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SCÈNE II

Salle de la prison.

Entrent LE PRÉVÔT ET LE BOUFFON.


LE PRÉVÔT.—Viens ici, coquin.—Peux-tu trancher la tête d'un homme?

LE BOUFFON.—Si l'homme est garçon, je le peux, monsieur; mais si c'est un homme marié, il est le chef28 de sa femme, et je ne pourrais jamais trancher le chef d'une femme.

Note 28: (retour)

Head, tête, chef.

LE PRÉVÔT.—Allons, laissez là vos équivoques, et faites-moi une réponse directe. Demain matin, Claudio et Bernardino doivent être exécutés. Nous avons ici, dans notre prison, l'exécuteur ordinaire, qui a besoin d'un aide dans son office. Si vous voulez prendre sur vous de le seconder, cela vous rachètera de vos fers; sinon, vous ferez tout votre temps de prison et vous n'en sortirez qu'après avoir été impitoyablement fouetté; car vous avez été un entremetteur affiché.

LE BOUFFON.—Monsieur, j'ai été, de temps immémorial, un entremetteur illégitime: mais, pourtant, je serai satisfait de devenir un bourreau légitime. Je serais bien aise de recevoir quelques instructions de mon collègue.

LE PRÉVÔT.—Holà, Abhorson! Où est Abhorson? Êtes-vous là?

(Entre Abhorson.)

ABHORSON.—Appelez-vous, monsieur?

LE PRÉVÔT.—Maraud, voici un homme qui vous aidera dans votre exécution de demain: si vous le jugez à propos, arrangez-vous avec lui à l'année, et qu'il loge ici dans la prison; sinon, servez-vous de lui dans la circonstance présente, et renvoyez-le; il ne peut pas faire le renchéri avec vous: il a été entremetteur.

ABHORSON.—Un entremetteur, monsieur! Fi donc! il discréditera nos mystères.

LE PRÉVÔT.—Allez, vous vous valez bien; une plume ferait pencher la balance entre vous deux.

(Il sort.)

LE BOUFFON.—Je vous prie, monsieur, par votre bonne grâce (car sûrement vous avez bonne grâce, si ce n'est que vous avez une mine de pendaison), est-ce que vous appelez, monsieur, votre occupation un mystère?

ABHORSON.—Oui, monsieur, un mystère.

LE BOUFFON.—La peinture, monsieur, à ce que j'ai ouï dire, est un mystère, et vos filles prostituées, monsieur, étant des parties de mon ministère, l'usage de la peinture prouve que mon occupation est un mystère; mais quel mystère peut-il y avoir à pendre? c'est ce que, dussé-je être pendu, je ne peux m'imaginer.

ABHORSON.—Monsieur, c'est un mystère.

LE BOUFFON.—La preuve?

ABHORSON.—La dépouille de tout honnête homme convient au voleur: si elle paraît trop petite au voleur, l'honnête homme la croit assez grande pour lui; et, si elle est trop grande pour un voleur, le voleur pourtant la croit assez petite pour lui: car la dépouille de tout honnête homme va au voleur.

(Le prévôt rentre.)

LE PRÉVÔT.—Êtes-vous arrangés?

LE BOUFFON.—Monsieur, je veux bien le servir; car je trouve que votre bourreau fait un métier plus pénitent que votre entremetteur.

LE PRÉVÔT, au bourreau.—Vous, coquin, préparez le billot et votre hache, pour demain quatre heures.

ABHORSON, au bouffon.—Allons, entremetteur, je vais t'instruire dans mon métier; suis-moi.

LE BOUFFON.—J'ai bonne envie d'apprendre, monsieur, et j'espère que si vous avez occasion de m'employer à votre service, vous me trouverez adroit; car, en bonne foi, monsieur, je vous dois, pour prix de vos bontés, de vous bien servir. (Il sort.)

LE PRÉVÔT.—Faites venir ici Bernardino et Claudio; l'un a toute ma pitié; je n'en ai pas un grain pour l'autre qui est un assassin... fût-il mon frère. (Entre Claudio.) Voyez, Claudio: voici l'ordre pour votre mort. Il est à présent minuit sonné; et demain, à huit heures du matin, vous serez fait immortel. Où est Bernardino?

CLAUDIO.—Plongé dans un sommeil aussi profond que l'innocente fatigue quand elle dort dans les membres roidis du voyageur, et il ne veut pas s'éveiller.

LE PRÉVÔT.—Quel moyen de lui faire du bien?—Allons, allez-vous préparer.—Mais écoutons; quel est ce bruit? (On frappe aux portes.) Que le ciel vous donne ses consolations. (Claudio sort.)—Tout à l'heure.—J'espère que c'est quelque grâce, ou quelque sursis pour l'aimable Claudio. (Entre le duc.) Salut, bon père.

LE DUC.—Que les meilleurs anges de la nuit vous environnent, honnête prévôt! Qui est venu ici dernièrement?

LE PRÉVÔT.—Personne, depuis l'heure du couvre-feu.

LE DUC.—Isabelle n'est pas venue?

LE PRÉVÔT.—Non.

LE DUC.—Alors, elles vont venir sous peu.

LE PRÉVÔT.—Quelle consolation y a-t-il pour Claudio?

LE DUC.—On en espère un peu.

LE PRÉVÔT.—Ce ministre est bien dur.

LE DUC.—Non pas, non pas: sa vie marche parallèlement avec la ligne de son exacte justice; par une sainte abstinence, il dompte en lui-même le penchant vicieux, qu'il emploie tout son pouvoir à corriger dans les autres. S'il était souillé du vice qu'il châtie, il serait alors un tyran; mais, étant ce qu'il est, il n'est que juste.—(On frappe.) Les voilà venues. (Le prévôt sort.)—C'est un prévôt bien humain; il est bien rare de trouver dans un geôlier endurci un ami des hommes.—Eh bien, quel est ce bruit? L'esprit qui offense de ces terribles coups l'insensible poterne est possédé d'une bien grande hâte.

LE PRÉVÔT rentre parlant à quelqu'un à la porte.—Il faut qu'il reste là, jusqu'à ce que l'officier se lève pour le faire entrer: on vient de l'appeler.

LE DUC.—N'avez-vous point encore de contre-ordre pour Claudio? faut-il qu'il meure demain?

LE PRÉVÔT.—Aucun, monsieur, aucun.

LE DUC.—Prévôt, le point du jour est bien près; eh bien, vous aurez des nouvelles avant le matin.

LE PRÉVÔT.—Heureusement, vous savez quelque chose, et cependant je crois qu'il ne viendra pas de contre-ordre; nous n'avons point d'exemple pareil. D'ailleurs, le seigneur Angelo, sur le siége même de son tribunal, a déclaré le contraire au public.

(Entre un messager.)

LE DUC.—C'est le valet de Sa Seigneurie.

LE PRÉVÔT.—Et voilà la grâce de Claudio.

LE MESSAGER.—Mon maître vous envoie ces ordres; et il m'a de plus chargé de vous dire que vous ayez à ne pas vous écarter le moins du monde de ce qu'il vous prescrit, ni pour le temps, ni pour l'objet, ni pour toute autre circonstance. Bonjour; car à ce que je présume il est presque jour.

LE PRÉVÔT.—J'obéirai à ses ordres.

(Le messager sort.)

LE DUC, à part.—C'est la grâce de Claudio, achetée par le crime même, pour lequel on devrait punir celui qui en accorde le pardon. Le crime se propage rapidement quand il naît dans le sein de l'autorité: quand le vice fait grâce, le pardon s'étend si loin, que pour l'amour de la faute, le coupable trouve des amis.—Eh bien, prévôt, quelles nouvelles?

LE PRÉVÔT.—Je vous l'ai bien dit: le seigneur Angelo, probablement, me croyant négligent dans mon devoir, me réveille par cette exhortation inaccoutumée, et selon moi fort étrange, car il ne l'avait jamais faite auparavant.

LE DUC.—Lisez, je vous écoute.

LE PRÉVÔT.(Il lit la lettre.)—«Quoique que vous puissiez entendre de contraire, que Claudio soit exécuté à quatre heures, et Bernardino dans l'après-midi; et pour ma plus grande satisfaction, ayez à m'envoyer la tête de Claudio à cinq heures. Que ceci soit ponctuellement exécuté; et sachez que cela importe plus que je ne dois encore vous le dire: ainsi, ne manquez pas à votre devoir; vous en répondrez sur votre tête.»

