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Mémoires secrets de Fournier l'Américain

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J'étais bien résolu de mourir s'il le fallait pour l'exécution de la loi; mais, provisoirement, je ne vis pas d'autre parti à prendre pour apaiser ces vociférations et atténuer cette terrible effervescence que de renvoyer tout le monde et de remettre l'assemblée au lendemain à 8 heures.

Dans la nuit, je reçus une seconde dépêche du pouvoir exécutif, signée
Roland, qui me recommandait sous ma responsabilité de ne point venir à
Paris.

La troupe assemblée à huit heures, je fis part de cette nouvelle dépêche, et à l'unanimité, il fut décidé que l'on irait à Versailles[99].

[Note 99: Une autre lettre: Roland me disait d'attendre, qu'il venait d'être pris un arrêté de tous les corps constitués réunis, pour que la commune et le département aillent au-devant des prisonniers pour les amener à Paris, sous l'escorte des corps constitués pour protéger leur marche afin que rien n'arrive. (On savait donc ou l'on machinait pour qu'il arrive quelque chose?)

Ici grandes réflexions: Voulaient provoquer la guerre civile, etc., etc.—Autre lettre qui ordonne d'aller à Versailles. On ne savait à quoi s'en tenir. On se résout pour Versailles. (Note marginale de Fournier.)]

Nous partons en conséquence pour Versailles avec les commissaires du pouvoir exécutif. J'allai en avant pour faire part de mes ordres au Conseil général de la Commune, et lui annoncer le dépôt que j'allais mettre sous sa sauvegarde. Alors le maire de Versailles, en conséquence d'un arrêté du département, m'engagea d'aller avec lui sur toutes les places pour en faire la proclamation au peuple.

Je trouvai assez étrange cette proclamation, qui disposa les esprits longtemps d'avance et donna le temps de concerter des projets qui n'eussent peut-être pas eu lieu sans cette annonce préalable et faite avec le plus grand bruit.

Quoi qu'il en soit, à la suite de la proclamation, le maire et plusieurs
municipaux vinrent avec moi reconnaître les prisonniers à Villejuif.
C'est de là que, continuant avec eux la route, nous sommes entrés dans
Versailles.

Arrivés à la grille de l'Orangerie, toute notre artillerie passe et tout à coup cette grille se ferme, le maire de Versailles d'un côté et moi de l'autre. Le peuple se saisit de mon cheval et de moi, en disant que si je remue on me coupe aussitôt la tête. Je suis conduit jusqu'au carrefour des Quatre-Bornes[100] où l'on dételle les chevaux des voitures qui conduisaient les prisonniers. Là, la troupe s'aperçoit que ma vie est en danger. Elle fait casser la serrure de la grille à coups de hache par les sapeurs et vient avec la cavalerie à mon secours. Pendant ce mouvement, le peuple furieux saute sur les voitures, frappe les prisonniers et hélas! offre aux yeux effrayés le spectacle épouvantable d'une extermination sans réserve[101]!!

[Note 100: Ce carrefour était situé au point d'intersection des rues de
Satory et de l'Orangerie.]

[Note 101: Voici en quels termes Fournier racontera les mêmes faits quelques années plus tard: «Arrivés à Versailles, nous traversâmes la ville. Lorsque j'eus, avec l'artillerie, dépassé la grille de l'Orangerie, elle fut fermée précipitamment. Je fus assailli et jeté à bas de mon cheval, saisi au collet et trainé aux Quatre-Bornes. Au moment où les assassins se disposaient à m'ôter la vie, la cavalerie arriva, qui m'arracha de leurs mains. Le massacre des prisonniers eut lieu dans le même temps. Je n'ai vu ni entendu porter aucun coup. Les auteurs et les instigateurs de ces horribles forfaits avaient pris leurs précautions pour me faire subir le même sort, sans que la troupe que je commandais pût s'y opposer, ni au massacre des prisonniers, puisqu'elle formait l'arrière-garde, dont une partie était encore hors de la ville, au moment qu'on ferma la grille de l'Orangerie; l'autre était répandue dans la ville, éloignée des prisonniers….» (Massacres des prisonniers d'Orléans. Fournier, dit l'Américain, aux Français. Paris, 28 nivôse an VIII, in-8 de 16 p.)]

Quel parti prendre? Je fis battre mes bataillons en retraite. Aurais-je été risquer le massacre de dix mille citoyens pour tenter le salut des malheureux conspirateurs[102]?

[Note 102: Ici Fournier annonce en note une «liste des victimes qui ont péri dans cette effroyable et terrible égorgerie». Mais il ne la donne pas.]

