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Monsieur Parent, et autres histoires courtes

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LA CONFIDENCE



La petite baronne de Grangerie sommeillait sur sa chaise longue, quand la petite marquise de Rennedou entra brusquement, d'un air agité, le corsage un peu fripé, le chapeau un peu tourné, et elle tomba sur une chaise, en disant:

—Ouf! c'est fait!

Son amie, qui la savait calme et douce d'ordinaire, s'était redressée fort surprise. Elle demanda:

—Quoi? Qu'est-ce que tu as fait?

La marquise, qui semblait ne pouvoir tenir en place, se relevant, se mit à marcher par la chambre, puis elle se jeta sur les pieds de la chaise longue où reposait son amie, et, lui prenant les mains:

—Écoute, chérie, jure-moi de ne jamais répéter ce que je vais t'avouer!

—Je te le jure.

—Sur ton salut éternel?

—Sur mon salut éternel.

—Eh bien! je viens de me venger de Simon.

L'autre s'écria:—Oh! que tu as bien fait!

—N'est-ce pas? Figure-toi que, depuis six mois, il était devenu plus insupportable encore qu'autrefois; mais insupportable pour tout. Quand je l'ai épousé, je savais bien qu'il était laid, mais je le croyais bon. Comme je m'étais trompée! Il avait pensé, sans doute, que je l'aimais pour lui-même, avec son gros ventre et son nez rouge, car il se mit à roucouler comme un tourtereau. Moi, tu comprends, ça me faisait rire, c'est de là que je l'ai appelé: Pigeon. Les hommes, vraiment, se font de drôles d'idées sur eux-mêmes. Quand il a compris que je n'avais pour lui que de l'amitié, il est devenu soupçonneux, il a commencé à me dire des choses aigres, à me traiter de coquette, de rouée, de je ne sais quoi. Et puis, c'est devenu plus grave à la suite de... de... c'est fort difficile à dire ça... Enfin, il était très amoureux de moi... très amoureux... et il me le prouvait souvent, trop souvent. Oh! ma chère, en voilà un supplice que d'être... aimée par un homme grotesque... Non, vraiment, je ne pouvais plus... plus du tout... c'est comme si on vous arrachait une dent tous les soirs... bien pis que ça, bien pis! Enfin figure-toi dans tes connaissances quelqu'un de très vilain, de très ridicule, de très répugnant, avec un gros ventre,—c'est ça qui est affreux,—et de gros mollets velus. Tu le vois, n'est-ce pas? Eh bien, figure-toi encore que ce quelqu'un-là est ton mari... et que... tous les soirs... tu comprends. Non, c'est odieux...! odieux...! Moi, ça me donnait des nausées, de vraies nausées... des nausées dans ma cuvette. Vrai, je ne pouvais plus. Il devrait y avoir une loi pour protéger les femmes dans ces cas-là.—Mais figure-toi ça, tous les soirs... Pouah! que c'est sale!

Ce n'est pas que j'aie rêvé des amours poétiques, non, jamais. On n'en trouve plus. Tous les hommes, dans notre monde, sont des palefreniers ou des banquiers; ils n'aiment que les chevaux ou l'argent; et s'ils aiment les femmes, c'est à la façon des chevaux, pour les montrer dans leur salon comme on montre au bois une paire d'alezans. Rien de plus. La vie est telle aujourd'hui que le sentiment n'y peut avoir aucune part.

