Micah Clarke - Tome III: La Bataille de Sedgemoor
—Au fond du fossé, dit Sir Gervas en raclant avec la lame de son sabre la boue qui couvrait ses habits. Il est maintenant deux heures passées, et voici une bonne heure, que nous nous amusons à ce jeu d'enfants. Et avec un régiment de ligne, encore! Ce n'est pas ce que j'attendais.
—Vous allez avoir bientôt de quoi vous consoler, s'écria l'Allemand, dont les yeux brillèrent. Mein Gott! N'est-ce pas splendide! Regardez-moi cela, ami Saxon, regardez-moi cela.
Ce n'était point un menu détail, ce qui avait éveillé l'admiration du soldat.
Dans la buée épaisse, qui s'étendait sur notre droite, apparurent d'abord quelques rayons de lumière argentée, en même temps qu'un bruit sourd comme un roulement de tonnerre arriva à nos oreilles, comme celui du flot qui assaillit une côte rocheuse.
Les éclairs capricieux de l'acier se firent de plus en plus nombreux.
Le bruit rauque prit une ampleur croissante.
Enfin, tout à coup, ce brouillard s'entr'ouvrit, et on en vit sortir toutes les longues lignes de la cavalerie royale, en vagues successives, richement teintes d'écarlate, de bleu, et d'or, un spectacle aussi grandiose qu'on n'en vit jamais.
Il y avait, dans cette marche mesurée, régulière d'un si nombreux corps de cavalerie, je ne sais quoi qui donnait l'idée d'une puissance irrésistible.
Les rangs succédant aux rangs, les lignes aux lignes, drapeaux flottants, crinières au vent, brillants d'acier, ils se déversaient en avant, formant à eux seuls une armée, dont les ailes étaient encore masquées par le brouillard.
Comme ils s'avançaient avec ce bruit de foudre, se touchant du genou, bride, contre bride, on entendit venir de leur côté une telle bordée de jurons sonores mêlée au bruissement des harnais, au froissement de l'acier, au battement rythmé d'un nombre infini de sabots, qu'à moins d'avoir tenu bon, une simple pique de sept pieds à la main, contre un pareil ouragan, nul ne saurait comprendre combien il est difficile d'y faire face, les lèvres serrées et la main bien ferme.
Mais si merveilleux que fût ce spectacle, nous n'eûmes guère le loisir de le contempler, comme vous le devinez bien, mes chers enfants.
Saxon et l'Allemand se lancèrent parmi les piquiers et firent tout ce que des hommes peuvent faire pour serrer leurs rangs.
Sir Gervas et moi, nous en fîmes autant pour les hommes armés de faux, qui avaient été exercés à se former sur trois rangs, l'un à genoux, le second le corps penché, le troisième debout, les armes en avant.
Près de nous, les gens de Taunton s'étaient rangés en un cercle sombre, farouche, tout hérissé d'acier, au centre duquel on pouvait voir et entendre leur vénérable maire, dont la longue barbe flottait au vent, dont la voix perçante retentissait sur le champ de bataille.
Le grondement de la cavalerie devenait de plus en plus fort.
—Tenez ferme, mes braves garçons, cria Saxon d'une voix claironnante. Plantez en terre le bout de la pique. Appuyez-la sur le genou droit. Ne cédez pas d'un pouce. Ferme!
Une grande clameur partit des deux côtés, et alors la vague vivante s'abattit sur nous.
Comment espérer de décrire une pareille scène?
Le craquement du bois, les cris brefs, haletants, le renâclement des chevaux, le choc du sabre lancé à tour de bras sur la pique.
Comment espérer qu'on pourra faire voir à autrui ce dont on n'emporte soi-même qu'une impression aussi vague et aussi confuse?
Quiconque a joué ce rôle dans une scène pareille ne se fait aucune idée générale de tout le combat, ainsi que le pourrait un simple spectateur, mais en sa mémoire se gravent les quelques détails que le hasard lui met directement sous les yeux.
C'est ainsi qu'il n'est resté en mes souvenirs qu'un tourbillon de fumée, où se montrent brusquement des casques d'acier, des faces farouches, expressives, des naseaux rouges et béants de chevaux dont les pieds de devant battent l'air, comme pour éviter le tranchant des armes.
Je vois aussi un jeune homme imberbe, un officier de dragons, rampant sûr les mains et les genoux jusque sous les faux, et j'entends le gémissement qu'il jette quand un des paysans le cloue à terre.
Je vois un soldat barbu à grosse figure, monté sur un cheval gris et courant le long de la rangée de piques, y cherchant une brèche, et poussant des cris de rage.
Dans de telles circonstances, ce sont les menus détails qui s'impriment dans l'esprit.
Je remarquai même les grosses dents blanches et les gencives rouges de ces hommes.
En même temps, je vis un homme à figure pâle, aux lèvres minces, qui se penchait sur la crinière de son cheval et me lançait un coup de pointe, en jurant comme un dragon seul sait le faire.
Toutes ces images se mettent en mouvement, dès que je songe à cette charge furieuse, pendant laquelle je m'escrimai d'estoc et de taille sur les hommes, sur les chevaux sans songer à parer, ni à me tenir en garde.
De tous côtés s'entendait un vacarme babélique de clameurs, de cris brefs, de pieuses exclamations parmi les paysans, de jurons parmi les cavaliers, mais par-dessus tout cela on discernait la voix de Saxon suppliant ses piquiers de tenir ferme.
Puis, le nuage de cavaliers recula et pivota à travers la plaine.
Le cri de triomphe de mes camarades, et une tabatière, qui me fut présentée ouverte, annoncèrent que nous avions fait tourner le dos aux escadrons les plus solides qui aient jamais suivi un timbalier.
Mais si nous pouvions compter cela comme un succès, l'armée, dans son ensemble n'était guère en mesure d'en dire autant.
L'élite des troupes avait seul pu résister au flot de grosse cavalerie des cuirassiers.
Les paysans de Frome avaient été entièrement balayés du champ de bataille.
Un grand nombre, cédant par le seul effet du poids et de la pression, avaient été jetés dans la vase fatale qui avait arrêté notre marche en avant.
Beaucoup d'autres, cruellement sabrés, entaillés, gisaient en monceaux affreux à voir sur tout le terrain qu'ils avaient gardé.
Un petit nombre avait échappé au sort de leurs compagnons en se joignant à nous.
Plus loin, les gens de Taunton résistaient toujours, mais bien affaiblis en nombre.
Un long entassement de chevaux et de cavaliers en avant de nous témoignaient de la vivacité de l'attaque et de l'obstination dans la résistance.
À notre gauche, les sauvages mineurs avaient été rompus par le premier choc, mais ils s'étaient battus avec tant de fureur, en se jetant à terre et éventrant les chevaux, par des coups de couteau dirigés en haut, qu'ils avaient enfin fait reculer les dragons.
Mais les miliciens du Comté de Devon avaient été dispersés et avaient subi le sort des gens de Frome.
Pendant toute l'attaque, l'infanterie, postée sur l'autre bord du Rhin de Bussex, n'avait cessé de faire pleuvoir sur nous les balles, et nos mousquetaires, obligés de se défendre contre la cavalerie, n'étaient pas en mesure de riposter.
Il ne fallait pas une grande expérience militaire pour voir que la bataille était perdue et la cause de Monmouth condamnée.
Il faisait déjà grand jour, bien que le soleil ne fût pas encore levé.
Notre cavalerie avait disparu, notre artillerie était muette, notre ligne percée en mains endroits, et plus d'un de nos régiments détruit.
Sur le flanc droit, la cavalerie bleue de la Garde, la cavalerie de Tanger, et deux régiments de dragons se formaient pour une nouvelle attaque.
Sur le flanc gauche, les gardes à pied avaient jeté un pont sur le fossé et se battaient corps à corps avec les hommes du Somerset septentrional.
En face de nous, on entretenait une fusillade continue, à laquelle nous ripostions d'une façon faible et indécise, car les chariots de poudre s'étaient égarés dans l'obscurité, et bien des hommes s'égosillaient à demander des munitions.
D'autres chargeaient avec de petits cailloux, faute de balles.
Ajoutez à cela que les régiments, qui avaient conservé leur terrain, avaient été fortement entamés par la charge, et avaient perdu un tiers de leur effectif.
Cependant les braves paysans persistaient à faire succéder les acclamations aux acclamations, à s'encourager mutuellement par de grosses plaisanteries, comme si une bataille n'était qu'un jeu un peu rude où l'on trouve tout naturel de continuer la partie tant qu'il reste quelqu'un pour y jouer son rôle.
—Le Capitaine Clarke est-il ici? cria Décimus Saxon, arrivant, le bras droit taché de sang. Courez auprès de Sir Stephen Timewell, et dites-lui de réunir ses hommes aux nôtres. Séparément, nous serons rompus. Ensemble nous pourrons repousser une autre charge.
J'éperonnai Covenant et je me dirigeai vers nos compagnons, pour leur transmettre l'ordre.
Sir Stephen, qui avait été atteint par la balle d'un pétrinal et avait un mouchoir tout rougi sur sa tête blanche comme la neige, comprit la sagesse de cet avis et fit marcher ses compatriotes du côté indiqué.
Ses mousquetaires, mieux pourvus de poudre que les nôtres, firent de bonne besogne en arrêtant quelque temps la fusillade meurtrière qui partait de l'autre bord.
—Qui l'aurait cru capable de cela? s'écria Sir Stephen, les yeux flamboyants, lorsque Buyse et Saxon arrivèrent à sa rencontre. Qu'est-ce que vous pensez maintenant de notre noble monarque, de notre champion de la cause protestante.
—Ce n'est pas un très grand homme de guerre, dit Buyse, mais peut-être que cela vient du défaut d'habitude plutôt que du manque de courage.
—Courage? cria le vieux Maire, d'un ton de dédain. Regardez par là-bas, regardez-le votre Roi.
Et il montra la lande, d'un geste de sa main que la colère plus encore que l'âge faisait trembler.
Là-bas bien loin, mais fort visible sur le terrain qui avait la teinte foncée de la tourbe, fuyait un cavalier au costume pimpant, suivi d'une troupe d'autres cavaliers, lancé au galop le plus rapide qui pût l'éloigner du champ de bataille.
Impossible de s'y tromper: c'était le lâche Monmouth.
—Chut, s'écria Saxon, entendant notre cri unanime d'horreur et de malédiction, ne décourageons pas nos braves jeunes gens! La lâcheté est contagieuse. Elle gagnera toute une armée aussi vite que la fièvre putride.
—Le lâche! cria Buyse en grinçant des dents. Et ces braves campagnards! C'en est trop.
—Tenez bien vos piques, mes hommes, cria Saxon d'une voix tonnante.
Nous eûmes à peine le temps de former notre carré et de nous jeter à l'intérieur que le tourbillon de cavalerie bondit de nouveau sur nous.
Au moment où les gens de Taunton s'étaient réunis à nous, il s'était produit un point faible dans nos rangs, et ce fut par cette ouverture qu'en un instant les gardes bleus se frayèrent passage en écrasant tout, en frappant avec fureur à droite et à gauche.
D'un côté les bourgeois, et nous de l'autre, nous ripostâmes par de violents coups de piques et de faux qui firent vider les arçons à plus d'un homme, mais au plus fort de la mêlée, l'artillerie royale ouvrit le feu pour la première fois avec un bruit de tonnerre, sur l'autre bord du Rhin, et un ouragan de boulets laboura nos rangs compacts, en traçant des sillons de morts et de blessés.
En même temps un grand cri: «De la poudre! au nom du Christ, de la poudre!» partit des rangs des mousquetaires, qui avaient brûlé leur dernière charge.
Le canon gronda de nouveau, et nos hommes furent de nouveau moissonnés.
On eût dit que la mort en personne promenait sa faux parmi nous.
À la fin, nos rangs se rompaient.
Au milieu même des piqueurs, brillaient des casques d'acier.
Les sabres se levaient et retombaient.
Toute la troupe fut obligée de reculer, d'au moins deux cents pas, sans cesser de lutter furieusement, et alors elle se mêla à d'autres corps auxquels le choc avait fait perdre toute apparence d'ordre militaire.
Pourtant on se refusait à fuir.
Les gens du Devon, du Dorset, du Comté de Wills, et quelques-uns du Somerset, piétinés par les chevaux, sabrés par les dragons, tombant par vingtaines sous l'averse des boulets, continuaient à se battre avec un courage obstiné, désespéré pour une cause perdue et pour un homme qui les avait abandonnés.
De quelque côté que tombât mon regard, je voyais des figures contractées, les dents serrées.
On jetait des hurlements de rage et de défi, mais aucun cri n'annonçait la crainte ni le désir de se rendre.
Quelques-uns se hissèrent sur les croupes des chevaux et arrachaient les cavaliers de leur selle.
D'autres, étendus la face contre terre, coupaient les jarrets aux chevaux avec le tranchant de leurs faux et poignardaient les hommes avant qu'ils eussent le temps de se dégager.
Les gardes se lançaient en tout sens, sans relâche à travers eux, et cependant les rangs rompus se refermaient sur eux et reprenaient la lutte avec entêtement.
La chose devenait si désespérée et si émouvante que j'aurais presque désiré qu'ils se débandassent pour fuir, mais sur cette vaste lande, il n'y avait point d'endroit où ils pussent courir et trouver un refuge.
Et pendant tout le temps qu'ils luttèrent, combattirent, noircis par la poudre, desséchés par la soif, versant leur sang comme s'il eût été de l'eau, l'homme qui s'appelait leur Roi, éperonnait son cheval, traversait la campagne, la bride sur le cou de sa monture, le cœur palpitant, n'ayant plus que l'unique pensée de sauver son cou, sans se demander ce qu'il adviendrait de ses vaillants partisans.
Un grand nombre de fantassins se battirent jusqu'à la mort, sans donner ni recevoir quartier, mais enfin, dispersés, rompus, sans munitions, le gros des paysans se débanda et s'enfuit à travers la lande, poursuivi de près par la cavalerie.
Saxon, Buyse et moi, nous avions fait tout ce que nous pouvions pour les rallier, nous avions tué quelques-uns de ceux qui étaient au premier rang de la poursuite, lorsque soudain j'aperçus Sir Gervas, debout, sans chapeau, entouré d'un petit nombre de ses mousquetaires, et au milieu d'une cohue de dragons.
Donnant de l'éperon à nos chevaux, nous nous ouvrîmes passage pour aller à son secours, et nous jouâmes de nos sabres de façon à le délivrer un instant de ses assaillants.
—Sautez en croupe derrière moi, lui criai-je. Nous pourrons encore nous sauver.
Il me regarda en souriant, et hocha la tête.
—Je reste avec ma compagnie, dit-il.
—Votre compagnie! cria Saxon, mais, mon garçon, vous êtes fou, votre compagnie est balayée jusqu'au dernier homme.
—C'est ainsi que je l'entends, répondit-il, en faisant tomber un peu de boue attachée à sa cravate. Ne vous tourmentez pas! Ne songez qu'à vous-même. Adieu. Clarke. Présentez mes compliments à...
Les dragons nous chargèrent de nouveau.
Nous fûmes tous entraînés en arrière, en combattant avec désespoir, et lorsque nous pûmes regarder autour de nous, le baronnet avait disparu pour toujours.
Nous apprîmes plus tard que les troupes royales avaient trouvé sur le terrain un corps qu'elles prirent pour celui de Monmouth, à cause de la grâce efféminée des traits et de la richesse du costume.
Sans nul doute, c'était celui de notre infortuné ami, Sir Gervas Jérôme, dont le nom restera toujours cher à mon cœur.
Dix ans après, lorsque nous entendîmes parler longtemps de la bravoure dont firent preuve les jeunes courtisans de la Maison du Roi de France et de la légèreté courageuse avec laquelle ils combattirent contre nous dans les Pays Bas à Steinkerque et ailleurs, j'ai toujours pensé, d'après le souvenir laissé en moi par Sir Gervas, que je savais quelle sorte de gens c'était-là.
Désormais c'était le moment du sauve qui peut.
En aucun endroit du champ de bataille, les insurgés ne prolongeaient la résistance.
Les premiers rayons du soleil tombant obliquement sur la vaste et morne plaine éclairaient en plein la longue ligne des bataillons rouges et faisaient scintiller les sabres cruels qui se levaient et s'abattaient parmi le troupeau confus des fugitifs impuissants.
L'Allemand avait été séparé de nous dans la mêlée et nous ne sûmes point d'abord s'il était vivant ou s'il avait péri, mais longtemps après, nous apprîmes qu'il était parvenu à s'échapper, bien que ce ne fût que pour être fait prisonnier avec le malchanceux Duc de Monmouth.
Grey, Wade, Ferguson et d'autres trouvèrent aussi le moyen de s'esquiver, pendant que Stephen Timewell gisait au centre du cercle de ses bourgeois aux visages farouches.
Il était mort comme il avait vécu, en vaillant Puritain anglais.
Tout cela, nous le sûmes plus tard.
Pour le moment, nous nous sauvions à travers la lande, pour conserver la vie, poursuivis par quelques pelotons de cavalerie qui nous abandonnèrent bientôt pour s'attacher à une proie plus facile.
Nous passions près d'un petit fourré d'arbres, lorsqu'une voix forte et mâle, qui disait des prières, attira notre attention.
Écartant les branches, nous vîmes un homme assis, adossé à un gros bloc de pierre et occupé à se couper le bras avec un couteau à large lame, tout en récitant l'oraison dominicale, sans un arrêt, sans un tremblement dans sa parole.
Il détourna les yeux de sa terrible besogne, et nous reconnûmes tous deux en lui un certain Hollis, dont j'ai parlé comme s'étant trouvé avec Cromwell à Dunbar.
Son bras avait été à moitié coupé par un boulet et il achevait tranquillement la séparation, pour se débarrasser du membre qui pendait inutile.
Saxon lui-même si habitué qu'il fût à tous les aspects, à tous les incidents de la guerre, ouvrait de grands yeux effarés à la vue de cette étrange chirurgie, mais l'homme, après avoir indiqué d'un bref signe de tête, qu'il le reconnaissait, se remit à sa besogne d'un air farouche, et enfin pendant que nous regardions, il trancha le dernier lambeau qui tenait encore, et se coucha, les lèvres pâles murmurant toujours sa prière[1].
Nous ne pouvions pas faire grand'chose pour le secourir. D'ailleurs notre halte aurait peut-être attiré vers sa retraite les gens lancés à la poursuite.
Nous lui jetâmes donc un flacon à moitié plein d'eau et nous reprîmes notre course rapide.
Oh! la guerre, mes enfants, comme c'est chose terrible! Comment des hommes se laissent-ils séduire, prendre au piège par des costumes recherchés, par des coursiers bondissants, par les vains mots d'honneur et de gloire, au point d'oublier, grâce à l'éclat extérieur, au clinquant, à l'apparat, la réelle, l'effrayante horreur de cette chose maudite?
Qu'on ne songe point aux escadrons éblouissants, aux fanfares des trompettes qui réveillent les courages, qu'on songe plutôt à cet homme perdu sous l'ombre des aulnes et à l'acte qu'il accomplissait en un siècle, en un pays chrétien.
Amèrement, moi qui ai grisonné sous le harnais, et vu autant de champ de bataille que je compte d'années dans ma vie, je devrais être le dernier à prêcher sur ce sujet, et pourtant, il m'est aisé de bien voir que s'ils sont honnêtes, les hommes doivent ou bien renoncer à la guerre ou bien avouer que les paroles du Rédempteur sont trop sublimes pour eux et qu'il est inutile de prétendre encore que son enseignement peut être mis en pratique.
J'ai vu un ministre chrétien bénir un canon qu'on venait de fondre, un autre bénir un navire de guerre au moment où il glissait sur ses étais.
Eux, les soi-disant représentants du Christ, ils bénissaient ces engins de destruction que l'homme, en sa cruauté, avait inventés pour détruire et mettre en pièces d'autres vers de terre comme lui.
Que dirions-nous si nous lisions dans la Sainte Écriture que notre Seigneur bénit les béliers et les catapultes des légions?
Trouverions-nous cela d'accord avec son enseignement?
Mais voilà. Tant que les chefs de l'Église s'écarteront de l'esprit de son enseignement jusqu'au point d'habiter des palais et de se promener en voiture, est-il étonnant que, devant de tels exemples, le clergé inférieur enfreigne parfois les règles posées par leur souverain maître?
En regardant derrière nous du haut des collines peu élevées qui s'élèvent à l'ouest de la lande, nous pûmes voir la nuée de cavaliers franchir le pont sur la Parret et pénétrer dans la ville de Bridgewater, poussant devant eux la troupe impuissante des fugitifs.
Nous avions arrêté nos chevaux et nous regardions dans un silence attristé la fatale plaine, quand un bruit de pas de chevaux arriva à nos oreilles.
Faisant demi-tour, nous aperçûmes deux cavaliers portant l'uniforme des gardes qui se dirigeaient vers nous.
Ils avaient fait un détour pour nous couper la route, car ils allaient droit à nous l'épée haute et faisant des gestes animés.
—Encore du carnage! dis-je avec ennui. Pourquoi veulent-ils nous y contraindre?
Saxon regarda attentivement par-dessous ses paupières tombantes les cavaliers qui se rapprochaient, et un sourire farouche fit apparaître sur sa figure des milliers de plis et de rides.
—C'est notre ami qui a lancé les chiens sur notre piste à Salisbury, dit-il. Voilà qui tombe bien! j'ai un compte à régler avec lui.
C'était en effet ce jeune cornette à tête chaude que nous avions rencontré au début de nos aventures.
Une chance fâcheuse lui avait fait reconnaître mon compagnon avec sa haute stature, pendant que nous quittions le champ de bataille, et l'avait porté à le poursuivre dans l'espoir de prendre sa revanche de l'affront qu'il avait reçu de lui.
L'autre était un caporal porte-lance, homme bâti solidement, en vrai soldat, montant un lourd cheval noir qui avait une marque blanche sur le front.
Saxon se dirigea lentement vers l'officier, pendant que le soldat et moi nous nous regardions les yeux dans les yeux.
