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Mlle Fifi: Nouveaux Contes

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DEUX AMIS

Paris était bloqué, affamé et râlant. Les moineaux se faisaient bien rares sur les toits, et les égouts se dépeuplaient. On mangeait n’importe quoi.

Comme il se promenait tristement par un clair matin de janvier le long du boulevard extérieur, les mains dans les poches de sa culotte d’uniforme et le ventre vide, M. Morissot, horloger de son état et pantouflard par occasion, s’arrêta net devant un confrère qu’il reconnut pour un ami. C’était M. Sauvage, une connaissance du bord de l’eau.

Chaque dimanche, avant la guerre, Morissot partait dès l’aurore, une canne en bambou d’une main, une boîte en fer-blanc sur le dos. Il prenait le chemin de fer d’Argenteuil, descendait à Colombes, puis gagnait à pied l’île Marante. A peine arrivé en ce lieu de ses rêves, il se mettait à pêcher; il péchait jusqu’à la nuit.

Chaque dimanche, il rencontrait là un petit homme replet et jovial, M. Sauvage, mercier, rue Notre-Dame-de-Lorette, autre pêcheur fanatique. Ils passaient souvent une demi-journée côte à côte, la ligne à la main et les pieds ballants au-dessus du courant; et ils s’étaient pris d’amitié l’un pour l’autre.

En certains jours, ils ne parlaient pas. Quelquefois ils causaient; mais ils s’entendaient admirablement sans rien dire, ayant des goûts semblables et des sensations identiques.

Au printemps, le matin, vers dix heures, quand le soleil rajeuni faisait flotter sur le fleuve tranquille cette petite buée qui coule avec l’eau, et versait dans le dos des deux enragés pêcheurs une bonne chaleur de saison nouvelle, Morissot parfois disait à son voisin: «Hein! quelle douceur!» et M. Sauvage répondait: «Je ne connais rien de meilleur.» Et cela leur suffisait pour se comprendre et s’estimer.

A l’automne, vers la fin du jour, quand le ciel, ensanglanté par le soleil couchant, jetait dans l’eau des figures de nuages écarlates, empourprait le fleuve entier, enflammait l’horizon, faisait rouges comme du feu les deux amis, et dorait les arbres roussis déjà, frémissants d’un frisson d’hiver, M. Sauvage regardait en souriant Morissot et prononçait: «Quel spectacle!» Et Morissot émerveillé répondait, sans quitter des yeux son flotteur: «Cela vaut mieux que le boulevard, hein?»

Dès qu’ils se furent reconnus, ils se serrèrent les mains énergiquement, tout émus de se retrouver en des circonstances si différentes. M. Sauvage, poussant un soupir, murmura: «En voilà des événements!» Morissot, très morne, gémit: «Et quel temps! C’est aujourd’hui le premier beau jour de l’année.»

Le ciel était, en effet, tout bleu et plein de lumière.

Ils se mirent à marcher côte à côte, rêveurs et tristes. Morissot reprit: «Et la pêche? hein! quel bon souvenir!»

M. Sauvage demanda: «Quand y retournerons-nous?»

Ils entrèrent dans un petit café et burent ensemble une absinthe; puis ils se remirent à se promener sur les trottoirs.

Morissot s’arrêta soudain: «Une seconde verte, hein?» M. Sauvage y consentit: «A votre disposition.» Et ils pénétrèrent chez un autre marchand de vins.

Ils étaient fort étourdis en sortant, troublés comme des gens à jeun dont le ventre est plein d’alcool. Il faisait doux. Une brise caressante leur chatouillait le visage.

M. Sauvage, que l’air tiède achevait de griser, s’arrêta: «Si on y allait?»

—Où ça?

—A la pêche, donc.

—Mais où?

—Mais à notre île. Les avant-postes français sont auprès de Colombes. Je connais le colonel Dumoulin; on nous laissera passer facilement.»

Morissot frémit de désir: «C’est dit. J’en suis.» Et ils se séparèrent pour prendre leurs instruments.

Une heure après, ils marchaient côte à côte sur la grand’route. Puis ils gagnèrent la villa qu’occupait le colonel. Il sourit de leur demande et consentit à leur fantaisie. Ils se remirent en marche, munis d’un laisser-passer.

Bientôt ils franchirent les avant-postes, traversèrent Colombes abandonné, et se trouvèrent au bord des petits champs de vigne qui descendent vers la Seine. Il était environ onze heures.

En face, le village d’Argenteuil semblait mort. Les hauteurs d’Orgemont et de Sannois dominaient tout le pays. La grande plaine qui va jusqu’à Nanterre était vide, toute vide, avec ses cerisiers nus et ses terres grises.

M. Sauvage, montrant du doigt les sommets, murmura: «Les Prussiens sont là haut!» Et une inquiétude paralysait les deux amis devant ce pays désert.

«Les Prussiens!» Ils n’en avaient jamais aperçu, mais ils les sentaient là depuis des mois, autour de Paris, ruinant la France, pillant, massacrant, affamant, invisibles et tout-puissants. Et une sorte de terreur superstitieuse s’ajoutait à la haine qu’ils avaient pour ce peuple inconnu et victorieux.

