Mémoires pour servir à l'Histoire de mon temps (Tome 6)
[Note 35: De la marmite qui est en ébullition.]
Nous étions aussi décidés que le roi Léopold lui-même à combattre, à tout prix, cette dernière hypothèse. Nous avions de plus quelque crainte que la Belgique, repoussée par la France, ne se tournât vers l'Allemagne et ne cherchât à entrer dans le Zollverein prussien. Nous n'ignorions pas que des hommes d'État, belges et allemands, étaient favorables à cette combinaison et essayaient de la préparer. La négociation marchait péniblement à travers toutes ces sollicitudes quand un incident vint ajourner le système de la grande union douanière et nous pousser dans la voie des tarifs différentiels concertés entre les deux pays. Depuis deux ou trois ans, les fils et tissus de lin anglais envahissaient rapidement le marché français; de 1840 à 1842, leur importation avait doublé; nos filatures étaient gravement menacées; le 26 juin 1842, une ordonnance, rendue comme urgente, éleva nos droits de douane sur les fils et tissus de lin étrangers. La mesure était générale. La Belgique réclama vivement. Nous ne nous étions point proposés de la frapper, et notre industrie linière pouvait soutenir la concurrence de la sienne. Nous entrâmes en négociation, et le 16 juillet 1842 une convention commerciale fut conclue qui exempta les fils et tissus de lin belges de l'aggravation du droit. La Belgique, à son tour, adopta, sur ses frontières autres que celles de France, notre nouveau tarif sur les fils et tissus de lin étrangers, et fit en outre, en faveur de notre commerce, quelques légères concessions. La durée du traité fut fixée à quatre ans.
Quand le projet de loi qui en mettait les articles à exécution fut discuté dans la Chambre des députés, ce traité rencontra divers adversaires: les uns me reprochaient de ne pas avoir accompli l'union douanière et incorporé, sous cette forme, la Belgique à la France; les autres, d'avoir trop sacrifié l'industrie française et trop peu exigé de la Belgique en retour de la faveur exceptionnelle que nous lui avions accordée. Indépendamment des raisons spéciales que j'avais à faire valoir sur ce point, je saisis cette occasion d'exprimer l'idée générale qui m'avait dirigé dans cette négociation et à laquelle je me proposais de rester, en tout cas, fidèle: «Je ne suis point, dis-je, de ceux qui pensent qu'en matière d'industrie et de commerce les intérêts existants, les établissements fondés doivent être aisément livrés à tous les risques, à toute la mobilité de la concurrence extérieure et illimitée. Je crois au contraire que le principe conservateur doit être appliqué à ces intérêts-là comme aux autres intérêts sociaux, et qu'ils doivent être efficacement protégés. Il est impossible cependant que les intérêts industriels ne soient pas, dans certains cas, appelés à se prêter, dans une certaine mesure, à ce qui peut servir la sécurité, la force et la grandeur de la France dans ses relations extérieures. Il ne se peut pas que l'État ne soit pas en droit de demander quelquefois à ces intérêts une certaine élasticité et certains sacrifices dans ce but. Il ne se peut pas non plus que les intérêts industriels ne se prêtent pas aussi, dans une certaine mesure, à l'extension générale et facile du bien-être, c'est-à-dire qu'ils ne soient pas tenus d'accepter progressivement une concurrence qui les excite et les oblige à faire mieux et à meilleur marché, au profit de tous. Ce sont là les deux conditions imposées au système protecteur et qui le légitiment. On a raison d'appliquer aux intérêts industriels la politique de conservation, et de les protéger, au nom de cette politique, contre les dangers qui peuvent les assaillir; mais en même temps ces intérêts doivent s'accommoder aux nécessités de la politique extérieure et au progrès du bien être intérieur. A ce prix seulement la protection se justifie et se maintient.»
La Chambre agréa ces maximes et sanctionna le traité; mais la question fondamentale subsistait toujours, et le péril que la Belgique venait de courir pour l'une de ses industries ne fit que la rendre plus vive dans son désir de l'union douanière. La négociation fut reprise; un projet de traité, qui contenait, de la part de la Belgique, l'adoption des principales dispositions du régime français en fait de douanes et de contributions indirectes, fut préparé et discuté sous trois formes successives de rédaction; la dernière fut lue le 1er novembre 1842 dans un conseil tenu à Saint-Cloud; les commissaires belges y demandèrent encore certains changements. Plus on approchait du terme, plus les difficultés de cette grande mesure internationale se faisaient sentir. Les principales industries françaises témoignaient fortement leurs alarmes. Au dehors les puissances intéressées s'inquiétaient, silencieusement d'abord et sans bruit diplomatique: «Vous me demandez, m'écrivait le 20 octobre 1842 le comte de Sainte-Aulaire, ce qu'on pense ici de l'union douanière franco-belge; je ne puis guère le savoir que par induction, car on garde avec moi un silence aussi absolu qu'avec vous. Les journaux même, avec une admirable intelligence des intérêts de leur pays, n'abordent ce sujet qu'avec grande réserve; chacun comprend que de puissants intérêts français se chargeront de l'opposition, et que l'Angleterre diminuerait leur force en prenant prématurément l'initiative.» Au même moment cependant, le 21 octobre, lord Aberdeen écrivait au roi Léopold une lettre pressante, bien que douce, pour le détourner d'une mesure «pleine de danger, on peut l'affirmer, pour les intérêts de Votre Majesté et pour la tranquillité de l'Europe.» Quelques semaines après, le 19 novembre, causant avec M. de Sainte-Aulaire: «Il paraît, lui dit-il, que la question belge est toujours pendante.»—«J'ai répondu, m'écrivit l'ambassadeur, que je n'en savais rien que par les journaux; que, dans mon opinion, une solution prochaine et définitive n'était guère probable, et que du reste je m'applaudissais de l'indifférence de la presse anglaise, d'où je concluais que, dans aucun cas, je n'aurais à me quereller avec lui sur ce sujet. Il m'a répondu que tout traité de commerce était populaire en Angleterre, et que les capitalistes anglais seraient d'autant moins disposés à se plaindre d'un traité de commerce franco-belge qu'ils se hâteraient d'engager leurs capitaux dans des fabriques belges, et qu'ils se promettraient de gros bénéfices de ces entreprises. Mais sur l'hypothèse de l'union douanière, son langage a été tout autre: «Vous concevez, m'a-t-il dit, que l'Angleterre ne verrait pas de bon oeil les douaniers français à Anvers. Vous auriez à combattre aussi du côté de l'Allemagne, et cette fois vous nous trouveriez plus unis que pour le droit de visite.» Le cabinet anglais s'était en effet assuré de cette union; le 28 octobre, lord Aberdeen avait adressé aux représentants de l'Angleterre à Berlin, Vienne et Saint-Pétersbourg, avec ordre de la communiquer à ces trois cours, une dépêche dans laquelle, sans adhérer pleinement aux principes que lord Palmerston avait manifestés lors des premiers bruits de l'union douanière franco-belge, il soutenait, au nom de la neutralité de la Belgique et en vertu du protocole du 20 janvier 1831 qui l'avait fondée, que les autres cabinets auraient le droit de s'opposer à une combinaison qui présenterait un danger réel pour l'équilibre européen. Le 29 novembre, il s'exprima encore plus vivement à ce sujet, avec le ministre de Belgique à Londres, M. Van de Weyer, qui se hâta d'en informer le roi Léopold; et le 6 décembre, ayant fait prier le comte de Sainte-Aulaire de venir le voir: «Je suis informé, lui dit-il, qu'un ancien ministre[36] est allé voir le roi Louis-Philippe, et qu'ils ont longuement parlé de l'union douanière franco-belge. L'ancien ministre disant que ce projet rencontrerait en Europe une opposition unanime, le roi a répondu: «Je ne suis point fondé à attendre cette opposition, et même je n'y crois pas, puisque aucune des puissances ne m'a fait dire un mot à cet égard.» C'est d'après cette parole de votre roi, a continué lord Aberdeen, que, pour éviter tout malentendu dans une matière si grave, j'ai cru de mon devoir d'écrire à lord Cowley et de vous dire à vous-même que l'union douanière de la France et de la Belgique nous paraîtrait une atteinte à l'indépendance belge, et conséquemment aux traités qui l'ont fondée.» J'ai refusé, me disait M. de Sainte-Aulaire, toute discussion sur les paroles ou l'opinion personnelle du roi; mais j'ai affirmé que mon gouvernement avait, dès longtemps, été informé par moi, et par d'autres voies encore, des intentions du cabinet anglais; c'était donc en toute connaissance de cause que vous aviez procédé à l'examen de la question, décidé à la résoudre d'après la considération de nos intérêts nationaux, et sans vous arrêter à un mécontentement qui n'était fondé ni en droit ni en raison: «Je me suis abstenu jusqu'à présent de vous parler avec détail sur ce sujet, a repris lord Aberdeen, et je m'en applaudis, parce que votre gouvernement peut déférer aux plaintes du commerce français sans que sa résolution paraisse influencée par des considérations diplomatiques; mais aujourd'hui j'ai dû vous parler pour prévenir toute fausse interprétation de mon silence. J'ai pris soin d'ailleurs que la démarche à faire auprès de vous n'eût rien de collectif.»
[Note 36: C'était à M. le comte Molé qu'il faisait allusion.]
Sans m'annoncer, de la part de la Prusse, aucune démarche positive, le comte Bresson m'envoya de Berlin, le 7 novembre 1842, des informations analogues, et après avoir traité lui-même la question sous ses divers points de vue, il finissait par me dire qu'à son avis l'union douanière avec la Belgique n'avait, pour la France et son gouvernement, qu'une importance très-secondaire, et qu'elle nous vaudrait bien moins d'avantages qu'elle ne nous attirerait d'embarras et de mécomptes.
En présence de ces rapports et, tantôt du travail secret, tantôt des déclarations officielles qui se faisaient en Europe sur cette question, je résolus de m'en expliquer pleinement avec les représentants de la France au dehors et de bien régler leur attitude en déterminant avec précision la nôtre. J'écrivis donc le 30 novembre 1842, d'abord au comte Bresson, car le cabinet de Berlin était le plus sérieusement inquiet et le plus empressé à prendre, dans les inquiétudes anglaises, un point d'appui pour les siennes: «Je veux que vous sachiez dès aujourd'hui, sur le fond même de cette affaire et sur les raisonnements de lord Aberdeen, ce que nous pensons et ce qui règle notre conduite.
«Les traités qui ont constitué la Belgique ont stipulé qu'elle formerait un État indépendant et neutre. Cette indépendance, cette neutralité seraient-elles, comme on le prétend, détruites ou entamées par le simple fait d'une union douanière avec la France?
«Oui, si les clauses de cette union portaient atteinte à la souveraineté politique du roi des Belges, s'il ne conservait pas dans ses États le plein exercice des droits essentiels à cette souveraineté. Non, si la souveraineté politique belge demeurait entière et si le gouvernement belge avait toujours la faculté de rompre l'union dans un délai déterminé, dès qu'il la trouverait contraire à son indépendance.
«Bizarre indépendance que celle qu'on ferait à la Belgique en lui interdisant absolument, et comme condition de son existence, le droit de contracter les relations, de prendre les mesures que lui conseilleraient ses intérêts, qui seraient peut-être, pour son existence même, une nécessité!
«L'indépendance n'est pas un mot; elle doit être un fait. Un État n'est pas indépendant parce qu'on l'a écrit dans un traité, mais à condition qu'il pourra réellement agir selon son intérêt, son besoin, sa volonté.
«En supposant la souveraineté politique belge pleinement respectée, et nous sommes les premiers à dire qu'aucune autre hypothèse n'est admissible, l'union douanière ne serait, entre la France et la Belgique, qu'une forme particulière de traité de commerce; forme qui entraînerait sans doute, dans l'administration intérieure des deux États, certains changements librement consentis de part et d'autre, mais qui, loin de porter atteinte à l'indépendance de l'un des deux, ne serait de sa part qu'un acte et une preuve d'indépendance.
«Lord Aberdeen reconnaît à la France et à la Belgique le droit de faire, entre elles, des traités de commerce, dussent ces traités être nuisibles, économiquement parlant, aux intérêts des États tiers. Que dirait-il si la France et la Belgique abolissaient chacune, sur leur frontière commune, tout droit de douane, et si en même temps la Belgique, par un acte de son gouvernement seul, établissait, sur ses autres frontières, les tarifs et le régime actuel des douanes françaises, sans qu'aucun autre changement s'accomplît d'ailleurs dans les relations et l'administration intérieure des deux États? Je ne dis pas qu'un tel système fût praticable; mais, à coup sûr, ce serait là un de ces traités de commerce contre lesquels lord Aberdeen lui-même reconnaît qu'aucun gouvernement étranger n'aurait droit de protester. Pourtant l'union douanière serait complète. Elle n'est donc pas nécessairement et par elle-même contraire à l'indépendance de la Belgique et au droit public européen.
«Mais la neutralité? C'est ici une condition particulière d'existence, dont la Belgique recueille les fruits et qui lui impose certaines obligations, certaines gênes que les cinq grandes puissances ont acceptées comme elle, et doivent, comme elle, respecter.
«Certes, ce ne sera pas la France qui portera, qui souffrira jamais, à la neutralité de la Belgique, la moindre atteinte. Cette neutralité est, depuis 1830, le seul avantage que nous ayons acquis au dehors. En 1814, le royaume des Pays-Bas avait été érigé contre nous; il est tombé; à sa place s'est élevé un État qui a été déclaré neutre et qui, par son origine, ses institutions, ses intérêts politiques et matériels, par le mariage de son roi, tout en demeurant neutre, est devenu pour nous un État ami. Il y a là, pour nous, une garantie matérielle de sécurité sur notre frontière, une garantie politique de paix et d'équilibre européen. L'Europe a accepté cette situation. Plus que personne nous en comprenons et nous en estimons les avantages. Moins que personne, nous sommes disposés à y rien changer.
«Comment la neutralité politique de la Belgique périrait-elle par son union douanière avec la France? Ceci est le dire de lord Aberdeen et son grand argument. Je ne dirai pas, quoique cela soit vrai, que cet argument est injurieux pour nous; comme si nous ne pouvions vouloir l'union commerciale avec la Belgique que pour détruire sa neutralité et pour trouver là un chemin caché vers la conquête. Je ne dirai pas non plus que c'est traiter bien légèrement le droit public européen et le considérer comme bien vain que de croire qu'il ne prêterait aucune force aux États qui le réclameraient s'il était méconnu. Je vais droit à l'idée fondamentale de lord Aberdeen et j'en pèse exactement la valeur.
«L'unité des douanes et du système financier ne peut avoir lieu, dit-on, entre deux États de force très-inégale, car l'un serait politiquement absorbé par l'autre, et l'équilibre européen mis ainsi en danger. L'exemple de l'union douanière allemande, ajoute-t-on, n'est point applicable, car celle-ci repose sur une union politique depuis longtemps admise par le droit public européen, et elle n'y a porté aucun trouble.
«Ce sont là de pures assertions, de pures apparences dont nous ne saurions nous payer. Allons au fait. Est-il vrai que l'union douanière allemande ait eu lieu entre des États de force égale et capables de se balancer réciproquement? Est-il vrai que l'équilibre intérieur de l'Allemagne, qui est bien quelque chose dans l'équilibre général de l'Europe n'en ait pas été sensiblement altéré? Qu'on le demande à l'Autriche. Qu'on le demande même aux petites puissances allemandes engagées dans l'association. Il est évident que par ce fait nouveau, la Prusse a grandi, beaucoup grandi, que son poids en Allemagne, et par suite en Europe, s'est fort accru, que les puissances allemandes de second et de troisième ordre n'ont plus ni la même importance, ni la même liberté dans leurs combinaisons au dehors. A coup sûr, ce sont là des faits graves, des altérations profondes dans l'état de l'Allemagne et de l'Europe; et si l'on n'y pense guère à Londres, je suis convaincu qu'à Vienne, à Hanovre, et même à Stuttgart et à Dresde, on s'en préoccupe fortement.
«Pourquoi les puissances à qui ce fait nouveau déplaisait, l'Autriche par exemple, ne s'y sont-elles pas ouvertement opposées? Parce qu'elles ont compris qu'elles n'en avaient pas le droit. Lorsqu'un changement dans la répartition et la mesure des influences en Europe s'opère en vertu d'intérêts puissants et légitimes, par des moyens réguliers et pacifiques, et sans que l'État ou les États qui y gagnent excèdent les limites habituelles de leur action, on peut en ressentir du mécontentement, de l'inquiétude; on peut travailler à l'entraver, à le restreindre, à le faire échouer; on n'a nul droit de s'y opposer par la violence ou de protester officiellement. L'histoire de l'Europe offre plus d'un exemple de ces changements dans la répartition des influences qui ont donné lieu sans doute à des luttes sourdes, à des efforts diplomatiques, mais n'ont amené ni déclarations hostiles ni guerres. Et de nos jours une guerre suscitée pour une telle cause serait plus contraire que jamais aux notions de justice du public européen et à son sentiment sur les droits et les relations des États.
«Sans doute l'union douanière franco-belge serait, pour la France, un accroissement de poids et d'influence en Europe; mais pourquoi la France et la Belgique n'auraient-elles pas, aussi bien que la Prusse, la Bavière et la Saxe, le droit de régler sous cette forme leurs intérêts communs? Pourquoi ce qui s'est passé, sur la rive droite du Rhin, au profit de la Prusse, ne pourrait-il pas se passer sur la rive gauche au profit de la France, sans que la paix de l'Europe en reçût plus d'atteinte?
«Voilà pour la question de droit, mon cher comte; voilà quels sont, à notre avis et en allant au fond des choses, les vrais principes. Voici maintenant quelle a été et quelle sera notre règle pratique de conduite dans cette affaire.
«Nous n'en avons point pris l'initiative. Nous ne sommes point allés, nous n'irons point au-devant de l'union douanière franco-belge. Sans doute elle aurait pour nous des avantages; mais elle nous susciterait aussi, et pour nos plus importants intérêts, des difficultés énormes. L'union douanière n'est point nécessaire à la France. La France n'a, sous ce rapport, rien à demander à la Belgique. L'état actuel des choses convient et suffit à la France qui ne fera, de son libre choix et de son propre mouvement, rien pour le changer.
«C'est à la Belgique que cet état pèse. C'est la Belgique qui vient nous dire qu'elle n'y saurait demeurer, et que, pour sa sécurité intérieure, même pour son gouvernement et son existence nationale, le péril est tel que, pour y échapper, elle sera contrainte de tout faire. Elle vient à nous. Si nous la repoussons, elle ira ailleurs. Si elle restait comme elle est, tout, chez elle, serait compromis.
«Or la sécurité de la Belgique, l'existence du royaume belge tel qu'il est aujourd'hui constitué, c'est la paix de l'Europe. Vous le savez, mon cher comte; la constitution de ce royaume n'a pas été un résultat facile à obtenir; il n'a pas été facile de contenir, de déjouer toutes les passions, toutes les ambitions qui voulaient autre chose. Et vous le savez aussi; autre chose, c'est la guerre, la conflagration de l'Europe. Qu'on ne s'y trompe pas: les mêmes passions, les mêmes ambitions qui, en 1830 et 1831, voulaient autre chose que ce qui a été fait, subsistent encore aujourd'hui. Et si quelque occasion, un grand trouble intérieur en Belgique par exemple, s'offrait à elles, elles éclateraient. Et aujourd'hui comme en 1830, leur explosion amènerait infailliblement la guerre, le bouleversement de l'ordre européen, et toutes ces chances fatales, inconnues, que depuis douze ans, nous travaillons tous à conjurer. Voilà ce qui fait, à nos yeux, la gravité de cette question. Voilà à quels dangers l'union douanière franco-belge pourrait être un remède. Que ces dangers s'éloignent; que la Belgique ne s'en croie pas sérieusement menacée; qu'elle ne nous demande pas formellement de l'y soustraire; qu'elle accepte le statu quo actuel: ce ne sera point nous qui la presserons d'en sortir. Nous ne sommes point travaillés de cette soif d'innovation et d'extension qu'on nous suppose toujours. Nous croyons qu'aujourd'hui, pour la France, pour sa grandeur aussi bien que pour son bonheur, le premier besoin, c'est la stabilité. Cette conviction gouverne et gouvernera notre conduite dans cette affaire-ci comme elle l'a déjà gouvernée dans tant d'autres. Mais ce que nous ne pouvons souffrir, ce que nous ne souffrirons pas, c'est que la stabilité du royaume fondé à nos portes soit altérée à nos dépens, ou compromise par je ne sais quelle absurde jalousie du progrès de notre influence. En vérité, ceux qui voient, dans l'union douanière franco-belge, une question de rivalité politique, s'en font une bien petite et bien fausse idée; il s'agit ici de bien autre chose que d'une rivalité d'influence; il s'agit du maintien de la paix et de l'ordre européen. C'est là ce que nous défendons.
«De tous ces faits et de toutes ces idées, voici, pour le moment, mon cher comte, les conclusions que je tire sur la conduite qui nous convient, et d'après lesquelles vous réglerez la vôtre.
«1º Rester fort tranquilles; éviter plutôt que rechercher la discussion sur l'union douanière franco-belge, et bien donner la persuasion que nous ne recherchons pas non plus le fait. Il faudra que cette union vienne nous chercher et que la Belgique nous l'impose en quelque sorte, comme une nécessité de sa propre existence;
«2º Garder, sur le fond de l'affaire, toute notre indépendance; ne reconnaître à personne le droit de s'y opposer, aux termes des traités et des principes du droit public;
«3º Observer soigneusement les dispositions des diverses puissances à cet égard. En sont-elles toutes préoccupées dans le même sens et au même degré? Quelles différences existent entre elles? Jusqu'où iraient-elles dans leur résistance? Des objections, des efforts cachés pour empêcher, une protestation publique, la guerre, voilà les divers pas possibles dans cette carrière; à quel point telle ou telle puissance s'y arrêterait-elle?
«4º Quant à présent, au delà de ce travail d'observation et d'attente, une seule chose nous importe; c'est d'empêcher toute démonstration, toute démarche collective et officielle. Cela nous compromettrait et nous gênerait. Regardez-y bien.»
J'adressai la même lettre, mutatis mutandis, aux représentants du roi à Londres, à Vienne, à Pétersbourg, à Bruxelles et à La Haye. Je ne pouvais ignorer que les diverses puissances n'attachaient pas toutes, à cette question, autant d'importance que l'Angleterre ou la Prusse, et n'y portaient pas toutes la même ardeur. Je savais notamment que le prince de Metternich avait écrit au comte d'Appony: «Quant au travail du roi Léopold avec le cabinet français pour arriver à une union douanière des deux pays, j'y donne, pour mon compte, très-peu d'importance, et je trouve que le cabinet de Berlin a bien tort de s'en inquiéter autant. La France ne demanderait pas mieux que d'avaler la Belgique, et la Belgique serait charmée de s'engraisser commercialement à la table de la France. Cela est clair et fort simple. Cependant aucun gouvernement ni aucun pays ne se laisse volontiers dévorer par un autre, et dans de telles transactions le plus petit est toujours celui qui se tient le plus sur ses gardes. S'il ne s'en tire pas bien, cela aussi est fort simple, et c'est son affaire. Je vous répète que j'attache peu d'importance à tout ce projet.» Dans ses relations avec les cours de Londres et de Berlin, comme dans les communications officieuses qu'il me fit faire à ce sujet, le prince de Metternich ne s'employa qu'à apaiser les inquiétudes, à empêcher toute démarche active, collective et officielle. Il prenait d'autant plus volontiers ce rôle impartial et amical qu'il était convaincu que le projet d'union douanière franco-belge ne se réaliserait pas: «Quand je considère, dit-il un jour au comte de Flahault, tous les genres de danger auxquels le roi Léopold s'expose en le poursuivant, quand je songe qu'une modification réciproque des tarifs assurerait aux deux pays (tout aussi bien que pourrait le faire l'union douanière) tous les avantages commerciaux qu'ils peuvent désirer, je me demande si le roi Léopold a jamais eu bien sérieusement l'intention de conclure un pareil traité, et s'il n'est pas plus probable qu'il a mis en avant ce projet, qu'il doit savoir inexécutable, afin de n'arriver à rien, tout en paraissant disposé à tout faire pour plaire au roi son beau-père, à la nation française, au parti français en Belgique et au sentiment national qui cherche un débouché pour l'excédant des produits belges.» Je suis fort tenté de croire que M. de Metternich avait raison, et que le roi Léopold n'a jamais sérieusement poursuivi le projet d'union douanière, ni compté sur son succès. Quoi qu'il en fût de l'intention du roi des Belges, le fait définitif fut conforme à la prévoyance du chancelier d'Autriche; les négociations, les conférences, les visites et les conversations royales et ministérielles n'aboutirent à rien; l'idée de l'union douanière entre la France et la Belgique fut peu à peu délaissée sans bruit; et le 13 décembre 1845, après quelques mois d'une négociation plus restreinte et plus efficace, un nouveau traité de commerce, en abaissant sur un grand nombre d'objets les tarifs mutuels, régla pour six ans, d'une façon plus étendue et plus libérale que n'avait fait celui du 16 juillet 1842, les relations commerciales des deux pays.
J'eus peu de regret de ce résultat. Plus j'avais approfondi la question, plus je m'étais convaincu que l'union douanière franco-belge aurait, pour la France, des inconvénients que ne compenseraient point les avantages politiques qu'on s'en promettait. Ces avantages étaient plus apparents que réels et auraient été achetés plus cher qu'ils ne valaient. Nous aurions trouvé dans ce fait une satisfaction vaniteuse plutôt qu'un solide accroissement de force et de puissance. Quoi qu'en dissent les partisans de la mesure, la Belgique ne se serait point complètement assimilée et fondue avec la France; l'esprit d'indépendance et de nationalité, qui y avait prévalu en 1830, s'y serait maintenu, et aurait jeté, dans les rapports des deux États, des incertitudes, des difficultés et des perturbations continuelles. Je suis persuadé que les quatre grandes puissances auraient immédiatement opposé, à l'union douanière franco-belge, une résistance formelle, et qu'elles auraient officiellement réclamé la neutralité de la Belgique en la déclarant compromise par un tel acte; l'Angleterre et la Prusse étaient déjà unies dans ce dessein éventuel; la Russie se fût empressée de les soutenir, et l'Autriche n'eût eu garde de s'en séparer. Mais dans l'hypothèse la plus favorable, en admettant que les quatre puissances n'eussent pas pris sur-le-champ une attitude active, elles n'en auraient pas moins été profondément blessées et inquiètes; elles auraient perdu toute confiance dans notre sagesse politique et dans la stabilité du régime général qu'après 1830, et de concert avec nous, elles avaient fondé en Europe; elles se seraient de nouveau concertées contre nous, c'est-à-dire qu'elles seraient rentrées dans la voie des coalitions antifrançaises. Et au moment même où nous aurions accepté cette mauvaise situation européenne, nous aurions porté un sérieux mécontentement et un grand trouble dans les principales industries françaises; nous aurions fortement agité, au dedans, le pays replacé au dehors sous le vent des méfiances et des alliances hostiles de l'Europe. Les inquiétudes et les réclamations de l'industrie nationale eurent, auprès de nous, bien plus de part que les considérations diplomatiques à l'abandon du projet d'union douanière franco-belge; mais nous fîmes, en le laissant tomber et en le remplaçant par l'abaissement mutuel des tarifs, acte de prévoyance au dehors aussi bien que d'équité et de prudence au dedans.