—Que dites-vous à cela, monsieur?

LE DUC.—Qu'est-ce que c'est que ce Bernardino qui doit être exécuté dans l'après-dînée?

LE PRÉVÔT.—Un Bohémien de naissance, mais qui a été nourri et élevé ici; c'est un prisonnier de neuf ans29.

Note 29: (retour)

Il y a neuf ans qu'il est en prison.

LE DUC.—Comment se fait-il que le duc absent ne lui ait pas rendu sa liberté, ou ne l'ait pas fait exécuter? J'ai ouï dire que tel était son usage.

LE PRÉVÔT.—Les amis du prisonnier ont toujours si bien agi qu'ils ont obtenu des sursis pour lui; et dans le fait, jusqu'au temps du ministère actuel du seigneur Angelo, son affaire n'avait pas de preuves certaines.

LE DUC.—Et sont-elles claires à présent?

LE PRÉVÔT.—Très-manifestes, et il ne les nie pas lui-même.

LE DUC.—A-t-il montré dans la prison quelque repentir? Paraît-il touché?

LE PRÉVÔT.—C'est un homme qui n'a pas de la mort une idée plus terrible que d'un sommeil d'ivresse; sans souci, indifférent, et ne s'effrayant ni du passé, ni du présent, ni de l'avenir; insensible à l'idée de mourir, et qui mourra en désespéré.

LE DUC.—Il a besoin de conseils.

LE PRÉVÔT.—Il n'en veut écouter aucun; il a toujours eu la plus grande liberté dans la prison. Vous lui donneriez les moyens de s'en évader, qu'il n'en voudrait rien faire. Il est ivre plusieurs fois par jour, lorsqu'il n'est pas ivre pendant plusieurs jours entiers. Nous l'avons souvent réveillé comme pour le conduire à l'échafaud; nous lui avons montré un ordre contrefait: cela ne l'a pas ému le moins du monde.

LE DUC.—Nous reparlerons de lui tout à l'heure.—Prévôt, l'honnêteté et la fermeté d'âme sont écrites sur votre front: si je n'y lis pas votre vrai caractère, mon ancienne habileté me trompe bien; mais dans la confiance de ma sagacité, je veux m'exposer au risque. Claudio, que vous avez là l'ordre de faire exécuter, n'a pas plus prévariqué contre la loi, qu'Angelo même qui l'a condamné. Pour vous faire entendre clairement ce que je vous avance là, je ne demande que quatre jours de délai; et pour cela, il faut que vous m'accordiez aujourd'hui une complaisance dangereuse.

LE PRÉVÔT.—Eh! laquelle, bon religieux, je vous prie?

LE DUC.—Celle de différer l'exécution.

LE PRÉVÔT.—Hélas! comment puis-je le faire, ayant l'heure fixée, et un ordre exprès, sous peine d'en répondre moi-même, de présenter sa tête à la vue d'Angelo? Je pourrais bien me mettre dans le cas où est Claudio, si je manquais en quoi que ce soit à ces ordres.

LE DUC.—Par le voeu de mon ordre je suis votre caution, si vous voulez suivre mes instructions. Qu'on exécute ce Bernardino ce matin, et qu'on porte sa tête à Angelo.

LE PRÉVÔT.—Angelo les a vus tous deux, et il reconnaîtra les traits.

LE DUC.—Oh! la mort s'entend à déguiser, et vous pouvez l'aider. Rasez la tête et liez la barbe, et dites que le désir du pénitent a été d'être ainsi rasé avant sa mort: vous savez que cela arrive souvent. S'il vous revient autre chose de ceci que des remerciements et votre fortune, je jure, par le saint que je révère pour patron, que je vous défendrai moi-même au péril de ma vie.

LE PRÉVÔT.—Pardonnez, bon père; mais cela est contre mon serment.

LE DUC.—Est-ce au duc ou au ministre que vous avez fait votre serment?

LE PRÉVÔT.—Au duc et à ses représentants.

LE DUC.—Penserez-vous que vous n'avez commis aucune offense, si le duc certifie la justice de votre conduite?

LE PRÉVÔT.—Mais quelle vraisemblance y a-t-il de cela?

LE DUC.—Non pas seulement de la vraisemblance, mais la certitude. Cependant, puisque je vous vois si timide que ni ma robe, ni mon intégrité, ni mes raisons ne peuvent réussir à vous ébranler, j'irai plus loin que je n'avais l'intention de le faire, pour vous enlever toute crainte. Voyez, monsieur, voici la main et le sceau du duc: vous connaissez son écriture, je n'en doute pas, et le cachet ne vous est pas étranger.

LE PRÉVÔT.—Je les reconnais tous deux.

LE DUC.—Le contenu de cet écrit, c'est l'annonce du retour du duc: vous le lirez tout à l'heure à votre loisir, et vous y verrez qu'avant deux jours il sera ici. C'est une chose qu'Angelo ne sait pas; car il reçoit aujourd'hui même des lettres qui contiennent d'étranges choses: peut-être lui annoncent-elles la mort du duc; peut-être son entrée dans quelque monastère; mais il peut n'être rien de ce qui est écrit ici. Regardez: l'étoile du matin appelle le berger; ne vous confondez point en étonnement sur la manière dont ces choses peuvent se faire; toutes les difficultés sont faciles à résoudre quand on les connaît. Appelez votre exécuteur, et qu'il fasse sauter la tête de ce Bernardino; je vais le confesser à l'instant, et le préparer pour un séjour meilleur. Vous restez toujours dans l'étonnement; mais cet écrit achèvera de vous déterminer. Sortons; il est presque tout à fait jour.

(Ils sortent.)


SCÈNE III

LE BOUFFON seul.


LE BOUFFON seul.—Je suis ici aussi riche en connaissances que je l'étais dans notre maison de profession. On se croirait dans la maison de madame Overdone, tant on retrouve ici de ses anciens chalands. D'abord, il y a le jeune monsieur Rash; il est en prison pour une affaire de papier gris et de vieux gingembre, montant à quatre-vingt-dix-sept livres, dont il a fait cinq marcs argent comptant. Vraiment alors le gingembre n'était pas fort recherché, car toutes les vieilles femmes étaient mortes.—Il y a encore un monsieur Caper, à la requête de monsieur Troispoids, mercier, pour quatre certains habits de satin couleur de pêche, qui vous l'ont réduit maintenant à l'habit d'un mendiant. Nous avons aussi le jeune Dizi, et le jeune monsieur Deep-Vow, et monsieur Copper-Spur, et monsieur Starve-Lackey, homme d'estoc et de taille, et le jeune Drop-Heir, qui a tué le robuste Pudding, et monsieur Fort-Right, le jouteur, et le brave monsieur Shoe-Tie, le grand voyageur, et le féroce Half-Can, qui a poignardé Pots, et, je crois, quarante autres, tous grandes pratiques de notre métier, et qui sont maintenant ici pour l'amour du Seigneur30.

Note 30: (retour)

Trait contre les puritains.

(Entre Abhorson.)

ABHORSON.—Maraud, amène Bernardino ici.

LE BOUFFON, appelant.—Monsieur Bernardino! il faut vous lever pour être pendu, monsieur Bernardino!

ABHORSON.—Allons, debout, Bernardino!

BERNARDINO, du dedans.—La peste vous étouffe! qui donc fait ce vacarme ici? Qui êtes-vous?

LE BOUFFON.—Vos amis, monsieur, le bourreau. Il faut que vous ayez la complaisance, monsieur, de vous lever et de vous laisser exécuter.

BERNARDINO, en dedans.—Au diable, coquin! au diable! j'ai sommeil.

ABHORSON.—Dis-lui qu'il faut qu'il s'éveille, et cela promptement.

LE BOUFFON.—Je vous en prie, monsieur Bernardino, restez éveillé jusqu'à ce que vous soyez exécuté, et dormez après.

ABHORSON.—Entre dans son cachot, et fais-l'en sortir.

LE BOUFFON.—Il vient, monsieur, il vient; j'entends craquer sa paille.

(Entre Bernardino.)

ABHORSON, au bouffon.—La hache est-elle sur le billot, drôle?

LE BOUFFON.—Toute prête, monsieur.