Morissot balbutia: «Hein! si nous allions en rencontrer?»

M. Sauvage répondit, avec cette gouaillerie parisienne reparaissant malgré tout:

«Nous leur offririons une friture.»

Mais ils hésitaient à s’aventurer dans la campagne, intimidés par le silence de tout l’horizon.

A la fin, M. Sauvage se décida: «Allons, en route! mais avec précaution.» Et ils descendirent dans un champ de vigne, courbés en deux, rampant, profitant des buissons pour se couvrir, l’oeil inquiet, l’oreille tendue.

Une bande de terre nue restait à traverser pour gagner le bord du fleuve. Ils se mirent à courir; et dès qu’ils eurent atteint la berge, ils se blottirent dans les roseaux secs.

Morissot colla sa joue par terre pour écouter si on ne marchait pas dans les environs. Il n’entendit rien. Ils étaient bien seuls, tout seuls.

Ils se rassurèrent et se mirent à pêcher.

En face d’eux l’île Marante abandonnée les cachait à l’autre berge. La petite maison du restaurant était close, semblait délaissée depuis des années.

M. Sauvage prit le premier goujon, Morissot attrapa le second, et d’instant en instant ils levaient leurs lignes avec une petite bête argentée frétillant au bout du fil: Une vraie pêche miraculeuse.

Ils introduisaient délicatement les poissons dans une poche de filet à mailles très serrées, qui trempait à leurs pieds. Et une joie délicieuse les pénétrait, cette joie qui vous saisit quand on retrouve un plaisir aimé dont on est privé depuis longtemps.

Le bon soleil leur coulait sa chaleur entre les épaules; ils n’écoutaient plus rien; ils ne pensaient plus à rien; ils ignoraient le reste du monde; ils péchaient.

Mais soudain un bruit sourd qui semblait venir de sous terre fit trembler le sol. Le canon se remettait à tonner.

Morissot tourna la tête, et par-dessus la berge il aperçut, là-bas, sur la gauche, la grand silhouette du Mont-Valérien, qui portait au front une aigrette blanche, une buée de poudre qu’il venait de cracher.

Et aussitôt un second jet de fumée partit du sommet de la forteresse; et quelques instants après une nouvelle détonation gronda.

Puis d’autres suivirent, et de moment en moment, la montagne jetait son baleine de mort, soufflait ses vapeurs laiteuses qui s’élevaient lentement dans le ciel calme, faisaient un nuage au-dessus d’elle.

M. Sauvage haussa les épaules: «Voilà qu’ils recommencent,» dit-il.

Morissot, qui regardait anxieusement plonger coup sur coup la plume de son flotteur, fut pris soudain d’une colère d’homme paisible contre ces enragés qui se battaient ainsi, et il grommela: «Faut-il être stupide pour se tuer comme ça.»

M. Sauvage reprit: «C’est pis que des bêtes.»

Et Morissot, qui venait de saisir une ablette, déclara: «Et dire que ce sera toujours ainsi tant qu’il y aura des gouvernements.»

M. Sauvage l’arrêta: «La République n’aurait pas déclaré la guerre....«

Morissot l’interrompit: «Avec les rois on a la guerre au dehors; avec la République on a la guerre au dedans.»

Et tranquillement ils se mirent à discuter, débrouillant les grands problèmes politiques avec une raison saine d’hommes doux et bornés, tombant d’accord sur ce point, qu’on ne serait jamais libres. Et le Mont-Valérien tonnait sans repos, démolissant à coups de boulet des maisons françaises, broyant des vies, écrasant des êtres, mettant fin à bien des rêves, à bien des joies attendues, à bien des bonheurs espérés, ouvrant en des coeurs de femmes, en des coeurs de filles, en des coeurs de mères, là-bas, en d’autres pays, des souffrances qui ne finiraient plus.

«C’est la vie,» déclara M. Sauvage.

«Dites plutôt que c’est la mort,» reprit en riant Morissot.

Mais ils tressaillirent effarés, sentant bien qu’on venait de marcher derrière eux; et ayant tourné les yeux, ils aperçurent, debout contre leurs épaules, quatre hommes, quatre grands hommes armés et barbus, vêtus comme des domestiques en livrée et coiffés de casquettes plates, les tenant enjoué au bout de leurs fusils.

Les deux lignes s’échappèrent de leurs mains et se mirent à descendre la rivière.

En quelques secondes, ils furent saisis, attachés, emportés, jetés dans une barque et passés dans l’île.

Et derrière la maison qu’ils avaient crue abandonnée, ils aperçurent une vingtaine de soldats allemands.

Une sorte de géant velu, qui fumait, à cheval sur une chaise, une grande pipe de porcelaine, leur demanda, en excellent français: «Eh bien, messieurs, avez-vous fait bonne pêche?»

Alors un soldat déposa aux pieds de l’officier le filet plein de poissons, qu’il avait eu soin d’emporter. Le Prussien sourit: «Eh! eh! je vois que ça n’allait pas mal. Mais il s’agit d’autre chose. Écoutez-moi et ne vous troublez pas.

«Pour moi, vous êtes deux espions envoyés pour me guetter. Je vous prends et je vous fusille. Vous faisiez semblant de pêcher, afin de mieux dissimuler vos projets. Vous êtes tombés entre mes mains, tant pis pour vous; c’est la guerre.

