène et à Bologne, au nom du droit d'intervention tel qu'il le définissait, mais en se hâtant de les retirer dès que les insurrections furent réprimées, ce qui n'exigea ni un long temps, ni un grand effort. M. Casimir Périer maintint le principe de non-intervention, mais en déclarant «qu'il n'en résultait point un contrat synallagmatique avec les insurrections de tous les pays, et que l'appui prêté par la France à ses voisins de Belgique n'établissait, entre elle et des nations éloignées, aucune espèce de solidarité du même genre.» Les deux ministres voulaient à la fois veiller aux intérêts de leur propre pays et maintenir la paix de l'Europe; et tout en discutant ils se toléraient ou même s'entr'aidaient l'un l'autre dans leur travail vers leur double but.
Mais il était évident que, tant que les États italiens où l'insurrection avait éclaté, et surtout les États-Romains, resteraient dans la même situation intérieure, l'insurrection y recommencerait sans cesse, et qu'on verrait sans cesse, sur ce point, l'intervention nécessaire et la paix de l'Europe compromise. Il y a un degré de mauvais gouvernement que les peuples, grands ou petits, éclairés ou ignorants; ne supportent plus aujourd'hui: au milieu des ambitions démesurées et indistinctes qui les travaillent, c'est leur honneur et le plus sûr progrès de la civilisation moderne qu'ils aspirent, de la part de ceux qui les gouvernent, à une dose de justice, de bon sens, de lumières et de soins pour l'intérêt de tous, infiniment supérieure à celle qui suffisait jadis au maintien des sociétés humaines. Les pouvoirs qui ne comprendront pas cette condition actuelle de leur existence, et n'y sauront pas satisfaire, passeront tour à tour de la fièvre à l'atonie, et seront toujours à la veille de leur ruine. Frappées de cette nécessité de notre temps, et vivement pressées par le gouvernement français, les grandes puissances européennes essayèrent d'en convaincre aussi la cour de Rome, et de la déterminer à apporter dans l'administration de ses États des réformes suffisantes, sinon pour répondre à tous les désirs des libéraux italiens, du moins pour leur enlever leurs plus justes motifs de plainte et leurs meilleurs moyens de crédit auprès des populations. Les représentants de la France, de l'Autriche, de l'Angleterre, de la Prusse et de la Russie, à Rome; firent dans ce but, le 21 mai 1831, une démarche positive et concernée qui allait jusqu'à indiquer au pape les principales réformes dont l'Europe reconnaissait la nécessité et lui donnait le conseil[17].
[Note 17: Pièces historiques, n° X.]
La France avait alors pour représentant à Rome un de mes amis particuliers, le comte de Sainte-Aulaire, singulièrement propre, par ses dispositions et ses sentiments personnels, à la mission dont il était chargé. C'était non-seulement un très-galant homme et un homme très-éclairé, mais un catholique sincère en même temps qu'un libéral sincère, et un libéral modéré en même temps que résolu. Il portait, dans les conseils qu'il donnait à la cour de Rome au nom de la France, autant de respect et de bon vouloir pour le pape que de zèle en faveur des populations romaines et pour l'amélioration de leur gouvernement. S'il y avait un écueil dont il eût à se garder, c'était l'excès de la franchise dans l'expression successive des sentiments divers qui l'animaient et dans la défense alternative des intérêts divers qu'il avait à concilier. En soutenant, tour à tour et selon le besoin du moment, tantôt le gouvernement papal contre des prétentions sans mesure ou des menées hostiles, tantôt les voeux des populations romaines et les réformes qu'il demandait pour elles contre les préjugés ou l'entêtement de leurs maîtres, il abondait quelquefois avec trop d'effusion dans la cause dont il prenait ce jour-là la défense, sans se préoccuper assez de celle qu'il aurait à défendre le lendemain, et de l'effet de ses diverses paroles sur le public, soit de France, soit d'Italie, qui l'entendait parler. Il était toujours parfaitement sensé et loyal, pas toujours assez prévoyant et circonspect. Noble défaut qui n'eût eu aucun inconvénient si la plupart des autres acteurs politiques, Italiens et Français, n'avaient pas eu plus d'arrière-pensées que M. de Sainte-Aulaire, et si la politique de toutes les puissances européennes avait été, dans la question italienne, aussi décidée que celle du cabinet français et de son ambassadeur à Rome en 1831.
Mais il n'en était pas ainsi: les meneurs populaires en France cherchaient, dans les affaires d'Italie, tout autre chose que la réforme du gouvernement romain, et, pour beaucoup de libéraux italiens, cette réforme n'avait de valeur qu'autant qu'elle préparait une révolution et une guerre nationales au lieu de les prévenir. De leur côté, les puissances européennes étaient loin de porter toutes, dans leurs conseils au pape, les mêmes sentiments: le prince de Metternich ne croyait guère, je pense, au succès des réformes indiquées, et l'empereur Nicolas ne le désirait point. C'était là, aux yeux de l'un des rêves, aux yeux de l'autre, des atteintes aux droits et à l'autorité d'un souverain. Ils s'étaient prêtés à la démarche faite auprès du pape, par prudence dans un moment d'orage, surtout par égard pour la France et l'Angleterre, dont ils redoutaient l'action libérale et qu'ils espéraient contenir en ne s'en séparant pas; mais, dans leur coeur, ils ne portaient à leur propre sollicitation ni confiance, ni goût.
Rien n'est plus imprudent et ne crée, dans les grandes affaires, plus d'embarras que les actes qui ne sont pas faits sérieusement, et dont ceux-là même qui les font n'espèrent ou ne désirent pas le succès. Les bonnes apparences sans effet sont fatales à la bonne politique, et les remèdes vains aggravent le mal qu'ils ont l'air de vouloir guérir. Pour échapper à des difficultés intérieures ou à des mésintelligences diplomatiques, par complaisance plutôt que par conviction, on avait demandé à la cour de Rome des réformes; on ne s'inquiéta guère de savoir, d'abord si elles étaient praticables et suffisantes, ensuite si elles étaient exécutées; on voulait une démonstration bien plus qu'un résultat; la démonstration affaiblit le pape, et le résultat ne satisfit point les populations. Si les puissances européennes avaient été vraiment d'accord sur le fond des choses, si elles avaient toutes pris à leurs conseils le même intérêt, si elles avaient exercé sur la cour de Rome une action unanime et soutenue, elles auraient peut-être fait faire à la question italienne un pas vers une réelle et bonne solution; elles ne firent que l'envenimer. Les populations, déjà peu disposées à se contenter même de réformes efficaces, s'empressèrent de se livrer à l'irritation des espérances trompées. Quelques mois à peine après la promulgation des édits du pape, en date des 5 juillet, 5 et 31 octobre, et 4 et 5 novembre 1831, pour la réforme de l'administration municipale, de la justice civile et de la justice criminelle dans les Légations[18], le désordre et l'insoumission d'abord, puis l'insurrection y recommencèrent; les gardes civiques se levèrent en armes; le cardinal Bernetti adressa une note aux représentants des cours étrangères pour leur déclarer la nécessité où se trouvait le pape de rentrer dans les voies d'une répression énergique. Toute réforme de la justice criminelle fut en effet suspendue; la guerre civile éclata; les troupes du pape battirent les insurgés sans les soumettre, et leurs excès après la victoire rengagèrent la lutte sous la forme des séditions locales, des vengeances privées, des rencontres fortuites, des assassinats. Sur la demande de la cour de Rome, et presque à la joie des populations, les Autrichiens rentrèrent dans les villes, dont ils venaient de sortir.
[Note 18: Pièces historiques, n° XI. Je joins à ces édits une lettre que M. Rossi m'écrivit de Genève, le 10 avril 1832, plusieurs mois après leur promulgation, et qui montre combien, soit par leur insignifiance, soit par leur non-exécution, ils avaient peu satisfait les Italiens les plus modérés, et quelles espérances ou plutôt quels désirs continuaient d'agiter les esprits. (Pièces historiques, n° XI.)]
La question italienne se présenta alors sous un tout autre aspect. Le concert des puissances avait été vain. La France, dont la politique à la fois libérale et antirévolutionnaire avait paru adoptée par l'Europe, n'avait pas réussi à la faire triompher en Italie, ni à établir, par cette voie, l'accord entre le pape et ses sujets. C'étaient l'Autriche et la politique de répression matérielle qui prévalaient. Si on en restait là, si le gouvernement français ne se montrait pas sensible à cet échec et prompt à le réparer, il n'avait plus en Italie ni considération, ni influence; en France, il ne savait que répondre aux attaques et aux insultes de l'opposition. Déjà elle s'indignait, elle questionnait, elle racontait les douleurs des Italiens, les excès des soldats du pape, la rentrée des Autrichiens dans les Légations en dominateurs et presque en sauveurs pour la sécurité de la population comme pour l'autorité du souverain. Il n'y avait là, pour la France, point d'intérêt matériel et direct; mais il y avait une question de dignité et de grandeur nationale, peut-être aussi de repos intérieur. La politique de la paix était abaissée et compromise. M. Casimir Périer n'était pas homme à prendre froidement et à accepter oisivement cette situation. Le Roi partagea son avis. L'expédition d'Ancône fut résolue.
On sait avec quelle rapidité et quelle vigueur elle fut exécutée. Partie de Toulon le 7 février 1832, sous les ordres du capitaine de vaisseau Gallois, et portant le 66e régiment de ligne, commandé par le colonel Combes, la petite escadre française arrivait le 22 en vue d'Ancône; dans la nuit, à deux heures, la frégate la Victoire entrait à pleines voiles dans le port; les troupes débarquaient en silence; les portes de la ville étaient enfoncées; et le lendemain matin, sans qu'une goutte de sang eût coulé, la ville et la citadelle étaient occupées par nos soldats faisant le service de tous les postes concurremment avec les soldats du pape, et le drapeau français flottait à côté du drapeau romain.
En France comme en Italie, comme dans toute l'Europe, la surprise fut extrême. Non que l'idée de quelque acte semblable du gouvernement français fût tout à fait nouvelle et n'eût pas déjà occupé les cabinets et les diplomates. Dès la première entrée des Autrichiens dans les Légations, M. de Sainte-Aulaire avait lui-même engagé le général Sébastiani à envoyer sur les côtes d'Italie des bâtiments français, prêts à une démonstration effective si elle devenait nécessaire; et le capitaine (aujourd'hui amiral) Parseval Deschênes s'était en effet promené avec ses frégates, d'abord devant Civita-Vecchia, puis dans l'Adriatique, tenant la haute mer, mais se portant vers les ports de la côte, entre autres vers Rimini et Ancône, dès que les troupes autrichiennes avaient l'air de s'en rapprocher. Quand la seconde occupation des Légations fut imminente, M. Casimir Périer chargea expressément M. de Sainte-Aulaire de demander au Pape que, si les Autrichiens y rentraient, les troupes de quelque puissance italienne, spécialement du Piémont, fussent admises sur quelque autre point des États-Romains, et un corps français dans la citadelle d'Ancône. M. de Sainte-Aulaire s'acquitta fidèlement de sa mission, et dans plusieurs entretiens, d'abord avec le cardinal Bernetti, puis avec le Pape lui-même, il leur annonça la demande du gouvernement français. Au premier moment il put croire qu'elle ne serait pas péremptoirement repoussée; mais bientôt, à l'idée de la présence des soldats et du drapeau français sur un point quelconque de l'Italie, une vive alarme s'empara de la cour de Rome, de tout le Sacré-Collège et des représentants des puissances étrangères auprès du Pape; c'était, à leurs yeux, probablement la révolution, et en tout cas l'influence française envahissant l'Italie. Leur opposition n'eut pas grand'peine à prévaloir; et lorsque, le 31 janvier 1832, le comte de Sainte-Aulaire adressa officiellement au cardinal Bernetti la demande du cabinet français, le cardinal y répondit le lendemain par un refus formel. Huit jours après, le 9 février, M. Casimir Périer informait M. de Sainte-Aulaire qu'une escadre française, à la destination d'Ancône, avait fait voile de Toulon.
Depuis quelques semaines déjà, on s'entretenait en Italie des préparatifs de cet armement; mais on se demandait avec une profonde incertitude quel en pouvait être l'objet. A Rome, à Naples, à Florence, pas plus les agents français que les politiques italiens, personne n'avait cru à ce débarquement soudain, à cette invasion inattendue et à main armée dans une ville romaine; l'acte semblait trop contraire au droit public et trop téméraire pour être ainsi commis en pleine paix et sans l'aveu, ni du pape, ni des alliés de la France. A Turin seulement M. de Barante, informé par M. Edmond de Bussierre, alors premier secrétaire de l'ambassade de France à Naples, du départ de l'expédition et de son objet probable, m'écrivit le 28 février 1832, avant de savoir qu'elle avait réussi: «J'attends dans la journée le courrier qui apportera des nouvelles d'Ancône. Nous supposons ici que, malgré le profond déplaisir que cette occupation causera à l'Autriche et au Saint-Siège, on y aura consenti. C'est, dans les circonstances données, la meilleure détermination qu'on pût prendre. L'occupation par les troupes sardes était difficile à arranger. Le cabinet de Turin ne s'y serait prêté que s'il eût été parfaitement certain de ne point déplaire à l'Autriche. Dès lors, politiquement, une garnison sarde eût été une garnison autrichienne. Cet arrangement eût laissé subsister ce que nous avons à empêcher, la suzeraineté de l'Autriche sur l'Italie. Là est toute la question. A Vienne et à Milan, on n'a aucune envie de conquérir les Légations, mais on veut garder la haute main sur la Péninsule; et c'était chose d'autant plus facile que les gouvernements italiens, qui s'en défendaient un peu avant notre révolution, aujourd'hui ne demandent pas mieux et cherchent là leur sauve-garde. Si donc nous occupons Ancône, ce que je saurai avant de fermer ma lettre, nous aurons déplu à l'Autriche sans qu'elle veuille se brouiller avec nous, ce qui est très-bon. Nous aurons montré aux gouvernements italiens que nous n'entendons pas qu'ils se fassent vassaux, afin de ne rien accorder à leurs sujets. Nous aurons fait acte de force, à la grande joie de tout le parti français et libéral, qui se trouvera encouragé et appuyé par la présence de notre drapeau en Italie. Les carbonari eux-mêmes commenceront à faire un peu plus de cas de notre ministère que de M. de La Fayette. Tout est donc pour le mieux, s'il y a succès.» Quelques heures plus tard, M. de Barante terminait ainsi sa lettre: «C'est chose faite; nous sommes entrés à Ancône avec des démonstrations de vive force, et le pape proteste. Si l'Autriche, comme il semble, prend la chose en patience, nous voilà en bonne position. L'effet sera grand en Italie, et je l'aperçois déjà.»
A Rome, dans les premiers moments, l'irritation du gouvernement fut aussi vive qu'elle était naturelle: par une note du cardinal Bernetti à M. de Sainte-Aulaire, le pape protesta solennellement contre l'occupation d'Ancône; il fit retirer de la ville ses représentants, ses soldats, son drapeau, et transféra à Osimo le gouvernement de la province. Le cabinet de Vienne fit grand bruit de sa surprise, déclarant que c'était là une affaire européenne et dont tous les cabinets devaient se préoccuper. A Londres même, lord Grey et lord Palmerston, que M. de Talleyrand, tenu au courant par M. Périer, avait d'avance préparés à l'événement, et qui s'y étaient résignés, non sans quelque peine, furent accusés, dans le parlement, de livrer l'Italie à l'ambition de la France. M. de Sainte-Aulaire était et ne pouvait pas ne pas être un peu troublé et inquiet; après l'insuccès de sa négociation pour arriver au même but par une voie régulière, il ne s'était point attendu à un acte si soudain et si rude; c'était sur lui que portait le poids d'une situation qu'il n'avait pas faite; c'était à lui à calmer l'irritation et à dissiper les méfiances du pape et de ses conseillers. Il se mit à l'oeuvre avec sa fidélité et son dévouement accoutumés aux instructions de son gouvernement comme aux intérêts de son pays; et six semaines après l'occupation d'Ancône, il avait réussi à la faire reconnaître par la cour de Rome comme un fait temporaire qui ne devait altérer ni la paix de l'Europe, ni les bons rapports du Saint-Siége avec la France, et une convention du 16 avril 1832 en régla le mode et les conditions.
Indépendamment de son propre travail et de la confiance personnelle qu'il avait conquise à Rome, ce fut surtout à l'attitude et au langage que tint alors M. Casimir Périer, soit dans les relations diplomatiques, soit dans les Chambres, que M. de Sainte-Aulaire dut le crédit et la force dont il avait besoin pour atteindre à ce difficile résultat. Au moment où l'on apprit que les troupes françaises étaient entrées de vive force dans Ancône, les représentants des grandes puissances à Paris, soit qu'ils fussent réellement troublés de l'événement, soit qu'ils voulussent mettre à couvert leur responsabilité officielle, se rendirent chez M. Périer pour lui demander des explications. Ils le trouvèrent très-souffrant; on venait, quelques heures auparavant, de lui mettre des sangsues; il les reçut avec une fierté agitée; et, sur une parole du ministre de Prusse, le baron de Werther, qui demanda s'il y avait encore un droit public européen, M. Périer, se levant brusquement de son canapé, s'avança vers lui en s'écriant: «Le droit public européen, Monsieur, c'est moi qui le défends; croyez vous qu'il soit facile de maintenir les traités et la paix? Il faut que l'honneur de la France aussi soit maintenu; il commandait ce que je viens de faire. J'ai droit à la confiance de l'Europe, et j'y ai compté!» Le comte Pozzo di Borgo me disait, en me racontant cette entrevue: «Je vois encore cette grande figure pâle, debout dans sa robe de chambre flottante, la tête enveloppée d'un foulard rouge, marchant sur nous avec colère.» Ce premier mouvement passé, la conversation devint facile, et les ministres étrangers se retirèrent satisfaits. Le coup ainsi porté et bien soutenu, M. Périer sentit la nécessité de panser la blessure, et il le fit avec la fermeté franche d'un homme sûr de son dessein comme de son pouvoir, qui ne désavoue rien parce qu'il n'a rien à cacher, et qui, en marchant à son but, sait s'arrêter aussi bien que s'élancer. Le 7 mars 1832, la Chambre des députés discutait le budget du département des affaires étrangères; M. Casimir Périer prit la parole, et traita toutes les questions flagrantes de la politique extérieure. Arrivé aux affaires d'Italie et à l'occupation d'Ancône, connue à Paris seulement depuis quatre jours: «Ce n'est point encore là, dit-il, un événement accompli, et par conséquent soumis à des investigations sans bornes; mais nous nous hâtons de déclarer qu'il n'y a rien, dans cette démarche mûrement réfléchie et dont toutes les conséquences ont été pesées, qui puisse donner aux amis de la paix la moindre inquiétude sur le maintien de la bonne harmonie entre les puissances qui concourent, dans cette question comme dans toutes les autres, à un but commun. Comme notre expédition de Belgique, notre expédition à Ancône, conçue dans l'intérêt général de la paix, aussi bien que dans l'intérêt politique de la France, aura pour effet de contribuer à garantir de toute collision cette partie de l'Europe, en affermissant le Saint-Siège, en procurant aux populations italiennes des avantages réels et certains, et en mettant un terme à des interventions périodiques, fatigantes pour les puissances qui les exercent, et qui pourraient être un sujet continuel d'inquiétude pour le repos de l'Europe.»
A mon tour, je montai le lendemain à la tribune, et, plus libre que M. Périer, j'entrai plus avant dans l'explication des motifs de l'expédition d'Ancône, de notre politique en Italie, et de ses liens avec notre politique générale en Europe: «Nous ne pouvons le méconnaître, dis-je; il y a un parti, une faction qui a besoin d'une guerre générale, qui n'a d'espérance et de chance que dans une collision universelle. On avait espéré que cette collision viendrait de la Belgique; elle a manqué. On l'avait espérée de la Pologne; elle a manqué. On la cherche en Italie. On s'est hâté de dire qu'il y avait là, de la part de l'Autriche, une grande intrigue, et que son intervention dans les Légations n'était qu'un prétexte pour s'emparer de ces provinces et les ajouter à ses possessions italiennes. On s'est flatté que de là naîtrait, entre la France et l'Autriche, une collision que la Belgique et la Pologne n'ont pas donnée, et dont on se promet je ne sais combien de révolutions en Europe. J'ai la confiance qu'on se trompera sur l'Italie comme on s'est trompé sur la Belgique et la Pologne. Le gouvernement autrichien a trop de bon sens pour ne pas savoir que la possession même des Légations ne vaut pas pour lui les chances d'une guerre générale; ce qu'il veut, c'est que l'Italie lui appartienne par voie d'influence, et c'est là ce que la France ne saurait admettre. Il faut que chacun prenne ses positions; l'Autriche a pris les siennes; nous prenons, nous prendrons les nôtres; nous soutiendrons l'indépendance des États italiens, le développement des libertés italiennes; nous ne souffrirons pas que l'Italie tombe complètement sous la prépondérance autrichienne; mais nous éviterons toute collision générale. Les insurrections fomentées et exploitées, les guerres d'invasion et de conquête, voilà la politique révolutionnaire, celle où l'on voudrait nous entraîner; des mesures comminatoires, des précautions fortes, des expéditions limitées, des négociations patientes, voilà la politique régulière et civilisée. Nous avons commencé à y entrer; nous y persévérerons. Les difficultés que nous rencontrons sont graves; mais elles n'ont rien d'incompatible avec l'état de paix européenne; ce ne sont pas des questions de vie et de mort; elles se résoudront peu à peu par la bonne conduite du gouvernement, par son respect des droits de tous, de tous les droits de tous, et par la constance des Chambres à le soutenir fermement dans cette voie.»
Je prends plaisir à me rappeler nos luttes de cette époque; j'y entrais avec ardeur, mais comme volontaire et en pleine liberté; aucune fonction, aucun engagement ne me liaient à M. Casimir Périer; c'était mon propre dessein que je poursuivais, ma propre pensée que je développais en défendant son administration. Et je n'allais pas seul au combat; j'y trouvais, indépendamment des ministres, d'habiles et efficaces alliés: M. Dupin et M. Thiers soutenaient comme moi la politique du cabinet. Occupant tous deux des fonctions, l'un procureur général à la Cour de cassation, l'autre conseiller d'État, ils n'en étaient pas moins, dans les Chambres, des champions de bonne volonté, poussés par leur conviction personnelle bien plus que par l'obligation de leur charge. Il n'y avait entre nous aucun concert, point d'entente préalable ni de tactique convenue; nous entrions dans l'arène, chacun par la porte qui lui convenait et sous les couleurs de son choix. Nous traitions en général les questions sous des points de vue et par des procédés très-différents. M. Dupin, en parlant de la politique extérieure, la considérait moins en elle-même que dans son influence sur l'état intérieur du pays, sur ses intérêts domestiques, sa prospérité, son repos. M. Thiers parcourait toutes les hypothèses, discutait toutes les conduites, celle qu'indiquait l'opposition comme celle que tenait le gouvernement, et il faisait à chaque pas ressortir les impossibilités pratiques, les contradictions inévitables, les périls démesurés de la politique que MM. Mauguin, Bignon, Lamarque, et aussi M. de La Fayette avec plus de dignité et de politesse, quoique plus hardiment encore, auraient voulu imposer au pays comme au gouvernement. Je m'appliquais surtout à bien caractériser la politique générale du cabinet et de ses amis, à l'établir fortement en droit, à montrer comment elle devait persister et dominer dans toutes les questions particulières; et en même temps j'attaquais de front les mauvaises traditions, les faux principes auxquels était empruntée la politique de l'opposition et dont elle eût ramené le funeste empire. Loin de nuire à la cause que nous soutenions en commun, ces diversités de position et de langage la servaient, car elles faisaient voir combien de défenseurs divers, mais tous convaincus et zélés, se ralliaient pour la faire triompher.
L'expédition d'Ancône n'était pas la première preuve que M. Casimir Périer eût donnée de son efficace énergie à soutenir au dehors l'honneur et l'intérêt de la France. Quelques mois auparavant, il avait eu de justes réclamations à élever contre l'iniquité brutale avec laquelle le roi don Miguel traitait, dans leur personne comme dans leurs biens, les Français établis en Portugal, et il n'en avait pas obtenu le redressement. Le gouvernement anglais, qui avait eu aussi à Lisbonne quelques-uns de ses nationaux à protéger contre des violences semblables, venait de recevoir les satisfactions qu'il avait demandées. M. Casimir Périer, las de les attendre, résolut d'aller les prendre. L'amiral Roussin, à la tête d'une belle escadre et avec autant d'habileté que de hardiesse, força l'entrée du Tage, fit prisonnière dans ses propres eaux toute la flotte portugaise, éteignit le feu des forts qui la protégeaient, et devant les quais de Lisbonne contraignit les ministres de don Miguel à venir signer sur son vaisseau la convention qui donnait, à la France et aux Français établis en Portugal, toutes les réparations de dignité et d'intérêt auxquelles ils avaient droit. La brillante exécution de cette rapide campagne n'en fut pas, aux yeux du public français, le seul mérite; il y vit une preuve de l'indépendance que conservait le cabinet de M. Casimir Périer dans ses rapports avec l'Angleterre. A Londres, l'opposition essaya de faire au gouvernement un reproche de l'humiliation que le Portugal venait de subir; le duc de Wellington lui-même sortit, à cette occasion, de sa réserve accoutumée: «J'ai senti, dit-il, moi sujet anglais, la rougeur me monter au front, à la vue d'un ancien allié traité ainsi sans que l'Angleterre fît rien pour s'y opposer.» Le cabinet anglais n'avait nul droit de s'opposer à la justice que réclamait la France; et si le duc de Wellington eût été au pouvoir, je ne doute guère qu'il n'eût tenu la même conduite que lord Grey. Quand on n'agit que selon le droit, et qu'en l'établissant clairement on le soutient fermement, le gouvernement anglais, même quand il a de l'humeur, ne s'engage pas légèrement, et pour des questions secondaires, dans une querelle sérieuse avec ses voisins.