Vivons donc en femmes pratiques et indifférentes. Les relations même ne sont plus que des rencontres régulières, où on répète chaque fois les mêmes choses. Pour qui pourrait-on, d'ailleurs, avoir un peu d'affection ou de tendresse? Les hommes, nos hommes, ne sont en général que des mannequins corrects à qui manquent toute intelligence et toute délicatesse. Si nous cherchons un peu d'esprit comme on cherche de l'eau dans le désert, nous appelons près de nous des artistes; et nous voyons arriver des poseurs insupportables ou des bohèmes mal élevés. Moi je cherche un homme, comme Diogène, un seul homme dans toute la société parisienne; mais je suis déjà bien certaine de ne pas le trouver et je ne tarderai pas à souffler ma lanterne. Pour en revenir à mon mari, comme ça me faisait une vraie révolution de le voir entrer chez moi en chemise et en caleçon, j'ai employé tous les moyens, tous, tu entends bien, pour l'éloigner et pour... le dégoûter de moi. Il a d'abord été furieux; et puis il est devenu jaloux; il s'est imaginé que je le trompais. Dans les premiers temps, il se contentait de me surveiller Il regardait avec des yeux de tigre tous les hommes qui venaient à la maison; et puis la persécution a commencé. Il m'a suivie, partout. Il a employé des moyens abominables pour me surprendre. Puis il ne m'a plus laissée causer avec personne. Dans les bals, il restait planté derrière moi, allongeant sa grosse tête de chien courant aussitôt que je disais un mot. Il me poursuivait au buffet, me défendait de danser avec celui-ci ou avec celui-là, m'emmenait au milieu du cotillon, me rendait stupide et ridicule et me faisait passer pour je ne sais quoi. C'est alors que j'ai cessé d'aller dans le monde.

Dans l'intimité, c'est devenu pis encore. Figure-toi que ce misérable-là me traitait de... de... je n'oserai pas dire le mot... de catin!

Ma chère!... il me disait le soir: «Avec qui as-tu couché aujourd'hui?» Moi, je pleurais et il était enchanté.

Et puis, c'est devenu pis encore. L'autre semaine, il m'emmena dîner aux Champs-Élysées. Le hasard voulut que Baubignac fût à la table voisine. Alors voilà Simon qui se met à m'écraser les pieds avec fureur et qui me grogne, par-dessus le melon: «Tu lui as donné rendez-vous, sale bête; attends un peu.» Alors, tu ne te figurerais jamais ce qu'il a fait, ma chère: il a ôté tout doucement l'épingle de mon chapeau et il me l'a enfoncée dans le bras. Moi j'ai poussé un grand cri. Tout le monde est accouru. Alors il a joué une affreuse comédie de chagrin. Tu comprends.

À ce moment-là, je me suis dit: Je me vengerai et sans tarder encore. Qu'est-ce que tu aurais fait, toi?

—Oh! je me serais vengée!

—Eh bien! ça y est.

—Comment?

—Quoi? tu ne comprends pas?

—Mais, ma chère... cependant... Eh bien, oui...

—Oui, quoi?

—Voyons, pense à sa tête. Tu le vois bien, n'est-ce pas, avec sa grosse figure, son nez rouge et ses favoris qui tombent comme des oreilles de chien.

—Oui.

—Pense, avec ça, qu'il est plus jaloux qu'un tigre.

—Oui.

—Eh bien, je me suis dit: Je vais me venger pour moi toute seule et pour Marie, car je comptais bien te le dire, mais rien qu'à toi, par exemple. Pense à sa figure, et pense aussi qu'il... qu'il... qu'il est...

—Quoi... tu l'as...

—Oh! ma chérie, surtout ne le dis à personne, jure-le-moi encore!... Mais pense comme c'est comique!... pense... Il me semble tout changé depuis ce moment-là!... et je ris toute seule... toute seule... Pense donc à sa tête...!!!

La baronne regardait son amie, et le rire fou qui lui montait à la gorge lui jaillit entre les dents; elle se mit à rire, mais à rire comme si elle avait une attaque de nerfs; et, les deux mains sur sa poitrine, la figure crispée, la respiration coupée, elle se penchait en avant comme pour tomber sur le nez.

Alors la petite marquise partit à son tour en suffoquant. Elle répétait, entre deux cascades de petits cris:—Pense... pense... est-ce drôle?... dis... pense à sa tête!... pense à ses favoris!... à son nez!... pense donc... est-ce drôle?... mais surtout... ne le dis pas... ne... le... dis pas... jamais!...

Elles demeuraient presque suffoquées, incapables de parler, pleurant de vraies larmes dans ce délire de gaieté.

La baronne se calma la première; et toute palpitante encore:—Oh!... raconte-moi comment tu as fait ça... raconte-moi... c'est si drôle... si drôle!...