Nous avions, à cette époque, dans nos rapports avec l'Angleterre, une affaire, ou plutôt des affaires bien plus graves et plus permanentes que l'union douanière franco-belge, les affaires d'Espagne.
Je n'ai rencontré dans ma vie et je ne connais dans l'histoire point d'exemple d'une politique aussi obstinément rétrospective que celle de l'Angleterre envers l'Espagne. La guerre de la succession espagnole sous Louis XIV, le traité d'Utrecht, la maison royale de France régnante en Espagne, le pacte de famille sous Louis XV, l'Espagne concourant avec la France, sous Louis XVI, à l'indépendance des États-Unis d'Amérique, l'invasion de l'Espagne par l'empereur Napoléon, tous ces faits étaient encore, en 1840, et sont probablement encore aujourd'hui aussi présents à la pensée du gouvernement anglais, aussi décisifs pour sa conduite que s'ils étaient actuels et flagrants. La crainte des vues ambitieuses et de la prépondérance de la France en Espagne est toujours une préoccupation permanente et dominante en l'Angleterre.
Je n'ai garde de m'étonner de cet empire de la tradition dans la politique d'un État bien gouverné; la mémoire est mère de la prévoyance, et le passé tient toujours dans le présent une grande place. Les faits changent pourtant; les situations se modifient, et la bonne politique consiste à reconnaître ces changements et à en tenir compte, aussi bien qu'à ne pas oublier les faits anciens et leur part d'influence. Depuis 1830, et surtout depuis 1840, les situations relatives de la France et de l'Angleterre, quant à l'Espagne, étaient profondément changées, et leurs politiques n'avaient plus les mêmes raisons d'être contraires, ni même diverses. Quand nous avions, en 1833, reconnu la reine Isabelle et le régime constitutionnel en Espagne, nous nous étions hautement séparés du parti absolutiste espagnol qu'avait protégé la Restauration, en nous rapprochant du parti libéral qui, depuis 1808, avait pour patron l'Angleterre. Quand nous avions, en 1835, refusé d'intervenir à main armée en Espagne, malgré les sollicitations de l'Angleterre elle-même, nous avions donné la preuve la plus éclatante que nous n'y recherchions point une prépondérance exclusive. Depuis le mois de septembre 1840 enfin, la reine Christine et les chefs du parti constitutionnel modéré, qu'on appelait le parti français, avaient perdu en Espagne le pouvoir; il avait passé aux mains du parti libéral exalté, reconnu comme le parti anglais; le nouveau régent du royaume, Espartero, déclarait ouvertement que «ses inclinations et ses opinions étaient et avaient toujours été en faveur d'une alliance intime avec la Grande-Bretagne, et que c'était là l'amitié sur laquelle il comptait.» Le gouvernement anglais avait lieu d'être content de sa situation en Espagne et peu inquiet de nos prétentions à y dominer.
Pourtant son inquiétude était toujours la même; la nécessité de combattre en Espagne l'ambition et l'influence de la France le préoccupait toujours passionnément. L'avènement du cabinet tory ne paraissait pas avoir changé grand'chose à cette disposition; lord Aberdeen témoignait, sur ce point comme sur tous les autres, plus de liberté d'esprit et d'impartialité; mais les méfiances antifrançaises de sir Robert Peel étaient si profondes qu'il se déclarait enclin à rechercher, sur les affaires d'Espagne, l'entente et l'action concertée de l'Angleterre avec l'Autriche, la Prusse et la Russie, qui n'avaient reconnu ni la reine Isabelle ni le régime constitutionnel espagnol, plutôt que l'accord avec la France: «Notre position et nos intérêts, disait-il, s'accordent mieux avec la position et les intérêts de ces puissances qu'avec ceux de la France; elles ont en commun avec nous le dessein d'empêcher que l'Espagne ne devienne un pur instrument entre les mains de la France. Résister à l'établissement de l'influence française en Espagne, tel doit être notre principal et constant effort.» Le ministre d'Angleterre à Madrid, M. Aston, homme d'esprit et d'honneur, mais placé là à bon escient par lord Palmerston, était imbu des mêmes préventions et de la même passion; il avait été un moment question de le changer; mais il fut maintenu à son poste, et la politique de rivalité et de lutte contre la France continua de prévaloir en fait à Madrid pendant qu'à Londres le premier ministre la soutenait en principe dans le conseil.
En même temps que je rencontrais à chaque pas cette disposition du gouvernement anglais, j'apprenais d'Espagne, avant même qu'à Londres le cabinet whig et lord Palmerston fussent tombés, que le régent Espartero perdait chaque jour du terrain, et que le parti des modérés, les chefs militaires surtout, préparaient contre lui une insurrection dont ils se promettaient le retour au pouvoir de la reine Christine et de ses amis. Espartero et ses partisans ne cachaient pas leurs alarmes; on allait jusqu'à dire que, dans la perspective du succès de ce soulèvement, ils méditaient de quitter l'Espagne et de se retirer à Cuba, emmenant avec eux la jeune reine Isabelle, sa soeur l'Infante doña Fernanda, et restant ainsi en possession de la royauté et du pouvoir légal. Je n'ajoutais nulle foi à ce bruit, presque aussi invraisemblable à concevoir qu'impossible à exécuter; mais j'étais très-frappé de l'état des partis qu'il révélait et des événements qu'il faisait pressentir. Le 6 août 1841, j'écrivis au roi, alors au château d'Eu: «Il est bien à désirer que les amis de la reine Christine se tiennent tranquilles et laissent le gouvernement du régent actuel suivre le cours de ses propres fautes et des destinées qu'elles lui feront. Il descend visiblement: si on tente de le renverser, on le relèvera peut-être, et réussît-on à le renverser, il y aurait une victoire pleine de périls; tandis que, si l'on attend, les bras croisés, que la victoire vienne, elle sera sûre. La mort naturelle est, pour les gouvernements, la seule mort véritable, la seule qui ouvre réellement leur héritage. M. Zéa[37] m'a paru fort pénétré de ces idées, et la reine Christine est, je crois, très-disposée à les accueillir.» Et quelques jours après, le 17 août, considérant les affaires d'Espagne sous un autre aspect, j'écrivis également au roi: «Une idée me préoccupe; je crains que nous n'ayons l'air d'abandonner sans protection, sans secours, cette pauvre petite reine qui n'a auprès d'elle, ni mère, ni gouvernante, ni gardien ou serviteur sûr et dévoué. Ne serait-ce pas un moment très-convenable, très-digne, très-bien choisi pour envoyer en Espagne un ambassadeur, accrédité auprès d'elle en cas de mouvements révolutionnaires? Le gouvernement de Madrid n'aurait aucun droit de se plaindre. Le roi ferait acte de prévoyance politique et de protection de famille. Personne ne pourrait s'y méprendre, et je ne vois pas, dans aucune hypothèse, qu'aucune mauvaise conséquence puisse en résulter. Je prie le roi d'y bien penser et de vouloir bien me faire connaître son impression.»
[Note 37: M. Zéa Bermudez, naguère ministre de la reine Christine, était resté dans l'exil son intime et fidèle conseiller.]
À ma première lettre, le roi répondit[38]: «La reine Christine est venue à Saint-Cloud le jour de mon départ; je lui ai parlé dans le sens que vous me développez dans votre lettre d'hier, et elle y a complètement abondé». Et à la seconde[39]: «Je partage votre opinion sur l'opportunité de nommer dès à présent un ambassadeur près de la reine Isabelle II, et de la couvrir ainsi de toute la protection que nous pouvons lui donner aujourd'hui. Je préfère même beaucoup que nous prenions l'initiative, à cet égard, avant l'Angleterre. Pourtant je crains qu'on ne donne à cette démarche une interprétation qui, en en faussant le caractère et l'objet, amènerait un résultat tout contraire à celui que nous voulons obtenir. Cette interprétation consisterait à faire considérer l'envoi d'un ambassadeur comme un pas vers Espartero et un hommage à sa régence. Je crois que tout dépendra de la manière dont la reine Christine et ses amis politiques envisageront et qualifieront la démarche. Par conséquent, je voudrais que vous pussiez voir M. Zéa demain matin de bonne heure, assez tôt pour que vous pussiez encore voir la reine Christine elle-même avant votre départ pour Lisieux. Quand vous vous serez assuré de la manière dont la reine et Zéa envisageraient cet acte, s'il est pris par eux comme je le désire, alors l'effet est assuré et nous pouvons aller immédiatement de l'avant. Mais si, au contraire, ils n'y voient qu'un avantage pour Espartero, alors je crois qu'il faut y renoncer quant à présent, et rester sur la ligne que nous avions adoptée, c'est-à-dire attendre, avant de rien faire, ce que fera le nouveau ministère anglais, et probablement ce qu'il voudra même concerter avec nous.»
[Note 38: Le 7 août 1841.]
[Note 39: Le 18 août 1841.]
J'écrivis dès le lendemain au roi: «Je viens de voir M. Zéa. Il est convaincu que la nomination immédiate d'un ambassadeur à Madrid tournerait au profit d'Espartero, et serait regardée par le parti modéré comme un grave échec. Il préfère beaucoup que le roi attende la formation du nouveau cabinet britannique qui sera, dit-il, très-disposé et même empressé à se concerter avec la France. J'ai trouvé la conviction de M. Zéa si arrêtée et si profonde que je n'ai pas jugé nécessaire de voir, sur le même sujet, la reine Christine. Je pense, comme Votre Majesté, que la mesure ne serait bonne à prendre qu'autant qu'elle produirait en Espagne sur tous les partis, exaltés ou modérés, un effet analogue à l'intention dans laquelle elle serait prise. Puisqu'il n'en serait pas ainsi, il faut attendre.»
Nous n'attendîmes pas longtemps: dès que le cabinet tory fut formé, M. Zéa retira son objection à la nomination de notre ambassadeur à Madrid, et me pressa même de l'accomplir. Il connaissait depuis longtemps lord Aberdeen, et il en était fort connu et estimé. Il avait la confiance que le nouveau cabinet anglais, essentiellement monarchique et conservateur, le serait même en Espagne, et s'entendrait avec nous. Pour mon compte, je tenais beaucoup à ce que notre ambassadeur fût nommé avant l'explosion des troubles que tout le monde prévoyait au delà des Pyrénées: si ces troubles tournaient en faveur du régent Espartero, l'envoi inattendu d'un ambassadeur de France à Madrid devenait une platitude; si au contraire la reine Christine et ses partisans triomphaient, notre ambassadeur ne serait arrivé qu'à leur suite et comme leur instrument. Ni l'une ni l'autre de ces situations ne nous convenait; aux yeux de l'Angleterre comme de l'Espagne, nous voulions être les amis de la reine Isabelle et de la monarchie constitutionnelle espagnole, non des auxiliaires au service de l'un des partis qui, sous ce régime, se disputaient violemment le pouvoir. Nous n'avions nulle confiance dans le régent Espartero, mais nul dessein non plus d'entrer, contre lui, dans l'arène et de travailler à son renversement. Nous ne cachions point nos opinions et nos voeux quant au gouvernement intérieur de l'Espagne, mais nous restions fidèles à notre politique de non-intervention. Je demandai au roi d'instituer sans délai cette ambassade, et de la confier à M. de Salvandy: esprit élevé, généreux, entreprenant, monarchique et libéral avec une sincérité profonde quoique un peu fastueuse, plein de vues politiques saines, même quand elles étaient exubérantes et imparfaitement équilibrées, pas toujours mesuré dans les incidents et les dehors de la vie publique, mais sensé au fond, capable de faire des fautes, mais capable aussi de les reconnaître, d'en combattre loyalement les conséquences et d'en porter dignement le poids. Il avait été ministre de l'instruction publique dans le cabinet de M. Molé, et je trouvais un réel avantage à le retirer de l'opposition et à le rallier au ministère. Il connaissait et aimait l'Espagne. Il accepta volontiers cette aventureuse mission[40]. La reine Christine l'accueillit de bonne grâce, quoique avec quelque déplaisir; elle ne trouvait pas qu'en envoyant un ambassadeur à Madrid pendant cette régence d'Espartero contre laquelle elle avait protesté, le roi son oncle fût aussi Christino qu'elle l'aurait voulu; mais elle était de ceux qui savent se résigner sans renoncer. M. de Salvandy se disposait à partir quand les nouvelles de l'insurrection du général O'Donnell en Navarre contre Espartero, dans les premiers jours d'octobre 1841, arrivèrent à Paris, encore confuses et sans résultat.
[Note 40: Il fut nommé le 9 septembre 1841.]
Je sentis, en les recevant, que la nécessité et en même temps l'occasion étaient venues de faire pleinement connaître au nouveau cabinet anglais notre attitude, notre intention et le fond de notre pensée dans nos relations avec l'Espagne. J'écrivis sur-le-champ à M. de Sainte-Aulaire[41]: «Je suis sûr qu'à Londres, comme ailleurs, on nous attribue ce qui se passe en Espagne; on croit que nous travaillons au rétablissement de la reine Christine. Je ne m'en étonne pas; c'est une idée naturelle, conforme aux vraisemblances et aux apparences. Voici le vrai sur ce que nous avons pensé et fait depuis quelques années quant à l'Espagne, sur ce que nous pensons et faisons aujourd'hui.
[Note 41: Le 11 octobre 1841.]
«Notre disposition générale envers la reine Christine est bienveillante, bienveillante par esprit de famille, bienveillante à cause de la personne même qui mérite vraiment et inspire naturellement de l'intérêt.
«La raison politique a concouru, pour nous, avec la bienveillance personnelle. Lorsque, en 1833, malgré d'anciennes traditions et de grands intérêts français, nous avons reconnu la régence de la reine Christine, c'est que nous l'avons crue seule capable de gouverner l'Espagne, d'y maintenir un peu de royauté et d'ordre, entre et contre les prétentions de l'absolutisme inintelligent et du radicalisme révolutionnaire.
«Si toute l'Europe avait pensé alors comme la France et l'Angleterre, si les cinq grandes puissances avaient reconnu à la fois la royauté d'Isabelle, la régence de Christine, et exercé à Madrid leur influence, très-probablement cette influence aurait imprimé aux événements un autre cours, et épargné à l'Espagne bien des malheurs, à l'Europe bien des embarras.
«Malgré ses fautes, malgré ses malheurs, nous pensons qu'à tout prendre la reine Christine n'a pas manqué à sa situation. Tant qu'elle a gouverné, elle a employé, au profit de la bonne cause, au profit des principes d'ordre et de justice, ce qu'elle a eu de force et d'influence. Elle a été souvent entraînée, souvent vaincue, mais elle a constamment lutté, et sa défaite a été le triomphe de l'esprit d'anarchie.
«Voilà, sans rien taire ni rien exagérer, notre bienveillance pour la reine Christine, son sens politique et ses motifs. Les faits ont déjà montré quelle en était la limite.
«Après la chute de la reine Christine, nous avons accepté, sans hésitation, sans interruption, les relations politiques avec la régence, d'abord provisoire, puis définitive, d'Espartero. Il n'y a eu, entre les deux gouvernements, point de rupture, même momentanée, point de choc, même caché. J'ai hautement déclaré, dans les deux Chambres, que nous ne nous mêlerions point des affaires intérieures de l'Espagne, que nous ne nuirions en rien à son nouveau gouvernement.
«Notre conduite a été conforme à notre langage. Au profit du régent Espartero comme de la reine Christine, nous avons retenu don Carlos en France et, autant qu'il était en nous, préservé l'Espagne de la guerre civile. Pas plus contre le régent Espartero que contre la reine Christine, nous n'avons poursuivi l'exécution des engagements relatifs aux quarante ou cinquante millions que l'Espagne nous doit, ce qui l'aurait réduite à la publicité de la banqueroute.
«Les nouvelles occasions de querelle ne nous ont pas manqué. Les procédés du nouveau gouvernement espagnol, envers la France et le roi, ont été souvent très-inconvenants. Un conflit a failli éclater sur notre frontière, à l'occasion de territoires et de droits de pâturage contestés entre les deux pays. On a décidé et presque ordonné, à Mahon, l'évacuation de l'îlot del Rey, sans nous en avoir seulement avertis. J'ai évité ces occasions de brouillerie; j'ai été conciliant, au sein même de relations froides et quelquefois épineuses; je n'ai témoigné d'aucune susceptibilité, aucune défiance. Entre le cabinet de Madrid et nous l'intimité n'existait pas; je n'ai pas souffert que la malveillance s'y glissât un moment.
«Le séjour de la reine Christine en France, le bon accueil qu'elle y a reçu, c'est là, je le sais bien, ce qui a excité et excite le plus de soupçons.
«Comment eût-il pu en être autrement? Si nous n'avions pas bien reçu la reine Christine, nous aurions manqué aux premiers devoirs de famille, d'honneur, aux exemples de respect mutuel que se doivent entre eux les souverains. Nous aurions également manqué aux plus simples conseils de la prudence. Nous ne le dissimulons point; nous n'avons jamais bien pensé de la révolution de septembre 1840 en Espagne et de l'avenir d'Espartero; nous avons craint, au delà des Pyrénées, de nouvelles explosions révolutionnaires; nous avons regardé la reine Christine comme pouvant être, un jour, une ancre de salut pour l'Espagne, le seul moyen possible de transaction et de gouvernement. À ce titre aussi, je n'hésite pas à le dire, nous avons dû l'accueillir et ménager sa situation.
«Nous lui avons conseillé de demeurer étrangère à toute menée contre le nouveau gouvernement de Madrid. Nous lui avons dit que, si elle devait être quelque jour utile à l'Espagne, c'était à la condition de n'être remise en scène que par la nécessité évidente, après l'épuisement et la chute des partis contraires, non par les intrigues de son propre parti. Et, pour notre compte, nous nous sommes tenus absolument en dehors, non-seulement de toute action exercée en Espagne par les partisans de la reine Christine, mais même de toute relation avec eux. Nous avons écarté toute insinuation de ce genre, et scrupuleusement accompli, envers le gouvernement espagnol, ce que nous conseillait la prudence, ce que nous prescrivait la probité. J'affirme que nous sommes complétement étrangers à ce qui vient d'éclater en Espagne; nous n'y avons point connivé; nous ne l'avons point connu d'avance; nous n'y aidons et nous n'y aiderons en rien. Nous ne méconnaissons point les difficultés de notre situation envers le gouvernement de Madrid, et nous ne saurions y échapper puisque nous ne saurions changer la situation même. Mais nous ne changerons rien non plus à notre conduite; elle sera, comme elle a été depuis un an, parfaitement loyale et pacifique. Nous venons de le prouver à l'instant même en ordonnant, selon le désir de M. Olozaga[42], que les carlistes, qui s'étaient rassemblés sur la frontière pour rentrer en Espagne en vertu de l'amnistie, en soient éloignés et refluent vers nos départements de l'intérieur.
[Note 42: Envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire d'Espagne en France, depuis la régence d'Espartero.]
«Sur ce qui se passe et pour le moment actuel, voilà, mon cher ami, ce qui est et ce que j'ai à dire; mais évidemment, et quoi qu'il arrive du mouvement qui vient d'éclater, il faut penser à l'avenir de l'Espagne.
«Des trois partis qui s'agitent là, les absolutistes et don Carlos, les modérés et la reine Christine, les exaltés et le régent Espartero ou le tuteur Arguelles, aucun n'est assez fort ni assez sage pour vaincre ses adversaires, les contenir et rétablir dans le pays l'ordre et un gouvernement régulier. L'Espagne n'arrivera à ce résultat que par une transaction entre les partis.
«À son tour, cette transaction n'arrivera pas tant que la France et l'Angleterre n'y travailleront pas de concert. La rivalité de la France et de l'Angleterre en Espagne, leurs luttes pour l'influence, l'opposition de leurs patronages, cette seule cause suffirait à entretenir la guerre des partis espagnols et à les frapper tous d'impuissance quand ils arrivent au gouvernement.
«La bonne intelligence et l'action commune de la France et de l'Angleterre sont indispensables à la pacification de l'Espagne.
«Et, comme vous l'a très-bien dit lord Aberdeen, pour que la France et l'Angleterre s'entendent et agissent de concert en Espagne, il importe qu'elles ne soient pas les seuls acteurs sur ce théâtre, et qu'avec elles les autres grandes puissances y paraissent. À deux, il est à craindre que la rivalité ne continue. À cinq, on peut espérer que l'intérêt le plus général, le plus élevé, finira par prévaloir.
«Sans doute, les intérêts de second ordre ne cesseront pas d'exister; sans doute, il y aura toujours entre la France et l'Angleterre, à propos de l'Espagne, des questions d'amour-propre national et de jalousie traditionnelle, des questions d'alliance et de mariage. Je ne méconnais point l'importance et la difficulté de ces questions. Je n'hésite pas à dire que, sur toutes, on nous trouvera modérés, conciliants, sans arrière-pensées et sans prétentions exclusives. Je n'ai rien de plus à dire aujourd'hui. Nous désirons vivement la pacification de l'Espagne; elle importe à notre repos, à notre prospérité. Nous ne pouvons souffrir qu'une influence hostile s'établisse là, aux dépens de la nôtre. Mais j'affirme que, sur le théâtre de l'Espagne pacifiée et régulièrement gouvernée, dès que nous n'aurons rien à craindre pour nos justes intérêts et nos justes droits, nous saurons vivre en harmonie avec tout le monde, et ne rien vouloir, ne rien faire qui puisse inspirer à personne, pour l'équilibre des forces et des influences en Europe, aucune juste inquiétude.»
En expédiant cette lettre à M. de Sainte-Aulaire, j'ajoutai: «Lisez-la à lord Aberdeen, et quoique bien particulière et confidentielle, offrez-lui de lui en donner une copie. C'est l'expression vraie de notre situation et de notre pensée: je désire qu'elle reste sous les yeux de lord Aberdeen et de sir Robert Peel. Il est impossible de prévoir ce que deviendra l'insurrection des christinos. Je n'en augure guère, quant à présent, qu'une nouvelle cause d'anarchie dans le pays et d'impuissance dans le gouvernement. Je tremble pour ces deux petites filles. C'est une situation du moyen âge et de Shakspeare.»
Quand les premiers bruits de l'insurrection des christinos arrivèrent à Londres, lord Aberdeen s'en montra d'abord assez peu ému; il en parla froidement à M. de Sainte-Aulaire, ajoutant, comme par occasion: «Je ne voudrais pas trop émettre cette idée; mais au fond je ne vois de salut pour l'Espagne que dans la réunion des partis de la reine Christine et de don Carlos, au moyen d'un mariage.» Le surlendemain, il était plus animé; comme M. de Sainte-Aulaire lui affirmait que nous n'étions pour rien dans ce qui venait de se passer en Navarre: «Voilà encore, lui dit-il, des choses que je dois croire contre toute vraisemblance; mais assurément vous trouverez bien des incrédules. La reine Christine n'est-elle pas à Paris? Ne va-t-elle pas partir pour se mettre à la tête de l'insurrection?» Quand M. de Sainte-Aulaire lui eut lu et remis, le 15 octobre, ma lettre du 11, il en fut frappé, la garda cinq jours, et lui dit, en la lui rendant, qu'il l'avait montrée à sir Robert Peel et aussi à la reine «qu'elle devait beaucoup intéresser: Je crois, ajouta-t-il, tout ce qu'affirme M. Guizot, quant à l'Espagne; mais il sera difficile de le persuader à Madrid. Pourtant, les préventions qu'en entrant aux affaires j'apportais contre Espartero sont aujourd'hui diminuées; je le trouve modéré, sans grands talents, mais animé de bonnes intentions et disposé à entendre raison. Du reste, j'ai écrit à M. Aston pour lui prescrire de rester, vis-à-vis du régent, dans la mesure que commandent les principes du droit public vis-à-vis d'un gouvernement reconnu, sans toutefois rien exagérer et sans se compromettre par des manifestations trop vives.»
Ce n'était pas à Madrid seulement qu'il était difficile de persuader que nous n'étions pour rien dans l'insurrection des christinos, et que nous n'avions en Espagne point d'autre dessein que ce que j'écrivais à M. de Sainte-Aulaire. On mandait de Paris à Londres que très-probablement j'étais, pour mon compte, étranger à l'insurrection, et sincère dans ce que j'affirmais à cet égard, mais que ni du roi, ni du maréchal Soult on n'en pouvait croire autant: on racontait les fréquents entretiens du roi avec la reine Christine, la joie que, disait-on, il avait témoignée en apprenant le soulèvement du général O'Donnell; on parlait des audiences du maréchal Soult à divers officiers christinos partis pour l'Espagne. Le roi Louis-Philippe se laissait quelquefois trop aller à ses premières impressions, et le maréchal Soult s'inquiétait peu de mettre dans ses démarches de l'unité et de la cohérence; mais quelles que fussent ses vivacités d'un moment, le roi tenait fermement à sa politique générale, et le maréchal la servait sans embarras à travers les déviations et les contradictions qu'un moment il trouvait utiles ou commodes. Ils étaient l'un et l'autre bien décidés à ne point engager la France et eux-mêmes dans les affaires de l'Espagne, et l'erreur des diplomates était d'attacher à de petits faits un sens et des conséquences qu'ils n'avaient pas. Les méfiants ne savent pas combien ils sont crédules, ni avec quelle légèreté, dans leur empressement à croire ce qui est vraisemblable, ils méconnaissent ce qui est vrai.
Le mauvais succès de l'insurrection mit bientôt fin à ces doutes et à ces rapports devenus sans importance. À Madrid comme dans les provinces, le régent Espartero triompha rapidement. Le plus brillant et le plus dévoué des partisans de la reine Christine, le général Diégo Léon, fut pris et fusillé. À Paris, le résultat de la victoire du régent fut une visite de M. Olozaga qui vint me dire qu'il avait ordre de demander que la reine Christine fût éloignée de France; en cas de refus, il devait, ajouta-t-il, demander lui-même ses passe-ports. Je n'attendis pas d'avoir consulté le roi et le cabinet pour lui répondre qu'il n'obtiendrait qu'un refus, et j'engageai en même temps M. de Salvandy à retarder son départ; le roi, que j'en informai sur-le-champ, me répondit: «Quant au départ de Salvandy, il me semble en effet impossible de le laisser partir avant de savoir comment se sera terminée l'impertinente demande d'Olozaga. Vous croyez que c'est ici qu'on la lui a suggérée, je le crois comme vous; mais avec l'arrogance espagnole et leur crainte de se compromettre avec la tribune ou les journaux, il est probable que, quels que soient les inventeurs, le gouvernement d'Espartero la soutiendra. Nous verrons. J'espère que la réponse sera un peu altière. Si Olozaga le prend doucement et renonce, nous dirons: «C'est bon,» et «Partez, Salvandy,» s'il n'est retenu par d'autres raisons. Mais il est clair que nous serions fort empêtrés du départ de Salvandy si Olozaga, se renfermant dans le cercle de Popilius, nous disait de chasser la reine Christine ou de lui donner, à lui, ses passe-ports. Alors ce serait à lui qu'il faudrait dire: «C'est bon,» et «Partez, Olozaga.» Je pense bien qu'il n'y aurait pas, parmi nous, a dissentient voice.»