BERNARDINO.—Hé bien! qu'est-ce qu'il y a, Abhorson? Quelles nouvelles avez-vous à me dire?

ABHORSON.—Franchement, monsieur, je voudrais que vous vous missiez promptement à vos prières; car, voyez, l'ordre est venu.

BERNARDINO.—Allons, coquin; j'ai passé toute la nuit à boire: je ne suis pas en état...

LE BOUFFON.—Oh! tant mieux, monsieur; car celui qui boit toute la nuit, et qui est pendu de bon matin, n'en dort que mieux tout le jour.

(Entre le duc.)

ABHORSON.—Tenez, voyez-vous, voilà votre père spirituel qui vient. Plaisantons-nous maintenant? Qu'en pensez-vous?

LE DUC, à Bernardino.—Mon ami, excité par ma charité, et apprenant combien vous êtes près de quitter ce monde, je suis venu pour vous exhorter, vous consoler et prier avec vous.

BERNARDINO.—Non pas, moine, j'ai bu dru toute la nuit, et l'on me donnera plus de temps pour me préparer, ou il faudra qu'on me casse la tête à coup de bûche; je ne veux pas consentir à mourir aujourd'hui, cela est sûr.

LE DUC.—Oh! mon ami, il le faut; ainsi, je vous en conjure, jetez vos regards sur le voyage que vous allez faire.

BERNARDINO.—Je jure que nul homme au monde ne viendra à bout de me persuader de mourir aujourd'hui.

LE DUC.—Mais, écoutez-moi...

BERNARDINO.—Pas un mot: si vous avez quelque chose à me dire, venez à mon cachot, car je n'en sors pas de la journée.

(Il s'en va.)

(Entre le prévôt.)

LE DUC.—Également impropre à vivre et à mourir! O coeur de pierre!

LE PRÉVÔT.—Hé bien! mon père, comment trouvez-vous le prisonnier?—(A Abhorson et au bouffon.)—Suivez-le, mes amis: conduisez-le au billot.

LE DUC.—C'est une créature qui n'est pas préparée. Il n'est pas disposé pour mourir, et le faire passer de vie à trépas dans l'état où est son âme, ce serait le damner.

LE PRÉVÔT.—Il est mort ce matin, ici, dans la prison, mon père, un Ragusain, un infâme pirate, d'une fièvre violente: cet homme est de l'âge de Claudio; il a la barbe et les cheveux précisément de la couleur des siens. Si nous laissions-là cet autre réprouvé jusqu'à ce qu'il fût bien disposé, et si on satisfaisait le ministre au moyen de la tête de ce Ragusain, qui est l'homme qui ressemble le plus à Claudio? Qu'en dites-vous?

LE DUC.—Oh! c'est un accident que le ciel a préparé. Dépêchez-la sans délai: l'heure fixée par Angelo est proche, voyez à ce que cela soit fait, et envoyez-lui cette tête suivant ses ordres; tandis que moi, je vais exhorter ce brutal malheureux à se résigner à la mort.

LE PRÉVÔT.—Cela sera fait, mon bon père, dans l'instant même. Mais il faut que Bernardino meure cette après-midi; et comment prolongerons-nous l'existence de Claudio, de façon à me garantir du malheur qui pourrait m'arriver, si l'on s'apercevait qu'il est vivant?

LE DUC.—Faites ceci: Mettez Bernardino et Claudio dans des recoins secrets; avant que le soleil ait été saluer deux fois la génération qui habite sous nos pieds, vous trouverez votre sûreté bien manifeste.

LE PRÉVÔT.—Je me repose en tout sur vous.

LE DUC.—Vite, dépêchez, et envoyez la tête à Angelo. (Le prévôt sort.)—Maintenant je vais écrire une lettre à Angelo; ce sera le prévôt qui la portera.—Le contenu lui attestera que j'approche de mes États, et que, par de graves motifs, je suis tenu de rentrer publiquement; je lui demanderai de venir à ma rencontre à la fontaine sacrée, à une lieue au-dessous de la ville. Et à partir de là nous procéderons avec Angelo, avec une froide gradation et des formes bien combinées, et toutes les pratiques régulières.

(Le prévôt revient.)

LE PRÉVÔT.—Voici la tête: je veux la porter moi-même.

LE DUC.—Cela est à propos: revenez promptement; car je voudrais causer avec vous de certaines choses qui ne doivent être confiées qu'à vous.

LE PRÉVÔT.—Je vais faire toute diligence.

(Il sort.)

ISABELLE, en dedans.—La paix soit ici! holà, quelqu'un!

LE DUC.—C'est la voix d'Isabelle.—Elle vient savoir si la grâce de son frère a déjà été envoyée ici; mais je veux lui laisser ignorer son bonheur, pour lui offrir les consolations du ciel dans son désespoir, au moment où elle les attendra le moins.

(Entre Isabelle.)

ISABELLE.—Ah! avec votre permission...

LE DUC.—Bonjour, belle et aimable fille.

ISABELLE.—D'autant meilleur pour m'être souhaité par un si saint homme. Le ministre a-t-il envoyé le pardon de mon frère?

LE DUC.—Il l'a élargi de ce monde, Isabelle; sa tête est tranchée, et envoyée à Angelo.

ISABELLE.—Non, cela n'est pas.

LE DUC.—Cela est comme je vous le dis: montrez votre sagesse, ma fille, dans votre paisible patience.

ISABELLE.—Oh! je vais le trouver, et lui arracher les yeux.

LE DUC.—Vous ne serez pas admise en sa présence.

ISABELLE.—Infortuné Claudio! Malheureuse Isabelle! Odieux monde! Infernal Angelo!

LE DUC.—Ces imprécations ne lui font aucun mal, et ne vous font pas le moindre bien; abstenez-vous en donc; remettez votre cause au ciel. Faites attention à ce que je vous dis, et vous trouverez que chaque syllabe est l'exacte vérité.—Le duc revient demain matin.—Allons, séchez vos yeux; c'est un père de notre couvent, son confesseur, qui m'apprend cette nouvelle, et il en a déjà porté l'avis à Escalus et à Angelo qui se préparent à venir au-devant de lui aux portes de la ville, pour lui remettre leur autorité. Si vous le pouvez, conduisez votre sagesse dans le bon sentier où je voudrais la voir marcher; et vous obtiendrez le désir de votre coeur sur ce misérable, la faveur du duc, et l'estime générale.

ISABELLE.—Je me laisse gouverner par vos conseils.

LE DUC.—- Allez donc porter cette lettre au frère Pierre, c'est la lettre où il m'avertit du retour du duc; dites-lui, sur ce gage, que je désire sa compagnie ce soir dans la maison de Marianne; je l'instruirai à fond de son affaire et de la vôtre, il vous présentera au duc, il accusera Angelo en face, et le confondra. Quant à moi, pauvre religieux, je suis lié par un voeu sacré, et je serai absent. Allez avec cette lettre, consolez votre coeur, commandez à ces torrents de larmes qui coulent de vos yeux. Ne vous fiez jamais à mon saint ordre, si je vous égare du droit chemin.—Qui vient là?

(Entre Lucio.)

LUCIO.—Bonsoir. Frère, où est le prévôt?

LE DUC.—Il n'est pas dans la prison, monsieur.

LUCIO.—O gentille Isabelle! Mon coeur pâlit de voir tes yeux si rouges; il faut que tu prennes patience; j'ai bien l'air de dîner et de souper dorénavant avec du son et de l'eau; je n'oserai plus, pour sauver ma tête, remplir mon estomac. Un repas un peu succulent me mènerait au même point; mais on dit que le duc sera ici demain matin. Sur ma foi, Isabelle, j'aimais ton frère. Si notre vieux duc de joyeuse humeur et ami des coins obscurs avait été chez lui, Claudio vivrait encore.

(Isabelle sort.)

LE DUC.—Monsieur, le duc a vraiment bien peu d'obligation à vos rapports; mais ce qu'il y a de bon, c'est que sa réputation n'en dépend pas.

LUCIO.—Frère, tu ne connais pas le duc aussi bien que moi; c'est un meilleur chasseur que tu ne l'imagines.

LE DUC.—Allons, vous répondrez un jour de tout ceci. Portez-vous bien.

LUCIO.—Non, reste: je veux t'accompagner; je puis t'accompagner; je puis te raconter de jolies histoires du duc.