«Mais comme vous êtes sortis par les avant-postes, vous avez assurément un mot d’ordre pour rentrer. Donnez-moi ce mot d’ordre et je vous fais grâce.»

Les deux amis, livides, côte à côte, les mains agitées d’un léger tremblement nerveux, se taisaient.

L’officier reprit: «Personne ne le saura jamais, vous rentrerez paisiblement. Le secret disparaîtra avec vous. Si vous refusez, c’est la mort, et tout de suite. Choisissez.»

Ils demeuraient immobiles sans ouvrir la bouche.

Le Prussien, toujours calme, reprit en étendant la main vers la rivière: «Songez que dans cinq minutes vous serez au fond de cette eau. Dans cinq minutes! Vous devez avoir des parents?»

Le Mont-Valérien tonnait toujours.

Les deux pêcheurs restaient debout et silencieux. L’Allemand donna des ordres dans sa langue. Puis il changea sa chaise de place pour ne pas se trouver trop près des prisonniers; et douze hommes vinrent se placer à vingt pas, le fusil au pied.

L’officier reprit: «Je vous donne une minute, pas deux secondes de plus.»

Puis il se leva brusquement, s’approcha des deux Français, prit Morissot sous le bras, l’entraîna plus loin, lui dit à voix basse: «Vite, ce mot d’ordre? Votre camarade ne saura rien, j’aurai l’air de m’attendrir.»

Morissot ne répondit rien.

Le Prussien entraîna alors M. Sauvage et lui posa la même question.

M. Sauvage ne répondit pas.

Ils se retrouvèrent côte à côte.

Et l’officier se mit à commander. Les soldats élevèrent leurs armes.

Alors le regard de Morissot tomba par hasard sur le filet plein de goujons, resté dans l’herbe, à quelques pas de lui.

Un rayon de soleil faisait briller le tas de poissons qui s’agitaient encore. Et une défaillance l’envahit. Malgré ses efforts, ses yeux s’emplirent de larmes.

Il balbutia: «Adieu, monsieur Sauvage.»

M. Sauvage répondit: «Adieu, monsieur Morissot.»

Ils se serrèrent la main, secoués des pieds à la tête par d’invincibles tremblements.

L’officier cria: Feu!

Les douze coups n’en firent qu’un.

M. Sauvage tomba d’un bloc sur le nez. Morissot, plus grand, oscilla, pivota et s’abattit en travers sur son camarade, le visage au ciel, tandis que des bouillons de sang s’échappaient de sa tunique crevée à la poitrine.

L’Allemand donna de nouveaux ordres.

Ses hommes se dispersèrent, puis revinrent avec des cordes et des pierres qu’ils attachèrent aux pieds des deux morts; puis ils les portèrent sur la berge.

Le Mont-Valérien ne cessait pas de gronder, coiffé maintenant d’une montagne de fumée.

Deux soldats prirent Morissot par la tête et par les jambes; deux autres saisirent M. Sauvage de la même façon. Les corps, un instant balancés avec force, furent lancés au loin, décrivirent une courbe, puis plongèrent, debout, dans le fleuve, les pierres entraînant les pieds d’abord.

L’eau rejaillit, bouillonna, frissonna, puis se calma, tandis que de toutes petites vagues s’en venaient jusqu’aux rives.

Un peu de sang flottait.

L’officier, toujours serein, dit à mi-voix: «C’est le tour des poissons maintenant.»

Puis il revint vers la maison.

Et soudain il aperçut le filet aux goujons dans l’herbe. Il le ramassa, l’examina, sourit, cria: «Wilhem!»

Un soldat accourut, en tablier blanc. Et le Prussien, lui jetant la pêche des deux fusillés, commanda: «Fais-moi frire tout de suite ces petits animaux-là pendant qu’ils sont encore vivants. Ce sera délicieux.»

Puis il se remit à fumer sa pipe.

LE VOLEUR

«Puisque je vous dis qu’on ne la croira pas.

—Racontez tout de même.

—Je le veux bien. Mais j’éprouve d’abord le besoin de vous affirmer que mon histoire est vraie en tous points, quelque invraisemblable qu’elle paraisse. Les peintres seuls ne s’étonneront point, surtout les vieux qui ont connu cette époque de charges furieuses, cette époque où l’esprit farceur sévissait si bien qu’il nous hantait encore dans les circonstances les plus graves.»

Et le vieil artiste se mit à cheval sur une chaise.

Ceci se passait dans la salle à manger d’un hôtel de Barbizon.

Il reprit: «Donc nous avions dîné ce soir-là chez le pauvre Sorieul, aujourd’hui mort, le plus enragé de nous. Nous étions trois seulement: Sorieul, moi et Le Poittevin, je crois; mais je n’oserais affirmer que c’était lui. Je parle, bien entendu, du peintre de marine Eugène Le Poittevin, mort aussi, et non du paysagiste, bien vivant et plein de talent.