Le cabinet fut unanime et le refus péremptoire. M. Olozaga n'insista point, ne demanda point ses passe-ports, et M. de Salvandy resta à Paris en attendant que la conduite du gouvernement espagnol, en Espagne et envers nous, nous indiquât celle que nous avions nous-mêmes à tenir envers lui.
Au bout de six semaines, et sinon au fond, du moins à la surface, les situations étaient changées. En repoussant la demande de M. Olozaga quant à la reine Christine, nous avions envoyé quelques troupes sur notre frontière des Pyrénées et quelques vaisseaux sur la côte de Catalogne, disant très-haut, ce qui était parfaitement vrai, que nous n'avions nulle pensée agressive, mais que nous ne voulions supporter aucune hostilité, aucune impertinence. Le régent Espartero, de son côté, n'avait guère retiré, de sa victoire sur les christinos, d'autre fruit que d'échapper au danger du moment; à leur tour, les anarchistes l'attaquaient; à Barcelone, à Valence, sur plusieurs autres points, il était aux prises avec les désordres et les insurrections révolutionnaires; il travaillait honnêtement à les réprimer et s'efforçait de suppléer, par le courage du soldat, à la fermeté que le politique n'avait pas. Il nous témoignait en même temps des dispositions modérées et conciliantes; au lieu de nous adresser des demandes ou des plaintes inattendues et hautaines, M. Olozaga consultait M. Bulwer, premier secrétaire de l'ambassade anglaise, sur la façon dont il devait s'y prendre pour obtenir de nous les réponses ou les démonstrations qu'on désirait à Madrid. J'écrivis à M. de Sainte-Aulaire[43]:
[Note 43: Le 22 novembre 1841.]
«La corde se détend entre nous et l'Espagne. L'attitude prise par le régent Espartero contre les anarchistes nous permet de modifier la nôtre envers lui. Les vaisseaux que nous avions envoyés devant Barcelone en sont déjà revenus. Sans retirer de notre frontière des Pyrénées les troupes qui y sont déjà arrivées, nous ralentissons le mouvement de celles qui étaient en marche pour s'y rendre. Très-probablement M. de Salvandy partira bientôt pour Madrid.» M. de Sainte-Aulaire me répondit sur-le-champ[44]: «Je crois en effet que le moment est venu de faire partir M. de Salvandy. Je crois qu'il ferait bien à Madrid et je suis sûr que l'effet de son départ serait bon à Londres. J'approuve fort l'attitude que nous avons prise, et je ne vois pas de raison pour éloigner nos troupes de la frontière; mais l'absence de l'ambassadeur laisse le champ libre à nos rivaux, et en même temps qu'elle leur donne sur nous des avantages, elle les entretient dans une humeur tous les jours plus âcre et qui sera bientôt chronique. J'ai fait honneur à M. de Salvandy, auprès de lord Aberdeen, de ses dispositions favorables à Espartero; j'ai dit qu'elles vous étaient connues et qu'ainsi ce choix pour Madrid démentait la malveillance qu'on voulait nous imputer contre le régent. Lord Aberdeen m'a écouté avec une satisfaction sensible, et le départ de notre ambassadeur dissiperait des méfiances qui peuvent embarrasser notre politique sans profit.»
[Note 44: Le 24 novembre 1841.]
M. de Salvandy partit pour Madrid le 29 novembre, et ses instructions déterminaient clairement le caractère pacifique et impartial de sa mission[45]. Entré en Espagne le 8 décembre, son voyage d'Irun à Madrid fut une sorte de triomphe: «L'ambassade du roi, m'écrivit-il en arrivant[46], a reçu sur la route, de la part du gouvernement espagnol, des marques constantes d'égards et de sollicitude. Les alcades de toutes les villes et villages sans exception sont venus la complimenter et lui offrir leurs services. Cependant, à la frontière, elle n'a pas reçu les saluts d'usage; mais les harangues que lui ont adressées toutes les autorités militaires, ecclésiastiques et civiles à Irun, et les salves qui lui ont été accordées à Saint-Sébastien ne permettent pas de supposer une préméditation ou un calcul. Je ferai toutefois une observation à cet égard, dans l'intérêt de l'avenir. À Irun, les harangues ont été pleines de respect et d'attachement pour la France; l'alliance des deux nations, le besoin particulier de cette alliance pour le peuple espagnol, l'appel à l'action française pour assurer enfin l'union de tous les partis, ont été des textes vivement développés plusieurs fois. Dans les provinces basques, l'empressement des populations s'unissait visiblement aux démarches officielles des autorités. À Vittoria, le capitaine général, malgré l'heure avancée de la nuit, se tenait debout pour m'attendre. À Burgos, le lieutenant général de Hoyos, capitaine général, m'a immédiatement visité. Je n'ai pas cru devoir me présenter chez les Infants. Dans cette dernière ville, le chef politique et les alcades ont vivement insisté, auprès de moi, sur l'erreur où serait le gouvernement français de croire l'Espagne inclinée vers les idées révolutionnaires ou vers l'influence anglaise; la cause de l'ordre, disaient-ils, l'affermissement de la monarchie, l'affection pour la France sont dans le coeur de tous les Espagnols. Dans plusieurs cantons des provinces basques, j'ai trouvé encore toutes vives les traces des dévastations de la guerre civile. Dans les Castilles, les ravages de la guerre de l'indépendance ne sont pas encore effacés. Après vingt et un ans j'ai donc trouvé peu de changements; les seuls que j'aie remarqués sont des communications plus régulières et plus fréquentes, des cultures plus avancées et l'aspect des troupes meilleur; elles sont très-délabrées pour des yeux français; elles le sont moins qu'en 1820.»
[Note 45: Pièces historiques, nº XV.]
[Note 46: Le 22 décembre 1841.]
Trois jours après, M. de Salvandy m'écrivit: «Un incident grave s'est élevé; le cabinet espagnol ne reconnaît pas l'ambassadeur accrédité auprès de la reine Isabelle II; il prétend que les lettres de créance soient remises et l'ambassadeur présenté au régent, dépositaire constitutionnel de l'autorité de la reine. J'ai décliné péremptoirement ces prétentions inattendues. J'attends les ordres du roi.»
Il y avait, dans la première phrase, un peu d'exagération et de confusion: le cabinet espagnol ne refusait point de reconnaître l'ambassadeur accrédité auprès de la reine Isabelle II; il ne s'étonnait et ne se plaignait point que les lettres de créance fussent adressées à la jeune reine elle-même; il prétendait qu'elles devaient être remises au régent, dépositaire constitutionnel de l'autorité de la reine. M. de Salvandy soutenait qu'en sa qualité d'ambassadeur, représentant personnellement le roi des Français auprès de la reine d'Espagne, c'était à la reine personnellement, quoique mineure, qu'il devait remettre ses lettres de créance, sauf à traiter ensuite de toutes les affaires avec le régent seul et ses ministres. Il se fondait sur les principes monarchiques, sur les usages constants des cours d'Europe, et spécialement sur ce qui s'était passé entre la France et l'Espagne elles-mêmes lorsque, en 1715, le comte de Cellamare, ambassadeur d'Espagne en France, avait présenté ses lettres de créance à Louis XV mineur, non au régent, le duc d'Orléans. Le cabinet espagnol répondait, par l'organe de M. Antonio Gonzalès, ministre des affaires étrangères, que le régent exerçant, aux termes de l'art. 59 de la constitution espagnole, toute l'autorité du roi, c'était devant lui que devaient se produire les lettres de créance des représentants étrangers. Une longue discussion s'engagea entre l'ambassadeur et le ministre; plusieurs notes furent échangées; on essaya de quelques moyens d'accommodement; M. de Salvandy se déclara prêt à remettre ses lettres de créance à la reine en présence du régent qui les recevrait aussitôt de la main de la reine et les ouvrirait devant elle; on offrit à M. de Salvandy de donner à sa réception par le régent, dans le palais même de la reine, tout l'éclat qu'il désirerait, en ajoutant que, dès qu'il aurait remis au régent ses lettres de créance, il serait autorisé à remettre à la jeune reine elle-même les lettres particulières de la reine Christine, sa mère, ou du roi Louis-Philippe, son oncle, dont il pourrait être chargé. La discussion ne fit que confirmer les deux diplomates dans la position qu'ils avaient prise et dans la thèse qu'ils avaient soutenue, et toutes les tentatives de transaction échouèrent contre les impérieuses prétentions des deux principes en présence et en lutte.
C'était bien vraiment deux principes en présence et en lutte. En me rendant compte de la difficulté qui s'élevait, M. de Salvandy avait ajouté: «J'ai la conviction qu'une main alliée a tout dirigé. Dans une conférence avec M. Aston, et je l'ai dit à M. Pageot quand cet incident ne s'était pas encore élevé, j'ai vu le whig opiniâtre, le continuateur résolu et passionné de la politique de lord Palmerston, qui trouvait, dans son rôle ici, une double satisfaction, et à se venger de la France, et à se venger du cabinet même qui l'emploie. Mes paroles précises et cordiales sur l'alliance des deux nations, sur les rapports des deux gouvernements, ne m'ont pas obtenu de réponse. Je n'en ai pas obtenu davantage à mes assurances d'efforts sincères et soutenus pour m'entendre avec lui. Son visage, son accent seuls répondaient. Ses formes polies ne m'ont en rien dissimulé son inquiétude de ne plus être seul sur ce théâtre et de se le voir disputer. Encore une fois, j'ai eu toutes ces impressions, j'ai porté ce jugement avant l'incident qui est survenu.» Les impressions de M. de Salvandy étaient justes, mais excessives, et il en tirait, comme cela lui arrivait souvent, de trop grandes conséquences. Les dispositions de M. Aston n'étaient pas meilleures qu'il ne les pressentait; accoutumé à représenter et à pratiquer la politique de méfiance et d'hostilité entre l'Angleterre et la France en Espagne, le ministre de lord Palmerston avait plus de goût pour les inspirations de son ancien chef que pour celles de lord Aberdeen, et il ne s'affligea probablement guère, dans son âme, du désaccord qui éclata entre le nouvel ambassadeur français et le gouvernement espagnol; mais son attitude fut embarrassée et faible plutôt que nette et active; il ne dirigea point, dans la querelle où ils s'engagèrent, le régent Espartero et ses conseillers; il ne fit que les suivre, écrivant à Londres que, selon lui, ils avaient raison, et s'appliquant surtout à se ménager à Madrid en ne les contrariant pas. Il eût pu avoir une bonne influence qu'il ne rechercha point, et celle qu'il exerça fut mauvaise, mais peu puissante. Les instincts et les passions du parti exalté, alors dominant en Espagne et autour du régent, furent le vrai mobile de l'événement; ce parti fut choqué de la position secondaire que faisait à son chef la demande de l'ambassadeur de France; choqué que, pendant l'inaction légale du pouvoir héréditaire, le pouvoir électif ne fût pas tout dans toutes les circonstances du gouvernement. Le parti ne méditait point l'abolition de la monarchie, mais les considérations monarchiques le touchaient peu et les sentiments radicaux le dominaient; il croyait le sens et l'honneur de la constitution engagés dans la querelle. Ce ne fut point l'action du ministre d'Angleterre, ni les menées des intrigants qui cherchaient leur fortune personnelle dans l'hostilité contre la France, ce fut la disposition générale et profonde du parti alors en possession du pouvoir qui détermina l'opiniâtreté avec laquelle le régent et ses conseillers persistèrent dans leur refus d'accéder à la demande de notre ambassadeur.
Quoi qu'il en fût des causes et des auteurs de l'événement, nous approuvâmes pleinement la conduite de M. de Salvandy, et je lui écrivis le 22 décembre 1841: «Le gouvernement du roi n'a pas appris sans un vif étonnement l'obstacle inattendu qui a empêché la remise de vos lettres de créance. La prétention énoncée par le ministre espagnol est complétement inadmissible et contraire à tous les précédents connus. Sauf les cas peu nombreux où la régence s'est trouvée exercée par une personne royale, par le père ou la mère du souverain, jamais les lettres de créance n'ont été remises qu'au souverain même à qui elles étaient adressées. Vous avez cité très à-propos ce qui s'est passé en France pendant la minorité de Louis XV et pour la présentation de l'ambassadeur espagnol lui-même. Cet exemple est d'un poids irrésistible dans le cas actuel. Un autre exemple qui, par sa date toute récente et par ses circonstances, s'applique plus spécialement encore à la difficulté si inopinément survenue, c'est ce qui a eu lieu, au Brésil, il y a peu d'années, lorsque M. Feijão y fut élevé à la régence. Il voulut aussi exiger que les lettres de créance lui fussent remises; mais le gouvernement du roi n'y ayant pas consenti, M. Feijão finit par s'en désister. En Grèce, pendant la minorité du roi Othon, la question ne s'est pas même élevée. L'usage dont nous réclamons le maintien a été uniformément suivi jusqu'ici, et est fondé sur des motifs tellement puissants qu'il serait superflu de les développer. Évidemment, lorsque le souverain se trouve, par son âge, hors d'état d'exercer les fonctions actives de la souveraineté, il importe beaucoup, dans l'intérêt du principe monarchique, de lui en laisser la représentation extérieure, et d'entretenir ainsi dans l'esprit des peuples ces habitudes de respect que pourrait affaiblir une éclipse complète de la royauté. A des considérations d'un tel poids, nous ne saurions même entrevoir quels arguments on aurait à opposer. Il nous est donc impossible, je le répète, d'admettre les prétentions du gouvernement espagnol. Autant il serait loin de notre pensée de modifier, à son préjudice, les usages établis par le droit des gens, autant nous croirions manquer à un devoir sacré en sacrifiant, pour lui complaire dans une occasion où il ne se rend pas bien compte de sa situation et de ses propres intérêts, des formes tutélaires dont l'abandon pourrait entraîner de graves conséquences. Nous aimons à penser que de mûres réflexions le ramèneront à une appréciation plus juste de la question, et que, réduisant ses exigences au sens littéral de la lettre de M. Gonzalès, il se bornera à demander ce que nous trouverions parfaitement naturel, la présence du régent à la remise des lettres de créance qui passeraient immédiatement des mains de la reine dans les siennes. Si notre espoir était trompé, si, malgré les observations que je vous transmets, le gouvernement espagnol persistait dans sa prétention, la volonté du roi est que vous quittiez aussitôt Madrid; et M. Pageot, qui n'aurait pas perdu un instant le caractère de chargé d'affaires, puisque vous n'auriez pas eu la possibilité de déployer celui d'ambassadeur, en reprendrait naturellement les fonctions.»
Avant que ma dépêche parvînt à Madrid, la controverse y avait continué, et s'était, en continuant, grossie et envenimée: les Cortès avaient été ouvertes sans que l'ambassadeur de France, ni personne de son ambassade, assistât à la séance; dans l'embarras causé par la non-présentation de ses lettres de créance, on ne l'y avait invité que d'une façon maladroite et inconvenante, en lui envoyant un simple billet, en son nom personnel, qu'il avait renvoyé aussitôt avec cette brève formule: «L'ambassadeur de France renvoie à M. l'introducteur des ambassadeurs la lettre ci-incluse qui ne lui est pas adressée convenablement.» De part et d'autre, les sentiments de dignité blessée et de susceptibilité personnelle se mêlaient à l'échange des arguments. Soutenus par l'approbation formelle des deux chambres espagnoles, du sénat aussi bien que des Cortès, le régent et ses ministres se retranchaient chaque jour plus fortement derrière leurs scrupules constitutionnels. A l'ombre de ces scrupules, la faction ennemie de la France poussait vivement, contre nous, ses intrigues. Le ministre d'Angleterre prêtait, à d'insignifiantes tentatives de conciliation, un concours froid et embarrassé. Arrivant à M. de Salvandy au milieu de cette situation tendue et chaude, ma dépêche du 22 décembre ne le satisfit guère; dans l'effervescence de son imagination portée à grandir hors de mesure toutes choses et lui-même, il avait rêvé, comme conséquence de l'incident où il était engagé, tout autre chose que son rappel; il m'écrivit sur-le-champ[47]: «Si je n'obtiens pas le dénoûment que je poursuis, et que vos dépêches, une fois encore, me font plus vivement poursuivre, je n'entrevois que deux partis à prendre: attendre ou frapper.
[Note 47: Le 29 décembre 1841.]
«Attendre, les relations avec l'Espagne rompues et les intérêts de la France, dans lesquels je comprends ceux de la royauté espagnole, placés sous la sauvegarde de quelques veto si nets qu'ils arrêtent tout le monde, si légitimes qu'ils n'arment personne. C'est une politique qui ne compromet rien, qui, à la longue, assure tout. Le gouvernement espagnol, que vous voyez, le genou en terre, demander la reconnaissance des monarchies lointaines, comprendra ce que sont les bonnes relations avec la nôtre quand il sentira, et ce sera à l'instant même, les conséquences de leur interruption. Le parti monarchique reprenant sa confiance et ses armes, le parti révolutionnaire ses exigences et ses brandons, un protectorat importun menaçant tous les intérêts vitaux de ce pays et, avant tout, blessant son orgueil, le pouvoir établi rencontrant partout des résistances et bientôt des compétitions, celle de la république théorique représentée par Arguelles ou tout autre, celle de la république armée représentée par Rodil, la concession et la violence devenant les deux refuges dans lesquels ce pouvoir s'abîmerait bientôt: telles seraient les conséquences quand la France, ouvrant la main à la guerre civile pour la laisser passer librement, et envoyant en Espagne la banqueroute par ses réclamations légitimes, comme je vous l'ai ouï-dire si bien, ne se chargerait pas de hâter le terme d'une inévitable réaction.
«Cette réaction se ferait si promptement sentir que, pour éviter les conséquences que j'expose et qui apparaîtraient dès l'abord, je crois incontestable qu'un retour digne et admissible serait offert sur-le-champ à l'action française.
«L'Angleterre serait la première à la vouloir et à y travailler.
«L'autre système serait plus net et plus prompt. Il fut un temps où, pour en finir avec les périls que l'état révolutionnaire de ce royaume fait courir à notre repos et à notre royauté, la politique du roi aurait accepté les occasions légitimes que la folie et l'audace de ce gouvernement lui auraient données. En ce temps-là, je me serais inquiété de cette politique: Votre Excellence en a le souvenir. J'aurais craint qu'avec toutes les complications des événements, toutes les accusations qui en étaient sorties, la légitimité des occasions n'eût pas été assez évidente pour ne pas laisser l'Espagne, l'Espagne offensive des partis et du gouvernement révolutionnaire, à ses seules forces. Mon devoir est d'ajouter que, de loin, je croyais à ces forces; je parlais d'une seconde Afrique sur nos frontières. Aujourd'hui, avec une décision ferme et prompte, je ne croirai ni à une Afrique, ni à une Europe. Je persiste dans l'opinion où j'étais de loin, qu'on peut faire durer ceci, qu'on le peut laborieusement, avec de bons conseils, s'ils sont écoutés, avec de bonnes intentions, si elles sont appréciées, avec de bonnes chances, si Dieu les donne. Mais je crois que c'est là le difficile, que le facile c'est d'abattre tout cet échafaudage d'une révolution qui ne repose pas sur un peuple, d'une usurpation qui ne repose pas sur un homme…. Je ne sais quel est l'avenir réservé à la politique du roi, quelle est l'autorité qui pourra appartenir à mes paroles; mais à tort ou à raison, au risque de me tromper, sachant tout ce que renfermerait une erreur et devant au gouvernement de mon pays ce qui m'apparaît la vérité, je déclare que, pour abattre tout ceci, à mon avis, il faut à peine vingt mille hommes, vingt jours et un prétexte. Le prétexte, vous l'avez.
«Je m'arrête ici, monsieur le ministre; j'étais venu avec l'ambition, puisque le roi le voulait, de reconquérir ce royaume à la France par la politique; d'autres m'ont rendu l'oeuvre impossible à accomplir, en me rendant impossible de la tenter. Je crois voir d'autres moyens de reconquérir l'Espagne à notre alliance, à nos maximes, à notre civilisation, à notre liberté constitutionnelle, au sang et à la politique de Louis XIV. Je vous en indique deux, attendre ou marcher. Je suis en sûreté, car le roi en décidera et vous êtes son ministre.»
Je n'accueillis ni l'une ni l'autre des propositions de M. de Salvandy. Je les trouvai l'une et l'autre violentes et chimériques, dépassant les exigences de la situation et faites pour amener des conséquences tout autres que celles qu'il prévoyait. Le roi et le conseil en pensèrent comme moi, et le 5 janvier 1842, je répondis à l'ambassadeur: «La volonté du roi, que je vous ai déjà annoncée par le télégraphe, est que, si le différend dans lequel vous vous trouvez engagé, par rapport à la remise de vos lettres de créance, n'est pas terminé conformément à nos justes demandes, au moment où cette dépêche vous parviendra, vous demandiez vos passe-ports et partiez immédiatement pour la France.
«Vous m'exprimez l'opinion que, pour la dignité de la France comme dans l'intérêt de l'Espagne, votre rappel devrait être suivi de l'une de ces deux mesures, l'envoi d'une armée française au delà des Pyrénées, ou tout au moins l'interruption absolue des relations diplomatiques entre les deux États. Le gouvernement du roi, après avoir mûrement pesé les considérations que vous faites valoir à l'appui de cette alternative, n'a pas cru qu'il fût possible de l'accepter. D'une part, en ce qui concerne l'envoi d'une armée française en Espagne, il lui a paru que l'incident qui donne lieu à votre rappel ne justifierait pas suffisamment, dans l'opinion publique, un parti aussi extrême, dont les conséquences, prochaines ou possibles, paraîtraient plus graves que ses motifs. D'autre part, il est évident qu'entre deux pays limitrophes qui ont continuellement à débattre tant d'intérêts essentiels, étrangers à la politique, l'interruption complète de tous rapports diplomatiques ne saurait constituer un état permanent, ni même une situation de quelque durée, et qu'on ne peut prendre raisonnablement une pareille attitude que, pour ainsi dire, à la veille et en forme de déclaration d'une guerre déjà certaine.
«Le roi et son conseil n'ont donc pas pensé qu'il fût possible d'adopter l'une ou l'autre des deux déterminations que vous m'indiquiez. Cependant nous avons également reconnu qu'après l'éclat qui vient d'avoir lieu, les choses ne pouvaient être remises purement et simplement sur le pied où elles étaient auparavant, et que le gouvernement du roi devait témoigner, d'une façon non équivoque, son juste mécontentement. On n'a pas voulu, à Madrid, que la reine reçût l'ambassadeur accrédité auprès d'elle par le roi des Français; le roi ne veut recevoir auprès de lui, aucun agent espagnol accrédité à Paris avec un titre supérieur à celui de chargé d'affaires. M. Pageot restera lui-même comme chargé d'affaires au ministère espagnol, et je vous prie de lui remettre la dépêche ci-jointe qui le charge de faire cette déclaration à M. Gonzalès.»
Quand cette dépêche définitive lui arriva, M. de Salvandy était encore en Espagne, mais déjà hors de Madrid; il en était parti le 6 janvier 1842, en y laissant comme chargé d'affaires, non pas le premier secrétaire de l'ambassade, M. Pageot, fort engagé lui-même dans la querelle, mais le second secrétaire, le duc de Glücksberg, «dont la maturité précoce, le bon sens, la mesure et la réserve me rassurent entièrement, m'écrivait-il, sur ce que sa situation pourrait avoir de délicat et de difficile.» Je partageais la confiance de l'ambassadeur dans son jeune secrétaire, et j'approuvai sa disposition. Il n'avait pas encore quitté le sol de l'Espagne, quand lord Cowley vint, le 9 janvier, me communiquer une lettre de lord Aberdeen à M. Aston, en date du 7, expédiée à Madrid par un courrier qui, me dit-il, ne s'était point arrêté en passant. J'avais tenu notre ambassadeur à Londres au courant de tous les incidents de notre contestation avec le cabinet espagnol, en le chargeant de communiquer pleinement à lord Aberdeen les faits et les pièces. Dès le premier moment, lord Aberdeen lui dit «qu'en pareille matière les précédents avaient une grande autorité et devraient être soigneusement vérifiés, qu'à priori il était disposé à nous donner raison et à trouver l'exigence d'Espartero très-impolitique; que si M. Aston l'y avait encouragé, il avait eu grand tort, mais que rien ne justifiait une telle supposition.—J'ai demandé à lord Aberdeen, ajoutait M. de Sainte-Aulaire, s'il ne ferait pas connaître à Madrid sa pensée sur cet incident; il m'a répondu qu'une dépêche de lui arriverait probablement trop tard pour exercer aucune influence sur la solution, qu'il était cependant disposé à l'écrire après en avoir conféré avec sir Robert Peel, et à cet effet il m'a prié de lui laisser les pièces dont je venais de lui donner lecture.»
Je ne me refuserai pas le plaisir d'insérer ici cette lettre à M. Aston que, sur la demande de M. de Sainte-Aulaire, lord Aberdeen chargea lord Cowley de me communiquer: témoignage éclatant de la ferme équité et de la parfaite loyauté qu'en dépit des préventions, des méfiances, des routines nationales, et tout en maintenant la politique anglaise, il portait dès lors dans les relations de l'Angleterre avec la France, quant à l'Espagne: «Il est nécessaire, écrivait-il à M. Aston, que je vous parle avec la plus entière franchise au sujet de la querelle entre le gouvernement espagnol et l'ambassadeur de France. Vous savez sans doute qu'on l'impute exclusivement à votre influence. Ce n'est pas seulement la conviction de M. de Salvandy et du gouvernement français; j'ai vu des lettres de Madrid, écrites par des personnes qui n'ont avec eux aucun rapport, mais pleines de la même persuasion. Je n'ai pas besoin de vous dire que je n'attache à ces rapports aucune foi, et que je crois que vous vous êtes efforcé, par des voies conciliantes, d'accommoder ce différend. Mais en même temps, comme vous avez agi dans l'idée que le gouvernement espagnol était fondé dans ses prétentions, il est clair que votre conseil, de quelque façon que vous l'ayez donné, ce que vous ne m'expliquez pas avec détail, n'a pas dû ni pu produire beaucoup d'effet.