LE DUC.—Vous ne m'en avez déjà que trop dit, monsieur, si elles sont vraies; si elles ne le sont pas, jamais vous n'en direz assez.

LUCIO.—J'ai comparu devant lui une fois pour avoir donné un enfant à une fille.

LE DUC.—Avez-vous fait pareille chose?

LUCIO.—Oui, d'honneur, je l'ai fait; mais il a bien fallu jurer que non; autrement ils m'auraient marié au bois pourri.

LE DUC.—Monsieur, votre compagnie est plus agréable qu'honnête: restez en paix.

LUCIO.—Sur ma foi, je vous accompagnerai jusqu'au bout de la rue; si un propos libertin vous offense, nous n'en aurons pas long à dire ensemble. Allons, frère, je suis une espèce de glouteron, je m'attacherai à toi.

(Ils sortent.)


SCÈNE IV

Salle dans la maison d'Angelo.

Entrent ESCALUS et ANGELO.


ESCALUS.—Chaque lettre qu'il a écrite a désavoué l'autre.

ANGELO.—De la manière la plus contradictoire et la plus bizarre. Ses actions témoignent quelque chose qui tient beaucoup de la folie; prions le ciel que sa sagesse n'en soit pas altérée. Et pourquoi aller au-devant de lui aux portes de la ville, et lui remettre là notre autorité?

ESCALUS.—Je n'en devine pas le motif.

ANGELO.—Et pourquoi veut-il que nous fassions publier, une heure avant son entrée, que si quelqu'un demande réparation de quelque injustice, il ait à présenter sa pétition dans la rue?

ESCALUS.—En cela il se montre judicieux; c'est pour expédier toutes les plaintes, et nous affranchir pour toujours des intrigues, qui, ce jour passé, ne pourront plus être tramées contre nous.

ANGELO.—Fort bien. Je vous en prie, faites-le proclamer; demain, de grand matin, j'irai vous trouver à votre maison. Faites avertir les personnes de distinction qui doivent aller à sa rencontre.

ESCALUS.—Je le ferai, monsieur. Adieu.

(Escalus sort.)

ANGELO.—Bonne nuit! Cette action me bouleverse tout à fait, me rend incapable de penser, et stupide pour toute affaire. Une vierge déflorée! et cela par un personnage important qui appliquait la loi portée contre ce délit! Si ce n'était que sa timide pudeur n'osera proclamer sa virginité perdue, comme elle pourrait parler de moi! mais la raison ne l'excite-t-elle pas à m'accuser?—Non, car mon autorité porte un poids de crédit qu'aucune accusation particulière ne peut toucher sans qu'il écrase celui qui oserait la prononcer.... Il aurait vécu, si ce n'est que sa jeunesse libertine, conservant un ressentiment dangereux, aurait pu quelque jour chercher à se venger d'avoir ainsi reçu une vie déshonorée pour une rançon aussi honteuse; et cependant, plût au ciel qu'il vécût encore! Hélas! quand une fois nous avons perdu la grâce, rien ne va bien: nous voulons, et nous ne voulons pas.

(Il sort.)


SCÈNE V31

La plaine, hors de la ville.

LE DUC, revêtu de ses propres habits, et le frère PIERRE.


Note 31: (retour)

Certaines personnes font de cette scène la première de l'acte V.

LE DUC.—Remettez-moi ces lettres au moment convenable. (Il lui donne des lettres.) Le prévôt est instruit de nos vues et de notre projet: l'affaire une fois commencée, suivez vos instructions, et tendez constamment à notre but particulier, quoique vous ayiez l'air de vous en écarter pour ceci ou pour cela, selon que les circonstances le conseilleront. Partez, allez chez Flavius, et dites-lui où je suis: instruisez-en également Valentin, Rowland et Crassus; et dites leur d'envoyer des trompettes à la porte de la ville. Mais envoyez-moi Flavius le premier.

LE RELIGIEUX.—Vos ordres seront fidèlement remplis.

(Il sort.)

(Entre Varrius.)

LE DUC.—Je vous rends grâces, Varrius; vous avez fait bonne diligence. Venez, nous allons nous promener; il y en a encore d'autres de nos amis qui vont venir ici nous saluer dans un moment, mon cher Varrius.

(Ils sortent.)


SCÈNE VI

Une rue près de la porte de la ville.

Entrent ISABELLE ET MARIANNE.


ISABELLE.—Parler avec tous ces détours me répugne: je voudrais dire la vérité; mais c'est votre rôle à vous de l'accuser ouvertement. Cependant il me conseille de le faire, et dit que c'est pour cacher un but avantageux.

MARIANNE.—Laissez-vous guider par lui.

ISABELLE.—Il me dit encore que si par hasard il parle contre moi en faveur de l'autre, je ne le trouve pas étrange: c'est un remède, dit-il, qui est amer pour en venir à la douceur.

MARIANNE.—Je voudrais que le frère Pierre...

ISABELLE.—Oh! silence, le religieux est arrivé.

(Entre un religieux.)

LE RELIGIEUX.—Venez, je vous ai trouvé une très-bonne place, où vous serez sûres que le duc ne pourra pas passer sans que vous le voyiez; les trompettes ont déjà retenti deux fois; les plus nobles et les plus notables citoyens ont pris possession des portes, et le duc ne va pas tarder à entrer; ainsi, partons, allons nous-en.

FIN DU QUATRIÈME ACTE.



ACTE CINQUIÈME


SCÈNE I

Place publique près de la porte de la ville.

MARIANNE voilée, ISABELLE ET PIERRE dans l'éloignement. Par la porte opposée entrent LE DUC, VARRIUS, DIVERS SEIGNEURS, ANGELO, ESCALUS, LUCIO, LE PRÉVÔT, DES OFFICIERS ET DES CITOYENS.


LE DUC.—Mon digne cousin, vous êtes le bienvenu.—Mon ancien et fidèle ami, je suis bien aise de vous voir.

ANGELO.—Un heureux retour à Votre Altesse royale!

LE DUC, à Angelo et Escalus.—Mille actions de grâces sincères à tous les deux: nous avons pris des informations sur votre compte, et nous entendons dire tant de bien de votre justice, que notre coeur ne peut s'empêcher de vous en faire notre remerciement public, comme précurseur d'autres récompenses.

ANGELO.—Vous ne faites qu'augmenter de plus en plus mes obligations.

LE DUC.—Votre mérite parle haut; ce serait lui faire injure que d'en renfermer le témoignage dans le secret de notre connaissance personnelle, lorsqu'il mérite de trouver dans des caractères d'airain une sécurité éternelle contre la dent du temps et les ravages de l'oubli. Donnez-moi votre main, et que mes sujets le voient, afin qu'ils apprennent que mes faveurs visibles voudraient vous annoncer les grâces que mon coeur vous réserve.—Venez, Escalus; vous devez être près de nous de l'autre côté. Vous êtes pour moi deux bons appuis.

(Frère Pierre et Isabelle s'avancent.)

FRÈRE PIERRE, à Isabelle.—Voici le moment; parlez haut et mettez-vous à genoux devant lui.

ISABELLE.—Justice, ô royal duc! abaissez vos regards sur une malheureuse, je voudrais pouvoir dire vierge! Oh! digne prince, ne déshonorez pas vos yeux, en les détournant vers un autre objet, que vous n'ayez entendu ma juste plainte, et que vous ne m'ayez fait justice, justice! justice! justice!

LE DUC.—Racontez vos griefs. En quoi avez-vous été outragée? par qui? abrégez: voici le seigneur Angelo qui vous rendra justice; expliquez-vous à lui.

ISABELLE.—O noble duc! vous m'ordonnez d'aller demander mon salut au démon: entendez-moi vous-même; car ce qu'il faut que je dise doit ou me faire punir si vous ne me croyez pas, ou vous forcer à me donner satisfaction; daignez, ah! daignez m'entendre ici.

ANGELO.—Seigneur, sa raison, je le crains, n'est pas bien saine; elle m'a sollicité pour son frère qui a été exécuté par ordre de la justice.

ISABELLE.—La justice!

ANGELO.—Et elle va se répandre en plaintes amères et étranges.