Dire que nous avions dîné chez Sorieul, cela signifie que nous étions gris. Le Poittevin seul avait gardé sa raison, un peu noyée il est vrai, mais claire encore. Nous étions jeunes, en ce temps-là. Étendus sur des tapis, nous discourions extravagamment dans la petite chambre qui touchait à l’atelier. Sorieul, le dos à terre, les jambes sur une chaise, parlait bataille, discourait sur les uniformes de l’Empire, et soudain se levant, il prit dans sa grande armoire aux accessoires une tenue complète de hussard, et s’en revêtit. Après quoi il contraignit Le Poittevin à se costumer en grenadier. Et comme celui-ci résistait, nous l’empoignâmes, et, après l’avoir déshabillé, nous l’introduisîmes dans un uniforme immense où il fut englouti.

Je me déguisai moi-même en cuirassier. Et Sorieul nous fit exécuter un mouvement compliqué. Puis il s’écria: «Puisque nous sommes ce soir des soudards, buvons comme des soudards.»

Un punch fut allumé, avalé, puis une seconde fois la flamme s’éleva sur le bol rempli de rhum. Et nous chantions à pleine gueule des chansons anciennes, des chansons que braillaient jadis les vieux troupiers de la grande armée.

Tout à coup Le Poittevin, qui restait, malgré tout, presque maître de lui, nous fit taire, puis, après un silence de quelques secondes, il dit à mi-voix: «Je suis sûr qu’on a marché dans l’atelier.» Sorieul se leva comme il put, et s’écria: «Un voleur! quelle chance!» Puis, soudain, il entonna la Marseillaise:

Aux armes, citoyens!

Et, se précipitant sur une panoplie, il nous équipa, selon nos uniformes. J’eus une sorte de mousquet et un sabre; Le Poittevin, un gigantesque fusil à baïonnette, et Sorieul, ne trouvant pas ce qu’il fallait, s’empara d’un pistolet d’arçon qu’il glissa dans sa ceinture, et d’une hache d’abordage qu’il brandit. Puis il ouvrit avec précaution la porte de l’atelier, et l’armée entra sur le territoire suspect.

Quand nous fûmes au milieu de la vaste pièce encombrée de toiles immenses, de meubles, d’objets singuliers et inattendus, Sorieul nous dit: «Je me nomme général. Tenons un conseil de guerre. Toi, les cuirassiers, tu vas couper la retraite à l’ennemi, c’est-à-dire donner un tour de clef à la porte. Toi, les grenadiers, tu seras mon escorte.»

J’exécutai le mouvement commandé, puis je rejoignis le gros des troupes qui opérait une reconnaissance.

Au moment où j’allais le rattraper derrière un grand paravent, un bruit furieux éclata. Je m’élançai, portant toujours une bougie à la main. Le Poittevin venait de traverser d’un coup de baïonnette la poitrine d’un mannequin dont Sorieul fendait la tête à coups de hache. L’erreur reconnue, le général commanda: «Soyons prudents,» et les opérations recommencèrent.

Depuis vingt minutes au moins on fouillait tous les coins et recoins de l’atelier, sans succès, quand Le Poittevin eut l’idée d’ouvrir un immense placard. Il était sombre et profond, j’avançai mon bras qui tenait la lumière, et je reculai stupéfait; un homme était là, un homme vivant, qui m’avait regardé.

Immédiatement, je refermai le placard à deux tours de clef, et on tint de nouveau conseil.

Les avis étaient très partagés. Sorieul voulait enfumer le voleur, Le Poittevin parlait de le prendre par la famine. Je proposai de faire sauter le placard avec de la poudre.

L’avis de Le Poittevin prévalut; et, pendant qu’il montait la garde avec son grand fusil, nous allâmes chercher le reste du punch et nos pipes, puis on s’installa devant la porte fermée, et on but au prisonnier.

Au bout d’une demi-heure, Sorieul dit: «C’est égal, je voudrais bien le voir de près. Si nous nous emparions de lui par la force?»

Je criai: «Bravo!» Chacun s’élança sur ses armes; la porte du placard fut ouverte, et Sorieul, armant son pistolet qui n’était pas chargé, se précipita le premier.

Nous le suivîmes en hurlant. Ce fut une bousculade effroyable dans l’ombre; et après cinq minutes d’une lutte invraisemblable, nous ramenâmes au jour une sorte de vieux bandit à cheveux blancs, sordide et déguenillé.

On lui lia les pieds et les mains, puis on l’assit dans un fauteuil. Il ne prononça pas une parole.

Alors Sorieul, pénétré d’une ivresse solennelle, se tourna vers nous:

«Maintenant nous allons juger ce misérable.»

J’étais tellement gris que cette proposition me parut toute naturelle.

Le Poittevin fut chargé de présenter la défense et moi de soutenir l’accusation.

Il fut condamné à mort à l’unanimité moins une voix, celle de son défenseur.

«Nous allons l’exécuter,» dit Sorieul. Mais un scrupule lui vint: «Cet homme ne doit pas mourir privé des secours de la religion. Si on allait chercher un prêtre?» J’objectai qu’il était tard. Alors Sorieul me proposa de remplir cet office; et il exhorta le criminel à se confesser dans mon sein.

L’homme, depuis cinq minutes, roulait des yeux épouvantés, se demandant à quel genre d’êtres il avait affaire. Alors il articula d’une voix creuse, brûlée par l’alcool: «Vous voulez rire, sans doute.» Mais Sorieul l’agenouilla de force, et, par crainte que ses parents eussent omis de le faire baptiser, il lui versa sur le crâne un verre de rhum.

