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Mon frère et moi; souvenirs d'enfance et de jeunesse

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XIX

La mort du duc de Morny décida mon frère à réaliser un projet auquel il songeait depuis longtemps, le projet de recouvrer sa liberté. Il était trop véritablement homme de lettres pour persister, les premières difficultés vaincues, à vivre autrement que de sa plume. Il quitta le Corps législatif dès qu'il lui fut démontré que l'indépendance de ses idées pouvait y être compromise.

Ai-je besoin d'ajouter que, durant le séjour qu'il venait d'y faire, il n'avait ni écrit une ligne ni accompli un acte qui pussent être considérés comme un sacrifice de cette indépendance aux exigences de sa situation? Il a eu, sa vie durant, cette bonne fortune de vivre dégagé de tout lien politique. «Je suis légitimiste», avait-il dit à M. de Morny, en entrant pour la première fois dans son cabinet. Cette petite fanfaronnade de Méridional était moins une vérité, même alors, qu'une manifestation de fierté native et peut-être un hommage aux opinions professées dans la maison paternelle. Mais ce mot, mon frère ne le dirait plus aujourd'hui.

Ce n'est pas qu'il ait eu depuis le loisir ou la volonté de se faire un sentiment bien net du régime qui convient le mieux à la France, c'est mépris pour la politique. Ce mépris, il l'a exprimé un jour, en des accents indignés, dans l'épilogue de Robert Helmont:

«Ô politique, je te hais! Je te hais parce que tu es grossière, injuste, criarde et bavarde; parce que tu es l'ennemie de l'art, du travail; parce que tu sers d'étiquette à toutes les sottises, à toutes les ambitions, à toutes les paresses. Aveugle et passionnée, tu sépares de braves coeurs faits pour être unis; tu lies, au contraire, des êtres tout à fait dissemblables. Tu es le grand dissolvant des consciences, tu donnes l'habitude du mensonge, du subterfuge, et, grâce à toi, on voit des honnêtes gens devenir amis de coquins, pourvu qu'ils soient du même parti. Je te hais surtout, ô politique, parce que tu en es arrivée à tuer dans nos coeurs le sentiment, l'idée de la patrie…»

Après avoir lu cette virulente apostrophe, il paraîtra difficile de classer mon frère dans un parti quelconque, quelles que soient d'ailleurs les amitiés qu'il s'est faites à droite et à gauche, parmi les admirateurs de son talent, ou de croire qu'il cherche à se classer sous une étiquette. Il a eu trop souvent à se féliciter de cette heureuse indépendance pour être disposé à l'abdiquer.

Il en est plus d'un qui regrette aujourd'hui de n'avoir pas suivi son exemple. Sans professer comme lui pour la politique un mépris poussé jusqu'à la haine, tout en reconnaissant que le malheur des Français a eu surtout pour cause leur indifférence politique en d'autres temps, il faut avouer que plus nous allons, et moins les lettrés et les délicats auront à se louer de s'être jetés dans la mêlée de nos polémiques quotidiennes. Vainqueur, on y récolte l'envie; vaincu, l'injustice. Les ressentiments politiques sont les plus implacables.

J'en sais quelque chose, moi qui me considère comme un ami passionné de la liberté, qui ne l'ai jamais trahie, et à qui certains hommes n'ont cependant pas pardonné la modeste part que j'ai eue dans l'acte, inopportun peut-être, mais rigoureusement légal, du Vingt-Quatre Mai. J'ai eu beau, quand en 1876 le verdict électoral vint nous prouver que nous nous étions trompés, abandonner volontairement les fonctions que j'occupais; j'ai eu beau, sous le Seize Mai, quand mes amis m'invitaient à les reprendre, m'y refuser; j'ai eu beau m'abstenir depuis de tout dénigrement systématique contre un régime dont j'avais attaqué, en d'autres circonstances, les défenseurs, les hommes dont je parle n'ont pas désarmé, ont continué à me traiter en ennemi, encore que je ne provoquasse ni leurs faveurs ni leur colère.

Ils n'ont même pas épargné mes travaux littéraires, à propos desquels certains d'entre eux écrivaient, en parlant de moi: «Daudet!… pas celui qui a du talent l'autre», croyant faire à mon amour propre une blessure profonde par ce rappel malveillant des succès de mon frère. La sérénité avec laquelle je m'en exprime aujourd'hui leur prouvera combien ils se sont trompés; je n'y fais allusion que pour démontrer cette implacabilité des ressentiments nés de la politique, à laquelle Alphonse Daudet a échappé.