Cette bonne conduite soutenue, ce concours de prudence et de vigueur, cette fermeté à ne pas s'écarter, dans les questions particulières les plus épineuses, de la politique générale et pacifique que proclamait le cabinet, faisaient en Europe, autant et encore plus qu'en France, une profonde impression. M. Casimir Périer devenait partout l'objet de l'estime et des espérances, non-seulement des hommes en pouvoir, mais des honnêtes gens éclairés. Le cabinet anglais lui témoignait de jour en jour plus de confiance. Les gouvernements même les plus méfiants commençaient à compter sur sa parole et à croire qu'avec lui on pouvait traiter de l'avenir. Un désarmement général et concerté était le voeu de tous les cabinets. A Vienne surtout, le prince de Metternich s'attachait à cette perspective, faisait honneur à M. Périer de l'avoir ouverte, et parlait tout haut des éclatantes marques de considération que tous les souverains s'empresseraient de lui donner s'il rendait possible, pour l'Europe, cette grande mesure qui devait épargner aux peuples tant de charges et aux gouvernements tant d'embarras, «Ce que nous pouvons nous-mêmes concevoir d'espérance au dedans, m'écrivait M. de Barante, est avidement saisi par l'étranger. Les cabinets n'ont nulle envie de jouer le tout pour le tout. Quelle que soit leur antipathie pour la Révolution de Juillet, ils aimeraient mieux la voir se régler et se consolider que tomber en confusion. Au fond, la France révolutionnaire leur paraît moins redoutable en permanence que la France bien ordonnée; parfois ils s'imaginent qu'elle n'aurait pas même la force du désordre. Pourtant c'est là un grand péril, actuel, inconnu, impossible à mesurer, et l'on aime mieux ne pas le courir. Mais toute la situation changerait si M. Périer s'en allait. Déjà, quand, à l'ouverture de votre session, il a voulu se retirer, on a cru tout perdu. Aussi l'affaire de Belgique a-t-elle passé pour un coup de bonheur.»
Mais ni l'énergie, ni le renom d'un homme ne suffisent, en quelques mois, à faire rentrer dans l'ordre une société profondément ébranlée. M. Casimir Périer avait accepté la plus rude comme la plus noble des tâches, la tâche de dompter l'anarchie au nom d'un gouvernement né d'une révolution et en présence de la liberté. Au milieu de ses efforts et de ses succès, et de la confiance qu'il inspirait aux honnêtes gens de France et d'Europe, le mal était toujours là, ralenti mais non guéri; l'anarchie se débattait sous sa main, intimidée mais non vaincue. Dans les premiers mois de 1832, deux complots éclatèrent encore à Paris, et sur plusieurs points du royaume, comme à Grenoble, l'autorité du gouvernement fut méconnue et la paix publique violemment troublée. Les espérances révolutionnaires enflammaient encore les mauvaises passions. Le parti républicain ne renonçait point; le parti légitimiste rentrait en scène. La presse périodique n'avait jamais été plus hostile ni avec plus d'audace. Dans la Chambre des députés, l'opposition poursuivait ses attaques contre le cabinet, et l'étalage de cette politique déclamatoire qui, tantôt adroitement violente, tantôt confiante dans sa témérité, donnait un appui indirect à la guerre à mort que, hors des Chambres, le pouvoir avait à soutenir. Les étrangers, princes et peuples, observaient avec une surprise inquiète cet état de révolution prolongée sous un gouvernement qui s'était si promptement et si facilement établi: «Notre considération et notre influence, m'écrivait M. de Barante, sont mises en quarantaine; nous offrons l'aspect d'un pays où les honnêtes gens soutiennent la plus pénible et la plus dangereuse lutte contre la partie folle ou perverse de la population. Le point d'arrêt n'est pas trouvé; on s'aperçoit que tout est encore en question et en péril; les victoires du parti raisonnable semblent l'épuiser, sans affaiblir le parti opposé. Le désir de changer l'état de la société et de réduire à l'état de parias toutes les supériorités devient de jour en jour plus manifeste. On admire, mais on plaint M. Périer. Votre nom est souvent prononcé comme celui du plus net et du plus vaillant adversaire de l'esprit d'anarchie; mais lors même qu'on espère une heureuse issue, un tel état social tente peu les libéraux qui ne sont pas révolutionnaires. Si nous étions en meilleur train, si nous présentions un aspect rassurant et honorable, le progrès des idées d'amélioration serait rapide. Au lieu de cela, l'Italie flotte entre la sédition et la répression autrichienne.»
Personne ne se faisait, sur l'état du pays et sur l'insuffisance de son propre succès, moins d'illusion que M. Périer lui-même. J'ai déjà dit qu'il était peu enclin à l'espérance, et très-méfiant soit envers les hommes, soit envers la destinée. L'expérience, loin de l'atténuer, aggravait en lui cette disposition. A mesure qu'il gouvernait, il devenait plus difficile en fait de gouvernement, plus choqué de ce qui manquait à son oeuvre, plus exigeant envers ses agents, ses alliés et ses amis: «Personne ne fait tout son devoir, disait-il; personne ne vient en aide au gouvernement dans les moments difficiles. Je ne puis pas tout faire. Je ne sortirai pas de l'ornière à moi tout seul. Je suis pourtant un bon cheval. Je me tuerai, s'il le faut, à la peine. Mais que tout le monde s'y mette franchement et donne avec moi le coup de collier; sans cela, la France est perdue.» Il prévoyait le moment où, même en réussissant, il ne pourrait ou ne voudrait pas porter plus longtemps le fardeau dont il s'était chargé, et il se préoccupait, avec une noble inquiétude, de ce que serait après lui le sort de son pays. Un de mes amis, jeune attaché alors à son cabinet et qui devint peu après son neveu, M. Vitet eut avec lui, vers le milieu de mars 1832, peu de jours avant l'invasion du choléra dans Paris, une conversation dont il fut si frappé qu'il en a recueilli les souvenirs. Je les consigne ici textuellement, tels qu'il me les a communiqués, et sans croire que l'honneur qui m'y est fait par l'estime de M. Casimir Périer m'impose une apparence d'embarras et un devoir de réticence. «Je l'avais accompagné en tête à tête, dit M. Vitet, hors Paris, à sa maison du bois de Boulogne, où son médecin l'envoyait prendre l'air, car il était déjà affaibli et souffrant. Nous fîmes, pendant plus de deux heures, le tour de ses jardins, sous un ciel triste et brumeux que je vois encore. Il me parla, avec plus d'abandon et de suite qu'il n'avait jamais fait, de ses projets, de ses plans, de ses espérances. Il me lut les dernières dépêches qu'il venait de recevoir de Londres et de Vienne, me montra que, dans un délai plus court qu'on ne pensait, il y avait lieu d'attendre que les puissances continentales désarmeraient sur une assez grande échelle pour ôter toute idée d'arrière-pensée de leur part: «Dès lors, ajouta-t-il, toute cette mousse de guerre tombera, et cela fait, je me retire; ma tâche sera terminée. Le fardeau est déjà lourd; il deviendrait intolérable quand le danger serait dissipé. Mes meilleurs amis, qui déjà ne sont pas commodes, me joueraient, à tout propos, des tours pendables. Je leur céderai la place. Mais je ne m'en irai pas sans m'être donné des successeurs qui comprennent et qui veuillent conserver ce que j'ai fait.» Là dessus il entra dans de longs détails sur quelques-uns de ses alliés, les drapant de main de maître: «Ce n'est pas avec ces hommes-là, reprit-il, qu'on peut faire un gouvernement. Je sais que les doctrinaires ont de grands défauts, et qu'ils n'ont pas l'art de se faire aimer du gros public; il n'y a qu'eux pourtant qui veuillent franchement ce que j'ai voulu. Je ne serai tranquille qu'avec Guizot. Nous avons gagné assez de terrain pour qu'il puisse entrer au pouvoir. Ce sera ma condition.»
Encore un exemple de la vanité des confiances de l'homme! Au moment où M. Casimir Périer se préoccupait ainsi de régler l'avenir, le présent était près de lui échapper; le choléra, qui devait l'atteindre, envahissait soudainement Paris. On a dit que, dès la première explosion du fléau, M. Périer en avait eu l'imagination frappée au point qu'à l'instant sa santé en souffrît, surtout que les bruits d'empoisonnement et les meurtres populaires suscités par ces bruits avaient troublé son âme, presque comme un outrage personnel. Il fut, en effet, profondément indigné de ces déplorables scènes de crédulité féroce: «Ce n'est pas là, disait-il, la pensée d'un peuple civilisé; c'est le cri d'un peuple sauvage.» Mais je ne pense pas que son impression soit allée plus loin: «J'étais présent, m'a dit M. d'Haubersaert, quand le préfet de police vint lui rendre compte de ce qui se passait. M. Périer fut ému, irrité, attristé, mais point troublé.» Il avait l'imagination chaude, le tempérament irritable, mais l'âme forte et l'esprit ferme; il voyait les choses telles qu'elles étaient réellement, sans exagération comme sans illusion, même lorsqu'il en était profondément remué.
Je ne trouve pas que les écrivains qui ont raconté ce temps aient peint avec vérité et justice l'état de Paris, gouvernement et peuple, pendant cette lugubre crise. Aussi absurdes qu'odieux, les emportements populaires furent peu nombreux, limités à quelques rues encombrées d'une population pauvre et grossière, et ils cessèrent promptement. L'aspect général de la ville était morne, mais point troublé; on ne voyait nulle part cette agitation désordonnée ou cette immobilité stupide qui caractérisent la peur; les habitants passaient dans les rues silencieux, le pas pressé, la physionomie un peu tendue et crispée, sous l'influence de l'air froid et sec qu'il respiraient. Les Chambres, les tribunaux, les fonctionnaires de toute sorte continuèrent régulièrement leurs travaux. Les prêtres, les administrateurs, les médecins, les employés des établissements pieux et charitables firent leur devoir, beaucoup avec ardeur, presque tous sans hésitation. Le Roi et sa famille, les ministres, tous les chefs des services publics donnèrent l'exemple du courage et du dévouement. Le comte d'Argout, dans les attributions duquel se trouvait la police sanitaire, parcourait les quartiers les plus malades, aidant de sa propre main à placer les morts dans les voitures qui les recueillaient de maison en maison pour les porter aux cimetières. La charité chrétienne, la sympathie libérale et le zèle administratif unissaient leurs efforts pour lutter contre le mal ou en atténuer les résultats. L'anxiété publique était visible, la tristesse profonde; mais on n'avait sous les yeux aucun de ces spectacles d'épouvante honteuse et de désorganisation sociale et morale qui, dans d'autres temps et ailleurs, ont accompagné de telles épreuves. On se sentait, au contraire, au milieu d'une population en qui dominait le sentiment du devoir ou de l'honneur, et sous la main d'un gouvernement régulier, intelligent, vigilant, résolu et capable d'accomplir, dans les limites de la science et de la puissance humaines, tout ce qu'exigeait de lui le périlleux service de la société confiée à ses soins.
Ce n'est point par des observations indirectes et lointaines, c'est de près et par moi-même que j'ai vu et pu apprécier l'état moral de Paris à cette époque. Je vivais au milieu du mal public et du travail assidûment suivi pour y porter remède. Pourquoi ne rendrais-je pas à une chère mémoire ce qui lui est dû? L'affection commande la réserve, mais n'interdit pas la vérité. Dame de charité dans le quartier que nous habitions, dès que le fléau y parut, ma femme se voua à en défendre les familles pauvres commises à sa charge, et bien d'autres aussi dont la détresse s'aggravait par ce nouveau péril. Elle employait chaque jour plusieurs heures à les visiter, à munir de précautions ceux qui se portaient bien, à faire soigner et souvent à soigner elle-même ceux qui étaient atteints, à faire promptement enlever ceux qui avaient succombé, à soutenir et à consoler ceux qui restaient. Sa jeunesse, son activité, sa sérénité, son facile courage, sa bonté à la fois sympathique et fortifiante lui acquirent bientôt la confiance des effrayés, des malades, des médecins, des administrateurs, de tous ceux qui, dans le quartier, étaient les objets ou les alliés de son oeuvre. Ils venaient incessamment réclamer ses visites, ses secours, ses conseils; les uns l'informaient de leurs maux et de leurs besoins; les autres la mettaient au courant des mesures adoptées par l'administration et des moyens employés par la science. De mon cabinet, j'entendais fréquemment demander: «Madame Guizot y est-elle?» Je la voyais, avec une inquiétude qu'elle me voyait bien, mais dont nous ne nous parlions pas, sortir, rentrer, ressortir plusieurs fois dans le jour pour suffire à sa tâche. Sa santé n'en fut point altérée, mais elle eut bientôt à s'occuper de sa propre maison. Je fus moi-même atteint du choléra; pas très-gravement, assez cependant pour que mon médecin, le docteur Lerminier, dît: «Si M. Guizot avait peur, il serait bien malade.» Je n'eus à me défendre d'aucune impression semblable. Pendant un jour seulement, mon malaise fut extrême; j'avais comme un sentiment de grand trouble et de désorganisation intérieure. Les remèdes, surtout l'emploi continu de la glace, mirent fin à cet état; j'entrai rapidement en convalescence, et ma femme put reprendre au dehors son oeuvre[19]. Cette atmosphère de charité où je vivais et ma propre indisposition me rendirent l'histoire du choléra de 1832 très-familière; j'en entendais sans cesse parler; j'étais au courant de tous les incidents, de tous les travaux, de tous les sentiments qui s'y rattachaient. Je suis sorti de cette triste époque plein d'estime pour la bonté, le courage, le dévouement, le zèle intelligent, la sympathie affectueuse, pour toutes les vertus privées qui abondent dans toutes les classes de la société française, et qui s'y déploient avec une verve charmante dès que les grandes épreuves les appellent. Il y a là de quoi compenser bien des faiblesses, et de puissants motifs d'espérer que cette société acquerra aussi, avec le temps, les vertus publiques dont elle a besoin pour accomplir sa destinée et pour satisfaire à son propre honneur.
[Note 19: Je me donne le plaisir de publier, dans les Pièces historiques, n° XII, un essai intitulé: De la Charité et de sa place dans la vie des femmes, par Mme Éliza Guizot, écrit en 1828, et qui n'a été imprimé que dans un Recueil inédit et tiré seulement à soixante exemplaires.]
Au plus fort de la crise, pour combattre les craintes de contagion et relever les esprits abattus, le gouvernement voulut faire une démarche un peu éclatante. Le Roi proposa d'aller en personne, avec le président du Conseil, visiter l'Hôtel-Dieu. Le cabinet n'y consentit point; mais M. le duc d'Orléans, avec un généreux empressement, demanda à remplacer son père, et son offre fut acceptée. La visite eut lieu le 1er avril 1832. Le duc d'Orléans, M. Casimir Périer et M. de Marbois, alors président du Conseil général des hospices et âgé de quatre-vingt-sept ans, parcoururent les salles des cholériques de l'Hôtel-Dieu, s'arrêtant auprès du lit des malades, leur prenant les mains, causant avec eux, et les encourageant par de bonnes et fermes paroles. La visite fut longue. Plusieurs malades, dix ou douze, selon le rapport d'un assistant, moururent pendant sa durée. M. Lanyer, jeune médecin distingué, employé alors dans le ministère de l'intérieur comme directeur des affaires civiles de l'Algérie, avait accompagné M. Casimir Périer dans cette visite; il l'engagea, ainsi que M. le duc d'Orléans, à y mettre un terme, disant qu'un plus long séjour dans cette atmosphère pouvait être dangereux et était complètement inutile. Ni M. le duc d'Orléans, ni M. Périer ne tinrent compte de cet avis. Le prince discutait, avec une entière liberté d'esprit, la question de savoir si le choléra était ou non contagieux; et M. Périer, silencieux et grave, éprouvait et contenait visiblement, en présence de tant de souffrances, une profonde émotion. Ils se retirèrent enfin, et, rentré au ministère de l'intérieur, M. Périer se complaisait à raconter le courage de ce jeune prince et de ce vieux magistrat, l'un sur les marches du trône, l'autre sur le bord du tombeau, tous deux parfaitement tranquilles et sereins à côté de ces mourants dont le souffle répandait peut-être la mort. Pour lui, il avait, en parlant de ce spectacle, les yeux ardents, le teint pâle, la physionomie altérée, et ses amis étaient pénétrés d'inquiétude en le regardant.
Trois jours après cette lugubre visite, M. Casimir Périer était gravement malade; l'un de ses collègues, M. de Montalivet, vint le voir, le 5 avril, dans la soirée: «Je le trouvai seul, étendu sur un canapé; les meurtres commis la veille par une foule furieuse et stupide, sur de prétendus empoisonneurs, avaient fait sur son esprit une impression navrante. Il me fit, sur la France et sur lui-même, les plus tristes prédictions: «Je vous l'ai déjà dit; je sortirai de ce ministère les pieds en avant.» C'étaient en effet les termes dont il s'était servi avec moi le jour même où il s'installa au ministère de l'intérieur, le 14 mars 1831. Il m'entretint ensuite, avec calme et tristesse, de l'article à insérer le lendemain dans le Moniteur[20]. Le préfet de police arriva. Je le quittai en lui disant un adieu qui devait être le dernier. Je ne l'ai plus revu[21].»
[Note 20: Pièces historiques, n° XIII.]
[Note 21: Extrait d'une lettre que m'a adressée, le 18 septembre 1858, M. de Montalivet, à qui je dois, sur toute cette époque, plusieurs renseignements importants.]
Pendant que le choléra, en envahissant M. Casimir Périer, mettait en péril le repos de la France, il lui enlevait, dans M. Cuvier, une de ses gloires[22]. Au milieu de son trouble, la France sentit vivement cette perte; elle a toujours aimé la grandeur intellectuelle, et c'est aujourd'hui presque la seule qu'elle se plaise à honorer. Le concours aux obsèques de M. Cuvier fut très-grand, et un sentiment vrai de sympathie et de regret animait cette foule pressée d'accourir pour rendre hommage à un maître de la science, pressée de s'écouler pour se soustraire au péril du fléau qui l'avait frappé. Ce mélange de généreux respect et de préoccupation personnelle était un spectacle à la fois noble et triste.
[Note 22: On a discuté les causes de la mort de M. Cuvier. Pour avoir, à ce sujet, l'avis d'un juge parfaitement compétent, je me suis adressé à mon savant confrère et ami, M. Flourens, son digne successeur dans l'Académie française comme dans l'Académie des sciences. Il m'a répondu: «Les causes de la mort de M. Cuvier sont restées douteuses. Elle a été attribuée au choléra, et il est très-probable que le choléra a en effet agi, mais seulement d'une manière latente. Les symptômes manifestes de la maladie furent ceux d'une paralysie qui, du bras droit, gagna successivement le pharynx et les organes respiratoires.»]
Le mal éclata, chez M. Casimir Périer, avec une grande violence: «Des spasmes nerveux soulevaient ce grand corps dans son lit, par une sorte de mouvement mécanique dont la puissance irrésistible était effrayante. C'était un douloureux spectacle que celui de cette intelligence et de cette volonté si énergique luttant en vain contre la matière[23].» Quelques-uns des médecins appelés doutaient que ce fût le choléra; la plupart, et les principaux, l'affirmaient, et tout semble indiquer qu'ils avaient raison. A côté de M. Périer, dans le ministère de l'intérieur, onze personnes en étaient en même temps attaquées, et son collègue, M. d'Argout, qui l'avait accompagné dans la visite à l'Hôtel-Dieu, était frappé comme lui, et presque en aussi grand danger. Au bout de quelques jours, une amélioration sensible donna quelques espérances; ce fut, entre les médecins, le moment des doutes, des discussions et des essais divers; pendant six semaines, ils luttèrent de toute leur science, et le malade de toute la force de son âme, contre le mal toujours renaissant et croissant; mais tous les efforts étaient vains; la fièvre devenait de jour en jour plus ardente; l'extrême susceptibilité nerveuse de M. Périer allait souvent jusqu'au délire. Au milieu de son mal, l'avenir de son pays et de la bonne politique dans son pays était sa constante préoccupation, Il en parlait à ceux qui l'entouraient; il s'en parlait tout haut à lui-même dans les accès de la fièvre. Son fils aîné arriva d'Angleterre; M. Périer ne l'entretint pendant plus d'une heure que de la Conférence de Londres et du règlement des affaires de Belgique. Malgré l'affection qu'il portait à ce fils, il ne se laissa aller à aucun attendrissement, ne manifesta aucune faiblesse; la paix de l'Europe paraissait sa seule pensée. Quand son esprit se portait sur les affaires de l'intérieur, il exprimait pour l'ordre social, surtout pour la propriété, première base de l'ordre social, les plus vives alarmes, ne se faisant aucune illusion sur la valeur de ses succès contre l'anarchie, et sachant bien que, s'il avait arrêté la ruine de l'ordre, il n'avait pas assuré sa victoire: «J'ai les ailes coupées, disait-il; je suis bien malade, mais le pays est encore plus malade que moi.»
[Note 23: Extrait d'une lettre que m'a adressée, le 27 septembre 1858, sur la maladie et les derniers jours de M. Casimir Périer, M. Lanyer, qui l'avait accompagné à l'Hôtel-Dieu, et qui, depuis ce jour, resta constamment auprès de lui.]
Le pays suivait avec anxiété les progrès de cette maladie qui le menaçait de retomber lui-même dans tout son mal. Quand on apprit, le 16 mai au matin, que M. Casimir Périer venait de succomber, un vif mouvement de regret, de reconnaissance et d'alarme éclata, en province comme à Paris, parmi les propriétaires, les négociants, les manufacturiers, les magistrats, dans toute cette population amie de l'ordre qu'il avait comprise et défendue mieux qu'elle ne savait se comprendre et se défendre elle-même. Elle accourut en foule à ses obsèques; elle s'empressa de souscrire pour lui élever un monument. Les détails de cet élan d'estime publique sont partout. Je me joignis au départ du convoi funèbre; mais à peine remis de ma propre attaque de choléra, je ne pus l'accompagner jusqu'au cimetière. Parmi les discours qui y furent prononcés, celui de M. Royer-Collard, et parmi les écrits consacrés à la mémoire de M. Casimir Périer la Notice que M. de Rémusat a placée en tête du recueil de ses Discours, ont seuls une valeur historique: dans l'un, le caractère public, dans l'autre le caractère personnel de M. Casimir Périer sont peints avec autant d'éclat que de vérité. L'un et l'autre méritent de survivre au moment qui les inspira[24]. Ce sont de beaux exemples d'admiration grave et de sympathie clairvoyante. Une année de gouvernement, qui fut un long combat sans résultat complet ni assuré, avait suffi pour conquérir à M. Casimir Périer ces sentiments des juges les plus difficiles, comme du public français et européen.
[Note 24: Pièces historiques, n° XIV.]
CHAPITRE XIV
INSURRECTIONS LÉGITIMISTE ET RÉPUBLICAINE.—OPPOSITION PARLEMENTAIRE.—FORMATION DU CABINET DU 11 OCTOBRE 1832.
État des esprits après la mort de M. Casimir Périer;—dans le gouvernement;—dans les divers partis.—Insurrection légitimiste dans les départements de l'Ouest.—Principe et sentiments du parti légitimiste.—Mme la duchesse de Berry.—Principe et sentiments du parti républicain.—Ses préparatifs d'insurrection à Paris.—Manifeste ou Compte rendu de l'opposition parlementaire.—Ses motifs et son caractère.—Courage et insuffisance du cabinet.—On pense à M. de Talleyrand comme premier ministre.—Voyage de M. de Rémusat à Londres.—M. de Talleyrand s'y refuse.—Mort du général Lamarque.—Insurrection républicaine des 5 et 6 juin 1832.—Énergique résistance du parti de l'ordre.—Le roi parcourt Paris.—Je me rends aux Tuileries.—Visite aux Tuileries de MM. Laffitte, Odilon-Barrot et Arago.—Leur conversation avec le roi.—Faiblesse croissante du cabinet malgré sa victoire.—Ses deux fautes.—Mise en état de siège de Paris.—Arrestation de MM. de Chateaubriand, Fitz-James, Hyde de Neuville et Berryer.—Tentative du roi pour conserver le cabinet en le fortifiant.—M. Dupin.—Urgence de la situation.—Le roi nomme le maréchal Soult président du conseil et le charge de former un cabinet.—Le duc de Broglie est appelé à Paris.—Il fait de mon entrée dans le cabinet la condition de la sienne.—Objections et hésitation.—Le maréchal Soult fait une nouvelle proposition à M. Dupin, qui refuse.—On me propose et j'accepte le ministère de l'instruction publique.—Formation du cabinet du 11 octobre 1832.