Puis il lui dit:

«Confesse-toi à monsieur; ta dernière heure a sonné.»

Éperdu, le vieux gredin se mit à crier: «Au secours!» avec une telle force qu’on fut contraint de le bâillonner pour ne pas réveiller tous les voisins. Alors il se roula par terre, ruant et se tordant, renversant les meubles, crevant les toiles. A la fin, Sorieul impatienté, cria: «Finissons-en.» Et visant le misérable étendu par terre, il pressa la détente de son pistolet. Le chien tomba avec un petit bruit sec. Emporté par l’exemple, je tirai à mon tour. Mon fusil, qui était à pierre, lança une étincelle dont je fus surpris.

Alors Le Poittevin prononça gravement ces paroles: «Avons-nous bien le droit de tuer cet homme?»

Sorieul, stupéfait, répondit: «Puisque nous l’avons condamné à mort!»

Mais Le Poittevin reprit: «On ne fusille pas les civils, celui-ci doit être livré au bourreau. I1 faut le conduire au poste.

L’argument nous parut concluant. On ramassa l’homme, et comme il ne pouvait marcher, il fut placé sur une planche de table à modèle, solidement attaché; et je l’emportai avec Le Poittevin; tandis que Sorieul, armé jusqu’aux dents, fermait la marche.

Devant le poste, la sentinelle nous arrêta. Le chef de poste, mandé, nous reconnut, et, comme chaque jour il était témoin de nos farces, de nos scies, de nos inventions invraisemblables, il se contenta de rire et refusa notre prisonnier.

Sorieul insista: alors le soldat nous invita sévèrement retourner chez nous sans faire de bruit.

La troupe se remit en route et rentra dans l’atelier. Je demandai: «Qu’allons-nous faire du voleur?»

Le Poittevin, attendri, affirma qu’il devait être bien fatigué, cet homme. En effet, il avait l’air agonisant, ainsi ficelé, bâillonné, ligaturé sur sa planche.

Je fus pris à mon tour d’une pitié violente, une pitié d’ivrogne, et, enlevant son bâillon, je lui demandai: «Eh bien, mon pauv’vieux, comment ça va-t-il?»

Il gémit: «J’en ai assez, nom d’un chien!» Alors Sorieul devint paternel. Il le délivra de tous ses liens, le fît asseoir, le tutoya, et, pour le réconforter, nous nous mîmes tous trois à préparer bien vite un nouveau punch. Le voleur, tranquille dans son fauteuil, nous regardait. Quand la boisson fut prête, on lui tendit un verre; nous lui aurions volontiers soutenu la tête, et on trinqua.

Le prisonnier but autant qu’un régiment. Mais, comme le jour commençait à paraître, il se leva, et, d’un air fort calme: «Je vais être obligé de vous quitter, parce qu’il faut que je rentre chez moi.»

Nous fûmes désolés; on voulut le retenir encore, mais il se refusa à rester plus longtemps.

Alors on se serra la main, et Sorieul, avec sa bougie, l’éclaira dans le vestibule, criant: «Prenez garde à la marche sous la porte cochère.»

On riait franchement autour du conteur. Il se leva, alluma sa pipe, et il ajouta, en se campant en face de nous:

«Mais le plus drôle de mon histoire, c’est qu’elle est vraie.»

NUIT DE NOËL

«Le Réveillon! le Réveillon! Ah! mais non, je ne réveillonnerai pas!»

Le gros Henri Templier disait cela d’une voix furieuse, comme si on lui eût proposé une infamie.

Les autres, riant, s’écrièrent: «Pourquoi te mets-tu en colère?»

Il répondit: «Parce que le réveillon m’a joué le plus sale tour du monde, et que j’ai gardé une insurmontable horreur pour cette nuit stupide de gaîté imbécile.

—Quoi donc?

—Quoi? Vous voulez le savoir? Eh bien, écoutez:

Vous vous rappelez comme il faisait froid, voici deux ans, à cette époque; un froid à tuer les pauvres dans la rue. La Seine gelait; les trottoirs glaçaient les pieds à travers les semelles des bottines; le monde semblait sur le point de crever.

J’avais alors un gros travail en train et je refusai toute invitation pour le réveillon, préférant passer la nuit devant ma table. Je dînai seul; puis je me mis à l’oeuvre. Mais voilà que, vers dix heures, la pensée de la gaîté courant Paris, le bruit des rues qui me parvenait malgré tout, les préparatifs de souper de mes voisins, entendus à travers les cloisons, m’agitèrent. Je ne savais plus ce que je faisais; j’écrivais des bêtises; et je compris qu’il fallait renoncer à l’espoir de produire quelque chose de bon cette nuit-là.

Je marchai un peu à travers ma chambre. Je m’assis, je me relevai. Je subissais, certes, la mystérieuse influence de la joie du dehors, et je me résignai.

Je sonnai ma bonne et je lui dis: «Angèle, allez m’acheter de quoi souper à deux: des huîtres, un perdreau froid, des écrevisses, du jambon, des gâteaux. Montez-moi deux bouteilles de champagne; mettez le couvert et couchez-vous.»