Une fois rendu à lui-même, il fut tout entier aux lettres. Alors a commencé cette longue série de contes, de comédies, de drames, de romans, qui ont consacré sa réputation, en marquant, étapes par étapes, la persévérante ascension de son talent. Il publiait successivement les Lettres de mon moulin, recueil composé de ses impressions méridionales; le Petit Chose, inspiré en partie par notre enfance, écrit en plein hiver dans une modeste propriété du Languedoc où, pendant plusieurs semaines, il vécut seul, comme un ermite, ayant pour unique compagnon un vieux Montaigne, dont la lecture le reposait de ses veilles laborieuses; il faisait jouer aux Français l'OEillet blanc, à l'Opéra-Comique les Absents, au Vaudeville le Frère aîné et le Sacrifice.

Durant ses haltes dans le monde des théâtres, il récoltait une riche moisson de notes et d'observations sur les comédiens, mettant en grange le grain fécond d'où devaient sortir plus tard le Delobelle de Fromont jeune et Risler aîné et les judicieuses appréciations qu'on peut relire dans la collection de ses feuilletons dramatiques de l'Officiel, à travers lesquels il a éparpillé les premiers chapitres d'une histoire de la critique théâtrale.

À propos de cette partie de son oeuvre, j'ai souvent entendu des gens s'étonner que ses pièces n'aient pas rencontré auprès du public la même faveur que ses livres. Il est certain qu'il n'a jamais remporté une de ces victoires scéniques qui sont une fortune pour un auteur ou pour un théâtre. Je ne parle pas des pièces qu'il a tirées de ses romans. Celles-là ne sont venues à la scène que protégées par le souvenir du retentissement qu'elles avaient eu sous leur première forme; et encore ce souvenir a-t-il quelquefois pesé sur elles, plus qu'il ne leur a servi, surtout quand le public ne rencontrait plus au théâtre, dans leur intégrité, dans leur cadre descriptif, les types qui l'avaient le plus charmé. Quant aux autres, à l'exception peut-être de la Dernière Idole, elles ont ordinairement apporté à leur auteur plus de déboires que de satisfaction.

Je suis presque tenté de voir dans ce fait indéniable une preuve de sa supériorité ou, si l'on préfère, de l'infériorité de l'art scénique. C'est surtout aux détails que les livres d'Alphonse Daudet doivent leur plus grand attrait, aux détails, aux descriptions, à l'analyse des événements, à la composition des personnages, à je ne sais quoi de personnel, d'original, de séduisant, que la convention théâtrale brise impitoyablement. Ses qualités sont justement contraires à celles qu'exige la scène moderne, où la langue est peu, où le fait ne vaut que par la manière dont il saisit le regard et l'intérêt du spectateur.

En une seule circonstance, mon frère a tenté d'écrire un drame accommodé au goût du jour, sous une forme qui ne laissait aucune place à ses expansions de poëte. Il s'est laissé circonvenir par des gens de théâtre: il a fait Lise Tavernier, et il a échoué. On peut objecter que l'oeuvre était grotesquement montée. Nous étions en 1872, à l'Ambigu, sous la direction Billion; c'est tout dire. Mais, même mise en scène par un directeur plus soucieux de la dignité de l'art, je ne crois pas qu'elle eût produit un meilleur résultat.

À la fin de cette année, Alphonse Daudet a donné la mesure de ce qu'il peut au théâtre, avec l'Arlésienne. Il a vêtu cette idylle tragique des plus brillantes parures; il en a caressé les périodes avec amour, comme les stances d'une pastorale; dans un décor de Provence, il a fait résonner tout le clavier de la passion; du jour où il a commencé cette oeuvre, il a eu la fièvre; cette fièvre n'est tombée que le soir de la première, dans la lassitude et la déception d'une victoire douteuse; les perles les plus fines de son écrin, il les avait répandues à profusion dans chaque phrase; il a écrit là des pages qu'on ne peut lire sans qu'une poignante émotion vous étreigne l'âme.

Cependant, au théâtre, l'effet n'a pas répondu à son attente. Est-ce que l'action était trop locale? Est-ce que Mireille avait épuisé l'intérêt des Parisiens pour les choses de Provence? Est-ce que sur une autre scène que le Vaudeville, dans un autre milieu que ce coin de la Chaussée d'Antin, si férocement blagueur, l'Arlésienne aurait eu une autre destinée? Je suis assez disposé à le croire, car il s'en est fallu de bien peu que ce succès incertain, suffisant, tel qu'il fut, à honorer une carrière d'écrivain, se transformât en un triomphe incontesté.