«Personne ne peut être plus disposé que moi à soutenir le gouvernement espagnol quand il a raison, spécialement contre la France. Mais, dans cette circonstance, je crois qu'il a décidément tort, et je regrette beaucoup que votre jugement, ordinairement si sain, soit arrivé à une autre conclusion. La justification que le gouvernement espagnol prétend trouver dans l'art. 59 de la constitution est une pure argutie et un tel sophisme que cela suffit pour inspirer des doutes sérieux sur sa sincérité. Tenez pour certain que, si on y persévère, il faut dire adieu à tout espoir de la reconnaissance de la reine Isabelle par les puissances du Nord. Elles n'y verront, et très-naturellement, qu'une habile tentative du parti révolutionnaire pour abaisser la monarchie, tentative soutenue par la jalousie anglaise à l'aspect de l'influence française.
«Je ne suis point surpris que les Espagnols voient avec méfiance toute démarche de la France, et qu'ils y supposent quelque intention de traiter légèrement le régent et son autorité. Dans le cas présent, je crois que ce soupçon est sans fondement, et que la mission française a été entreprise dans un esprit amical et pressée par notre propre désir. Le procédé naturel, simple et tout indiqué était, sans nul doute, que l'ambassadeur présentât les lettres de créance à la reine à qui elles étaient adressées; et quoique j'attribue la difficulté qui s'est élevée à un soupçon mal fondé du gouvernement espagnol, d'autres y verront un abaissement prémédité de la royauté et un parti pris de se quereller, à tout risque, avec la France.
«Je n'entends pas dire que M. de Salvandy ait élevé aucune prétention comme ambassadeur de famille, ni qu'il ait tenté de faire revivre d'anciens privilèges de communication avec la reine d'Espagne, en dehors des règles que le gouvernement espagnol peut juger nécessaire ou convenable d'établir. Toute tentative de ce genre devrait être fermement repoussée. Depuis que le pacte de famille n'existe plus, l'ambassadeur français doit être sur le même pied que tous les autres.
«Je n'ai pas besoin de vous dire que cette affaire a été la source de grands embarras et déplaisirs. Si M. de Salvandy n'a pas encore quitté Madrid, je ne désespère pas que vous ne parveniez à amener quelque accommodement. Il y aura des discours violents dans les Cortès; les deux gouvernements seront de plus en plus compromis, et chaque jour aggravera la difficulté. Il n'est point improbable que, d'ici à peu de temps, des conséquences très-sérieuses ne viennent à éclater. Quant à présent, nous croyons le gouvernement espagnol tout à fait dans son tort; mais cet incident sera vivement ressenti en France, et le cours des choses amènera probablement les Français à être les agresseurs. Notre position sera alors très-difficile et compliquée. Quand même, à la fin, le gouvernement espagnol aurait raison, l'origine de la querelle serait toujours mauvaise.
«En vous recommandant de prompts et énergiques efforts pour amener le gouvernement espagnol à des dispositions plus traitables dans cette malheureuse querelle, je dois vous laisser le choix des moyens à prendre dans ce but; vous saurez mieux que nul autre comment on peut réussir, et j'affirme que vous ne pouvez rendre un plus grand service à l'Espagne et à l'intérêt public.»
Comme l'avait présumé lord Aberdeen, sa lettre arriva trop tard à Madrid pour exercer, sur la solution de la question qui s'y agitait, quelque influence; mais elle fut, pour moi, un premier et précieux indice de l'élévation et de l'équité d'esprit qu'il porterait dans les relations des deux gouvernements. Je la communiquai à M. de Salvandy qui s'était arrêté à Bayonne; il revint immédiatement à Paris, rassuré et même satisfait dans son amour-propre, puisque lord Aberdeen lui-même lui donnait raison. J'adressai, le 5 février 1842, aux divers représentants de la France en Europe une circulaire destinée à faire partout bien connaître l'attitude que nous avions prise envers le gouvernement espagnol, les principes qui nous avaient dirigés, l'adhésion qu'ils avaient reçue de tous les grands cabinets[48]; et l'incident prit fin sans nous laisser en Espagne aucun affaiblissement de notre situation, en Europe aucun embarras.
[Note 48: Pièces historiques, nº XVI.]
Parmi les cabinets qui nous témoignèrent leur complète approbation de nos principes et de notre attitude dans cette circonstance, je ne nommai point dans ma circulaire celui de Saint-Pétersbourg; nous venions d'entrer, à ce moment même, avec la cour de Russie, dans une situation particulière et tendue. On sait que, depuis 1830, l'empereur Nicolas n'avait jamais, dans sa correspondance, donné au roi Louis-Philippe, comme il le faisait pour les autres souverains, le titre de Monsieur mon frère, et que le roi avait paru ne tenir nul compte de cette offense tacite entre les deux souverains, au sein de la paix entre les deux États. C'était l'usage que chaque année, le 1er janvier et aussi le 1er mai, jour de la fête du roi Louis-Philippe, le corps diplomatique vînt, comme les diverses autorités nationales, offrir au roi ses hommages, et celui des ambassadeurs étrangers qui se trouvait, à cette époque, le doyen de ce corps, portait la parole en son nom. Plusieurs fois cette mission était échue à l'ambassadeur de Russie qui s'en était acquitté sans embarras, comme eût fait tout autre de ses collègues; le 1er mai 1834, entre autres, et aussi le 1er janvier 1835, le comte Pozzo di Borgo, alors doyen des ambassadeurs à Paris, avait été, auprès du roi, avec une parfaite convenance, l'interprète de leurs sentiments. Dans l'automne de 1841, le comte d'Appony, alors doyen du corps diplomatique, se trouvait absent de Paris, et son absence devait se prolonger au delà du 1er janvier 1842. Le comte de Pahlen, ambassadeur de Russie et, après lui, le plus ancien des ambassadeurs, était appelé à le remplacer dans la cérémonie du 1er janvier. Le 30 octobre 1841, il vint me voir et me lut une dépêche, en date du 12, qu'il venait de recevoir du comte de Nesselrode; elle portait que l'empereur Nicolas regrettait de n'avoir pu faire venir son ambassadeur de Carlsbad à Varsovie et désirait s'entretenir avec lui; qu'aucune affaire importante n'exigeant, en ce moment, sa présence à Paris, l'empereur lui ordonnait de se rendre à Saint-Pétersbourg, sans fixer d'ailleurs avec précision le moment de son départ. Le comte de Pahlen ne me donna et je ne lui demandai aucune explication, et il partit le 11 novembre suivant.
Ce même jour, 11 novembre, avec le plein assentiment du roi et du conseil, j'adressai à M. Casimir Périer, qui se trouvait chargé d'affaires à Saint-Pétersbourg, pendant l'absence de notre ambassadeur, M. de Barante, alors en congé, ces instructions: «M. le comte de Pahlen a reçu l'ordre fort inattendu de se rendre à Saint-Pétersbourg et il est parti aujourd'hui même. Le motif allégué dans la dépêche de M. le comte de Nesselrode, dont il m'a donné lecture, c'est que l'empereur, n'ayant pu le voir à Varsovie, désire s'entretenir avec lui. La cause réelle, qui n'est un mystère pour personne, c'est que, par suite de l'absence de M. le comte d'Appony, l'ambassadeur de Russie, en qualité de doyen des ambassadeurs, se trouvait appelé à complimenter le roi, le premier jour de l'an, au nom du corps diplomatique. Lorsqu'il est allé annoncer au roi son prochain départ, Sa Majesté lui a dit: «Je vois toujours avec plaisir le comte de Pahlen auprès de moi et je regrette toujours son éloignement; au delà, je n'ai rien à dire.» Pas un mot ne s'est adressé à l'ambassadeur.
«Quelque habitué qu'on soit aux étranges procédés de l'empereur Nicolas, celui-ci a causé quelque surprise. On s'étonne dans le corps diplomatique, encore plus que dans le public, de cette obstination puérile à témoigner une humeur vaine, et si nous avions pu en être atteints, le sentiment qu'elle inspire eût suffi à notre satisfaction. Une seule réponse nous convient. Le jour de la Saint-Nicolas[49], la légation française à Saint-Pétersbourg restera renfermée dans son hôtel. Vous n'aurez à donner aucun motif sérieux pour expliquer cette retraite inaccoutumée. Vous vous bornerez, en répondant à l'invitation que vous recevrez sans doute, suivant l'usage, de M. de Nesselrode, à alléguer une indisposition.»
[Note 49: Le 18 décembre selon le calendrier russe, le 6, selon le nôtre.]
Le 21 décembre M. Casimir Périer m'écrivit: «Je me suis exactement conformé, le 18 de ce mois, aux ordres que m'avait donnés V. Exc., en évitant toutefois avec soin ce qui aurait pu en aggraver l'effet ou accroître l'irritation. Le lendemain, c'est-à-dire le 19, à l'occasion de la fête de Sa Majesté impériale, bal au palais, auquel j'ai jugé que mon absence du cercle de la veille m'empêchait de paraître, et pendant ces quarante-huit heures, je n'ai pas quitté l'hôtel de l'ambassade. Il n'y a pas eu, cette année, de dîner chez le vice-chancelier. Jusqu'à ce moment, les rapports officiels de l'ambassade avec le cabinet impérial ou avec la cour n'ont éprouvé aucune altération. J'ai cependant pu apprendre déjà que l'absence de la légation de France avait été fort remarquée et avait produit une grande sensation. Personne n'a eu un seul instant de doute sur ses véritables motifs. L'empereur s'est montré fort irrité. Il a déclaré qu'il regardait cette démonstration comme s'adressant directement à sa personne, et ainsi que l'on pouvait s'y attendre, ses entours n'ont pas tardé à renchérir encore sur les dispositions impériales. Je ne suis pas éloigné de penser et l'on m'a déjà donné à entendre que mes relations avec la société vont se trouver sensiblement modifiées.»
Trois jours après, le 24 décembre, M. Casimir Périer ajoutait: «L'ambassade de France a été frappée d'interdit et mise au ban de la société de Saint-Pétersbourg. J'ai la complète certitude que cet ordre a été donné par l'empereur. Toutes les portes doivent être fermées. Aucun Russe ne paraîtra chez moi. Des soirées et des dîners, auxquels j'étais invité ainsi que madame Périer, ont été remis; les personnes dont la maison nous était ouverte, et qui ont des jours fixes de réception, nous font prier, par des intermédiaires, de ne pas les mettre dans l'embarras en nous présentant chez elles, et font alléguer, sous promesse du secret, les ordres qui leur sont donnés.» Le 4 janvier 1842, je répondis à M. Casimir Périer: «J'ai reçu la dépêche dans laquelle vous me dites que vous vous êtes exactement conformé à mes instructions. Vous saurez peut-être déjà, lorsque celle-ci vous parviendra, que M. de Kisseleff et sa légation n'ont pas paru aux Tuileries le 1er janvier; peu d'heures avant la réception du corps diplomatique, M. de Kisseleff a écrit à M. l'introducteur des ambassadeurs pour lui annoncer qu'il était malade. Son absence ne nous a point surpris. Notre intention avait été de témoigner que nous avons à coeur la dignité de notre auguste souverain, et que des procédés peu convenables envers sa personne ne nous trouvent ni aveugles, ni indifférents. Nous avons rempli ce devoir. Nous ne voyons maintenant, pour notre compte, aucun obstacle à ce que les rapports d'égards et de politesse reprennent leur cours habituel. C'est dans cette pensée que je vous ai autorisé, dès le 18 novembre dernier, à vous présenter chez l'empereur et à lui rendre vos devoirs, selon l'usage, le premier jour de l'année. Vous semblez croire que le cabinet de Saint-Pétersbourg pourra vouloir donner d'autres marques de son mécontentement. Tant que ce mécontentement n'ira pas jusqu'à vous refuser ce qui vous est officiellement dû comme chef de la mission française, vous ne devrez pas vous en apercevoir; mais si on affectait de méconnaître les droits de votre position et de votre rang, vous vous renfermeriez dans votre hôtel, vous vous borneriez à l'expédition des affaires courantes, et vous attendriez mes instructions.»
Rien de semblable n'arriva; les rapports officiels de la légation de France avec le cabinet de Saint-Pétersbourg demeurèrent parfaitement réguliers et convenables; toutes les fois que les affaires appelaient M. Casimir Périer chez le comte de Nesselrode, il y trouvait la même politesse, les mêmes dispositions modérées et sensées. A la cour, M. et madame Casimir Périer, invités dans les occasions accoutumées, recevaient de l'Empereur un accueil exempt de toute froideur affectée et qui laissait même quelquefois entrevoir une nuance bienveillante: «Comment ça va-t-il depuis que nous nous sommes vus?» dit l'empereur à M. Périer en passant à côté de lui dans le premier bal où il le rencontra; ça va mieux, n'est-ce pas?» L'impératrice lui demanda avec une certaine insistance quand revenait M. de Barante et s'il ne savait rien de son retour. Mais l'interdit prescrit à la société russe envers le chargé d'affaires de France était maintenu; elle continuait de l'observer; et quand, soit dans la famille impériale, soit de la part de ses plus intimes conseillers, quelques insinuations conciliantes étaient faites à l'empereur, il les repoussait en disant: «Je ne commencerai pas; que M. de Barante revienne, et mon ambassadeur partira pour Paris.» Nous étions, de notre côté, bien décidés à ne nous prêter à ce retour que si les relations des deux souverains devenaient ce qu'elles devaient être. Au bout de sept mois et sur sa demande, j'accordai à M. Casimir Périer un congé dont la santé de madame Périer avait besoin; M. d'André, second secrétaire de l'ambassade, alla le remplacer à Saint-Pétersbourg. En juillet 1843, M. de Kisseleff vint me communiquer une dépêche du comte de Nesselrode particulièrement courtoise pour moi; j'en pris occasion pour m'expliquer, sans détour ni réserve, sur notre attitude, sur sa cause première et son motif accidentel, et sur notre intention d'y persister tant que sa cause subsisterait: «Nous ne voyons en général, dis-je à M. de Kisseleff, dans les intérêts respectifs de la France et de la Russie, que des motifs de bonne intelligence entre les deux pays, et si, depuis douze ans, leurs rapports n'ont pas toujours présenté ce caractère, c'est que les relations des deux souverains et des deux cours n'étaient pas en parfaite harmonie avec ce fait essentiel. La régularité de ces rapports, et M. le comte de Nesselrode peut se rappeler que nous l'avons souvent fait pressentir, est donc elle-même une question grave et qui importe à la politique des deux États. Le gouvernement du roi a accepté l'occasion, qui lui a été offerte, de s'en expliquer avec une sérieuse franchise. A mon avis, ce que j'ai fait aurait dû être fait, ce que j'ai dit aurait dû être dit il y a douze ans. Dans les questions où la dignité est intéressée, on ne saurait s'expliquer trop franchement, ni trop tôt; elles ne doivent jamais être livrées à des chances douteuses, ni laissées à la merci de personne. Sans le rétablissement de bonnes et régulières relations entre les deux souverains et les deux cours, le retour des ambassadeurs manquerait de vérité et de convenance. Le roi aime mieux s'en tenir aux chargés d'affaires.»
Les deux ambassadeurs ne retournèrent point à leurs postes; des chargés d'affaires continuèrent seuls de résider à Paris et à Saint-Pétersbourg. A en juger par les apparences, la situation respective des deux souverains restait la même; au fond, elle était fort changée; l'empereur Nicolas s'était montré embarrassé dans son obstination, et le roi Louis-Philippe ferme dans sa modération. Au lieu de subir en silence une attitude inconvenante, nous en avions témoigné hautement notre sentiment, et nous avions déterminé nous-mêmes la forme et la mesure des relations entre les deux souverains. Les affaires mutuelles des deux pays n'en souffrirent point; la dignité était gardée sans que la politique fût compromise. C'était là le but que j'avais saisi l'occasion de poursuivre, et que je me félicitai d'avoir atteint[50].
[Note 50: Je donne parmi les Pièces historiques, nº XVII, toute la correspondance relative à cet incident.]
CHAPITRE XXXVIII.
AFFAIRES DIVERSES A L'INTÉRIEUR (1840-1842).
Situation du cabinet du 29 octobre 1840 à l'intérieur.—Idées politiques et philosophiques accréditées et puissantes comme moyens d'opposition.—Appréciation sommaire de ces idées.—En quoi elles sont fausses et par quelle cause.—Comment elles devaient être combattues.—Insuffisance de nos armes pour cette lutte.—Attentat commis contre le duc d'Aumale et les princes, ses frères, le 13 septembre 1841.—Entrée du duc d'Aumale et du 17 régiment d'infanterie légère dans la cour des Tuileries.—Complot lié à l'attentat.—M. Hébert est nommé procureur général près la cour royale de Paris.—Procès de Quénisset et de ses complices devant la Cour des pairs.—Débats législatifs.—Lois sur le travail des enfants dans les manufactures;—Sur l'expropriation pour cause d'utilité publique;—Sur les grands travaux publics;—Sur le réseau général des chemins de fer.—Propositions de M. Ganneron sur les incompatibilités parlementaires et de M. Ducos sur la réforme électorale.—Discussion et rejet de ces propositions.—Opération du recensement pour la contribution personnelle et mobilière et pour celle des portes et fenêtres.—Troubles à ce sujet.—Inquiétudes de M. Humann.—Il est fermement soutenu.—Sa mort subite.—Son remplacement par M. Lacave-Laplagne.—Le général Bugeaud est nommé gouverneur général de l'Algérie.—Ses relations et sa correspondance avec moi.—Ses premières campagnes.—Clôture de la session de 1841-1842.
Le cabinet s'était formé sur une question de politique extérieure, et pendant tout le cours de sa durée, de 1840 à 1848, ce furent surtout les questions de politique extérieure qui remplirent et animèrent la scène: la question égyptienne, le droit de visite, l'occupation de Taïti, la guerre du Maroc, le sort des chrétiens de Syrie, l'établissement du régime constitutionnel en Grèce, les mariages espagnols, les jésuites en France et à Rome, les réformes politiques en Italie, le Sonderbund et la guerre civile en Suisse. Chargé de diriger cette portion des affaires de la France, je n'en avais pas moins la profonde conviction et le sentiment constant que c'était surtout du bon gouvernement intérieur que dépendaient la force et les succès de l'État. L'harmonie des grands pouvoirs constitutionnels, l'ordre public, la prospérité publique, la bonne administration des finances, l'autorité contrôlée par la liberté, la liberté contenue par les lois, à ces conditions seulement la bonne politique extérieure est possible. C'est au dedans que sont les causes premières et décisives de l'influence au dehors et de la solide grandeur des peuples.
La situation du gouvernement à l'intérieur en 1840 était à la fois très-semblable à ce qu'elle avait été de 1830 à 1835 et très-différente, meilleure à la surface, mais, au fond, toujours difficile et périlleuse. Les insurrections, les émeutes, les conspirations à but précis et prochain avaient cessé; l'ordre régnait à Paris et dans le pays; le pouvoir s'exerçait sans obstacle; mais l'hostilité des partis républicain et légitimiste restait la même; ils n'avaient renoncé ni à leurs espérances, ni à leurs desseins; nous étions toujours en présence d'un actif et continu travail de renversement; c'était par la presse, les élections, la tribune, par toutes les armes de la liberté que ce travail se poursuivait. Tranquille sur le sol et dans le présent, le gouvernement était ardemment contesté et attaqué dans les esprits et dans l'avenir.
Ce serait un pouvoir bien inintelligent et bien frivole que celui qui se contenterait de l'ordre matériel et actuel, et n'aspirerait pas à posséder aussi les esprits et l'avenir. Personne n'est plus convaincu que moi du grand rôle que jouent, dans la vie des peuples, les idées qui fermentent dans leur sein, et de la nécessité qu'ils aient foi dans la durée comme dans le droit du pouvoir qui les régit. C'est la dignité, c'est l'honneur des hommes de ne s'attacher à leur gouvernement que lorsque leur pensée est satisfaite en même temps que leurs intérêts sont garantis, et d'avoir besoin de croire qu'il vivra quand ils ne seront plus. Mais les gouvernements libres sont, à cet égard, dans une situation tout autre que celle des gouvernements absolus; et quand il s'agit, soit de faire à une idée nouvelle sa place et sa part dans la conduite des affaires publiques, soit de faire entrer dans les âmes la confiance dans l'avenir, ils ont de bien autres difficultés à surmonter et des devoirs bien plus compliqués à remplir.
Nous avons vécu et agi, de 1840 à 1848, en présence et sous le feu de plusieurs idées que je voudrais résumer et caractériser aujourd'hui, à la lumière des épreuves qu'elles ont subies et de mes propres épreuves dans l'arène où je les ai rencontrées.
Le droit universel des hommes au pouvoir politique;—le droit universel des hommes au bien-être social;—l'unité et la souveraineté démocratiques substituées à l'unité et à la souveraineté monarchiques;—la rivalité entre le peuple et la bourgeoisie succédant à la rivalité entre la bourgeoisie et la noblesse;—la science de la nature et le culte de l'humanité mis à la place de la foi religieuse et du culte de Dieu: telles étaient les idées que, sous des noms divers, républicains, démocrates, socialistes, communistes, positivistes, des partis politiques, des groupes philosophiques, des associations secrètes, des écrivains isolés, tous adversaires du gouvernement établi, prenaient pour maximes fondamentales et travaillaient ardemment à propager.
Je n'ai garde d'entrer ici dans l'examen théorique de ces idées; je ne veux que marquer leur caractère commun et la cause essentielle de leur fatale influence sur notre société et notre temps. Elles ont toutes ce vice radical que, contenant une parcelle de vérité, elles l'isolent, l'enflent et l'exagèrent au point d'en faire sortir une énorme et détestable erreur.
Sans nul doute, ce doit être le but et c'est le résultat naturel des bonnes institutions sociales d'élever progressivement un plus grand nombre d'hommes à ce degré d'intelligence et d'indépendance qui les rend capables et dignes de participer à l'exercice du pouvoir politique; mais entre ce principe de gouvernement libre et le suffrage universel donné pour loi première et fondamentale aux sociétés humaines, quel abîme! Quel oubli d'un nombre infini de faits, de droits, de vérités qui réclament à juste titre, dans l'organisation sociale, leur place et leur part!
Que ce soit le devoir du gouvernement de venir en aide aux classes les moins favorisées du sort, de les soulager dans leurs misères et de les seconder dans leur effort ascendant vers les bienfaits de la civilisation, rien n'est plus évident ni plus sacré; mais établir que c'est des vices de l'organisation sociale que découlent toutes les misères de tant de créatures, et imposer au gouvernement la charge de les en garantir et de répartir équitablement le bien-être, c'est ignorer absolument la condition humaine, abolir la responsabilité inhérente à la liberté humaine, et soulever les mauvaises passions par les fausses espérances.
M. Royer-Collard disait en 1822: «Je conviens que la démocratie coule à pleins bords dans la France telle que les siècles et les événements l'ont faite. Il est vrai que, dès longtemps, l'industrie et la propriété ne cessant de féconder, d'accroître, d'élever les classes moyennes, elles ont abordé les affaires publiques; elles ne se sentent coupables ni de curiosité ni de hardiesse d'esprit pour s'en occuper; elles savent que ce sont leurs affaires. Voilà notre démocratie telle que je la vois et la conçois; oui, elle coule à pleins bords dans notre belle France plus que jamais favorisée du ciel. Que d'autres s'en affligent ou s'en courroucent; pour moi, je rends grâces à la Providence de ce qu'elle a appelé aux bienfaits de la civilisation un plus grand nombre de ses créatures.» La vérité coule à pleins bords dans ces belles paroles; mais conclure, du grand fait ainsi résumé, que la démocratie est maintenant le seul élément, le seul maître de la société, que nul pouvoir n'est légitime ni salutaire s'il n'émane d'elle, et qu'elle a toujours droit de défaire comme elle a seule droit de faire les gouvernements, c'est méconnaître frivolement la diversité des situations et des droits qui coexistent naturellement, bien qu'à des degrés inégaux, dans toute société; c'est substituer l'insolence et la tyrannie du nombre à l'insolence et à la tyrannie du privilège; c'est introniser, sous le nom et le manteau de la démocratie, tantôt l'anarchie, tantôt le despotisme.
Comme toutes les associations d'hommes que rapproche une situation semblable, les classes moyennes ont leurs défauts, leurs erreurs, leur part d'imprévoyance, d'entêtement, de vanité, d'égoïsme, et c'est une oeuvre facile de les signaler; mais c'est une oeuvre calomnieuse d'attribuer à ces imperfections une portée qu'elles n'ont point et de les grossir outre mesure pour en faire sortir, entre la bourgeoisie et le peuple, une rivalité, une hostilité active et profonde, analogue à celle qui a existé longtemps entre la bourgeoisie et la noblesse. La bourgeoisie moderne ne dément point son histoire; c'est au nom et au profit de tous qu'elle a conquis les droits qu'elle possède et les principes qui prévalent dans notre ordre social; elle n'exerce et ne réclame aucune domination de classe, aucun privilége exclusif; dans le vaste espace qu'elle occupe au sein de la société, les portes sont toujours ouvertes, les places ne manquent jamais à qui sait et veut entrer. On dit souvent, et avec raison, que l'aristocratie anglaise a eu le mérite de savoir s'étendre et se rajeunir en se recrutant largement dans les autres classes, à mesure que celles-ci grandissaient autour d'elle. Ce mérite appartient encore bien plus complètement et plus infailliblement à la bourgeoisie française; c'est son essence même et son droit public; née du peuple, elle puise et s'alimente incessamment à cette même source qui coule et monte sans cesse. La diversité des situations et les velléités des passions subsistent et subsisteront toujours; elles sont le fruit naturel du mouvement social et de la liberté; mais c'est une grossière erreur de se prévaloir de ces observations morales sur la nature et la société humaines pour en induire, entre la bourgeoisie et le peuple, une guerre politique qui n'a point de motifs sérieux ni légitimes: «L'infanterie est la nation des camps,» disait le général Foy; mais il n'en concluait pas qu'elle fût en hostilité naturelle et permanente contre la cavalerie, l'artillerie, le génie et l'état-major.
Que dirai-je d'une autre idée encore obscure et presque inaperçue en 1840, maintenant montée sur la scène et en train de faire du bruit et de se répandre? Il est vrai: à côté du bien et de l'honneur qu'elles ont fait aux sociétés humaines, la foi religieuse et l'influence ecclésiastique ont été souvent une source d'erreur et d'oppression; elles ont tantôt égaré, tantôt entravé la pensée et la liberté humaines; maintenant l'esprit scientifique et libéral s'est affranchi de leur joug, et, à son tour, il rend à l'humanité d'immenses services qui ne seront pas non plus sans mélange d'erreur et de mal. Que concluent de cette évolution sociale M. Auguste Comte et ses disciples[51]? Que les croyances et les influences religieuses ont fait leur temps, qu'elles ne sont plus qu'une dépouille usée, une ruine inhabitable, un débris stérile; au lieu du monde fantastique et impénétrable de la théologie et de la métaphysique, le monde réel, disent-ils, s'est ouvert et se livre à l'homme; la connaissance de la nature a tué le surnaturel; la science occupera désormais le trône de la religion; Dieu fait homme sera remplacé par l'homme fait Dieu. Peut-on méconnaître et mutiler plus étrangement l'humanité et l'histoire? Peut-on descendre et s'enfermer dans un horizon plus étroit et plus dénué de toute grande lumière sur les grands problèmes et les grands faits qui préoccupent invinciblement l'esprit humain?