Elle obéit, un peu surprise. Quand tout fut prêt, j’endossai mon pardessus, et je sortis.

Une grosse question restait à résoudre: Avec qui allais-je réveillonner? Mes amies étaient invitées partout. Pour en avoir une, il aurait fallu m’y prendre d’avance. Alors, je songeai à faire en même temps une bonne action. Je me dis: Paris est plein de pauvres et belles filles qui n’ont pas un souper sur la planche, et qui errent en quête d’un garçon généreux. Je veux être la Providence de Noël d’une de ces déshéritées.

Je vais rôder, entrer dans les lieux de plaisir, questionner, chasser, choisir à mon gré.

Et je me mis à parcourir la ville.

Certes, je rencontrai beaucoup de pauvres filles cherchant aventure, mais elles étaient laides à donner une indigestion, ou maigres à geler sur pied si elles s’étaient arrêtées.

J’ai un faible, vous le savez, j’aime les femmes nourries. Plus elles sont en chair, plus je les préfère. Une colosse me fait perdre la raison.

Soudain, en face du théâtre des Variétés, j’aperçus un profil à mon gré. Une tête, puis, par devant, deux bosses, celle de la poitrine, fort belle, celle du dessous surprenante: un ventre d’oie grasse. J’en frissonnai, murmurant: Sacristi, la belle fille! Un point me restait à éclairer: le visage.

Le visage, c’est le dessert; le reste c’est... c’est le rôti.

Je hâtai le pas, je rejoignis cette femme errante, et, sous un bec de gaz, je me retournai brusquement.

Elle était charmante, toute jeune, brune, avec de grands yeux noirs.

Je fis ma proposition, qu’elle accepta sans hésiter.

Un quart d’heure plus tard, nous étions attablés dans mon appartement.

Elle dit en entrant: «Ah! on est bien ici.»

Et elle regarda autour d’elle avec la satisfaction visible d’avoir trouvé la table et le gîte en cette nuit glaciale. Elle était superbe, tellement jolie qu’elle m’étonnait, et grosse à ravir mon coeur pour toujours.

Elle ôta son manteau, son chapeau; s’assit et se mit à manger; mais elle ne paraissait pas en train; et parfois sa figure un peu pâle tressaillait comme si elle eût souffert d’un chagrin caché.

Je lui demandai: «Tu as des embêtements?»

Elle répondit: «Bah! oublions tout.»

Et elle se mit à boire. Elle vidait d’un trait son verre de Champagne, le remplissait et le revidait encore, sans cesse.

Bientôt un peu de rougeur lui vint aux joues; et elle commença à rire.

Moi, je l’adorais déjà, l’embrassant à pleine bouche, découvrant qu’elle n’était ni bête, ni commune, ni grossière comme les filles du trottoir. Je lui demandai des détails sur sa vie. Elle répondit: «Mon petit, cela ne te regarde pas!»

Hélas! une heure plus tard...

Enfin, le moment vint de se mettre au lit, et, pendant que j’enlevais la table dressée devant le feu, elle se déshabilla vivement et se glissa sous les couvertures.

Mes voisins faisaient un vacarme affreux, riant et chantant comme des fous; et je me disais: «J’ai eu rudement raison d’aller chercher cette belle fille; je n’aurais jamais pu travailler.»

Un profond gémissement me fit me retourner. Je demandai: «Qu’as-tu, ma chatte?» Elle ne répondit pas, mais elle continuait à pousser des soupirs douloureux, comme si elle eût souffert horriblement.

Je repris: «Est-ce que tu te trouves indisposée?»

Et soudain elle jeta un cri, un cri déchirant. Je me précipitai, une bougie à la main.

Son visage était décomposé par la douleur, et elle se tordait les mains, haletante, envoyant du fond de sa gorge ces sortes de gémissements sourds qui semblent des râles et qui font défaillir le coeur.

Je demandai, éperdu: «Mais qu’as-tu? dis-moi, qu’as-tu?»

Elle ne répondit pas et se mit à hurler.

Tout à coup les voisins se turent, écoutant ce qui se passait chez moi.

Je répétais: «Où souffres-tu, dis-moi, où souffres-tu?»

Elle balbutia: «Oh! mon ventre! mon ventre!»

D’un seul coup je relevai la couverture, et j’aperçus...

Elle accouchait, mes amis.

Alors je perdis la tête; je me précipitai sur le mur que je heurtai à coup de poing, de toute ma force, en vociférant: «Au secours, au secours!»

Ma porte s’ouvrit; une foule se précipita chez moi, des hommes en habit, des femmes décolletées, des Pierrots, des Turcs, des Mousquetaires. Cette invasion m’affola tellement que je ne pouvais même plus m’expliquer.

Eux, ils avaient cru à quelque accident, à un crime peut-être, et ne comprenaient plus.

Je dis enfin: «C’est... c’est... cette... cette femme qui... qui accouche.»

Alors tout le monde l’examina, dit son avis. Un capucin surtout prétendait s’y connaître, et voulait aider la nature.

Ils étaient gris comme des ânes. Je crus qu’ils allaient la tuer; et je me précipitai, nu-tête, dans l’escalier pour chercher un vieux médecin qui habitait dans une rue voisine.