XX

Je rédige ces notes au hasard de la plume, comme elles viennent à mon esprit, sans tenir compte de l'ordre chronologique des événements tout intimes que je résume ici plus que je ne les raconte. On ne sera donc pas surpris, si après avoir parlé, afin de n'y plus revenir, des pièces jouées en 1872, je fais un retour en arrière pour retrouver Alphonse Daudet là où nous l'avons laissé, c'est-à-dire au moment où il venait de quitter l'unique emploi qu'il ait jamais occupé.

En ce temps, il vivait à la campagne la plus grande partie de l'année. Il aimait les bois qui entourent Paris, reportant sur eux la tendresse qu'il a toujours eue pour les choses de nature, eaux, forêts, montagnes, tendresse qui, brusquement, le faisait partir de quelque village perdu au fond de la vallée de Chevreuse pour parcourir à pied les Vosges et l'Alsace.

Il a toujours avidement cherché les sensations que causent les objets extérieurs. Dans la préface de Fromont jeune et Risler aîné, il raconte comment il dut au hasard, qui l'avait installé dans le Marais, le choix du milieu dans lequel il a encadré l'action de son roman. Des circonstances analogues ont exercé une égale influence sur la composition de ses autres livres; cela est vrai surtout pour Jack, dont tant de pages ont recueilli les souvenirs de ses longues excursions dans les environs de Paris, sur les rives de la Seine, du côté de Corbeil, où son mariage allait le conduire et le fixer tous les ans, durant plusieurs mois.

Ce mariage eut lieu au commencement de 1867. Durant l'été précédent, nous étions installés en famille à Ville-d'Avray. Mon frère, souffrant, était resté à Paris. Une épidémie de choléra l'en chassa; il vint s'établir chez nous. Un jour, des amis qui habitaient dans le voisinage, étant venus nous voir, amenèrent avec eux une de leurs parentes, une jeune fille charmante, instruite, supérieurement élevée, mademoiselle Julia Allard. Elle avait eu le bonheur de grandir dans une atmosphère de tendresse et de poésie, entre un père et une mère passionnément épris des choses intellectuelles, poëtes eux-mêmes. À quelques mois de là, elle portait le nom d'Alphonse Daudet.

Quoiqu'elle ait fait acte d'écrivain, en publiant des Impressions de nature et d'art où l'on peut lire l'enfance d'une Parisienne, des notes détachées, des impressions qui rappellent les choses entrevues, une douzaine d'études sur les dernières lectures, je n'en parlerais pas, sachant combien l'effarouche le bruit qui se fait autour d'elle, si mon frère n'avait rendu lui-même publiquement hommage à l'influence qu'elle a exercée sur ses oeuvres.

Tel que nous connaissions Alphonse Daudet, la compagne qu'il s'est donnée pouvait, s'il s'était trompé dans son choix, éteindre la pure flamme de son esprit et tuer son talent. La peur de ce péril l'avait toujours dominé, éloigné du mariage. On en trouve l'expression, rendue après coup, dans les Femmes d'artistes et plus particulièrement dans le récit qui ouvre ce volume: Madame Heurtebise. Cette peur, nous le ressentions tous pour lui. Mais sa femme a été la sérénité de son foyer, la régulatrice de son travail, la conseillère discrète de son inspiration.

«Elle est tellement artiste elle-même, elle a pris une telle part à tout ce que j'ai écrit! Pas une page qu'elle n'ait revue, retouchée, où elle n'ait jeté un peu de sa belle poudre azur et or. Et si modeste, si simple, si peu femme de lettres! J'avais exprimé un jour tout cela et le témoignage d'une tendre collaboration infatigable dans la dédicace du Nabab; ma femme n'a pas permis que cette dédicace parût, et je l'ai conservée seulement sur une dizaine d'exemplaires d'amis.»

Je ne sais rien de plus éloquent que ce simple hommage, non moins à l'éloge de celui qui l'a rendu que de celle qui l'a mérité.

Au moment où ma belle-soeur venait, cédant aux sollicitations de son mari, de publier son recueil d'impressions, un soir, après quelques heures passées entre elle et mon frère, tout pénétré par le bonheur de leur maison, j'écrivis, en rentrant chez moi, prenant prétexte de ce livre, quelques lignes qui me semblent à leur place dans cette étude. Elles sont comme le tableau définitif de cet intérieur fortuné, où l'art est dieu, et dont le rayonnement forme avec les âpres débuts que j'ai racontés un saisissant et consolant contraste:

«La salle de travail est vaste et haute. Devant la table chargée de papiers et de livres, sous le blanc rayon de la lampe, dont un abat-jour en papier découpé adoucit la clarté, le maître du logis est assis, écrivant l'oeuvre nouvelle promise au public, annoncée par les journaux, attendue par les traducteurs et les éditeurs. Entre chaque phrase, après en avoir choisi tous les mots, ciselé toutes les lignes, il s'arrête, écoutant l'imagination qui lui parle, mais la disciplinant pour la maintenir dans les limites de la vérité, ou l'y ramener quand elle est tentée d'en sortir. Les personnages dont il décrit les aventures, dont il nous montre l'âme, les instincts et les passions, passent devant ses yeux.