—Eh bien, mon garçon, entendis-je dire par mon compagnon, j'espère que vous avez appris l'escrime depuis notre dernière rencontre.
Le jeune garde poussa un grognement de rage à cette raillerie, et aussitôt après, le bruit des épées annonçait qu'ils étaient aux prises.
De mon côté, je n'osais pas tourner les yeux sur eux, car mon adversaire m'attaquait avec tant de furie que je ne pouvais faire autre chose que de l'écarter.
On ne recourut point au pistolet d'un côté ni de l'autre: ce fut une franche lutte épée contre épée.
Le caporal me lançait sans trêve des coups de pointe, tantôt à la figure, tantôt au corps, en sorte que je n'avais point l'occasion de donner un de ces vigoureux coups de taille qui eussent terminé l'affaire.
Nos chevaux tournaient autour l'un de l'autre mordaient, battaient des pieds pendant que nous nous donnions, que nous parions les coups.
Enfin nous nous trouvâmes côte à côte, à une longueur d'épée d'intervalle, et nous nous prîmes mutuellement à la gorge. Il tira un poignard de sa ceinture et m'en frappa au bras gauche, mais je lui lançai de mon poignet ganté de fer un coup qui le fit tomber de cheval et l'étendit sans mouvement sur le sol.
Presque en même temps le cornette, blessé en maints endroits, vida les arçons.
Saxon mit vivement pied à terre, ramassa le poignard que le soldat avait lâché et se disposait à les achever l'un et l'autre, quand je mis aussi pied à terre et l'en empêchai.
Il se tourna vers moi avec la promptitude de l'éclair, d'un air si féroce que je ne pus voir la bête sauvage qui était en lui entièrement réveillée.
—De quoi te mêles-tu? gronda-t-il. Laisse-moi faire.
—Non, non, assez de sang versé, dis-je. Laissez-les à terre.
—Est-ce qu'ils auraient eu quelque pitié pour nous, cria-t-il avec emportement et se débattant pour dégager son poignet. Ils ont perdu la partie. Il faut qu'ils paient.
—Non, pas cela de sang-froid, dis-je d'un ton ferme. Je ne le permettrai pas.
—Vraiment, monseigneur? railla-t-il, avec, une expression démoniaque dans le regard.
D'une violente secousse, il se dégagea de mon étreinte, fit un bond en arrière et ramassa l'épée qu'il avait laissé tomber.
—Eh bien! après? demandai-je en me mettant en garde, un pied de chaque côté du blessé.
Il resta immobile une ou deux minutes, me regardant par-dessous ses sourcils contractés, sa figure toute bouleversée par la colère.
À chaque instant, je m'attendais à le voir bondir sur moi, mais enfin, avec un serrement de gorge, il remit son épée au fourreau si brusquement qu'elle résonna.
Puis d'un bond, il se remit en selle.
—Nous nous séparons ici, dit-il avec froideur. J'ai été deux fois sur le point de vous tuer, et une troisième fois ce serait peut-être trop pour ma patience. Vous n'êtes pas le compagnon qu'il faut à un soldat de fortune. Entrez dans les ordres, mon garçon. C'est là votre vocation.
—Est-ce Décimus Saxon qui parle où est-ce Will Spotterbridge? demandai-je, rappelant sa plaisanterie au sujet de son ancêtre. Mais son âpre figure ne se détendit point en un sourire pour me répondre.
Il rassembla les rênes dans sa main gauche, lança un dernier regard de travers sur l'officier couvert de sang et partit au galop sur un des sentiers qui se dirigeaient vers le sud.
Je restai un instant à le suivre du regard, mais il ne m'envoya pas même un adieu de la main.
Il s'éloigna sans tourner la tête et finit par disparaître derrière une inégalité dans le sol de la lande.
—Un ami qui s'en va! dis-je tristement, et tout cela, peut-être parce que je ne veux pas assister en simple spectateur à l'égorgement d'un homme sans défense. Un autre ami a péri sur le champ de bataille. Le troisième, le plus ancien, le plus cher, est étendu, blessé, à Bridgewater, à la merci d'une brutale soldatesque. Si je retourne à la maison, ce ne sera que pour apporter l'inquiétude et le danger à ceux que j'aime. De quel côté me diriger?
Je m'attardai en quelques minutes d'irrésolution près du garde étendu à terre, pendant que Covenant se promenait tout doucement en broutant l'herbe rare, et tournait de temps à autre vers moi ses grands yeux noirs, comme pour m'affirmer qu'il me restait au moins un ami plein de constance.
Je regardai dans la direction du nord les hauteurs de Polden, au sud les Dunes Noires, à l'ouest la longue chaîne bleue des Quantocks, à l'est la vaste région des landes, et nulle part je ne vis rien qui me fît espérer le salut.
À dire vrai, je me sentais le cœur las et en ce moment, je me souciais fort peu de me sauver de là ou non.
Un juron, proféré à demi-voix, suivi d'une plainte, me tira de mes réflexions.
Le caporal était assis, se frottait la tête d'un air d'étonnement, de stupeur, comme s'il ne savait pas au juste où il était, ni comment il se trouvait là.
L'officier avait aussi ouvert les yeux et donné d'autres indices de son retour à la conscience.
Évidemment les blessures n'étaient pas d'un caractère bien grave.
Je ne courais aucun danger d'être poursuivi par eux, car lors même qu'ils auraient voulu le faire, leurs chevaux étaient partis au trot pour rejoindre les nombreuses montures sans cavaliers qui erraient de tous cotés sur la Lande.
Je me mis donc en selle, et m'éloignai d'une allure lente, afin d'épargner autant que possible mon brave cheval, car la besogne du matin l'avait quelque peu fatigué.
Il y avait de nombreux escadrons qui battaient séparément la plaine marécageuse, mais je pus les éviter et je continuai ma route au trot, jusqu'à ce que je fusse à huit ou dix milles du champ de bataille.
Les quelques cottages ou maisons, devant lesquels je passai, étaient abandonnés, et un grand nombre d'entre elles portaient les traces du pillage.
On ne voyait pas un seul paysan.
La mauvaise renommée des agneaux de Kirke avait chassé tous ceux qui n'avaient pas pris les armes.
Enfin, après trois heures de chevauchée, je me dis que j'étais assez loin de la direction principale de la poursuite pour ne craindre aucun danger.
Je fis donc choix d'un endroit abrité, où une grosse touffe de broussailles était suspendue au-dessus d'un petit ruisseau.
Je m'y assis sur un banc de mousse veloutée, j'y reposai mes membres las et je m'efforçai de faire disparaître de ma personne les traces du combat.
Ce fut seulement quand je pus jeter un regard tranquille sur mon accoutrement que je reconnus combien avait dû être terrible la lutte à laquelle j'avais pris part, et combien aussi il était surprenant que je m'en fusse tiré presque sans une égratignure.
Je ne me souvenais que vaguement des coups que j'avais donnés dans la bataille, mais ils avaient dû être nombreux et terribles, car le tranchant de mon sabre était aussi dentelé, aussi émoussé, que si j'avais passé une heure à frapper sur une barre de fer.
De la tête aux pieds, j'étais éclaboussé de boue et couvert de sang, en partie le mien, mais surtout celui des autres.
Mon casque était tout bosselé par les chocs.
Une balle de pétrinal avait ricoché sur ma cuirasse, en la frappant obliquement et y laissant une rainure profonde.
Deux ou trois autres fêlures ou étoiles prouvaient que l'excellente qualité de la plaque d'acier m'avait sauvé la vie.
Mon bras gauche était raide, presque inerte par suite du coup de poignard donné par le caporal, mais après avoir enlevé mon doublet et examiné l'endroit, je trouvai que si la blessure avait beaucoup saigné, du moins elle n'intéressait que le côté extérieur de l'os et dès lors ne signifiait pas grand'chose.
Un mouchoir trempé dans l'eau et noué serré tout autour adoucit la douleur et arrêta le sang.
En dehors de cette égratignure, je n'avais pas été atteint, mais mes efforts avaient produit une raideur douloureuse et générale, comme si on m'avait infligé une bastonnade.
La petite blessure, reçue dans la cathédrale de Wells, s'était rouverte et saignait. Mais avec un peu de patience et de l'eau froide, je vins à bout de la nettoyer et de la bander aussi bien que l'eût fait n'importe quel chirurgien du royaume.
Après avoir passé en revue mes plaies, il me fallait maintenant m'occuper de ma tenue, car, à dire vrai, j'avais l'air d'un de ces géants couverts de sang qu'étaient accoutumés à combattre Don Bellianis de Grèce et autres vaillants paladins.
Pas de femme, pas d'enfant qui n'eussent pris la fuite à ma vue, car j'étais aussi rouge que le boucher de la paroisse à l'approche de la Saint-Martin.
Toutefois un bon lavage dans le ruisseau eut bientôt fait disparaître ces traces de la guerre, et j'arrivai à effacer les marques de ma cuirasse et de mes bottes.
Mais en ce qui concernait mes habits, c'était peine perdue que de vouloir les rendre plus propres et j'y renonçai de désespoir.
Mon bon vieux cheval n'avait pas même été effleuré par les armes et les balles, en sorte que quand il fut bien arrosé, bien frictionné, il était en aussi bon état que jamais; et quand nous tournâmes le dos au petit ruisseau, nous formions un couple plus présentable qu'à notre arrivée sur ses bords...
Il était près de midi, et je commençais à avoir grand'faim, car je n'avais rien mangé depuis la veille au soir.
Il y avait bien sur la lande un groupe de deux ou trois maisons, mais les murs noircis et le chaume roussi indiquaient qu'il ne fallait pas espérer d'y trouver quoi que ce fut.
Une ou deux fois, j'aperçus des gens dans les champs ou sur la route; mais à la vue d'un cavalier armé, ils couraient comme si leur vie était menacée et plongeaient dans les fourrés comme des animaux sauvages.
À un certain endroit, où un grand chêne marquait la rencontre de trois routes, deux cadavres se balançant à une branche prouvaient que les craintes des villageois étaient fondées sur l'expérience.
Selon toute vraisemblance, ces pauvres gens avaient été pendus parce que la valeur de leurs économies s'était trouvée au-dessous de ce qu'attendaient leurs pillards, ou bien parce qu'ayant tout donné à une bande de pillards, ils n'avaient plus de quoi contenter la bande suivante.
Enfin, comme j'en avais vraiment assez de chercher vainement de la nourriture, je découvris un moulin à vent qui se dressait sur un tertre vert, au bout de quelques champs.
Jugeant à son apparence qu'il avait échappé au pillage général, je pris le sentier qui partait de la grande route pour y conduire[2].
VII—Ma périlleuse aventure au moulin.
Au pied du moulin, il y avait un hangar, évidemment destiné à loger les chevaux qui apportaient le grain du fermier.
Il y restait de l'herbe.
Je détachai donc les sangles de Covenant, et le laissai se régaler copieusement.
Quant au moulin, il semblait silencieux et vide.
Je gravis la raide échelle de bois.
J'ouvris la porte d'une poussée et entrai dans une chambre ronde, dallée en pierre, d'où une autre échelle aboutissait au grenier situé au-dessus.
Sur un des côtés de la chambre se trouvait une longue caisse carrée, et tout autour des murs étaient dressées plusieurs rangées de sacs pleins de farine.
Dans le foyer, il y avait un tas de fagots qu'il ne restait plus qu'à allumer.
Aussi à l'aide de ma boîte à briquet, j'eus bientôt une réjouissante flambée.
Je pris dans le sac le plus proche une grosse poignée de farine.
Je la pétris avec l'eau d'une cruche, je la roulai, puis j'en fis une galette plate, et je me mis en devoir de la faire cuire, souriant à l'idée que se ferait ma mère, si elle assistait à une aussi grossière cuisine.
J'en suis très sur, Patrick Lamb, l'auteur de ce livre intitulé le Parfait cuisinier de la Cour, que la chère créature tenait toujours de la main gauche, tandis qu'elle remuait et tournait la sauce de la main droite, n'a jamais assaisonné un plat qui fût plus à mon gré en ce moment là.
Je n'eus pas même la patience d'attendre que la galette eût pris une teinte rousse, je la saisis et l'avalai à moitié cuite.
J'en roulai alors une seconde que je plaçai devant le feu, puis tirant ma pipe de ma poche, je me mis à fumer, jusqu'à ce qu'elle fût prête, avec toute la philosophie que je pus appeler à mon aide.
J'étais perdu dans mes réflexions et je songeais avec tristesse au coup que ces nouvelles porteraient à mon père, quand j'en fus tiré soudain par un sonore éternuement, qui me fit l'effet d'avoir retenti à mon oreille.
Je me dressai d'un bond et jetai les yeux autour de moi, mais je ne vis rien que le mur massif derrière moi, et devant moi, la chambre vide.
J'avais fini par me persuader que j'avais été le jouet de quelque illusion, quand soudain un éternuement sonore, plus bruyant et plus prolongé que le premier, rompit le silence.
Y avait-il quelqu'un de caché dans un des sacs?
Je tirai mon épée et je fis le tour de la chambre, en tâtant de la pointe les grands sacs de farine, sans réussir à découvrir la cause de ce bruit.
J'étais encore à m'étonner de la chose, quand un concert tout à fait extraordinaire, où se mêlaient des aspirations violentes, des renâclements, des sifflets éclata, suivi de cris «Sainte Mère! Béni Rédempteur!» et autres exclamations analogues.
Cette fois, il n'y avait pas à se méprendre sur l'endroit d'où venait le vacarme.
Je courus à la grande caisse sur laquelle je m'étais assis.
J'en rejetai le couvercle et je regardai à l'intérieur.
Elle était plus qu'à moitié pleine de farine, au milieu de laquelle était perdu un être vivant, sur lequel la poudre blanche s'était si bien attachée et plaquée que, sans les cris lamentables qu'il poussait, il eût été difficile de savoir si c'était une créature humaine.
Je me baissai.
Je retirai l'homme de sa cachette.
Aussitôt il tomba à genoux sur le sol et se mit à hurler merci, tout en soulevant à chacune de ses contorsions un tel nuage de poudres que je me mis à tousser et à éternuer.
Lorsque enfin ce revêtement de farine eut commencé à se détacher, je ne fus pas peu surpris de voir que ce n'était ni un meunier ni un paysan, mais un homme armé de toutes pièces, avec un énorme sabre pendu à sa ceinture et qui pour le moment ne ressemblait pas mal à un glaçon, portant une vaste cuirasse.
Son casque était resté dans le pétrin et sa chevelure d'un rouge vif, la seule partie de sa personne dont on vit la couleur, se dressait en l'air sous l'influence de la terreur, pendant qu'il me suppliait d'épargner sa vie.
Je trouvai que cette voix ne m'était pas inconnue et je promenai ma main sur sa figure, ce qui le fit hurler comme si je l'égorgeais.
Impossible de se méprendre à ces joues rebondies, à ces petits yeux avides.
Ce n'était rien moins que Maître Tetheridge, l'encombrant secrétaire municipal de Taunton.
Mais quel changement s'était accompli chez le secrétaire que nous avions vu se pavaner dans toute la pompe et la magnificence de son emploi devant le brave Maire le jour de notre arrivée dans le Comté de Somerset!
Qu'étaient devenus son assurance et son air guerrier?
Pendant qu'il était à genoux, ses grandes bottes s'entrechoquaient d'appréhension, et il éjaculait d'une voix de fausset, comme celle d'un mendiant de Lincoln's Inn, enfilait des excuses, des explications, comme si j'étais Feversham en personne et que je fusse sur le point d'ordonner son exécution.
—Je ne suis qu'un pauvre diable de scribe, Votre Altesse Sérénissime, braillait-il. Vrai, je suis un malheureux employé, Votre Honneur, qui a été entraîné dans ces affaires par la tyrannie de ses supérieurs. Jamais, Votre Grâce, un homme plus loyal ne porta le cuir de bœuf. Mais quand le Maire dit oui, l'employé peut-il dire non. Épargnez-moi, Votre Seigneurie, épargnez le plus repentant des misérables, qui demande seulement dans ses prières à servir le Roi Jacques jusqu'à la dernière goutte de son sang.
—Renoncez-vous au duc de Monmouth? demandai-je d'un ton rude.
—Oui,... de tout mon cœur, dit-il avec ardeur.
—Alors préparez-vous à mourir, criai-je, on tirant mon épée, car je suis un de ses officiers.
À la vue de l'acier, le misérable secrétaire jeta un véritable hurlement de terreur.
Tombant la figure contre terre, il se tordit, se roula, jusqu'à ce que, levant les yeux, il s'aperçut que je riais.
À cette vue, il se remit d'abord à genoux, puis se leva, en me regardant obliquement, comme s'il ne devinait rien de mes intentions.
—Vous devez vous souvenir de moi, Maître Tetheridge, dis-je. Je suis le Capitaine Clarke, du régiment d'infanterie du Comté de Wilts, que commande Saxon. Je suis vraiment surpris que vous ayez adjuré votre fidélité, alors que non seulement vous avez juré de la maintenir, mais que de plus vous avez fait prêter le même serment aux autres.
—Pas du tout, capitaine, pas du tout, répondit-il en reprenant ses allures habituelles de coq de combat aussitôt qu'il s'aperçut que le danger avait disparu, en fait de serment je suis aussi sincère, aussi loyal que je le fus jamais.
—Pour cela, je vous crois entièrement, dis-je.
—Je n'ai fait que dissimuler, reprit-il en secouant la farine qui le couvrait. Je me suis borné à mettre en pratique cette ruse du serpent qui dans tout guerrier doit être jointe au courage du lion. Vous avez lu Homère sans doute. Eh! moi aussi je suis quoique peu frotté d'études classiques. Je ne suis pas seulement un grossier soldat, bien que je puisse manier l'épée d'une main vigoureuse. Maître Ulysse, voilà mon idéal, de même qu'Ajax est le vôtre, je suppose.
—M'est avis que le type du diable qui sort de la boîte vous irait bien mieux, dis-je. Voulez-vous accepter la moitié de cette galette? Comment vous êtes-vous trouvé dans ce pétrin?
—Eh! par Sainte Marie! voici comment, répondit-il, la bouche pleine de pâte. C'était un stratagème, une ruse, telle qu'en conçoivent les plus grands généraux, qui ont toujours été fameux pour leur art à dérober leurs manœuvres et se dissimuler là où on les attendait le moins. En effet, lorsque la bataille fut perdue, lorsque je me fus escrimé d'estoc et de taille jusqu'à ce que mon bras fut engourdi et ma lame émoussée, je m'aperçus que de tous les gens de Taunton j'étais seul resté vivant. Si nous étions sur le champ de bataille, vous pourriez reconnaître l'endroit où je me trouvais par le cercle des cadavres de ceux qui se sont, trouvés à portée de mon épée. Voyant que tout était perdu, et que nos coquins avaient fui, je montai le cheval de notre digne Maire, vu que ce valeureux gentleman n'en avait plus besoin, et je m'éloignai lentement du champ de bataille. Je vous réponds qu'il y avait dans mon regard et dans mon port quelque chose qui empêcha leur cavalerie de me suivre de trop près. Un soldat, il est vrai, me barra la route, mais mon coup habituel de tranchant de sabre en vint aisément à bout. Hélas! j'ai un gros poids sur la conscience: j'ai fait à la fois des veuves et des orphelins. Pourquoi venir me braver, quand... Dieu de miséricorde! qu'est-ce que cela?
—Ce n'est que mon cheval, dans l'écurie au-dessous, répondis-je.
—Je croyais que c'étaient les dragons, dit le secrétaire en essuyant les gouttes de sueur qui avaient tout à coup perlé sur son front. Vous et moi, nous aurions fait une sortie et les aurions assaillis.
—Ou bien vous vous seriez remis dans le pétrin, dis-je.
—Je ne vous ai pas encore expliqué comment je suis venu ici, reprit-il, après m'être éloigné de quelques milles du champ de bataille, je remarquai ce moulin et il me vint à l'esprit qu'un homme énergique pouvait à lui seul y tenir tête à un escadron de cavalerie. Nous ne sommes guère disposés à fuir, nous autres, Tetheridge. C'est peut-être un vain amour-propre, mais ce sentiment-là est très fort dans la famille. Nous avons du sang de vaillants en nous dès le temps où mon ancêtre suivit Ireton en qualité de vivandier. Je m'arrêtai donc, et j'avais mis pied à terre pour faire mes observations quand ma brute de cheval donna une brusque secousse à la bride, et ainsi devenu libre, disparut en un instant franchissant les haies, les fossés. Il ne me restait donc plus qu'à compter sur ma bonne épée. Je gravis l'échelle, et m'occupais à combiner un plan en vue de faire bonne défense, quand j'entendis le pas d'un cheval, et aussitôt après vous êtes monté d'en bas. Je me suis à l'instant mis en embuscade, et je n'aurais pas été long à en sortir soudainement pour une attaque, si la farine ne m'avait pas étouffé, au point qu'il me semblait avoir un pain de deux livres arrêté dans le gosier. Pour ma part, je suis content que la chose soit arrivée, car dans mon aveugle colère, je vous aurais peut-être fait du mal. En entendant le tintement de votre sabre, pendant que vous montiez l'échelle, j'ai pensé que vous étiez sans doute un des suppôts du Roi Jacques, peut-être même le capitaine d'un de ces escadrons qui battent la plaine.
—Voilà qui est fort clair, fort intelligible, Maître Tetheridge, dis-je, en rallumant ma pipe. Sans doute votre attitude lorsque je vous ai tiré de votre cachette n'avait d'autre but que de masquer votre valeur. Mais en voilà assez. Quelles sont vos intentions?
—C'est de rester avec vous, capitaine, dit-il.
—Non, pour cela, vous ne le ferez pas, répondis-je. Je ne tiens guère à votre compagnie. Votre bravoure débordante peut m'entraîner dans des mêlées que j'aimerais tout autant éviter.
—Non, non, je modérerai ma valeur, s'écria-t-il. En des temps aussi troublés, vous ne vous en trouverez pas plus mal d'avoir la compagnie d'un combattant qui a fait ses preuves.
—Appelé à faire ses preuves a fait défaut, dis-je, agacé des propos fanfarons de mon homme. Je vous le dis, j'entends rester seul.