Quand je revins avec le docteur, toute ma maison était debout; on avait rallumé le gaz de l’escalier; les habitants de tous les étages occupaient mon appartement; quatre débardeurs attablés achevaient mon champagne et mes écrevisses. À ma vue, un cri formidable éclata, et une laitière me présenta dans une serviette un affreux petit morceau de chair ridée, plissée, geignante, miaulant comme un chat; et elle me dit: «C’est une fille.»

Le médecin examina l’accouchée, déclara douteux son état, l’accident ayant eu lieu immédiatement après un souper, et il partit en annonçant qu’il allait m’envoyer immédiatement une garde-malade et une nourrice.

Les deux femmes arrivèrent une heure après, apportant un paquet de médicaments.

Je passai la nuit dans un fauteuil, trop éperdu pour réfléchir aux suites.

Dès le matin, le médecin revint. Il trouva la malade assez mal.

Il me dit: «Votre femme, monsieur...»

Je l’interrompis: «Ce n’est pas ma femme.»

Il reprit: «Votre maîtresse, peu m’importe». Et il énuméra les soins qu’il lui fallait, le régime, les remèdes.

Que faire? Envoyer cette malheureuse à l’hôpital? J’aurais passé pour un manant dans toute la maison, dans tout le quartier.

Je la gardai. Elle resta dans mon lit six semaines.

L’enfant? Je l’envoyai chez des paysans de Poissy. Il me coûte encore cinquante francs par mois. Ayant payé dans le début, me voici forcé de payer jusqu’à ma mort.

Et, plus tard, il me croira son père.

Mais, pour comble de malheur, quand la fille a été guérie... elle m’aimait... elle m’aimait éperdument, la gueuse!

—Eh bien?

—Eh bien, elle était devenue maigre comme un chat de gouttière; et j’ai flanqué dehors cette carcasse qui me guette dans la rue, se cache pour me voir passer, m’arrête le soir quand je sors, pour me baiser la main, m’embête enfin à me rendre fou.

Et voilà pourquoi je ne réveillonnerai plus jamais.

LE REMPLAÇANT

—Oui, Mme Bonderoi.

—Pas possible?

—Je—vous—le—dis.

—Mme Bonderoi, la vieille dame à bonnets de dentelle, la dévote, la sainte, l’honorable Mme Bonderoi dont les petits cheveux follets et faux ont l’air collé autour du crâne?

—Elle-même.

—Oh! voyons, vous êtes fou?

—Je—vous—le—jure.

—Alors, dites-moi tous les détails?

—Les voici. Du temps de M. Bonderoi, l’ancien notaire, Mme Bonderoi utilisait, dit-on, les clercs pour son service particulier. C’est une de ces respectables bourgeoises à vices secrets et à principes inflexibles, comme il en est beaucoup. Elle aimait les beaux garçons; quoi de plus naturel? N’aimons-nous pas les belles filles?

Une fois que le père Bonderoi fut mort, la veuve se mit à vivre en rentière paisible et irréprochable. Elle fréquentait assidûment l’église, parlait dédaigneusement du prochain, et ne laissait rien à dire sur elle.

Puis elle vieillit, elle devint la petite bonne femme que vous connaissez, pincée, sûrie, mauvaise.

Or, voici l’aventure invraisemblable arrivée jeudi dernier:

Mon ami Jean d’Anglemare est, vous le savez, capitaine aux dragons, caserné dans le faubourg de la Rivette.

En arrivant au quartier, l’autre malin, il apprit que deux hommes de sa compagnie s’étaient flanqué une abominable tripotée. L’honneur militaire a des lois sévères. Un duel eut lieu. Après l’affaire, les soldats se réconcilièrent, et, interrogés par leur officier, lui racontèrent le sujet de la querelle. Ils s’étaient battus pour Mme Bonderoi.

—Oh!

—Oui, mon ami, pour Mme Bonderoi!

Mais je laisse la parole au cavalier Siballe:

—Voilà l’affaire, mon cap’taine. Ya z’environ dix-huit mois, je me promenais sur le cours, entre six et sept heures du soir, quand une particulière m’aborda.

Elle me dit, comme si elle m’avait demandé son chemin: «Militaire, voulez-vous gagner honnêtement dix francs par semaine?»

Je lui répondis sincèrement: «A vot’ service, madame.»

Alors ell’me dit: «Venez me trouver demain, à midi. Je suis Mme Bonderoi, 6, rue de la Tranchée.

—J’n’y manquerai pas, madame, soyez tranquille.»

Puis, ell’me quitta d’un air content en ajoutant: «Je vous remercie bien, militaire.

—C’est moi qui vous remercie, madame.»

Ça ne laissa pas que d’me taquiner jusqu’au lendemain.

A midi, je sonnais chez elle.

Ell’ vint m’ouvrir elle-même. Elle avait un tas de petits rubans sur la tête.

«Dépêchons-nous, dit-elle, parce que ma bonne pourrait rentrer.»

Je répondis: «Je veux bien me dépêcher. Qu’est-ce qu’il faut faire?»

Alors, elle se mit à rire et riposta:

«Tu ne comprends pas, gros malin?»