(16 mai—11 octobre 1832.)
Le 15 mai 1832, pendant que M. Casimir Périer vivait encore, le Journal des Débats, défenseur éprouvé et interprète presque avoué du gouvernement, disait: «C'est une erreur étrange que de s'obstiner à confondre le système et le ministère du 13 mars, comme si le système était né et devait s'éteindre avec tel ou tel homme. Non pas, à Dieu ne plaise, qu'il entre dans notre pensée de rabaisser le moins du monde les immenses services rendus par l'homme au système! M. Casimir Périer a courageusement accepté la mission de faire prévaloir le système que tous les esprits éclairés et tous les bons citoyens avaient déjà reconnu et proclamé le seul capable de sauver la France. Cette mission, il l'a remplie avec une énergie et un talent qui lui assurent une mémoire immortelle. Mais M. Casimir Périer n'a point créé son système; il n'a eu que le mérite de le discerner et de l'adopter franchement. C'est la force de l'opinion nationale qui a poussé aux affaires M. Casimir Périer et ses collègues; c'est le système qui a fait le ministère du 13 mars, et non pas le ministère du 13 mars qui a fait le système. Le système du 13 mars a pris naissance au moment même de la Révolution de Juillet. Ce n'est autre chose que le système de la monarchie constitutionnelle opposé à la république pure, ou à la monarchie républicaine, ce qui se ressemble beaucoup. Ce système était né avant M. Casimir Périer; il lui survivra si le malheur veut que M. Casimir Périer soit enlevé à la France.»
Le surlendemain 17 mai, M. Casimir Périer était mort, et le Moniteur, en l'annonçant officiellement, s'exprimait en ces termes: «La nation s'est attachée au système que le ministère du 13 mars s'appliquait à faire triompher: à l'intérieur, la Charte; à l'extérieur, la paix. Il n'appartiendrait pas au caprice de quelques individus d'y rien changer; c'est le voeu du pays, car ce fut l'esprit des élections de 1831 et des majorités parlementaires dans la session qui les suivit. Constitutionnellement, ce système doit donc rester intact, il est dans la pensée des trois pouvoirs. Politiquement, il est dans la nature des choses; c'est la base du nouveau droit public consacré par le traité du 15 novembre[25].Devant l'Europe et devant les Chambres, c'est donc un système convenu, et la bonne foi comme la responsabilité des dépositaires de l'autorité royale leur commande de préserver d'aucune atteinte les principes dont l'application leur a été confiée. Que la France, veuve d'un grand citoyen, sache donc bien qu'il n'y a rien de changé dans ses destinées politiques; c'est elle-même qui se les est faites; elle seule pourrait les changer, et elle ne le veut pas. Elle veut toujours la paix, elle veut toujours la Charte; et son gouvernement restera fidèle à la mission qu'il a reçue de lui conserver ces deux biens.»
[Note 25: Adopté par la Conférence de Londres et ratifié par les cinq puissances pour régler la séparation de la Belgique et de la Hollande.]
Les malveillants et les esprits qui se croient sagaces parce qu'ils sont soupçonneux virent dans ce langage tout autre chose que le désir de rassurer la France: c'était, dirent-ils, l'explosion de la jalousie du Roi envers M. Casimir Périer, et de son dessein de ne voir ou de ne laisser voir dans ses ministres que les instruments de sa politique, en s'en attribuant à lui-même tout l'honneur. Louis XIV disait: «L'État, c'est moi;» le roi Louis-Philippe veut dire: «Mon gouvernement, c'est moi[26].» Les prétextes, légers mais spécieux, ne manquaient pas à cette imputation: ce prince avait des vivacités d'impression et des intempérances de langage qui lui donnaient quelquefois les airs de défauts qu'au fond il n'avait pas et de fautes qu'en définitive il ne faisait pas: il aimait la popularité et il était enclin à croire le public injuste envers lui; deux penchants qu'il a patriotiquement surmontés pour soutenir la politique qu'il jugeait bonne et pour servir les vrais intérêts de la France. Mais, dans cette lutte intérieure, il voulait avoir au moins le mérite de son sacrifice, et que la France sût bien que, si elle jouissait des bienfaits de l'ordre, de la liberté légale et de la paix, c'était à lui surtout qu'elle les devait. Or, le gouvernement représentatif a ce résultat inévitable que ce ne sont pas les délibérations du Conseil, mais les effets de la scène qui frappent le public; il peut arriver que le Roi soit pour beaucoup dans la politique qui prévaut, mais les ministres en sont toujours les acteurs; c'est à eux surtout que vont les honneurs du succès comme les travaux et les périls du combat, car ils y engagent toute leur destinée. Et puis ils sortent des rangs du pays; ils sont ses représentants immédiats et comme ses champions d'élite pour son service et sa défense. Il est naturel que ses regards et ses sentiments se portent d'abord sur eux; c'est même l'un des principaux mérites du régime constitutionnel qu'il en soit ainsi, et que la royauté n'ait pas à subir les chances de l'arène. Mais si la sécurité du trône y gagne, il peut arriver que l'amour-propre du prince en souffre; et s'il en souffre injustement, si la part qui lui revient effectivement dans l'adoption, le maintien et le succès de la bonne politique ne lui est pas faite dans l'opinion publique, si en même temps le cours des idées populaires et des hommes qui les représentent tend à le repousser de plus en plus dans l'ombre, si d'autres amours-propres s'élèvent en face de l'amour-propre royal et lui contestent ses satisfactions légitimes, alors surviennent ces susceptibilités d'influence ou de renommée, ces inquiétudes sur l'injustice et l'ingratitude publiques, ces mouvements naturels du coeur humain que le plus sage prince ne réussit guère à supprimer absolument, et qui lui prêtent, pour peu qu'il s'y laisse aller, des apparences que la conduite la plus modérée, la plus constitutionnelle, ne suffit pas toujours à effacer. C'est la difficile situation dont le roi Louis-Philippe, dans son attitude et son langage, n'a pas toujours tenu assez de compte, et dont il a eu injustement à souffrir.
[Note 26: Pièces historiques, n° XV.]
Les rois oublient trop d'ailleurs avec quelle rapidité leurs moindres impressions, et les dispositions qu'ils laissent entrevoir en se hâtant de les contenir, fournissent à leur entourage les occasions d'un zèle où le public croit reconnaître leur propre pensée. Peu de jours après la mort de M. Casimir Périer, j'étais aux Tuileries, dans le salon de la Reine; un membre de la Chambre des Députés, homme de sens et très-dévoué au Roi, dit à l'un des officiers intimes de la cour: «Quel fléau que le choléra, Monsieur, et quelle perte que celle de M. Périer!—Oui certainement, monsieur; et la fille de M. Molé, cette pauvre madame de Champlâtreux!» comme pour atténuer, en le comparant à une douleur très-légitime mais purement de famille, le deuil public pour la mort d'un grand ministre. Je ne doute pas que si le roi Louis Philippe eût entendu ce propos, il n'en eût senti l'inconvenance; mais les serviteurs ont des empressements qui vont fort au delà des désirs des rois, et celui-là croyait plaire en repoussant M. Casimir Périer dans la foule des morts que le choléra avait frappés.
Non-seulement rien, dans le langage du Roi et de son gouvernement après la mort de M. Casimir Périer, ne laissa paraître un tel sentiment; mais ce langage, comme on le voit dans le Moniteur que je viens de rappeler, fut remarquablement modeste. En donnant à la France la certitude que la politique d'ordre et de paix du cabinet du 13 mars serait maintenue, on n'en faisait point remonter au Roi le mérite; son nom n'était pas même prononcé; c'était à la France elle-même qu'on reportait l'honneur du passé et l'espérance de l'avenir: «La France a fait elle-même ses destinées; elle seule pourrait les changer et elle ne le veut pas.»
La France en effet ne le voulait pas; mais sa volonté confuse et chancelante serait demeurée vaine si la volonté précise et constante du roi Louis Philippe n'était venue en aide et aux ministres qu'il avait adoptés, et aux majorités parlementaires que ses ministres avaient ralliées autour du trône. Roi, Chambres, cabinet du 13 mars, tous avaient droit de réclamer la politique d'ordre et de paix comme la leur, car ils l'avaient tous efficacement soutenue. Et les collègues que M. Casimir Périer laissait après lui avaient droit aussi de parler en leur propre nom, car ils étaient sincèrement résolus à poursuivre et à défendre son oeuvre, en fidèles héritiers.
Mais M. Casimir Périer à peine mort, on reconnut combien son héritage était lourd, et lui-même nécessaire pour le garder. C'est une remarque vulgaire qu'on ne mesure bien la place que tenait un homme que lorsque elle est vide; et le vide se fait durement sentir quand la nécessité d'agir devient pressante au moment même où manque le grand acteur.
Dans les meilleurs jours du ministère de M. Casimir Périer, les partis ennemis n'avaient pas cessé de conspirer: quand ils virent la France troublée par le choléra et le premier ministre lui-même atteint, ils jugèrent le moment favorable pour redoubler leurs efforts. Dans le cours du mois de mai 1832, pendant que le chef du cabinet était aux prises, dans les rues avec une terreur anarchique et dans son lit avec la mort, les légitimistes soulevèrent dans l'Ouest la guerre civile; les républicains s'armèrent pour une grande insurrection dans Paris; l'opposition parlementaire se réunit pour préparer, en l'absence des Chambres, sous le nom de Compte rendu ou Manifeste à nos commettants, une attaque générale et solennelle contre la politique qu'elle avait combattue pendant la session.
Entre les mobiles qui peuvent pousser les hommes à conspirer ou à se soulever pour renverser le gouvernement établi, l'un des plus puissants, le plus puissant peut-être, c'est l'idée du droit à rétablir au sein même du gouvernement, du pouvoir légitime à mettre à la place d'un pouvoir usurpateur. On parle beaucoup de la puissance des intérêts, et bien des gens croient faire preuve de sagacité et de bon sens en disant que l'intérêt seul fait agir les hommes. Ce sont de vulgaires et superficiels observateurs. L'histoire est là pour montrer quel degré d'oppression, d'iniquité, de souffrance, de malheur peuvent supporter les hommes, quand les intérêts personnels sont seuls en jeu, avant de recourir, pour se délivrer, aux conspirations et aux insurrections. Si au contraire ils croient, ou si seulement certains groupes d'hommes dans la société croient que le pouvoir qui les gouverne n'a pas en lui-même, par son origine et sa nature, droit de les gouverner, tenez pour certain que les conspirations et les insurrections naîtront et renaîtront obstinément parmi eux. Tant l'idée du droit a d'empire sur les hommes! Tant la dignité instinctive de leur nature leur inspire le besoin de ne se soumettre qu'au pouvoir qui, dans leur pensée, a droit à leur obéissance, et de le chercher jusqu'à ce que leurs yeux, en s'élevant, le voient en effet au-dessus d'eux!
Telle est la puissance de cette idée qu'elle peut jeter ceux qu'elle possède dans l'injustice et l'imprudence extrêmes, et faire taire en eux non-seulement la voix de l'intérêt personnel, des affections de famille, du sens commun, du péril évident et vain, mais la voix même de la patrie et des devoirs qu'elle impose à ses enfants. Après de longs et violents troubles civils, ce que cherche surtout la patrie, son plus général désir comme son plus impérieux besoin, c'est la présence, en fait, d'un gouvernement juste et sage, qui lui assure l'ordre et la liberté, qui protège équitablement tous les droits, tous les intérêts, et dirige bien, au dehors comme au dedans, les affaires communes de la société. C'est l'infirmité des choses humaines que les meilleures ont souvent de tristes origines, et que la violence se rencontre dans le berceau des plus utiles institutions et des plus nécessaires pouvoirs. Mais quand les pouvoirs et les institutions sortis de leur berceau grandissent et se développent régulièrement, quand le gouvernement, plus ou moins issu de la force plus ou moins légitime, s'acquitte bien de sa mission et satisfait aux voeux comme aux besoins généraux de la société, ce que demande, ce qu'a droit de demander alors la patrie, c'est qu'on ne conspire plus, qu'on ne se soulève plus, que, si l'on est mécontent ou triste, on se tienne à l'écart, on attende les arrêts du temps, et qu'en attendant on la laisse jouir de son repos, de sa prospérité, de ses libertés, qu'on ne lui donne pas à recommencer sans cesse ce dur et périlleux travail de l'enfantement d'un gouvernement voué, dès qu'il sera né et quoi qu'il fasse, à se défendre contre une guerre à mort. Mais ne comptez pas que, chez les hommes exclusivement préoccupés de l'origine et du titre primitif des pouvoirs, ce cri de la patrie l'emporte sur leur propre passion; ne vous flattez pas qu'en présence d'un gouvernement auquel ils ne reconnaissent pas le droit de gouverner, ils reconnaissent ses mérites et s'y résignent; ils seront envers lui, mille fois plus exigeants qu'ils ne l'ont été, qu'ils ne le seraient encore envers le gouvernement dont ils proclament le droit; ils persisteront à voir en lui un péché originel pour lequel il n'y a point de rédemption. Ils feront plus: ils ne tiendront, en l'attaquant, nul compte, je ne dis pas seulement des périls de l'entreprise, mais des chances de succès; ils seront aussi aveugles dans l'appréciation de leurs forces qu'obstinés dans la poursuite de leur dessein; ils se lanceront dans des tentatives désespérées, indifférents au risque de relancer leur patrie dans le chaos et les ténèbres des révolutions.
Que sera-ce si de grands exemples de dévouement et de courage viennent ajouter leur empire à celui des principes? C'est l'honneur de l'humanité que les causes malheureuses et tenues pour légitimes font des héros et des martyrs. Et quand des héros et des martyrs ont apparu, peu importe le petit nombre des fidèles; peu importent la faiblesse des moyens et l'incertitude des espérances; l'enthousiasme se joint au devoir; les plaisirs de l'émotion et de l'action tiennent lieu des joies de la force et des sourires de la fortune; on se satisfait, on s'exalte dans le sentiment des périls qu'on affronte pour son chef ou pour sa foi; on se complaît dans le mépris des lâches qui désertent la bonne cause. Et les politiques voient avec surprise se déployer dans les tentatives les plus insensées, les plus dénuées de chance, des prodiges de persévérance et d'énergie, d'intelligence et de vertu.
Ce fut à une double explosion de tels adversaires qu'aussitôt après la mort de M. Casimir Périer se trouva en butte le cabinet qui lui survivait: les légitimistes et les républicains se levèrent en même temps, réclamant les uns et les autres, au nom de leur principe, le droit exclusif de gouverner la France. Les grands conseillers du parti légitimiste, les politiques clairvoyants qui vivaient à Paris, M. de Chateaubriand, M. Berryer, le duc de Fitz-James, n'étaient point d'avis de l'insurrection et s'efforcèrent de la prévenir. M. Berryer se rendit, en leur nom, dans l'Ouest pour en détourner madame la duchesse de Berry qui venait d'y arriver. Parmi les chefs vendéens eux-mêmes, plusieurs des principaux avaient, dès l'origine, averti la princesse que l'entreprise leur semblait inopportune, que les armes et les munitions leur manquaient, qu'ils ne pouvaient promettre ni un grand soulèvement, ni de bonnes chances de succès. A plusieurs reprises, on délibéra, on hésita, on fut sur le point de renoncer. Mais les passions oisives, et qui entrevoyent un terme à leur oisiveté, sont, de toutes, les plus ingouvernables; d'Écosse en Italie, d'Italie en France, entre le vieux roi Charles X à Holyrood, madame la duchesse de Berry à Massa et ses correspondants dans les départements du Midi et de l'Ouest, les fils du complot étaient noués, les plans formés, les agents en mouvement; bravant les périls de la mer et de la terre, se vouant avec courage à une vie errante et dure, la principale personne du parti et du dessein était arrivée sur les lieux, au milieu de ses amis. Princesse, femme et mère, que de causes d'illusion pour elle et d'entraînement autour d'elle! Être venue si légèrement, s'en retourner sans avoir rien fait, c'était pis que la défaite; c'était une nouvelle et plus fatale abdication. Il y a des impressions qui décident de la conduite des partis et auxquelles se soumettent ceux-là même qui les jugent et les déplorent: préparée depuis longtemps, avortée à Marseille, déconseillée et presque décommandée dans l'Ouest à la veille de l'exécution, la prise d'armes légitimiste éclata enfin, avec la mère de Henri V à la tête, au moment même où le chef du cabinet du 13 mars descendait au tombeau.
Dans le parti républicain, chefs et soldats, la situation et les dispositions étaient les mêmes: là aussi les chefs n'avaient nulle envie de l'insurrection et ne croyaient pas à son succès. Quelque vive que fût son hostilité, je ne pense pas que M. de La Fayette entrât alors activement, comme il l'avait fait sous la Restauration, dans les complots de renversement. M. Armand Carrel, clairvoyant et dédaigneux, ne leur portait guère plus de goût que de confiance. M. Garnier Pagès savait très-bien qu'il était plus propre à fronder la monarchie à la tribune en y faisant apparaître la République, qu'à attaquer le gouvernement du Roi dans les rues en y promenant le drapeau républicain. M. Godefroi Cavaignac lui-même, malgré l'âpreté de ses passions, avait trop d'esprit pour s'abandonner aveuglément à celles de ses aveugles amis. Mais parmi les républicains, bien plus encore que parmi les légitimistes, le sentiment et l'avis des chefs étaient de peu de valeur; en toute occasion, ils étaient emportés dans le mouvement de leur peuple, n'ayant pas plus le courage de s'en séparer que la force de le contenir. M. Casimir Périer mort, tous les démocrates, politiques ou anarchiques, crurent leur jour venu et reprirent leurs allures de violence et d'agression. Les sociétés secrètes se réunirent: les Amis du peuple brisèrent les scellés que l'autorité avait fait apposer sur la maison où ils tenaient leurs séances; le commissaire de police et les officiers municipaux qui se présentèrent furent maltraités. Au nom de la souveraineté du peuple comme au nom de la légitimité, dans les rues de Paris comme dans les campagnes de l'Ouest, la guerre civile se rallumait.
En présence de cette fermentation, et pour chercher aussi sa part dans les chances de succès que semblait ouvrir à tous les partis, légaux ou illégaux, la mort de M. Casimir Périer, l'opposition parlementaire voulut faire un acte solennel. Sa situation était difficile: la tribune était fermée; les députés ne pouvaient, en usant d'un droit incontesté, venir, chacun à son tour et dans la mesure de ses opinions et de ses désirs, porter au pouvoir des coups divers et pourtant tous sentis. Il fallait qu'ils parlassent tous en commun, d'une seule voix, et en dehors du théâtre naturel où toutes leurs voix avaient mission de se faire entendre. Ils eurent grand'peine à se mettre d'accord sur l'expression unique d'idées et d'intentions très-différentes: les opposants constitutionnels et dynastiques demandaient à rester sous le drapeau de la monarchie; les républicains voulaient que celui de la république se fît entrevoir. De ce conflit forcé d'aboutir à un concert, il résulta, sous le nom de Compte rendu, une sorte de cantate politique en prose, résumé vague des idées déjà si vagues que l'opposition avait produites dans les Chambres ou dans les journaux, et répétition monotone des griefs qu'elle avait déjà si souvent répétés. Ni la modération de M. Odilon Barrot ne parvint à effacer le caractère dur et agressif de ce document ni le savoir-faire littéraire de M. de Cormenin à y répandre un peu de nouveauté et de verve. L'oeuvre fut pompeusement vulgaire, quoique des gens d'esprit y eussent mis la main, et la pièce resta froide en même temps que l'acte était plein d'amertume et d'hostilité.
Le cabinet mutilé résistait avec courage à toutes ces attaques; il réprimait à Paris les tentatives de sédition anarchique, combattait dans l'Ouest l'insurrection légitimiste, poursuivait au dehors les négociations qui devaient raffermir la paix européenne, restait fidèle enfin, en principe et en fait, à la politique du chef qu'il n'avait plus. Pourtant il se sentait faible et perdait de jour en jour du terrain. Sa conduite était bonne, mais impuissante. Dans les temps orageux et quand les événements se pressent, la bonne conduite même ne suffit pas au gouvernement; il y faut une certaine mesure de cette autorité supérieure, naturelle et générale, que donnent ou la grandeur éprouvée du caractère, ou l'éclat continu du talent, ou la force d'une situation élevée et indépendante; à ces conditions seulement, le pouvoir impose à ses adversaires, même dans le combat, et inspire d'avance confiance et zèle à ses amis. Elles avaient disparu du cabinet avec M. Casimir Périer; sa politique lui survivait, mais il n'avait pas de successeur; la couronne avait les mêmes pensées et des ministres également dévoués, mais elle avait perdu son champion et la majorité des Chambres son chef.
Le public sentait ce vide plus vivement encore que les ministres, et peut-être que la couronne elle-même. Le 19 mai, en suivant le convoi de M. Casimir Périer, M. Royer-Collard s'entretenait avec M. de Rémusat et lui témoignait ses inquiétudes pour l'avenir: «Que va-t-il arriver? lui dit-il; la situation est bien grave; à qui va-t-on s'adresser pour refaire du gouvernement? Nous avons perdu M. Cuvier, rude coup pour la science; mais nous n'avons pas perdu le Cuvier de la politique; M. De Talleyrand est le Cuvier de la politique. Pense-t-on à lui!»
Bien des gens y pensaient, plutôt comme à une combinaison possible et plausible qu'avec la conviction que, mise en pratique, elle serait bonne et efficace. On avait besoin d'un homme considérable et d'un homme habile; M. de Talleyrand était certainement l'un et l'autre. On ne se demandait pas si son habileté était celle qui convenait au gouvernement, et au gouvernement libre, de la France profondément agitée. Les diplomates ont le privilège de grandir aux yeux de leur pays sans avoir porté le poids de ses affaires et de ses épreuves intérieures. Après les catastrophes de 1848, nous étions, le prince de Metternich et moi, réfugiés ensemble à Londres; je lui dis un jour: «Expliquez-moi, je vous prie, mon prince, comment et pourquoi la Révolution de Février s'est faite à Vienne. Je sais pourquoi et comment elle s'est faite à Paris; mais en Autriche, sous votre gouvernement, je ne sais pas.—J'ai quelquefois gouverné l'Europe, me dit-il avec un sourire mêlé d'orgueil et de tristesse, mais l'Autriche, jamais.» M. de Talleyrand aurait pu en dire à peu près autant à ceux qui voulaient l'appeler à gouverner la France; il la servait très-bien à Londres, et l'eût, je crois, trouvée ingouvernable à Paris. Mais, quand on cherche des ministres, c'est bien souvent pour sortir d'embarras plutôt que pour suffire au besoin public. Il importait, en tout cas, de savoir si, de son côté, M. de Talleyrand pensait à devenir chef du cabinet, s'il en accepterait la proposition, s'il n'était pas nécessaire de la lui avoir faite avant de lui présenter toute autre combinaison, s'il en avait lui-même quelqu'une en vue, enfin s'il était disposé à prêter, comme ambassadeur, son concours à un nouveau ministère qui continuerait la politique du 13 mars, et s'il croyait toucher à la complète solution de la question belge qui, bien que très-avancée, n'était pas encore définitivement réglée. Le général Sébastiani, encore souffrant et sans illusion sur les périls de la situation du cabinet et de la sienne propre, s'entretenait de tout cela avec M. de Rémusat, et lui dit un jour: «Ne pourriez-vous pas nous aider à savoir à quoi nous en tenir?» M. de Rémusat s'y prêta volontiers et partit pour Londres, sans aucune mission précise, sans porter à M. de Talleyrand aucune proposition, uniquement pour causer avec lui comme il avait causé avec le général Sébastiani, et pour bien connaître sa pensée, soit sur l'avenir du cabinet français, soit sur l'état de l'affaire belge et ses chances de conclusion.