—Non, vous n'avez pas besoin de vous échauffer pour cela, s'écria-t-il, en s'écartant de moi. En tout cas, nous n'avions rien de mieux à faire que de rester ici jusqu'à la nuit tombante, où nous pourrons gagner la côte.
—C'est la première fois que vous faites preuve de bon sens, dis-je. La cavalerie royale trouvera assez à s'occuper avec le cidre de Zoyland et la bière de Bridgewater. Si nous pouvons nous faufiler à travers, j'ai sur les côtes septentrionales des amis qui nous prendraient à bord de leur lougre pour gagner la Hollande. Pour cela, je ne refuserai pas de vous aider, puisque vous êtes mon compagnon d'infortune. Je voudrais bien que Saxon fût resté avec moi. Je crains que nous ne soyons pris.
—Si vous voulez parler du Colonel Saxon, dit le Secrétaire je crois que lui aussi est un homme qui joint la ruse à la valeur. C'était un rude et farouche soldat, je le sais bien, ayant combattu dos à dos avec lui pendant quarante minutes d'horloge contre un escadron de la cavalerie de Sarsfield. Il était simple dans son langage, et peut-être que parfois il traitait avec trop peu d'égards l'honneur d'un cavalier, mais il eût été bon que, sur le champ de bataille, l'armée eût eu plus de chefs pareils.
—Vous avez raison, répondis-je, mais maintenant que nous nous sommes restaurés, il est temps de songer à prendre un peu de repos, car nous aurons peut-être un long trajet à faire cette nuit. Je voudrais bien pouvoir mettre la main sur une bouteille d'ale.
Je ne demanderais pas mieux que d'en boire un coup pour faire plus ample connaissance, dit mon compagnon, mais pour ce qui regarde le sommeil, il est facile de s'arranger. Montez cette échelle, vous trouverez dans le grenier une quantité de sacs vides sur lesquels vous pourrez vous reposer. Pour moi je resterai quelques instants ici, en bas, et je me ferai cuire une autre galette.
—Restez de garde pendant deux heures, et alors réveillez-moi, répondis-je, puis je veillerai pendant que vous dormirez.
Il toucha la poignée de son sabre pour donner à entendre qu'il serait fidèle à son poste.
Alors, non sans quelques fâcheux pressentiments, je montai au grenier.
Je me jetai sur cette rude couche et ne tardai pas à tomber dans un sommeil profond, sans rêves, bercé par la grave et mélancolique plainte des ailes qui tournaient en grinçant.
Je fus réveillé par des pas à coté de moi et m'aperçus que le petit secrétaire avait gravi l'échelle et se penchait sur moi.
Je lui demandai si le moment était venu pour moi de me lever.
Il me répondit d'une voix étrange, fêlée, que j'avais encore une heure et qu'il était venu voir s'il ne pourrait pas m'être utile.
J'étais trop fatigué pour remarquer ce qu'il y avait de sournois dans ses façons et la pâleur de ses joues.
Je le remerciai donc de son attention.
Je me retournai et fus bientôt endormi.
Mon second réveil fut plus brutal, plus terrible aussi.
Il y eut une invasion soudaine par l'échelle, craquant sous des pas lourds, et une douzaine d'habits rouges emplirent la pièce.
Je me redressai brusquement.
J'étendis la main pour saisir l'épée que j'avais posée à côté de moi, à portée de ma main.
L'arme fidèle avait disparu; elle avait été dérobée pendant mon sommeil.
Désarmé, et assailli à l'improviste, je fus jeté à terre et ligoté en un instant.
Un homme tenait un pistolet près de ma tête et jurait qu'il me brûlerait la cervelle si je faisais un mouvement.
Les autres roulaient des tours de corde autour de mon corps et de mes bras.
Samson lui-même aurait eu bien de la peine à se délivrer.
Je compris que mes efforts seraient inutiles.
Je restai silencieux, attendant tout ce qui pourrait arriver.
Alors, pas plus qu'en aucun autre moment, mes chers enfants, je n'ai fait grand cas de la vie, mais enfin j'y tenais moins qu'aujourd'hui, car chacun de vous est comme une petite vrille de lierre qui m'attache à ce monde.
Et pourtant, quand je songe aux autres êtres chéris qui m'attendent sur l'autre rive, je crois que maintenant même la mort ne me paraîtrait point un mal.
Sans cela, comme la vie serait chose désespérante et vide!
Après m'avoir lié les bras, les soldats me traînèrent sur l'échelle, comme si j'avais été une botte de foin, dans la chambre de dessous, également pleine de soldats.
Dans un coin, le misérable scribe, véritable peinture de l'Épouvante abjecte, grelottant, les genoux s'entrechoquant, se serait affaissé s'il n'avait été maintenu par la poigne d'un vigoureux caporal.
Devant lui étaient deux officiers, l'un d'eux un petit homme dur, brun, aux yeux pétillants, aux mouvements vifs, l'autre grand, mince, avec une longue moustache blonde, qui allait à moitié chemin de ses épaules.
Le premier tenait mon sabre à la main et tous deux en examinaient la lame avec curiosité.
—C'est un fin morceau d'acier, Dick, dit l'un en appuyant la pointe sur le sol de pierre et exerçant une pression de l'autre côté jusqu'à ce que la poignée le touchât. Voyez avec quelle force elle se redresse. Pas de nom de fabricant, mais la date, 1638, est marquée sur la poignée. Où vous-êtes-vous procuré cela, hé, l'homme?
—C'était l'épée de mon père, répondis-je.
—Alors j'espère qu'il l'aura tiré pour défendre une cause meilleure que celle qu'a soutenue le fils, dit l'officier, d'un ton narquois.
—Une cause tout aussi juste mais non plus juste, répondis-je; Cette épée a toujours été tirée pour les droits et les libertés des Anglais, et contre la tyrannie des rois et la bigoterie des prêtres.
—Quel clou pour un théâtre! Dick s'écria l'officier. Comme cela sonne bien: la bigoterie des rois et la tyrannie des prêtres. Eh! si cela était débité par Betterton tout près de la rampe, une main sur le cœur, l'autre levée au ciel, je parie que tout le parterre se lèverait.
—C'est très probable, dit l'autre en tortillant sa moustache, mais ce n'est pas le moment des beaux discours. Qu'allons-nous faire du petit?
—Le pendre, répondit l'officier d'un ton insouciant.
—Non, non, très gracieux gentlemen, hurla Tetheridge, s'arrachant brusquement à la poigne du caporal et se jetant à terre devant eux. Ne vous ai-je pas informé où vous pourriez trouver un des plus vigoureux soldats de l'armée rebelle? Ne vous ai je pas conduits jusqu'à lui? Ne suis-je pas monté tout doucement pour lui dérober son épée, de peur qu'un des sujets du Roi ne périt en le faisant prisonnier? Sûrement, sûrement, vous n'allez pas me traiter avec autant de méchanceté, moi qui vous ai rendu de tels services. N'ai-je pas tenu parole? N'est-il pas tel que je l'ai décrit, un géant par la taille et par sa force extraordinaire? Toute l'armée me rendra témoignage sur ce point qu'il en vaut deux comme lui en combat singulier? Je vous l'ai livré. Assurément vous me relâcherez.
—Voilà, qui est fort bien débité, terriblement bien, dit le petit officier en tapant doucement d'une main dans le creux de l'autre main. L'emphase était juste, la prononciation nette. Un peu plus du côté des coulisses, caporal, s'il vous plaît. Merci! Maintenant, Dick, c'est votre tour d'entrer en scène.
—Non, John, vous êtes par trop absurde, s'écria l'autre, impatienté. Le masque et les brodequins sont fort bons à leur place, mais vous regardez la pièce comme une réalité, au lieu de regarder la réalité comme une pièce. Ce qu'a dit ce reptile est vrai. Nous devons lui tenir parole, si nous tenons à ce que d'autres gens du pays livrent les fugitifs. Il n'y a pas moyen de faire autrement.
—Pour moi, je crois à la Justice de Jeddard, répondit son compagnon. Je commencerais par pendre l'homme et ensuite je discuterais sur la question de notre promesse. Cependant, qu'on me tue si jamais j'impose mon opinion à qui que ce soit!
—Non, c'est impossible, dit l'officier de haute taille. Caporal, emmenez-le. Henderson vous accompagnera. Enlevez-lui cette cuirasse et ce sabre, que sa mère porterait de meilleure grâce. Puis, entendez bien, caporal, quelques bons coups de la courroie à étriers sur ses épaules dodues ne seraient pas déplacés pour le faire souvenir des dragons du Roi.
Mon perfide compagnon fut entraîné malgré sa résistance, et bientôt une succession de hurlements aigus, qui devinrent de plus en plus lointains, à mesure qu'il fuyait devant ses bourreaux, annonça que l'indication avait été comprise.
Les deux officiers coururent à la petite fenêtre du moulin et rirent à gorge déployée, pendant que les soldats, regardant furtivement par-dessus leurs épaules, ne pouvaient s'empêcher de prendre part à leur hilarité.
Je devinai ainsi que Maître Tetheridge, ainsi éperonné par la crainte, qui le lançait, malgré son gros ventre, à travers les haies, dans les fossés, présentait un coup d'œil assez risible.
—Et maintenant à l'autre, dit le petit officier en se détournant de la fenêtre et essuyant les larmes, que le rire avait amenées sur sa figure, cette poutre que voici ferait notre affaire. Où est le pendeur Broderick, le Jack Ketch des Royaux?
—Me voici, monsieur, répondit un soldat à la figure bourrue et grossière, j'ai là une corde avec un nœud coulant.
—Jetez-la par-dessus la poutre, alors. Qu'avez-vous donc à la main, maladroit coquin, pour l'envelopper ainsi?
—S'il vous plaît de le savoir, monsieur, répondit l'homme, cela vient d'un ingrat de Presbytérien aux oreilles redressées, que j'ai pendu à Gommatch. J'ai fait pour lui tout ce qui pouvait se faire. Il aurait été à Tyburn qu'il n'aurait pas été traité avec plus d'égards, et pourtant, quand j'ai mis la main sur son cou pour m'assurer que tout allait bien, il m'a saisi à pleines dents et m'a emporté un bon morceau de pouce.
—J'en suis fâché pour vous, dit l'officier. Vous savez sans doute qu'en pareille circonstance la morsure humaine est aussi fatale que celle d'un chien enragé, en sorte qu'un de ces beaux matins on vous verra peut-être donner des coups de dents et aboyer. Mais ne pâlissez donc pas. Je vous ai entendu prêcher la patience et le courage à vos victimes. Vous n'avez pas peur de la mort, n'est-ce pas?
—Non, pas d'une mort chrétienne, Votre Honneur, mais dix shillings par semaine, ce n'est pas trop bien payé pour finir comme cela.
—Bah! C'est une loterie, comme le reste! remarqua le capitaine, d'un ton encourageant. J'ai entendu dire que dans cette circonstance, le malade est tellement contracté qu'il ne fait que battre le rappel avec ses pieds derrière sa tête, mais ce n'est peut-être pas aussi douloureux que cela le paraît. Pour le moment, occupez-vous de votre office.
Deux ou trois soldats me saisirent par les bras.
Je m'en débarrassai de mon mieux par une secousse et je m'avançai, je crois, d'un pas ferme, la figure joyeuse, sous la poutre.
C'était une grande solive noircie par la fumée et qui passait d'un côté à l'autre de la chambre.
La corde fut lancée par-dessus, et le bourreau, de ses doigts tremblants, passa à mon cou le nœud coulant, en faisant grande attention à ne pas se tenir à portée de mes dents.
Une demi-douzaine de dragons prirent l'autre bout de la corde et se tinrent prêts à me lancer dans l'éternité.
Pendant toute ma vie aventureuse, jamais je ne me suis vu aussi près de franchir le seuil de la mort qu'à ce moment-là, et pourtant, je l'affirme, si terrible que fût ma position, il me fut impossible de penser à autre chose qu'aux tatouages que portait au bras le vieux Salomon Sprent, et à l'habileté avec laquelle il y avait marié le rouge et le bleu.
Et cependant je ne perdais pas le plus léger détail de ce qui se passait autour de moi.
La scène, cette chambre nue, dallée, l'unique et étroite fenêtre, les deux officiers flâneurs, élégants, les armes entassées dans le coin, et même le tissu de la grossière serge rouge, et les dessins des larges boutons de cuivre sur la manche de l'homme qui me tenait, tout cela est resté nettement gravé en mon esprit.
—Il faut faire notre besogne avec méthode, fit remarquer le capitaine de haute taille, en tirant de sa poche un calepin. Le colonel Sarsfield demandera peut-être quelques détails. Voyons... celui-ci est le dix-septième, n'est-ce pas?
—Quatre à la ferme, et cinq à la croisée des routes, répondit l'autre on comptant sur ses doigts. Puis, celui que nous avons tué d'un coup de feu dans la haie, et le blessé qui s'est presque sauvé en mourant, et les deux dans le petit bois auprès de la colline. Je ne puis m'en rappeler d'autres, si ce n'est ceux qui ont été accrochés à Bridgewater aussitôt après le combat.
Il est bon de faire la chose avec un soin attentif, dit l'autre en griffonnant dans son calepin. C'est affaire à Kirke et à ses hommes, qui sont, eux aussi, à moitié des Maures, de pendre et d'égorger sans distinction, ni cérémonie, mais il nous convient de donner un meilleur exemple. Comment vous nommez-vous, l'homme?
—Je me nomme le capitaine Micah Clarke, répondis-je.
Les deux officiers échangèrent un regard et le plus petit siffla longuement.
—C'est bien l'homme en question, dit-il. Voilà ce que c'est que de faire des questions. Je veux être pendu si je n'avais pas déjà des pressentiments que cela tournerait ainsi. On disait qu'il était d'une forte carrure.
—Dites-moi, mon homme, avez-vous jamais connu un Major Ogilvy, des gardes à cheval, des Bleus?
—Comme j'ai eu l'honneur de le faire prisonnier, répondis-je, et comme depuis ce jour-là il a toujours partagé avec moi l'ordinaire du soldat, je crois que j'ai le droit de dire que je le connais.
—Enlevez la corde, dit l'officier.
Et le pendeur, de fort mauvaise grâce fit passer de nouveau le nœud coulant par-dessus ma tête.
—Jeune homme, vous êtes certainement appelé à quelque chose de grand, car jamais vous ne serez plus près de la tombe, excepté le jour où vous y mettrez le pied pour tout de bon. Le major Ogilvy a fait les plus actives démarches en votre faveur et en celle d'un de vos camarades blessé qui est couché à Bridgewater. Votre nom a été transmis à tous les chefs de cavalerie avec l'ordre de vous amener intact si vous êtes pris. Mais il n'est que juste de vous informer que si le langage bienveillant du Major peut vous éviter la cour martiale, elle vous servira fort peu auprès d'un juge civil, devant lequel il vous faudra comparaître, en définitive.
—Je désire partager le même sort, les mêmes hasards que mes compagnons d'armes, répondis-je.
—Eh bien, voilà une façon maussade d'accueillir votre délivrance! s'écria le plus petit des officiers. La situation est aussi plate que de la bière de cantinier. Ottway en eût tiré meilleur parti. Ne sauriez-vous donc vous hausser à la hauteur qu'elle comporte? Où est-elle?
—Elle? Qui? demandai-je.
—Elle! Elle, parbleu, la femme. Votre femme, votre amoureuse, votre fiancée,—comme vous voudrez.
—Je n'en ai d'aucune sorte, répondis-je.
—Ah bien! Que faire en pareille circonstance? s'écria-t-il d'un ton désappointé. Elle aurait dû sortir des coulisses en courant, se jeter entre vos bras. J'ai vu une situation pareille tirer du parterre trois salves d'applaudissements. Que voilà un beau sujet gâté, faute de quelqu'un pour en profiter!
—Nous avons encore d'autre besogne, Jack, s'écria son compagnon avec impatience. Sergent Gredder, prenez deux hommes et conduisez le prisonnier dans l'église de Gommatch. Il n'est que temps de nous remettre en route, car dans quelques heures l'obscurité empêchera la poursuite.
En entendant ces ordres, les soldats descendirent dans le champ, où leurs chevaux étaient au piquet, et se remirent promptement en marche, sous la conduite du capitaine de haute taille, le cornette amateur de théâtre dirigeant l'arrière-garde.
Le sergent, aux soins duquel j'avais été confié, grand gaillard aux larges épaules, aux sourcils noirs, fit amener mon propre cheval et m'aida à le monter, mais il enleva des fontes les pistolets et les suspendit avec mon épée au pommeau de sa selle.
—Lui attacherai-je les jambes sous le ventre du cheval? demanda un des dragons.
—Non, le jeune homme a une honnête figure, répondit le sergent. S'il promet de se tenir tranquille, nous lui délierons les bras.
—Je n'ai point l'intention de m'échapper, dis-je.
—Alors, défaites la corde. Un brave dans le malheur a toujours ma sympathie. Autrement que je devienne muet. Je me nomme le sergent Gredder, servant auparavant sous Mackay et présentement dans la cavalerie royale, un homme qui travaille aussi dur, et qui est aussi mal payé que pas un au service de Sa Majesté. Par le flanc droit, et qu'on descende le sentier! En file sur chaque côté et moi derrière! Nos carabines sont amorcées, l'ami. Aussi tenez votre promesse.
—Oh! vous pouvez y compter, répondis-je.
—Votre petit camarade vous a joué un vilain tour, dit le sergent, car en nous voyant arriver par la route, il a coupé court à travers champs pour nous joindre, et il a fait un marché avec le capitaine, pour qu'on l'épargnât, à la condition qu'il livrerait entre nos mains un homme qu'il décrivait comme un des plus vigoureux soldats de l'armée rebelle. Et vraiment, vous ne manquez pas de nerfs et de muscles, quoique vous soyez certainement trop jeune pour avoir beaucoup servi.
—Cette campagne a été ma première, répondis-je.
—Et selon toute vraisemblance, elle sera votre dernière, remarqua-t-il avec une franchise militaire. À ce que j'ai entendu dire, le Conseil Privé se propose de faire un exemple tel qu'il découragera les Whigs pour une vingtaine d'années au moins. On fait venir de Londres un homme de loi dont la perruque est plus à craindre que nos casques. Il fera périr plus d'hommes en un jour qu'un escadron de cavalerie en dix milles de poursuite. Par ma foi, j'aime mieux qu'ils se chargent eux-mêmes de cette besogne de bouchers. Voyez ces arbres là-bas. C'est une bien mauvaise saison quand de tels glands poussent sur les chênes anglais.
—C'est une mauvaise saison, dis-je, quand des gens qui se prétendent chrétiens exercent une telle vengeance sur de pauvres et simples paysans, qui n'ont fait autre chose que ce que leur commandait leur conscience. Que les chefs et les officiers pâtissent, ce n'est que juste. Ils ont joué pour gagner en cas de succès et ils ont à payer l'amende maintenant qu'ils ont perdu. Mais cela me fend le cœur de voir ainsi traité ces pauvres et pieux campagnards.
—Oui, il y a du vrai dans cela, dit le sergent. Maintenant, si ces pécheurs au langage nasillard, aux longues tignasses, béliers qui mènent le troupeau au son de leur clochette, étaient ceux qui ont mené leurs ouailles au diable, ce serait une autre affaire. Pourquoi ne veulent-ils pas se conformer à l'Église, pour son tourment? Le Roi s'en contente bien. N'est-ce pas assez bon pour eux? Ou bien ont-ils l'âme si délicate qu'ils ne sauraient l'accommoder de ce qui engraisse tout brave Anglais. La grande route pour aller au ciel, c'est trop commun pour eux. Il leur faut leur chemin à eux et ils crient contre tous ceux qui ne veulent pas le suivre.
—Mais, dis-je, il y a des gens pieux dans toutes les religions. Quand on vit honnêtement, qu'importe ce qu'on croit.
—On doit garder sa vertu dans son cœur, fit le sergent Gredder, on doit la tenir emballée au fin fond de son havresac. Je me méfie de la sainteté qui s'étale à la surface, du langage nasillard, des roulements d'yeux, des gémissements, des boniments. C'est comme la fausse monnaie. On la reconnaît à ce qu'elle a plus d'éclat, plus d'apparence que la vraie.
—La comparaison est juste, dis-je. Mais, sergent, comment se fait-il que vous ayez tourné votre attention sur ces sujets? à moins qu'on ne les décrive tous de fausses couleurs, les dragons du Roi ont autre chose en tête.
—J'ai servi dans l'infanterie de Mackay, répondit-il brièvement.
—J'ai entendu parler de lui, dis-je. C'est, je crois, un homme qui a à la fois des capacités et de la religion.
—Oh! pour cela c'est vrai, s'écria le sergent Gredder avec chaleur. C'est un homme sévère, un vrai soldat, au premier coup d'œil, mais de plus près il a l'âme d'un saint. Je vous réponds qu'on n'avait guère besoin de l'estrapade dans son régiment, car il n'y avait pas un homme qui ne craignit de voir la figure attristée de son colonel, plus qu'il ne craignait le prévôt-maréchal.
Pendant toute notre longue chevauchée, je reconnus que le digne sergent était un vrai disciple de l'excellent colonel Mackay, car il fit preuve d'une intelligence plus qu'ordinaire et il laissa voir des habitudes sérieuses et réfléchies.
Quant aux deux soldats qui marchaient de chaque côté de moi, ils étaient aussi muets que des statues, car les simples dragons de ce temps-là savaient parler vin et femmes, mais perdaient leur aplomb et leur loquacité quand il était question d'autre chose.
Lorsque enfin nous arrivâmes dans le petit village de Gommatch, qui domine la plaine de Sedgemoor, ce fut avec des regrets réciproques que nous nous séparâmes, mon gardien et moi.
Comme dernière faveur, je lui demandai de se charger de mon Covenant, en lui promettant de lui payer une certaine somme par mois pour son entretien et lui donnant le droit de garder le cheval pour son propre usage, si je manquais de le réclamer avant la fin de l'année.