ISABELLE.—Oui, je vais révéler des choses bien étranges, mais bien vraies. Cet Angelo est un parjure; cela n'est-il pas étrange? Cet Angelo est un assassin; cela n'est-il pas étrange? Cet Angelo est un adultère clandestin, un hypocrite, un ravisseur de vierges; cela n'est-il pas étrange et très-étrange?

LE DUC.—Oh! dix fois étrange.

ISABELLE.—Il n'est pas plus vrai qu'il est Angelo, qu'il n'est certain que tout cela est aussi vrai qu'étrange; car au bout du compte, la vérité est la vérité.

LE DUC, à un de ses officiers.—Qu'on la fasse retirer.—Pauvre malheureuse! C'est la faiblesse de sa raison qui la fait parler ainsi.

ISABELLE.—O mon prince! Je vous en conjure, par la foi que vous avez qu'il est un autre lieu de consolation que ce monde, ne me dédaignez pas en vous persuadant que je suis atteinte de folie; ne jugez pas impossible ce qui n'est qu'invraisemblable: il n'est pas impossible qu'un homme, qui est le plus vil scélérat de la terre, paraisse aussi réservé, aussi grave, aussi parfait que le paraît Angelo; il est même possible qu'Angelo, malgré toutes ses belles apparences, sa réputation, ses titres et ses formes imposantes, soit un archi-scélérat. Croyez-le, illustre prince: s'il est moins que cela, il n'est rien; mais il est plus encore, si je savais trouver des mots pour exprimer toute sa scélératesse.

LE DUC.—Sur mon honneur, si elle est insensée (et je ne puis croire autre chose), sa folie a la plus étrange apparence de bon sens; elle montre autant de liaison dans ses idées, que j'en aie jamais entendu dans la folie.

ISABELLE.—Gracieux duc, ne vous attachez pas à cette idée, ne me croyez pas privée de ma raison parce que je parle sans ordre, et faites servir votre jugement à tirer la vérité des ténèbres où elle semble cachée, où se cache aussi l'imposture qui semble la vérité.

LE DUC.—Sûrement, bien des gens qui ne sont pas fous montrent moins de raison qu'elle.—Que voulez-vous dire?

ISABELLE.—Je suis la soeur d'un certain Claudio, condamné à perdre la tête pour un acte de fornication, et condamné par Angelo. Moi, qui étais en noviciat dans une communauté, j'ai été mandée par mon frère: un nommé Lucio a été son messager.

LUCIO.—C'est moi, sous le bon plaisir de Votre Altesse; j'ai été la trouver de la part de Claudio, et je l'ai priée de tenter sa bonne fortune auprès du seigneur Angelo, pour obtenir le pardon de son pauvre frère.

ISABELLE.—Oui, c'est lui-même en effet.

LE DUC, à Lucio.—On ne vous a pas dit de parler.

LUCIO.—Non, mon bon seigneur; mais on n'a pas demandé non plus de me taire.

LE DUC.—Allons, je vous le demande maintenant; je vous prie, faites attention à ce que je vous dis, et quand vous aurez une affaire personnelle, priez le ciel d'être alors sans reproche.

LUCIO.—Oh! j'en réponds à Votre Altesse.

LE DUC.—Répondez-vous-en à vous-même, prenez-y bien garde.

ISABELLE.—Cet honnête homme a dit quelque chose de mon histoire.

LUCIO.—Rien que de juste.

LE DUC.—Cela peut être juste; mais vous avez tort de parler avant votre tour. (A Isabelle.) Continuez.

ISABELLE.—J'allai trouver ce dangereux et nuisible ministre.

LE DUC.—Voilà qui sent un peu la démence.

ISABELLE.—Pardonnez-moi: la phrase convient au sujet.

LE DUC.—En la rectifiant.—Au fait, continuez.

ISABELLE.—En un mot, et pour laisser de côté un inutile récit, comment j'ai cherché à le persuader; comment j'ai prié; comment je me suis jetée à ses genoux; comment il a réfuté mes raisons; comment je lui ai répliqué (car tout cela a été long), je déclare d'abord avec honte et douleur l'infâme conclusion. Il n'a voulu relâcher mon frère qu'au prix du sacrifice de mon chaste corps à l'intempérance de ses impudiques désirs. Après beaucoup de débats, ma pitié de soeur a fait taire mon honneur, et j'ai cédé; mais le lendemain, dès le matin, après avoir accompli ses desseins, il a envoyé l'ordre de couper la tête à mon pauvre frère.

LE DUC.—Cela est fort vraisemblable!

ISABELLE.—Ah! plût au ciel que cela fût aussi vraisemblable que cela est vrai!

LE DUC.—Par le ciel, malheureuse insensée, tu ne sais ce que tu dis; ou bien il faut que tu aies été subornée contre son honneur par quelque odieux complot.—D'abord, son intégrité est sans tache.—Ensuite, il est hors de toute raison qu'il poursuivît avec tant de sévérité des fautes qui lui seraient personnelles: s'il avait ainsi péché, il aurait pesé ton frère dans sa propre balance, et il ne l'aurait pas fait mourir.—Quelqu'un vous a excitée contre lui. Avouez la vérité, et déclarez par le conseil de qui vous êtes venue ici vous plaindre.

ISABELLE.—Et est-ce là tout? O vous donc, bienheureux ministres du ciel, conservez-moi la patience! Et quand le temps sera mûr, dévoilez le crime qui reste ici caché sous de fausses apparences!—Que le ciel préserve Votre Altesse de tout malheur, lorsque moi, ainsi outragée, je vous quitte sans que vous me croyiez!

LE DUC.—Je sais que vous ne demanderiez pas mieux que de vous en aller.—Un officier!—Conduisez-la en prison.—Quoi! permettrons-nous qu'une accusation aussi flétrissante, aussi scandaleuse, tombe impunément sur un homme qui nous est attaché de si près? Il y a nécessairement ici quelque intrigue.—Qui a su votre dessein et votre démarche?

ISABELLE.—Un homme que je voudrais bien voir ici, le frère Ludovic.

LE DUC.—Votre père spirituel, sans doute;—qui connaît ce Ludovic?

LUCIO.—Seigneur, moi, je le connais; c'est un moine intrigant; je n'aime point cet homme-là: s'il avait été laïque, seigneur, je l'aurais vertement châtié pour certains propos qu'il a tenus contre Votre Altesse, pendant votre absence.

LE DUC.—Des propos contre moi? C'est sans doute un digne religieux! Et d'exciter cette malheureuse femme à venir accuser ici notre substitut!—Qu'on me trouve ce moine.

LUCIO.—Pas plus tard qu'hier au soir, seigneur, le religieux et elle, je les ai vus tous deux dans la prison: un moine impertinent, un vrai misérable!

LE MOINE PIERRE.—Que le ciel bénisse Votre Altesse royale! Je me tenais ici, seigneur, et j'ai entendu qu'on vous en imposait. D'abord, c'est bien à tort que cette femme a accusé votre ministre, qui est aussi innocent de toute impureté ou commerce avec elle, qu'elle l'est elle-même de tout commerce avec un homme encore à naître.

LE DUC.—C'est ce que nous croyons.—Connaissez-vous ce frère Ludovic dont elle parle?

LE MOINE PIERRE.—Je le connais pour un saint homme de Dieu, et qui n'est point un méchant, ni un intrigant du siècle, comme le rapporte ce gentilhomme. Et, sur ma parole, c'est un homme qui n'a jamais, comme il le prétend, mal parlé de Votre Altesse.

LUCIO.—Seigneur, de la manière la plus infâme: croyez-moi.

LE MOINE PIERRE.—Allons, il pourra, avec le temps, se justifier lui-même: mais pour le moment, il est malade, seigneur, d'une fièvre violente; c'est uniquement à sa prière, ayant su qu'on projetait d'accuser ici devant vous le seigneur Angelo, que je suis venu ici, pour déclarer, comme par sa propre bouche, ce qu'il sait être vrai et faux, et ce que lui-même, par son serment et par toutes sortes de preuves, il démontrera, en quelque temps qu'il soit appelé en témoignage. D'abord, quant à cette femme (à la justification de ce digne seigneur, si directement et si publiquement accusé), vous la verrez démentie en face, jusqu'à ce qu'elle l'avoue elle-même.