La conversation de M. de Talleyrand fut parfaitement sensée et clairvoyante. Il n'avait pas la moindre envie d'être ministre en France; content de sa position à Londres, il avait à coeur de continuer ce qu'il y faisait, et il espérait toujours le mener à bien, quoique souvent contrarié et entravé, plutôt par ce qui venait de France que par l'Europe. Tout ce qu'il souhaitait à Paris, c'était un ministère qui maintînt la politique du 13 mars, et qui sût, comme M. Casimir Périer, la pratiquer et en répondre, auprès du Roi comme dans les Chambres, avec autorité et dignité. Il tint ce langage à M. de Rémusat très-ouvertement et avec l'intention marquée que partout on sût bien que telle était sa résolution. On s'en félicita en Angleterre, où il était regardé comme le plus efficace partisan de la paix et des bons rapports entre les deux nations, et où la chance de son éloignement avait déjà causé quelque inquiétude. Un organe quasi officiel du cabinet whig, le journal le Globe s'en expliqua en ces termes que quelques personnes crurent, sinon inspirés, du moins approuvés par M. de Talleyrand lui-même: «Nous avons reçu ce matin le manifeste des députés de l'opposition en France. Nous n'avons pas le temps de l'examiner en détail: nous nous contenterons de dire qu'il nous paraît simplement une sèche et froide répétition des divers points de politique, intérieure et extérieure, sur lesquels l'opposition a combattu le gouvernement du roi Louis-Philippe. Il est évident que le triomphe de ce parti conduirait rapidement à une guerre générale. En se rendant aux eaux de Bourbon-l'Archambault, le prince de Talleyrand traversera Paris. Il n'est pas probable qu'à son âge et avec ses habitudes, il s'engage dans une tâche aussi rude que celle de premier ministre en France; mais on peut espérer, dans l'intérêt des deux pays et de l'humanité en général, qui ont si grand besoin du maintien de la paix, que le roi Louis-Philippe le consultera sur la formation de son nouveau ministère et sur le choix d'un président du Conseil investi de pleins pouvoirs.»
Pendant qu'on s'entretenait ainsi à Londres du nouveau cabinet à former à Paris, tout l'établissement de 1830; monarchie et dynastie, Roi et ministres, étaient en proie à la plus violente attaque et au plus grand péril qu'ils eussent encore eu à subir: l'insurrection des 5 et 6 juin 1832 éclatait.
C'est le vice et le malheur des conspirateurs révolutionnaires qu'ils sont condamnés aux mensonges les plus contradictoires, et passent tour à tour de l'audace à l'hypocrisie, de l'hypocrisie à l'audace. Quand l'insurrection des 5 et 6 juin 1832 eut échoué, quand il fallut se justifier d'y avoir pris part ou la justifier de ses desseins, il y eut comme un concert, entre tous ceux qui y étaient directement ou indirectement intéressés, pour en dissimuler la gravité et en dénaturer le caractère: tous soutinrent qu'il n'y avait eu dans l'événement aucune préméditation, aucun projet politique; la mort du général Lamarque, de ce vaillant défenseur de la liberté et de l'honneur national, avait vivement ému le peuple qui n'avait voulu, en se portant en masse autour de son cercueil, que lui rendre un éclatant hommage. Si la lutte s'était engagée, ce n'étaient point les amis du général Lamarque qui en avaient pris l'initiative; ils avaient été insultés, provoqués, menacés, attaqués par la police et la troupe, les sergents de ville et les dragons. Ici, un homme sur un balcon s'était refusé à ôter son chapeau devant le convoi; là, un étendard populaire avait été jeté dans la boue; ces incidents et d'autres semblables, les précautions excessives, les bravades offensantes des agents ou des partisans du pouvoir, avaient jeté l'irritation dans la foule; le combat avait commencé çà et là, involontairement, fortuitement, partiellement, en plus d'un lieu peut-être selon le désir et sur la provocation des serviteurs de la police. Qui avait porté les premiers coups? Qui s'était livré aux plus grands excès? On ne le savait pas; on ne le saurait jamais; tout était à déplorer, rien à imputer aux amis du général Lamarque, du peuple et de la liberté.
Le temps a marché; le jour s'est levé sur le passé; la France a changé de régime et de maître; le roi Louis-Philippe est tombé; la République a eu son heure; on a pu s'en vanter au lieu de s'en défendre; la crudité des assertions a remplacé, chez ses partisans, l'hypocrisie des dénégations; même avant, et à plus forte raison depuis le 24 février 1848, ils ont proclamé, affirmé, démontré que l'insurrection des 5 et 6 juin 1832 avait été une grande tentative républicaine; ils ont multiplié les détails et les preuves. Leurs sociétés publiques et secrètes, la Société de l'Union de Juillet, la Société des Droits de l'Homme, la Société des Amis du peuple, s'étaient jointes au convoi du général Lamarque, portant leurs noms inscrits sur leurs drapeaux. Les cris: A bas Louis-Philippe! Vive la République! avaient retenti sur leur passage. C'était pour servir la cause de la République que des élèves de l'École polytechnique et des autres grandes écoles publiques étaient venus se placer dans leurs rangs. Si quelques-uns avaient cédé à l'entraînement sans connaître le but, ils avaient été bientôt éclairés: «Mais enfin où nous mène-t-on? demanda l'un d'eux dans le peloton où il marchait.—A la République, lui répondit un décoré de Juillet qui conduisait le peloton, et tenez pour certain que nous souperons ce soir aux Tuileries.» Quand le cortège arriva à la place de la Bastille, un officier du 12e léger s'avança vers le premier groupe, et dit au chef: «Je suis républicain; vous pouvez compter sur nous.» A la vérité, en moins d'une heure, les républicains honnêtes purent voir qu'ils n'étaient pas seuls, ni les maîtres dans le cortège; le drapeau rouge et le bonnet rouge, ces symboles du régime de la Terreur, s'y montrèrent hardiment: «Il y avait là, dit M. de La Fayette lui-même, quelques jeunes fous qui voulaient me tuer en l'honneur du bonnet rouge.» Bien simples étaient ceux qui ne l'avaient pas prévu; c'est, chez nous, la condition de la République d'avoir pour armée de tels fous et les bandes désordonnées qui marchent derrière les fous. Quand le régime républicain n'est ni dans les idées, ni dans les moeurs, ni dans la volonté des classes amies naturelles de l'ordre, quand les intérêts réguliers et tranquilles ne lui portent ni confiance ni goût, ce régime est voué à l'alliance, c'est-à-dire à la domination des mauvaises passions; hors d'état de supporter la liberté, il ne peut trouver un moment quelque force que dans la violence et l'anarchie. Les républicains des 5 et 6 juin 1832 n'allèrent pas jusqu'à cette épreuve; mais elle ne leur eût pas plus manqué qu'à leurs disciples de 1848 s'ils avaient eu huit jours de succès.
Quand leur défaite fut évidente, quand la prolongation de la lutte ne fut plus, pour les plus passionnés d'entre eux, qu'une question d'honneur personnel et de foi au delà du tombeau, alors se déployèrent ces courages et ces dévouements héroïques qui peuvent honorer les plus mauvaises causes, et qui leur conservent, jusque dans leurs revers, une force redoutable, même quand elle est vaine. Presque au même moment, le 6 juin pour les uns, le 7 pour les autres, une centaine de républicains à Paris, dans le cloître Saint-Méry, et une cinquantaine de légitimistes au château de la Pénissière, près de Clisson dans la Vendée, entourés d'ennemis, de feu et de ruines, combattirent à toute outrance, et moururent aux cris, les uns de Vive la République! les autres de Vive Henri V! donnant leur vie comme un sacrifice humain, dans l'espoir de servir peut-être ainsi un jour un avenir qu'ils ne devaient pas voir.
Il n'y a, en ce monde, que deux grandes puissances morales, la foi et le bon sens. Malheur aux temps où elles sont séparées! Ce sont des temps où les révolutions avortent et où les gouvernements tombent.
La défense de l'ordre contre l'insurrection fut aussi courageuse et presque aussi passionnée que l'attaque. Il y avait alors, et dans la garde nationale appelée à réprimer l'émeute, et dans toute la population étrangère aux factions, une vraie et active indignation contre ceux qui, sans nécessité, sans provocation, sans motifs qu'ils pussent avouer, pour la seule satisfaction de leurs idées ou de leurs passions personnelles, venaient troubler la paix publique, et rejeter dans de nouvelles crises révolutionnaires la patrie à peine relevée et encore si lasse de toutes celles qu'elle avait subies. Les chefs militaires qui, sous la forte et laborieuse discipline de l'Empire, avaient appris le respect de l'autorité et le dévouement, s'étonnaient de trouver dans ces soldats d'un jour, propriétaires, marchands, artisans, une ardeur si empressée et si ferme. Le digne représentant des vieux guerriers, le maréchal Lobau, avec son rude visage, sa gravité brusque, sa parole brève, comme s'il eût été pressé de ne plus parler, rendait témoignage de la bonne conduite de ces troupes si nouvelles pour lui, et dont il avait hésité à prendre le commandement. Son chef d'état-major, le général Jacqueminot, aussi brave et plus expansif, racontait avec une émotion familière les nombreux traits de libre et patriotique courage dont il avait été témoin. Trois des chefs qui avaient agi sous leurs ordres, M. Gabriel Delessert, bourgeois né militaire, disait le maréchal Lobau dans son rapport, et les généraux Schramm et Tiburce Sébastiani, rendirent, de ce qu'ils avaient fait avec la garde nationale et la troupe de ligne, des comptes détaillés qui étaient lus dans les corps de garde, les cafés, dans tous les lieux publics, avec de vives démonstrations de satisfaction militaire et populaire. Dans la matinée du 6 juin, pendant que, sur plusieurs points, la lutte était encore flagrante, le Roi parcourut à cheval tous les quartiers de Paris, passant en revue les diverses troupes qu'il rencontrait, s'arrêtant là où la population était amassée, presque partout accueilli par de bruyantes acclamations, et se portant de sa personne au-devant des groupes silencieux et suspects, comme pour défier, par son tranquille courage, la plus brutale inimitié. Aux personnes de sa suite qui l'engageaient à prendre un peu garde, il répondait: «Soyez tranquilles; j'ai une bonne cuirasse; ce sont mes cinq fils.» Le bruit courut le lendemain que, dans cette promenade, des insurgés, à portée et au moment de tirer sur le Roi, en avaient été détournés par sa confiante attitude autant que par leur propre péril.
Dès que j'appris l'insurrection, je me rendis aux Tuileries, pressé de savoir exactement ce qui se passait et de voir si je pourrais aider en quelque manière au rétablissement de l'ordre public. Je trouvai là plusieurs membres de l'une et de l'autre Chambres, entre autres M. Thiers, animés du même sentiment que moi. Le Roi venait d'arriver de Saint-Cloud avec la reine, à qui il avait dit: «Amélie, il y a du trouble à Paris; j'y vais;—J'y vais avec vous, mon ami.» Le Conseil des ministres se réunit. Nous causions dans un salon voisin, avec les personnes, soit de la maison du Roi, soit du dehors, qui allaient et venaient, cherchant et apportant des nouvelles et des avis. On a dit que le nombre des visiteurs n'était pas grand et qu'ils avaient l'air plus troublé qu'empressé. Je ne me souviens pas d'en avoir été frappé. J'ai tant vu les faiblesses et les bassesses humaines, et je m'y attends tellement que, lorsqu'elles paraissent, je ne leur fais guère l'honneur de les remarquer. Ce dont je suis sûr, c'est que, chez les hommes politiques présents ce jour-là aux Tuileries, il y avait, à côté d'une sérieuse inquiétude, une ferme adhésion au gouvernement du Roi et un parti bien pris de le soutenir.
Le jour même de la promenade du Roi dans Paris, au moment où il en revenait et pendant que le Conseil des ministres était assemblé, on vint lui dire que trois députés de l'opposition, tous trois signataires du Compte rendu, MM. Laffitte, Odilon-Barrot et Arago, arrivaient aux Tuileries et demandaient à être admis auprès de lui. Il quitta le Conseil et s'empressa de les recevoir. La démarche n'avait, de leur part, rien que d'opportun et d'honorable: regardant l'insurrection comme à peu près vaincue et l'ordre matériel comme bien près d'être rétabli, ils venaient, avec une conviction sincère et une intention loyale, faire auprès du Roi la même tentative que, par le Compte rendu, ils avaient faite auprès du public, c'est-à-dire le presser de changer de système, et de mettre la politique de laisser-aller et de concession, qu'ils appelaient la politique de confiance, à la place de la politique de résistance. Ils ont eux-mêmes signé, de cette conversation qui fut longue et animée, une sorte de procès-verbal qui a été plusieurs fois publié, et dont personne, que je sache, n'a contesté la fidélité. Ce ne fut, à vrai dire, qu'une paraphrase du Compte rendu, sous la forme plus développée et plus vive d'une controverse, M. Laffitte y fut doux et quelquefois embarrassé; M. Odilon-Barrot modéré, respectueux et presque affectueux; M. Arago inconsidéré, amer, et par moments assez emporté pour que le Roi lui dît: «Monsieur Àrago, n'élevez pas tant la voix.» En relisant aujourd'hui cet entretien, je pense, et tout lecteur indifférent pensera, je crois, comme moi, que le Roi y garda constamment l'avantage, et pour le fond des idées, et pour l'appréciation des faits, et pour la verve dans la discussion. Il y fit pourtant une faute, grave dès lors et que le temps devait aggraver. Soit par un mouvement d'amour-propre, soit pour donner à la politique qu'il soutenait plus de force en en faisant prévoir la durée, il la revendiqua, avec quelque impatience, comme la sienne propre et presque son oeuvre à lui seul, donnant ainsi, à un reproche qui lui était dès lors adressé, plus de vraisemblance qu'il n'avait de fondement. La vérité comme la prudence auraient voulu qu'en prenant justement sa part dans la politique d'ordre et de paix, il fît en même temps la part des Chambres, et de la majorité qui s'y était formée à l'appui de son gouvernement, et des conseillers que cette majorité lui avait fournis, surtout du ministre éminent qu'il venait de perdre, et dont l'énergie lui avait été si nécessaire. A ce moment, en causant avec MM. Laffitte, Odilon-Barrot et Arago, le roi Louis-Philippe aurait bien fait de se rappeler ce qu'il dit un jour à M. d'Haubersaert: «Savez-vous que si je n'avais pas trouvé M. Périer au 13 mars, j'en étais réduit à avaler Salverte et Dupont tout crus?» Il serait resté ainsi dans ce rôle de roi constitutionnel dont, en fait, il était bien décidé à ne jamais sortir, et il n'eût pas fourni à ses ennemis les apparences dont ils se sont fait contre lui de si dangereuses armes.
A cette occasion, je trouve sur mon propre compte, dans quelques écrits du temps, un prétendu fait que je relèverai, contre mon usage, uniquement à cause de la singulière transformation qu'il a subie de récit en récit. On a dit d'abord: «Au moment où la calèche dans laquelle se trouvaient les trois députés traversait la grille du palais, un ami commun, qui venait de l'intérieur, les aborda et leur dit: «Allez vite, Guizot en sort.[27]» Un peu plus tard, cette invitation aux trois députés de se hâter, pour opposer leur influence à la mienne, est devenue une invitation de s'arrêter pour échapper à leur propre péril: «Trois heures sonnaient lorsqu'une calèche découverte, dans laquelle se trouvaient MM. Arago, Odilon-Barrot et Laffitte, entra dans la cour des Tuileries. Un inconnu, s'étant alors élancé à la tête du cheval, le saisit par la bride en s'écriant: «Prenez garde, messieurs; M. Guizot sort de l'appartement du Roi; vos jours ne sont pas en sûreté.[28]» Il n'y a point de si sotte calomnie qui ne trouve quelqu'un pour la dire et plus d'un pour la croire; pourtant je suis sûr que, si les hommes honorables mis en scène ont eu connaissance de celle-ci, ils ont haussé les épaules; et je me serais étonné de la rencontrer dans un livre sérieux si je ne savais que l'esprit de parti explique tout, même la crédulité perverse des gens D'esprit.
[Note 27: La Fayette et la Révolution de 1830, par B. Sarrans jeune, t. II, p. 384.]
[Note 28: Histoire de Dix Ans, par M. Louis Blanc, t. III, p. 305.]
Le succès semblait grand pour le cabinet; il avait vaincu la plus hardie et la plus violente insurrection qui se fût encore élevée contre le gouvernement nouveau; M. Casimir Périer lui-même n'avait pas été mis en face de tels périls. Mais le cabinet, où M. Casimir Périer n'était plus, avait en lui-même des faiblesses que la lutte, même heureuse, devait développer; et à peine vainqueur, il prit deux mesures qui lui firent plus de mal qu'il ne retira de fruit de sa victoire. En mettant Paris en état de siège, et en faisant brusquement arrêter M. de Chateaubriand, le duc de Fitz-James, M. Hyde de Neuville et M. Berryer, comme complices de la guerre civile qu'ils s'étaient efforcés d'empêcher, il rendit à l'opposition, dans l'ordre légal et moral, le terrain qu'elle avait perdu dans les rues, et il se réduisit à la nécessité de se défendre contre les partis qu'il venait de vaincre.
Les jurisconsultes les plus indépendants comme les plus éclairés différèrent entre eux, et on pouvait certainement différer d'avis sur la légalité de l'état de siège établi à Paris par l'ordonnance du 6 juin 1832. Quelques mois plus tard, et après la chute du cabinet, quand la question fut débattue dans les Chambres, je demandai à l'un des magistrats les plus versés dans le droit criminel, et mon ami particulier, à M. Vincens Saint-Laurent, alors président de chambre à la Cour royale de Paris, de m'en bien expliquer les diverses faces; et il me remit à ce sujet une note si complète et si précise que je prends plaisir à la publier, aussi bien dans l'intérêt de la vérité qu'en souvenir du savant et impartial auteur[29].Quoi qu'il en fût du fond de la mesure, la plupart des membres de l'opposition, députés ou écrivains, avaient mauvaise grâce à en contester la légalité, au moment d'une insurrection flagrante, quand ils avaient admis sans contestation et même provoqué le même acte dans les départements de l'Ouest, contre un péril bien moins grave. Mais indépendamment de la question de droit, il y avait là, pour le cabinet, une question de conduite, et ce fut sur celle-là que porta sa principale erreur. Quand même la légalité de la mise en état de siège de Paris et du renvoi des insurgés devant les conseils de guerre n'eût été douteuse pour personne, il eût mieux fait de n'y pas recourir. Il poursuivait les prévenus à raison de faits récents, évidents, palpables, et au milieu d'un mouvement d'opinion très-vif contre l'insurrection; il pouvait se confier aux juridictions ordinaires du soin de faire justice; pourvu qu'on ne perdît pas de temps en inutiles procédures, les jurés de Paris auraient probablement été plus sévères pour les insurgés que ne le furent, dans leur court exercice, les conseils de guerre blessés et intimidés par la crainte de passer pour des commissions serviles[30]. Et si la répression légale avait manqué, si la faiblesse des jurés avait rendu aux accusés leur arrogance naturelle, elle aurait probablement suscité un accès d'indignation et d'alarme publique où le gouvernement aurait puisé la force dont il aurait eu besoin. M. de Montalivet, en sympathie avec le premier cri des amis de l'ordre au milieu du péril et du combat, crut faire et fit certainement acte de courage en engageant sa responsabilité dans une telle mesure; mais ce fut le courage d'un jeune et ardent défenseur de la société et de la royauté attaquées, non d'un ferme et prévoyant politique. Le roi Louis-Philippe s'y trompa moins que ses ministres, car au premier moment il repoussa l'idée de l'état de siège[31]; et j'ai déjà cité de M. Casimir Périer des paroles qui prouvent que, s'il eût vécu, le pouvoir ne se fût pas exposé à l'échec qu'au nom de la Charte la Cour de cassation lui fit subir.
[Note 29: Pièces historiques, n° XVI.]
[Note 30: Ce qui prouve la vraisemblance de cette conjecture, c'est le nombre des condamnations que prononça le jury contre les accusés poursuivis à raison de l'insurrection des 5 et 6 juin, lorsque l'arrêt de la Cour de cassation du 29 juin eut déclaré l'incompétence des conseils de guerre, et fait renvoyer toutes ces affaires devant la Cour d'assises. Je joins aux Pièces historiques, n° XVII, le tableau de ces condamnations, qui s'élèvent à quatre-vingt-deux et dont j'ai trouvé les détails dans les Mémoires de M. Gisquet, alors préfet de police; ouvrage qui, par la nature et la précision des renseignements qu'il contient, a plus d'importance et d'intérêt historique qu'en général on ne lui en a attribué.]
[Note 31: Il avait, en thèse générale, de l'éloignement pour cette mesure, et il en écarta l'idée en novembre 1831, à l'occasion de l'insurrection, encore flagrante, des ouvriers de Lyon. J'insère, dans les Pièces historiques, n° XVIII, une lettre qu'il écrivit à ce sujet, le 29 novembre 1831, au maréchal Soult, en mission à Lyon.
Je joins à cette lettre une lettre du comte d'Argout, alors ministre du commerce et des travaux publics, au maréchal Soult, en date du novembre 1831, et qui contient, sur la question du tarif des salaires et des rapports entre les fabricants et les ouvriers, les instructions formelles du cabinet, instructions parfaitement conformes au bon sens pratique comme aux principes de la science. Je n'ai eu que récemment connaissance de cette dépêche.]
Pour être une faute de nature différente, l'arrestation de MM. de Chateaubriand, Fitz-James, Hyde de Neuville et Berryer ne fut pas une faute moins grave. C'étaient là, pour le gouvernement de 1830, des ennemis, non des insurgés ni des conspirateurs: ils ne voulaient pas sa durée et n'y croyaient pas; mais ils ne croyaient pas davantage à l'opportunité et à l'efficacité des complots et de la guerre civile pour le renverser; c'étaient d'autres armes qu'ils cherchaient pour lui nuire; c'était avec d'autres armes que les prisons et les procès qu'il fallait les combattre. La Restauration avait donné, en pareille circonstance, un sage et noble exemple: MM. de La Fayette, d'Argenson et Manuel étaient, à coup sûr, contre elle, de plus sérieux et plus redoutables conspirateurs que MM. de Chateaubriand, de Fitz-James, Hyde de Neuville et Berryer ne voulaient et ne pouvaient l'être contre le gouvernement de Juillet. De 1820 à 1822, le duc de Richelieu et M. de Villèle avaient, contre ces chefs libéraux, de bien autres griefs et de bien autres preuves que le cabinet de 1832 n'en pouvait recueillir contre les chefs légitimistes qu'il fit arrêter. Pourtant ils ne voulurent jamais ni les emprisonner, ni les traduire en justice; ils comprirent que le pouvoir qui veut mettre un terme aux révolutions ne doit pas porter, dans les hautes régions de la société, la guerre à outrance. C'est en frappant les grandes têtes que les révolutionnaires s'efforcent d'enflammer la lutte et de compromettre irrévocablement les peuples dans leur cause. Les politiques d'ordre et de paix sociale ont à tenir la conduite contraire; il ne leur convient pas d'illustrer les partis qu'ils combattent, et de signaler si haut leurs principaux ennemis. Il y eut défaut de tact et d'esprit politique dans l'arrestation de ces quatre hommes considérables qui furent presque aussitôt rendus à la liberté, MM. de Chateaubriand, de Fitz-James et Hyde de Neuville, parce que les juges de Paris ne trouvèrent contre eux aucune charge, M. Berryer, parce que les jurés de Blois le déclarèrent innocent.
Sous le poids de ces fautes et d'une situation trop forte pour lui, le cabinet se trouva bientôt plus faible qu'il ne l'était avant l'insurrection qu'il avait vaincue: ses ennemis redevinrent ardents et agressifs; ses amis se montrèrent inquiets et impatients. Le général Sébastiani ne manquait point de savoir-faire avec les personnes; mais les graves difficultés des affaires dont il avait à répondre, sa morgue froide dans les discussions et quelques phrases malheureuses l'avaient rendu très-impopulaire; et, ce qui est pire, à peine guéri d'une maladie grave, il restait fatigué et usé; ses qualités manquaient des dehors qui auraient pu les faire reconnaître ou pardonner; il avait beaucoup de jugement et de courage sans agrément et sans éclat; il était roide sans être imposant, et on le croyait souple auprès du Roi. M. de Montalivet, jeune et dévoué, passait aussi pour trop docile, ou du moins trop peu indépendant; sa fortune d'ailleurs avait commencé à la cour, non dans les Chambres, et les pouvoirs politiques n'ont de goût que pour les grandeurs qui se sont faites sous leur aile et par leur influence. Depuis la mort de M. Casimir Périer, le baron Louis se plaisait peu dans les affaires; il ne se sentait plus l'appui dont il avait besoin pour conduire à son gré les finances de l'État. Déjà vieux, il avait fait entrer dans le cabinet son neveu, l'amiral de Rigny, et après avoir ainsi pourvu aux intérêts de sa famille qu'il avait fort à coeur, il était prêt à sortir volontiers d'une barque peu sûre. Vivement attaqué, le ministère était peu défendu et peu propre à se défendre lui-même avec vigueur.