Ce fut un soulagement pour mon esprit de voir emmener mon fidèle compagnon, qui se retournait pour me regarder avec de grands yeux interrogateurs, comme s'il n'arrivait pas à comprendre cette séparation.
Quoi qu'il pût m'advenir, j'étais sûr désormais qu'il était confié à la garde d'un brave homme qui veillerait à ce qu'il ne lui arrivât rien de fâcheux.
VIII—La venue de Salomon Sprent.
L'église de Gommatch était un petit édifice couvert de pierre, avec un clocher normand carré, et se dressait au milieu du hameau de ce nom.
Ses grandes portes de chêne, semées de gros clous, ses hautes et étroites fenêtres, la rendaient bien propre à l'usage qu'on allait en faire.
Deux compagnies de l'infanterie de Dumbarton avaient été établies dans le village, sous les ordres d'un corpulent major, auquel je fus remis par le sergent Gredder, qui y ajouta quelques détails de ma capture et sur les raisons qui avaient empêché mon exécution sommaire.
La nuit venait déjà, mais quelques lampes aux faibles lueurs, suspendues çà et là aux murs, jetaient une incertaine et vacillante clarté sur la scène.
Une centaine au moins de prisonniers étaient épars sur le sol dallé, beaucoup d'entre eux, blessés, et quelques-uns évidemment près de mourir.
Les hommes indemnes s'étaient réunis en groupes silencieux et discrets autour de leurs amis souffrants, et faisaient de leur mieux pour soulager leurs peines.
Plusieurs avaient même ôté la plus grande partie de leurs vêtements pour en faire des couchettes et en couvrir les blessés.
Çà et là on discernait dans l'ombre les noires silhouettes de gens agenouillés, et l'on entendait résonner sous les ailes le bruit rythmé de leurs prières, coupées de temps à autre d'une plainte, d'un souffle pénible, étranglé, celui de quelque pauvre malade qui luttait pour respirer.
La lueur vague, jaune, tombant sur les faces graves, tirées, sur les corps en haillons salis de boue, eussent inspiré le talent d'un de ces peintres des Pays-Bas dont je vis plus tard les tableaux à la Haye.
Le jeudi matin, troisième jour après la bataille, nous fûmes tous conduits à Bridgewater, et enfermés jusqu'à la fin de la semaine dans l'église de Sainte-Marie, la même du haut du clocher de laquelle Monmouth et ses officiers avaient examiné la position de l'armée de Feversham.
Plus nous entendions parler du combat par les soldats et d'autres plus il paraissait évident que notre attaque de nuit avait eu toutes les chances de réussir.
Feversham n'avait évité presque aucune des fautes que peut commettre un général.
Il avait jugé son adversaire trop à la légère, et laissé son camp entièrement exposé à une surprise.
Lorsque éclatèrent les coups de feu, il s'élança de son lit, mais comme il tardait à trouver sa perruque, il errait à tâtons par sa tente pendant que la bataille se décidait et il n'en sortit guère que quand elle fut terminée.
Tous étaient unanimes à déclarer que sans le hasard qui fit négliger à nos guides et éclaireurs le fossé du Rhin de Bussex, nous nous serions trouvés au milieu des tentes avant que les hommes pussent être appelés aux armes.
Cette seule circonstance et l'ardente énergie de John Churchill, qui commandait en second, ce qui par la suite le rendit célèbre sous un nom plus noble, dans l'histoire de la France comme de l'Angleterre, épargnèrent à l'armée royale un revers qui aurait peut-être modifié l'issue de la campagne[3].
Si vous entendez dire ou si vous lisez, mes chers enfants, que la révolte de Monmouth fut aisément domptée ou que c'était dès le début une entreprise désespérée, rappelez-vous que moi, qui y ai pris part, j'affirme nettement qu'elle faillit faire pencher la balance et que cette poignée de paysans résolus, avec leurs piques, leurs faux, ont été bien près de modifier toute la marche de l'histoire d'Angleterre.
Si, après avoir supprimé la rébellion, ce conseil privé montra tant de férocité, c'est qu'il savait combien elle avait été proche du succès.
Je ne veux pas m'étendre trop longuement sur la cruauté et la barbarie des vainqueurs, car il n'est point utile que vos oreilles d'enfants entendent de tels détails.
La mollesse de Feversham et la brutalité de Kirke leur ont fait, dans l'Ouest, une réputation qui n'est dépassée que par celle du gredin de haute envergure qui leur succéda.
Quant à leurs victimes, quand elles eurent été pendues, coupées en quartiers, qu'elles eurent subi tout ce qu'on pouvait leur faire souffrir, elles laissèrent dans leurs petits villages, comme un trésor que devaient y transmettre les générations successives, la réputation d'hommes braves et sincères qui moururent pour une noble cause.
Allez maintenant à Milverton ou à Wivoliscombe, ou Minehead, ou à Colyford, ou dans n'importe quel village dans toute la longueur et la largeur du Comté de Somerset, et vous verrez qu'ils n'ont point oublié ceux qu'ils sont fiers d'appeler leurs martyrs.
Et aujourd'hui, où est Kirke, où est Feversham?
Leurs noms sont conservés, il est vrai, mais conservés dans la haine du pays.
Comment ne pas voir que ces hommes, en châtiant d'autres hommes, se sont attiré un châtiment bien plus sévère?
Leur péché, en vérité, les a montrés au grand jour.
Ils firent tout ce dont sont capables des gens scélérats, endurcis de cœur, sachant bien qu'en agissant ainsi ils auraient l'approbation de l'hypocrite au sang glacé, du bigot qui occupait alors le trône.
Ils agirent pour gagner sa faveur et ils l'obtinrent.
Des hommes furent perdus, dépecés et pendus de nouveau.
Tous les carrefours du pays présentèrent l'épouvante des gibets.
Il n'y a pas une insulte, pas un affront, capables d'aggraver jusqu'à les rendre intolérables les angoisses de la mort, qui ne fussent accumulés sur ces hommes voués aux longues souffrances et pourtant on se raconte avec orgueil dans leur Comté natal que dans toute cette armée de victimes, il n'y en eut pas une seule qui ne marchât à la mort le visage ferme, en protestant que si la chose était à refaire, elle la referait.
Au bout d'une ou deux semaines, on eut des nouvelles des fugitifs.
Monmouth, à ce qu'il parait, avait été pris par les habits jaunes de Portman pendant qu'il tentait de gagner New Forest, d'où il espérait s'enfuir sur le continent.
Il fut traîné, amaigri, non rasé, et tremblant, hors d'un champ de haricots où il avait cherché un abri, et conduit à Ringwood, dans le Hampshire.
Des rumeurs étranges nous parvinrent au sujet de son attitude, rumeurs que nous connûmes par les grossières plaisanteries de nos gardiens.
Certains dirent qu'il s'était traîné aux genoux des rustres qui l'avaient pris.
D'après d'autres, il avait écrit au Roi, en lui offrant de faire tout et même de jeter par-dessus bord la cause protestante, afin de sauver sa tête de l'échafaud[4].
Nous rîmes alors de ces histoires, en les traitant d'inventions de nos ennemis.
En outre, il paraissait impossible qu'en un temps où les partisans lui montraient un attachement si ferme et si loyal, lui qui les avait conduit et sur qui étaient fixés les yeux de tous, montrât moins de courage que n'en témoigne le moindre petit tambour qui marche à pas menus en tête de son régiment sur le champ de bataille.
Hélas, le temps nous prouva que ces histoires-là étaient vraies, et qu'il n'y avait aucun abîme d'infamie où ce malheureux fût prêt à descendre dans l'espoir de prolonger de quelques années une vie qui avait été une malédiction pour un si grand nombre de ceux qui l'avaient suivi.
Aucune nouvelle bonne ou mauvaise au sujet de Saxon ne vint m'encourager à espérer qu'il avait trouvé un endroit où se mettre en sûreté.
Ruben était toujours confiné au lit par sa blessure; il recevait les soins et la protection du Major Ogilvy.
Ce bon gentleman vint me voir plus d'une fois et s'efforça d'améliorer ma situation, jusqu'au jour où je lui fis entendre combien il m'était pénible de me voir traiter autrement que les braves garçons avec qui j'avais partagé les périls de la campagne.
Il me fit la grande faveur d'écrire à mon père, pour l'informer que je me portais bien et que je n'étais point en danger imminent.
En réponse à cette lettre, je reçus du vieillard une énergique et chrétienne recommandation d'avoir bon courage, avec de nombreuses citations empruntées à un sermon sur la patience, par le Révérend Josiah Seaton, de Petersfield.
Ma mère, disait-il, était profondément désolée de ma situation, mais soutenue par sa confiance dans les décrets de la Providence.
Il joignait à cette lettre un chèque au nom du Major Ogilvy, en le chargeant d'en faire l'usage que je désirais.
Cette somme, jointe au petit pécule que ma mère avait cousu dans mon collet, me fut d'une utilité incomparable, car la fièvre des prisons avait éclaté parmi nous, et je me trouvai en mesure de procurer aux malades les aliments qui leur convenaient, ainsi que de payer les services des médecins, si bien que l'épidémie fut tuée dans le germe avant d'avoir pu se répandre.
Dans les premiers jours d'août, nous fûmes conduits de Bridgewater à Taunton, et jetés avec des centaines d'autres dans le même magasin à laines où notre régiment avait été logé au commencement de la campagne.
Nous gagnâmes peu au change.
Toutefois nous nous aperçûmes que nos nouveaux gardiens étaient, en quelque sorte, plus rassasiés de cruauté que les premiers et que, dès lors, ils étaient moins exigeants envers leurs prisonniers.
Non seulement on permettait de temps à autre à nos amis de nous rendre visite, mais encore nous pouvions nous procurer des livres et des journaux, grâce à un petit cadeau fait au sergent de service.
Nous fûmes donc en état de passer notre temps dans un confortable relatif, pendant la durée d'un mois et plus qui s'écoula avant notre jugement.
Un soir, comme j'étais adossé au mur, l'esprit vague, les yeux fixés sur une mince tranche de ciel qui se montrait par l'étroite fenêtre, j'en vins à me croire revenu dans les prairies d'Havant, quand il arriva à mon oreille une voix qui me ramena en effet à mon foyer du Hampshire.
Ce timbre grave, rauque, qui parfois s'élevait à un grondement coléreux, ne pouvait appartenir qu'à un homme, à mon vieil ami le marin.
Je m'approchai de la porte d'où venait le vacarme, et tous les doutes disparurent dès que j'entendis les propos échangés:
—Allez vous me laisser passer, oui ou non? criait-il. Permettez-moi de vous dire que j'ai ralenti ma marche quand des gens qui valaient mieux que vous m'ont prié de couvrir de voiles les huniers. Je vous dis que j'ai le permis de l'amiral, et je n'entends pas les carguer pour un petit bout de peint en rouge. Ainsi donc tirez-vous à travers mon aussière. Sans quoi je pourrais bien vous couler.
—Nous ne connaissons point d'amiraux ici, dit le sergent de garde. L'heure de la visite aux prisonniers est passée pour aujourd'hui, et si vous ne retirez pas d'ici votre disgracieuse personne, je vais faire essayer à votre dos le poids de ma hallebarde.
—J'ai reçu des coups et je les ai rendus avant qu'on ait jamais pensé à vous, torchon de terrien, hurla le vieux Salomon. Je me suis trouvé vergue contre vergue avec Ruyter quand vous appreniez encore à téter, mais tout vieux que je suis, je tiens à vous faire savoir que je ne suis pas encore mis au rebut, et que je suis encore capable d'échanger des bordées avec n'importe quel brigand de homard à queue rouge qui aura jamais été pendu à l'estrapade pour recevoir dans le des l'empreinte des diamants du Roi. Je n'ai qu'à naviguer en arrière et à faire un signal au Major Ogilvy pour lui apprendre de quelle façon j'ai reçu la bienvenue, il vous rendra la peau encore plus rouge que ne l'a été votre habit.
—Le Major Ogilvy! s'écria le sergent plus respectueux. Si vous aviez dit que votre permission était signée du Major Ogilvy, cela se serait passé autrement, mais vous vous êtes mis à raconter des histoires d'amiraux, de commodores, et Dieu sait quels autres propos d'outre-mer.
—C'est honteux pour vos parents, de vous avoir si mal appris à connaître l'anglais du Roi, grommela Salomon. à vrai dire, l'ami, c'est pour moi un sujet d'étonnement quand je vois que des gens de mer sont en état d'en remontrer aux terriens en matière d'argot. Car sur les sept cents hommes du navire le Worcester, le même qui coula à pic dans la baie de Funchal, il n'y en avait pas un, même parmi les mousses qui servent les canons, qui ne comprit tout ce que je disais, tandis qu'à terre, il y a plus d'un benêt comme toi, qui pourrait aussi bien être Portugais, d'après le peu d'anglais qu'il sait et qui me regarde du même air qu'un cochon pendant un ouragan, rien que pour lui avoir demandé quelle est sa position, ou combien de fois la cloche a sonné.
—Qui voulez-vous voir? demanda le sergent, d'un ton bourru. Vous avez une langue diablement longue.
—Oui, et assez rude encore, quand j'ai affaire à des imbéciles, riposta le marin. Mon garçon, si je vous avais dans mon quart pour une croisière de trois ans, je ferais tout de même un homme de vous.
—Laissez passer le vieux, cria le sergent furieux.
Et le marin entra, faisant sonner sa jambe de bois, sa figure bronzée toute contractée, toute bouleversée, tant par l'effet du plaisir que lui donnait sa victoire sur le sergent, que par celui d'une grosse chique qu'il avait l'habitude de fourrer sous sa joue.
Ayant jeté les yeux autour de lui sans me voir, il porta ses mains à sa bouche et lança mon nom d'une voix retentissante, en l'accompagnant d'une série de ohé! qui résonnèrent dans tout l'édifice.
—Me voici, Salomon, dis-je en le touchant à l'épaule.
—Dieu vous bénisse, mon garçon, Dieu vous bénisse. Je n'arrivais pas à vous voir, car mon œil de tribord est aussi brouillé que l'air autour des bancs de Terre-Neuve. Sue William y a lancé un pot d'un quart, à l'auberge du Tigre, il y aura bientôt trente ans. Comment allez-vous? En bon état partout, dessous et dessus?
—Tout va aussi bien que possible, répondis-je. Je n'ai guère sujet de me plaindre.
—Vous n'avez pas reçu de boulet dans les manœuvres fixes? Pas d'agrès de cassé. Pas de trous entre le bord et la ligne d'eau? Vous n'avez pas été réduit à l'état de ponton, pas été pris d'enfilade, pas subi d'abordage?
—Rien de tout cela, dis-je en riant.
—Sur ma foi, vous êtes plus maigre que jadis, et vous avez vieilli de dix ans en deux mois. Vous êtes parti en vaisseau de ligne aussi pimpant, aussi coquet qui ait jamais obéi à la barre, et maintenant vous avez l'air de ce même vaisseau, après que la bataille et la tempête ont usé le brillant vernis de ses flancs, et ont jeté à bas les pennons de la pomme de son grand mât. Mais je n'en suis pas moins content de vous voir en bon état dans la voilure et la membrure.
—J'ai été témoin de spectacles bien capables de faire vieillir un homme de dix ans.
—Oui, oui, répondit-il avec un grognement caverneux, en agitant la tête de droite et de gauche. C'est une bien maudite affaire. Et pourtant, si fâcheuse que soit la tempête, le calme reviendra toujours par la suite, pourvu que vous arriviez à la traverser avec votre ancre profondément plantée dans la Providence. Ah! mon garçon, voilà un fond qui tient bien! Mais si je vous connais, mon garçon, vous souffrez plus à cause de ces pauvres diables qui vous entourent que pour vous-même.
—En effet c'est bien cruel de les voir souffrir avec tant de patience et sans jamais se plaindre, répondis-je, et cela pour un homme pareil.
—Ah! Oui, cet être au foie de poulet, grogna le marin en grinçant des dents.
—Comment vont ma mère et mon père, demandai-je, et comment êtes-vous venu si loin de chez vous?
—Ah! j'aurais fini par être jeté à la côte sur mes moignons d'os si j'avais attendu plus longtemps à mon amarrage. Donc, j'ai coupé mon câble, et après avoir fait une pointe au nord, jusqu'à Salisbury, j'ai couru sous une bonne brise.
Votre père s'est fait une figure impassible, et il s'occupe de son métier comme à l'ordinaire, bien qu'il soit fortement tracassé par les juges de paix.
Ils l'ont fait venir deux fois à Winchester pour l'interroger, mais ils ont trouvé ses papiers en règle et on n'a rien pu trouver à sa charge.
Votre mère, la pauvre créature, n'a guère le loisir de bouder ou de s'essuyer les yeux, car elle a un tel sentiment du devoir que quand même le vaisseau serait en train de couler sous ses pieds, je parie un galion d'argenterie contre une mandarine, qu'elle resterait tranquillement dans la cambuse à éplucher des renoncules ou à rouler de la pâtisserie.
Ils ont donné dans la prière, comme d'autres s'adonneraient au rhum, et ils s'en réchauffent le cœur quand souffle la bise glaciale du malheur.
Ils ont été enchantés de voir que je partais pour vous trouver et je leur ai donné ma parole de marin que je vous tirerais des fers d'une façon ou d'autre si la chose était faisable.
—Me faire sortir, Salomon? dis-je. Il ne saurait en être question. Comment pourriez-vous me faire sortir?
—Il y a plus d'une façon, répondit-il, en baissant la voix pour continuer tout bas, et hochant sa tête grise de l'air d'un homme qui parle d'un projet qui lui à coûté bien du temps, bien des réflexions: il y a l'écoutillage.
—L'écoutillage!
—Oui, mon garçon. Quand j'étais quartier-maître sur la galère la Providence, pendant la seconde guerre de Hollande, nous nous trouvâmes pris entre la côte à bâbord et l'escadre de Ruyter, de sorte qu'après nous être battus jusqu'à ce que tout notre gréement fût emporté, et que le sang coulât à flots par nos dalots, nous fûmes pris à l'abordage et envoyés comme prisonniers au Texel.
On nous entassa les fers aux pieds dans la cale, parmi les flaques d'eau puante et les rats.
Les écoutilles étaient clouées et gardées par des hommes, mais malgré cela ils ne réussirent pas à nous garder, car les fers allèrent à la dérive, et Will Adams, le compagnon charpentier perça, un trou dans les coutures du bordage, si bien que le navire faillit couler, et dans la confusion, nous tombâmes sur l'équipage de la prise, et nous servant de nos chaînes comme d'assommoirs, nous redevînmes les maîtres du navire.
Mais vous souriez, comme s'il y avait peu d'espoir de faire réussir un plan de ce genre.
—Si ce magasin à laines était la galère la Providence, et que le territoire de Taunton fût la Baie de Biscaye, on pourrait essayer, dis-je.
—En effet je me suis écarté de la passe, répondit-il en fronçant le sourcil, mais il y a pourtant un autre moyen parfait, auquel j'ai songé, et qui consiste à faire sauter le bâtiment.
—Le faire sauter! m'écriai-je.
—Oui, une couple de barils et une mèche à combustion lente feraient l'affaire, par une nuit bien noire. Alors que seraient ces murs qui nous enferment maintenant?
—Et où seraient les gens qui s'y trouvent en ce moment. Est-ce qu'ils ne sauteraient pas en même temps?
—Que le diable m'emporte! J'avais oublié cela! s'écria Salomon. Non, je préfère m'en rapporter à vous. Qu'avez-vous à proposer?
Vous n'avez qu'à donner vos ordres de marche.
Alors, avec ou sans navire compagnon, vous verrez que je suis capable de gouverner d'après eux aussi longtemps que cette vieille carcasse sera en état d'obéir à la barre.
—Alors, mon cher vieil ami, dis-je, mon avis est que vous laissiez les choses suivre leur cours et que vous retourniez à Havant, chargé de mes recommandations pour ceux qui me connaissent, pour leur dire qu'ils soient courageux et qu'ils espèrent pour le mieux.
—Ni vous ni aucun autre ne pouvez rien faire pour moi maintenant, car j'ai décidé d'unir mon sort à celui de ces pauvres gens, et si je pouvais les quitter, je ne le ferais pas.
Faites tout votre possible pour réconforter ma mère et rappelez-moi à Zacharie Palmer.
Votre visite a été une joie pour moi, et votre retour en sera une pour eux.
Vous ne sauriez m'être plus utile qu'en restant là-bas.
—Qu'on me noie, si j'aime à partir sans avoir frappé mon coup! grommela-t-il. Et pourtant si vous le voulez ainsi, il n'y a plus à en parler.
Dites-moi, mon garçon, est-ce que ce grand diable aux épars minces, aux flancs plats, qui avait l'air d'un hareng vidé, vous aurait trahi?
S'il en était ainsi, par l'Éternel, tout vieux que je suis, ma lame fera connaissance avec la rapière interminable qui pend à sa ceinture.
Je sais où il s'est retiré, où il s'est amarré, bien confortablement comme un bon marin, pour attendre le retour de la marée.
—Comment, Saxon? m'écriai-je. Est-ce que vraiment vous sauriez où il est? Au nom de Dieu, parlez bas, car il y aurait un grade et cinq cents bonnes livres à gagner pour le premier venu de ces soldats qui mettrait la main sur lui.
—Il est peu probable qu'ils y réussissent, dit Salomon. Sur mon trajet pour venir ici, j'ai fait relâche dans un endroit nommé Bruton, où il se trouve une auberge qui peut soutenir la comparaison avec la plupart, et le patron est une gaillarde qui a la langue bien pendue et de la gaieté dans les yeux.
J'étais en train de boire un verre d'ale épicée, comme c'est mon habitude au sixième coup de cloche du quart du milieu, quand j'aperçus un grand efflanqué de charretier qui chargeait des barils de bière sur une charrette, dans la cour.
En y regardant de plus près, il me parut que j'avais déjà vu ce nez, qui ressemble au bec d'un faucon, ces yeux pétillants, avec les paupières seulement à moitié levées, mais lorsque je l'eus entendu jurer tout seul en bon hollandais de Hollande, alors sa figure de proue me revint tout de suite à l'esprit.»
J'allai faire un tour dans la cour et le touchai à l'épaule!