LE DUC.—Bon père, nous vous écoutons, parlez. Cela ne vous fait-il pas sourire, seigneur Angelo? O ciel! Ce que c'est que la témérité de ces misérables insensés!—Donnez-nous des siéges.—Venez, cousin Angelo: je veux être partial dans cette affaire: soyez vous-même juge dans votre propre cause. (Isabelle est emmenée par les gardes, et Marianne s'avance.) Est-ce là le témoin, frère?—Qu'elle commence par montrer son visage, et qu'après, elle parle.

MARIANNE.—Pardonnez, seigneur: je ne montrerai point mon visage, que mon époux ne me l'ordonne.

LE DUC.—- Comment! êtes-vous mariée?

MARIANNE.—Non, seigneur.

LE DUC.—Êtes-vous fille?

MARIANNE.—Non, seigneur.

LE DUC.—Vous êtes donc veuve?

MARIANNE.—Non plus, seigneur.

LE DUC.—Vous n'êtes donc rien?—Ni fille, ni femme, ni veuve.

LUCIO.—Seigneur, elle pourrait bien être une catin; car il y en a beaucoup parmi elles qui ne sont ni filles, ni femmes, ni veuves.

LE DUC.—Imposez silence à cet homme: je voudrais qu'il eût quelque raison de babiller pour lui-même.

LUCIO.—Allons, seigneur.

MARIANNE.—Seigneur, j'avoue que jamais je n'ai été mariée; et j'avoue encore que je ne suis point fille: j'ai connu mon mari, et cependant mon mari ne sait pas qu'il m'ait jamais connue.

LUCIO.—Il fallait donc qu'il fût ivre, seigneur; cela ne peut être autrement.

LE DUC.—Pour obtenir l'avantage de ton silence, je voudrais que tu le fusses aussi.

LUCIO.—Très-bien, seigneur.

LE DUC.—Ce n'est pas là un témoin pour le seigneur Angelo.

MARIANNE.—Je vais y venir, seigneur. Cette femme qui l'accuse de fornication, intente la même accusation contre mon mari, et elle l'accuse de l'avoir commise, seigneur, dans un moment où je déposerai, moi, que je le tenais dans mes bras avec toutes les preuves de l'amour.

ANGELO.—L'accuse-t-elle de quelque chose de plus que moi?

MARIANNE.—Pas que je sache.

LE DUC.—Non? Vous dites votre époux?

MARIANNE.—Oui, précisément, seigneur; et c'est Angelo qui croit être certain de n'avoir jamais connu ma personne, mais qui sait bien qu'il croit avoir connu celle d'Isabelle.

ANGELO.—Voilà une étrange énigme.—Voyons votre visage.

MARIANNE.—Mon mari me l'ordonne; et je vais me démasquer. (Elle ôte son voile.)—Le voilà ce visage, cruel Angelo, que tu jurais naguère être digne de tes regards: voilà la main qui a été pressée par la tienne avec un contrat appuyé de tes serments: voilà la personne qui a usurpé ton rendez-vous avec Isabelle, et qui a satisfait tes désirs dans la maison de ton jardin, sous le nom supposé d'Isabelle.

LE DUC, à Angelo.—Connaissez-vous cette femme?

LUCIO.—Charnellement, à ce qu'elle dit.

LE DUC, à Lucio.—Taisez-vous, drôle.

LUCIO.—Cela suffit, seigneur.

ANGELO.—Seigneur, je dois convenir que je connais cette femme; et il y a cinq ans qu'il y fut question de mariage entre elle et moi, ce qui fut rompu en partie parce que la dot promise s'est trouvée au-dessous de la convention; mais la principale raison, c'est que sa réputation a été ternie par sa légèreté; et depuis ce temps, depuis cinq ans, jamais je ne lui ai parlé, jamais je ne l'ai vue, ni entendu parler d'elle, sur mon honneur et ma foi.

MARIANNE.—Noble prince, comme il est vrai que la lumière vient du ciel, et que les paroles viennent de la voix, que la raison est dans la vérité, et la vérité dans la vertu, je suis fiancée à cet homme, et sa femme par les liens les plus forts que les paroles puissent former; oui, mon bon seigneur, pas plus tard que la nuit de mardi dernier, dans la maison de son jardin, il m'a connue comme sa femme: au nom de la vérité de ce que je vous déclare, souffrez que je me relève de vos genoux en sûreté, ou autrement laissez-moi m'y attacher à jamais comme une statue de marbre.

ANGELO.—Je n'ai fait jusqu'à ce moment que sourire à ces extravagances; maintenant, mon noble seigneur, donnez-moi la liberté de me faire justice: ma patience est mise ici à l'épreuve; je m'aperçois que ces malheureuses folles ne sont que les instruments de quelque ennemi plus puissant qui les excite contre moi: laissez-moi la liberté, seigneur, de découvrir cette sourde menée.

LE DUC.—De tout mon coeur, et punissez-les absolument à votre gré.—Toi, moine téméraire,—et toi, méchante femme, conjurée avec celle qu'on vient d'emmener, penses-tu que tes serments, quand ils feraient descendre à force de protestations tous les saints du ciel, fussent des témoignages admissibles contre son mérite et sa réputation, qui sont munis du sceau de mon approbation?—Vous, seigneur Escalus, siégez avec mon cousin: prêtez-lui vos obligeants secours, pour découvrir la source de cette diffamation.—Il y a un autre moine qui les a excitées: qu'on l'envoie chercher.

LE MOINE PIERRE.—Plût à Dieu qu'il fût ici, seigneur! car c'est lui en effet qui a poussé ces femmes à intenter cette accusation: votre prévôt connaît le lieu de sa demeure, et il peut vous l'amener.

LE DUC, au prévôt.—Allez, et amenez-le dans l'instant.—Et vous, mon noble cousin, qui me donnez tant de garanties, et à qui il importe d'entendre à fond cette affaire, procédez sur vos injures comme vous le trouverez bon, et infligez le châtiment qu'il vous plaira. Je vais vous quitter pour quelques moments: ne bougez pas de votre siége que vous n'ayez bien résolu la question de ces calomniateurs.

ESCALUS.—Seigneur, nous allons l'examiner à fond.

(Le duc sort.)

ESCALUS, à Lucio.—Seigneur Lucio, n'avez-vous pas dit que vous connaissiez le moine Ludovic pour être un malhonnête personnage?

LUCIO.—Cucullus non facit monachum32. Il n'est honnête en rien que par sa robe, et c'est un homme qui a tenu les plus infâmes propos sur le compte du duc.

Note 32: (retour)

«L'habit ne fait pas le moine,» proverbe latin qui revient plusieurs fois dans Shakspeare.

ESCALUS.—Nous vous demanderons de rester ici jusqu'à ce qu'il vienne, pour en témoigner contre lui... Nous allons trouver dans ce moine un insigne vaurien.

LUCIO.—Autant que qui que ce soit dans Vienne, sur ma parole.

ESCALUS.—Qu'on fasse reparaître ici cette Isabelle, je voudrais causer avec elle. (A Angelo.)—Je vous en prie, seigneur, laissez-moi le soin de l'interroger; vous verrez comme je saurai la manier.

LUCIO.—Pas mieux que lui, d'après son propre rapport à elle-même.

ESCALUS.—Que dites-vous?

LUCIO.—Moi, monsieur, je pense que si vous la maniez en particulier, elle avouerait plutôt: peut-être qu'en public elle aura honte.

(Le duc revient en habit de religieux, le prévôt: on amène Isabelle.)

ESCALUS.—Je vais questionner un peu obscurément.

LUCIO.—Voilà le vrai moyen; car les femmes sont légères vers minuit33.

Note 33: (retour)

Équivoque entre light (lumière) et light légère. Ce jeu de mots se retrouve constamment dans Shakspeare.

ESCALUS.—Venez çà, madame: voici une dame qui nie tout ce que vous avez dit.

LUCIO.—Seigneur, voici ce misérable dont je vous ai parlé: il vient avec le prévôt.

ESCALUS.—Fort à propos.—Ne lui parlez pas, que nous ne vous y engagions.

LUCIO.—Motus!

ESCALUS.—Avancez, monsieur. Est-ce vous qui avez excité ces femmes à calomnier le seigneur Angelo? Elles ont avoué que vous l'aviez fait.

LE DUC.—Cela est faux.

ESCALUS.—Comment! Savez-vous où vous êtes?