«Avec la précision d'un peintre de la vie, il les reproduit tels qu'il les a connus; il s'attache à les rendre aussi vrais que nature, déployant dans cette lutte pour la recherche de l'expression, pour l'élévation de la pensée, pour la description du décor, pour la pureté du style, la vigueur, la grâce, la fantaisie, toutes ces qualités maîtresses qui sont en lui et dont il pare les fils de ses rêves avec le plus ardent effort de conscience, ne se déclarant satisfait que lorsqu'il a épuisé toutes les formes de cet effort, et affirmant ainsi le respect qu'il a du public et le respect qu'il a de lui-même.

«En face de lui, à l'autre extrémité de la table, après avoir veillé sur le coucher des enfants et baisé leur front, la femme est venue s'asseoir doucement. L'heure est exquise, propice au tranquille labeur qui enfante les belles oeuvres. Les bruits de la rue semblent éteints, la maison s'est endormie. Ce grand silence est salutaire. Une bûche se consume dans l'âtre en chantant; la flamme qui la dévore danse sur les cendres embrasées, accroche des étincelles rougeâtres aux cadres dorés des tableaux et aux cuivres des vases où s'étalent les plantes vertes. Jamais l'intimité de ce bonheur domestique, jamais la sérénité de ce foyer familial, visité par la gloire, n'avaient revêtu une plus suave éloquence.

«La jeune femme se laisse bercer au gré de ses rêves; elle savoure le présent, cherche à deviner l'avenir, et, par un involontaire besoin de comparer avec ce qu'elle a connu jadis ce que maintenant elle possède et ce qu'elle espère, elle se laisse entraîner vers le passé. Elle revoit son enfance, elle est transportée dans une autre maison, chaude aussi, pleine de caresses, confortable et paisible; elle voit les jours lointains. Ici, elle commande; là-bas, elle obéissait, et c'était encore bien doux. Elle ne regrette rien de ce passé, mais elle le revoit avec joie, sa mémoire lui en dit les échos, lui en rappelle les souvenirs.

«Alors, à cette table heureuse, où le talent est contagieux, en face de cet homme qui est tout pour elle et dont la plume écrit des chefs-d'oeuvre, elle se sent prise aussi d'une sorte de nostalgie, et, sur la page blanche étalée sous sa main, elle laisse tomber en stances harmonieuses, prose ou vers, ses souvenirs tout à coup ressuscités. Ces soirs heureux fréquemment se renouvellent. Ils se complètent, l'été venu, par les adorables journées de villégiature, dans la maison des champs adossée à la forêt et dont les pampres à couleur d'émeraude et les glycines à fleurs bleues se mirent dans la rivière.»

XXI

Jusqu'en 1873, Alphonse Daudet s'était montré réfractaire aux oeuvres de longue haleine. Il avait écrit deux romans: le Petit Chose et Tartarin de Tarascon. Mais c'étaient là des oeuvres de début, remontant déjà haut; il ne semblait guère disposé à en reprendre la série interrompue. Après la guerre, il avait porté son principal effort vers le théâtre, tandis que, d'autre part, il recueillait ses souvenirs de la fin de l'Empire, du siége et de la Commune, en courtes études, histoire ou fantaisie, à la manière des Lettres de mon moulin. Il ne fallut pas moins de trois volumes pour les épuiser: les Lettres à un absent, les Contes du lundi, Robert Helmont.

Il est vrai que, durant cette période, il avait vu de près les hommes et les choses. Déjà, dès le commencement de 1870, il se laissait détourner de ses préoccupations, jusque-là purement, exclusivement littéraires, par les symptômes précurseurs de la bourrasque. Il suivait en observateur les manifestations populaires, les incidents de la politique.

Je me souviens qu'un soir, peu de jours avant le plébiscite, il voulut m'entraîner à travers le faubourg du Temple tout plein d'agitations et de menaces, dans une réunion électorale. Des groupes tumultueux, difficilement contenus par un énorme déploiement de force armée, nous empêchèrent d'arriver au but de notre course. Déjà la lutte s'engageait entre les Parisiens et les Bonaparte.

Un autre soir, quelques heures après l'assassinat de Victor Noir, nous allâmes au ministère de la justice, chez Émile Ollivier, qu'il ne connaissait pas encore. Puis ce fut le Quatre-Septembre, le siége, durant lequel il était resté dans Paris, volontairement enrôlé dans la garde nationale, malgré sa myopie, grand coureur d'avant-postes, intrépide chercheur de sensations, bravant le danger pour se donner la satisfaction de tout voir, d'allonger, à la fin de ces émouvantes journées, les pages de notes déjà couvertes de son écriture menue et serrée.