Mordieu! mon garçon, il vous aurait fallu voir comme il fit un bond en arrière, en crachant et menaçant comme un chat sauvage, tous ses cheveux hérissés sur sa tête.
Il tira prestement un couteau de dessous son grand manteau, car sans doute il croyait que j'allais gagner la récompense en le livrant aux habits rouges.
Je lui dis que son secret était en sûreté avec moi et je lui demandai s'il savait que vous étiez prisonnier.
Il me répondit qu'il le savait et qu'il prenait sur lui de faire qu'il ne vous arrivât rien de fâcheux, et pourtant, à vrai dire il me semblait qu'il avait assez de besogne à arranger sa voilure sans se mêler de piloter un autre.
Mais je le quittai là et c'est la que je le retrouverai s'il s'est mal conduit envers vous.
—Eh bien, dis-je, je suis tout à fait content qu'il ait trouvé ce refuge.
Nous nous sommes séparés à propos d'une différence d'opinion, mais je n'ai aucun motif de me plaindre de lui. Il m'a témoigné de la bonté et même de l'amitié de bien des manières.
—Il est aussi rusé qu'un employé du comptable, fit Salomon. J'ai vu Ruben Lockarby, qui vous envoie son affection. Il est encore retenu sur sa couchette par sa blessure, mais il est bien traité.
Le major Ogilvy me dit qu'il a si bien parlé pour lui qu'il a toutes les chances possibles d'obtenir son acquittement, d'autant plus sûrement qu'il n'était pas présent à la bataille.
Vous auriez, à son avis, de plus grandes chances d'être amnistié si vous aviez combattu moins vaillamment, mais vous vous êtes signalé comme un homme dangereux, surtout parce que vous vous êtes concilié l'affection de bien des gens du petit peuple parmi les rebelles.
Le bon vieux marin resta avec moi jusqu'à une heure avancée de la nuit, à écouter le récit de mes aventures, et à me conter à son tour les naïfs commérages du village, qui intéressent le voyageur lointain plus que ne saurait le faire la naissance et la chute des empires.
Avant de me quitter, il tira de sa bourse une grosse poignée de pièces d'argent et fit un tour parmi les prisonniers, s'informant de leurs besoins et faisant de son mieux pour les consoler dans son rude langage d'homme de mer.
Il leur distribua aussi des pièces de monnaie pour atténuer leurs ennuis.
Il y a dans la bienveillance du regard et dans l'honnête expression de la figure un langage que tous les hommes peuvent comprendre, et bien que les propos du marin eussent pu être tenus en grec, pour ce qui en était intelligible aux paysans du Comté de Somerset, ils se groupèrent autour de lui au moment de son départ et appelèrent sur sa tête la bénédiction du ciel.
Il me sembla qu'avec lui une bouffée d'air pur de l'Océan avait pénétré dans notre prison à l'atmosphère confinée et malsaine et nous la rendait plus douce et plus salubre.
Vers la fin d'août, les juges partirent de Londres pour cette tournée de crimes qui anéantit les existences et les foyers de tant d'hommes, et qui a laissé dans les comtés, où ils passèrent, un souvenir qui ne s'éteindra pas tant qu'un père pourra parler à un fils.
Nous apprenions leurs actes jour par jour, car les gardiens se faisaient un plaisir de les rapporter en détail, en les accompagnant de propos grossiers et orduriers, afin de nous bien montrer ce qui nous attendait et pour ne nous rien laisser perdre de ce qu'ils appelaient les charmes de l'attente.
À Winchester, la vénérable et si honorée lady Alice Lisle fut condamnée par le grand juge Jeffreys à être brûlée vive et il fallut tous les efforts, toutes les prières de ses amis, pour obtenir à grand' peine, qu'il lui accordât la misérable faveur de mourir sous la hache et non sur le bûcher.
Sa belle tête fut séparée de son corps au milieu des gémissements et des cris de la foule rassemblée sur la place du marché de la ville.
À Dorchester, on massacra en masse.
Trois cents personnes furent condamnées à mort, soixante-quatorze furent exécutées.
Enfin les squires, les plus connus comme de loyaux tories, en vinrent à se plaindre de ce qu'on rencontrait partout des cadavres pendus.
De là les juges se rendirent à Exeter, puis à Taunton, où ils arrivèrent dans la première semaine de septembre, plus semblables à des bêtes furieuses et affamées, qui ont goûté du sang et ne peuvent plus apaiser leur soif d'égorgements, qu'à des hommes animés d'un esprit de justice, instruits par l'expérience à distinguer entre les différents degrés de culpabilité, ou à reconnaître l'innocent et à le protéger contre l'injustice.
Ils avaient un beau champ pour exercer leur cruauté, car à Taunton seulement se trouvaient un millier d'infortunés prisonniers, parmi lesquels un grand nombre étaient si inhabiles à exprimer leurs pensées, si empêtrés dans l'étrange dialecte, qu'ils parlaient, qu'il aurait été tout aussi avantageux d'être nés muets, tant ils avaient peu de chance de faire comprendre, soit aux juges, soit aux avocats, les excuses qu'ils désiraient présenter.
Le Lord Président de la Cour fit son entrée un lundi soir.
Je le vis passer, étant à une des fenêtres de la pièce, où l'on nous enfermait.
En tête du cortège venaient les dragons avec leurs étendards et leurs timbales, puis les hommes armés de leurs hallebardes, et après eux une longue file de voitures, qu'occupaient les hauts dignitaires de l'ordre judiciaire.
Enfin, traîné par six juments flamandes à sa longue queue, parut un grand carrosse découvert, richement orné d'or massif, et dans lequel se prélassait, sur des coussins de velours, le juge infâme drapé d'un manteau de peluche cramoisie, la tête coiffée d'une grosse perruque blanche, si longue qu'elle retombait jusque sur ses épaules.
On disait qu'il s'habillait d'écarlate, afin de jeter la terreur dans le cœur du peuple, et que ses salles étaient tendues de la même couleur pour cette raison-là.
Quant à lui, il a été d'usage, depuis que sa scélératesse en est venue à être connue de tous, de le dépeindre comme un homme, dont l'expression et les traits étaient aussi hideux que l'âme qu'ils cachaient.
En réalité, il en était tout autrement.
Au contraire, cet homme-là, au temps de sa jeunesse, avait dû être remarquable par son extrême beauté.[5]
Il n'était pas très âgé, il est vrai, s'il n'est question que de son âge, lorsque je le vis, mais la débauche et la bassesse de ses mœurs avaient marqué leur empreinte sur sa figure sans cependant détruire entièrement la régularité et la beauté de ses traits.
Il était brun, d'un teint qui tenait de l'Espagnol plutôt que de l'Anglais, avec des yeux noirs, et la peau olivâtre.
Il avait un air hautain et noble, mais son caractère s'enflammait si aisément que la moindre contradiction le moindre tracas le faisaient délirer comme un fou, les yeux allumés, l'écume à la bouche.
Moi-même, je l'ai vu les lèvres écumantes, la figure bouleversée par la fureur, semblable à un homme atteint du haut mal.
Cependant il n'était guère plus maître de ses autres émotions, car, à ce que j'ai oui dire, il fallait fort peu de chose pour qu'il se mît à sangloter, à pleurer, surtout quand il avait reçu de ses supérieurs quelque marque de dédain.
À mon avis, c'était un homme qui possédait de grandes facultés soit pour le bien, soit pour le mal, mais qui, en flattant ses tendances naturelles en ce qu'elles avaient de ténébreux, et négligeant l'autre côté, s'était rapproché, autant que la chose est possible, de la nature diabolique.
Il fallait, en vérité, un gouvernement bien mauvais pour qu'un misérable aussi vil, aussi insolent fût choisi pour tenir les balances de la justice.
Comme il passait, un gentleman tory, qui chevauchait à côté de sa voiture, attira son attention sur les figures des prisonniers, qui le regardaient.
Il leva les yeux de leur côté, en montrant ses dents blanches dans un ricanement de méchanceté. Puis il s'enfonça dans ses coussins.
Je remarquai que pas un seul chapeau ne se leva dans la foule sur son passage et que les rudes soldats eux-mêmes semblaient éprouver à sa vue un sentiment mélangé de frayeur et de dégoût, ainsi qu'un lion regarderait un vampire affreux, suceur de sang, qui se serait abattu sur la proie qu'il aurait lui-même jetée à terre.
IX—Le Diable en perruque et en robe.
L'œuvre de carnage commença sans retard.
Cette nuit même, le grand gibet fut dressé devant l'Hôtellerie du Blanc Cerf.
Pendant des heures, nous pûmes entendre les coups des maillets, les scies coupant les poutres, en même temps que l'obscène concert de la suite du Président, qui se divertissaient bruyamment avec les officiers du régiment de Tanger, dans la salle qui donnait sur la rue et avait vue sur le gibet.
Du côté des prisonniers, la nuit se passa en prière et en méditation, les hommes au cœur énergique raffermissant leurs frères plus faibles, les exhortant à se montrer virils, à marcher à la mort d'une manière qui servirait d'exemple dans le monde entier aux vrais protestants.
Les Puritains, qui étaient ecclésiastiques, avaient été, pour la plupart, pendus séance tenante, après la bataille, mais il en était resté un petit nombre pour soutenir le courage de leur troupeau et lui montrer comment on marche au supplice.
Jamais je ne vis rien d'aussi admirable que la fermeté calme et l'entrain avec lesquels ces pauvres paysans envisageaient leur destin.
Leur bravoure sur le champ de bataille n'était rien auprès de celle qu'ils montrèrent dans l'abattoir légal.
Ce fut ainsi, parmi les prières dites à voix basse et les appels à la miséricorde divine, de ces voix qui n'avaient jamais encore imploré la pitié humaine, que se leva le matin, le dernier matin, que beaucoup d'entre nous avaient à passer sur la terre.
L'audience aurait dû s'ouvrir à neuf heures, mais mylord le Président était indisposé pour avoir prolongé la veillée en compagnie du colonel Kirke.
Il était près de onze heures quand les trompettes et les crieurs annoncèrent qu'il avait pris place.
Les prisonniers furent appelés par leurs noms, l'un après l'autre, les plus marquants les premiers.
Ils nous quittèrent avec des poignées de mains, des bénédictions, mais nous ne les revîmes plus, nous ne les entendîmes plus.
Seulement un bruyant roulement de timbales s'entendait de temps à autre.
Il avait pour but, à ce que nos gardiens nous dirent, de couvrir les dernières paroles que les victimes pourraient prononcer et qui porteraient leur fruit dans l'âme des auditeurs.
Le défilé des martyrs, qui marchaient d'un pas ferme, le sourire aux lèvres à leur destin, dura pendant toute cette longue journée d'automne, si bien qu'enfin les grossiers soldats de garde furent réduits à un silencieux respect devant un courage qu'ils ne pouvaient s'empêcher de reconnaître comme plus élevé et plus noble que le leur.
On peut qualifier de débats la façon dont furent traités ces héros, et c'étaient en effet des débats, mais non dans le sens que nous autres Anglais donnons à ce mot.
Cela ne consistait qu'à être amené devant le juge et insulté avant d'être traîné au gibet.
La salle du tribunal était la voie semée d'épines qui aboutissait à l'échafaud.
À quoi bon présenter un témoin qu'on faisait taire par des clameurs, par des jurons, par les menaces du Président qui braillait, jurait au point que les bourgeois épouvantés de Fore Street pouvaient l'entendre?
J'ai ouï dire par des personnes qui se trouvaient là en ce jour qu'il tint des propos dignes d'un possédé du démon, que ses yeux noirs étincelaient d'un éclat qui n'avaient presque rien d'humain.
Le jury s'effaçait devant lui comme devant une créature venimeuse, lorsqu'il tournait sur lui son regard funeste.
Parfois, à ce qu'on m'a rapporté, sa sévérité faisait place à une gaieté plus terrible encore. Il se renversait sur son siège de magistrat en riant au point que les larmes coulaient en sautillant sur son hermine.
Ce premier jour, près de cent personnes furent exécutées ou condamnées à mort.
Je m'étais attendu à être appelé l'un des premiers, et je l'aurais été sans doute sans les actives démarches du Major Ogilvy.
En fait, le second jour se passa sans qu'on se fût occupé de moi.
Le troisième et le quatrième jour, la boucherie se ralentit, non point que la pitié s'éveillât dans l'âme du juge, mais parce que les grands propriétaires tories et les principaux partisans du gouvernement avaient encore des entrailles compatissantes, que révoltait ce massacre de gens sans défense.
Sans l'influence que ces gentlemen exercèrent sur le juge, je suis convaincu que Jeffreys aurait pendu jusqu'au dernier les onze cents prisonniers enfermés alors à Taunton.
Quoi qu'il en soit, deux cent cinquante d'entre eux furent sacrifiés à la soif de sang humain de ce monstre maudit.
Le huitième jour des assises, il ne restait plus que cinquante de nous dans le magasin aux laines.
En effet, dans ces quelques derniers jours, les prisonniers avaient été jugés par fournées de dix, de vingt.
Mais cette fois nous fûmes tous emmenés comme un troupeau, sous escorte, dans la salle d'audience.
On nous entassa à la barre en aussi grand nombre qu'il pouvait en tenir, pendant que les autres étaient parqués, comme les veaux au marché, dans le centre de la salle.
Le juge était vautré sur un siège élevé, avec un dais au-dessus de lui, les deux autres juges installés sur des sièges moins hauts, à ses deux côtés.
À droite, se trouvait le compartiment des jurés, douze personnes soigneusement triées, des tories de la vieille école, fermes partisans des doctrines de la non-résistance et du droit divin des rois.
La Couronne avait pris les précautions les plus minutieuses pour le choix de ces hommes.
Il n'y en avait pas un seul qui n'eût condamné son propre père, sur le plus léger soupçon qu'il penchait vers le presbytérianisme ou pour les Whigs.
Juste au-dessous du juge se trouvait une grande table couverte de drap vert, et jonchée de papiers.
À la droite s'alignait la longue rangée des légistes de la Couronne, gens farouches, aux mines de furets.
Chacun d'eux tenait une liasse de papiers, qu'ils flairaient de temps en temps.
On eût dit autant de mâtins cherchant la piste sur laquelle ils comptaient nous poursuivre jusqu'au bout.
De l'autre côté de la table était assis un seul homme, jeune, à figure fraîche, en perruque et en robe, avec des manières nerveuses d'une prudence craintive.
C'était l'avocat, Maître Helstrop, que, dans sa clémence, la Couronne avait consenti à nous accorder, de peur que quelqu'un n'eût la hardiesse de déclarer que nous n'avions pas été jugés dans les formes légales.
Le reste de la salle était occupé par les serviteurs de la suite des juges, par les soldats de la garnison, qui se conduisaient là comme dans leur lieu habituel de flânerie et regardaient toute la cérémonie comme un genre de divertissement qui ne coûtait rien, qui riaient bruyamment aux grossiers sarcasmes, aux brutales plaisanteries de Sa Seigneurie.
Le clerc ayant bredouillé la formule légale d'après laquelle nous, les prisonniers à la barre, ayant secoué toute crainte de Dieu, nous nous étions assemblés illégalement, traîtreusement, et cetera, le Lord juge de paix déclara qu'il prenait l'affaire en main, selon son habitude:
—J'espère que nous nous tirerons heureusement de ceci, dit-il brusquement, j'espère qu'un jugement ne tombera pas sur cet édifice. A-t-on jamais vu tant de scélératesse entassée dans une seule salle d'audience? Vit-on jamais pareille collection de faces criminelles? Ah! coquins, je vois une corde toute prête pour chacun, de vous. N'as-tu point peur du jugement? N'as-tu point peur du feu d'enfer? Vous, le barbon, dans le coin, comment se fait-il que vous n'ayez pas eu en vous assez de la grâce de Dieu pour vous empêcher de prendre les armes contre votre très gracieux et très affectueux souverain.
—J'ai suivi les conseils de ma conscience, mylord, dit le vénérable drapier de Wellington, auquel il s'adressait.
—Ha! votre conscience! hurla Jeffreys. Un prédicant qui a une conscience! Où était-elle votre conscience, il y a deux mois, scélérats, coquin? Votre conscience ne vous servira guère, monsieur, quand vous danserez en l'air avec la corde au cou. A-t-on jamais vu pareille scélératesse? A-t-on jamais entendu pareille effronterie? Et vous, grand pendard de rebelle, n'aurez-vous pas assez de grâce pour tenir les yeux baissés? Faut-il que vous osiez regarder la justice en face, comme si vous étiez un honnête homme! Est-ce que vous n'avez pas peur, monsieur? Ne voyez-vous pas la mort qui vous attend?
—Je l'ai déjà vue, mylord, et je n'en ai pas peur, répondis-je.
—Race de vipères! cria-t-il en levant les mains. Le meilleur des pères, le plus bienveillant des rois! Ayez soin que mes paroles soient transcrites sur le procès-verbal, greffier! Le plus indulgent des parents. Mais il faut ramener par le fouet à l'obéissance les enfants indociles.
Et sur ces mots, il eut un ricanement féroce.
—Le roi épargnera tout nouveau souci sur ce point à vos parents naturels. S'ils tenaient à vous conserver, ils n'avaient qu'à vous élever dans de meilleurs principes. Coquins, nous allons être miséricordieux envers vous.—Oh! miséricordieux, miséricordieux! Combien sont-ils ici, greffier?
—Cinquante-un, mylord.
—Ô égout de vilenie! Cinquante-un coquins fieffés comme il n'y en eut jamais de traînés sur claie! Oh! quelle masse de corruption nous avons là! Qui défend les vilains?
—Je défends les prisonniers, Votre Seigneurerie, répondit le jeune légiste.
—Maître Helstrop! Maître Helstrop, cria Jeffreys, agitant sa grande perruque au point d'en faire tomber la poudre, vous êtes dans toutes ces sales affaires, Maître Helstrop. Vous pourriez bien vous trouver dans un cas fâcheux, Maître Helstrop. Parfois il me semble que je vous vois vous-même sur la sellette, Maître Helstrop. Il pourrait bien arriver que vous ayez aussi besoin d'un gentleman de robe longue, Maître Helstrop. Ah! prenez garde, prenez garde.
—Je suis désigné par la couronne, Votre Seigneurie, dit le légiste d'une voix tremblante.
—Dois-je donc m'entendre répliquer! brailla Jeffreys, dont les yeux noirs s'allumèrent d'une rage démoniaque Serais-je insulté dans mon propre tribunal? Faudra-t-il que tout plaideur d'une pièce de cinq liards, parce que le hasard lui aura mis une perruque et une robe, vienne contredire le Lord juge et sauter à la figure de celui qui préside le Tribunal? Oh! Maître Helstrop, je crains de vivre assez longtemps pour vous voir arriver quelque malheur.
—J'implore le pardon de Votre Seigneurie, s'écria l'avocat au cœur défaillant, la figure aussi blanche que le papier de sa nomination.
—Prenez garde à vos paroles et à vos actes, répondit Jeffreys d'un ton de menace. Faites en sorte de ne pas exagérer le zèle à défendre l'écume de la terre. Eh bien, maintenant, voyons. Qu'est-ce que ces cinquante-un bandits désirent dire pour leur défense? Messieurs du jury, je vous prie de remarquer l'air de coupeurs de gorge qu'ont toutes ces figures. Il est heureux que le Colonel Kirke ait donné au tribunal une garde suffisante, car avec eux ni la justice ni l'Église ne sont en sûreté.
—Quarante d'entre eux demandent à plaider coupables sur l'accusation d'avoir pris les armes contre le Roi, répondit notre avocat.
—Ah! hurla le juge, vit-on jamais une imprudence aussi incomparable? Vit-on jamais une effronterie aussi invétérée? Coupables, disent-ils? Ont-ils exprimé leur repentir de cette faute contre le meilleur, le plus patient monarque! Écrivez ces mots sur le procès-verbal, greffier.
—Ils ont refusé d'exprimer du repentir, Votre Seigneurerie, répondit le conseiller de la défense.
—Oh! les parricides! les impudents coquins! cria le juge. Mettez ensemble ces quarante-là de ce côté-ci de l'enceinte. Oh! messieurs, avez-vous jamais vu une pareille concentration de vice! Regardez comment la bassesse, la scélératesse peuvent se dresser, la tête haute. Oh! monstres endurcis! Mais les onze autres! Peuvent-ils donc espérer que nous ajouterons foi à ce mensonge transparent? à cette ruse palpable? Pourront-ils le faire avaler à la Cour?
—Mylord, leurs moyens de défense n'ont pas encore été formulés, balbutia Maître Helstrop.
—Je suis capable de flairer un mensonge avant qu'il ne soit exprimé, gronda le juge. Je suis capable de le lire aussi vite que vous de le concevoir. Allons! Allons! le temps de la Cour est précieux. Proposez des moyens de défense ou asseyez-vous et qu'on prononce la sentence.
—Ces hommes, Mylord, dit le défenseur, qui tremblait au point que le parchemin se froissait avec bruit sous sa main, ces onze hommes, mylord...
—Onze diables, mylord, interrompit Jeffreys.
—Ce sont des paysans innocents, mylord, et qui aiment Dieu et le Roi. Ils ne se sont mêlés en aucune façon dans cette récente affaire. Ils ont été traînés hors de leur maison, mylord, non point parce qu'on les soupçonnait, mais parce qu'ils étaient hors d'état de satisfaire la rapacité de certains simples soldats qui, déçus dans leur espoir de butin...
—Oh! honte! honte! cria Jeffreys d'une voix tonnante, trois fois honte! Maître Helstrop, ne vous suffit-il pas de soutenir des rebelles, et faut-il encore que vous sortiez de votre sujet pour calomnier les troupes du Roi? Où en vient le monde? En un mot, qu'allèguent ces coquins pour leur défense?
—Un alibi, Votre Seigneurerie!
—Ha! L'argument connu de tous les gredins. Ont-ils des témoins?
—Nous avons ici une liste de quarante témoins, Votre Seigneurerie. Ils attendent en bas. Beaucoup d'entre eux ont fait un long trajet, se sont exposés à bien de la peine, à des ennuis.