Je dois dire que je n'ai trempé en rien dans les barbares et ténébreuses manoeuvres qui ont amené la fin tragique de ces prisonniers. J'ai été même la dupe et le jouet de ce long système de perfidie, ainsi qu'on a pu voir dans le narré que je viens d'offrir. Que de réflexions ne sont point à faire sur les différentes circonstances de cette expédition? Mais de ces réflexions, on ne négligera pas sans doute la principale. C'est qu'en général la patience du peuple était portée à bout dans ce moment, d'après les trahisons de toute espèce, dont la vengeance venait de lui coûter tant de sang, et que cette même patience était lassée, impatientée par le scandale de ces grands coupables affichant pendant longtemps l'assurance de l'impunité, par la transformation de leur maison de détention en un lieu de délices et de plaisirs, où ils se livraient sans contrainte à toutes les dissipations les plus recherchées, recevant sans cesse une nombreuse compagnie, entretenant hautement, et sans prendre la moindre peine pour s'en cacher, les plus actives correspondances avec tout ce qui était connu de plus contre-révolutionnaire à Paris, dans les départements et au delà; et au milieu de toutes ces occupations, ayant l'air d'être parfaitement d'accord avec tous les magistrats de la Haute-Cour, qui ne les distrayaient nullement, n'informaient, ni ne les les interrogeaient point: on a même assuré que plusieurs d'eux allaient habituellement faire leur partie, entendre les saltimbanques et partager tous les plaisirs de cette prison métamorphosée en asile de sybarites! Et une nation libre aurait pu contenir les effets de cette indignation à la vue de tant d'actes de perversité?…

[Le manuscrit de Fournier est inachevé; il se termine par les phrases décousues qu'on va lire:]

Pièce de tragédie où l'on jouait le tribunal. Cette pièce a été imprimée.

Je me repentirai toute ma vie de n'avoir point arrêté en même temps le tribunal.

La Haute-Cour coûtait 1,500,000 francs par mois à la nation ou 35 millions (sic). Suis-je un conspirateur d'avoir fait cette épargne à la nation?

Dépôt des effets précieux des prisonniers: argenterie et effets, bijoux, hardes, billets au porteur, etc. Inventaire en fut fait par des commissaires de la Commune. Scellé, déposé à la Maison commune de Paris. Procès-verbaux détournés on ne sait par qui, malgré la surveillance et les perquisitions du Conseil général. On trouve quelques débris d'effets, mais les plus précieux sont disparus. J'ai retiré décharge des dépôts dans le temps tant des commissaires de la Commune de Paris que du garde-magasin. C'est l'intérêt public qui m'a porté depuis à vouloir me faire rendre compte[103]. O Patrie, comme on te pille! etc., etc.

[Note 103: Sur les faits auxquels Fournier fait ici allusion, voir notre introduction.]

FIN DES MÉMOIRES DE FOURNIER L'AMÉRICAIN

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION. § 1er.—Biographie de Fournier l'Américain. § 2.—Bibliographie des écrits publiés par Fournier. § 3.—Valeur historique de ses Mémoires.

MÉMOIRES SECRETS DE FOURNIER L'AMÉRICAIN.
AVANT-PROPOS.

CHAPITRE PREMIER.—30 juin 1789. Élargissement des gardes françaises enfermés à l'Abbaye par ordre du despotisme.

CHAPITRE II.—12 juillet 1789. Lambesc aux Tuileries.

CHAPITRE III.—13 juillet 1789. Première formation des citoyens en corps armés. J'en suis nommé le chef.

CHAPITRE IV.—14 juillet 1789. Mon rôle à la Bastille.

CHAPITRE V.—15 juillet 1789. J'achève la destruction du tombeau de la tyrannie. J'en sauve les papiers.

CHAPITRE VI.—16 juillet 1789. Je préviens l'incendie des lettres à la poste.

CHAPITRE VII.—5 octobre 1789. Voyage de Versailles.

CHAPITRE VIII.—1789 (sic). Journée des poignards. Démolition de
Vincennes.

CHAPITRE IX.—1789 (sic). Troubles provoqués par la voie des spectacles.

CHAPITRE X.—Licenciement des troupes patriotes.

CHAPITRE XI.—Projet d'un cercle d'éducation.

CHAPITRE XII.—17 juillet 1791.

CHAPITRE XIII.—20 juin 1792. Fameuse pétition des sans-culottes.

CHAPITRE XIV.—1792. Arrivée des Marseillais à Paris. Premier projet de révolution contre le pouvoir exécutif. Manqué.

CHAPITRE XV.—Juillet 1792. Second projet de révolution contre le pouvoir exécutif. Encore manqué.

CHAPITRE XVI.—Juillet 1792. Incident très curieux. La Cour essaie de me corrompre.

CHAPITRE XVII.—Journée du 10 août 1792.

CHAPITRE XVIII.—Août et septembre 1792. Affaire des prisonniers d'Etat accusés du crime de lèse-nation. Je suis chargé de les transférer à Saumur. Leur massacre à Versailles.

TABLE DES MATIÈRES.
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