Pendant près de deux années, ses conceptions ne se sont alimentées que de ces souvenirs. Il a accroché ainsi dans son oeuvre, comme dans une galerie, une centaine de tableaux qui, par l'exactitude et la vérité de l'observation, ont toute la valeur d'un document historique.

Nulle part, peut-être, sa puissante faculté de vision ne s'est affirmée au même degré que dans ces courts récits, pénétrés encore de l'émotion qui faisait trembler sa plume, quand à la hâte, et pour ne pas l'oublier, il notait d'un mot l'impression maîtresse, résumant toutes les autres. Souvent, le trait qui l'a frappé a duré quelques minutes; souvent, il n'a fait qu'entrevoir son modèle; mais cela lui a suffi pour le peindre, sans trahir la ressemblance. La même observation peut s'appliquer à toute son oeuvre.

La Commune l'obligea à fuir Paris. Lorsqu'il y rentra et put se remettre au travail, il ne songea qu'aux livres où seraient gravés, comme ils l'étaient dans sa mémoire, les événements auxquels il venait d'assister.

En même temps, je l'ai dit, il travaillait pour le théâtre. La chute de Lise Tavernier, la déception de l'Arlésienne, arrêtèrent son essor de ce côté. Pendant une représentation de cette dernière pièce, l'idée lui vint de faire un roman parisien. Il écrivit Fromont jeune et Risler aîné en 1873, sans pressentir l'immense succès que lui préparait ce livre, dont la publication dans le Bien public n'avait pu cependant passer inaperçue.

C'est avec ce roman que l'éditeur Charpentier est entré dans la série des volumes à grands tirages. Quelques semaines suffirent pour répandre celui-là dans le monde entier. On le lisait à l'étranger comme en France, dans le texte ou dans des traductions.

Cette vogue des premiers jours n'en a pas épuisé la propagation. Encore à l'heure où j'écris, on en tire tous les ans plusieurs milliers d'exemplaires. L'Académie française elle-même voulut s'associer à la manifestation qui se faisait autour du nom d'Alphonse Daudet: elle décerna à son livre le plus littéraire des prix dont elle dispose annuellement.

Par la force des choses, cette étude a tellement pris peu à peu le caractère d'une apologie, que j'éprouve quelque embarras maintenant à dire ce que je pense de Fromont jeune et Risler aîné.

En parlant d'Alphonse Daudet, j'ai pu faire connaître l'homme par le simple récit des événements de sa vie, comme on révèle un épisode historique à l'aide de documents authentiques. Mais je ne saurais juger son oeuvre que par l'expression d'une opinion personnelle où l'admiration tient la plus grande place. Mon jugement serait donc suspect et conséquemment sans valeur. Il n'ajouterait rien à l'autorité de ce chapitre d'histoire littéraire. Je renonce à le formuler.

Ce que j'ai le droit de constater, c'est que la vérité des personnages et le vécu des événements ont été la cause déterminante de la fortune du premier grand roman d'Alphonse Daudet. On ne s'est pas occupé de rechercher si la donnée était bien neuve, si, de près ou de loin, elle ne se rattachait pas à quelque autre exploitée déjà dans des livres plus ou moins répandus. Ce que le lecteur a vu surtout, ce qui l'a ému, séduit, charmé, c'est moins l'affabulation d'un récit qui met aux prises l'honneur commercial et l'honneur domestique, que la simplicité de l'intrigue, la vérité des personnages, la poésie et l'émotion jetées à profusion dans ces pages toutes charmantes.

Nos aînés dans les lettres nous ont souvent raconté combien, en d'autres temps, toute une génération s'était passionnée pour des héros de roman, Monte Cristo, Fleur-de-Marie, d'Artagnan, dont l'invraisemblance a fini par lasser l'intérêt des êtres vivants pour des êtres fictifs. Depuis longtemps, ces manifestations provoquées par un livre s'étaient apaisées. On les a vues renaître à l'apparition de Fromont jeune et Risler aîné. La petite Chèbe, Désirée la boiteuse, sont populaires. Delobelle est devenu classique. Son nom restera comme une épithète propre à qualifier tous ceux de son métier qui vont dans la vie, façonnés à son image et à sa ressemblance. On dit: «C'est un Delobelle», comme on dit: «C'est un Harpagon.»