[Note 51: Je me fais un devoir de redresser ici une erreur qui s'est glissée dans le tome III de ces Mémoires. J'ai dit (p. 126) qu'avant mon ministère de l'instruction publique (1832-1836), je ne connaissais pas M. Auguste Comte. C'était, de ma part, un oubli; bien avant 1830, M. Auguste Comte m'avait fait quelques visites, et j'avais eu avec lui quelques entretiens dont, en 1860, le souvenir m'avait complètement échappé. Dans son ouvrage intitulé Auguste Comte et la philosophie positive, M. Littré a rectifié, avec autant de convenance que de fondement, cette erreur involontaire.]
Je touche en passant, et au nom du simple bon sens, à des questions bien graves; mais j'ai la confiance qu'en cette occasion comme dans toutes, la philosophie la plus profonde et la plus libre confirme les données générales du bon sens, et je reviens à ce que j'ai dit d'abord: c'est en se laissant éblouir par un mince rayon et enivrer par une petite dose de vérité que des esprits droits et sincères, grossissant à perte de vue des idées qui, si elles étaient restées à leur place et à leur mesure, auraient été justes et utiles, les ont transformées en d'énormes et détestables erreurs.
Erreurs puissantes, car, sous le manteau de la part de vérité qu'elles contiennent, elles évoquent des intérêts désordonnés et de mauvaises passions. Plus puissantes sous un gouvernement libre que sous tout autre, car elles ont alors à leur service toutes les armes de la liberté. Plus puissantes au début d'un gouvernement libre, naguère issu d'une révolution, qu'à toute autre époque de sa durée, car à leur influence propre et naturelle s'ajoute le souffle longtemps prolongé du vent révolutionnaire. C'est contre ces forces ennemies que, malgré l'ordre matériel rétabli, nous avions encore à défendre, en 1840, la société et le gouvernement.
Nous n'avons employé, dans cette lutte, que deux armes, les lois et la liberté: la répression judiciaire et légale quand les erreurs enfantaient des délits; la discussion libre, publique et continue de notre politique et de ses motifs.
J'ai déjà dit dans ces Mémoires[52] ce que je pense de la multiplicité des procès contre les délits de la presse, et de l'indifférence que le gouvernement doit presque toujours opposer à des excès auxquels on donne, en les poursuivant, plus d'éclat qu'on ne leur impose de frein. Mais une telle indifférence n'est guère possible qu'à des gouvernements anciens et bien établis; nous étions, de 1840 à 1848, en présence d'attaques directes et flagrantes contre les principes vitaux et l'existence même de la monarchie constitutionnelle de 1830; les lois nous faisaient un devoir de l'en défendre; nos amis politiques, tout le parti conservateur, dans les Chambres et dans le public, nous en faisaient une loi. Le 17 décembre 1840, le surlendemain des obsèques de Napoléon aux Invalides, le National fut traduit devant la Cour d'assises de la Seine pour avoir dit dans son numéro du 9 décembre, en parlant de M. Thiers et de moi: «Que nous importe, à nous, vos vaines querelles? Vous êtes tous complices. Le principal coupable, oh! nous savons bien quel il est, où il est; la France le sait bien aussi, et la postérité le dira; mais vous, vous avez été complices.» Le 23 septembre suivant, ce journal fut acquitté par le jury, et le lendemain, en annonçant son acquittement, il s'écria: «Oui, c'est le roi que nous avons voulu désigner; notre pensée était évidente; nos expressions la rendaient avec fidélité. Le nier, c'eût été une véritable insulte au bon sens et à l'intelligence du jury; c'eût été, de notre part, un indigne mensonge.» J'écrivis le jour même au roi, alors au château de Compiègne: «Le National a été acquitté hier. L'article dans lequel il se vante ce matin de son acquittement m'a paru beaucoup plus coupable que celui qui avait été l'objet de la poursuite; MM. Duchâtel, Martin du Nord et Villemain en ont pensé comme moi. Nous l'avons donc fait saisir de nouveau et il sera cité à bref délai. Le procureur général portera la parole lui-même. Je lui ai fait sentir, et je crois qu'il a bien senti la nécessité d'agir et de parler, dans ce procès et dans les procès analogues, avec une énergie soutenue. Il est homme de devoir et de talent; il est décidé à payer de sa personne. Nous verrons quelle impression il produira sur l'esprit des jurés. En tout cas, je persiste à penser que, toutes les fois qu'il y a délit et danger, le gouvernement doit poursuivre et mettre les jurés en demeure de faire leur devoir, en faisant lui-même le sien.»
[Note 52: Tome III, pages 209-218.]
Poursuivi en effet à raison de ce nouvel article, encore plus scandaleusement agressif que le précédent, le National fut de nouveau acquitté.
A la même époque, le 13 septembre 1841, M. le duc d'Aumale, revenant d'Algérie avec le 17e régiment d'infanterie légère dont il était colonel, et accompagné de ses frères les ducs d'Orléans et de Nemours, qui étaient allés à sa rencontre, rentrait dans Paris à la tête de ce régiment qui servait avec éclat en Afrique depuis sept ans. Dans la rue Saint-Antoine, le groupe des princes, et spécialement le duc d'Aumale, fut visé presque à bout portant par un assassin. Au moment où le coup partit, le cheval du lieutenant-colonel du régiment, M. Levaillant, qui marchait à côté du duc d'Aumale, releva la tête, reçut la balle destinée au colonel, et tomba mort devant lui. La foule était grande et joyeusement empressée à voir ce brave régiment dont le numéro et les faits d'armes avaient, depuis sept ans, retenti dans les journaux. De Marseille à Paris, il n'y avait eu partout, sur son passage, que des marques de satisfaction et de bienveillance populaire: l'assassinat était dans un révoltant contraste avec le sentiment public. On eut de la peine à préserver l'assassin de l'indignation des assistants. J'étais aux Tuileries quand, vers deux heures, le 17e léger entra dans la cour du château, son jeune colonel en tête, au bruit des acclamations de tout un peuple qui remplissait la place du Carrousel et les rues adjacentes. Officiers et soldats avaient cet aspect à la fois grave et animé des vieilles troupes qui rentrent dans leurs foyers après avoir longtemps combattu, souffert et vaincu. Les habits étaient usés, les visages hâlés, les regards sérieusement contents, avec quelque fatigue. Le drapeau du régiment flottait, noirci et déchiré. J'ai rarement vu un mouvement plus vif que celui qui éclata autour des Tuileries quand le roi Louis-Philippe vint au-devant de son fils et l'embrassa au milieu de la cour, pendant que le régiment se rangeait sur deux lignes par un mouvement rapide et silencieux. Toute pleine des sympathies militaires, des émotions de famille et d'une colère honnête, la population semblait avoir à coeur de démentir bruyamment les factions.
Les premières recherches de l'instruction indiquèrent clairement que l'assassin n'était pas isolé et qu'un complot avait préparé l'attentat. L'affaire fut déférée à la Cour des pairs. Nous ne voulions rien changer à la législation de la presse. Nous respections l'indépendance des jurés, et nous ne pouvions rien pour leur donner plus d'intelligence et de fermeté; mais nous pouvions et nous devions assurer à l'action légale des magistrats toute son efficacité. C'est la première condition d'un gouvernement libre que tous ceux qui y concourent, ministres, magistrats, administrateurs, chefs militaires, en restant chacun dans les limites de son rôle, conviennent et suffisent pleinement aux fonctions spéciales qui leur sont confiées, car c'est de l'harmonie et de l'énergie de ces actions diverses que dépend le succès général. J'étais convaincu que, dans les procès politiques, le ministère public à Paris avait, souvent manqué d'habileté et de vigueur. Je demandai que M. Frank-Carré, qui l'occupait plus honorablement qu'efficacement, fût appelé à la première présidence, alors vacante, de la Cour royale de Rouen, et que M. Hébert le remplaçât comme procureur général près la Cour royale de Paris. Membre de la Chambre des députés, M. Hébert s'y était fait remarquer et honorer par la franchise et la fermeté de ses idées et de sa conduite; avocat général à la Cour de cassation, il y avait promptement acquis le renom d'un habile jurisconsulte, précis et puissant dans la discussion; il inspirait, comme homme politique et comme magistrat, une sérieuse confiance. Le roi et le conseil approuvèrent ce choix; il fut nommé le 12 octobre 1841, et chargé de suivre, devant la Cour des pairs, le procès de l'assassin du duc d'Aumale, Quénisset dit Pappart, et de ses complices.
Le lendemain même de sa nomination, j'eus, à son sujet, un moment de vive sollicitude. A sept heures du matin, je vis entrer dans mon cabinet madame Hébert triste et agitée; son mari, me dit-elle, était si frappé, si troublé de la gravité de ses nouvelles fonctions et de la responsabilité qu'elles lui imposeraient, que, malgré son acceptation officielle et publique, il ne pouvait se résoudre à en subir le fardeau et demandait à en être déchargé. Je me rendis sur-le-champ chez lui, et je le trouvai en effet en proie à une extrême perplexité suscitée par les scrupules d'une conscience exigeante et les inquiétudes d'une fierté passionnée qui ne supportait pas la perspective d'un échec dans une grande situation et un grand devoir. Nous causâmes longtemps; je combattis ses pressentiments d'insuccès; j'insistai sur les motifs qui l'avaient fait choisir. Il se rassura, reprit confiance en lui-même, me promit de se mettre immédiatement à l'oeuvre; et quoiqu'un peu surpris de son accès d'hésitation, je le quittai avec un redoublement d'estime pour lui, et convaincu que nous aurions en lui le procureur général énergique et efficace dont nous avions besoin.
Mon attente ne fut point trompée: appelé, dès ses premiers pas dans ses nouvelles fonctions, à poursuivre devant la Cour des pairs, les auteurs et les complices de l'attentat et du complot dirigés le 13 septembre contre le duc d'Aumale et ses frères, M. Hébert déploya, dans ce grand procès, une vigueur de caractère et d'esprit égale aux plus difficiles épreuves et digne des plus éminents magistrats. Ne se laissant ni troubler, ni embarrasser, ni irriter par les violences et les subtilités du débat, il ne s'arma contre les accusés que de la loi commune, le code pénal réformé en 1832 et la législation libérale de 1819 en matière de presse; il mit en éclatante lumière le complot aussi bien que l'attentat; non pas en alléguant une simple complicité morale, comme le prétendirent au dehors les amis des accusés, mais bien en démontrant la complicité réelle et légale des provocateurs à l'attentat ou au complot, quels que fussent le mode et l'instrument de la provocation. En même temps que son attitude était ferme et consciencieusement animée, son argumentation fut simple, précise, appliquée à mettre le vrai caractère des faits en face du vrai sens des lois, et exempte d'emphase autant que de faux ménagements. La Cour des pairs rendit, avec mansuétude dans l'application des peines, un arrêt conforme aux conclusions du procureur général, et la clémence du roi atténua encore pour plusieurs des coupables les décisions de la cour. Personne, pas plus les journalistes que les affiliés de sociétés secrètes, ne réussit à éluder la responsabilité de ses actes et la justice des lois.
A l'occasion de plusieurs procès politiques portés, dans le cours de 1842, devant la Cour d'assises de Paris, M. Hébert fit preuve du même talent et du même courage, et plusieurs fois avec le même succès.
Mais ces succès partiels dans la résistance judiciaire étaient un remède bien insuffisant contre le mal dont nous étions travaillés. On punit, on intimide un moment par des arrêts les assassins et les conspirateurs; on ne change pas, par de tels moyens, l'état des esprits et le cours des idées; c'est dans la région intellectuelle même qu'il faut combattre les mauvais courants qui s'y élèvent; c'est la vérité qu'il faut opposer à l'erreur; ce sont les esprits sains qu'il faut mettre aux prises avec les esprits malades. Emportés, surmontés par les affaires de chaque jour, les dépositaires du pouvoir perdent souvent de vue cette part de leur tâche, et, satisfaits de vaincre dans l'arène politique, ils ne se préoccupent pas assez de la sphère morale dans laquelle ils ont aussi tant et de si grands combats à livrer. Nous n'avons pas été tout à fait exempts de cette faute; nous n'avons pas pris assez de soins ni fait assez d'efforts pour soutenir dans la presse, dans les journaux, dans l'enseignement public, par des moyens de tout genre, une forte lutte contre les idées fausses que je viens de résumer et qui assaillaient sans relâche le gouvernement dont la garde nous était confiée. Un fait explique et excuse dans une certaine mesure cette lacune dans notre action; les champions nous manquaient pour une telle lutte. Contemporaines de notre grande révolution, nées dans son berceau ou de son souffle, les idées qu'il s'agissait de combattre étaient encore, dans la plupart des esprits, implicitement admises et liées à sa cause. Les uns les regardaient comme nécessaires à la sûreté de ses conquêtes; les autres, comme ses conséquences naturelles et le gage de ses progrès futurs; d'autres y tenaient sans y penser, par routine et préjugé. On ne sait pas assez à quel point se sont étendues et à quelles profondeurs ont pénétré les racines des mauvaises théories philosophiques et politiques qui entravent si déplorablement aujourd'hui le progrès régulier des gouvernements libres et du bon état social. Même parmi les hommes qui, de 1830 à 1848, en sentaient l'erreur comme le péril, et qui, dans la pratique de chaque jour, en combattaient avec nous les conséquences, la plupart, et quelques-uns des plus éminents, ne remontaient pas jusqu'à la source du mal et s'arrêtaient avant d'y atteindre, soit incertitude dans la pensée, soit crainte de venir en aide à la réaction vers l'ancien régime et le pouvoir absolu. La jeune génération aussi, élevée dans les ornières ou séduite par les nouvelles perspectives de la révolution, était peu disposée à entrer dans les voies plus laborieuses et plus lentes de la liberté sous la loi. Les philosophes étaient en proie aux mêmes perturbations, aux mêmes hésitations que les politiques; l'école spiritualiste, qui avait si brillamment et si utilement combattu les erreurs du siècle dernier, maintenait honorablement son drapeau, mais sans y rallier les masses et sans pouvoir empêcher que beaucoup d'esprits distingués ne tombassent dans un matérialisme prétendu scientifique, tantôt ouvertement déclaré, tantôt déguisé sous le nom de panthéisme. En un tel état des faits, comment trouver, en assez grand nombre, des esprits assez sûrs de leur propre pensée et assez résolus pour proclamer et développer, tous les jours et sur tous les points, les vrais principes rationnels et moraux de ce gouvernement libre que, dans l'arène politique, nous travaillions à fonder?
Dans cette rareté des armes nécessaires pour la lutte philosophique et morale, la tribune politique était notre principal et constant moyen d'action. On a dénaturé et on continue à dénaturer étrangement ce fait caractéristique de notre situation et du gouvernement tout entier de 1830 à 1848. On magnifie et on calomnie tour à tour la parole, ou comme on dit, quand on veut joindre le compliment à l'injure, l'éloquence; sous le régime parlementaire, c'est, dit-on, l'éloquence qui gouverne, et le pouvoir appartient aux plus beaux diseurs que, pour rabattre leur orgueil, on appelle des rhéteurs. On fait trop d'honneur à l'éloquence; même dans les temps de discussion libre où elle est un peu nécessaire, elle est fort loin de suffire, et pas plus en fait qu'en droit ce n'est à elle que va et demeure naturellement le pouvoir; elle peut, à un moment donné, dans une circonstance spéciale, déterminer un succès passager; elle n'est point, au sein de la liberté politique, la condition première de l'art de gouverner; les mérites de la pensée et de l'action y sont bien supérieurs à ceux de la parole, et dans le régime parlementaire comme dans tout autre, le bon sens, la bonne conduite et le courage sont bien plus indispensables et bien plus efficaces que l'éloquence. C'est l'honneur du gouvernement libre qu'il exige les mêmes qualités que tout autre mode de gouvernement et bien plus de qualités réunies; et c'est précisément cette forte exigence qui garantit la bonne gestion des affaires publiques et la satisfaction éclairée du sentiment public.
Pendant notre première session, du 5 novembre 1840 au 25 juin 1841, la situation du cabinet dans les Chambres fut très-animée et très-laborieuse, mais au fond peu périlleuse. D'importants alliés nous venaient de rangs divers, et nos adversaires mêmes, peu jaloux d'avoir à nous succéder, ne tentaient pas sérieusement de nous renverser. Entre la paix ou la guerre, la crise était forte et la responsabilité pesante; soit conviction, soit prudence, on nous en laissait volontiers le fardeau. Dans les grandes questions de la politique extérieure, MM. de Lamartine, Dufaure et Passy nous apportèrent leur appui; les questions embarrassantes de la politique intérieure ne furent pas soulevées. Nous mîmes à profit ces dispositions tolérantes pour traiter et résoudre d'autres questions plus sociales que politiques et peu orageuses, quoique très-difficiles. Pendant la courte durée du cabinet du 12 mai 1839, deux de ses membres, MM. Cunin-Gridaine et Dufaure, avaient présenté aux Chambres deux projets de loi d'une incontestable opportunité, l'un sur le travail des enfants dans les manufactures, l'autre sur l'expropriation pour cause d'utilité publique. Le cabinet de M. Thiers en avait accepté l'héritage; mais plus passager encore, il avait laissé ces questions au point où il les avait trouvées. D'accord avec nous, MM. Renouard et Dufaure demandèrent à la Chambre des députés, le 16 novembre 1840 et le 4 janvier 1841, la reprise des deux projets de loi; nous en approuvions pleinement la pensée et nous prîmes une part assidue à la discussion. Elle fut longue et approfondie; toutes les objections des manufacturiers au premier projet, toutes les difficultés que trouvaient les jurisconsultes dans le second furent produites et débattues; les questions furent traitées sous leurs diverses faces, sans aucune complication de dissentiments politiques, dans la seule vue du bien social, et le débat aboutit à deux lois essentiellement pratiques, promulguées, l'une le 22 mars, l'autre le 5 mai 1841. On a repris et on reprendra encore plus d'une fois la question du travail des enfants dans les manufactures; il y a là des intérêts moraux et des intérêts matériels, des droits de liberté et des droits d'autorité difficiles à concilier, et dont la conciliation doit varier selon la diversité et la mobilité des faits industriels; mais on n'a pas délaissé, on ne délaissera pas les principes posés dans la loi du 22 mars 1841; on ne sortira pas des voies où elle a fait entrer la puissance publique; elle a franchement accepté le problème d'économie politique et de morale posé par la condition des enfants dans les manufactures, et elle l'a résolu selon le bon sens et l'humanité. Quant à la loi sur l'expropriation pour cause d'utilité publique, elle a disparu. On connaît le régime qui lui a succédé. Je n'hésite pas à affirmer qu'elle reparaîtra. En administration comme en politique, la dictature n'a qu'un temps, et la propriété se passe encore moins de garanties que la liberté.
Nous ne nous bornâmes pas à vider ainsi les questions que nous avaient léguées les cabinets précédents; nous portâmes en même temps devant les Chambres les questions nouvelles que provoquait l'intérêt public. M. Humann, qui ne s'était pas résigné sans peine à l'entreprise des fortifications de Paris et à ses charges, n'en fut pas moins empressé à proposer, le 18 janvier 1841, à la Chambre des députés, selon le voeu du roi et du cabinet, un grand ensemble de travaux extraordinaires pour les divers services des ponts et chaussées, de la guerre et de la marine: «Depuis dix ans, dit-il en présentant le projet de loi, le gouvernement est entré chaque jour plus avant dans cette carrière d'utiles entreprises. De 1830 à 1832, au milieu des plus graves embarras, environ 20 millions furent affectés annuellement à des travaux extraordinaires. De 1833 à 1836, ce genre de dépense a été porté en moyenne à 30 millions par année. De 1837 à 1840, le même service a obtenu une dotation moyenne de 50 millions. Elle dépassera 60 millions en 1840, et le projet de loi que nous vous apportons a pour but de l'élever à 75 millions pendant six années consécutives, à partir de 1842.» M. Humann affectait à ce service une somme de 450 millions à recueillir par la voie de l'emprunt; et peu après la promulgation du projet de loi adopté par les deux Chambres à de fortes majorités, un premier emprunt de 150 millions, en rentes 3 p. 100, fut souscrit au taux de 78 fr. 52 c. 1/2. La mesure administrative et l'opération financière étaient à la fois larges et contenues dans de prudentes limites, secondant ainsi le développement de la prospérité publique sans peser lourdement et précipitamment sur le trésor.
Dans la session suivante, du 27 décembre 1841 au 11 juin 1842, le cabinet entreprit et accomplit une oeuvre bien plus considérable et plus difficile. Depuis plusieurs années la question des chemins de fer préoccupait fortement le gouvernement et le public; l'un et l'autre hésitaient, tâtonnaient, et quant à la détermination des principales lignes à construire, et quant au système à adopter pour leur construction. Des deux systèmes en présence, la construction par l'État et aux frais de l'État, ou la construction par des compagnies industrielles à qui serait faite la concession des chemins, le cabinet de M. Molé avait, en 1837 et 1838, adopté le premier et proposé l'exécution, par l'État, de quatre grandes lignes; mais ses projets de loi et le principe sur lequel ils reposaient avaient été rejetés à une forte majorité. Un pas fut fait en 1840, sous le ministère de M. Thiers; quelques chemins de fer, et dans le nombre deux importants, celui de Paris à Rouen et celui de Paris à Orléans furent votés; mais la question générale, la question de la détermination des grandes lignes à construire et du mode de construction pour toute la France subsistait toujours; sur ces deux points fondamentaux, les esprits et les mesures restaient encore en suspens. Nous résolûmes de mettre fin à cette incertitude, et le 7 février 1842 nous présentâmes à la Chambre des députés un projet de loi qui ordonnait la construction d'un réseau général de chemins de fer formé par les six grandes lignes de Paris à la frontière de Belgique, de Paris au littoral de la Manche, de Paris à Strasbourg, de Paris à Marseille et à Cette, de Paris à Nantes et de Paris à Bordeaux. L'exécution de ces lignes devait avoir lieu par le concours de l'État, des départements et des communes intéressées et de l'industrie privée, dans des proportions déterminées par le projet et qui mettaient les deux tiers des indemnités de terrain à la charge des départements et des communes, le tiers restant de ces indemnités, les terrassements et les ouvrages d'art à la charge de l'État, la voie de fer, le matériel et les frais d'exploitation et d'entretien à la charge des compagnies à qui serait faite la concession. A travers beaucoup de difficultés et d'objections spéciales, ce projet et son principe général furent reçus avec une faveur marquée; et après deux mois employés à l'examiner, M. Dufaure, rapporteur de la commission, en proposa l'adoption, sauf quelques amendements, et termina son rapport en disant: «Votre commission vous devait un compte fidèle de ses recherches et de ses travaux; elle vous a exposé jusqu'aux dissentiments qui, sur quelques portions de la loi, se sont élevés dans son sein, et elle a autorisé son rapporteur à vous dire que, sur plusieurs points importants, il a fait partie de la minorité. Mais elle le déclare en finissant; elle a été fermement et constamment unanime pour désirer que le projet de loi ait un utile résultat; que toutes les opinions de détail, après avoir cherché à obtenir, par la discussion, un légitime triomphe, se soumettent au jugement souverain de la Chambre; que la création d'un réseau de chemins de fer soit considérée par nous tous comme une grande oeuvre nationale; et qu'au moment où nous émettrons notre vote définitif sur la loi qui est présentée, chacun de nous s'éclaire aux idées générales et de bien public qui élèvent nos délibérations et les rendent fécondes, au lieu de céder à des passions de localité qui les abaisseraient et les rendraient stériles.»
La discussion se prolongea pendant quinze jours, et les deux principes fondamentaux du projet de loi, l'établissement du réseau général de chemins de fer et la répartition des frais entre l'État, les départements intéressés et l'industrie privée, triomphèrent de toutes les jalousies locales et de toutes les objections systématiques. Mais quand on vint à régler l'exécution même du réseau, une question s'éleva, non plus de principe, mais de conduite: plusieurs membres, M. Thiers à leur tête, demandèrent qu'au lieu de partager, dès le commencement des travaux, le concours et les fonds de l'État entre les diverses lignes dont le réseau était formé, on les concentrât sur une ligne unique, la plus importante de toutes, disait-on, la ligne de Paris à la frontière de Belgique d'une part et à la Méditerranée de l'autre. C'était presque détruire le vote déjà prononcé en faveur d'un réseau général, car c'était ajourner pour longtemps l'application du principe d'équité qui avait déterminé le gouvernement à faire participer simultanément, aux avantages fécondants des chemins de fer, les diverses régions de la France. C'était de plus compromettre gravement le sort du projet de loi qui avait besoin de recueillir, sur un grand nombre de points divers du territoire, les éléments de la majorité. Le rapporteur, M. Dufaure, avait, dans le cours de la discussion générale, pressenti et combattu d'avance cet amendement en disant: «Si vous indiquez une ligne unique, vous continuez l'oeuvre incomplète et incohérente que vous avez commencée dans les dernières années; vous ne déterminez pas à l'avance l'emploi des ressources que le gouvernement pourra, dans cinq, dix ou quinze ans, appliquer au grand oeuvre des chemins de fer. C'est ce que nous devons faire, ce qu'il est urgent de faire. Ce n'est pas seulement une satisfaction théorique que nous donnerons au pays; c'est le but que nous assignerons à nos efforts; c'est une destination que nous donnerons à nos ressources. Ce classement a des difficultés; nous ne pouvons le faire sans de vives discussions; nous devons nous y attendre; il causera de grandes émotions dans le pays; cependant nous devons le faire si nous voulons arriver à quelque chose de grand et de complet dans l'entreprise des chemins de fer.» Un vif débat s'éleva à ce sujet; M. Thiers, d'une part, et M. Duchâtel, de l'autre, y furent les principaux acteurs. C'était surtout par des considérations financières que M. Thiers soutenait l'amendement en faveur de la ligne unique; M. Duchâtel le combattit au nom et de l'état de nos finances, et du grand avenir des chemins de fer, et de la justice distributive qui était à la fois le principe rationnel du projet de loi et la condition pratique de son succès. M. Billault et M. de Lamartine appuyèrent M. Duchâtel. La Chambre leur donna raison; l'amendement fut rejeté à une forte majorité; la Chambre des pairs unit son vote à celui de la Chambre des députés; et l'expérience, à son tour, a donné pleinement raison à cette conduite du gouvernement et des Chambres; de 1842 à 1848, l'exécution simultanée du réseau général a été poursuivie sans aucune perturbation dans les finances publiques; et depuis cette époque, à travers toutes nos révolutions politiques et administratives, la loi du 11 juin 1842 est restée la base sur laquelle s'est élevé l'édifice général des chemins de fer de la France; elle a fait ce qui a fait le reste.