LE DUC.—Respect à la dignité de votre place! Et le démon lui-même est quelquefois honoré à cause de son trône brûlant.—Où est le duc? C'est lui qui doit m'entendre.

ESCALUS.—Le duc réside en nous, et nous vous entendrons: songez à dire la vérité.

LE DUC.—Je parlerai du moins avec hardiesse.—Mais, hélas! pauvres âmes, venez-vous ici demander l'agneau au renard? Adieu la justice que vous demandiez.—Le duc est-il parti? En ce cas, votre cause est perdue.—C'est une injustice au duc de repousser ainsi votre appel public, et de remettre l'examen de votre affaire dans les mains du scélérat même que vous venez accuser.

LUCIO.—C'est ce coquin; c'est bien lui dont je vous ai parlé.

ESCALUS.—Quoi! moine irrévérent et profane, ne te suffit-il pas d'avoir suborné ces femmes pour accuser ce digne homme, sans que ta bouche infâme vienne à ses propres oreilles l'appeler scélérat? Et de là tu passes au duc même, pour le taxer d'injustice? Qu'on l'emmène d'ici: qu'on le conduise à la torture.—Nous te serrerons les articulations l'une après l'autre, jusqu'à ce que nous sachions ton but. Quoi, le duc injuste?

LE DUC.—Ne vous échauffez pas tant. Le duc n'oserait pas plus torturer un de mes doigts, qu'il n'oserait faire souffrir un des siens; je ne suis point son sujet, ni provincial de ce pays-ci. Mes affaires, dans cet État, m'ont mis à portée d'observer les moeurs dans Vienne, et j'y ai vu la corruption bouillir et bouillonner, et déborder de la marmite; j'ai vu des lois pour toutes les fautes; mais les fautes si bien protégées, que les statuts les plus énergiques sont comme le tableau des amendes pendu dans la boutique d'un barbier34,—objet d'autant de risée que d'attention.

Note 34: (retour)

Anciennement, dans la boutique des barbiers, il y avait un tableau des règlements et des peines pour empêcher les pratiques de manier les instruments de chirurgie; mais les règlements étaient si ridicules et les barbiers avaient si peu d'autorité, qu'ils étaient un objet de risée.

ESCALUS.—Calomnier l'État! Qu'on l'emmène en prison.

ANGELO.—Seigneur Lucio, que pouvez-vous certifier contre cet homme? Est-ce celui dont vous nous avez parlé?

LUCIO.—C'est lui-même, seigneur.—Venez çà, mon bon vieux à tête chauve. Me connaissez-vous?

LE DUC.—Je vous reconnais, monsieur, au son de votre voix: je vous ai rencontré dans la prison, pendant l'absence du duc.

LUCIO.—Oh! oui-dà? Et vous rappelez-vous ce que vous m'avez dit du duc?

LE DUC.—Très-nettement, monsieur.

LUCIO.—Oui-dà, monsieur? Et le duc était-il un marchand de chair humaine, un imbécile, un lâche, comme vous me l'avez dit alors?

LE DUC—Il faut, monsieur, que vous changiez de personne avec moi, avant que vous mettiez ce propos sur mon compte: car c'est vous-même qui avez dit cela de lui; et bien pis, bien pis.

LUCIO.—O damné coquin! Ne t'ai-je pas tiré par le bout du nez, pour tes propos?

LE DUC.—Je proteste que j'aime le duc comme je m'aime moi-même.

ANGELO.—Entendez-vous comme ce misérable voudrait terminer la chose, après ses injures de haute trahison?

ESCALUS.—Ce n'est pas là un homme à qui l'on doive parler. Qu'on l'entraîne en prison.—Où est le prévôt? Emmenez-le en prison: mettez-le sous les verroux, et qu'il ne parle plus.—Qu'on emmène aussi ces malheureuses avec leur autre complice.

(Le prévôt met la main sur le duc.)

LE DUC.—Arrêtez, monsieur; arrêtez un moment.

ANGELO.—Quoi, il résiste? Prêtez main-forte, Lucio.

LUCIO.—Venez, monsieur, venez, monsieur, venez, monsieur: allons donc! monsieur: comment, tête chauve, vil menteur! Il faut donc vous encapuchonner ainsi, oui-dà? Montrez votre visage de coquin, et que la peste vous saisisse! Montrez-nous votre face de galefretier, et soyez pendu dans une heure. Vous ne voulez pas?

(Lucio arrache le capuchon et le duc paraît.)

LE DUC.—Tu es le premier coquin qui ait jamais fait un duc.—D'abord, prévôt, je me porte pour caution de ces trois honnêtes gens. (A Lucio.) Ne t'échappe pas, toi; le moine et toi vont s'expliquer tout à l'heure.—Qu'on s'empare de lui.

LUCIO.—Cela pourrait finir par pis que le gibet.

LE DUC, à Escalus.—Ce que vous avez dit, je vous le pardonne: asseyez-vous. (Montrant Angelo.) Lui, nous prêtera sa place. (A Angelo.) Monsieur, avec votre permission. (Il s'assied à la place d'Angelo.)(A Angelo.) Te reste-t-il encore des paroles, de l'adresse ou de l'impudence, qui puissent te servir? Si tu en as, comptes-y, jusqu'à ce qu'on ait entendu mon récit, et ne te défends pas plus longtemps.

ANGELO.—Mon redoutable souverain, je me rendrais plus coupable que ne m'a fait mon crime, si je m'imaginais que je suis impénétrable, lorsque je vois que Votre Altesse, comme une intelligence divine, a pénétré toutes mes intrigues. Ainsi, bon prince, ne siégez pas plus longtemps à ma honte; et que mon procès se borne à mon propre aveu. Votre sentence à l'instant, et la mort après; c'est toute la grâce que j'implore.

LE DUC.—Venez ici, Marianne. (A Angelo.)—Réponds, as-tu engagé ta foi par un contrat à cette femme?

ANGELO.—Oui, seigneur.

LE DUC.—Va, emmène-la, et épouse-la sur-le-champ.—Religieux, accomplissez la cérémonie; et quand elle sera achevée, renvoyez-le-moi ici.—Prévôt, accompagnez-le.

(Angelo, Marianne, le prévôt et le religieux sortent.)

ESCALUS.—Seigneur, je suis plus confondu de son déshonneur, que de la singularité de la cause.

LE DUC.—Venez ici, Isabelle: votre moine est maintenant votre prince; et comme j'étais alors zélé et fidèle pour vos intérêts, ne changeant point de coeur en changeant de vêtement, je reste toujours attaché à votre service.

ISABELLE.—Ah! daignez me pardonner, à moi, votre sujette, d'avoir employé et importuné Votre Altesse qui m'était inconnue.

LE DUC.—Je vous le pardonne, Isabelle; et vous, chère fille, soyez aussi généreuse pour nous. La mort de votre frère, je le sais, vous reste sur le coeur, et vous pourriez vous demander avec étonnement pourquoi je me suis caché pour travailler à sauver sa vie, et pourquoi je n'ai pas dévoilé témérairement ma puissance plutôt que de le laisser périr ainsi. Tendre soeur, c'est la rapidité de son exécution, que je croyais voir venir d'un pas plus lent, qui a renversé mes desseins. Mais, la paix soit avec lui! La vie dont il jouit n'a plus la mort à craindre, et vaut mieux que celle qui n'existe que pour craindre. Faites votre consolation de cette idée, que votre frère est heureux.

ISABELLE.—C'est ce que je fais, seigneur.

(Entrent Angelo, Marianne, le religieux, le prévôt.)

LE DUC.—Quant à ce nouveau marié qui revient vers nous, et dont l'imagination impure a outragé votre honneur, que vous avez si bien défendu, vous devez lui pardonner pour l'amour de Marianne. Mais comme il a condamné votre frère, étant criminel, par une double violation de la chasteté sacrée, et de sa promesse positive de vous accorder la vie de votre frère à cette condition, la clémence même de la loi demande à grands cris, et par sa bouche même: Angelo pour Claudio, mort pour mort. La célérité répond à la célérité, la lenteur suit la lenteur, représailles pour représailles, et mesure pour mesure. Ainsi, Angelo, voilà donc ton crime manifesté; et quand tu voudrais le nier, cela ne te serait d'aucun avantage. Nous te condamnons à périr sur le même billot où Claudio a posé sa tête pour mourir, et avec la même précipitation.—Qu'on l'emmène.