Le Roi aurait bien voulu le rajeunir en le gardant et le fortifier sans le changer. On oublie aisément ce qui manque quand on a ce qui plaît. Les conseillers qui restaient au Roi depuis la mort de M. Périer étaient fidèles, courageux, sensés; tous pensaient comme lui, ou se laissaient aisément persuader par lui; aucun d'eux ne lui faisait obstacle ni ombre. Que leur manquait-il? De l'influence et du talent de parole dans les Chambres. Si le Roi parvenait à leur adjoindre un ou deux hommes doués de ces dons et attachés aussi à la politique d'ordre et de paix, il obtenait ce dont il avait besoin en conservant ce qui lui convenait. M. Dupin s'offrait naturellement à sa pensée. Le Roi le fit appeler à Saint-Cloud et l'y retint tout un jour, s'efforçant de le faire entrer dans le cabinet, et se promettant d'en tirer grand profit dans les Chambres, sans qu'il en coûtât trop cher à sa propre influence dans le gouvernement et à son renom personnel en Europe. Mais M. Dupin avait aussi ses susceptibilités et ses exigences que le Roi n'avait pas prévues. Quand les circonstances le lui ont commandé, il a souvent déployé avec courage, au service de la bonne cause, la verve naturelle et éloquente de son spirituel bon sens; mais il n'a nul goût pour les grandes tâches et les responsabilités pesantes; les fonctions publiques lui plaisent bien plus qu'il n'aspire au pouvoir politique; tout engagement général, toute longue et fidèle solidarité répugnent à la mobilité de son esprit, aux boutades de son caractère et aux calculs de sa prudence. Il aime à servir, non à se dévouer; et même quand il sert, il se dégage autant qu'il peut, reprenant sans cesse, par de brusques inconséquences, quelque portion ou quelque apparence de l'indépendance qu'il a semblé sacrifier. Il écouta avec perplexité les propositions du Roi; il discuta, objecta, hésita, fit à son tour, plus ou moins obscurément, ses réserves et ses demandes, entre autres que deux ministres, le général Sébastiani et M. de Montalivet sortissent du cabinet., et qu'il y eût un président du Conseil, condition dont ses amis, a-t-il dit, lui faisaient une loi. Le Roi hésita à son tour; et après deux ou trois conversations, troublé tantôt par les hésitations du Roi, tantôt par les siennes propres, M. Dupin, pour s'y soustraire sans rien accepter ni refuser, partit tout à coup pour la campagne. Là des messages répétés vinrent le chercher. Il revint, rentra en négociation, parut un moment céder aux instances; et sur de nouvelles hésitations, soit du Roi, soit de lui-même, il repartit, laissant au Roi peu d'espoir de le décider à devenir ministre et peu de regret de n'y pas réussir.
Au dedans et au dehors, la situation devenait pressante: la guerre civile légitimiste échouait dans l'ouest comme l'insurrection républicaine à Paris; mais en échouant elle ne finissait pas; et à Paris, devant un cabinet sans force et sans avenir, les troubles étaient toujours près de recommencer. Les affaires de la Belgique étaient à la fois réglées et en suspens. Pour vider effectivement cette question, il fallait faire exécuter par la force le traité du 15 novembre 1831, adopté par la Conférence de Londres, et que toutes les puissances avaient ratifié, mais auquel le roi de Hollande refusait toujours de se soumettre. Les Chambres belges et le roi Léopold réclamaient ardemment cette action définitive. M. de Talleyrand, venu à Paris en se rendant aux eaux de Bourbon-l'Archambault, insistait pour qu'un cabinet fût enfin formé, capable d'accomplir cette oeuvre et de reprendre en Europe la consistance et la confiance que M. Casimir Périer y avait acquises. Pour suffire à de telles circonstances, la convocation prochaine des Chambres françaises devenait nécessaire, et le cabinet encore debout était évidemment hors d'état de suffire aux Chambres. Le roi Louis-Philippe ne pressentait guère de loin et ne devançait pas la nécessité; mais quand elle était près, il la reconnaissait et l'acceptait sans humeur: il mit de côté ses regrets, ses préférences, ses hésitations, et chargea le maréchal Soult de lui présenter, en qualité de président du Conseil, la formation d'un nouveau cabinet.
Par son caractère comme par sa situation, le maréchal était propre à cette tâche qui lui plaisait fort, et qu'il a remplie plusieurs fois, toujours avec efficacité. Il n'avait, en politique, point d'idées arrêtées, ni de parti pris, ni d'alliés permanents. Je dirai plus: à raison de sa profession, de son rang, de sa gloire militaire, il se tenait pour dispensé d'en avoir; il faisait de la politique comme il avait fait la guerre, au service de l'État et du chef de l'État, selon leurs intérêts et leurs desseins du moment, sans se croire obligé à rien de plus qu'à réussir, pour leur compte en même temps que pour le sien propre, et toujours prêt à changer au besoin, sans le moindre embarras, d'attitude et d'alliés. Mais dans cette indifférence, et, pour ainsi dire, dans cette aptitude volontaire à une sorte de polygamie politique, il ne manquait ni d'esprit de gouvernement, ni de résolution dans les moments difficiles, ni de persévérance dans les entreprises dont il s'était chargé. On aurait eu tort de compter sur son dévouement, tort aussi de se méfier de son service. Il lui fallait ses sûretés et ses avantages personnels: cela obtenu, il ne craignait point la responsabilité, et se plaisait au contraire à couvrir de son nom le Roi, qui ne trouvait en lui ni volontés obstinées, ni prétentions incommodes, quelquefois seulement certaines susceptibilités spontanées ou calculées, mais faciles à calmer. C'était d'ailleurs un esprit inculte et rude, un peu confus et incohérent, mais sensé, fécond en ressources, d'une activité infatigable, robuste comme toute sa personne; et il avait, dans la pratique de la vie, une autorité naturelle, grande dans l'armée, même sur ses égaux, grande sur ses subordonnés administratifs, et dont il savait quelquefois se prévaloir dans l'arène politique, avec un art efficace quoique peu raffiné, pour imposer à ses adversaires, ou pour échapper aux embarras de la discussion.
En nommant un président du Conseil et en le chargeant de la formation d'un nouveau cabinet, le Roi savait bien qu'il renonçait à conserver les principaux éléments de l'ancien, et ni le général Sébastiani, ni M. de Montalivet ne se faisaient illusion sur leur chute imminente. Malgré son goût pour les affaires, le général Sébastiani savait prendre galamment son parti quand il jugeait la retraite inévitable, et il mettait alors son habileté comme son honneur à donner au Roi et au pays les meilleurs conseils. Il indiqua lui-même son successeur dans le département des affaires étrangères, et engagea le Roi à y appeler le duc de Broglie comme l'homme le plus propre à maintenir dignement, dans les Chambres et en Europe, la politique de paix si fermement pratiquée par M. Casimir Périer, mais encore menacée et difficile. M. de Talleyrand donna au Roi le même conseil; il n'avait, avec le duc de Broglie, point de relations intimes; mais il savait quelle estime on lui portait en Angleterre, et il était sûr de trouver en lui, pour sa propre mission à Londres, un loyal et efficace appui. Le duc de Broglie n'était pas à Paris; après avoir présidé le conseil général de l'Eure, il était retourné dans sa terre. M. de Rémusat partit sur-le-champ pour aller l'inviter, de la part du Roi et du maréchal Soult, à venir se concerter avec eux pour la formation du nouveau cabinet dans lequel on s'était dès lors assuré que M. Thiers était prêt à entrer.
Le duc de Broglie se rendit à cette invitation, et se montra disposé, en arrivant, à accepter, sous la présidence du maréchal Soult, le ministère des affaires étrangères; mais, dès le premier moment, il fit de mon entrée dans le cabinet la condition sine quâ non de la sienne. Le maréchal, ceux des anciens ministres qui devaient rester, quelques-uns des nouveaux ministres près d'entrer, le Roi lui-même, furent troublés. Tous me faisaient l'honneur de tenir, sur moi personnellement, le meilleur langage; mais j'étais si impopulaire! J'avais servi la restauration; j'étais allé à Gand; j'avais profondément blessé le parti révolutionnaire en attaquant non-seulement ses excès, mais ses principes. Ma présence dans le Conseil serait une cause d'irritation qui aggraverait les difficultés déjà si graves de la situation. Le duc de Broglie fut inébranlable, et pendant quelques jours, la négociation avec lui fut comme rompue.
On retourna à M. Dupin. Il s'était retiré dans sa terre de Raffigny, au fond des montagnes de la Nièvre. Le maréchal Soult lui envoya, le 5 octobre 1832, un de ses aides de camp en l'engageant à venir se concerter avec lui sur la composition du nouveau cabinet dont il avait naguère consenti à faire partie. M. Dupin a publié lui-même la lettre du maréchal et sa réponse en date du 7 octobre; refus péremptoire, avec une longue explication de ses motifs. A travers des retours sur les tentatives du mois précédent, des appels aux souvenirs de quelques-uns des acteurs, et les réserves ou les habiletés du langage, on y entrevoit clairement un secret frisson devant les missions qui entraînent une grande responsabilité et de grands hasards, une préférence marquée pour le rôle de libre tirailleur politique, qui, sans déserter son camp, choisit à son gré le moment de l'attaque ou de la retraite, et aussi un peu d'humeur de ce que, depuis son départ, on avait tenté plusieurs combinaisons sans l'y comprendre et en traiter avec lui. Il déclinait formellement en finissant, non-seulement l'entrée dans le ministère, mais l'invitation de se rendre à Paris pour en causer.
Il y a toujours, dans les négociations de ce genre et dans les dissentiments qui en font l'embarras, des motifs plus grands et des motifs plus petits que ceux qu'on déclare: ou bien les hommes qu'on essaye d'associer dans la même oeuvre, et qui s'y refusent, ont au fond de l'âme le sentiment qu'ils ne croyent pas aux mêmes principes et ne se gouvernent pas par les mêmes instincts; ou bien quelques prétentions personnelles, quelques susceptibilités cachées, quelque permanent désaccord d'habitudes, de relations, de goûts, de moeurs, leur rendent le rapprochement incommode et la vie commune difficile. Ce ne sont pas des circonstances purement accidentelles qui décident de la sympathie ou de l'antipathie des esprits, et ils n'hésiteraient pas tant à s'unir s'ils n'étaient pas sérieusement divers et séparés.
Soit qu'on s'y attendît ou non, sur le refus de M. Dupin, on revint au duc de Broglie; on s'inquiéta moins de mon impopularité; le Roi et le maréchal Soult en prenaient aisément leur parti; des amis communs, surtout M. de Rémusat, avaient efficacement combattu, dans l'esprit naturellement large et libre de M. Thiers, cette objection vulgaire. On s'avisa d'un expédient qui lui enlevait presque toute sa valeur. Au lieu de me rappeler au ministère de l'intérieur, on me proposa le ministère de l'instruction publique. J'étais, dans ce département, ce qu'on appelle une spécialité. Le 31 juillet 1830, la commission municipale, si ardente dans le mouvement populaire, m'y avait nommé. Le public pensait que j'y convenais, et mes amis que cela me convenait: «Je ne souhaite pas vivement, je l'avoue, m'écrivait le 29 septembre 1832 M. Royer-Collard, que mes amis soient mis à des épreuves qui passent les forces humaines. Le temps de gouverner n'est pas venu. C'est à l'anarchie que notre temps est voué, pour longues années. Nous n'y périrons pas, j'en suis convaincu, mais nous sommes bien loin de l'avoir épuisée; elle a encore bien des phases connues et inconnues à nous présenter.» Et le 14 octobre suivant, quand il apprit la formation du cabinet: «Puisque vous deviez rentrer, comme vous le dites, dans la fournaise, j'aime mieux que ce soit par le ministère de l'instruction publique. Vous irez à la brèche, mais vous aurez le mérite d'y aller; vous n'y êtes pas exposé en signe de provocation. Que puis-je vous dire que vous ne sachiez? Vous connaissez à fond l'état de notre société, la maladie des esprits, la contradiction des principes du nouveau gouvernement. Le courage ne vous manquera pas, ni sans doute la prudence, dont la part aujourd'hui doit être fort grande. Vous aurez à conserver la majorité; je suis très-porté à croire que cela n'est point impossible, mais il y faudra de l'art. Parlez de moi, je vous prie, au duc de Broglie; vous savez combien je l'estime et je l'honore. Pour lui aussi, j'aime mieux les affaires étrangères. Vos deux ministères sont les meilleurs.»
Je n'aurais point hésité à rentrer dans la position de lutte directe, déclarée et quotidienne où m'avait placé, en 1830, le ministère de l'intérieur. Je n'hésitai pas davantage à prendre celle où mon impopularité, comme on disait, semblait, en 1832, avoir pour le cabinet moins d'inconvénient. On a dit que je prenais plaisir à braver l'impopularité; on s'est trompé, je n'y pensais pas. La physionomie comme le dessein du nouveau cabinet me convenaient parfaitement. C'était, sauf M. Dupin, l'union des hommes qui, en 1830, avaient proclamé et soutenu les premiers la politique de résistance à l'esprit révolutionnaire, et de ceux qui, depuis 1831, avaient aidé M. Casimir Périer à la pratiquer avec conséquence et vigueur. Le ministère de l'instruction publique avait d'ailleurs pour moi, et par mes souvenirs, et par ce que j'espérais y faire, un véritable attrait. La formation du cabinet ne rencontra plus aucun obstacle, et il se constitua le 11 octobre 1832, se donnant à peine cinq semaines pour se préparer à la session des Chambres, qui furent immédiatement convoquées pour le 19 novembre suivant.
PIÈCES HISTORIQUES
I
Protestation des Députés contre les ordonnances du 25 juillet 1830. (28 juillet 1830.)
«Les soussignés, régulièrement élus à la députation par les collèges d'arrondissement ci-dessus nommés, en vertu de l'ordonnance royale du……., et conformément à la Charte constitutionnelle et aux lois sur les élections des….. et se trouvant actuellement à Paris.
Se regardent comme absolument obligés, par leurs devoirs et leur honneur, de protester contre les mesures que les conseillers de la couronne ont fait naguère prévaloir pour le renversement du système légal des élections et de la ruine de la liberté de la presse.
Lesdites mesures, contenues dans les ordonnances du 25, sont, aux yeux des soussignés, directement contraires aux droits constitutionnels de la Chambre des pairs, au droit public des Français, aux attributions et aux arrêts des tribunaux, et propres à jeter l'État dans une confusion qui compromet également la paix du présent et la sécurité de l'avenir.
«En conséquence, les soussignés, inviolablement fidèles à leur serment, protestent d'un commun accord, non-seulement contre lesdites mesures, mais contre tous les actes qui en pourraient être la conséquence.
Et attendu, d'une part, que la Chambre des députés, n'ayant pas été constituée, n'a pu être légalement dissoute; d'autre part, que la tentative de former une autre Chambre des députés, d'après un mode nouveau et arbitraire, est en contradiction formelle avec la Charte constitutionnelle et les droits acquis des électeurs, les soussignés déclarent qu'ils se considèrent toujours comme légalement élus à la députation par les collèges d'arrondissement et de département dont ils ont obtenu les suffrages, et comme ne pouvant être remplacés qu'en vertu d'élections faites selon les principes et les formes voulues par les lois.
Et si les soussignés n'exercent pas effectivement les droits et ne s'acquittent pas de tous les devoirs qu'ils tiennent de leur élection légale, c'est qu'ils en sont empêchés par une violence matérielle.»
Suivent les noms de soixante-trois députés.
II
Proclamation adressée à la France par les Députés des départements réunis au palais Bourbon, après l'appel et l'arrivée de S. A. R. Mgr le duc d'Orléans à Paris. (31 juillet 1830.)
Français,
La France est libre. Le pouvoir absolu levait son drapeau; l'héroïque population de Paris l'a abattu. Paris attaqué a fait triompher par les armes la cause sacrée qui venait de triompher en vain par les élections. Un pouvoir usurpateur de nos droits, perturbateur de notre repos, menaçait à la fois la liberté et l'ordre; nous rentrons en possession de l'ordre et de la liberté. Plus de crainte pour les droits acquis; plus de barrière entre nous et les droits qui nous manquent encore.
Un gouvernement qui, sans délai, nous garantisse ces biens, est aujourd'hui le premier besoin de la patrie. Français, ceux de vos députés qui se trouvent déjà à Paris se sont réunis; et en attendant l'intervention régulière des Chambres, ils ont invité un Français qui n'a jamais combattu que pour la France, M. le duc d'Orléans, à exercer les fonctions de lieutenant général du royaume. C'est à leurs yeux le plus sûr moyen d'accomplir promptement par la paix le succès de la plus légitime défense.
Le duc d'Orléans est dévoué à la cause nationale et constitutionnelle; il en a toujours défendu les intérêts et professé les principes. Il respectera nos droits, car il tiendra de nous les siens. Nous nous assurerons par des lois toutes les garanties nécessaires pour rendre la liberté forte et durable:
Le rétablissement de la garde nationale, avec l'intervention des gardes nationaux dans le choix des officiers;
L'intervention des citoyens dans la formation des administrations départementales et municipales;
Le jury pour les délits de la presse;
La responsabilité légalement organisée des ministres et des agents secondaires de l'administration;
L'état des militaires légalement assuré.
La réélection des députés promus à des fonctions publiques.
Nous donnerons enfin à nos institutions, de concert avec le chef de l'État, les développements dont elles ont besoin.
Français, le duc d'Orléans lui-même a déjà parlé, et son langage est celui qui convient à un pays libre: «Les Chambres vont se réunir, vous dit-il; elles aviseront aux moyens d'assurer le règne des lois et le maintien des droits de la nation.
La Charte sera désormais une vérité.»
III
Exposé de la situation du royaume présenté aux Chambres le 13 septembre 1830, par M. Guizot, ministre de l'intérieur.
Messieurs, le Roi nous a ordonné de mettre sous vos yeux le tableau de l'état de la France et des actes du gouvernement depuis la glorieuse révolution qui a fondé son trône en sauvant notre pays.
Fier de son origine, le gouvernement éprouve le besoin de dire hautement comment il comprend sa mission et se propose de la remplir.
Il est le résultat d'un héroïque effort soudainement tenté pour mettre à l'abri du despotisme, de la superstition et du privilège, les libertés et les intérêts nationaux.
En quelques jours l'entreprise a été accomplie, avec un respect et un ménagement, jusque-là sans exemple, pour les droits privés et l'ordre public.
Saisie d'un juste orgueil, la France s'est promis qu'un si beau triomphe ne serait point stérile. Elle s'est regardée comme délivrée de ce système de déception, d'incertitude et d'impuissance qui l'a fatiguée et irritée si longtemps. Elle a compté sur une politique conséquente et vraie qui ouvrirait devant elle une large carrière d'activité et de liberté. Elle y veut marcher d'un pas ferme et régulier.
C'est dans ce caractère de l'événement au sein duquel il est né, et des espérances dont la France est animée, que le gouvernement trouve la règle de sa conduite.
Il se sent appelé à puiser sa force dans les institutions qui garantissent la liberté du pays, à maintenir l'ordre légal en améliorant progressivement les lois, à seconder sans crainte, au sein de la paix publique fortement protégée, le développement de toutes les facultés, l'exercice de tous les droits.
Telle est, à ses yeux, la politique qui doit faire porter à notre révolution tous ses fruits.
Pour la réaliser, une première tâche lui était imposée. Il fallait prendre partout possession du pouvoir et le remettre à des hommes capables d'affermir le triomphe de la cause nationale. Grâce aux conquêtes de 1789, l'état social de la France a été régénéré; grâce à la victoire de 1830, ses institutions politiques ont reçu en un jour les principales réformes dont elles avaient besoin. Une administration partout en harmonie avec l'état social et la Charte, une constante application des principes consacrés sans retour, tel est aujourd'hui le besoin pressant, le voeu unanime du pays. De nombreux changements dans le personnel étaient donc la première nécessité du gouvernement; par là, il devait faire sentir en tous lieux sa présence, et proclamer lui-même son avènement. L'oeuvre avance vers son terme. Le temps prononcera sur le mérite des choix. Mais on peut, dès aujourd'hui, se former une juste idée de l'étendue et de la célérité du travail; nous vous en présenterons rapidement les principaux résultats.
A peine entré en fonctions, le ministre de la guerre a pourvu au commandement des divisions et subdivisions militaires; soixante-quinze officiers généraux en étaient investis; soixante-cinq ont été remplacés; dix sont demeurés à leur poste; ils l'ont mérité par la promptitude et la franchise de leur concours.
En même temps, et dès le 8 août, les officiers généraux qui se trouvaient chargés de l'inspection ordinaire des troupes ont été rappelés, et dix lieutenants généraux ou maréchaux de camp ont été envoyés auprès des corps, avec ordre de proclamer l'avènement du roi, de prévenir toute scission, et de proposer parmi les officiers les remplacements nécessaires.
Trente-neuf régiments d'infanterie et vingt-six régiments de cavalerie ont reçu des colonels nouveaux. Beaucoup de remplacements ont eu lieu dans les grades inférieurs.
Des commandants nouveaux ont été envoyés dans trente-une places importantes.
Une commission d'officiers généraux, en fonctions depuis le 16 août, examine les titres des officiers qui demandent du service. Son travail est fort avancé.
Des mesures ont été prises dès les premiers jours du mois d'août pour le licenciement des régiments suisses de l'ancienne garde royale et de la ligne. Elles sont en pleine exécution. Le licenciement des régiments français de l'ex-garde et des corps de la maison du roi Charles X est accompli.
Pour compenser les pertes qu'entraîne ce licenciement, l'effectif des régiments d'infanterie de ligne sera porté à 1500 hommes, celui des régiments de cavalerie à 700 hommes, celui des régiments d'artillerie et du génie à 1,200 et 1450 hommes.
Trois régiments nouveaux, un de cavalerie, sous le nom de lanciers d'Orléans, deux d'infanterie, sous les n° 65 et 66, et six bataillons d'infanterie légère s'organisent en ce moment.
Deux bataillons de gendarmerie à pied ont été spécialement créés pour faire le service dans les départements de l'Ouest.
Une garde municipale a été instituée pour la ville de Paris. Plus de la moitié des hommes qui doivent la composer sont prêts à entrer en activité de service.
Le général commandant l'armée d'Afrique a été changé. Le drapeau national flotte dans les rangs de cette armée qui s'est montrée aussi empressée de l'accueillir que digne de le suivre, et qui recevra les récompenses qu'elle a si vaillamment conquises.
Ainsi, au bout de cinq semaines, le personnel de l'armée est renouvelé ou près du terme de son renouvellement.
La marine n'appelait pas des réformes si étendues. Par sa nature même, ce corps exige la réunion de connaissances spéciales et d'une expérience longue et continue. Aussi l'ancien gouvernement avait-il été forcé d'y conserver ou d'y admettre des officiers qui professaient hautement les opinions dont il poursuivait la ruine; ils se sont hâtés d'accueillir notre révolution; elle accomplissait leurs voeux. Là peu de changements étaient donc nécessaires. Cependant les abus qui y avaient pénétré ont été abolis. Trois contre-amiraux, douze capitaines de vaisseau, cinq capitaines de frégate, quatre lieutenants de vaisseau et un enseigne ont été admis à la retraite. Une commission présidée par le doyen de l'armée navale examine avec soin les réclamations des officiers que l'ancien gouvernement avait écartés. Une création nouvelle, celle des amiraux de France, a assuré à la marine des récompenses proportionnées à ses services, et l'a fait sortir de cette espèce d'infériorité où elle était placée comparativement à l'armée de terre, qui possédait seule la dignité de maréchal de France. Enfin l'illustre chef de l'armée navale en Afrique a reçu du Roi, par son élévation à ce grade, le juste prix de ses travaux; et ses compagnons trouveront à leur arrivée en France, l'avancement et les distinctions qu'ils ont si bien méritées.
Nulle part la réforme n'était plus nécessaire et plus vivement sollicitée que dans l'administration intérieure. La plupart de ses fonctionnaires, instruments empressés ou dociles d'un système de fraude et de violence, avaient encouru la juste animadversion du pays. Ceux-là même dont les efforts avaient tendu à atténuer le mal s'étaient usés dans cette lutte ingrate, et manquaient auprès de la population de cet ascendant moral, de cette confiance prompte et facile, première force du pouvoir, surtout quand il vit en présence de la liberté. 76 préfets sur 86, 196 sous-préfets sur 277, 53 secrétaires généraux sur 86, 127 conseillers de préfecture sur 315, ont été changés. En attendant la loi qui doit régénérer l'administration municipale, 393 changements ont déjà été prononcés; et une circulaire a ordonné aux préfets de faire, sans retard, tous ceux qu'ils jugeraient nécessaires, sauf à en demander la confirmation définitive au ministre de l'intérieur.
Le ministre de la justice a porté toute son attention sur la composition des parquets, tant des cours souveraines que des tribunaux de première instance. Dans les premières, 74 procureurs généraux, avocats généraux et substituts, dans les secondes, 254 procureurs du Roi et substituts ont été renouvelés. Dans la magistrature inamovible, le ministère s'est empressé de pourvoir aux sièges vacants, soit par démission, soit par toute autre cause. A ce titre, ont déjà eu lieu 103 nominations de présidents, conseillers et juges. A mesure que les occasions s'en présentent, les changements continuent. Les justices de paix commencent à être l'objet d'un scrupuleux examen.