—Que sont-ils? Qui sont-ils? cria Jeffreys.
—Ce sont des gens de la campagne, Votre Seigneurerie, des cultivateurs, des fermiers, les voisins de ces pauvres gens, qu'ils connaissaient bien, et qui peuvent parler de ce qu'ils ont fait.
—Des cultivateurs, des fermiers, cria le juge à tue-tête, mais alors ils appartiennent à la même classe que ces hommes-là. Voudriez-vous que nous acceptions le serment de ces gens-là, qui sont eux-mêmes des Whigs, des Presbytériens, des prêcheurs, des camarades de taverne de ceux que nous sommes en train de juger? Je parie qu'ils ont concerté cela à loisir tout en buvant leur bière. À loisir, à loisir, les coquins.
—Ne voulez-vous pas entendre les témoins, Votre Seigneurie? s'écria notre avocat, rappelé à un faible sentiment d'énergie par cet outrage.
—Pas un mot d'eux, monsieur, dit Jeffreys. Je me demande si mon devoir envers le Roi, mon bon maître,—écrivez «bon maître» greffier,—ne m'autorise pas à faire asseoir tous vos témoins sur la sellette comme complices et fauteurs de trahison.
—S'il plaît à Votre Seigneurie, cria un des prisonniers, j'ai pour témoins M. Johnson, du Bas Stowey, qui est un bon Tory, et aussi M. Shepperton le clergyman.
—Il n'en est que plus honteux pour eux de se montrer dans une cause pareille, riposta Jeffreys. Que devons-nous dire, gentlemen du jury, en voyant la noblesse de campagne et le clergé de l'Église Établie soutenir de cette manière la trahison et la rébellion? Assurément c'est le dernier jour qui approche. Vous êtes un Whig des plus mal intentionnés, des plus dangereux, pour les avoir entraînés si loin de leur devoir.
—Mais écoutez-moi, Mylord, s'écria un des prisonniers.
—Vous écouter, veau mugissant! cria le juge. Nous n'avons pas autre chose à entendre. Vous figurez-vous que vous êtes revenu à votre conciliabule, pour oser élever ainsi la voix. Vous entendre! Parbleu! Nous vous écouterons du bout d'une corde avant peu de jours.
—Nous avons peine à croire, dit un des conseillers de la Couronne, en se dressant soudain, avec un grand bruit de papiers froissés, nous avons peine à croire qu'il soit nécessaire pour la Couronne de préciser aucun cas. Nous avons déjà entendu bien des fois toute l'histoire de cette damnable, de cette exécrable entreprise. Les hommes, qui comparaissent devant Votre Seigneurie, se sont, pour la plupart, reconnus coupables, et parmi ceux qui s'obstinent, il n'y en a pas un qui ait pu nous donner quelque sujet de le croire innocent de l'horrible crime dont il est accusé. En conséquence les gentlemen de la robe longue sont d'accord pour déclarer que le jury peut être requis tout de suite de prononcer un seul verdict sur la totalité des accusés.
—Et c'est... demanda Jeffreys, en se tournant vers le chef des jurés pour l'interroger du regard.
—Coupable, Votre Seigneurie, dit celui-ci, en ricanant, pendant que les jurés ses confrères hochaient la tête et échangeaient des rires.
—Naturellement, naturellement! Coupables comme Judas Iscariote, cria le juge, en regardant d'un air triomphant la foule des paysans et bourgeois qui se trouvait devant lui. Faites-les avancer un peu, huissiers, afin que je puisse les considérer plus avantageusement. Oh! les rusés! N'est-ce pas que vous voilà pris! N'est-ce pas que vous êtes cernés? Où pouvez-vous fuir maintenant? Ne voyez-vous pas l'enfer s'ouvrir à vos pieds? Eh! n'est-ce pas que vous avez peur? Oh! elle sera courte, courte, votre confession.
On eût dit que le diable en personne était entré en cet homme, car tout en parlant, il se tordait d'un rire infernal et tapotait le coussin rouge qui était devant lui.
Je promenai un regard sur mes compagnons, mais il semblait que leurs figures eussent été taillées dans le marbre.
S'il avait compté voir un œil se mouiller, une lèvre trembler, cette satisfaction lui était refusée.
—Si j'étais libre d'agir, dit-il, pas un de vous n'échapperait à la corde. Oui, et si j'étais libre d'agir, certains dont l'estomac est trop délicat pour cette besogne et qui prétendent servir le Roi du bout des lèvres, tout en intercédant pour ses pires ennemis, auraient eux-mêmes de quoi garder un souvenir des assises de Taunton. Oh! les plus ingrats des rebelles! N'avez-vous pas entendu comme quoi votre très tendre et très miséricordieux monarque, le meilleur des hommes (greffier; mettez cela par écrit) cédant à l'intercession de ce grand et charitable homme d'état, Lord Sunderland, (greffier, écrivez cela) a pitié de vous. Cela ne vous a-t-il pas amollis? Cela ne vous a-t-il pas inspiré l'horreur de vous-mêmes? Je le déclare, quand j'y songe...
...Et sur ces mots, la respiration lui manqua tout à coup.
Il éclata en sanglots, les larmes ruisselèrent sur ses joues...
—... Quand j'y songe, à cette patience chrétienne, à cette ineffable miséricorde, je me sens contraint d'évoquer en mon esprit ce Grand Juge devant lequel nous tous, et même moi, nous aurons un jour à rendre nos comptes. Faut-il recommencer greffier, ou bien est-ce déjà écrit?
—C'est écrit, Votre Seigneurie.
—Alors écrivez en marge: «sanglots.» Il est bon que le Roi soit instruit de notre opinion en pareille matière. Sachez donc, vous les rebelles les plus perfides et les plus dénaturés, que ce bon père, que vous avez repoussé du talon, est venu s'interposer entre vous et les lois offensées par vous. Sur son ordre, j'écarte de vous le châtiment que vous avez mérité. Si vraiment vous êtes capables de prier, si vos conciliabules mortels pour l'âme n'ont pas chassé de vous toute grâce, tombez à genoux, et exprimez votre gratitude en apprenant de moi qu'il vous est accordé à tous un pardon entier.
Alors le juge se leva de son siège, comme s'il allait descendre du tribunal, et nous échangeâmes des regards stupéfaits sous l'impression de ce dénouement si inattendu du procès.
Les soldats et les gens de loi ne furent pas moins ébahis, pendant qu'un murmure de joie et d'approbation se faisait entendre, parmi les quelques campagnards qui avaient eu la hardiesse de s'aventurer dans cette enceinte maudite.
—Toutefois, reprit Jeffreys, en se tournant, un malicieux sourire sur les lèvres, ce pardon est subordonné à certaines conditions et réserves. Vous serez tous conduits d'ici à Poole, enchaînés, et vous y trouverez un navire qui vous attend. Vous serez enfermés avec d'autres dans la cale dudit navire et transportés aux frais du Roi dans les Plantations, pour y être vendus comme esclaves. Puisse Dieu vous donner des maîtres qui sachent faire un usage libéral du bâton et du cuir pour amollir vos esprits obstinés et vous porter à de meilleures pensées.
Il était de nouveau sur le point de se retirer, lorsqu'un des conseillers de la Couronne lui dit un mot à demi-voix.
—Une bonne idée! s'écria le juge. J'avais oublié. Ramenez les prisonniers, huissiers. Peut-être vous figurez-vous que par les Plantations j'entends les possessions de Sa Majesté en Amérique. Malheureusement il s'y trouve déjà trop de gens de votre religion. Vous seriez tous au milieu d'amis qui vous encourageraient peut-être dans votre mauvaise voie et mettraient ainsi votre salut en danger. Vous y envoyer, ce serait ajouter du bois au feu, tout en se flattant d'éteindre l'incendie. Ainsi donc, par les Plantations, j'entends les Barbades, où vous vous trouverez avec les autres esclaves, qui ont peut-être la peau plus noire que la vôtre, mais dont j'ose affirmer qu'ils ont l'âme plus blanche.
Le procès se termina sur ce speech final, et nous fûmes ramenés, à travers la foule qui emplissait les rues, dans la prison d'où nous avions été tirés.
Des deux côtés de la rue, sur notre passage, nous pûmes voir les membres de nos anciens compagnons se balançant au vent, et leurs têtes fichées sur des perches et des piques nous regardaient en ricanant.
Nul pays sauvage du cœur de la païenne Afrique ne devait présenter un spectacle égalant en horreur celui de la ville anglaise de Taunton, pendant qu'y régnèrent Jeffreys et Kirke.
Il y avait de la mort dans l'air.
Les citadins allaient et venaient timides, silencieux, osant à peine s'habiller de noir en mémoire de ceux qu'ils avaient aimés et perdus, de peur qu'on ne bâtit sur ce fait une accusation de trahison.
À peine étions-nous de retour dans le magasin aux laines qu'un sergent entra, accompagnant un homme long, à figure pâle, aux dents saillantes, que son costume bleu clair, ses culottes de soie blanche, l'épée à pommeau d'or, les brillantes boucles de ses souliers, permettaient de ranger parmi ces raffinés de Londres que l'intérêt ou la curiosité avaient amenés sur le théâtre de la rébellion. Il marchait à petits pas sur la pointe des pieds comme un maître de danse français, en agitant son mouchoir parfumé devant son nez mince et proéminent, et respirait des sels aromatiques contenus dans un flacon bleu qu'il tenait de la main gauche.
—Par le Seigneur! s'écria-t-il, mais la puanteur de ces sales misérables est de force à vous couper la respiration! Oui, parle Seigneur, qu'on m'arrache les organes vitaux si je me risquerais parmi eux à moins d'être, comme je le suis, un véritable débauché d'enfer! Y a-t-il quelque danger d'attraper la fièvre des prisons, sergent?
—Ils sont tous aussi sains que des carpes, Votre Honneur, dit le sous-officier, en portant la main à son bonnet.
—Hé! Hé! s'écria le raffiné, avec un rire suraigu. Ce n'est pas souvent que vous recevez la visite d'une personne de qualité, j'en suis sûr. C'est pour affaires, sergent, pour affaires. Auri sacra fames. Vous vous rappelez, sergent, ce que dit Virgilius Maro.
—Jamais entendu causer ce gentleman, monsieur, du moins à ma connaissance, dit le sergent.
—Hé! Hé! jamais entendu causer? Hé! Voilà qui aura du succès chez Slaughter, sergent. Voilà qui fera bien pouffer de rire chez Slaughter. Par mon âme! Mais quand je lance une histoire, les gens se plaignent de ne pouvoir se faire servir, car les garçons rient tellement qu'on ne peut tirer d'eux aucun travail. Oh! qu'on me saigne! Mais voilà une troupe bien sale, bien profane. Faites approcher les mousquetaires, sergent, de peur qu'ils ne sautent sur moi.
—Nous y veillerons, Votre-Honneur.
—Il m'est accordé une douzaine d'entre eux, et le capitaine Pogram m'a offert douze livres par tête. Mais il me faut de solides coquins, solides, robustes, car le voyage en tue beaucoup, sergent, et le climat les éprouve pareillement. Ah! en voici un qu'il me faut. Oui, c'est très vrai. Il est jeune. Il a en lui beaucoup de vie et beaucoup de force. Marquez-le à part, sergent. Marquez-le.
—Il se nomme Clarke, dit le soldat. Je l'ai marqué.
—Si celui-ci est le clerc, je désirerais avoir un prêtre pour faire la paire, s'écria le fat, en reniflant son flacon. Saisissez-vous la plaisanterie, sergent? Hé! Hé! Votre lenteur d'esprit s'élève-t-elle à cette hauteur? Qu'on me fasse tourner au rouge, si je ne me sens pas en train. Et cet autre, là-bas, à la figure brune, vous pouvez le marquer aussi, et de même le jeune qui est à côté de lui. Marquez-le. Ah! il agite la main de mon côté. Tenez ferme, sergent. Où sont mes sels. Qu'y a-t-il, l'homme? Qu'y a-t-il?
—S'il plaît à Votre Honneur, dit le jeune paysan, s'il vous convient de me choisir pour faire partie d'une troupe, j'espère que vous permettrez à mon père, que voici, de venir aussi avec nous.
—Peuh! Peuh! s'écria le fat, vous êtes déraisonnable, oui vraiment. A-t-on jamais ouï chose pareille? L'honneur le défend. Comment oserai-je imposer un vieil homme à mon honnête ami, le capitaine Pogram. Fi! Fi! qu'on me coupe en deux s'il ne dirait pas que je l'ai filouté! Il y a là-bas un gaillard, un luron à tête rousse, sergent. Les nègres se figureront qu'il a pris feu. Ceux-là, avec ces six solides rustres, compléteront ma douzaine.
—Vous avez vraiment le dessus du panier, dit le sergent.
—Oui, qu'on me noie si je n'ai pas le coup d'œil prompt en fait de chevaux, d'hommes et de femmes! Je trouverai en un instant ce qu'il y a de mieux dans une fournée. Douze fois douze, bien près de cent cinquante pièces, sergent, qui n'auront coûté que quelques mots. Je n'ai eu qu'à envoyer ma femme, une personne diantrement belle, remarquez bien, et qui s'habille à la mode, à mon bon ami le secrétaire, pour lui demander quelques rebelles. «Combien? dit-il.—Une douzaine, cela suffira.» Et tout a été réglé d'un trait de plume. Pourquoi là maudite sotte n'a-t-elle pas pensé à en demander un cent? Mais qu'y a-t-il, sergent, qu'y a-t-il?
Un petit homme vif, à tête en potiron, vêtu d'un habit de cheval et de grandes bottes, venait d'entrer à grand bruit d'éperons dans le magasin aux laines, d'un air fort assuré, fort autoritaire, porteur d'un grand sabre de forme antique qui traînait derrière lui, et agitant une cravache.
—Bonjour, sergent, dit-il d'une voix forte et impérieuse, vous avez peut-être entendu parler de moi? Je suis monsieur John Wooton, de Langmere House, qui s'est donné tant de tracas pour le Roi et que M. Godolphin a appelé, en pleine Chambre des Communes, une des colonnes locales de l'État. Ce furent ses propres paroles. C'est beau, n'est-ce pas? Des colonnes? Remarquez cette idée ingénieuse: l'État serait en quelque sorte un palais ou un temple, et les fidèles sujets autant de colonnes, et je fus l'une d'elles.
Je suis une colonne locale. J'ai reçu un permis royal, sergent, pour choisir parmi vos prisonniers dix solides coquins que je pourrai vendre, comme récompense de mes efforts. Rangez-les donc en ligne, que je puisse faire mon choix.
—Alors, monsieur, nous sommes ici pour la même affaire, dit le Londonien, qui mit la main sur son cœur en s'inclinant si bas qu'on eût dit que son épée prenait une direction perpendiculaire vers le plafond, l'honorable Georges Dawnish, à votre service! Votre très humble et très dévoué serviteur, monsieur. À vos ordres en toutes choses, en toutes circonstances. C'est vraiment une joie, une faveur, monsieur, de faire votre distinguée connaissance. Hem!
Le hobereau parut quelque peu décontenancé par cette averse de salamalecs londoniens.
—Ahem! monsieur! oui, monsieur, dit-il en agitant la tête avec rapidité. Enchanté de vous voir, monsieur! Diablement enchanté! Mais ces hommes, sergent! Le temps presse, car il y a marché demain à Shepton, et je serais enchanté de voir mon vieux ragot avant qu'il ne soit vendu. En voilà un bien en chair. Il me le faut.
—Pardieu! je vous ai devancé, s'écria le courtisan. Qu'on me noie, si cela ne me fait pas de la peine. Il est à moi.
—Alors celui-ci, dit l'autre, en le montrant avec sa cravache.
—Il est à moi aussi. Ma parole! mais c'est par trop drôle.
—Corps de Dieu! Combien en avez-vous? s'écria le squire de Dulverton.
—Une douzaine! Hé! Hé! La douzaine toute ronde. Qu'on me crève si je n'ai pas eu le meilleur choix avant vous! Le premier oiseau levé, vous connaissez le vieux dicton.
—C'est une infamie, cria le squire en colère, une honte, une infamie. Il faut que nous nous battions pour le Roi, que nous risquions notre peau, et alors, quand tout est fini, voici qu'arrive un troupeau de laquais d'antichambre, qui viennent nous escamoter le choix avant que leurs maîtres soient servis!
—Laquais d'antichambre, monsieur, piailla le raffiné. Sur la mort, monsieur, voilà qui touche à mon honneur de très près. J'ai vu couler du sang, monsieur, et des blessures s'ouvrir pour de moindres provocations. Rétractez-vous, monsieur, rétractez-vous.
—Arrière, perche à porter les habits! dit l'autre d'un ton méprisant. Vous êtes venu, comme les autres oiseaux mangeurs de charognes, quand la bataille est finie. Est-ce qu'on a prononcé votre nom en plein Parlement? Est-ce que vous êtes une colonne locale? Arrière, arrière, mannequin de tailleur!
—Et vous, insolent rustre en sabots, s'écria le fat, lourdaud au langage grossier, la seule colonne avec laquelle vous ayez jamais fait connaissance est le poteau à fouetter. Ha! sergent, il porte la main à son épée. Arrêtez-le, sergent, arrêtez-le, ou je lui ferai peut-être du mal.
—Non, messieurs, s'écria le sous-officier, cette querelle ne doit pas se poursuivre ici. Nous ne pouvons tolérer qu'on fasse du désordre dans l'intérieur de la prison, mais il y a au dehors une pelouse bien nivelée, où il y a autant d'espace qu'un gentilhomme peut en souhaiter pour se donner de l'exercice.
Cette proposition ne parut plaire à aucun des deux gentlemen en colère, qui se mirent à comparer la longueur de leurs épées et à jurer qu'avant le coucher du soleil chacun aurait des nouvelles de l'autre.
Notre propriétaire, car je puis appeler ainsi le fat, partit enfin, et le hobereau, après avoir choisi les dix hommes suivants, s'en alla à grand fracas, pestant après les courtisans, les Londoniens, le sergent, les prisonniers, et principalement contre l'ingratitude du gouvernement, qui le récompensait aussi chichement de son zèle.
Cette scène ne fut que la première d'un grand nombre d'autres semblables, car le gouvernement, qui s'efforçait de satisfaire aux demandes de ses partisans, avait promis beaucoup plus de prisonniers qu'il n'y en avait.
Je suis fâché d'avoir à le dire, j'ai vu non seulement des hommes, mais encore des femmes de mon pays, des dames titrées même, se tordre les mains, se lamenter parce qu'il leur avait été impossible d'obtenir quelqu'un de ces pauvres gens du comté de Somerset pour le vendre comme esclave.
Et en fait, il fut fort difficile de leur faire comprendre que leurs sollicitations auprès du Gouvernement ne leur donnaient aucunement le droit de s'emparer du premier citadin ou paysan qui leur tomberait sous la main et de l'expédier aux Plantations sans autre forme de procès.
Ainsi donc, mes chers petits enfants, je vous ai ramenés avec moi dans le passé pendant toutes les soirées de ce long et ennuyeux hiver, je vous ai fait assister à des scènes dont tous les acteurs sont sous terre, à part peut-être un ou deux barbons comme moi, pour garder quelque souvenir d'eux.
J'ai appris que vous, Joseph, vous avez mis par écrit, chaque matin, ce que je vous avais raconté la veille.
Vous avez fort bien fait d'agir ainsi, car vos enfants et les enfants de vos enfants pourront y prendre de l'intérêt et même éprouver quelque fierté, en apprenant que leurs ancêtres ont joué un rôle dans de telles scènes.
Mais voici que le printemps arrive, que la verdure se dépouille de sa neige, en sorte que vous avez mieux à faire que de rester assis à écouter les histoires d'un vieillard loquace.
Ah! ah! vous secouez la tête.
Mais la vérité, c'est que vos jeunes membres ont besoin de s'exercer, de se fortifier, de se consolider, et vous n'obtiendrez jamais ce résultat en vous rôtissant devant ce grand feu.
De plus, maintenant mon histoire marche rapidement à sa fin, car je n'ai jamais eu l'intention de vous conter autre chose que les événements qui se rapportent à l'insurrection de l'Ouest.
Si la partie qui s'achève a été des plus mornes, si elle n'a point pour dénouement un joyeux carillon et des poignées de mains, comme dans les livres à bon marché, c'est à l'histoire et non à moi qu'il faut vous en prendre. Car la Vérité est une maîtresse sévère, et une fois qu'on s'est mis en route avec elle, il faut suivre la commère jusqu'au bout, dut-elle braver carrément toutes les règles, toutes les conditions, qui voudraient faire de cette confusion inextricable qu'est le monde le jardin bien régulier, à la hollandaise, des conteurs d'histoires.
Trois jours après notre procès, nous fûmes alignés dans la rue du Nord, devant le château, avec des hommes venus d'autres prisons et qui devaient partager notre sort.
Nous étions placés sur quatre de front et une corde réunissait chaque rang au suivant.
Je comptai cinquante de ces rangs, ce qui porterait notre total à deux cents.
De chaque côté marchaient des dragons. Nous avions devant et derrière nous des compagnies de mousquetaires pour empêcher toute tentative d'attaque ou d'évasion.
Nous partîmes ainsi rangés le dix septembre, au milieu des larmes et des gémissements des gens de la ville, parmi lesquels beaucoup voyaient leurs fils ou leurs frères en route pour l'exil sans pouvoir échanger avec eux un dernier mot, une étreinte.
Quelques-uns de ces pauvres gens, des vieux tout ridés, au chef branlant, des femmes décrépites, marchèrent péniblement pendant des milles à notre suite sur la grande route, jusqu'au moment où l'infanterie de l'arrière-garde fit volte-face de leur côté et les chassa avec des jurons et des coups de leurs baguettes de fusil.
Ce jour-là, nous passâmes par Yeovil et Sherborne.
Le lendemain, on traversa les Dunes du Nord jusqu'à Blandford, où nous fûmes parqués ensemble comme des bestiaux et laissés là pendant la nuit.
Le troisième jour, nous reprîmes notre marche à travers Wimborne et une série de jolis villages du Comté de Dorset, les derniers villages anglais que devaient voir la plupart d'entre nous pour bien des longues années.