MARIANNE.—O mon très-gracieux seigneur, j'espère que vous ne m'avez point donné un mari pour vous moquer de moi.

LE DUC.—C'est votre mari qui s'est moqué de vous en vous donnant un mari. Pour la sauvegarde de votre honneur, j'ai cru votre mariage nécessaire: autrement, le reproche de votre faiblesse pour lui pouvait flétrir votre vie, et nuire à votre avantage dans l'avenir. Quoique ses biens nous appartiennent par la confiscation, nous vous en faisons don, comme d'un douaire de veuve; ils vous serviront à acquérir un meilleur mari.

MARIANNE.—O mon cher seigneur! je n'en désire point d'autre ni de meilleur que lui.

LE DUC.—Ne le demandez point, ma résolution est définitive.

MARIANNE, se jetant à ses pieds.—Mon bon souverain!...

LE DUC.—Vous perdez vos peines.—Qu'on l'emmène à la mort. (A Lucio.) Maintenant à vous, monsieur.

MARIANNE.—O mon bon seigneur!—Chère Isabelle, charge-toi de mon rôle; prête-moi tes genoux, et je te prêterai toute ma vie à venir pour te rendre service.

LE DUC.—Vous allez contre toute raison, en l'importunant. Si elle s'agenouillait pour me demander la grâce de ce crime, l'ombre de son frère briserait son lit de pierre, et l'entraînerait avec horreur.

MARIANNE.—Isabelle, chère Isabelle! agenouillez-vous seulement à côté de moi: levez vos mains; ne dites rien, je parlerai, moi. On dit que les hommes les plus parfaits sont pétris de défauts, et qu'ils deviennent souvent d'autant meilleurs qu'ils ont été un peu mauvais: mon mari peut être du nombre. Isabelle, ne voulez-vous pas fléchir le genou pour moi?

LE DUC.—Il meurt pour la mort de Claudio.

ISABELLE, à genoux.—Prince très-miséricordieux, daignez voir cet homme condamné comme si mon frère vivait. Je suis disposée à croire qu'une vraie sincérité a gouverné ses actions, jusqu'à ce qu'il m'ait vue; et puisqu'il en est ainsi, qu'il ne meure pas. Mon frère a été justement puni, puisqu'il avait commis l'action pour laquelle il est mort.—Le crime d'Angelo n'a pas atteint sa mauvaise intention, qui doit être enterrée comme une intention qui est morte en route: les pensées ne sont point sujettes à la loi, les intentions ne sont que des pensées.

MARIANNE.—Elles ne sont que cela, seigneur.

LE DUC.—Vos prières sont inutiles: levez-vous, vous dis-je. Je viens de me rappeler encore un autre délit.—Prévôt, comment s'est-il fait que Claudio ait été décapité à une heure qui n'est pas d'usage?

LE PRÉVÔT.—On me l'a commandé ainsi.

LE DUC.—Aviez-vous pour cela un ordre écrit et spécial?

LE PRÉVÔT.—Non, seigneur; je l'ai reçu par un message secret.

LE DUC.—Et pour cela, je vous dépouille de votre office: rendez-moi vos clefs.

LE PRÉVÔT.—Daignez me pardonner, noble seigneur: je croyais bien que c'était une faute: mais je ne le savais pas, cependant après avoir réfléchi davantage je m'en suis repenti; et, pour preuve, c'est qu'il y a un homme dans la prison qui, d'après un ordre secret, devait être exécuté, et que j'ai laissé vivre encore.

LE DUC.—Qui est-ce?

LE PRÉVÔT.—Son nom est Bernardino.

LE DUC—Je voudrais que vous en eussiez agi de même avec Claudio.—Allez: amenez-le ici, que je le voie.

(Le prévôt sort.)

ESCALUS, à Angelo.—Je suis bien affligé qu'un homme aussi éclairé, aussi sensé que vous, seigneur Angelo, soit tombé dans un écart si grossier, d'abord par l'ardeur des sens et ensuite par le défaut de bon jugement.

ANGELO.—Et moi, je suis affligé d'être la cause de tant de chagrins; et un remords si profond pénètre mon coeur repentant, que je désire bien plus la mort que le pardon: je l'ai méritée, et je la demande.

(Le prévôt, amenant Bernardino, Claudio et Juliette.)

LE DUC.—Lequel est ce Bernardino?

LE PRÉVÔT.—Celui-ci, seigneur.

LE DUC.—Il y a un religieux qui m'a parlé de cet homme.—Drôle, on dit que tu as une âme entêtée, qui ne voit rien au delà de ce monde, et que tu règles ta vie en conséquence. Tu es condamné; mais, quant à tes fautes et leur punition en ce monde, je te les remets toutes. Je t'en prie, use de ce pardon pour te préparer à une meilleure vie à venir.—Religieux, conseillez-le; je le laisse entre vos mains. Quel est cet homme si bien enveloppé?

LE PRÉVÔT.—C'est un autre prisonnier que j'ai sauvé, et qui devait périr quand Claudio a perdu la tête, et qui ressemble tant à Claudio, qu'on le prendrait pour lui-même.

LE DUC, à Isabelle.—S'il ressemble à votre frère, je lui pardonne pour l'amour de lui; et vous, Isabelle, pour l'amour de votre charmante personne, donnez-moi votre main, et dites que vous serez à moi; il est mon frère aussi: mais remettons ce soin à un moment plus convenable. A présent, le seigneur Angelo commence à s'apercevoir qu'il est en sûreté; il me semble voir ses yeux briller. Allons, Angelo, votre crime vous traite bien.—Songez à aimer votre femme; son mérite égale le vôtre.—Je trouve dans mon coeur un penchant à la clémence; et cependant il y a là devant nous quelqu'un à qui je ne peux pardonner.—(A Lucio.) Vous, maraud, qui m'avez connu pour un imbécile, un lâche, un homme livré tout entier à la débauche, un âne, un fou, comment ai-je mérité de vous que vous fassiez de moi un semblable panégyrique?

LUCIO.—En vérité, seigneur, je n'ai tenu ces discours que d'après la mode. Si vous voulez me faire pendre pour cela, vous le pouvez: mais j'aimerais mieux qu'il vous plût de me faire fouetter.

LE DUC.—Fouetté d'abord, monsieur, et pendu après.—Prévôt, faites proclamer dans toute la ville que, s'il est quelque femme outragée par ce libertin, comme je lui ai entendu jurer à lui-même qu'il y en a une qui est enceinte de ses oeuvres, qu'elle se présente, et il faudra qu'il l'épouse; les noces finies, qu'on le fouette et qu'on le pende.

LUCIO.—J'en conjure votre altesse, ne me mariez point à une prostituée. Votre Altesse a dit, il n'y a qu'un moment, que j'ai fait de vous un duc: mon bon seigneur, ne m'en récompensez pas, en faisant de moi un homme déshonoré.

LE DUC.—Sur mon honneur, tu l'épouseras. Je te pardonne tes calomnies, et à cette condition je te remets toutes tes autres offenses.—Emmenez-le en prison, et ayez soin que notre bon plaisir en ceci soit exécuté.

LUCIO.—Me marier à une fille publique, seigneur, c'est me condamner à la mort, au fouet et au gibet.

LE DUC.—Calomnier un prince mérite bien cette punition.—Vous, Claudio, songez à réparer l'honneur de celle que vous avez outragée.—Vous, Marianne, soyez heureuse.—Aimez-la, Angelo; je l'ai confessée, et je connais sa vertu.—Je vous remercie, mon bon ami Escalus, de votre grande bonté: j'ai en réserve pour vous d'autres preuves de reconnaissance.—Je vous remercie aussi, prévôt, de vos soins et de votre discrétion: nous vous emploierons dans un poste plus digne de vous.—Pardonnez-lui, Angelo, de vous avoir porté la tête d'un Ragusain, au lieu de celle de Claudio. La faute porte avec elle son pardon. Chère Isabelle, j'ai à vous faire une demande qui intéresse votre bonheur, et si vous voulez y prêter une oreille favorable, ce qui est à moi est à vous, et ce qui est à vous est à moi.—Allons, conduisez-nous à notre palais: là, nous vous révélerons ce qui vous reste à savoir, et dont il convient que vous soyez tous instruits.

(Tous sortent.)

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.

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