Dans le conseil d'État, et en attendant la réforme fondamentale qui se prépare, le nombre des membres en activité de service a été provisoirement réduit de 55 à 38; sur ces 38,20 ont été changés. Le Conseil de l'instruction publique était composé de 9 membres; 5 ont été écartés. La même mesure a été prise à l'égard de 5 inspecteurs généraux et de 14 recteurs d'académie sur 25. Un travail se prépare pour apporter dans les collèges, pendant les vacances, les changements dont la convenance sera reconnue. Une commission est chargée de faire un prompt rapport sur l'École de médecine, et d'en préparer la réorganisation.
Dans le département des affaires étrangères, la plupart de nos ambassadeurs et ministres au dehors ont été révoqués.
La situation du ministre des finances, quant au personnel, était particulièrement délicate. Il n'en est pas des principaux agents financiers comme des autres fonctionnaires. Leurs affaires sont mêlées, enlacées dans celles de l'Etat, et veulent du temps pour s'en séparer. Il faut plusieurs mois pour qu'un receveur général en remplace complètement un autre; celui qui se retire a une liquidation à faire; celui qui arrive a la confiance à obtenir. Au milieu d'une crise dont l'ébranlement ne pouvait manquer de se faire sentir dans les finances publiques, il y eût eu péril à écarter brusquement des hommes d'un crédit bien établi, et qui s'empressaient de le mettre au service du Trésor. Dans les autres parties de l'administration, une confusion de quelques jours est un mal; dans l'administration financière, un embarras de quelques instants serait une calamité. La réserve est donc ici commandée par la nature des choses et l'intérêt général. Le ministre des finances a dû s'y conformer. Il a commencé, du reste, dans son administration, une réforme qu'il poursuivra, de département en département, avec une scrupuleuse attention.
Vous voyez, messieurs; nous nous sommes bornés au plus simple exposé des faits; il en résulte clairement que le personnel de l'administration de la France a déjà subi un renouvellement très-étendu, et que si, dans l'un des services publics, le renouvellement n'a pas été aussi rapide qu'ailleurs, ce ménagement était dû à l'un des plus pressants intérêts de l'État.
En écartant les anciens fonctionnaires, nous avons cherché pour les remplacer des hommes engagés dans la cause nationale et prêts à s'y dévouer; mais la cause nationale n'est point étroite ni exclusive; elle admet diverses nuances d'opinions; elle accepte quiconque veut et peut la bien servir. A travers tant de vicissitudes qui depuis quarante ans ont agité notre France, beaucoup d'hommes se sont montrés, dans des situations différentes, de bons et utiles citoyens; il n'est aucune époque de notre histoire contemporaine qui n'ait à fournir d'habiles administrateurs, des magistrats intègres, de courageux amis de la patrie. Nous les avons cherchés partout; nous les avons pris partout où nous les avons trouvés. Ainsi, sur les 76 préfets que le Roi a choisis, 47 n'ont occupe aucune fonction administrative depuis 1814; 29 en ont été revêtus. Parmi ces derniers, 18 avaient été successivement destitués depuis 1820. Parmi les premiers, 23 avaient occupé des fonctions administratives avant 1814; 24 sont des hommes tout à fait nouveaux et portés aux affaires par les derniers événements. Le moment est venu pour la France de se servir de toutes les capacités, de se parer de toutes les gloires qui se sont formées dans son sein.
Malgré son importance prédominante en des jours de crise, le personnel n'a pas seul occupé l'attention du gouvernement; il a pris aussi des mesures pour rendre promptement à l'administration des choses la régularité et l'ensemble dont elle a besoin.
Dès le 6 août, le ministre de la guerre a donné des ordres pour arrêter la désertion et faire rejoindre les hommes qui avaient quitté leurs corps. Il a pourvu au retrait des armes et des chevaux abandonnés par les déserteurs.
De nombreux mouvements de troupes ont été opérés, soit dans le but de la réorganisation des corps, soit pour porter des forces sur les points où leur présence était jugée utile.
Des désordres se sont manifestés dans quelques régiments de cavalerie et d'artillerie, et dans un seul régiment d'infanterie. Mais de promptes mesures ont été prises pour rétablir l'ordre, resserrer les liens de la discipline, et rendre justice à chacun.
Tous les services de l'armée ont été assurés. Les corps de l'ancienne garde royale et les régiments suisses ont reçu religieusement en solde, masses, etc., tout ce qu'ils pouvaient prétendre. Les approvisionnements pour l'armée d'Afrique ont été complétés jusqu'au 1er novembre, en se servant, forcément et à cause de l'urgence, du marché précédemment conclu. Les rapports du nouvel intendant en chef de cette armée amèneront à de meilleurs moyens pour régler cet important service.
L'armement des gardes nationales est l'un des objets qui attirent spécialement les soins du ministre. Des ordres sont donnés pour rassembler et fournir promptement tous les fusils dont on pourra disposer; un grand nombre est déjà délivré.
L'activité la plus régulière se déploie dans l'administration de la marine. Des vaisseaux de l'État sillonnent en ce moment toutes les mers pour porter sur tous les points du globe nos grandes nouvelles. Ils feront respecter partout les couleurs nationales; partout ils protégeront le commerce et rassureront les navigateurs français. Des croisières sont établies dans ce but à l'entrée du détroit de Gibraltar et sur toutes nos côtes.
Notre escadre continuera de seconder les opérations de notre armée de terre en Afrique; elle assurera nos communications entre Alger et la France, et aucun approvisionnement ne sera compromis.
Le Conseil d'amirauté s'occupe de réunir les matériaux d'une législation complète sur les colonies: une commission sera chargée de mettre le gouvernement en mesure de la présenter bientôt aux Chambres.
Des travaux nouveaux sont entrepris à Dunkerque et dans d'autres ports. Partout règne la plus exacte discipline; l'ordre est partout maintenu sur les vaisseaux comme sur terre, dans les arsenaux et dans les ateliers.
L'irrégularité des communications, le renouvellement des fonctionnaires, le nombre et la gravité des affaires générales, avaient pendant trois semaines un peu ralenti les travaux ordinaires du ministère de l'intérieur. Non-seulement ils ont repris leur cours, mais aucune trace de cet arriéré momentané ne subsiste plus. Une organisation plus simple de l'administration centrale a permis de porter dans la correspondance une activité vraiment efficace. Des instructions ont été partout données sur les affaires de l'intérêt le plus général et le plus pressant, sur l'organisation des gardes nationales, sur la prestation de serment des fonctionnaires, sur la publication des listes électorales et du jury, sur les prisons, etc. Tous les préfets sont maintenant à leur poste; l'autorité est partout reconnue et en vigueur. Sans doute elle rencontre encore des obstacles; quelque agitation subsiste sur un certain nombre de points. Elle a éclaté à Nîmes; on la redoute dans deux ou trois autres départements du Midi. Ceux de l'Ouest, si longtemps le théâtre des discordes civiles, en contiennent encore quelques vieux ferments. C'est le devoir du gouvernement de ne pas perdre de vue ces causes possibles de désordre, il n'y manquera point; déjà il est partout en mesure; des troupes ont marché vers le Midi, d'autres sont cantonnées dans l'Ouest. Une surveillance active et inoffensive à la fois est partout exercée. Elle suffira pour prévenir un mal que rêvent à peine les esprits les plus aveugles. La promptitude avec laquelle les troubles de Nîmes ont été réprimés est bien plus rassurante que ces troubles mêmes ne peuvent paraître inquiétants.
Une autre inquiétude se fait sentir. On craint que notre révolution et ses résultats ne rencontrent, dans une partie du clergé français, des sentiments qui ne soient pas en harmonie avec ceux du pays. Le gouvernement du Roi n'ignore, messieurs, ni les imprudentes déclamations de quelques hommes, ni les menées ourdies à l'aide d'associations ou de congrégations que repoussent nos lois. Il les surveille sans les redouter. Il porte à la religion et à la liberté des consciences un respect sincère; mais il sait aussi jusqu'où s'étendent les droits de la puissance publique, et ne souffrira pas qu'ils reçoivent la moindre atteinte. La séparation de l'ordre civil et de l'ordre spirituel sera strictement maintenue. Toute infraction aux lois du pays, toute perturbation de l'ordre seront fortement réprimées, quels qu'en soient les auteurs.
Le gouvernement compte sur le concours des bons citoyens pour porter remède à un mal d'une autre nature, dont la gravité ne saurait être méconnue; il s'occupe avec assiduité de la préparation du budget, et ne tardera pas à le présenter aux Chambres. Mais la perception de certains impôts a rencontré depuis six semaines d'assez grands obstacles: ils ont disparu en ce qui concerne les douanes; leur service, un moment interrompu sur deux points de la frontière, dans les départements des Pyrénées-Orientales et du Haut-Rhin, a été promptement rétabli. L'impôt direct est partout payé avec une exactitude, disons mieux, avec un empressement admirable. Mais des troubles ont eu lieu dans quelques départements à l'occasion de l'impôt sur les boissons, et en ont momentanément suspendu la perception. Aussi, sur quinze millions de produits qu'on devait attendre des contributions indirectes, pendant le seul mois d'août, y aura-t-il perte de deux millions. Décidé à apporter dans cet impôt les réductions et les modifications qui seront jugées nécessaires, le gouvernement proposera incessamment aux Chambres un projet de loi-concerté avec la Commission qu'il a nommée à cet effet. La France peut compter aussi que, dans les divers services du budget, il poussera l'économie aussi loin que le permettra l'intérêt public, et qu'il ne négligera aucun moyen d'alléger les charges des contribuables. Mais il est de son devoir le plus impérieux, il est de l'intérêt public le plus pressant, que rien ne vienne jeter l'incertitude et le trouble dans le revenu de l'État. C'est sur la perception régulière et sûre de l'impôt que repose le crédit; c'est sur l'étendue et la solidité du crédit que repose le développement rapide, facile, des ressources de l'État et de la prospérité nationale. Certes, le crédit du Trésor est grand et assuré, il ne restera point au-dessous de ses charges; il va suffire aisément dans le cours de ce mois au payement de plus de 100 millions qu'exigent les besoins du service. Mais pour qu'il subsiste et se déploie de plus en plus, il importe essentiellement que ses bases ne soient pas ébranlées.
Elles ne le seront point, messieurs, pas plus que notre ordre social ne sera compromis par la fermentation momentanée qui s'est manifestée sur quelques points, et que repousse de toutes parts la sagesse de la France. Sans doute, dans son gouvernement comme en toutes choses, la France désire l'amélioration, le progrès, mais une amélioration tranquille, un progrès régulier. Satisfaite du régime qu'elle vient de conquérir, elle aspire avant tout à le conserver, à le consolider. Elle veut jouir de sa victoire, et non entreprendre de nouvelles luttes. Elle saura bien mettre elle-même le temps à profit pour perfectionner ses institutions, et elle regarderait toute tentative désordonnée comme une atteinte à ses droits aussi bien qu'à son repos.
Ce repos, messieurs, le gouvernement, fort de ses droits et du concours des Chambres, saura le maintenir, et il sait qu'en le maintenant il fera prévaloir le voeu national. Déjà, à la première apparence de troubles, les bons citoyens se sont empressés au-devant de l'autorité pour l'aider à les réprimer, et le succès a été aussi facile que décisif. Partout éclaterait le même résultat. Les lois ne manquent point à la justice; la force ne manquera point aux lois. Que les amis du progrès de la civilisation et de la liberté n'aient aucune crainte; leur cause ne sera point compromise dans ces agitations passagères. Le perfectionnement social et moral est le résultat naturel de nos institutions; il se développera librement et le gouvernement s'empressera de le seconder. Chaque jour, de nouvelles assurances amicales lui arrivent de toutes parts. Chaque jour l'Europe reconnaît et proclame qu'il est pour tous un gage de sécurité et de paix. La paix est aussi son voeu. Au dedans comme au dehors, il est fermement résolu à conserver le même caractère, à s'acquitter de la même mission.
IV
Rapport présenté au Roi le 21 octobre 1830, par M. Guizot, ministre de l'intérieur, pour faire instituer un inspecteur général des monuments historiques en France.
SIRE, Les monuments historiques dont le sol de la France est couvert font l'admiration et l'envie de l'Europe savante. Aussi nombreux et plus variés que ceux de quelques pays voisins, ils n'appartiennent pas seulement à telle ou telle phase isolée de l'histoire, ils forment une série complète et sans lacune; depuis les druides jusqu'à nos jours, il n'est pas une époque mémorable de l'art et de la civilisation qui n'ait laissé dans nos contrées des monuments qui la représentent et l'expliquent. Ainsi, à côté de tombeaux gaulois et de pierres celtiques, nous avons des temples, des aqueducs, des amphithéâtres et autres vestiges de la domination romaine qui peuvent le disputer aux chefs-d'oeuvre de l'Italie: les temps de décadence et de ténèbres nous ont aussi légué leur style bâtard et dégradé; mais lorsque le XIe et le XIIe siècles ramènent en Occident la vie et la lumière, une architecture nouvelle apparaît, qui revêt dans chacune de nos provinces une physionomie distincte, quoique empreinte d'un caractère commun: mélange singulier de l'ancien art des Romains, du goût et du caprice oriental, des inspirations encore confuses du génie germanique. Ce genre d'architecture sert de transition aux merveilleuses constructions gothiques qui, pendant les XIIIe, XIVe et XVe siècles, se suivent sans interruption, chaque jour plus légères, plus hardies, plus ornées, jusqu'à ce qu'enfin succombant sous leur propre richesse, elles s'affaissent, s'alourdissent et finissent par céder la place à la grâce élégante mais passagère de la Renaissance. Tel est le spectacle que présente cet admirable enchaînement de nos antiquités nationales et qui fait de notre sol un si précieux objet de recherches et d'études.
La France ne saurait être indifférente à cette partie notable de sa gloire. Déjà, dans les siècles précédents, la haute érudition des bénédictins et d'autres savants avait montré dans les monuments la source de grandes lumières historiques; mais sous le rapport de l'art, personne n'en avait deviné l'importance.
A l'issue de la Révolution française, des artistes éclairés, qui avaient vu disparaître un grand nombre de monuments précieux, sentirent le besoin de préserver ce qui avait échappé à la dévastation: le musée des Petits-Augustins, fondé par M. Lenoir, prépara le retour des études historiques et fit apprécier toutes les richesses de l'art français.
La dispersion fatale de ce musée reporta sur l'étude des localités l'ardeur des archéologues et des artistes; la science y gagna plus d'étendue et de mouvement; d'habiles écrivains se joignirent à l'élite de notre École de peinture pour faire connaître les trésors de l'ancienne France. Ces travaux, multipliés pendant les années qui viennent de s'écouler, n'ont pas tardé à produire d'heureux résultats dans les provinces. Des centres d'étude se sont formés; des monuments ont été préservés de la destruction; des sommes ont été votées pour cet objet par les conseils généraux et les communes: le clergé a été arrêté dans les transformations fâcheuses qu'un goût mal entendu de rénovation faisait subir aux édifices sacrés.
Ces efforts toutefois n'ont produit que des résultats incomplets: il manquait à la science un centre de direction qui régularisât les bonnes intentions manifestées sur presque tous les points de la France; il fallait que l'impulsion partît de l'autorité supérieure elle-même, et que le ministre de l'intérieur, non content de proposer aux Chambres une allocation de fonds pour la conservation des monuments français, imprimât une direction éclairée au zèle des autorités locales.
La création d'une place d'inspecteur général des monuments historiques de la France m'a paru devoir répondre à ce besoin. La personne à qui ces fonctions seront confiées devra avant tout s'occuper des moyens de donner aux intentions du gouvernement un caractère d'ensemble et de régularité. A cet effet, elle devra parcourir successivement tous les départements de la France, s'assurer sur les lieux de l'importance historique ou du mérite d'art des monuments, recueillir tous les renseignements qui se rapportent à la dispersion des titres ou des objets accessoires qui peuvent éclairer sur l'origine, les progrès ou la destruction de chaque édifice; en constater l'existence dans tous les dépôts, archives, musées, bibliothèques ou collections particulières; se mettre en rapports directs avec les autorités et les personnes qui s'occupent de recherches relatives à l'histoire de chaque localité, éclairer les propriétaires et les détenteurs sur l'intérêt des édifices dont la conservation dépend de leurs soins, et stimuler enfin, en le dirigeant, le zèle de tous les conseils de département et de municipalité, de manière à ce qu'aucun monument d'un mérite incontestable ne périsse par cause d'ignorance et de précipitation, et sans que les autorités compétentes aient tenté tous les efforts convenables pour assurer leur préservation, et de manière aussi à ce que la bonne volonté des autorités ou des particuliers ne s'épuise pas sur des objets indignes de leurs soins. Cette juste mesure dans le zèle ou dans l'indifférence pour la conservation des monuments ne peut être obtenue qu'au moyen de rapprochements multipliés que l'inspecteur général sera seul à même défaire; elle préviendra toute réclamation et donnera aux esprits les plus difficiles la conscience de la nécessité où le gouvernement se trouve de veiller activement aux intérêts de l'art et de l'histoire.
L'inspecteur général des monuments historiques préparera, dans sa première et générale tournée, un catalogue exact et complet des édifices ou monuments isolés qui méritent une attention sérieuse de la part du gouvernement; il accompagnera, autant que faire se pourra, ce catalogue de dessins et de plans, et en remettra successivement les éléments au ministère de l'intérieur, où ils seront classés et consultés au besoin. Il devra s'attacher à choisir dans chaque localité principale un correspondant qu'il désignera à l'acceptation du ministre, et se mettre lui-même en rapport officieux avec les autorités locales. Communication sera donnée aux préfets des départements, d'abord, des instructions de l'inspecteur général des monuments historiques de la France, puis de l'extrait du catalogue général en ce qui concerne chaque département. Le préfet en donnera connaissance à tous les conseils et autorités qu'ils intéressent.
L'inspecteur général des monuments historiques devra renouveler le plus souvent possible ses tournées, et les diriger chaque année d'après les avis qui seront donnés par les préfets et les correspondants reconnus par l'administration. Lorsqu'il s'agira d'imputations à faire sur le fonds de la conservation des monuments de la France, ou de dépenses analogues votées par les départements ou les communes, l'inspecteur général des monuments historiques sera consulté.
Le traitement annuel de ce fonctionnaire est fixé à huit mille francs.
Le tarif des frais de tournée sera déterminé par une mesure ultérieure.
Je suis avec respect, Sire, de Votre Majesté, le très-humble et très-fidèle sujet,
Le Ministre secrétaire d'État au département de l'intérieur,
GUIZOT.
Approuvé: Au Palais-Royal, le 23 du mois d'octobre 1830. LOUIS-PHILIPPE.
V
1° Décret de l'empereur Napoléon Ier (20 février 1806), qui règle la destination des églises de Saint-Denis et de Sainte-Geneviève.
TITRE II.
7. L'église de Sainte-Geneviève sera terminée et rendue au culte, conformément à l'intention de son fondateur, sous l'invocation de Sainte-Geneviève, patronne de Paris.
8. Elle conservera la destination qui lui avait été donnée par l'Assemblée constituante, et sera consacrée à la sépulture des grands dignitaires, des grands officiers de l'Empire et de la couronne, des sénateurs, des grands officiers de la Légion d'honneur, et, en vertu de nos décrets spéciaux, des citoyens qui, dans la carrière des armes ou dans celle de l'administration et des lettres, auront rendu d'éminents services à la patrie; leurs corps embaumés seront inhumés dans l'église.
9. Les tombeaux déposés au Musée des monuments français seront transportés dans cette église pour y être rangés par ordre de siècles.
10. Le chapitre métropolitain de Notre-Dame, augmenté de six membres, sera chargé de desservir l'église de Sainte-Geneviève. La garde de cette église sera spécialement confiée à un archiprêtre choisi parmi les chanoines.
11. Il y sera officié solennellement le 3 janvier, fête de Sainte-Geneviève; le 15 août, fête de Saint-Napoléon, et anniversaire de la conclusion du Concordat; le jour des Morts, et le premier dimanche de décembre, anniversaire du couronnement et de la bataille d'Austerlitz; et toutes les fois qu'il y aura lieu à des inhumations en exécution du présent décret. Aucune autre fonction religieuse ne pourra être exercée dans ladite église qu'en vertu de notre approbation.
12. Nos ministres de l'intérieur et des cultes sont chargés de l'exécution du présent décret.
2° Ordonnance du roi Louis XVIII (12 décembre 1821) qui confirme et complète la restitution au culte de l'église de Sainte-Geneviève.
Louis, par la grâce de Dieu, Roi de France et de Navarre, A tous ceux qui ces présentes verront, salut.
L'église que notre aïeul le roi Louis XV avait commencé de faire élever sous l'invocation de Sainte-Geneviève est heureusement terminée. Si elle n'a pas encore reçu tous les ornements qui doivent compléter sa magnificence, elle est dans un état qui permet d'y célébrer le service divin. C'est pourquoi, afin de ne pas retarder davantage l'accomplissement des intentions de son fondateur et de rétablir, conformément à ses voeux et aux nôtres, le culte de la patronne dont notre bonne ville de Paris avait coutume d'implorer l'assistance dans tous ses besoins;
Sur le rapport de notre ministre de l'intérieur et notre Conseil entendus,
Nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit:
ARTICLE PREMIER.
La nouvelle église fondée par le roi Louis XV sera incessamment consacrée à l'exercice du culte divin sous l'invocation de cette sainte; à cet effet, elle est mise à la disposition de l'archevêque de Paris qui la fera provisoirement desservir par des ecclésiastiques qu'il désignera.
ART. II
Il sera ultérieurement statué sur le service régulier et perpétuel qui devra y être fait, et sur la nature de ce service.
ART. III
Notre ministre secrétaire d'État de l'intérieur est chargé de l'exécution de la présente ordonnance.
Donné en notre château des Tuileries, le 12 décembre de l'an de grâce mil huit cent vingt-un, et de notre règne le vingt-septième.
Signé: LOUIS.
Par le Roi: Le ministre secrétaire d'État au département de l'intérieur. Signé: SIMÉON.
VI
Circulaire adressée aux préfets (29 septembre 1830) par M. Guizot, ministre de l'intérieur, sur les élections à la Chambre des députés.
Monsieur le Préfet, Par ordonnances royales des 13, 15, 28 et 29 septembre 1830, cent onze collèges électoraux ont été convoqués. Près de 60,000 électeurs exerceront leurs droits; plus d'un quart de la Chambre des députés doit sortir d'une élection nouvelle.
Cette élection, quoique partielle, suffira pour indiquer l'état général de la France. Elle est attendue comme un événement grave; elle contribuera puissamment à déterminer le caractère de notre révolution; elle présagera notre avenir.
Dans une circonstance si importante, monsieur le préfet, vous ne serez pas surpris que je vous entretienne plus spécialement des devoirs de l'administration. Ses intentions ne sauraient être que conformes à ses devoirs.
Ces devoirs sont simples. La mauvaise politique d'un pouvoir trop faible pour se passer d'artifices les compliquait en les défigurant. Un gouvernement national se fie à la France du choix de ses députés. Il ne rend pas l'administration responsable des votes que recèle l'urne électorale. Assurer l'entière liberté des suffrages en maintenant sévèrement l'ordre légal, voilà toute son ambition. Comme la Charte, les élections désormais doivent être une vérité.
Vous sentez, monsieur le préfet, quelle scrupuleuse impartialité vous est imposée. Le temps n'est pas si éloigné où la puissance publique, se plaçant entre les intérêts et les consciences, s'efforçait de faire mentir le pays contre lui-même, et de le suborner comme un faux témoin. En dénaturant sa mission, en excédant ses droits, elle a compromis ainsi même sa légitime influence. Ce n'est que par une réaction de justice, de probité, de modération, que l'administration peut reconquérir cette autorité morale qui lui est si nécessaire, et qui fait sa principale force. Il faut que les pouvoirs s'honorent pour s'affermir.
Ainsi, monsieur le préfet, quelque importance que le gouvernement attache au résultat des élections, n'oubliez jamais qu'il l'attend avec trop de sécurité pour prétendre, même indirectement, à les dominer. C'est par votre administration seule que vous devez influer sur l'opinion publique.
La France, d'ailleurs, ne connaît-elle pas sa situation? Heureuse et fière d'une révolution qu'elle a faite, elle n'aspire qu'à en recueillir les fruits; elle ne veut que jouir en paix, de sa conquête. La liberté dans l'ordre, le progrès dans le repos, le perfectionnement sans combat, voilà ce qu'elle ne pouvait obtenir du gouvernement qui n'est plus; voilà ce qu'elle espère du gouvernement qu'elle s'est donné. Sa longue persévérance, sa générosité dans la victoire, lui semblent des droits à tous les biens d'une civilisation croissante et d'une constitution réglée. Mais elle n'entend pas que ces biens soient ajournés par la faiblesse, compromis par l'imprudence, détruits par les passions. Elle a mis toute sa force aux ordres de sa sagesse.