À une heure avancée de l'après-midi, nous vîmes apparaître les vergues et les agrès des navires dans le Port de Poole.
Au bout d'une autre heure, nous descendîmes le sentier ardu et rocailleux qui mène à la ville.
Là nous fûmes rangés sur le quai en face du brick au large pont, aux lourdes manœuvres qui était destiné à nous conduire vers l'esclavage.
Pendant toute cette marche, nous fûmes traités avec la plus grande bonté par le menu peuple.
Il accourait de tous ces cottages avec des fruits et du lait qu'ils partageaient entre nous.
Dans d'autres endroits, des ministres dissidents risquèrent leur vie en venant se poster sur les bords de la route, pour nous bénir au passage, sous les grossières plaisanteries et les jurons des soldats.
Nous montâmes à bord et fûmes menés dans la cale par le lieutenant du navire, un grand marin à figure rouge, aux oreilles ornées d'anneaux, pendant que le capitaine, debout sur la poupe, les jambes écartées, la pipe à la bouche, nous vérifiait l'un après l'autre au moyen d'une liste qu'il tenait à la main.
Quand il vit de près la construction solide et l'air de santé rustique des paysans, que n'avait pu entamer même leur longue captivité, ses yeux pétillèrent et il frotta de plaisir ses grosses mains rouges.
—Conduisez-les en bas, Jim, ne cessait-il de crier au lieutenant. Arrimez-les comme il faut. Là-bas. Il y a des logements dignes d'une duchesse, sur ma foi, une duchesse. Emballez-moi cela.
Nous défilâmes l'un après l'autre devant le capitaine enchanté.
Puis, nous descendîmes par l'échelle raide qui aboutissait à la cale.
Arrivés là, nous fûmes conduits dans un étroit corridor, sur chaque côté duquel s'ouvraient les compartiments qui nous étaient destinés.
À mesure qu'un homme se trouvait devant, celui qui lui était réservé, il y était poussé par le vigoureux lieutenant, et fixé au plancher par des entraves aux chevilles que mettait en place l'armurier du bord.
Il faisait nuit quand nous fûmes tous enchaînés, mais le capitaine fit une ronde avec une lanterne pour s'assurer que sa propriété était en parfaite sûreté.
Je pus l'entendre, ainsi que le lieutenant, calculer la valeur de chaque prisonnier et compter ce qu'il en tirerait sur le marché des Barbades.
—Leur avez-vous servi leur fourrage, Jim? demanda-t-il en mettant sa lanterne successivement dans chaque compartiment. Vous êtes-vous assuré qu'ils ont eu leur ration?
—Un pain d'avoine et une pinte d'eau, répondit le lieutenant.
—Une duchesse s'en contenterait, par ma foi, s'écria le capitaine. Regardez-moi celui-ci, Jim. Regardez-moi ses grandes mains: il pourrait travailler des années dans les rizières, avant que les crabes de terre viennent le dévorer.
—Oui, nous aurons une belle vente aux enchères chez les colons pour cet assortiment. Par Dieu! Capitaine, vous avez fait là une fameuse affaire. Morbleu, vous avez roulé ces gens de Londres de la belle manière.
—Qu'est-ce que cela? hurla le capitaine. En voici un qui n'a pas touché à sa ration? Ah! ça, mon homme, est-ce que vous auriez l'estomac trop délicat pour manger ce que d'autres ont trouvé bon, qui valaient mieux que vous.
—Je n'ai pas le cœur à manger, monsieur, répondit le prisonnier.
—Eh quoi! Se permettrait-on des caprices, des fantaisies? Prétendez-vous trier, choisir? Je vous le dis, mon homme, vous m'appartenez corps et âme. Je vous ai payé dix belles pièces, et maintenant il faut que je m'entende dire que vous ne voulez pas manger. Mettez-vous à la besogne à l'instant, capricieux coquin, où je vous fais passer à l'estrapade.
—En voici un autre qui reste continuellement la tête penchée sur la poitrine, sans entrain, sans vie.
—Chien de révolté, d'entêté, cria le capitaine, de quoi vous plaignez-vous? Pourquoi faites-vous une figure d'assureur pendant une tempête?
—S'il vous plaît, monsieur, c'est que je ne fais que penser à ma vieille mère, là-bas, à Wellington, et je me demande qui la nourrira maintenant que je n'y suis plus.
—Hé, qu'est-ce que cela me fait? brailla le brutal marin. Comment ferez-vous pour arriver au terme de votre voyage, en bon état de santé, et le cœur content, si vous restez là comme une poule malade sur son perchoir? Riez, mon homme, faites-vous gai, ou bien je vous donnerai de quoi pleurer. C'est honteux pour vous, torchon de terrien, de bouder, de geindre comme un enfant qu'on vient de sevrer. N'avez-vous pas tout ce que le cœur peut souhaiter? Faites-lui tâter d'un bout de corde, Jim, si jamais vous le rattrapez à se faire du mauvais sang. Ce qu'il fait là, ce n'est que pour nous ennuyer.
—Votre Honneur m'excusera, dit un matelot accourant du pont. Il y a à l'arrière un étranger qui désire s'entretenir avec Votre Honneur.
—Quelle sorte d'homme est-ce, l'ami?
—C'est certainement une personne de qualité, Votre Honneur. Il parle avec autant d'aplomb que s'il était le capitaine du navire. Le maître d'équipage n'a fait que le frôler et il s'est mis à jurer, à sacrer après lui, à le regarder en face, avec des yeux de chat sauvage, si bien que Job Harrisson se figure avoir embarqué le diable en personne. Les hommes ne trouvent pas sa tournure fort à leur gré.
—Que diable peut-être ce godelureau? dit le capitaine. Allez sur le pont, Jim, et dites-lui que je suis occupé à compter mon bétail sur pied et que j'irai le trouver dans un instant.
—Non, Votre Honneur, on aura des ennuis, si vous ne montez pas. Il jure qu'il n'entend pas se laisser berner, qu'il veut vous voir tout de suite.
—Que son sang soit maudit, quel qu'il soit! grommela le marin. Tout cop est maître sur son tas de fumier. Que veut dire ce coquin? Quand même il serait le Lord du Sceau privé, je tiens à lui faire savoir que je suis le maître sur mon pont.
En disant ces mots et les accompagnant de grondements d'indignation, le lieutenant et le capitaine retirèrent, à eux deux, l'échelle, et firent retomber le lourd panneau de l'écoutille après leur passage.
Une seule lampe à huile, suspendue à une des solives au centre du couloir, qui séparait les deux rangées de cellules, était tout l'éclairage qu'on nous accordait.
À sa jaune et trouble lueur, nous distinguions vaguement les grosses côtes de bois du navire se courbant de chaque côté de nous et supportant les traverses qui soutenaient le pont.
Une odeur infecte, provenant de l'eau stagnante, empoisonnait l'air épais et lourd.
À chaque instant, un rat, poussant un cri aigu, et avec un bruit de piétinement, s'élançait à travers la zone éclairée, et disparaissait un peu loin dans les ténèbres.
La forte respiration que j'entendais autour de moi m'apprit que mes compagnons, épuisés par leur voyage et leurs souffrances, avaient fini par s'endormir.
De temps à autre, un lugubre tintement de chaînes, la brusque interruption du souffle, et une inspiration profonde rappelaient qu'un pauvre paysan, encore sous l'influence d'un rêve qui lui montrait son humble coin de terre parmi les bosquets des Mendips, se réveillait brusquement pour voir le vaste cercueil dans lequel il se trouvait et pour respirer l'air empoisonné de la prison flottante.
Je restai longtemps éveillé, tout entier à mes pensées au sujet de moi-même, et aussi des pauvres créatures qui m'entouraient.
À la fin, cependant, le battement rythmique de l'eau contre les flancs du navire, le léger roulis et le tangage me firent tomber dans un sommeil dont je fus brusquement tiré par une lumière passant devant mes yeux. Je me mis sur mon séant et vis plusieurs matelots groupés autour de moi, avec un homme de haute taille enveloppé d'un manteau noir, qui tenait une lanterne au-dessus de ma tête.
—C'est l'homme en question, dit-il.
—Allons, matelot, il faut que vous veniez sur le pont, dit l'armurier du bord.
Et de quelques coups de son marteau, il fit tomber les fers de mes pieds.
—Suivez-moi, dit l'inconnu de haute stature, en me précédant vers l'échelle de l'écoutille.
C'était une sensation céleste de revenir encore une fois à l'air pur.
Les étoiles brillaient au ciel de tout leur éclat.
Une fraîche brise soufflait de la terre et murmurait une charmante chanson à travers les agrès.
Tout près de nous, les lumières de la ville jetaient des éclats jaunes et gais.
Plus loin, la lune regardait à la dérobée par-dessus les collines de Bournemouth.
—Par ici, monsieur, dit le marin, tout droit, dans la cabine, monsieur.
Suivant toujours mon guide, je me trouvai dans la cabine basse du brick.
Une table carrée, luisante, en occupait le centre, et une lampe à lumière éclatante se balançait au-dessus.
Tout au bout, en plein dans la partie éclairée, le capitaine était assis, la figure rayonnante d'avidité et d'espoir.
Sur la table il y avait une petite pile de pièces d'or, une bouteille de rhum, des verres, une boîte à tabac et deux longues pipes.
—Mes compliments, capitaine Clarke, dit le capitaine, avançant sa tête ronde, hérissée. Agréez les félicitations d'un honnête marin. À ce qu'il paraît, nous ne sommes pas destinés à être compagnons de voyage, malgré tout.
—Le capitaine Micah Clarke doit faire un voyage pour son compte, dit l'inconnu.
Au son de sa voix, je sursautai d'étonnement.
—Grands Dieux! m'écriai-je, Saxon!
—Vous l'avez deviné, dit-il en rejetant son manteau et me montrant la figure et la tournure bien connues du soldat de fortune. Par ma foi! l'ami, si vous avez pu me recueillir dans le Solent, je puis bien, je suppose, vous tirer de ce maudit piège à rats où je vous trouve. C'est partie liée, comme on dit devant le tapis vert. Sans doute je vous en voulais à mort au moment de notre dernière séparation, mais je vous gardais quand même un coin de mon âme.
—Une chaise et un verre, capitaine Clarke, s'écria le patron. Parbleu! Je pense que vous êtes tout disposé à lever le petit doigt et à vous rincer le sifflet après tout ce que vous avez traversé.
Je m'assis à table. La tête me tournait.
—Voilà qui est trop profond pour moi, dis-je. Que signifie tout cela et comment est-ce arrivé?
—Pour mon compte, le sens est aussi clair que le verre de mon habitacle, dit le marin. Votre bon ami le Colonel Saxon,—c'est son nom à ce que j'apprends,—m'a offert autant d'argent que je pouvais espérer d'en gagner en vous vendant dans les Indes. Ma parole! je suis rude et je parle franc, mais j'ai le cœur au bon endroit. Oui, oui, je ne voudrais pas enlever par fraude un homme si je pouvais lui rendre la liberté, mais nous avons à veiller sur nos intérêts et le commerce ne marche guère.
—Alors je suis libre! dis-je.
—Vous êtes libre, répondit-il. Voici l'argent de votre achat sur la table. Vous pouvez aller où il vous plaira, excepté en Angleterre, où vous êtes encore hors la loi par le fait de votre sentence.
—Comment avez-vous fait cela, Saxon? demandai-je. N'avez-vous rien à craindre pour vous-même.
—Ho! Ho! fit le vieux soldat en riant, je suis un homme libre, mon garçon. Je tiens mon pardon et je ne me soucie d'un espion ou d'un dénonciateur pas plus que d'un maravédi. Qui ai-je rencontré, il y a un jour ou deux? Le Colonel Kirke en personne. Oui, mon garçon, je l'ai rencontré dans la rue, et à son nez, j'ai mis mon chapeau de travers. Le gredin a porté la main à la poignée de son épée, et j'allais dégainer pour envoyer son âme au diable, si on ne nous avait pas séparés. Jeffreys et les autres me sont aussi indifférents que les cendres de cette pipe. Je peux faire claquer ce pouce et cet index pour les narguer. Ils aiment mieux voir le dos de Décimus Saxon que sa figure, je vous en réponds, oui!
—Mais d'où vient cela? demandai-je.
—Eh! Vierge Marie, ce n'est point un mystère. Les vieux oiseaux, qui ont de l'expérience, ne se prennent pas avec de la paille. Lorsque je vous quittai, je me mis en route pour certaine hôtellerie où je pouvais être sûr de trouver une personne amie. J'y passai quelque temps en cachette, ainsi que disent les Français, afin de préparer à bien le plan que j'avais en tête. Éclair et tonnerre! j'eus une peur terrible que me causa ce vieux marin votre ami, qui pourrait être vendu comme peinture, car en tant qu'homme, il n'est plus bon à grand'chose.
Bon, je me rappelai assez tôt l'affaire de votre visite à Badminton et du Duc de B... Nous ne nommerons personne, mais vous devinerez aisément de quoi je parle. Je lui envoyai un messager pour lui dire que je comptais acheter mon pardon en faisant connaître tout ce que je savais du double jeu qu'il avait joué avec les rebelles.
Le message fut remis secrètement et il me répondit que je le trouverais lui-même, à un certain endroit, la nuit.
Au lieu de m'y rendre en personne, j'y envoyai mon messager, qui fut trouvé le lendemain raide mort avec plus de boutonnières dans son doublet que le tailleur n'en avait fait.
Sur quoi j'envoyai de nouveau, en me montrant plus exigeant et parlant d'un prompt arrangement.
Il me demanda mes conditions.
Je répondis: un pardon complet et un commandement pour moi, et pour vous une somme suffisante pour que vous puissiez vous rendre commodément dans un pays étranger et vous adonner à la noble profession des armes.
J'obtins l'un et l'autre, quoique cela fût aussi dur que si on lui arrachait les dents.
Son nom a grand crédit à la Cour en ce moment même et le Roi ne peut rien lui refuser.
J'ai mon pardon et un commandement de troupes dans la Nouvelle-Angleterre.
Pour vous, j'ai deux cents pièces; sur lesquelles trente ont servi à payer votre rançon au capitaine; vingt autres me sont dues pour mes avances en cette affaire.
Vous trouverez dans ce sac les cent cinquante et quelques pièces, sur lesquelles vous en paierez quinze aux pêcheurs qui ont pris l'engagement de vous transporter à Flessingue.
Vous n'aurez aucune peine à croire, mes chers enfants, combien je fus bouleversé par ce brusque revirement des choses.
Lorsque Saxon eut cessé de parler, je restai comme étourdi à essayer de comprendre ce qu'il m'avait dit.
Puis, il me vint à l'esprit une pensée qui glaça la flamme d'espoir et de bonheur qu'avait fait jaillir en moi l'idée de ma liberté recouvrée.
Ma présence avait été un aide, une consolation pour mes malheureux compagnons.
Ne serait-ce pas cruauté que de les abandonner dans leur détresse? Il n'y en avait pas un seul parmi eux qui ne levât les yeux vers moi dans sa peine, et dans la faible mesure de mes ressources je les avais secourus et réconfortés.
Comment les abandonner maintenant?
—Je vous suis extrêmement obligé, Saxon, dis-je enfin en parlant avec lenteur, et avec quelque difficulté, car c'étaient des paroles pénibles à prononcer, mais je crains que vous ne vous soyez donné des peines inutiles. Les pauvres paysans n'ont personne pour les soigner, pour les aider. Ils sont aussi simples que des enfants, et tout aussi peu faits pour être débarqués dans un pays inconnu. Je ne puis prendre sur moi de les abandonner.
Saxon éclata de rire, en se renversant sur sa chaise, allongeant ses grandes jambes et enfonçant les mains dans les poches de sa culotte.
—Voilà qui est trop fort, dit-il enfin. J'avais prévu bien des difficultés sur ma route, mais celle-là, je n'y songeais pas! Vous êtes, il faut le dire, l'homme le plus contrariant qui ait jamais porté le justaucorps de cuir de bœuf. Vous avez toujours quelque raison tirée on ne sait d'où pour vous échapper, pour vous effrayer, comme un poulain étourdi, à moitié dompté. Et pourtant je crois pouvoir venir à bout, avec un peu de persuasion, de ces étranges scrupules qui vous prennent.
—Quant aux prisonniers, Capitaine Clarke, dit le marin, je me conduirai envers eux comme un père, sur ma parole, je le ferai, foi d'honnête marin. S'il vous convenait de prélever une bagatelle d'une vingtaine de pièces pour leur assurer le confortable, je veillerais à ce qu'ils aient une nourriture telle que beaucoup d'entre eux n'en ont jamais eu la pareille à leur propre table. Et en outre ils viendront sur le pont, pendant les quarts, et prendront l'air frais une heure ou deux par jour. Je ne puis rien proposer de plus équitable.
—J'ai un ou deux mots à vous dire sur le pont, fit Saxon.
Il sortit de la cabine, et je le suivis jusqu'au bout de la poupe, où nous restâmes debout adossés aux bastingages.
Les lumières s'étaient éteintes l'une après l'autre dans la ville, en sorte que l'océan noir battait contre le rivage plus noir encore.
—Vous n'avez pas à vous tourmenter au sujet de l'avenir des prisonniers, dit-il en me parlant tout bas. Ils ne partiront pas pour les Barbades, et ce capitaine, à l'âme aussi dure qu'un caillou n'aura pas à les vendre, malgré toute la certitude qu'il en a. S'il peut se tirer d'affaire en sauvant sa peau, il aura plus de chance que je ne crois. Il a sur son bord un homme qui ne ferait pas plus de façon que moi pour lui donner une poussée par-dessus bord.
—Que voulez-vous dire, Saxon? m'écriai-je.
—Avez-vous jamais entendu parler d'un certain Hector Marot?
—Hector Marot? Oui, certes, je le connais fort bien. C'était un détrousseur de grand chemin sans doute, mais avec cela un gaillard d'une énergie terrible, et un bon cœur sous l'habit d'un voleur.
—Lui-même. C'est, comme vous le dites, un homme énergique, et un sabreur résolu, bien que, d'après ce que j'ai vu de son jeu, il soit faible dans les coups de pointe, et qu'il ait une préférence exagérée pour les coups de taille et n'attache pas assez d'importance à la pointe. En quoi il ne fait pas assez grand cas de l'opinion et de l'enseignement des escrimeurs les plus remarquables de l'Europe. Bah! Bah! les gens diffèrent d'avis sur ce point comme sur bien d'autres.
Pourtant il me semble que j'aimerais mieux être emporté du terrain de combat, après m'être servi de mon arme secundum artem que de le quitter sans une égratignure après avoir enfreint les lois de l'escrime. Quarto, tierce, seconde, voilà ce que je dis, et au diable vos estramaçons et vos passades.
—Mais il s'agit de Marot, dis-je avec impatience.
—Il est à bord, dit Saxon. Il paraît qu'il a été révolté, indigné des cruautés qu'on a fait souffrir aux paysans après la bataille de Bridgewater. Comme c'est un homme de caractère assez sombre, assez farouche, sa désapprobation s'est traduite par des actes plutôt que par des paroles.
On a trouvé çà et là dans la campagne, des soldats tués à coups de pistolets ou de poignard, sans que leur agresseur eût laissé aucune trace.
Il y en a eu une douzaine au moins de traités de la sorte, et l'on en est bientôt venu à se dire tout bas qu'Hector Marot, le brigand de grand chemin, était l'auteur de tout cela et on s'est mis avec ardeur à sa poursuite.
—Bon, et après? demandai-je, car Saxon s'était interrompu pour allumer sa pipe au moyen de cette même vieille boîte de métal contenant un briquet dont il s'était servi lors de notre première rencontre.
Quand j'évoque en imagination Saxon, c'est presque toujours sous l'aspect qu'il avait en ce moment-là, alors que la lueur rouge éclairait sa figure dure, animée, au profil de faucon, et montrait mille petits plis et rides que le temps et le souci avaient gravés dans sa peau brune, hâlée.
Parfois, dans mes rêves, cette figure m'apparaissait sur un fond de ténèbres.
Ses yeux à demi clos, si mobiles, si clignotants, sont tournés vers moi de cette façon un peu oblique qui lui était propre, si bien qu'enfin je me retrouve assis sur mon séant, et tendant la main dans l'espace vide, m'attendant presque à sentir autour d'elle une autre main maigre, nerveuse.
C'était, sous bien des rapports, un malhonnête homme, mes chers enfants, un homme roué, plein de ruse, qui n'avait guère de scrupules, guère de confiance, et pourtant la nature humaine est chose si étrange, et il nous est si difficile de maîtriser nos sentiments, que mon cœur s'échauffe quand je pense à lui et que cinquante années ont plutôt accru qu'affaibli la sympathie que j'ai pour lui.
—J'ai entendu dire, fit-il en envoyant lentement des bouffées de sa pipe, que Marot était bien l'homme de cette trempe, et qu'il était serré de si près qu'il courait le danger d'être pris.
En conséquence, je me mis à sa recherche, et je tins conseil avec lui.
Sa jument avait péri d'une balle perdue, et comme il avait beaucoup d'affection pour cette bête, cet événement le rendait plus farouche et plus dangereux que jamais. Il n'avait plus, disait-il, aucun goût pour son ancien métier.
En fait, il était mûr pour n'importe quoi.
C'est de cette manière-là qu'on fait les instruments utiles.
J'appris que dans sa jeunesse, il avait appris le métier de marin.
À ces mots, mon plan se dessina avec autant de rapidité qu'on tire un coup de pétrinal.
—Et ensuite? demandai-je, je ne vois pas encore clair.
—Pourtant, c'est assez évident pour vous maintenant. Le but de Marot était de fausser compagnie aux gens qui le poursuivaient et de rendre service aux exilés.
Pouvait-il rien faire de mieux pour réaliser ce projet que de s'engager comme matelot à bord de ce brick, la Dorothée Fox, et de quitter l'Angleterre avec lui.
Il n'y a que trente hommes d'équipage.