Après ce roman, Alphonse Daudet écrivit Jack. Là encore le point de départ était une simple histoire venue à sa connaissance, et des péripéties de laquelle des hasards de voisinage l'avaient rendu témoin ou confident. Elle constitua la base de son oeuvre. Fidèle à son système habituel, autour de cette histoire vraie, il amena successivement des personnages qui, dans la réalité, n'y avaient joué aucun rôle, mais qui cependant avaient vécu et, à leur insu, posé devant lui. Ces personnages eux-mêmes furent complétés par des traits, des mots qui appartenaient à d'autres, mais qui s'adaptaient à leur caractère, à leur nature.

Ce travail d'adaptation, de recomposition, est au fond de tous les romans d'Alphonse Daudet. Si ce n'est dans le Nabab, où il a transporté, sans rien modifier de leur physionomie historique, deux personnages, les deux principaux, je n'en sais pas un seul qu'il ait mis dans ses oeuvres sans l'avoir composé ainsi de pièces et de morceaux. Après les Rois en exil, il y a eu un véritable affolement de curiosité, provoqué par le besoin de lever les masques, de savoir quels vivants mon frère avait visés et pourtraicturés. Or, il n'est pas un des types de ce livre qui soit personnellement, intégralement réel. Il en a fallu plusieurs pour en composer un seul.

Cela est vrai encore de Numa Roumestan. Quand ce roman commençait à paraître, mon compatriote le sénateur Numa Baragnon, après avoir lu la superbe description des Arènes un jour de fête populaire, m'écrivait, à la fin d'une de ses lettres: «J'ai bien envie de signer cette lettre: Numa Roumestan, puisqu'on prétend que c'est moi que votre frère a voulu peindre. Mais, hélas! il y a longtemps qu'on ne dételle plus ma voiture!»

D'autre part, plusieurs personnages que je pourrais désigner s'agitaient, un peu inquiets, convaincus qu'Alphonse Daudet avait entrepris de les livrer tout vivants à la curiosité contemporaine. Ils se trompaient les uns et les autres; la suite du roman a dû le leur prouver. L'auteur leur a pris à tous quelque chose, comme c'était son droit. Il n'en est pas un qui ait posé entier devant lui. Il suffit de connaître le personnel politique de nos jours pour discerner ce qui appartient à l'un de ce qui appartient à l'autre.

J'en reviens à Jack. Mon frère m'avait longuement entretenu de ce roman avant de l'écrire. Appelé à la direction des journaux officiels, je le lui demandai pour le Bulletin français que nous venions de fonder, moi, représentant le ministre de l'intérieur, avec Émile de Girardin et Wittersheim, en remplacement du Petit Journal officiel, disparu avec l'Empire. Il était déjà chargé de la revue dramatique dans le grand Officiel. Je la lui avais confiée, prévoyant avec raison que son talent justifierait trop bien le choix que je faisais pour qu'on pût m'accuser de népotisme. Le désir de donner un fructueux éclat au journal naissant, placé sous ma direction, devait justifier de même la publication dans ce journal d'un roman signé Alphonse Daudet.

Mais quand il me l'apporta, je fus un peu effrayé de la mise en scène, dès le début, d'un établissement de Jésuites. Le caractère officiel de nos deux journaux m'avait déjà créé certains embarras et devait m'en créer d'autres, tous nés de la difficulté de laisser aux écrivains leur liberté sans engager la responsabilité du gouvernement. Il est des députés qui épluchaient toute la partie non officielle, les articles d'art, les articles de littérature, jusqu'aux faits divers, d'où j'avais dû bannir tout récit de crime, de suicide ou d'attentat, et qui portaient plainte au ministre pour toute ligne qui leur déplaisait. Les journaux de ce temps sont pleins de critiques et d'attaques ayant pour origine «les libertés» de la rédaction des feuilles gouvernementales.

Je me souviens notamment d'une circonstance qui, dans notre modeste milieu de rédacteurs unis par une étroite solidarité, prit les proportions d'un événement. Dans un article consacré à un livre de médecine, mon savant collaborateur Bouchut, faisant allusion à je ne sais quelles maladies nerveuses, avait timidement insinué qu'il serait aisé d'expliquer physiologiquement les extases de sainte Thérèse. Dans cette assertion si simple et si vraie, l'honorable M. Keller vit la négation des miracles. Il me le dit pendant une séance à Versailles, et, après avoir vainement tenté de m'arracher la promesse d'une rectification, il alla signaler l'article à M. Buffet, président du conseil et ministre de l'intérieur depuis quelques heures seulement.