Les élections en feront foi, monsieur le préfet; telle est ma conviction. Celles qui présagèrent, il y a trois mois, la chute du pouvoir absolu élevèrent la France bien haut dans l'opinion des peuples. Celles qui se préparent, moins difficiles, moins laborieuses, attesteront encore, après le triomphe, tout ce que quinze années d'amélioration lente, de liberté combattue, donnent aux peuples d'expérience, de prudence et de fermeté.
La France agira, monsieur le préfet, et l'administration veillera pour elle. Votre tâche est de maintenir liberté aux opinions et force à la loi. En l'accomplissant, vous aurez aussi une part honorable dans le résultat des élections.
Les lois qui règlent parmi nous les questions électorales ont été éclaircies, complétées par l'expérience et la discussion. Les modifications que la loi transitoire du 12 septembre a dû apporter à cette législation ne sauraient amener de difficultés essentielles. Si toutefois quelques questions vous semblaient encore obscures et incertaines, ne craignez pas de me consulter; je vous ferai connaître les précédents et mon opinion. Vous saurez cependant que la règle, en ces sujets, réside dans le texte des lois et la jurisprudence des cours royales. Vous demeurerez donc responsable des décisions que vous aurez à prendre; les tribunaux les jugeraient, et ce n'est pas le ministre de l'intérieur que les lois ont constitué le gardien de l'unité de jurisprudence, c'est la Cour de cassation.
Vous le voyez, monsieur le préfet, le gouvernement n'exige de vous que l'observation religieuse des lois; il n'attend de vous que ce que lui offrent déjà votre loyauté et votre patriotisme. Vous pouvez dire à tous quelle est sa pensée, il ne la cache ni ne l'impose. Venu de la nation, il ne la redoute pas; il compte sur elle comme elle peut compter sur lui. Imitez-le, monsieur le préfet; que l'administration soit consciencieuse pour que l'élection le soit aussi. Le gouvernement n'en sera pas moins puissant. Sous l'heureuse constitution que nous possédons, l'autorité doit s'appuyer sur la liberté même et se relever en la protégeant.
Recevez, monsieur le préfet, l'assurance de ma parfaite considération.
Le ministre secrétaire d'État au département de l'intérieur, GUIZOT.
VII
Notice sur madame de Rumford par M. Guizot. (Écrite en 1841.)
Il y a cinq ans, dans une bonne et agréable maison qui n'existe plus, située au milieu d'un beau jardin qu'a remplacé une rue, se réunissait deux ou trois fois par semaine une société choisie et variée; des gens du monde, des savants, des lettrés, des étrangers et des nationaux; des hommes d'autrefois et des hommes d'aujourd'hui; des vieillards et des jeunes gens; des membres du gouvernement et de l'opposition. Parmi les personnes qui se voyaient là, beaucoup ne se rencontraient point ailleurs; et ailleurs, si elles s'étaient rencontrées, elles se seraient probablement mal accueillies, peut-être même à peine tolérées. Mais là, tous se traitaient avec une extrême politesse, presque avec bienveillance. Non que personne y fût attiré par quelque intérêt, quelque dessein qui le contraignît de dissimuler ses sentiments; ce n'était pas une maison de patronage politique ou littéraire, où l'on vînt pour pousser sa fortune ou préparer son succès. Le goût de la bonne compagnie, les plaisirs de l'esprit et de la conversation, le désir de prendre sa part dans ces incidents journaliers de la vie sociale qui font l'amusement du monde poli et le délassement du monde occupé, c'était là le seul motif, c'était l'attrait qui réunissait chez madame de Rumford une société si empressée, et, dans cette société, tant d'hommes distingués et si divers.
Fontenelle, Montesquieu, Voltaire, Turgot, d'Alembert, s'ils revenaient parmi nous, seraient bien surpris de nous voir remarquer une telle maison et ses habitudes comme quelque chose de singulier et de rare. C'était l'esprit général, la vie habituelle de leur temps: temps de noble et libérale sociabilité, qui a remué de bien grandes questions et de bien grandes choses, et n'en a pris que ce qu'elles ont de doux, le mouvement de la pensée et de l'espérance, laissant à ses héritiers le fardeau de l'épreuve et de l'action.
Quand l'héritage s'est ouvert, quand notre génération, au début de l'Empire, est entrée en possession de la scène du monde, le XVIIe siècle, clos la veille, était déjà loin, bien loin de nous. Un abîme immense, la Révolution, nous en séparait. Le passé tout entier, un passé de plusieurs siècles, et le XVIIIe siècle comme les autres, s'y était englouti. Aucun des grands hommes qui avaient fait la force et la gloire de cette grande époque ne vivait plus. Ces salons de Paris, théâtre et instrument de leurs succès, cette société si brillante, si passionnément adonnée aux plaisirs de l'esprit, avaient disparu comme eux. Au lieu de se chercher et de se réunir, comme naguère, pour s'animer ensemble du même mouvement, la noblesse, l'Église, la robe, les hommes d'affaires, les lettrés, toutes les classes de l'ancien régime, ou plutôt leurs débris, car de toutes choses il ne restait que des débris, se séparaient, s'évitaient presque, rentraient chacune dans les habitudes et les intérêts de leur situation spéciale. A l'élan commun des idées succédaient la dispersion et l'isolement des coteries. Émigrés, constituants, conventionnels, fonctionnaires impériaux, savants, gens de lettres, autant de coteries pensant et vivant chacune à part, indifférentes ou malveillantes l'une pour l'autre.
Le XVIIIe siècle avait aussi la sienne; pure coterie comme les autres, mais seule héritière du caractère dominant de l'époque, seule fidèle aux moeurs et aux goûts de cette société philosophique qui avait péri elle-même dans la ruine de la grande société qu'elle avait démolie.
Une femme de soixante-dix-neuf ans, deux académiciens, l'un de quatre-vingt-deux ans, l'autre de soixante-seize, voilà quels centres restaient, en 1809, à cette société qu'en 1769 tant de gens, et de si puissants, s'empressaient d'attirer et de grouper autour d'eux. Le salon de madame d'Houdetot, celui de M. Suard, celui de l'abbé Morellet, étaient presque les seuls asiles où l'esprit du vieux siècle se déployât encore à l'aise et avec vérité. Non que sa mémoire ne fût en grand honneur ailleurs, et que beaucoup de gens ne fissent profession de lui appartenir; comment les hommes nouveaux, les enfants de la Révolution et de l'Empire, auraient-ils renié le XVIIIe siècle? Mais qu'ils étaient loin de lui ressembler! La politique les absorbait, la politique pratique, réelle; toutes leurs pensées, toutes leurs forces étaient incessamment tendues, soit vers les affaires du maître, soit vers leurs propres affaires; point de méditation, point de loisir; du mouvement, du travail, puis encore du travail et du mouvement. Le XVIIIe siècle aussi s'occupait fort de politique, mais par goût, non par nécessité; elle tenait beaucoup de place dans les esprits, peu dans la vie; on réfléchissait, on dissertait, on projetait beaucoup; on agissait peu. En aucun temps les matières politiques n'ont été l'objet d'une préoccupation intellectuelle si générale et si féconde; aucun temps peut-être n'a été plus étranger à l'esprit politique proprement dit, à cet esprit simple, prompt, judicieux, résolu, léger dans la pensée, sérieux dans l'action, qui ne voit que les faits et ne s'inquiète que des résultats.
A part même cette opposition de la science et de la pratique, quel abîme entre la politique qu'on faisait il y a trente ans, et celle que, cinquante ans plus tôt, on aurait voulu faire! Qu'étaient devenues les doctrines, les espérances qui avaient enchanté et remué tout un peuple, tous les peuples? Comment les hommes d'affaires du XIXe siècle tenaient-ils les promesses des philosophes du XVIIIe? Les uns hardiment, les autres timidement et avec embarras, désertaient les idées et les institutions dont le nom seul, la seule perspective avaient fait leur fortune. Le despotisme, un despotisme savant, raisonneur, et qui prétendait s'ériger en système, voyait à son service les enfants des plus doctes théories de liberté. Plusieurs, gens d'honneur et de coeur, attachés dans l'âme à leur ancienne foi, protestaient de temps en temps, mais sans conséquence, contre les insultes et les coups qu'on lui portait autour d'eux. La plupart, en défendant Voltaire contre Geoffroi et les incrédules contre les dévots, se jugeaient quittes envers la philosophie et la liberté. Mais qu'auraient dit les philosophes, qu'aurait dit Voltaire lui-même, malgré ses dédains pour la métaphysique et ses complaisances pour le pouvoir, s'ils avaient assisté à un dîner de l'archichancelier, ou à une séance du Conseil d'État impérial? Croit-on que le XVIIIe siècle se fût reconnu là, qu'il eût accepté ses héritiers pour représentants?
Ils ne lui ressemblaient pas davantage pour les manières, le tour d'esprit, le ton, les habitudes et les formes extérieures. Hommes du monde autant que lettrés, les philosophes du XVIIIe siècle avaient passé leur vie dans les plus douces et plus brillantes régions de cette société par eux tant attaquée. Elle les avait accueillis, célébrés; ils s'étaient mêlés à tous les plaisirs de son élégante et agréable existence; ils partageaient ses goûts, ses moeurs, toutes ses finesses, toutes les susceptibilités d'une civilisation à la fois vieillie et rajeunie, aristocratique et littéraire; ils étaient de cet ancien régime démoli par leurs mains. Mais les philosophes de la seconde génération, les vrais fils de la Révolution et de l'Empire, n'étaient point de l'ancien régime, et ne l'avaient connu que pour le renverser. Entre ceux-ci et la bonne compagnie du XVIIIe siècle, aucun lien, rien de commun; au lieu des salons de madame Geoffrin, de mademoiselle de Lespinasse, de madame Trudaine, de la maréchale de Beauvau, de madame Necker, ils avaient vécu dans les assemblées publiques, les clubs et les camps. Des événements immenses, terribles, Avaient remplacé pour eux les plaisirs de société et les succès d'Académie. Bien loin d'être façonnés pour l'agrément des relations sociales dans une vie oisive et facile, tout en eux portait l'empreinte des temps si actifs et si lourds qu'ils avaient eu à traverser. Leurs manières n'étaient ni élégantes, ni douces; ils parlaient et traitaient brusquement, rudement, comme toujours pressés et n'ayant pas le loisir de songer à tout et de tout ménager. Corrompus, ils s'établissaient sèchement dans un égoïsme grossier et cynique; honnêtes gens, il manquait aux formes de leur conduite, aux dehors de leurs vertus, ce fini, cette harmonie qui semblent n'appartenir qu'à la longue et paisible possession d'une situation ou d'un sentiment. Peu de goût pour la conversation, les lectures, les visites, toutes ces occupations sans but, ces délassements sans nécessité, où naguère tant de gens trouvaient un emploi demi-sérieux, demi-frivole, de leur esprit et de leur temps. Pour eux, leur temps et leur esprit étaient absorbés par leurs affaires et leurs intérêts; leur plaisir, c'était le repos.
Parmi ces hommes du régime nouveau, quelques philosophes, quelques écrivains, la plupart sans fonctions et suspects à l'Empire, avaient presque seuls quelque besoin et quelque habitude de se réunir, de causer, de rechercher et de goûter en commun quelques jouissances intellectuelles. Ils formaient une coterie libérale, grande admiratrice du XVIIIe siècle, et qui se flattait bien de le continuer. Mais, née surtout de la Révolution, elle en portait le sceau bien plus que celui de l'époque antérieure. Quoique des hommes fort étrangers à tout acte révolutionnaire y fussent mêlés, à tout prendre, l'esprit révolutionnaire y dominait avec ses mérites et ses défauts, plus d'indépendance que d'élévation, plus d'âpreté que d'indépendance, ami de l'humanité et de ses progrès, mais méfiant, envieux, insociable pour quiconque n'acceptait pas son joug, unissant aux préjugés de coterie les haines de faction. La coterie était d'ailleurs fort concentrée en elle-même; peu de mélange des classes et des habitudes diverses; peu de familiarité avec les gens du monde proprement dit; rien qui rappelât la composition et le mouvement de l'ancienne société philosophique; toutes les petites manies des lettrés de profession vivant seuls et entre eux; sans parler de je ne sais quelle discordance dans les manières, tour à tour familières et tendues, également dépourvues de réserve et d'abandon. Ou je me trompe fort, ou dans les réunions de la Décade philosophique, et malgré la communauté de beaucoup d'idées, les maîtres du XVIIIe siècle que je nommais tout à l'heure, Montesquieu, Voltaire, Buffon, Turgot, d'Alembert, Diderot même et Rousseau, les moins mondains de leur temps, se seraient quelquefois sentis dépaysés et étrangers.
Dans des salons bien différents, au faubourg Saint-Germain, au milieu des restes de l'aristocratie, remise, ou à peu près, de ses désastres, ils n'auraient pas, au premier abord, éprouvé la même surprise; ils auraient reconnu les manières, le ton, toutes les formes et les apparences sociales de leur époque. Peut-être même auraient-ils pris plaisir à retrouver certaines traditions de l'ancien régime, et ce lien des souvenirs communs, si puissant entre les hommes même les plus divers. Mais en revanche, que de choses plus graves les auraient bientôt repoussés! Quelle profonde opposition de sentiments et d'idées! En vain auraient-ils cherché là quelque trace de cette ouverture d'esprit, de cette libéralité de coeur, de ce goût pour les plaisirs et les progrès intellectuels qui distinguaient, cinquante ans auparavant, une si notable portion de l'aristocratie française, et avaient si puissamment concouru au mouvement du siècle. Au lieu de cela, le retour de toutes les prétentions, de toutes les pédanteries aristocratiques; un repentir amer de s'en être un moment départi; un puéril empressement à rentrer sous le joug, à reprendre du moins la livrée des vieilles habitudes, des vieilles maximes; une arrogante antipathie pour les lumières, l'esprit, les philosophes, et tout ce qui pouvait leur ressembler.
Dans quelques coins pourtant de ce camp de l'ancien régime, l'opposition au gouvernement impérial, l'influence de M. de Chateaubriand, le seul fait de l'indépendance envers un despote et de l'enthousiasme pour un grand écrivain, ramenaient du mouvement moral, de la générosité politique, et devenaient même çà et là, entre les débris de l'aristocratie et ceux de la philosophie du dernier siècle, une source de sympathie. A coup sûr Montesquieu et Voltaire se seraient trouvés plus à l'aise dans le salon de madame de Duras que dans celui de l'archichançelier; et M. Suard causait plus librement, plus sympathiquement avec M. de Chateaubriand qu'avec Chénier. Mais cette petite coterie, plus animée, plus libérale, était alors comme perdue dans la grande coterie aristocratique; les idées religieuses la séparaient des philosophes dont les idées politiques l'auraient rapprochée; et malgré quelques points de contact avec eux, malgré une assez fréquente similitude de sentiments, de voeux, de goûts, de moeurs, en somme elle leur paraissait plus opposée que favorable, et se livrait au mouvement de réaction dont le XVIIIe siècle était l'objet.
Une autre coterie, plus restreinte encore, il est vrai, tenait de plus près à ce siècle, et semblait devoir en reproduire assez bien l'image. Elle ralliait les débris de cette portion du côté gauche de l'Assemblée constituante qui voulait, en 1789, la monarchie constitutionnelle, rien de moins, rien de plus, et où siégeaient MM. de Clermont-Tonnerre, de La Rochefoucauld, de Broglie, Mounier, Malouet, etc.: pur et patriotique parti, dont les idées devaient ouvrir et clore notre révolution, mais ne suffisaient pas à l'accomplir. Parmi ces hommes de sens et de bien, ceux qui restaient, la plupart du moins, fidèles à leurs principes et à leur cause, étrangers au gouvernement impérial, ou ne le servant qu'avec réserve et dignité, formaient chez madame de Tessé, chez la princesse d'Hénin, etc., une petite société de moeurs élégantes, d'opinions libérales, étrangère à la sottise aristocratique, à la rancune révolutionnaire, liée par ses habitudes à l'ancien régime, par ses sentiments au nouvel état, aux besoins nouveaux du pays.
Il semble que là fût aussi la place des débris philosophiques du XVIIIe siècle, et que les hommes si peu nombreux qui en restaient se dussent fondre dans cette coterie, où plusieurs d'entre eux allaient en effet souvent et avaient des amis. Mais une différence réelle les en séparait et ne permettait pas que la société du XVIIIe siècle se trouvât là vraiment représentée. La politique avait été la principale, presque l'unique affaire des Constituants; elle était le lien, le caractère dominant de leur coterie. Issus de la philosophie et de la littérature de leur temps, ils n'étaient cependant ni lettrés ni philosophes; ils honoraient les doctrines et les lettres, mais en gens qui les tiennent de la seconde main, et n'en font ni leur affaire ni leur plaisir. Or, l'école du XVIIIe siècle, sa véritable école, celle qui lui servait de centre et lui donnait l'impulsion, était essentiellement philosophique et littéraire: la politique l'intéressait, mais comme l'un des objets de sa méditation, comme une application d'idées qui venaient de plus loin et s'étendaient fort au delà. De nos jours, purs politiques que nous sommes, nous nous figurons que c'est là la plus attrayante, la première préoccupation de l'esprit, et c'est presque uniquement pour avoir enfanté des constitutions et rappelé les peuples à la liberté que le XVIIIe siècle nous paraît grand. Étroite présomption! Un champ bien plus vaste, bien plus varié que la société humaine, s'ouvre devant l'esprit humain; et dans ses jours de force et d'éclat, il est loin de se satisfaire et de s'épuiser dans l'étude des relations des hommes. Politique sans doute dans ses voeux et ses résultats, le XVIIIe siècle était bien autre chose encore, et prenait à ses idées, à leur vérité, à leur manifestation, un plaisir tout à fait indépendant de l'emploi qu'en pourraient faire des publicistes ou des législateurs. C'est là le caractère de l'esprit philosophique, bien différent de l'esprit politique qui ne s'attache aux idées que dans leur rapport avec les faits sociaux et pour les appliquer. Certaines fractions, certaines coteries du XVIIIe siècle, les économistes, par exemple, s'occupaient spécialement de politique; mais le siècle en général, la société du siècle dans son ensemble aspirait surtout aux conquêtes et aux jouissances intellectuelles de tout genre, en tout sens, à tout prix; et la pensée de Voltaire, de Rousseau, de Diderot, se fût trouvée en prison si on l'eût astreinte à ne s'exercer que sur les formes de gouvernement et la destinée des nations.
Les derniers contemporains de ces grands hommes, les survivants de l'école philosophique, M. Suard et M. l'abbé Morellet n'étaient pas doués à coup sûr d'une pensée si active et si étendue. M. Suard n'avait aucun vif désir de savoir ni de produire; quoique la littérature lui eût seule ouvert les portes du monde, il était bien plus homme du monde qu'homme de lettres. Esprit difficile, paresseux, d'une élégance et d'un dédain aristocratique, pourvu qu'il menât une vie honorable, semée d'intérêts doux et de relations agréables, peu lui importait de déployer ses facultés et de se faire un nom. Depuis que le travail n'était plus pour lui une nécessité, il le prenait et le quittait comme un passe-temps, lisant et écrivant à loisir, sans but, pour son seul plaisir, avec une sorte d'épicurisme intellectuel qui n'avait pourtant rien d'égoïste ni d'indifférent. Les études de l'abbé Morellet avaient été plus sérieuses, plus patientes, mais très-spéciales; l'économie politique et quelques applications de ce qu'il avait appris en Sorbonne l'avaient presque exclusivement occupé. Il semble qu'à l'un et à l'autre de ces deux hommes la société des Constituants, avec les traditions de leur temps, ses habitudes élégantes, son estime des lettres et ses principes politiques, dût pleinement suffire. Pourtant il n'en était rien; à l'exemple de leurs maîtres, ils avaient tous deux des besoins intellectuels plus variés; ils prenaient aux idées, aux mouvements de l'esprit humain, un intérêt plus désintéressé, si je puis ainsi parler, plus exempt de toute direction particulière, de toute application prochaine. Et séparés, comme on vient de le voir, de toutes des coteries que j'ai nommées d'abord, ils ne sympathisaient qu'à demi avec celle-là même qui tenait de plus près à leurs opinions, à leurs souvenirs; il leur en fallait une qui fût une image plus complète, plus fidèle, de leur temps et de la société au sein de laquelle ils s'étaient formés.
Telle était, en effet, la leur. D'anciennes relations de même origine et de même goût, M. de Boufflers, M. Dupont de Nemours, M. Gallois, etc., quelques académiciens dont M. Suard avait appuyé la candidature, et qui lui formaient un petit parti dans l'Académie, quelques jeunes gens dont il encourageait le talent avec une bienveillance qui n'avait rien de banal, quelques membres du Sénat ou d'autres corps, qui faisaient profession d'indépendance, quelques étrangers qui ne se seraient pas pardonné de quitter Paris sans avoir connu les derniers contemporains de Voltaire et de ce siècle dont la gloire a pénétré plus loin que celle d'aucun autre, voilà de quoi cette société se composait. On se réunissait le jeudi chez l'abbé Morellet, le mardi et le samedi chez M. Suard; quelquefois plus souvent pour un cercle choisi. Les mercredis, madame d'Houdetot donnait à dîner à un certain nombre de personnes invitées une fois pour toutes, et qui pouvaient y aller quand il leur plaisait. Elles s'y trouvaient en général huit, dix, quelquefois davantage. Point de recherches, point de bonne chère; le dîner n'était qu'un moyen, nullement un but de réunion. Après le dîner, assise au coin du feu, dans son grand fauteuil, le dos voûté, la tête inclinée sur la poitrine, parlant peu, bas, remuant à peine, madame d'Houdetot assistait en quelque sorte à la conversation, sans la diriger, sans l'exciter, point gênante, point maîtresse de maison, bonne, facile, mais prenant à tout ce qui se disait, aux discussions littéraires, aux nouvelles de société ou de spectacle, au moindre incident, au moindre mot spirituel, un intérêt vif et curieux; mélange piquant et original de vieillesse et de jeunesse, de tranquillité et de mouvement.
On trouvait chez M. Suard moins de facilité, moins de laisser-aller; là, peu d'a parte entre les voisins, peu d'interruptions au gré de telle ou telle fantaisie, une conversation presque toujours générale et suivie. C'était l'usage de la maison et on y tenait; il en résultait quelquefois, surtout au commencement de la soirée, un peu de gêne et de froideur. Mais en revanche, là régnaient une liberté plus sérieuse et bien plus de variété réelle. M. Suard ne craignait d'aborder ni de voir aborder chez lui aucun sujet. Nulle part la franchise de la pensée et du langage n'était aussi grande, aussi ouvertement autorisée, provoquée par le maître de la maison. Les hommes qui ne l'ont pas vu ne sauraient se figurer, et bien des hommes qui l'ont vu ont oublié quelle était alors la timidité des esprits, la retenue des entretiens; à quel point, dès que le moindre contact avec la politique se laissait entrevoir, les figures devenaient froides et les paroles officielles. Un censeur de cette époque montrait à quelqu'un de ses amis certains passages d'une pièce de théâtre qu'il était chargé d'examiner: «Vous ne voyez là point d'allusions, lui disait-il; le public n'en verra point «eh bien! monsieur, il y en a, et je me garderai bien de les autoriser.» De 1809 à 1814, tous étaient à peu près comme le censeur; tous se conduisaient comme s'il y eût eu des allusions là où personne n'en eût pu voir; et sur tout sujet politique, ou seulement philosophique, toute conversation un peu sérieuse en était frappée de mort. M. Suard n'avait jamais souffert que cette mort pénétrât chez lui: nul homme n'était plus étranger à toute menée, à toute intention politique, plus modéré au fond dans ses opinions et ses désirs; il n'avait même, pour l'action et les affaires, ni goût ni talent. Mais la liberté de la pensée et de la parole était sa vie, son honneur; il se fût senti avili à ses propres yeux d'y renoncer, et il la maintenait au profit de tous. La conversation ne manquait pas d'ailleurs chez lui d'étendue et de variété; aucune habitude, aucune préoccupation spéciale n'en rétrécissait le champ; philosophie, littérature, histoire, arts, antiquité, temps modernes, pays étrangers, tous les sujets y étaient accueillis avec faveur. Les idées jeunes et nouvelles, fussent-elles même peu en accord avec les traditions du XVIIIe siècle, n'y rencontraient point une hostilité repoussante; on leur pardonnait de déplaire en faveur du mouvement d'esprit qu'excitait leur nouveauté; car on avait besoin surtout de ce mouvement; on vivait, en fait d'idées et de connaissances, sur un fonds depuis longtemps exploité; ainsi que les mêmes personnes, les mêmes réflexions, les mêmes anecdotes revenaient souvent; et l'activité, bien que réelle, n'était ni féconde ni progressive. Mais on y sentait incessamment cette sincérité, ce désintéressement de l'esprit qui font peut-être le plus grand charme de la pensée et de la conversation. On se réunissait, on causait sans nécessité, sans but, par le seul attrait des communications intellectuelles. Ce n'était pas sans doute le sérieux d'amis passionnés de la vérité et de la science; mais c'était encore moins l'étroit égoïsme ou le mesquin travail des gens qui ne font cas que de l'utile et n'agissent ou ne parlent qu'avec un dessein spécial, en vue de quelque résultat déterminé. On ne recherchait pas, il est vrai, on ne reproduisait pas les idées pour elles-mêmes et pour elles seules; on leur demandait quelque chose au delà, un plaisir social, mais rien de plus.