En matière de législation politique, le cabinet vit s'élever, dans la session de 1842, des questions plus délicates et plus d'opposition qu'il n'en avait rencontré dans la session précédente. Les graves inquiétudes de 1840 n'existaient plus; la paix était assurée; le public ne se préoccupait plus exclusivement des affaires extérieures; les alliés qu'elles nous avaient momentanément valus dans les Chambres ne se faisaient plus le même devoir de nous appuyer et reprenaient peu à peu leur position distincte et mitoyenne entre le gouvernement et l'opposition. Les deux questions qu'en 1840 le cabinet de M. Thiers s'était appliqué à éluder, la question des incompatibilités parlementaires et celle de la réforme électorale reparurent; deux membres du tiers-parti, MM. Ganneron et Ducos, en firent, les 10 et 14 février 1842, l'objet de propositions formelles. M. Ganneron interdisait, à un grand nombre de fonctionnaires publics, l'entrée de la Chambre des députés, et demandait que, sauf quelques exceptions pour les fonctions supérieures de l'ordre politique, aucun membre de cette Chambre, qui ne serait pas fonctionnaire public salarié au jour de son élection, ne pût le devenir pendant qu'il siégerait dans la Chambre et un an après l'expiration de son mandat. M. Ducos proposait que tous les citoyens inscrits, dans chaque département, sur la liste du jury, fussent électeurs.
Je n'avais, à ces deux propositions, aucune objection de principe, ni de nature perpétuelle. Diverses incompatibilités parlementaires étaient déjà légalement établies, et en vertu de la loi rendue en 1840 sur ma propre demande comme ministre de l'intérieur, tout député promu à des fonctions publiques était soumis à l'épreuve de la réélection. Je ne pensais pas non plus que l'introduction de toute la liste départementale du jury dans le corps électoral menaçât la sûreté de l'État, ni que le droit électoral ne dût pas s'étendre progressivement à un plus grand nombre d'électeurs. Mais, dans les circonstances du temps, je regardais les deux propositions comme tout à fait inopportunes, nullement provoquées par des faits graves et pressants, et beaucoup plus nuisibles qu'utiles à la consolidation du gouvernement libre, ce premier intérêt national.
En fait, au 1er février 1842, sur 459 membres dont la Chambre des députés était composée, il y avait 149 fonctionnaires salariés. Dans ce nombre, 16 étaient des ministres ou de grands fonctionnaires politiques que la proposition de M. Ganneron pour l'extension des incompatibilités parlementaires laissait toujours éligibles. Sur les 133 députés restants, 53 étaient des magistrats inamovibles. La Chambre ne contenait donc que 80 députés fonctionnaires amovibles et placés, à ce titre, dans la dépendance du pouvoir. Quant aux députés promus, depuis leur entrée dans la Chambre, à des fonctions publiques salariées, on dressa le tableau des nominations de ce genre faites par les divers cabinets du 1er novembre 1830 au 1er février 1842; leur nombre était de 211, et dans ce nombre se trouvaient 72 ministres ou grands fonctionnaires politiques que personne ne voulait exclure de la Chambre. Sur 1400 députés élus à la Chambre dans l'espace de ces douze années, il n'y en avait eu donc que 139 qui eussent été appelés à des fonctions auxquelles les incompatibilités réclamées dussent s'appliquer.
A ce premier aspect et en ne considérant que les chiffres, il n'y avait, dans le nombre des députés fonctionnaires, rien d'étrange, rien qui pût inspirer, sur l'indépendance des résolutions de la Chambre, un doute légitime, aucun de ces abus choquants qui appellent d'indispensables et promptes réformes. MM. Villemain, Duchâtel et Lamartine, en signalant ces faits, firent valoir, contre la proposition de M. Ganneron, d'autres considérations plus hautes; ils peignirent l'état actuel de la société française où les fonctionnaires tiennent une si grande place que, lorsqu'on lui demande de se faire représenter, elle les appelle naturellement elle-même à tenir aussi une grande place dans sa représentation; ils insistèrent sur la nécessité de ne pas réduire, par la loi, le nombre, déjà si restreint dans toute société démocratique, des hommes pratiquement éclairés, expérimentés, et prêts à comprendre, au sein de la liberté politique, les conditions du gouvernement. Mais bien que très-justes et profondes, ces considérations n'auraient pas suffi à surmonter les vieux préjugés et les passions vivantes qui avaient provoqué et qui soutenaient la proposition; ce n'était pas, à vrai dire, d'une question de principe et d'organisation qu'il s'agissait; l'attaque était dirigée contre la politique qui prévalait dans la Chambre bien plus que contre le nombre des députés fonctionnaires, et c'était surtout pour changer la majorité en la mutilant qu'on demandait la réforme d'un abus dont on exagérait fort l'étendue et la gravité. M. Duchâtel ramena judicieusement le débat à ces termes; la chambre comprit le vrai sens de l'attaque, et la proposition fut rejetée, bien qu'à une faible majorité.
Sur la proposition de M. Ducos pour la réforme électorale, la discussion était à la fois plus facile et plus grande: la loi d'élections dont on demandait le changement avait à peine onze ans d'existence: quand elle avait été rendue en 1831, l'opposition avait elle-même proclamé qu'elle satisfaisait pleinement aux besoins de la liberté. Par l'abaissement du cens électoral de 300 à 200 francs et par le progrès naturel des institutions libres comme de la prospérité publique, le nombre des électeurs s'était rapidement accru; parti de 99,000, en 1830, il s'était élevé, en 1842, à 224,000. Lorsque, sous le ministère du 1er mars 1840, la Chambre des députés avait eu à délibérer sur des pétitions dont la plupart réclamaient le suffrage universel et quelques-unes seulement des modifications analogues à la proposition de M. Ducos, M. Thiers, au nom du cabinet comme au sien propre, s'était formellement déclaré contraire à la réforme électorale, et avait demandé, sur toutes les pétitions, l'ordre du jour que la Chambre avait en effet prononcé. Une telle réforme n'était, à coup sûr, pas plus urgente ni plus opportune le 15 février 1842 que le 16 mai 1840. Mais je ne me bornai pas à la repousser par ces considérations préalables et accessoires; j'entrai dans le fond même de la question et dans l'examen des motifs au nom desquels la réforme électorale était réclamée. Il ne fallait pas une grande sagacité pour entrevoir que le suffrage universel était au fond comme au bout de ce mouvement, et que ses partisans étaient les vrais auteurs et faisaient la vraie force de l'attaque dirigée contre le régime électoral en vigueur. Je n'ai, contre le suffrage universel, point de prévention systématique et absolue; je reconnais que, dans certains états et certaines limites de la société, il peut être praticable et utile; j'admets que, dans certaines circonstances extraordinaires et passagères, il peut servir tantôt à accomplir de grands changements sociaux, tantôt à retirer l'État de l'anarchie et à enfanter un gouvernement. Mais, dans une grande société, pour le cours régulier de la vie sociale et pour un long espace de temps, je le regarde comme un mauvais instrument de gouvernement, comme un instrument dangereux tour à tour pour le prince et pour le peuple, pour l'ordre et pour la liberté. Je ne discutai pas directement ni pleinement la théorie du suffrage universel que nous n'avions devant nous qu'en perspective; mais j'attaquai, comme routinière et fausse, l'idée principale sur laquelle repose le suffrage universel, la nécessité du grand nombre d'électeurs dans les élections politiques: «La société, dis-je, était jadis divisée en classes diverses, diverses de condition civile, d'intérêts, d'influences. Et non-seulement diverses, mais opposées, se combattant les unes les autres, la noblesse et la bourgeoisie, les propriétaires terriens et les industriels, les habitants des villes et ceux des campagnes. Il y avait là des différences profondes, des intérêts contraires, des luttes continuelles. Qu'arrivait-il alors de la répartition des droits politiques? Les classes qui ne les avaient pas avaient beaucoup à souffrir de cette privation; la classe qui les possédait s'en servait contre les autres; c'était son grand moyen de force dans leurs combats. Rien de semblable n'existe chez nous aujourd'hui: on parle beaucoup de l'unité de la société française et l'on a raison; mais ce n'est pas seulement une unité géographique; c'est aussi une unité morale, intérieure. Il n'y a plus de luttes entre les classes, car il n'y a plus d'intérêts profondément divers ou contraires. Qu'est-ce qui sépare aujourd'hui les électeurs à 300 francs, des électeurs à 200, à 100, à 50 francs? Ils sont dans la même condition civile, ils vivent sous l'empire des mêmes lois. L'électeur à 300 francs représente parfaitement l'électeur à 200 ou à 100 francs; il le protège, il le couvre, il parle et agit naturellement pour lui, car il partage et défend les mêmes intérêts; ce qui n'était encore jamais arrivé dans le monde, la similitude des intérêts s'allie aujourd'hui, chez nous, à la diversité des professions et à l'inégalité des conditions. C'est là le grand fait, le fait nouveau de notre société. Un autre grand fait en résulte: c'est que ceux-là se trompent qui regardent le grand nombre des électeurs comme indispensable à la vérité du gouvernement représentatif. Le grand nombre des électeurs importait autrefois, quand les classes étaient profondément séparées et placées sous l'empire d'intérêts et d'influences contraires, quand il fallait faire à chacune une part considérable. Rien de semblable, je le répète, n'existe plus chez nous; la parité des intérêts, l'appui qu'ils se prêtent naturellement les uns aux autres permettent de ne pas avoir un très-grand nombre d'électeurs sans que ceux qui ne possèdent pas le droit de suffrage aient à en souffrir. Dans une société aristocratique, en face d'une aristocratie ancienne et puissante, c'est par le nombre que la démocratie se défend; le nombre est sa principale force; il faut bien qu'à l'influence des grands seigneurs puissants et accrédités elle oppose son nombre, et même son bruit. Nous n'avons plus à pourvoir à une telle nécessité; la démocratie n'a plus, chez nous, à se défendre contre une aristocratie ancienne et puissante. Prenez garde, messieurs, une innovation n'est une amélioration qu'autant qu'à un besoin réel elle applique un remède efficace; à mon avis, la réforme électorale qu'on vous propose n'est pas aujourd'hui un besoin réel. Savez-vous ce que vous feriez en l'acceptant? Au lieu d'appliquer un remède à un mal réel, au lieu de satisfaire à une nécessité véritable, vous donneriez satisfaction (je ne voudrais pas me servir d'un mot trop vulgaire) à ce prurit d'innovation qui nous travaille. Vous compromettriez, vous affaibliriez notre grande société saine et tranquille pour plaire un moment à cette petite société maladive qui s'agite et et nous agite. Portez, je vous prie, vos regards sur le côté pratique de nos affaires et l'ensemble de notre situation. Nous avons une tâche très-rude, plus rude qu'il n'en a été imposé à aucune autre époque; nous avons trois grandes choses à fonder: une société nouvelle, la grande démocratie moderne, jusqu'ici inconnue dans l'histoire du monde; des institutions nouvelles, le gouvernement représentatif, jusqu'ici étranger à notre pays; enfin une dynastie nouvelle. Jamais, non, jamais il n'est arrivé à une génération d'avoir une pareille oeuvre à accomplir. Cependant, nous approchons beaucoup du but. La société nouvelle est aujourd'hui victorieuse, prépondérante; personne ne le conteste plus; elle a fait ses preuves; elle a conquis et les lois civiles, et les institutions politiques, et la dynastie qui lui conviennent et qui la servent. Toutes les grandes conquêtes sont faites, tous les grands intérêts sont satisfaits; notre intérêt actuel, dominant, c'est de nous assurer la ferme jouissance de ce que nous avons conquis. Pour y réussir, nous n'avons besoin que de deux choses, la stabilité dans les institutions et la bonne conduite dans les affaires journalières et naturelles du pays. C'est là maintenant la tâche, la grande tâche du gouvernement, la responsabilité qui pèse sur vous comme sur nous. Mettons notre honneur à y suffire; nous y aurons assez de peine. Gardez-vous d'accepter toutes les questions qu'on se plaira à élever devant vous, toutes les affaires où l'on vous demandera d'entrer. Ne vous croyez pas obligés de faire aujourd'hui ceci, demain cela; ne vous chargez pas si facilement des fardeaux que le premier venu aura la fantaisie de mettre sur vos épaules, lorsque le fardeau que nous portons nécessairement est déjà si lourd. Résolvez les questions obligées; faites bien les affaires indispensables que le temps amène naturellement, et repoussez celles qu'on vous jette à la tête légèrement et sans nécessité.»
La Chambre fut convaincue et elle repoussa la réforme électorale de M. Ducos à une majorité plus forte que celle qui avait écarté les incompatibilités parlementaires de M. Ganneron. J'avais réussi à faire dominer, dans l'esprit de cette majorité, l'idée qui dominait dans le mien, la nécessité de nous appliquer, surtout et avant tout, à la consolidation du gouvernement libre et régulier encore si nouveau parmi nous. On a appelé cette politique la politique de résistance, et on s'est armé de ce nom pour la représenter comme hostile au mouvement social, au progrès de la liberté. Accusation singulièrement inintelligente; sans nul doute, c'est la mission, c'est le devoir du gouvernement de seconder le progrès des forces et des destinées publiques, et toute politique serait coupable qui tendrait à rendre la société froide et stationnaire. Mais ce qui importe le plus au progrès de la liberté, c'est la pratique de la liberté; c'est en s'exerçant dans le présent qu'elle prépare et assure ses conquêtes dans l'avenir. De même qu'en 1830, sous le ministère de M. Casimir Périer, la résistance au désordre matériel était la première condition de la liberté, de même, en 1842, c'était de la mobilité des lois et des fantaisies politiques que nous avions à préserver le régime naissant de la liberté. Ce qu'il y avait de résistance dans notre politique n'avait point d'autre dessein et ne pouvait avoir d'autre effet. Que les racines de l'arbre s'affermissent, ses branches ne manqueront pas de s'étendre; si, au moment où l'on vient de le planter, on le secoue trop souvent, au lieu de grandir, il tombe. La durée d'un gouvernement libre garantit à un peuple bien plus de liberté et de progrès que ne peuvent lui en donner les révolutions.
Une seule fois, de 1840 à 1842, nous eûmes à résister au désordre matériel. La loi de finances du 14 juillet 1838 avait ordonné que «dans la session de 1842 et ensuite de dix années en dix années, il serait soumis aux Chambres un nouveau projet de répartition, entre les départements, tant de la contribution personnelle et mobilière que de la contribution des portes et fenêtres. A cet effet, les agents des contributions directes continueront de tenir au courant les renseignements destinés à faire connaître le nombre des individus passibles de la contribution personnelle, le montant des loyers d'habitation et le nombre des portes et fenêtres imposables.» En 1841, pour exécuter cette prescription de la loi de 1838 et se mettre en mesure de soumettre aux Chambres, en 1842, la nouvelle répartition annoncée, M. Humann ordonna le recensement, dans toute la France, des personnes et des matières imposables. Il espérait peut-être faire sortir un jour, de cette mesure, une notable augmentation du revenu public par la transformation de la contribution mobilière et de celle des portes et fenêtres, jusque-là impôts de répartition dont le montant total était annuellement fixé par les Chambres, en impôts de quotité susceptibles d'un accroissement indéfini. Le bruit se répandit que tel était au fond le but de l'opération, ce qui la rendit, dès le premier moment, suspecte et déplaisante. M. Humann démentit le bruit et déclara qu'il n'avait d'autre dessein que d'arriver à une répartition plus égale de ces taxes sans en augmenter nullement le montant. Mais l'effet était produit; et d'ailleurs, indépendamment de toute augmentation de la somme totale des deux taxes, la mesure devait avoir pour résultat de les faire payer à des personnes qui n'en avaient pas encore été atteintes; il fut constaté, entre autres, le 15 juin 1841, que 129,486 maisons n'étaient pas imposées. M. Humann, dont les idées générales en fait de gouvernement et de finances étaient fort saines, ne prévoyait pas toujours bien l'effet politique des mesures administratives, ne s'en inquiétait pas assez d'avance, et ne prenait pas assez de soin pour s'en entendre avec ses collègues. Il communiquait peu et agissait seul. Le recensement, ordonné par lui comme une opération toute simple et facile, rencontra sur plusieurs points du pays, entre autres dans quelques grandes villes, Toulouse, Lille, Clermont-Ferrand, des résistances qui, soit par la faiblesse des autorités, soit par la prompte complicité des factions, devinrent de véritables rébellions que la force armée dut réprimer. La répression fut partout efficace; mais la fermentation se prolongeait et M. Humann en fut troublé. Le roi m'écrivit du château d'Eu[53]: M. Humann me fait un tableau assez sombre de notre situation, et il ajoute (je transcris ses propres paroles)—Mes convictions à l'égard du recensement sont telles qu'il y va de mon honneur de ne pas reculer. La mesure cependant suscite des difficultés extrêmes; ces difficultés peuvent devenir insurmontables, et il y a lieu d'examiner s'il est prudent d'en courir le risque. Aujourd'hui, ma retraite, motivée par l'état de ma santé, calmerait les esprits et n'entraînerait aucun inconvénient; si, au contraire, elle était forcée plus tard par les circonstances, l'autorité morale du gouvernement du roi en serait compromise. Je soumets cette réflexion à Votre Majesté; je la supplie d'examiner si son consentement à ma retraite ne serait pas, dans les circonstances actuelles, un acte de bonne politique.—«Je ne répondrai à M. Humann que ce soir, ajoutait le roi, je lui exprimerai combien je désire le conserver et éviter tout ce qui pourrait ébranler le ministère actuel que je tiens tant à conserver; mais j'ajouterai que la circonstance est trop grave pour que je ne transmette pas au président du conseil la communication qu'il me fait, afin qu'il en délibère lui-même avec ses collègues, et que le conseil me donne son avis.»
[Note 53: Le 14 août 1841.]
Je répondis sur-le-champ au roi: «Je viens de voir le maréchal, M. Duchâtel et M. Humann. Le conseil se réunira à deux heures. Le maréchal, qui est encore souffrant, partira cependant, je crois, dans la soirée et portera au roi le résultat de la délibération. Ce résultat n'est pas douteux. M. Humann a mis sa retraite à la disposition du roi et du conseil pour acquitter sa conscience; il n'a aucune envie de se retirer; il sent que son honneur est engagé dans l'opération du recensement; il désire rester et la mener jusqu'au bout. Si son offre était acceptée, il se regarderait comme une victime sacrifiée, et sacrifiée par faiblesse. A mon avis, il aurait raison. Les difficultés de la situation sont réelles, mais non insurmontables, ni menaçantes; nous n'avons pas été encore appelés à tirer un coup de fusil. Les résistances, là même où elles s'élèvent vivement, tombent bientôt et facilement. La plupart des grands conseils municipaux se prononcent pour la légalité de l'opération. Nous ne sommes pas au terme des embarras, mais je ne vois nulle part apparaître le danger. L'abandon du recensement serait l'abandon du gouvernement. Il n'y aurait plus ni loi, ni administration, ni cabinet, et le pouvoir aurait été lui-même au-devant de sa ruine, car en vérité il n'y a, dans ce qui se passe, rien d'assez grave pour inspirer une sérieuse inquiétude. M. Humann comprend que, tout en accomplissant l'opération, il est nécessaire de la tempérer, de l'adoucir, de se montrer facile sur les formes et d'arriver promptement au terme. Il donne depuis plusieurs jours et continuera de donner des ordres en conséquence. Je n'hésite donc pas à dire au roi que l'avis du conseil sera d'écarter toute idée de retraite de M. Humann et de poursuivre l'opération, en rendant la loi aussi flexible, aussi indulgente qu'il se pourra, mais en assurant partout obéissance à la loi.»
Le roi nous sut, de notre fermeté, plus de gré qu'elle ne valait: «Votre lettre, m'écrivit-il, me cause un sensible plaisir. Vous avez assurément dit et écrit de bien belles et bonnes choses dans le cours de votre vie; vous avez honorablement proclamé de grandes vérités, et défendu ces précieux principes qui peuvent seuls conserver la morale et assurer la prospérité des sociétés humaines; mais jamais vous n'avez rien dit ni écrit de mieux que la lettre que je viens de recevoir de vous, et elle est, en tous points, l'expression de ma pensée et de mes désirs. Dès que j'aurai vu le maréchal, ou qu'il m'aura écrit, j'écrirai à M. Humann, et en lui répétant combien je désire qu'il reste, je lui témoignerai combien j'apprécie la marche qu'il suit actuellement. Avec ce parfait accord, les nuages du moment se dissiperont, et notre soleil politique brillera avec plus d'éclat qu'auparavant. Je n'ai eu d'autre inquiétude que celle des conséquences qu'aurait entraînées la retraite de M. Humann au milieu de cette crise; une fois rassuré sur ce point, je le suis sur l'issue, et en attendant que je lui écrive, vous pouvez lui dire combien je jouis de la résolution que vous m'annoncez de sa part.»
M. Humann ainsi raffermi, l'opération du recensement se termina sans nouveaux troubles, et cessa d'être pour lui un échec. Mais huit mois après, le 25 avril 1842, au moment où il allait prendre part au débat du projet de loi sur le réseau général des chemins de fer, M. Humann, atteint d'un anévrisme au coeur, mourut subitement, assis dans son cabinet, devant son bureau, et la main encore posée sur son papier. Sa mort, s'il se sentit mourir, le surprit moins lui-même que ses amis; deux jours auparavant, causant avec l'un de ses employés: «Je sens que je m'en vais, lui avait-il dit; la vie que je mène m'épuise; je n'en ai pas pour longtemps.» C'était un homme d'un esprit élevé, de moeurs graves, d'une grande autorité financière, laborieux, ombrageux, susceptible, inquiet en silence, très-soigneux de sa considération personnelle, portant dans la vie publique plus de dignité que de force et plus de prudence que de tact, conservateur par goût comme par position, trop éclairé pour ne pas être libéral autant que le comportaient les intérêts de l'ordre, et tenant bien partout sa place sans se donner nulle part tout entier. Je n'avais avec lui point de lien intime, mais je le regrettai sérieusement; c'était à ma demande et par confiance en moi que, le 29 octobre 1840, il était entré dans le cabinet; il y était une force réelle dans le monde des affaires et dans les Chambres, et un personnage considérable dans le public. Le vide que faisait parmi nous sa mort fut immédiatement comblé; dès le lendemain nous offrîmes le ministère des finances à M. Hippolyte Passy qui le refusa sans hostilité: homme d'esprit et de lumières plus que d'action, ayant plus d'amour-propre et de dignité que d'ambition, craignant plus d'échouer qu'il ne désirait de réussir, se complaisant dans la critique, et préférant l'indépendance à la responsabilité. Les finances furent données le jour même à M. Lacave-Laplagne qui les avait occupées avec capacité sous la présidence de M. Molé et qui s'empressa de les accepter. Ainsi se ralliaient successivement au cabinet toutes les fractions du parti conservateur divisé en 1839 par la coalition.
A côté de ces affaires extérieures et intérieures, nous en avions une autre fort grande, qui, sans être du dehors, n'était pas tout à fait du dedans, et à laquelle, peu de jours après la formation du cabinet, nous fîmes faire un grand pas, l'Algérie. Je m'en étais toujours sérieusement préoccupé; j'avais pris part à toutes les discussions dont elle avait été l'objet; j'avais exprimé à la fois la ferme résolution que la France conservât sa nouvelle possession, et l'intention de n'y pousser notre établissement que pas à pas, selon les exigences et les chances de chaque jour, sans préméditation de guerre et sans impatience d'agrandissement. C'était, à mon avis, la seule conduite sensée, et la disposition des Chambres nous en faisait une loi: au sein non-seulement du parti conservateur, mais de l'opposition, beaucoup de personnes croyaient peu à l'utilité de cette conquête, en redoutaient l'extension et résistaient aux dépenses qu'elle entraînait; quelques-unes allaient même jusqu'à provoquer formellement l'abandon. Nous trouvâmes, en 1840, les affaires de l'Algérie dans un état à la fois de crise et de langueur: la paix conclue en 1837, à la Tafna, avec Abd-el-Kader, avait été rompue; après en avoir employé les loisirs à rallier les tribus éparses, à organiser ses bataillons réguliers et à se procurer des munitions, le héros arabe avait recommencé partout la guerre. Le maréchal Valée, gouverneur général depuis la prise de Constantine, la soutenait dignement, mais sans résultats décisifs: des expéditions partielles réussissaient; princes, officiers et soldats se faisaient grand honneur; nos journaux retentissaient de la résistance de Mazagran, de la prise de Cherchell, du passage de l'Atlas, de l'occupation de Médéah et de Milianah; mais la situation générale restait la même, et Abd-el-Kader, toujours battu, maintenait ou rallumait toujours l'insurrection. C'était un sentiment répandu parmi les personnes qui prenaient aux affaires de l'Algérie le plus d'intérêt que, de tous nos officiers, le général Bugeaud était le plus propre à poursuivre efficacement cette difficile guerre: il exposait, en toute occasion, ses idées à ce sujet avec une verve abondante et puissante et une confiance en lui-même qui avait bien plus l'apparence que la réalité de la présomption, car en même temps qu'il se promettait le succès, il ne se faisait aucune illusion sur les difficultés, et ne négligeait aucun moyen de les surmonter. Employé déjà plus d'une fois en Afrique, il y avait promptement fait preuve d'habileté et d'influence; l'armée avait confiance en lui et goût pour lui; les Arabes avaient peur de lui. Le cabinet de M. Thiers avait eu, si je suis bien informé, envie de le nommer gouverneur général; mais par sa rude ardeur dans la politique de résistance, par son attitude dans la Chambre, par ses divers antécédents, le général Bugeaud était antipathique au côté gauche, et M. Thiers ne le fit pas nommer. Nous n'avions pas les mêmes motifs d'hésitation; j'avais foi dans le talent militaire du général Bugeaud et dans sa fermeté politique; le roi, le maréchal Soult et tout le conseil partagèrent mon opinion; le 29 décembre 1840, il fut nommé gouverneur général de l'Algérie, et après avoir subi avec un plein succès, dans son arrondissement, l'épreuve de la réélection, il entra, vers la fin de février 1841, en possession active de son gouvernement.