Quoique M. Buffet soit certes incapable d'exiger d'un honnête homme un acte attentatoire à la dignité professionnelle, dans le premier moment, il insista pour obtenir que je désavouasse mon collaborateur. On devine ma réponse. Insistance d'une part, résistance de l'autre: l'incident dura deux jours; je n'y coupai court qu'en déclarant qu'on pouvait bien me révoquer, mais que je ne désavouerais pas mon collaborateur. Bienveillance ou faiblesse, M. Buffet répugnait aux mesures extrêmes, et l'affaire se dénoua par une lettre que m'écrivit le docteur Bouchut, dans laquelle il prouva, avec beaucoup d'esprit, que nous étions l'un et l'autre au-dessus de notre mésaventure.

Je n'ai raconté ce trait de nos moeurs politiques que pour expliquer les causes qui me firent hésiter à publier Jack. Mon frère, au courant de mes ennuis, renonça à discuter mes objections. Il porta son roman dans cette hospitalière maison du Moniteur, toute pleine de grands souvenirs et de traditions littéraires. Paul Dalloz s'empressa de l'accepter.

En librairie, ce livre ne rencontra pas la vogue du précédent; cela ne peut s'expliquer que par la nécessité où se trouva Dentu de l'éditer en deux volumes et d'en élever le prix, car jamais les qualités de l'écrivain et du poëte ne s'étaient affirmées avec plus d'éclat; jamais il n'avait au même degré exprimé son amour pour les petits et les humbles, ni révélé ce don d'émouvoir les autres au contact de sa propre émotion, de manier l'ironie, de décrire le décor où il fait vivre ses héros.

Qu'il mette à nu la cervelle d'oiseau d'Ida de Barancy; qu'il nous montre d'Argenton, le plus important des ratés, si fièrement campé dans sa nullité et sa sottise; qu'il nous mène à la suite du pauvre Jack, fuyant le gymnase Moronval, s'égarant dans les champs enveloppés d'ombre, dominé par la terreur du noir, du silence et de l'inconnu; qu'il nous raconte le martyre du petit roi nègre; qu'il nous décrive les tranquilles paysages des bords de la Seine; qu'il nous conduise à Indret pour nous faire rire avec Bélisaire et pleurer avec Jack; qu'il nous ouvre le calme intérieur des Rivais; qu'il nous fasse assister aux dernières heures de la victime de d'Argenton, partout son talent s'est manifesté avec une rare puissance, et quoiqu'on ait prétendu, en lui en faisant tour à tour un tort et un mérite, qu'il manquait d'imagination, il a donné, par l'arrangement et l'accumulation logique d'événements peut-être arrivés, toute l'illusion de l'invention complète et personnelle.

Puis, dans la féerie des descriptions, les types se pressent, nombreux, multiples, originaux, avec de la chair sur les os, des muscles sous la peau, du sang dans les veines, toutes les forces de la vie.

Dégagé comme Fromont jeune et Risler aîné de la préoccupation d'actualité, visible dans le Nabab, les Rois en exil et Numa Roumestan, Jack, à le considérer isolément, reste cependant comme une étude de moeurs révélatrice et rigoureusement exacte, traversée par un vif sentiment de modernité. Vue dans l'ensemble, l'oeuvre m'apparaît comme un livre de transition, après lequel Alphonse Daudet allait créer un moule nouveau pour le roman moderne, en y introduisant, avec des personnages vivants, notre histoire sociale et politique, inaugurer ce que j'appellerai sa seconde manière, caractérisée par la préoccupation d'actualité dont je viens de parler.

Cette préoccupation procède elle-même d'un constant souci de vérité. Elle devait naturellement compléter la faculté maîtresse de ce talent, qui de la plume fait un pinceau, donne au style le relief de la peinture, de l'arrangement des mots fait jaillir la couleur et amène devant les yeux, fixés sur une page imprimée, les hommes et les choses, dans une vision aussi intense, aussi saisissable en ses contours que la vie elle-même.

C'est ici le cas d'ajouter que ce qui constitue la valeur spéciale des livres d'Alphonse Daudet, ce qui leur assure de sérieuses chances de durée, c'est qu'ils sont dans leur ensemble un exact reflet de son temps. Contes, romans, et même études intimes comme celles dont se compose ce volume: les Femmes d'artistes, un des moins connus, que je recommande aux gourmets, tous renferment un côté documentaire qui en relève singulièrement le prix.

Tel récit des Lettres à un absent, tel épisode des Rois en exil, est une page d'histoire que devront lire, avant de se mettre à l'oeuvre, ceux qui dans l'avenir entreprendront de nous étudier, nous leurs devanciers, dans les événements, dans la famille, dans les hommes. La mort et les funérailles du duc de Mora, la visite du bey de Tunis au château du Nabab, l'atelier de Félicia Ruys, l'agence Lévis, la veillée des armes, le voyage dans sa ville natale de Numa Roumestan ministre, voilà de l'histoire au meilleur sens du mot; non l'histoire officielle des faits, mais cette histoire des passions, des appétits, des aspirations qui aident à les comprendre. Mérimée avait raison quand il se disait prêt à donner tout Thucydide pour une page des Mémoires d'Aspasie. Il n'en faut pas davantage pour éclairer d'un jour lumineux une civilisation disparue.