Et c'était précisément là ce qui distinguait, il y a trente ans, cette coterie de toutes les autres, ce qui en faisait l'image la plus vraie, la seule image de la société qui, cinquante ans auparavant, avait animé Paris, et l'Europe au nom de Paris.
Image bien froide sans doute, bien pâle. Cinquante ans auparavant, la coterie philosophique ne se resserrait pas autour de deux vieillards; elle était partout, chez les gens de cour, d'église, de robe, de finance; hautaine ici, complaisante là, tantôt endoctrinant, tantôt divertissant ses hôtes, mais partout jeune, active, confiante, recrutant et guerroyant partout, pénétrant et entraînant la société tout entière. Et le mouvement ne se renfermait pas dans Paris; il en partait pour se répandre en tous sens et y revenir plus vif, plus général. Grimm adressait sa correspondance à l'impératrice de Russie, à la reine de Suède, au roi de Pologne, à huit ou dix princes souverains tous avides des moindres faits, des moindres bruits venus de ce grand atelier de travail et de plaisir intellectuel. Il n'était pas besoin d'être prince souverain pour entretenir à Paris un correspondant: en Allemagne, en Italie, en Angleterre, de simples particuliers, riches et curieux, voulaient avoir le leur, et de mois en mois, de semaine en semaine, être tant bien que mal informés de tout ce qu'on faisait, disait ou pensait à Paris. On s'adressait à d'Alembert, à Diderot, à Grimm lui-même pour leur demander des correspondants de moindre figure; et des jeunes gens sans fortune, sans nom, à leur début dans les lettres, trouvaient là un moyen d'existence, comme ils en trouvent maintenant dans les journaux.
Certes, c'était là une autre société que cette petite coterie philosophique de 1809, si faible, si isolée. C'était un autre état intellectuel que celui dont le salon de M. Suard pouvait donner l'idée. Cependant le fond, sinon l'éclat, la direction, sinon le mouvement, étaient les mêmes; c'était le même goût des plaisirs et des progrès de l'esprit, également éloigné de la méditation pure et de l'application intéressée; le même mélange de sérieux et de légèreté; le même besoin de nouveauté pour la pensée sans désir bien vif d'innovation dans les situations sociales et la vie; le même penchant à s'occuper des questions et des intérêts politiques, avec la même prépondérance de l'esprit philosophique et littéraire sur l'esprit politique. Le grand tableau n'existait plus; le dessin qui en restait était fidèle et pur.
Madame de Rumford avait été élevée au milieu de ce monde dont les diverses coteries que je viens de rappeler étaient, en 1809, les derniers débris. Son père, M. Paulze, d'abord receveur général, ensuite fermier général des finances, homme très-éclairé dans la science et très-habile dans la pratique de son état, avait épousé une nièce du fameux contrôleur général, l'abbé Terrai. Celui-ci faisait grand cas des lumières et de l'expérience de son neveu, qui donnait souvent à son oncle, sur l'administration des finances, d'excellents conseils, fort bien compris, car l'abbé Terrai était homme de beaucoup d'esprit, et assez mal suivis, comme il devait arriver à un ministre qui ne voulait se brouiller avec personne à la cour, et qui ne recevait pas du pays de quoi suffire en même temps aux besoins de l'État et aux fantaisies de tout le monde. Une longue correspondance, entre l'abbé Terrai et M. Paulze, a été conservée, en grande partie du moins, dans la famille du fermier général, et contient, sur les mesures financières de ce temps, des renseignements fort curieux.
L'administration compte en France trois grandes époques. Elle a été créée au XVIIe siècle sous Louis XIV. Au XVIIIe, de 1750 à 1789, elle est entrée dans les voies du progrès scientifique et dela civilisation universelle. C'est de nos jours, et d'abord par l'impulsion de l'Assemblée constituante, qu'elle a reçu sa forme systématique, et pris dans la société, aussi bien que dans le gouvernement, une influence destinée, si je ne me trompe, à s'accroître encore, en se combinant avec les institutions libres.
La seconde de ces époques a rendu à la France des services à mon avis, trop peu connus et mal appréciés. Aux grandes questions de l'ordre moral appartient la prééminence. Je ne m'en étonne ni ne m'en plains. Ces questions, soulevées alors avec tant d'éclat et d'effet, ont éclipsé toutes les autres. L'administration s'est effacée devant la politique; ses travaux, ses projets étaient modestes au milieu, selon les uns, du bouleversement, selon les autres, de la régénération de la société. Un grand fait pourtant date de ce temps, la création des sciences qui planent au-dessus de l'administration et lui révèlent les lois des faits qu'elle est appelée à régir. Personne n'a encore entrevu, et peut-être ne saurait encore entrevoir le rôle que ces sciences sont destinées à jouer dans le monde. Rôle immense, quoiqu'il ne doive et ne puisse jamais être le premier. Au XVIIIe siècle en appartiendra le principal honneur: c'est là son oeuvre la plus originale.
La partie théorique de cette oeuvre n'a point à se plaindre de la renommée. Elle fit grand bruit en naissant. Les diverses écoles économistes, leurs systèmes, leurs débats n'ont jamais cessé d'attirer puissamment l'attention publique. Mais la partie pratique de l'administration française dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l'esprit général qui y présidait, son respect pour la science et pour l'humanité, ses efforts, d'une part pour assurer l'empire des principes sur les faits, de l'autre pour diriger les faits et les principes vers le bien de la société tout entière, les résultats positifs de ces efforts, les innombrables et inappréciables améliorations accomplies, ou commencées, ou préparées, ou méditées à cette époque dans tous les services publics, les travaux, en un mot, et les mérites des administrateurs de tout genre et de tout rang qui ont eu alors en main les affaires du pays, c'est ce qu'ont trop effacé les orages et les triomphes de la politique, ce qui n'a pas obtenu sa juste part de reconnaissance et de célébrité.
La maison de M. Paulze était l'un des foyers de ces utiles études, de ces salutaires réformes. Là se réunissaient Turgot, Malesherbes, Trudaine, Condorcet, Dupont de Nemours; là dans des conversations à la fois sérieuses et faciles, sans préméditation savante, sans autre but que la vérité, les questions étaient posées, les faits rapportés, les idées débattues. M. Paulze n'y fournissait pas seulement le tribut de ses lumières personnelles; il avait institué à la ferme générale un bureau chargé de recueillir, sur l'impôt et le commerce de la France, sur le mouvement des ports, sur tout ce qui intéresse la richesse nationale, tous les renseignements statistiques. Il entretenait, dans le même dessein, avec un grand nombre de négociants et de banquiers étrangers, une correspondance assidue. Ces documents étaient libéralement communiqués aux hommes éclairés qui fréquentaient sa maison. L'abbé Raynal, entre autres, ami particulier de M. Paulze, y puisa la plupart des faits et des détails qu'il a consignés dans son Histoire philosophique des deux Indes, et qui en sont la seule partie encore importante aujourd'hui.
Cette société, ces conversations, n'avaient rien qui pût entrer dans l'éducation de mademoiselle Paulze, ni influer directement sur elle. Mais, à vivre et à se développer dans une telle atmosphère, elle apprit deux choses, le plus salutaire enseignement que l'enfance puisse recevoir et léguer à toute la vie, l'estime des études sérieuses et le respect du mérite personnel.
Elle avait à peine treize ans quand l'abbé Terrai voulut la marier à la cour. Son père, peu touché de cette fantaisie, préféra un de ses collègues dans la ferme générale, M. Lavoisier, et l'abbé Terrai n'en prit point d'humeur. Le mariage fut célébré dans la chapelle de l'hôtel du contrôleur général, le 16 décembre 1771.
En passant de la maison de son père dans celle de son mari, madame Lavoisier changea d'horizon sans changer d'habitudes. Au mouvement des sciences économiques succéda celui des sciences physiques, et la société des savants à celle des administrateurs. Les hommes spéciaux témoignent quelquefois un grand dédain pour l'intérêt que les gens du monde peuvent porter à leurs travaux; et s'il s'agissait en effet d'en juger le mérite scientifique, ils auraient pleinement raison. Mais l'estime, le goût du public pour la science, et la manifestation fréquente, vive, de ce sentiment, sont pour elle d'une haute importance, et jouent un grand rôle dans l'histoire. Les temps de cette sympathie, un peu fastueuse et frivole, ont toujours été pour les sciences, des temps d'élan et de progrès; et à considérer les choses dans leur ensemble, l'histoire naturelle et la chimie ont profité de l'existence sociale de M. de Buffon et de M. Lavoisier, aussi bien que de leurs découvertes.
Soit affection pour son mari, soit disposition naturelle, madame Lavoisier s'associa à ses travaux comme un compagnon ou un disciple. Ceux-là même qui ne l'ont connue que bien loin de la jeunesse ont pu démêler que, sous une apparence un peu froide et rude, et presque uniquement préoccupée de sa vie de société, c'était une personne capable d'être fortement saisie par un sentiment, par une idée, et de s'y adonner avec passion. Elle vivait dans le laboratoire de M. Lavoisier, l'aidait dans ses expériences, écrivait ses observations sous sa dictée, traduisait, dessinait pour lui. Elle apprit à graver pour qu'il fût sûr d'un ouvrier exact jusqu'au scrupule, et les planches du Traité de Chimie furent bien réellement l'oeuvre de ses mains. Elle publia, parce qu'il le désirait, la traduction d'un ouvrage du chimiste anglais Kirwan «sur la force des acides et la proportion des substances qui composent les sels neutres:» et elle avait acquis, de la science qu'ils cultivaient ensemble, une intelligence si complète que lorsque, en 1803, onze ans après la mort de Lavoisier, elle voulut réunir et publier ses mémoires scientifiques, elle put se charger seule de ce travail, et l'accomplit en effet, en y joignant une préface parfaitement simple, où ne se laisse entrevoir aucune ombre de prétention.
Un intérieur ainsi animé par une affection réciproque et des occupations favorites, une grande fortune, beaucoup de considération, une bonne maison à l'Arsenal, recherchée par les hommes les plus distingués, tous les plaisirs de l'esprit, de la richesse, de la jeunesse, c'était là, à coup sûr, une existence brillante et douce. Cette existence fut frappée, foudroyée par la Révolution, comme toutes celles qui l'entouraient. En 1794, madame Lavoisier vit monter le même jour sur l'échafaud son père et son mari, et n'échappa elle-même, après un emprisonnement assez court, qu'en se plongeant, avec la patience la plus persévérante, dans la plus complète et silencieuse obscurité.
Dès le début de la Révolution, M. Lavoisier, quelque favorables que fussent ses idées à la réforme de l'État, avait considéré l'avenir avec effroi. C'était un homme d'un esprit juste et calme, d'un caractère doux et modeste, qui poursuivait avec désintéressement, au sein d'une vie heureuse, de nobles et utiles travaux, et que les orages politiques dérangeaient beaucoup trop pour qu'il y plaçât ses espérances. En juin 1792, le roi lui fit offrir le ministère des contributions publiques. M. Lavoisier le refusa par cette lettre pleine d'élévation, de simplicité et de droiture:
«Sire, Ce n'est ni par une crainte pusillanime, bien éloignée de mon caractère, ni par indifférence pour la chose publique, ni, je l'avouerai même, par le sentiment de l'insuffisance de mes forces que je suis contraint de me refuser à la marque de confiance dont Votre Majesté veut bien m'honorer en me faisant offrir le ministère des contributions publiques. Témoin, pendant que j'ai été attaché à la trésorerie nationale, des sentiments patriotiques de Votre Majesté, de ses tendres sollicitudes pour le bonheur du peuple, de son inflexible sévérité de principes, de son inaltérable probité, je sens, plus vivement que je ne puis l'exprimer, ce à quoi je renonce en perdant l'occasion de devenir l'organe de ses sentiments auprès de la nation.
Mais, Sire, il est du devoir d'un honnête homme et d'un citoyen de n'accepter une place importante qu'autant qu'il a l'espérance d'en remplir les obligations dans toute leur étendue.
Je ne suis ni jacobin, ni feuillant. Je ne suis d'aucune société, d'aucun club. Accoutumé à peser tout au poids de ma conscience et de ma raison, jamais je n'aurais pu consentir à aliéner mes opinions à aucun parti. J'ai juré, dans la sincérité de mon coeur, fidélité à la Constitution que vous avez acceptée, aux pouvoirs constitués par le peuple, à vous, Sire, qui êtes le Roi constitutionnel des Français, à vous dont les vertus et les malheurs ne sont pas assez sentis. Convaincu, comme je le suis, que le Corps législatif est sorti des limites que la Constitution lui avait tracées, que pourrait un ministre constitutionnaire? Incapable de composer avec ses principes et avec sa conscience, il réclamerait en vain l'autorité de la loi à laquelle tous les Français se sont liés par le serment le plus imposant. La résistance qu'il pourrait conseiller, par les moyens que la Constitution donne à Votre Majesté, serait présentée comme un crime; il périrait victime de ses devoirs et l'inflexibilité même de son caractère deviendrait la source de nouveaux malheurs.
Sire, permettez que je continue de consacrer mes veilles et mon existence au service de l'État dans des postes moins élevés, mais où je pourrai rendre des services peut-être plus utiles, et probablement plus durables. Dévoué à l'instruction publique, je chercherai à éclairer le peuple sur ses devoirs. Soldat citoyen, je porterai les armes pour la défense de la patrie, pour celle de la loi, pour la sûreté du représentant inamovible du peuple français.
Je suis avec un profond respect, de Votre Majesté,
Sire, le très-humble, etc., etc.»
L'illustre savant prétendait trop quand il demandait la permission d'employer sa vie a à éclairer le peuple.» On l'envoya à la mort, au nom du peuple ignorant et opprimé.
Il légua à sa veuve toute sa fortune, et elle en dut en partie la conservation au dévouement habile d'un serviteur fidèle, à qui elle témoigna à son tour, jusqu'à son dernier moment, la plus fidèle reconnaissance.
En 1798, lorsqu'une proscription à la fois cruelle et honteuse d'elle-même frappa quelques-uns de ses amis, entre autres l'un des plus intimes, M. de Marbois, une lettre de crédit de madame Lavoisier, sur son banquier de Londres, alla les chercher dans les déserts de Sinamary.
Quand les proscriptions cessèrent, quand l'ordre et la justice revinrent apaiser et ranimer en même temps la société, madame Lavoisier reprit sa place dans le monde, entourée de toute une génération de savants illustres, les amis, les disciples, les successeurs de Lavoisier, Lagrange, Laplace, Berthollet, Cuvier, Prony, Humboldt, Arago, charmés, en honorant sa veuve, de trouver dans sa maison, en retour de l'éclat qu'ils y répandaient, les agréments d'une hospitalité élégante. M. de Rumford arriva parmi eux. Il était alors au service du roi de Bavière, et jouissait dans le public d'une grande popularité scientifique. Son esprit était élevé, sa conversation pleine d'intérêt, ses manières empreintes de bonté. Il plut à madame Lavoisier. Il s'accordait avec ses habitudes, ses goûts, on pourrait presque dire avec ses souvenirs. Elle espéra recommencer en quelque sorte son bonheur. Elle l'épousa le 22 octobre 1805, heureuse d'offrir à un homme distingué une grande fortune et la plus agréable existence.
Leurs caractères ne se convinrent point. A la jeunesse seule il est facile d'oublier, au sein d'un tendre bonheur, la perte de l'indépendance. Des questions délicates furent élevées; des susceptibilités s'éveillèrent. Madame de Rumford, en se remariant, avait formellement stipulé dans son contrat qu'elle se ferait appeler madame Lavoisier de Rumford. M. de Rumford, qui y avait consenti, le trouva mauvais. Elle persista: «J'ai regardé comme un devoir, comme une religion, écrivait-elle en 1808, de ne point quitter le nom de Lavoisier… Comptant sur la parole de M. de Rumford, je n'en aurais pas fait un article de mes engagements civils avec lui si je n'avais voulu laisser un acte public de mon respect pour M. Lavoisier et une preuve de la générosité de M. de Rumford. C'est un devoir pour moi de tenir à une détermination qui a toujours été une des conditions de notre union; et j'ai dans le fond de mon âme l'intime conviction que M. de Rumford ne me désapprouvera pas, et qu'après avoir pris le temps d'y réfléchir… il me permettra de continuer à remplir un devoir que je regarde comme sacré.»
Ce fut encore là une espérance trompée. Après des agitations domestiques que M. de Rumford, avec plus de tact, eût rendues moins bruyantes, la séparation devint nécessaire; et elle eut lieu à l'amiable le 30 juin 1809.
Depuis cette époque, et pendant vingt-sept ans, aucun événement, on pourrait dire aucun incident ne dérangea plus madame de Rumford dans sa noble et agréable façon de vivre. Elle n'appartint plus qu'à ses amis et à la société, tantôt étendue, tantôt resserrée, qu'elle recevait avec un mélange assez singulier de rudesse et de politesse, toujours de très-bonne compagnie et d'une grande intelligence du monde, même dans ses brusqueries de langage et ses fantaisies d'autorité. Tous les lundis elle donnait à dîner, rarement à plus de dix ou douze personnes, et c'était ce jour-là que les hommes distingués, français ou étrangers, habitués de la maison ou invités en passant, se réunissaient chez elle dans une sorte d'intimité momentanée promptement établie, entre des esprits si cultivés, par le plaisir d'une conversation sérieuse ou piquante, toujours variée et polie, dont madame de Rumford jouissait elle-même plus qu'elle n'en prenait soin. Le mardi, elle recevait tous ceux qui venaient la voir. Pour le vendredi étaient les réunions nombreuses, composées de personnes fort diverses, mais appartenant toutes à la meilleure compagnie de leur sorte, et venant toutes avec un grand plaisir entendre là l'excellente musique que faisaient ensemble les artistes les plus célèbres et les plus habiles amateurs.
Sous l'Empire, outre son agrément général, la maison de madame de Rumford avait un mérite particulier; la pensée et la parole n'y étaient pas officielles; une certaine liberté d'esprit et de langage y régnait, sans hostilité, sans arrière-pensée politique; uniquement de la liberté d'esprit, l'habitude de penser et de parler à l'aise sans s'inquiéter de ce qu'en saurait et dirait l'autorité. Précieux mérite alors, plus précieux qu'on ne peut le supposer aujourd'hui. Il faut avoir vécu sous la machine pneumatique pour sentir tout le charme de respirer.
Quand la Restauration fut venue, au milieu du mouvement des partis et des débats parlementaires, ce ne fut plus la liberté qui manqua aux hommes de sens et de goût: un autre mal pesa sur eux: le mal de l'esprit de parti, des préventions et des animosités de parti; mal incommode et funeste, qui rétrécit tous les horizons, répand sur toutes choses un faux jour, roidit l'intelligence, aigrit le coeur, fait perdre aux hommes les plus distingués cette étendue d'idées, cette générosité de sentiments qui leur conviendraient si bien, et enlève autant d'agrément à leur vie que de richesse à leur nature et de charme à leur caractère. Ce fléau de la société, dans les pays libres, pénétra peu, très-peu dans la maison de madame de Rumford; comme naguère la liberté, l'équité ne s'en laissa point bannir. Non-seulement les hommes des partis les plus divers continuèrent de s'y rencontrer, mais l'urbanité y régnait entre eux: il semblait que, par une convention tacite, ils laissassent à la porte de ce salon leurs dissentiments, leurs antipathies, leurs rancunes, et qu'évitant de concert les sujets de conversation qui les auraient contraints de se heurter, ils eussent d'ailleurs l'esprit aussi libre, le coeur aussi tolérant que s'ils ne se fussent jamais enrôlés sous le joug des partis.
Ainsi se perpétuait, dans la maison de madame de Rumford et selon son désir, l'esprit social de son temps et du monde où elle s'était formée. Je ne sais si nos neveux reverront jamais une société semblable, des moeurs si nobles et si gracieuses, tant de mouvement dans les idées et de facilité dans la vie, un goût si vif pour le progrès de la civilisation, pour l'exercice de l'esprit, sans aucune de ces passions âpres, de ces habitudes inélégantes et dures qui l'accompagnent souvent, et rendent pénibles ou impossibles les relations les plus désirables. Ce qui manquait au XVIIIe siècle, ce qu'il y avait de superficiel dans ses idées et de caduc dans ses moeurs, d'insensé dans ses prétentions et de vain dans sa puissance créatrice, l'expérience l'a révélé avec éclat; nous l'avons appris à nos dépens. Nous savons, nous sentons le mal que nous a légué cette époque mémorable, Elle a prêché le doute, l'égoïsme, le matérialisme. Elle a touché d'une main impure, et flétri pour quelque temps de nobles et beaux côtés de la nature humaine. Mais si le XVIIIe siècle n'eût fait que cela, si tel eût été seulement son principal caractère, croit-on qu'il eût amené à sa suite tant et de si grandes choses, qu'il eût à ce point remué le monde? Il était bien supérieur à tous ses sceptiques, à tous ses cyniques. Que dis-je, supérieur? Il leur était essentiellement contraire, et leur donnait un continuel démenti. En dépit de la faiblesse de ses moeurs, de la frivolité de ses formes, de la sécheresse de telle ou telle doctrine; en dépit de sa tendance critique et destructive, c'était un siècle ardent et sincère, un siècle de foi et de désintéressement. Il avait foi dans la vérité, car il a réclamé pour elle le droit de régner en ce monde. Il avait foi dans l'humanité, car il lui a reconnu le pouvoir de se perfectionner et a voulu qu'elle l'exerçât sans entrave. Il s'est abusé, égaré dans cette double confiance; il a tenté bien au delà de son droit et de sa force. Il a mal jugé la nature morale de l'homme et les conditions de l'état social. Ses idées comme ses oeuvres ont contracté la souillure de ses vices. Mais, cela reconnu, la pensée originale, dominante, du XVIIIe siècle, la croyance que l'homme, la vérité, la société sont faits l'un pour l'autre, dignes l'un de l'autre et appelés à s'unir, cette juste et salutaire croyance s'élève et surmonte toute son histoire. Le premier, il l'a proclamée et a voulu la réaliser. De là sa puissance et sa popularité sur toute la face de la terre.
De là aussi, pour descendre des grandes choses aux petites et de la destinée des hommes à celle des salons, de là la séduction de cette époque et l'agrément qu'elle répandait sur la vie sociale. Jamais on n'avait vu toutes les conditions, toutes les classes qui forment l'élite d'un grand peuple, quelque diverses qu'elles eussent été dans leur histoire et fussent encore par leurs intérêts, oublier ainsi leur passé, leur personnalité, se rapprocher, s'unir au sein des moeurs les plus douces, et uniquement occupées de se plaire, de jouir et d'espérer ensemble pendant cinquante ans, qui devaient finir entre elles par les plus terribles combats.
C'est là le fait rare, le fait charmant que j'ai vu survivre encore et s'éteindre dans les derniers salons du XVIIIe siècle. Celui de madame de Rumford s'est fermé le dernier.
Il s'est fermé avec une parfaite convenance, sans que le découragement y eût pénétré, sans avoir accepté aucune métamorphose, en demeurant constamment semblable à lui-même. Les hommes ont leur caractère original qu'ils tiennent à garder jusqu'au bout, leur brèche où ils veulent mourir. Le maréchal de Villars enviait au maréchal de Herwick le coup de canon qui l'avait tué. Le parlement britannique n'avait point d'orateur qui ne vît d'un oeil jaloux lord Chatham tombant épuisé dans les bras de ses voisins, au milieu d'un sublime accès d'éloquence. Le président Molé eût tenu à grand honneur de finir ses jours sur son siège, en rendant justice à l'État contre les factieux. Vespasien disait: «Il faut qu'un empereur meure debout.» Madame de Rumford avait passé sa vie dans le monde, à rechercher pour elle-même et à offrir aux autres les plaisirs de la société. Non que le monde l'absorbât tout entière, et qu'elle n'eût, dans l'occasion, les plus sensés et les plus sérieux conseils à donner à ses amis, les bienfaits les plus abondants et les plus soutenus à répandre sans bruit sur le malheur. Mais enfin le monde, la société étaient sa principale affaire; elle vivait surtout dans son salon. Elle y est morte en quelque sorte debout, le 10 février 1836, entourée, la veille encore, de personnes qu'elle se plaisait à y réunir, et qui n'oublieront jamais ni l'agrément de sa maison, ni la solidité de ses amitiés.