Dès son début, dans ses deux campagnes du printemps et de l'automne en 1841, il justifia largement notre attente. Abd-el-Kader ne fut pas détruit; on ne détruit pas, tant qu'on ne l'a pas tué ou pris, un grand homme à la tête de sa nation; mais il fut partout battu, pourchassé et réduit à la défensive. Plusieurs tribus arabes, et des plus considérables, se soumirent. Plusieurs points de la Régence, et des plus importants, furent atteints et fortement occupés. Notre domination reprit son cours d'affermissement et de solide progrès. Le général Bugeaud, en partant, m'avait exposé son plan de conduite; depuis qu'il était en Algérie, il me tenait au courant de ses opérations, de leur intention et de leur résultat, se plaignant un peu de n'avoir point de lettre de moi, réserve que je gardais pour ne pas offusquer la susceptibilité du maréchal Soult officiellement chargé des affaires de l'Algérie. J'écrivis le 21 septembre 1841 au gouverneur général: «Si je vous écrivais toutes les raisons pour lesquelles je ne vous ai pas encore écrit, je suis sûr que, dans le nombre, vous en trouveriez de très-bonnes, et que vous me pardonneriez mon silence. Je le romps aujourd'hui sans perdre mon temps à l'expliquer. Je le regretterais amèrement si je pouvais supposer qu'il vous a donné une seule minute de doute sur mes sentiments pour vous. Mais cela ne peut pas être. Soyez sûr, mon cher général, qu'il n'y a personne qui vous porte plus d'estime et d'amitié sincère. Nous nous sommes vus et éprouvés dans des moments qu'on n'oublie jamais.
«Vous avez eu de vrais succès. Vous en aurez encore. Votre prochaine campagne affermira et développera les résultats de la première. Je m'en réjouis pour nous comme pour vous. Évidemment il faut, avant tout et par-dessus tout, rétablir en Afrique notre ascendant moral, en donner aux Arabes le sentiment profond, permanent, et si on ne peut espérer leur soumission complète et durable, jeter au moins parmi eux la désorganisation et l'abattement.
«C'est là la question du moment. Vous êtes en train de la résoudre. J'admets que ce n'est pas fini, que vous avez encore bien des efforts à faire, que pour ces efforts il vous faut des moyens, que c'est à nous de vous les fournir; et pour mon compte, dans le conseil et à la tribune, je vous soutiendrai de tout mon pouvoir. Même bien soutenu, votre fardeau est encore très-lourd. Nous vous devons d'en prendre notre part.
«Mais je suppose la question du moment résolue, les Arabes intimidés, la confédération qui entoure Abd-el-Kader désunie. Reste la grande question, la question de notre établissement en Afrique et de la conduite à tenir pour qu'il soit solide. S'il est solide, il deviendra utile.
«Le premier point, à mon avis, c'est la délimitation claire, rigoureuse, entre deux territoires: l'un, directement occupé par la France et livré à des colons européens, l'autre indirectement dominé au nom de la France et laissé aux Arabes.
«La séparation des deux races me paraît être la règle fondamentale de l'établissement, la condition de son succès.
«Quel doit être, dans les diverses provinces de la régence, le territoire réservé à notre domination directe et à la colonisation européenne? Vous seul pouvez nous fournir les renseignements nécessaires pour résoudre cette question. Recueillez-les, je vous prie, avec soin; arrivez à des propositions précises. Nous ne ferons rien de raisonnable, ni de durable, tant que nous n'aurons pas, à cet égard, un parti bien pris et bien connu, en Afrique comme ici.
«Dans le choix et la délimitation du territoire européen, il faut se diriger d'après cette idée qu'il doit suffire un jour à la nourriture et à l'entretien de notre établissement, soit de la population qui le cultivera, soit de l'armée qui le défendra. Ce sera là un résultat très-long à obtenir; mais il faut, dès aujourd'hui, l'avoir en vue et régler en conséquence la limite de notre occupation directe.
«Cette limite fixée, il faut déterminer, dans le territoire européen, les portions qui seront livrées les premières à la colonisation, et procurer aux colons, quels qu'ils soient, militaires ou civils, compagnies ou individus, une sécurité réelle. Par quels moyens cette sécurité peut-elle être acquise? A quelle étendue de terrain doit-elle d'abord s'appliquer? Je l'ignore. Ce que je sais, c'est qu'il faut un territoire européen, que, dans ce territoire, il faut des colons, qu'à ces colons il faut la sécurité.
«Toutes les autres questions que soulève la colonisation sont secondaires et ne doivent être abordées que lorsque celles-ci seront résolues.
«Quant au territoire arabe, en l'interdisant absolument aux colons européens, nous devons évidemment y occuper quelques points militaires où notre domination soit visible et d'où elle s'exerce en cas de besoin. Plus j'observe, plus je demeure convaincu que ces points doivent être peu nombreux et fortement occupés.
«Hors de ces points, l'exploitation et l'administration du pays doivent être laissées aux Arabes, à leurs chefs, à leurs lois, à leurs moeurs, sous la seule condition du tribut. Toute notre activité doit être là une activité de savoir-faire et de diplomatie pour bien vivre avec les tribus diverses, les empêcher de se coaliser contre nous, nous en attacher spécialement quelques-unes, avoir des intelligences dans toutes, et maintenir, parmi elles, le sentiment de notre force sans nous mêler de leurs affaires.
«Ici, comme pour le territoire européen, je laisse de côté les questions secondaires. Vous seul pouvez, non-seulement les résoudre, mais les poser.
«Je laisse également de côté d'autres questions, importantes mais spéciales, comme celle des travaux maritimes à exécuter sur certains points de la côte, celles de la fixation du domaine public et de l'organisation administrative. Je ne veux aujourd'hui, mon cher général, que vous faire bien connaître l'état de mon esprit sur l'ensemble et les conditions générales de notre établissement, vous demander si votre pensée s'accorde avec la mienne, et poser ainsi les bases de l'entente qui doit exister entre nous pour que je puisse vous aider efficacement quand j'aurai à débattre, au Palais-Bourbon et au Luxembourg, ce que vous aurez fait en Afrique.»
Dans le plan que j'exposais ainsi au général Bugeaud, il y avait, l'expérience me l'a appris, un peu de système préconçu et d'utopie. Je croyais trop à la possibilité de régler, selon la justice et par la paix, les rapports des Français avec les Arabes, des chrétiens avec les musulmans, des colons avec des indigènes. Je ne tenais pas assez de compte des difficultés et des entraînements que devait amener la juxtaposition des races, des religions, des territoires, des autorités, des propriétés. La réflexion préalable ne voit jamais les choses exactement comme elles sont, et la raison ne devine pas tout ce que révélera l'expérience. Mais c'est précisément la mission et l'honneur de l'esprit humain de prendre, dans les affaires humaines, une initiative salutaire malgré les erreurs qui s'y mêlent, et la politique pratique tomberait dans un abaissement ou un engourdissement déplorable, si l'utopie ne venait de temps en temps la sommer de faire une part à ses généreuses espérances. J'aspirais à introduire, dans le gouvernement de l'Algérie conquise, une large mesure d'équité, d'humanité, de respect du droit, et j'indiquais au général Bugeaud quels en étaient, selon moi, les conditions et les moyens.
Il me répondit de Mostaganem, le 6 novembre 1841: «Je trouve ici votre excellente lettre. Elle demande une réponse sérieuse, bien réfléchie, que je n'ai pas le temps de vous faire en ce moment, mais que vous aurez dès que je serai débarrassé du plus gros de ma besogne arriérée par cinquante-trois jours de campagne que je viens de faire. Je sens combien il est important que je satisfasse à vos questions.
«Vous me demandez en quoi vous pouvez m'aider; le voici. Le plus grand service que vous puissiez me rendre pour le moment, c'est de faire récompenser raisonnablement mon armée. Après avoir été prodigue envers elle sous le maréchal Valée qui obtenait tout ce qu'il demandait pour les plus minimes circonstances, on est devenu extrêmement avare. Je n'ai pu rien obtenir pour grand nombre d'officiers très-méritants, malgré mes demandes réitérées. L'armée d'Afrique, de laquelle j'ai exigé beaucoup cette année, compare ses services, et elle n'est pas satisfaite. Elle compare aussi les époques, et la comparaison ne m'est pas avantageuse puisque j'exige beaucoup plus de fatigue et que j'obtiens beaucoup moins de faveurs. J'ai cru devoir ramener les bulletins à la vérité et à la modestie qu'ils doivent avoir chez une armée que, pour la rendre capable de faire de grandes choses, on ne doit pas exalter sur les petites. Je suis tenté de croire que cela a tourné contre nous. On a cru que nous avions peu fait, parce que nous n'avons pas rédigé de pompeux bulletins pour de petits combats. Mais on devrait savoir que nous ne pouvons pas avoir en Afrique des batailles d'Austerlitz, et que le plus grand mérite dans cette guerre ne consiste pas à gagner des victoires, mais à supporter avec patience et fermeté les fatigues, les intempéries et les privations. Sous ce rapport, nous avons dépassé, je crois, tout ce qui a eu lieu jusqu'ici. La guerre a été poussée avec une activité inouïe, tout en soignant les troupes autant que les circonstances le permettaient, et elles le reconnaissent; le soin que je prends d'elles et la vigueur de nos opérations me font un peu pardonner la rareté des récompenses; mais si la parcimonie continuait, il pourrait en être autrement. Il est de l'intérêt du pays que mon autorité morale ne soit pas affaiblie.
«Je comprends qu'il est délicat, pour vous, de toucher cette corde dans le conseil. Cependant il peut se présenter une circonstance favorable et naturelle de dire votre mot. Vous pouvez d'ailleurs en avoir un entretien particulier avec le roi. J'espère que Sa Majesté ne m'en veut pas pour avoir eu quelques petites vivacités avec M. le duc de Nemours, que j'ai du reste fort bien traité. Plût au ciel que tous les serviteurs de la monarchie lui fussent aussi dévoués que je le suis et eussent mes vivacités!»
Je fis, auprès du roi, ce que désirait le général Bugeaud; plusieurs de ses officiers obtinrent les récompenses qu'il avait demandées pour eux, et personne ne lui rendit, dans les conversations diverses, plus de justice que M. le duc de Nemours, plus sensible que personne au mérite simple et au devoir bien accompli. Rentré à Alger, le général Bugeaud m'écrivit[54]: «Ayant à peu près comblé mon arriéré de deux mois et imprimé une nouvelle activité à tous les services, à tous les travaux, je relis votre bonne lettre du 21 septembre que je n'ai reçue que le 5 novembre et pour laquelle je vous ai promis une réponse.
[Note 54: Le 27 novembre 1841.]
«Je pourrais me borner à vous envoyer, comme je le fais, copie d'un mémoire sous forme de lettre que j'adresse au ministre de la guerre, en réponse à une série de questions qu'il avait posées dès les premiers jours de septembre; vous y trouveriez la plus grande partie des choses que vous me demandez. Mais certains passages de votre lettre appellent quelque chose de plus; je vais tâcher d'y satisfaire.
«D'abord, j'ai remarqué avec grand plaisir que vous avez bien compris la situation, ce qui fait qu'en général vous posez les questions comme il faut. Vous reconnaissez «qu'avant tout, il faut rétablir en Afrique notre ascendant moral et en donner aux Arabes le sentiment profond.» Puis vous ajoutez: «Et si l'on ne peut espérer leur soumission complète, il faut au moins jeter parmi eux la désorganisation et l'abattement.»
«Dans la première partie de ce paragraphe, nous sommes parfaitement d'accord; mon système de guerre a eu ce but et, je crois, en grande partie cet effet. Sur le second point, nous différons, en ce que vous paraissez douter de la soumission complète et que j'en suis assuré, pourvu que nous sachions persévérer dans notre impolitique entreprise.
«Si nous sommes en voie, comme j'en ai la conviction, de produire la désorganisation et l'abattement, avec de la ténacité nous obtiendrons infailliblement la conquête et la domination des Arabes. Que ferions-nous d'ailleurs de la désorganisation et de l'abattement si nous abandonnions la partie? Le découragement aurait bientôt fait place à la confiance et à l'arrogance qui est un caractère de ce peuple. Il penserait avec raison que, si nous n'avons pas achevé notre oeuvre, c'est que nous ne l'avons pas pu, et avant six mois, il faudrait recommencer la guerre.
«Mais j'ai tort d'insister sur votre doute; il est évident que ce n'est qu'un pis-aller, puisque vous ajoutez immédiatement: «Vous êtes en train de résoudre la question; j'admets que ce n'est pas fini, que vous avez bien des efforts à faire, que, pour ces efforts, il vous faut des moyens, que c'est à nous de vous les fournir, etc., etc.»
«Non, tout n'est pas fini et il y a encore beaucoup à faire; mais la besogne la plus difficile est faite; les premières pierres de cet édifice arabe, beaucoup plus solide qu'on ne croyait, sont arrachées; encore quelques-unes, et la démolition ira vite. Nous avons détruit presque tous les dépôts de guerre. Nous avons foulé les plus belles contrées. Nous avons fortement approvisionné les places que nous possédons à l'intérieur. Nous avons profondément étudié le pays dans un grand nombre de directions, et nous connaissons les manoeuvres et les retraites des tribus pour nous échapper, en sorte qu'à la prochaine campagne nous serons en mesure de leur faire beaucoup plus de mal. Mais ce qui est beaucoup plus capital, c'est que nous avons singulièrement affaibli le prestige qu'exerçait Abd-el-Kader sur les populations. Il leur avait persuadé que nous ne pouvions presque pas nous éloigner de la mer: «Ils sont comme des poissons, disait-il; ils ne peuvent vivre qu'à la mer; leur guerre n'a qu'une courte portée et ils passent comme les nuages. Vous avez des retraites où ils ne vous atteindront jamais.» Nous les avons atteints cette année dans les lieux les plus reculés, ce qui a frappé les populations de stupeur. Aussi commençons-nous à avoir des alliés et des auxiliaires; il est permis de croire que la défection du Sud grossira; la soumission de cette partie des douars et des smélas qui était restée toujours fidèle à l'émir, et qui se composait des familles les plus fanatiques, est un événement important parce qu'en outre des quatre cents cavaliers que nous y gagnons, c'est un excellent symptôme de l'affaiblissement du chef arabe. Cet exemple doit être contagieux, et dès que nous aurons un certain nombre de tribus, la boule de neige se grossira vite si nous savons la pousser avec énergie, et la faire toujours rouler jusqu'à ce que nous ayons tout ramassé, tout dominé. Les demi-moyens n'obtiennent que des demi-résultats qui n'assurent rien; c'est toujours à recommencer. Notre politique et notre guerre en Afrique doit être ce qu'aurait dû être la vôtre à l'intérieur: on vous a attaqué trois fois les armes à la main et trois fois vous avez vaincu; mais trois fois aussi vous vous êtes arrêté comme ayant peur d'être trop victorieux. Voyez le parti qu'en ont tiré les factions; voyez-les aujourd'hui plus audacieuses et plus vivaces que jamais; vous ont-elles su gré de vos ménagements, de votre mansuétude? Non; elles ont dit que vous aviez peur et vous n'avez découragé que vos amis. Et voilà pourquoi vous êtes obligé de leur dire: «Nous n'aurons point de repos, nous sommes condamnés à être infatigables.» (Expressions de votre lettre.)
«Ne faisons pas de même en Afrique, ne nous contentons pas d'une demi-soumission, d'un léger tribut, ce qui serait infailliblement précaire. Puisque nous avons été assez insensés pour engager la lutte, triomphons complétement et gouvernons les Arabes. Mêlons-nous de leurs affaires et demandons-leur l'impôt tout entier, car c'est, dans leurs moeurs, le signe le plus marquant de la puissance d'une part et de la soumission de l'autre. Toute la diplomatie dont vous me parlez ne vaut pas cela, et cela n'empêche pas d'être habile d'ailleurs.
«Je n'entends pas dire par là que nous devions donner partout aux Arabes des chefs et des administrateurs français, bien que quelques tribus de la province de Constantine en aient demandé; non, nous devons les gouverner longtemps par des indigènes; mais ces chefs de notre choix doivent être tenus vigoureusement et ne gouverner qu'en notre nom. Le général Négrier[55] les tient très-bien; aussi a-t-il considérablement augmenté les revenus, et il les augmentera chaque année davantage.
[Note 55: Commandant dans la province de Constantine.]
«Vous voulez savoir mon opinion sur la manière de nous établir dans le pays pour y maintenir notre puissance et pour que la conquête ne soit pas éternellement à charge à la métropole; je vais vous la dire.
«Vous verrez, dans ma lettre au ministre de la guerre, que, comme vous, je pense qu'il doit y avoir un territoire arabe et un territoire français, c'est-à-dire que nous ne devons pas nous mêler dans l'exploitation rurale des localités, et que la fusion n'est possible que dans un certain nombre de villes; mais je pense en même temps que nous ne devons pas être divisés par grandes masses géographiques, car cette division ne nous permettrait pas d'exercer l'action gouvernementale dont j'ai cherché à démontrer la nécessité pour rendre notre établissement durable.
«Dans l'assiette de nos établissements, nous devons avoir toujours en vue la révolte, la guerre qui l'accompagne, et la force militaire plus encore que les convenances agricoles et commerciales. Il faut donc occuper les positions militaires, les centres d'action, et vous énoncez une grande vérité de guerre en disant que ces points doivent être peu nombreux, mais que nous devons y être forts. Quand les points d'occupation sont nombreux, on ne peut qu'être faible dans chacun, et dès lors il y a paralysie de toutes les forces. Les points d'occupation n'ont en général d'autre puissance que celle de la mobilité des troupes qui peuvent en sortir; quand elles ne sont tout juste que ce qu'il faut pour garder le poste, elles sont dominées par lui; mais quand elles peuvent sortir avec des forces suffisantes, elles commandent dans un rayon de trente ou quarante lieues.
«Ces vérités si simples paraissent avoir été ignorées, et l'éparpillement des postes paralyse encore, en ce moment, plus du tiers de l'armée d'Afrique.
«A ce point de vue, je voudrais placer la colonisation civile sur la côte et la colonisation militaire dans l'intérieur, sur des points bien choisis et sur nos lignes de communication les plus importantes. Ainsi, colonisation civile autour d'Oran, Arzew, Mostaganem, Cherchell, Alger, Philippeville et Bone; colonisation militaire à Tlemcen, Mascara, Milianah, Médéah, Sétif, Constantine, et de poste en poste sur la communication de ces points-là avec la côte. Sur quelques-uns des points de la côte et de la colonie militaire seraient placées de petites réserves de troupes régulières que fournirait et relèverait la métropole, mais que payerait, à un temps donné, le budget de la colonie. La colonisation civile serait militarisée autant que possible.
«Ce système étreindrait le pays une fois soumis, de manière à ce que les révoltes sérieuses fussent à peu près impossibles. La politique et l'énervante civilisation compléteraient l'oeuvre. La race européenne, plus favorisée, mieux constituée et plus industrieuse que la race arabe, progresserait, je crois, davantage, et pourrait, dans la suite des temps, former la plus grande masse de la population.
«Reste une grande question qui, bien que trop tardive, demande pourtant à être résolue: quels avantages la métropole tirera-t-elle de sa conquête?
«Des avantages proportionnés aux sacrifices qu'elle a faits et fera, aux dangers et aux embarras que cette conquête lui aura causés, ne les cherchons pas, ce serait en vain. Mais nous pouvons trouver d'assez nombreuses fiches de consolation. A cet égard, mes idées sont moins fâcheuses qu'elles ne l'étaient avant d'avoir parcouru l'Algérie, comme je l'ai fait cette année; jugeant de tout par quelques parties, je croyais que l'Algérie était loin de mériter son antique réputation de fertilité. Je pense aujourd'hui qu'elle est fertile en grains, qu'elle peut l'être en fruits, en huile, en soie, et j'ai acquis la certitude qu'actuellement elle nourrit, sans industrie, beaucoup de bétail et de chevaux, et qu'elle possède beaucoup plus de combustible qu'on ne le pensait; seulement ce combustible est mal réparti.
«Nos colons et les Arabes, quand ils ne feront plus la guerre, pourront donc être dans l'abondance, et avoir un excédant de produits pour le livrer au commerce. Actuellement, malgré leur mauvaise administration, leurs guerres incessantes et la barbarie de leur agriculture, les Arabes produisent plus de grains et de bétail qu'il ne leur en faut pour leur consommation.
«Je juge de la fertilité, non-seulement par les produits que j'ai vus sur le Chélif, la Mina, l'Illel, l'Habra, le Sig, etc.; mais encore par la population et celle-ci par le grand nombre de cavaliers. J'ai la certitude que la province d'Oran possède 23,000 cavaliers montés sur des chevaux qui leur appartiennent; quatre surfaces pareilles en France ne produiraient pas autant de chevaux. Un tel pays n'est pas pauvre: bien administré, il pourra très-bien payer les impôts nécessaires pour couvrir les dépenses gouvernementales et procurer à la métropole des échanges avantageux. Elle y trouvera d'excellents chevaux pour monter sa cavalerie légère; elle peut même y former des Numides modernes qui lui rendraient de grands services dans ses guerres d'Europe. Elle y trouvera un débouché pour sa population croissante et pour ses produits manufacturés, si elle a le bon esprit de concentrer la population algérienne dans l'agriculture. Enfin elle y trouvera quelques emplois pour ces capacités pauvres qui nous obstruent et constituent l'un des plus grands dangers de notre société.
«L'Algérie sera aussi une cause d'activité pour notre marine, et quelques-uns de ses ports améliorés ne seront pas sans utilité dans une guerre sur la Méditerranée et pour étendre notre influence sur cette mer.
«Je pourrais trouver d'autres compensations de moindre importance. Je pourrais dire qu'on formera en Algérie des hommes pour la guerre et le gouvernement, qu'on y trouvera du plomb, du cuivre et d'autres minéraux, etc., etc. Je n'ai voulu toucher que les points principaux.»
Le général Bugeaud était trop modeste quand il classait ainsi à la fin de sa liste, et comme par post-scriptum, les hommes de guerre et de gouvernement parmi les produits possibles de l'Algérie; les événements leur ont assigné un plus haut rang. Il était plus pressé que moi de poursuivre, par la force, la complète domination de la France sur les Arabes, et plus sceptique que moi sur les avantages et l'avenir de notre établissement en Afrique; mais je ne m'inquiétais pas beaucoup de l'une ni de l'autre de ces différences entre nos vues; j'avais la confiance qu'il ferait bien la guerre, et qu'en la faisant il ne s'emporterait pas fort au delà de ses instructions; il était plus vaillant que téméraire et plus intempérant dans ses paroles que dans sa conduite: «Il me faut un gouvernement,» disait-il au milieu des crises de 1848, quand la France cherchait partout un gouvernement et quand il eût pu être tenté de lui offrir le sien; il se jugeait bien lui-même; il était plus capable de bien servir et de bien défendre le gouvernement de son pays qu'ambitieux d'en prendre et propre à en porter lui-même le fardeau.
Quelques mois après la date de la lettre que je viens de citer[56], il m'écrivit d'Alger: «Encore une lettre confidentielle et expansive. Des lettres de Paris parlent de la retraite de M. le maréchal Soult pour cause de santé, et ajoutent que l'on flotte entre M. le maréchal Valée et moi. Je regarderais l'éloignement actuel de M. le maréchal Soult comme un grand malheur, et si mon rappel de l'Afrique en était la conséquence, ce serait, à mes yeux, doublement regrettable. Non que j'aie l'orgueil de penser qu'on ne pourrait pas me remplacer ici pour le talent et le savoir-faire; mais parce que j'ai acquis, sur les Arabes, un ascendant qu'un autre, quelque habile qu'il fût, aurait besoin d'acquérir avant d'être aussi utile que moi.
[Note 56: Le 3 mars 1842.]
«J'ajouterai, comme considération très-secondaire, que j'ai aujourd'hui le plus vif désir de mener mon oeuvre à fin avant de quitter, et vous le comprendrez aisément sans que je m'explique davantage.
«Assurément vous êtes, de tous les hommes politiques, celui avec lequel j'aimerais le mieux m'associer au gouvernement du pays; mais je serais désespéré d'abandonner l'Afrique au moment où je crois toucher à la fin de la guerre.
«Peut-être je combats un fantôme. Il se peut qu'on n'ait jamais eu l'ombre de cette pensée; mais dans tous les cas, il ne peut pas être nuisible de vous faire connaître d'avance mon opinion à cet égard.»
Je crois, et la lettre du général Bugeaud m'y autorise, que la pensée dont il se défendait ne lui était point désagréable, et qu'il eût volontiers consenti à conduire les affaires de l'Algérie, avec toutes celles du département de la guerre, de Paris au lieu d'Alger. Mais il combattait, comme il le dit, un fantôme; il n'était nullement question, à cette époque, de la retraite du maréchal Soult: les grandes difficultés de la situation à l'extérieur étaient surmontées; celles de l'intérieur, tout en se faisant pressentir, n'avaient pas un aspect très-redoutable. Quand la session de 1842 fut close et la Chambre des députés dissoute, le 13 juin 1842, le cabinet bien établi avait en perspective un succès probable dans les élections et un avenir plus chargé de travaux que d'orages.
PIÈCES HISTORIQUES
I
1º Protocole de clôture de la question d'Égypte, signé à Londres, le 10 juillet 1841.
Les difficultés dans lesquelles Sa Hautesse le Sultan s'est trouvé placé et qui l'ont déterminé à réclamer l'appui et l'assistance des Cours d'Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie, venant d'être aplanies, et Méhémet-Ali ayant fait, envers S. H. le Sultan, l'acte de soumission que la convention du 15 juillet 1840 était destinée à amener, les représentants des Cours signataires de ladite convention ont reconnu qu'indépendamment de l'exécution des mesures temporaires résultant de cette convention, il importe essentiellement de consacrer de la manière la plus formelle le respect dû à l'ancienne règle de l'empire ottoman, en vertu de laquelle il a été de tout temps défendu aux bâtiments de guerre des puissances étrangères d'entrer dans les détroits des Dardanelles et du Bosphore.
Ce principe étant par sa nature d'une application générale et permanente, les plénipotentiaires respectifs, munis à cet effet des ordres de leurs cours, ont été d'avis que, pour manifester l'accord et l'union qui président aux intentions de toutes les cours, et dans l'intérêt de l'affermissement de la paix européenne, il conviendrait de constater le respect dû au principe susmentionné au moyen d'une transaction à laquelle la France serait appelée à concourir, à l'invitation et d'après le voeu de S. H. le Sultan.
Cette transaction étant de nature à offrir à l'Europe un gage de l'union des cinq puissances, le principal secrétaire d'État de Sa Majesté Britannique, ayant le département des affaires étrangères, d'accord avec les Plénipotentiaires des quatre autres puissances, s'est chargé de porter cet objet à la connaissance du gouvernement français en l'invitant à participer à la transaction par laquelle, d'une part, le Sultan déclarerait sa ferme résolution de maintenir à l'avenir le susdit principe, de l'autre, les cinq puissances annonceraient leur détermination unanime de respecter ce principe et de s'y conformer.
Le 10 juillet 1841.
L.S. ESTERHAZY, NEUMANN, PALMERSTON, BULOW, BRUNNOW.