En commentant l'histoire de cette façon, en s'emparant ainsi des hommes et des choses, le roman moderne a fait une conquête glorieuse. Il a, de plus, imposé à la science historique des conditions nouvelles. Parmi les jeunes, tous ceux qui s'occupent de cette science ont compris que puisque le roman leur prenait quelque chose, l'histoire devait aussi prendre quelque chose au roman. Elle lui a pris sa forme, ses analyses, ses descriptions et jusqu'à ses dialogues.

Naguère encore, à de rares exceptions près, les historiens, même les plus illustres, auraient cru manquer aux règles de leur art, à la majesté du passé, aux grandes mémoires; ils auraient cru rapetisser les événements en se départissant d'un style froid et compassé, en campant leurs personnages dans un cadre descriptif, en nous montrant leurs traits, en ramenant leurs actes aux proportions de l'existence quotidienne, en les faisant agir et parler ainsi que nous agissons et parlons nous-mêmes.

L'école moderne a modifié, transformé le procédé; elle le modifiera, le transformera plus encore, et cette révolution pacifique aura été déterminée par la transformation du roman, qui s'est opérée elle-même sous l'empire du goût public. Car, c'est là ce que ne doivent pas oublier ceux d'entre nous qui ont quelque souci de ne pas sombrer dans l'indifférence générale, ce que la génération contemporaine demande aux artistes, c'est la réalité, c'est la vie. Le roman pour lui-même, c'est-à-dire la fiction, est mort, bien mort. Dans les livres qui sollicitent son attention, ce que le lecteur entend trouver, c'est lui-même, ses vices, ses vertus, sa propre image, tout ce que seul il ne sait pas voir. L'art du romancier, comme l'art du peintre, comme l'art de l'historien, consiste à le lui bien montrer sous les diverses formes que comporte chacun de ces genres.

C'est là, à peu de chose près, je le sais, la doctrine de l'école naturaliste. L'esprit de décision avec lequel elle s'est approprié ces vérités, en essayant de s'assurer la personnalité d'Alphonse Daudet, n'a pas moins fait pour son succès que le vigoureux tempérament du plus célèbre de ses apôtres. Mais quelles que soient les formules scientifiques, un peu puériles, dont il les a vêtues pour en parer comme d'un mérite spécial et personnel la conception de ses romans, on ne saurait admettre que ces vérités sont de son invention, que ces règles sont exclusivement siennes.

Elles avaient cours avant qu'il les inscrivît sur son drapeau et entrât en campagne en leur nom. Sans remonter à Balzac, il est bien difficile, lorsqu'on songe au chemin qu'elles ont fait depuis, à la part qu'elles ont dans nos préoccupations, de ne pas attribuer la principale cause de leur progrès à Edmond et Jules de Goncourt. Voilà les vrais pères du roman naturaliste; l'Assommoir a eu son aïeul, Germinie Lacerteux; les principes de l'école sont là, mis en pratique dans cette manifestation d'un viril talent qui n'a jamais cherché ni à les professer dogmatiquement, ni à les imposer, et qui n'a voulu en démontrer la puissance que par l'emploi qu'il en faisait. Si donc il n'est pas permis au plus illustre servant du naturalisme de se proclamer inventeur sans commettre une lourde injustice, il lui est plus aisé de rattacher les Goncourt à son école, qui est la leur.

Mais il ne saurait de même y faire entrer Alphonse Daudet, dont les qualités de poëte et d'écrivain, les exquises délicatesses, les tendresses profondes, les répugnances pour tout ce qui est trivial ou grossier, protestent contre l'usage qu'on voudrait faire de son nom dans un parti qui ne doit ses victoires qu'à ses chefs, qui n'a rien fondé encore, et qui disparaîtrait brusquement s'il les perdait.

Non, Alphonse Daudet ne peut être enrégimenté ni dans ces rangs, ni dans d'autres; il est trop peu homme d'école et de dogme, trop contraire à tout ostracisme, trop fièrement indépendant et, pour tout résumer, trop complétement artiste! Quelque effort qu'on fasse pour lui imposer une étiquette, cet effort restera vain. Alphonse Daudet est lui-même. C'est là l'essence de son originalité native, la marque personnelle de son oeuvre.

Petites-Dalles (Seine-Inférieure), août-septembre 1881.

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