Au-dessous des écoutilles, ils sont près de deux cents, et si simples qu'ils puissent être, vous le savez aussi bien que moi, ils n'ont pas leurs pareils pour jouer de la pointe et du tranchant, mais il leur manque l'ordre et la discipline qui seraient nécessaires en pareil cas.
Marot n'a qu'à descendre au milieu d'eux, par une nuit noire, à les débarrasser de leurs entraves, à leur mettre en main quelques armes à feu, quelques gourdins.
Ho! Ho! Micah, qu'en dites-vous?
Les planteurs feront bien de cultiver leurs terres eux-mêmes, s'ils n'ont à compter en cette occurrence que sur les bras des campagnards de l'Ouest.
—En effet, c'est un plan bien conçu, dis-je. C'est malheureux, Saxon, qu'avec votre ingéniosité, votre esprit inventif, vous n'ayez pas un champ d'action honorable. Vous êtes, je le sais bien, aussi capable de commander des armées, d'organiser des campagnes qu'aucun de ceux qui jamais portèrent une épée.
—Regardez par-là, dit tout bas Saxon, en me saisissant par le bras. Voyez-vous l'endroit que la lune éclaire, à côté de l'écoutille. N'apercevez-vous pas cet homme de petite taille, trapu, qui est debout, seul perdu dans ses pensées, la tête inclinée sur sa poitrine? C'est Marot.
Je vous l'affirme, si j'étais le capitaine Pogram, j'aimerais mieux avoir pour premier lieutenant, pour camarade de lit le diable en personne, cornes, sabots, et queue, plutôt que d'avoir cet homme, à bord de mon navire. Vous n'avez pas de sujet de vous tourmenter en ce qui regarde les prisonniers, Micah. Leur avenir est décidé.
—Alors, Saxon, répondis-je, il ne me reste plus qu'à vous remercier et à accepter ces moyens de salut que vous avez mis à ma portée.
—Voilà qui est parler en homme, dit-il. Y a-t-il encore autre chose que je puisse faire pour vous en Angleterre? Et pourtant, par la Messe, il pourrait bien se faire que je n'y reste pas bien longtemps, car, à ce que j'ai appris, on doit me confier le commandement d'une expédition qu'on prépare contre les Indiens qui ont ravagé les plantations de nos colons.
Ce sera une bonne affaire que d'obtenir un emploi profitable, car je n'ai jamais vu une guerre pareille, où l'on n'a pu ni se battre, ni piller. Je vous en donne ma parole, c'est à peine si j'ai eu quelque argent entre les mains depuis qu'elle a commencé. Quand il s'agirait de mettre Londres à sac, je ne voudrais pas la recommencer.
—Il y a une personne amie que Sir Gervas Jérôme a recommandée à mes soins, fis-je remarquer, mais j'ai déjà pourvu à ce qu'il désirait. Il ne me reste rien qu'à faire savoir à tous les gens de Havant qu'un Roi qui a prodigué le sang de ses sujets, comme l'a fait celui que nous avons, n'est pas destiné, selon toute vraisemblance, à posséder bien longtemps le trône d'Angleterre. Lorsqu'il tombera, je reviendrai, et plutôt peut-être qu'on ne le croit.
—Ce traitement infligé à l'Ouest a, en effet, fortement indisposé tout le pays, dit mon compagnon. De tous côtés j'entends dire que la haine contre le Roi et ses ministres est plus violente qu'avant l'explosion. Hé! capitaine Pogram, par ici! Nous avons arrangé l'affaire, et mon ami est prêt à partir.
—Je me disais bien qu'il demanderait à virer de bord, fit le capitaine, en s'avançant vers nous d'une allure chancelante qui prouvait que la bouteille de rhum lui avait tenu compagnie depuis notre sortie. Par ma foi, j'en étais sûr. Et pourtant, par la Messe, je ne m'étonne pas qu'il y ait regardé à deux fois avant de quitter la Dorothée Fox. Elle est aménagée pour une duchesse, par ma foi. Où est votre canot?
—Bord à bord, dit Saxon. Mon ami se joint à moi, capitaine Pogram, pour espérer que vous ferez un agréable et utile voyage.
—Je lui en suis diablement obligé, dit le capitaine en agitant en tous sens son tricorne.
—Et aussi que vous arriverez sain et sauf aux Barbades.
—Il n'y a guère à en douter, dit le capitaine.
—Et que vous tirerez de vos marchandises assez bon parti pour recevoir la récompense de votre humanité.
—Ah! voilà de belles paroles, s'écria le capitaine. Monsieur, je suis votre débiteur.
Une barque de pêche se tenait bord à bord du brick.
À la lueur fumeuse des lanternes de la poupe, je pus discerner des hommes sur son pont et la grande voile brune toute prête à être hissée.
J'enjambai le bordage et mis le pied sur l'échelle de corde qui descendait jusqu'à elle.
—Adieu, Décimus, dis-je.
—Adieu, mon garçon. Vous avez votre argent en lieu sûr?
—Je l'ai.
—Alors, j'ai un autre présent à vous faire. Il m'a été remis par un sergent de la cavalerie royale. C'est sur lui que vous devrez compter désormais, Micah, pour vous nourrir, vous loger, vous habiller. C'est à lui qu'un homme brave doit toujours recourir pour vivre. C'est le couteau qui vous servira à ouvrir cette huître qu'est le monde. Regardez, mon garçon. C'est votre sabre.
—Mon vieux sabre! L'épée de mon père! m'écriai-je, au comble du ravissement, lorsque Saxon tira de dessous son manteau et me tendit le fourreau en cuir déteint, de vieux modèle, avec la lourde poignée de laitons que je connaissais si bien.
—Vous voici maintenant, dit-il, membre de l'antique et honorable corporation des soldats de fortune. Tant que le Turc rôdera en grognant devant les portes de Vienne, il y aura toujours de la besogne pour les bras vigoureux et les cœurs braves. Vous verrez que parmi ces guerriers errants, venus de tous les climats, de toutes les nations, le nom d'Anglais est estimé très haut. Je sais fort bien qu'il ne déchoira pas lorsque vous ferez partie de la confrérie. Je voudrais pouvoir partir avec vous, mais on me promet une solde et une situation auxquelles il serait fâcheux de renoncer. Adieu, mon garçon, et que la bonne fortune vous accompagne!
Je serrai la main calleuse du vieux soldat, et descendis dans la barque de pêche.
Le câble qui nous retenait fut retiré, la voile hissée, et la barque fila à travers la baie.
Elle allait de l'avant par une obscurité de plus en plus épaisse, obscurité aussi noire, aussi impénétrable que l'avenir vers lequel marchait la barque de ma vie.
Bientôt la force du soulèvement et de la retombée nous apprit que nous avions franchi l'entrée du port et que nous étions en plein canal.
À terre, des lumières clignotantes, apparaissant à de longs intervalles, marquaient la ligne de la côte.
Comme je me retournais pour regarder en arrière, un nuage, en se mouvant lentement, découvrit la lune, et je vis le dessin bien net des agrès du brick sur le disque d'un blanc froid.
Près de la voilure, était debout le vétéran, qui d'une main se tenait à un cordage, et agitait l'autre, en signe d'adieu et d'encouragement.
Un autre gros nuage masqua la lumière, et cette maigre et nerveuse figure, ce long bras tendu furent le dernier objet que je vis, avant une longue et triste période, du cher pays où j'étais né et avais été élevé.
X—Où tout prend fin.
Ainsi donc, mes chers enfants, me voici parvenu à la fin du récit d'un échec,—d'une aventure qui échoua bravement, noblement, mais qui n'en fut pas moins un échec.
Trois ans plus tard, l'Angleterre devait reprendre possession d'elle-même, rejeter les chaînes qui entravaient la liberté de ses membres, faire fuir Jacques et sa venimeuse couvée loin de ses rivages, tout comme je les fuyais alors.
Nous avions commis l'erreur d'être en avance sur notre temps.
Et pourtant il vint une époque où l'on se rappela avec sympathie les gars qui avaient combattu avec tant de vigueur dans l'Ouest, où leurs membres, recueillis dans bien des fossés et les solitudes où les avaient semés les bourreaux, furent rapportés au milieu du deuil silencieux d'une nation, dans les jolis cimetières champêtres où ils auraient voulu reposer.
Là, à portée du tintement de la cloche qui les avait, en leur enfance, appelés à la prière, sous le gazon où ils s'étaient promenés, à l'ombre de ces collines de Mendip et de Quantock qu'ils avaient tant aimées, ces braves cœurs dorment en paix dans le sein maternel.
Requiescant! Requiescant in pace!
Pas un mot de plus sur moi-même, chers enfants.
Ce récit est tout hérissé de Je. On dirait un Argus...
Cela, c'est un trait d'esprit, que vous ne comprendrez peut-être pas, je m'en doute.
J'ai entrepris de vous faire l'histoire de la guerre de l'Ouest, et cette histoire, vous venez de l'entendre.
Vous aurez beau me dorloter, me cajoler, vous n'en aurez pas un mot de plus.
Ah! je sais combien il est bavard, le vieillard, et que si vous pouviez seulement le mener jusqu'à Flessingue, il vous conduirait à travers les guerres de l'Empire, à la cour de Guillaume et à la seconde invasion de l'Ouest, qui eut une issue plus heureuse que la première.
Mais je ne ferai pas un pouce de plus.
Allez sur la pelouse, petits scélérats.
N'avez-vous rien autre à exercer que vos oreilles, pour aimer tant que cela à vous accroupir autour de la chaise de grand'père?
Si je dure jusqu'à l'hiver prochain et que le rhumatisme me laisse tranquille, il pourra bien se faire que je rattache les fils brisés de mon récit.
Quant aux autres personnages, je ne puis dire que ce que je sais d'eux.
Certains disparurent entièrement de ma connaissance.
Sur certains autres, je n'ai entendu que des choses vagues et incomplètes.
Les meneurs de l'insurrection s'échappèrent bien plus aisément que ceux qui les avaient suivis, car ils s'aperçurent que la passion de l'avidité est plus forte encore que celle de la cruauté.
Grey, Buyse, Wade et d'autres se rachetèrent au prix de tout ce qu'ils possédaient.
Ferguson s'échappa.
Monmouth fut exécuté sur le tertre de la Tour, et du moins à ses derniers moments il montra cet entrain qui, de temps à autre, se faisait jour à travers sa faiblesse naturelle, comme la flamme qui jaillit par intermittences d'un feu près de s'éteindre.
Mon père et ma mère vécurent assez pour voir la Religion protestante reprendre son ancienne place et l'Angleterre se faire le champion de la foi réformée sur le Continent.
Trois ans plus tard, je les retrouvai à Havant, presque tels que je les avais quittés, à cela près qu'il y avait quelques fils d'argent de plus dans les tresses brunes de ma mère, que les larges épaules de mon père étaient un peu courbées, et son front sillonné par les rides du souci.
Ils firent, la main dans la main, le voyage de la vie, lui le Puritain, et elle disciple de l'Église, et je n'ai jamais désespéré de voir se guérir l'hostilité religieuse en Angleterre, après avoir reconnu combien il est aisé à deux personnes de garder la foi la plus énergique en leur propre croyance, tout en éprouvant l'affection et le respect le plus sincère pour celle qui professe un autre culte.
Il viendra peut-être un jour où Église et Chapelle seront entre elles comme un frère cadet et un frère aîné, travaillant ensemble au même but et chacun se réjouissant du succès de l'autre.
Que le désaccord entre elles se traduise autrement que par la pique et le pistolet, par le tribunal et la prison, que ce soit la rivalité en vue d'une vie plus haute, à qui adoptera la manière de voir la plus large, à qui pourra s'enorgueillir de montrer les classes pauvres les plus heureuses et les mieux soignées.
Dès lors cette rivalité sera non plus une malédiction, mais un bienfait pour ce pays d'Angleterre.
Ruben Lockarby fut malade pendant bien des mois, mais lorsque enfin il fut rétabli, il se trouva amnistié grâce aux soins que se donna le Major Ogilvy.
Au bout d'un certain temps, quand l'agitation eût entièrement pris fin, il épousa la fille du Maire Timewell et il vit encore à Taunton en citoyen opulent, prospère.
Il y a trente ans que vint au monde un petit Micah Lockarby, et maintenant on m'apprend qu'il y en a un autre, fils du premier, et qui promet d'être un Tête-Ronde aussi déluré que pas un de ceux qui marchèrent au roulement du tambour.
Quant à Saxon, j'ai reçu plus d'une fois de ses nouvelles.
Il fit un si habile usage de la prise qu'il avait sur le Duc de Beaufort que par la protection de celui-ci, il obtint le commandement d'une expédition envoyée pour châtier les sauvages de la Virginie, qui avaient commis de grandes cruautés sur les colons.
Car il lutta si bien d'embuscades contre leurs embuscades, joua de tels tours à leurs guerriers les plus rusés, qu'il a laissé un grand nom parmi eux et que son souvenir vit encore parmi eux, sous un sobriquet indien, qui signifie «l'homme matois aux longues jambes et aux yeux de rat.»
Après avoir repoussé les tribus fort loin dans le désert, il reçut comme récompense de ses services un territoire, sur lequel il s'établit.
Il s'y maria et passa le reste de ses jours à cultiver du tabac et à enseigner les principes de la guerre à une nombreuse lignée d'enfants dégingandés, longs comme des perches.
On m'apprend qu'une grande nation de gens d'une force étonnante et d'une stature extraordinaire promet de se former de l'autre côté de l'eau. Si cela venait vraiment à se réaliser, il pourrait bien se faire que ces jeunes Saxons ou leurs enfants y contribuent.
Plaise à Dieu que leurs cœurs ne s'endurcissent jamais à l'égard de cette petite île de la mer, qui est, qui devra toujours être le berceau de leur race!
Salomon Sprent se maria et vécut de longues années aussi heureux que ses amis pouvaient le souhaiter.
Pendant mon séjour à l'étranger, je reçus une lettre de lui, où il m'apprenait que bien que son navire compagnon et lui fussent partis seuls pour la traversée du mariage, ils étaient maintenant escortés d'un petit canot et d'un bateau de passage.
Une nuit d'hiver où le sol était couvert de neige, il envoya chercher mon père, qui accourut chez lui.
Il trouva le vieux marin assis dans son lit, sa bouteille de rhum à portée de sa main, sa boîte à tabac près de lui, et une grande Bible jaunie en équilibre sur ses genoux ployés.
Il respirait péniblement et était dans des transes terribles.
—J'ai une planche défoncée et neuf pieds d'eau dans la cale. C'est venu plus vite que je ne puis me l'expliquer. À la vérité, ami, voilà bien des jours que je ne suis propre à tenir la mer, et il est temps que je sois condamné et mis au rebut.
Mon père hocha la tête avec tristesse, en remarquant la teinte sombre de son visage et sa respiration embarrassée.
—En quel état est votre âme? demanda-t-il.
—Ah! oui, dit Salomon, c'est là une cargaison que nous transportons sous nos écoutilles, sans être en état de la voir et nous n'avons pas donné de coup de main pour son arrimage. Je viens de repasser les ordres de mise à la voile que voici et les dix articles de guerre, mais je ne trouve pas, il me semble, que je me sois écarté de ma route au point de n'avoir pas à espérer de rentrer dans la passe.
—N'ayez pas confiance en vous-même, mais en Christ, dit mon père.
—C'est lui le pilote naturellement, répondit le vieux marin. Mais quand j'avais un pilote à bord, je ne manquais jamais selon mon habitude d'avoir l'œil au grain, voyez-vous, et c'est ce que je ferai à présent. Le pilote ne vous en estime pas moins pour cela. Aussi je vais jeter de mon côté ma ligne de sonde, bien qu'on me dise qu'il n'y a de fond nulle part dans l'Océan de la miséricorde de Dieu. Dites-moi, ami, pensez-vous que ce même corps, cette même carcasse que voici, ressuscitera un jour.
—C'est ce qu'on nous enseigne, répondit mon père.
—Je la reconnaîtrai n'importe où, aux tatouages, dit Salomon. Ils ont été faits quand j'étais avec Sir Christophe dans les Indes occidentales, et je serais fâché d'avoir à les perdre.
Quant à moi, voyez-vous, je n'ai jamais voulu de mal à personne, pas même à ces ventrus de Hollandais, bien que je me sois battu contre eux dans trois guerres, et qu'ils m'aient emporté un de mes espars, et qu'on le pende après eux!
Si j'ai fait entrer le grand jour dans quelques-uns d'entre eux, voyez-vous, c'était en bonne part et affaire de service.
J'ai bu ma part, ma bonne part, assez pour adoucir mon eau de cale, mais bien peu de gens m'ont vu en mauvais état dans les agrès d'en haut, ou refusant d'obéir à mon gouvernail.
Je n'ai jamais touché ma solde ou ma part de prise, sans que mon matelot fût bien accueilli à en demander la moitié.
Quant aux catins, moins on en parlera, mieux cela vaudra.
J'ai été un fidèle navire compagnon pour ma Phébé depuis qu'elle a jugé bon d'attendre mes signaux.
Voilà mes papiers, tous nets et sans rien de caché.
Si je suis mandé à l'arrière cette nuit même par le Suprême Lord grand amiral en chef, je ne crains pas qu'il me fasse mettre aux fers, car bien que je ne sois qu'un pauvre homme de marin, j'ai trouvé dans ce livre-ci une promesse, et je n'ai point peur que Lui ne la tienne pas.
Mon père passa quelques heures avec le vieillard et fit de son mieux pour le réconforter et l'aider, car il était évident qu'il baissait rapidement.
Lorsque enfin il le quitta, le laissant avec sa fidèle épouse près de lui, il saisit la main brune, mais amaigrie, qui gisait sur les couvertures.
—Je vous reverrai, dit-il.
—Oui, sous la latitude du ciel, répondit le marin agonisant.
Son pressentiment était juste, car aux premières heures du matin, sa femme se penchant sur lui, vit un beau sourire sur sa figure tannée, bronzée par les coups de mer.
Se soulevant sur son oreiller, il porta la main à une mèche de son front, selon l'usage des marins, puis il retomba lentement, paisiblement dans le long sommeil d'où l'on se réveille quand la nuit cesse d'exister.
Vous me demanderez sans doute ce qu'il advint d'Hector Marot et de l'étrange cargaison qui avait mis à la voile du port de Poole.
On n'entendit jamais parler d'eux, à moins qu'on applique à leur destinée un bruit qui fut répandu quelques mois plus tard par le Capitaine Elias Hopkins, du navire La Caroline, de Bristol.
Le Capitaine Hopkins rapporte que dans la traversée qui le ramenait de nos colonies, il rencontra une brume épaisse et eut le vent debout au voisinage des grands bancs de morue.
Une nuit, pendant qu'il faisait sa ronde, par un brouillard si dense, qu'il pouvait à peine voir la pomme de son propre mat, il éprouva une sensation des plus étranges, car comme lui et d'autres étaient debout sur le pont, ils entendirent, à leur grand étonnement, le bruit d'un grand nombre de voix, qui paraissaient former un chœur, bruit d'abord faible et certain, puis prenant bientôt une ampleur croissante, jusqu'à ce qu'il fût, à ce qu'il semblait, à la distance d'un jet de pierre.
Après quoi il diminua et s'éteignit lentement pour se perdre au loin.
Certains hommes de l'équipage mirent la chose sur le compte du Maudit, mais comme le Capitaine Elias Hopkins ne manquait pas de le faire remarquer, il était bien étrange que le Malin eût choisi des hymnes familiers de l'Ouest pour son exercice nocturne, et plus étrange encore que les habitants de l'abîme eussent, en chantant, une prononciation aussi pâteuse que celle du Comté de Somerset.
Quant à moi, je ne doute guère que ce ne fût en effet la Dorothée Fox qui eût passé par là dans le brouillard, et que les prisonniers, ayant reconquis leur liberté, n'aient célébré leur délivrance à la façon de vrais Puritains.
Où furent-ils entraînés?
Fut-ce sur la côte rocheuse du Labrador, ou bien trouvèrent-ils un asile dans quelque région désolée où la cruauté royale ne pouvait pas les poursuivre, voilà qui doit rester éternellement ignoré.
Zacharie Palmer vécut de longues années en vieillard vénérable et honoré, avant d'être appelé à son tour auprès de ses pères.
C'était un doux et simple philosophe de village que cet homme-là, et dans sa vieille poitrine il y avait un cœur d'enfant.
Rien qu'à penser à lui, il me vient comme un parfum de violettes, car si dans ma manière d'envisager la vie, et dans mes espérances d'avenir, je ne partage pas en tout point les doctrines dures et sombres de mon père, je sais que je le dois aux sages paroles et aux enseignements bienveillants du charpentier.
Si les actes sont tout, si les dogmes ne sont rien en ce monde, ainsi qu'il se plaisait à le dire, dès lors sa vie sans faute, exempte de blâme, pourrait servir de modèle à vous et à tous.
Puisse la poussière lui être légère!
Un mot au sujet d'un autre ami, le dernier que je rappelle, mais non le moins apprécié.
Guillaume le hollandais occupait depuis dix ans le trône d'Angleterre, qu'on pouvait encore voir dans le champ voisin de la maison paternelle un grand cheval fortement charpenté, dont le pelage gris était tacheté de marques blanches.
Et, comme on l'a toujours remarqué, lorsque les soldats sortaient de Plymouth, ou que le son aigu de la trompette ou le roulement du tambour parvenait à son oreille, il arquait son cou fatigué par l'âge, agitait sa queue mêlée de gris, levait ses genoux raidis pour faire un temps de trot majestueux et pédantesque.
Les gens de la campagne s'arrêtaient volontiers à considérer les gambades du vieux cheval, et il est bien probable que l'un d'eux racontait aux autres que ce coursier là avait porté à la guerre un des jeunes gens de leur propre village, et comment le cavalier avait dû fuir le pays, mais aussi comment un bon sergent des troupes royales avait ramené le cheval au père du jeune homme comme souvenir de lui.
Ce fut ainsi que Covenant passa ses dernières années, en vétéran des chevaux, bien nourri, bien soigné et fort enclin peut-être à conter en langage de cheval, à tous les pauvres sots bidets de la campagne, les merveilleuses, aventures qu'il avait eues dans l'Ouest.