Je n’y étais plus, mon cap’taine, parole d’honneur.

Ell’ vint s’asseoir tout près de moi, et me dit: «Si tu répètes un mot de tout ça, je te ferai mettre en prison. Jure que tu seras muet.»

Je lui jurai ce qu’ell’ voulut. Mais je ne comprenais toujours pas. J’en avais la sueur au front. Alors je retirai mon casque oùsqu’était mon mouchoir. Elle le prit, mon mouchoir, et m’essuya les cheveux des tempes. Puis v’là qu’ell’ m’embrasse et qu’ell’ me souffle dans l’oreille:

«Alors, tu veux bien?»

Je répondis: «Je veux bien ce que vous voudrez, madame, puisque je suis venu pour ça.»

Alors ell’ se fit comprendre ouvertement par des manifestations. Quand j’vis de quoi il s’agissait, je posai mon casque sur une chaise; et je lui montrai que dans les dragons on ne recule jamais, mon cap’taine.

Ce n’est pas que ça me disait beaucoup, car la particulière n’était pas dans sa primeur. Mais y ne faut pas se montrer trop regardant dans le métier, vu que les picaillons sont rares. Et puis on a de la famille qu’il faut soutenir. Je me disais: «Y aura cent sous pour le père, là-dessus.»

Quand la corvée a été faite, mon cap’taine, je me suis mis en position de me retirer. Elle aurait bien voulu que je ne parte pas sitôt. Mais je lui dis: «Chacun son dû, madame. Un p’tit verre ça coûte deux sous, et deux p’tits verres, ça coûte quatre sous.»

Ell’ comprit bien le raisonnement et me mit un p’tit napoléon de dix balles au fond de la main. Ça ne m’allait guère, c’te monnaie-là, parce que ça vous coule dans la poche, et quand les pantalons ne sont pas bien cousus, on la retrouve dans ses bottes, ou bien on ne la retrouve pas.

Alors que je regardais ce pain à cacheter jaune en me disant ça, ell’ me contemple; et puis ell’ devient rouge, et ell’ se trompe sur ma physionomie, et ell’ me demande:

«Est-ce que tu trouves que c’est pas assez?»

Je lui réponds:

«Ce n’est pas précisément ça, madame, mais, si ça ne vous faisait rien, j’aimerais mieux deux pièces de cent sous.»

Ell’ me les donna et je m’éloignai.

Or, voilà dix-huit mois que ça dure mon cap’taine. J’y vas tous les mardis, le soir, quand vous consentez à me donner permission. Elle aime mieux ça, parce que sa bonne est couchée.

Or donc, la semaine dernière, je me trouvai indisposé; et il me fallut tâter de l’infirmerie. Le mardi arrive, pas moyen de sortir; et je me mangeais les sangs par rapport aux dix balles dont je me trouve accoutumé.

Je me dis: «Si personne y va, je suis rasé; qu’elle prendra pour sûr un artilleur.» Et ça me révolutionnait.

Alors, je fais demander Paumelle, que nous sommes pays; et je lui dis la chose: «Y aura cent sous pour toi, cent sous pour moi, c’est convenu.»

Y consent, et le vl’à parti. J’y avais donné les renseignements. Y frappe; ell’ ouvre; ell’ le fait entrer; ell’ l’y regarde pas la tête et s’aperçoit point qu’ c’est pas le même.

Vous comprenez, mon cap’taine, un dragon et un dragon, quand ils ont le casque, ça se ressemble.

Mais soudain, elle découvre la transformation, et ell’ demande d’un air de colère:

«Qu’est-ce que vous êtes? Qu’est-ce que vous voulez? Je ne vous connais pas, moi?»

Alors Paumelle s’explique. Il démontre que je suis indisposé et il expose que je l’ai envoyé pour remplaçant.

Elle le regarde, lui fait aussi jurer le secret, et puis elle l’accepte, comme bien vous pensez, vu que Paumelle n’est pas mal aussi de sa personne.

Mais quand ce limier-là fut revenu, mon cap’taine, il ne voulait plus me donner mes cent sous. Si ça avait été pour moi, j’aurais rien dit, mais c’était pour le père; et là-dessus, pas de blague.

Je lui dis:

«T’es pas délicat dans tes procédés, pour un dragon; que tu déconsidères l’uniforme.»

Il a levé la main, mon cap’taine, en disant que c’te corvée-là, ça valait plus du double.

Chacun son jugement, pas vrai? Fallait point qu’il accepte. J’y ai mis mon poing dans le nez. Vous avez connaissance du reste.

Le capitaine d’Anglemare riait aux larmes en me disant l’histoire. Mais il m’a fait aussi jurer le secret qu’il avait garanti aux deux soldats. Surtout, n’allez pas me trahir, gardez ça pour vous, vous me le promettez?

—Oh! ne craignez rien. Mais comment tout cela s’est-il arrangé en définitive?

—Comment? Je vous le donne en mille!... La mère Bonderoi garde ses deux dragons, en leur réservant chacun leur jour. De cette façon, tout le monde est content.

—Oh! elle est bien bonne, bien bonne!

—Et les vieux parents ont du pain sur la planche. La morale est satisfaite.

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