2º Convention pour la clôture des détroits du Bosphore et des Dardanelles, signée à Londres le 13 juillet 1841:
Au nom de Dieu très-miséricordieux.
LL. MM. le roi des Français, l'empereur d'Autriche, roi de Hongrie et de Bohême, la reine du royaume uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande, le roi de Prusse et l'empereur de toutes les Russies, persuadés que leur union et leur accord offrent à l'Europe le gage le plus certain de la conservation de la paix générale, objet constant de leur sollicitude, et Leursdites Majestés voulant attester cet accord du respect qu'Elles portent à l'inviolabilité de ses droits souverains, ainsi que leur désir sincère de voir se consolider le repos de son empire, Leursdites Majestés ont résolu de se rendre à l'invitation de S. H. le Sultan, afin de constater en commun, par un acte formel, leur détermination unanime de se conformer à l'ancienne règle de l'empire ottoman, d'après laquelle le passage des détroits des Dardanelles et du Bosphore doit toujours être fermé aux bâtiments de guerre étrangers tant que la Porte se trouve en paix.
Leurs dites Majestés d'une part et S. H. le Sultan de l'autre, ayant résolu de conclure entre elles une convention à ce sujet, ont nommé à cet effet pour leurs plénipotentiaires, savoir:
S. M. le roi des Français, le sieur Adolphe baron de Bourqueney, commandeur de l'ordre royal de la Légion d'honneur, maître des requêtes en son conseil d'État, son chargé d'affaires et son plénipotentiaire à Londres;
S. M. l'empereur d'Autriche, roi de Hongrie et de Bohême, le sieur Paul prince Esterhazy de Galanta, comte d'Edelstett, chevalier de la Toison d'or, grand-croix de l'ordre royal de Saint-Etienne, chevalier des ordres de Saint-André, de de Saint-Alexandre Newsky et de Sainte-Anne de la première classe, chevalier de l'ordre de l'Aigle noir, grand-croix de l'ordre du Bain et des ordres des Guelphes du Hanovre, de Saint-Ferdinand et du Mérite de Sicile et du Christ du Portugal, chambellan conseiller intime actuel de S. M. l'empereur d'Autriche et son ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire auprès de Sa Majesté Britannique, et le sieur Philippe baron de Neumann, commandeur de l'ordre de Léopold d'Autriche, décoré de la croix pour son mérite civil, commandeur des ordres de la Tour et de l'Épée du Portugal, de la Croix du Sud du Brésil, chevalier grand-croix de l'ordre de Saint-Stanislas, de première classe, de Russie, conseiller aulique et son plénipotentiaire auprès Sa Majesté Britannique;
S. M. la reine du royaume uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande, le très-honorable Henri-Jean comte Palmerston, baron Temple, pair d'Irlande, conseiller de Sa Majesté Britannique en son conseil privé, chevalier grand-croix du très-honorable ordre du Bain, membre du Parlement du Royaume-Uni et principal secrétaire d'État de Sa Majesté Britannique ayant le département des affaires étrangères;
S. M. le roi de Prusse, le sieur Henri Guillaume, baron de Bülow, chevalier de l'ordre de l'Aigle rouge de première classe de Prusse, grand-croix des ordres de Léopold d'Autriche, de Sainte-Anne de Russie et des Guelphes du Hanovre, chevalier de l'ordre de Saint-Stanislas de deuxième classe et de Saint-Wladimir de quatrième classe de Russie, commandeur de l'ordre du Faucon blanc de Saxe-Weimar, son chambellan, conseiller intime actuel, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire près de Sa Majesté Britannique;
S. M. l'Empereur de toutes les Russies, le sieur Philippe Brünnow, chevalier de l'ordre de l'Aigle blanc, de Sainte-Anne de première classe, de Saint-Stanislas de première classe, de Saint-Wladimir de troisième, commandeur de l'ordre de Saint-Etienne de Hongrie, chevalier de l'ordre de l'Aigle rouge et de Saint-Jean de Jérusalem, son conseiller privé, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire auprès de Sa Majesté Britannique;
Et S. M. le Très-Majestueux, Très-Puissant et Très-Magnifique sultan Abdul-Medjid, Empereur des Ottomans, Chékib-Effendi, décoré du Nicham-Iftichar de première classe, beylikdgi du divan impérial, conseiller honoraire du département des affaires étrangères, son ambassadeur extraordinaire auprès de Sa Majesté Britannique;
Lesquels, s'étant réciproquement communiqué leurs pleins pouvoirs trouvés en bonne et due forme, ont arrêté, et signé les articles suivants:
ARTICLE PREMIER.
S. H. le Sultan, d'une part, déclare qu'il a la ferme résolution de maintenir à l'avenir le principe invariablement stable, comme ancienne règle de son empire, et en vertu duquel il a été de tout temps défendu aux bâtiments de guerre des puissances étrangères d'entrer dans les détroits des Dardanelles et du Bosphore, et que tant que la Sublime-Porte se trouvera en paix, Sa Hautesse n'admettra aucun bâtiment de guerre étranger dans lesdits détroits.
Et LL. MM. le roi des Français, l'empereur d'Autriche, roi de Hongrie et de Bohême, la reine du royaume uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande, le roi de Prusse et l'Empereur de toutes les Russies de l'autre part, s'engagent à respecter cette détermination du Sultan, et à se conformer au principe ci-dessus énoncé.
ART. 2.
Il est entendu qu'en constatant l'inviolabilité de l'ancienne règle de l'empire ottoman, mentionnée dans l'article précédent, le Sultan se réserve, comme par le passé, de délivrer des firmans de passage aux bâtiments légers sous pavillon de guerre, lesquels sont employés, comme il est d'usage, au service des légations des puissances amies.
ART. 3.
S. H. le Sultan se réserve de porter la présente convention à la connaissance de toutes les puissances avec lesquelles la Sublime-Porte se trouve en relation d'amitié, en les invitant à y accéder.
ART. 4.
La présente convention sera ratifiée et les ratifications en seront échangées à Londres, à l'expiration de deux mois, ou plus tôt si faire se peut. En foi de quoi les plénipotentiaires respectifs l'ont signée et y ont apposé les sceaux de leurs armes.
Fait à Londres, le 13 juillet 1841, signé:
BOURQUENEY, ESTERHAZY, NEUMANN, PALMERSTON, BULOW, BRUNNOW, CHEKIR.
II
Texte anglais de l'extrait du discours prononcé par lord Palmerslon à Tiverton, devant ses électeurs (Morning-Chronicle du 30 juin 1841).
We brought within British influence, in one campaign, a vast extent of country larger than France, almost as big as half of Europe; and the way in which this was done and the results which have followed are well deserving of the people of England. There is a contrast of which we may have reason to be proud, between the progress of our arms in the East and the operations which a neighbouring power, France, is now carrying on in Africa. The progress of the British army in Asia has been marked by a scrupulous reference to justice, an inviolable respect for property, an abstinence from anything which could tend to wound the feelings and prejudices of the people; and the result is this that I saw, not many weeks ago, a distinguished military officer who had just returned from the center of Afghanistan, from a place called Candahar which many of you perhaps never heard of, and told me that he, accompanied by half a dozen attendants, but without any military escort, had ridden on horseback many thousand miles, through a country inhabited by wild and semibarbarous tribes who, but two years ago, were arrayed in fierce hostility against the approach of British arms, but that he had ridden through them all with as much safety as he could have ridden from Tiverton to John Great's house, his name as a British officer being a passport through them all, because the English had respected their rights, and afforded them protection, and treated them with justice. Thence it is that an unarmed Englishman was safe in the midst of their wilds. The different system pursued in Africa by the French has been productive of very different results; there the French army, I am sorry to say, is tarnished by the character of their operations. They sally forth unawares on the villagers of the country; they put to death every man who cannot escape by flight, and they carry off into captivity the women and children (shame, shame!) They carry away every head of cattle, every sheep, and every horse, and they burn what they cannot carry off. The crop on the ground and the corn in the granaries are consumed by the fire (shame!) What is the consequence? While in India our officers ride about unarmed and alone amidst wildest tribes of the wilderness, there is not a French man in Africa who shows his face above a given spot, from the sentry at his post, who does not fall a victim to the wild and justifiable retaliation of the Arabs (hear, hear!) They professed to colonize Algeria; but they are only encamped in military posts; and while we in India have the feelings of the people with us, in Africa every native is opposed to the French, and every heart burns with desire of vengeance (hear, hear!). I mention these things because it is right you know them; they are an additional proof that, even in this world, the Providence has decreed that injustice and violence shall meet with their appropriate punishment, and that justice and mercy shall also have their reward, etc. etc.
III
Lettre de lord Palmerston à M. Bulwer communiquée à M. Guizot (texte anglais).
Carlton Terrace, 17 August 1841.
My dear Bulwer,
I am very sorry to find, from your letter of last week, that you observed, in your conversation with M. Guizot, that there is an impression in his mind that, upon certain occasions which you mention, I appear not to have felt sufficient consideration for his ministerial position; and you would much oblige me, if you should have an opportunity of doing so, by endeavouring to assure him that nothing has been farther from my intention then so to act. I have a great regard and esteem for M. Guizot; I admire his talents and I respect his character, and I have found him one of the most agreeable men in public affairs, because he takes large and philosophical views of things, discusses questions with clearness, and sifts them to the bottom, and seems always anxious to arrive at the truth. It is very unlikely that I should have intentionally done any thing that could be personally disagreeable to him.
You say he mentioned three circumstances with regard to which he seemed to think I had taken a course unnecessarily embarrassing to him, and I will try to explain to you my course upon each occasion.
First he adverted to my note of the 2nd November last in reply to M. Thiers's note of the 8th. of the preceding October. I certainly wish that I had been able to answer M. Thiers's note sooner, so that the reply would have been given to him instead of his successor; but I could not; I was overwhelmed with business of every sort and kind, and had no command of my time; I did not think however that the fact of M. Thiers having gone out of office was a reason for withholding my reply; the note of October contained important doctrines of public law which it was impossible for the British government to acquiesce in; and silence would have been construed as acquiescence. I considered it to be my indispensable duty, as minister of the crown, to place my answer upon record; and I will fairly own that, though I felt that M. Thiers might complain of my delay, and might have said that, by postponing my answer till he was out of office, I prevented him from making a reply, it did not occur to me at the time that M. Guizot would feel at all embarrassed by receiving my answer to his predecessor.
When M. Guizot, as ambassador here, read me Thiers's note of the 8 october, he said, if I mistake not, that he was not going to discuss with me the arguments or the doctrines contained in it, and that he was not responsible for them. In fact I clearly perceived that M. Guizot saw through the numerous fallacies and false doctrines which that note contained. It appeared to me therefore that, as M. Guizot could not intend to adopt the paradoxes of his predecessor, it would rather assist than embarass him, in establishing his own position, to have those paradoxes refuted, and that it was better that this would be done by me than that the ungracious task of refuting his predecessor should, by my neglect, devolve upon him.
Secondly M. Guizot mentioned my reply to a question in the house of commons about the war between Buenos-Ayres and Montevideo. I understood the question which was put to me to be whether any agreement had been made between England and France to interpose by force to put an end to that war; and I said that no formal agreement of any kind had been made between the two governments; and certainly none of that kind had taken place, but that a formal application had been made some time before, by the government of Montevideo, for our mediation, and that we had instructed M. Mandeville to offer it to the other party, the Buenos-Ayres government; I ought perhaps also to have mentioned the conversation which I had had with baron Bourqueney, and in which he proposed, on the part of his government, that our representatives at Buenos-Ayres should communicate and assist each other in this matter; but in the hurry of reply, it did not occur to me that that conversation came within the reach of the question.
With regard to what I said at Tiverton about the proceedings of the French troops in Africa, I may have judged wrong; but I chose that opportunity on purpose, thinking that it was the least objectionable way of endeavouring to promote the interests of humanity and, if possible, to put a check to proceedings which have long excited the regret of all those who attended to them; and it certainly did not occur to me to consider whether what I said might or might not be agreeable. That every thing which I said of those proceedings is true, is proved by the French newspapers, and even by the general orders of French generals. I felt that the English government could not with property say any thing on the subject to the government of France; for a like reason I could not, in my place in parlement, advert to it; but I thought that, when I was standing as an individual on the hustings before my constituents, I might use the liberty of speech belonging to the occasion, in order to draw public attention to proceedings which I think it would be for the honour of France to put an end to; and if the public discussion which my speech produced shall have the effect of putting an end to a thousand part of the human misery which I dwelt upon, I am sure M. Guizot will forgive me for saying that I should not think that result too dearly purchased by giving offence to the oldest and dearest friend I may have in the world. But I am quite sure that M. Guizot regrets these proceedings as much as I can do; though I well know that, from the mechanism of government, a minister cannot always control departements over which he does not himself preside.
We are now about to retire, and in ten days' time our successors will be in office. I sincerely hope that the French government may find them as anxious as we have been to maintain the closest possible union between France and England; more anxious, whatever may have been said or thought to the contrary, I am quite sure they cannot be.
Yours sincerely.
IV
Pleins pouvoirs donnés M. le comte de Sainte-Aulaire, à l'effet de signer un traité relatif à la répression de la traite des noirs, avec l'Autriche, la Grande-Bretagne, la Prusse et la Russie. (20 novembre 1841.)
Louis-Philippe, roi des Français, à tous ceux qui ces présentes lettres verront, salut: N'ayant rien plus à coeur que d'opposer une efficace et complète répression au crime de la traite des noirs, et LL. MM. l'empereur d'Autriche, roi de Hongrie et de Bohême, la reine du royaume-uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande, le roi de Prusse et l'empereur de toutes les Russies, animés des mêmes sentiments, ayant manifesté le désir de concourir avec nous au même but d'humanité, nous avons pensé que le meilleur moyen d'arriver à cet heureux résultat serait de signer avec Leurs dites MM. un traité commun et solennel qui consacrât nos mutuelles dispositions à cet égard.
A ces causes, nous confiant entièrement à la capacité, prudence, zèle et fidélité à notre service de notre cher et bien-aimé le comte Louis Beaupoil de Sainte-Aulaire, pair de France, grand-officier de notre ordre royal de la Légion d'honneur, etc., etc., et notre ambassadeur extraordinaire près Sa Majesté Britannique, nous l'avons nommé, commis et constitué, et, par ces présentes signées de notre main, nous le nommons, commettons et constituons notre plénipotentiaire, nous lui avons donné et donnons plein et absolu pouvoir et mandement spécial à l'effet de se réunir aux plénipotentiaires, également munis de pleins pouvoirs en bonne forme de la part de Leursdites MM. l'empereur d'Autriche, roi de Hongrie et de Bohême, la reine du royaume-uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande, le roi de Prusse et l'empereur de toutes les Russies, afin de négocier, conclure et signer, avec la même autorité que nous pourrions le faire nous-même, tels traité, convention ou articles qu'il jugera nécessaires pour atteindre le but que nous nous proposons. Promettant, en foi et parole de roi, d'avoir pour agréable d'accomplir et exécuter ponctuellement tout ce que notredit plénipotentiaire aura stipulé et signé en notre nom, en vertu des présents pleins pouvoirs, sans jamais y contrevenir ni permettre qu'il y soit contrevenu directement ni indirectement pour quelque cause et de quelque manière que ce soit; sous la réserve de nos lettres de ratification que nous ferons délivrer en bonne et due forme pour être échangées dans le délai qui sera convenu. En foi de quoi, nous avons fait mettre notre sceau à ces présentes. Donné en notre palais de Saint-Cloud, le 20e jour du mois de novembre de l'an de grâce 1841.
V
M. Guizot à M. le comte de Sainte-Aulaire, ambassadeur de France à Londres.
Paris, 17 février 1842.
Monsieur le Comte,
Le gouvernement de Sa Majesté Britannique ne croit pas pouvoir consentir aux modifications que nous avions réclamées dans le traité signé à Londres le 20 décembre dernier, et sa résolution se fonde moins sur la nature même de ces modifications que sur des motifs d'ordre intérieur et parlementaire qu'il ne m'appartient pas de discuter. Quant à nous, monsieur le comte, les motifs que je vous exposais dans ma dépêche nº 7 du 1er de ce mois, et qui ne nous permettent pas de donner au traité du 20 décembre une ratification pure et simple, subsistent dans toute leur force. J'ai rendu compte au roi de la réponse du cabinet britannique ainsi que des considérations sur lesquelles, en vous la communiquant, lord Aberdeen l'a appuyée; et le roi, de l'avis de son Conseil, n'a pas cru pouvoir rien changer aux instructions que, par son ordre, je vous avais déjà transmises à ce sujet. Mais, animés du plus sincère désir de conciliation, et persévérant dans notre intention d'assurer la répression efficace de la traite, nous sommes prêts à entrer en négociation sur les modifications, réserves ou stipulations additionnelles dont le traité du 20 décembre nous paraît susceptible, et que l'incident élevé par le vote de la Chambre des députés nous place dans la nécessité de réclamer. Il ne nous appartient pas d'indiquer, aux puissances qui ont pris part avec nous à la signature du traité, la marche qu'elles ont à suivre en cette occasion; mais soit qu'elles jugent à propos d'ajourner leurs propres ratifications en attendant que nous puissions donner aussi les nôtres, soit qu'il leur paraisse convenable d'échanger, au terme fixé, leurs ratifications et de laisser le protocole ouvert pour la France jusqu'à la conclusion des négociations qui s'engageraient sur ces modifications indiquées, nous n'élèverons contre l'une ou l'autre de ces manières de procéder aucune objection, et nous ferons tous nos efforts pour amener la négociation nouvelle à une bonne fin. C'est en ce sens, monsieur le comte, que vous aurez à vous expliquer dans la conférence qui aura lieu sans doute au Foreign-Office le 20 de ce mois. Je ne doute pas que toutes les puissances contractantes ne demeurent convaincues de la loyauté des intentions du gouvernement du roi et de la gravité des motifs qui déterminent sa conduite.
Agréez, etc.
VI
Mémento pour les ministres d'Autriche, de Prusse et de Russie.—Conférence du 19 février 1842.
Le plénipotentiaire de France a dit:
Que des incidents survenus depuis la signature du traité du 20 décembre ont fait sentir à son gouvernement la nécessité d'apporter à la ratification de ce traité certaines réserves explicatives ou modificatives.
Ces réserves n'impliquent en aucune sorte une diminution dans la ferme volonté de son gouvernement de poursuivre, par les moyens les plus efficaces, la suppression de la traite des noirs.—Elles ne tendent pas non plus à infirmer les moyens d'exécution consentis en 1831 et 1833. Ces réserves, au contraire, serviront efficacement au but commun que se proposent toutes les puissances en rendant plus populaires en France les dispositions du nouveau traité, et en dissipant des erreurs dans lesquelles l'opinion pourrait être entraînée à son sujet, erreurs qui, dans l'application, feraient naître des obstacles locaux contre lesquels la volonté et l'action du gouvernement ne seraient pas toujours efficaces.
Aux objections de lord Aberdeen, le plénipotentiaire de France a répondu qu'il ne tenait pas à ce que les explications ci-dessus, quant à la nature des réserves de la France, fussent portées au protocole, pourvu que le délai qui allait être convenu ne laissât supposer de sa part aucun engagement direct ni indirect d'apporter, dans un délai quelconque, les ratifications pures et simples de son gouvernement.
VII
1º Déclaration du comte de Sainte-Aulaire au comte d'Aberdeen que le gouvernement du roi n'ayant pas l'intention de ratifier le traité du 20 décembre 1841, le protocole ne doit plus rester ouvert pour la France.
Le protocole du 20 février 1842 étant resté ouvert pour la France, le soussigné, etc., a l'honneur d'informer S. Exc. le comte d'Aberdeen, etc., d'après les instructions qu'il vient de recevoir, que le gouvernement du roi, ayant pris en grande considération les faits graves et notoires qui, depuis la signature de la convention du 20 décembre 1841, sont survenus à ce sujet en France, a jugé de son devoir de ne point ratifier ladite convention.
Le soussigné doit ajouter également, d'après les ordres de son gouvernement, que cette ratification ne devant pas avoir lieu plus tard, il n'existe désormais, en ce qui concerne la France, aucun motif pour que le protocole demeure ouvert.
Le soussigné saisit, etc.
Signé: SAINTE-AULAIRE.
Londres, 8 novembre 1842
2º Protocole de la conférence tenue au Foreign-Office le 9 novembre 1842. Présents: les plénipotentiaires d'Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie.
Le principal secrétaire d'État de Sa Majesté Britannique pour les affaires étrangères a invité les plénipotentiaires des cours d'Autriche, de Prusse et de Russie à se réunir en conférence aujourd'hui pour leur donner connaissance d'une communication qui lui a été adressée par M. l'ambassadeur de France. Elle a pour objet d'annoncer que le gouvernement de S. M. le roi des Français a jugé de son devoir de ne point ratifier le traité conclu à Londres le 20 décembre 1841 relatif à la suppression de la traite des nègres d'Afrique.
Les plénipotentiaires ont unanimement exprimé le regret que leur fait éprouver cette détermination du gouvernement français. Mais, en même temps, ils ont jugé nécessaire de constater d'un commun accord que, nonobstant le changement survenu dans les intentions du gouvernement français, les cours d'Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie n'en sont pas moins fermement décidées à mettre à exécution les engagements qu'elles ont contractés par le susdit traité qui, pour leur part, restera dans toute sa force et valeur.
En manifestant cette détermination au nom de leurs cours, les plénipotentiaires d'Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie ont cru devoir la consigner formellement par écrit.
Finalement, ils ont résolu de déclarer que le protocole, jusqu'ici resté ouvert pour la France, est clos.
Signé: NEUMANN. ABERDEEN. BUNSEN. BRUNNOW.
VIII
Paris, le 26 décembre 1844.
M. Guizot à M. le comte de Sainte-Aulaire.
Monsieur le comte, l'an dernier, à pareille époque, je vous invitai à rappeler l'attention de lord Aberdeen sur la grave question du droit de visite et sur les motifs puissants qui nous portaient à désirer que les deux cabinets se concertassent en vue de substituer, à ce mode de répression de la traite des noirs, un mode nouveau qui, tout en étant aussi efficace pour notre but commun, n'entraînât pas les mêmes inconvénients ni les mêmes périls. Lord Aberdeen, à la communication que vous lui fîtes, répondit que «parfaitement convaincu de ma résolution sincère de travailler avec persévérance à la suppression de la traite, il était prêt à se concerter avec moi sur les moyens d'y parvenir; que toute proposition faite par moi serait accueillie par lui avec confiance et examinée avec la plus religieuse attention[57]. Si, depuis lors, je me suis abstenu, monsieur le comte, de vous entretenir, dans ma correspondance officielle, de cette importante affaire, si j'ai différé l'envoi des instructions que je vous avais annoncées, ce n'est assurément pas que le gouvernement du roi ait, un seul jour, perdu de vue le but qu'il devait se proposer ni que ses convictions se soient affaiblies. Vous connaissez les diverses causes intérieures qui, en nous obligeant à consacrer à des questions urgentes tous nos efforts, nous ont fait une loi de suspendre la négociation dont vous aviez été chargé de provoquer l'ouverture à Londres sur la question des moyens de répression de la traite. Le moment est venu de la reprendre.
[Note 57: Dépêche de M. de Sainte-Aulaire, 18 décembre 1843, nº 137.]
Ainsi que je vous le disais tout à l'heure, monsieur le comte, notre conviction sur la nécessité de recourir, de concert avec l'Angleterre, à un nouveau mode de répression de la traite, est entière et profonde. Tous les événements qui sont survenus, toutes les réflexions que nous avons été appelés à faire, depuis que cette question s'est élevée, nous ont fait plus fortement sentir la nécessité de modifier le système actuellement en vigueur. Pour que ce système soit efficace et sans danger, il ne suffit pas que les deux gouvernements soient animés d'un bon vouloir et d'une confiance réciproques. Incessamment exposé dans son application à contrarier, à gêner, à blesser des intérêts privés, le plus souvent légitimes et inoffensifs, ce système entretient, au sein d'une classe d'hommes nombreuse, active et nécessairement rude dans ses moeurs, un principe d'irritation qui peut bien sommeiller pendant un temps plus ou moins long, mais qu'un incident de mer imprévu, que la moindre oscillation dans les rapports politiques des deux États, peut, à tout moment, développer, échauffer, propager, et transformer en un sentiment national puissant et redoutable. Arrivé à ce point, le système du droit de visite, employé comme moyen de répression de la traite, est plus dangereux qu'utile, car il compromet tout à la fois la paix, la bonne intelligence entre les deux pays, et le succès même de la grande cause qu'il est destiné à servir. Ce n'est point là, monsieur le comte, une simple conjecture, c'est aujourd'hui un fait démontré par l'expérience. Pendant dix ans, le droit de visite réciproque a été accepté et exercé par la France et par l'Angleterre, d'un commun accord et sans aucun sentiment prononcé, sans aucune manifestation de méfiance ni de répulsion. Par des causes qu'il est inutile de rappeler, il n'en est plus de même aujourd'hui. Ce système est fortement repoussé en France par le sentiment national. Ce n'est pas, monsieur le comte, que notre pays soit aujourd'hui plus indifférent qu'il ne l'était, il y a quelques années, aux horreurs de la traite; mais on est convaincu en France (et le gouvernement du roi partage cette conviction) qu'il est possible de trouver d'autres moyens tout aussi efficaces, plus efficaces même que le droit de visite réciproque, pour atteindre cet infâme trafic. Et désormais, je dois le dire, le concours du pays et des Chambres, leur concours sérieux, actif, infatigable, à la répression de la traite, ne saurait être obtenu et assuré que par l'adoption d'un système différent. Mais quel doit être le nouveau système? Par quelle mesure, par quel ensemble de mesures peut-on raisonnablement se flatter d'obtenir, en fait de répression, des résultats au moins égaux à ceux que le droit de visite a pu faire espérer? Je pourrais, monsieur le comte, indiquer ici quelques-uns de ces moyens; mais, dans une matière où nécessairement les hommes spéciaux des deux pays doivent être entendus, il me paraît préférable que le soin de réunir et d'examiner tous les éléments de la question soit d'abord confié à une commission mixte. Cette commission, qui siégerait à Londres, devrait, je pense, être formée d'hommes considérables dans leurs pays respectifs, bien connus par leur franche sympathie pour la cause de la répression de la traite, et par leur entière liberté d'esprit relativement aux moyens d'atteindre ce noble but. Aux principaux commissaires seraient adjoints deux officiers de marine, l'un français et l'autre anglais, choisis parmi ceux dont l'expérience en cette matière est constatée. Et quand la commission aurait profondément examiné la question, quand elle aurait bien recherché et déterminé quels nouveaux moyens de répression de la traite pourraient être aussi efficaces, plus efficaces même que le système actuellement en vigueur, son travail serait présenté aux deux gouvernements et soumis à leur décision.