Mais l'autre ne pouvait point parler: elle balbutiait:

—Quand j'ai eu pris ma résolution... je me suis dit... Allons... vite... il faut que ce soit tout de suite... Et je l'ai... fait... aujourd'hui...

—Aujourd'hui!...

—Oui... tout à l'heure... et j'ai dit à Simon de venir me chercher chez toi pour nous amuser... Il va venir... tout à l'heure!... Il va venir!.. Pense... pense... pense à sa tête en le regardant...

La baronne, un peu apaisée, soufflait comme après une course. Elle reprit:

—Oh! dis-moi comment tu as fait... dis-moi!...

—C'est bien simple... Je me suis dit: Il est jaloux de Baubignac; eh bien! ce sera Baubignac. Il est bête comme ses pieds, mais très honnête; incapable de rien dire. Alors j'ai été chez lui, après déjeuner.

—Tu as été chez lui? Sous quel prétexte?

—Une quête... pour les orphelins...

—Raconte... vite... raconte...

—Il a été si étonné en me voyant qu'il ne pouvait plus parler. Et puis il m'a donné deux louis pour ma quête; et puis comme je me levais pour m'en aller, il m'a demandé des nouvelles de mon mari; alors j'ai fait semblant de ne pouvoir plus me contenir et j'ai raconté tout ce que j'avais sur le coeur. Je l'ai fait encore plus noir qu'il n'est, va!... Alors Baubignac s'est ému, il a cherché des moyens de me venir en aide... et moi j'ai commencé à pleurer... mais comme on pleure... quand on veut... Il m'a consolée... il m'a fait asseoir... et puis comme je ne me calmais pas, il m'a embrassée... Moi, je disais:«Oh! mon pauvre ami... mon pauvre ami!» Il répétait: «Ma pauvre amie... ma pauvre amie!»—et il m'embrassait toujours... toujours... jusqu'au bout. Voilà.

Après ça, moi j'ai eu une grande crise de désespoir et de reproches.—Oh! je l'ai traité, traité comme le dernier des derniers... Mais j'avais une envie de rire folle. Je pensais à Simon, à sa tête, à ses favoris...! Songe...! songe donc!! Dans la rue, on venant chez toi, je ne pouvais plus me tenir. Mais songe!... Ça y est!... Quoiqu'il arrive maintenant, ça y est! Et lui qui avait tant peur de ça! Il peut y avoir des guerres, des tremblements de terre, des épidémies, nous pouvons tous mourir... ça y est!!! Rien ne peut plus empêcher ça!!! pense à sa tête... et dis-toi... ça y est!!!!!

La baronne qui s'étranglait demanda:

—Reverras-tu Baubignac...?

—Non. Jamais, par exemple... j'en ai assez ... il ne vaudrait pas mieux que mon mari...

Et elles recommencèrent à rire toutes les deux avec tant de violence qu'elles avaient des secousses d'épileptiques.

Un coup de timbre arrêta leur gaîté.

La marquise murmura:«C'est lui... regarde-le...»

La porte s'ouvrit; et un gros homme parut, un gros homme au teint rouge, à la lèvre épaisse, aux favoris tombants; et il roulait des yeux irrités.

Les deux jeunes femmes le regardèrent une seconde, puis elles s'abattirent brusquement sur la chaise longue, dans un tel délire de rire qu'elles gémissaient comme on fait dans les affreuses souffrances.

Et lui, répétait d'une voix sourde: «Eh bien, êtes-vous folles?... êtes-vous folles?... êtes-vous folles...?»



LE BAPTÊME



—Allons, docteur, un peu de cognac.

—Volontiers.

Et le vieux médecin de marine, ayant tendu son petit verre, regarda monter jusqu'aux bords le joli liquide aux reflets dorés.

Puis il l'éleva à la hauteur de l'oeil, fit passer dedans la clarté de la lampe, le flaira, en aspira quelques gouttes qu'il promena longtemps sur sa langue et sur la chair humide et délicate du palais, puis il dit:

—Oh! le charmant poison! Ou, plutôt, le séduisant meurtrier! le délicieux destructeur dépeuples!

Vous ne le connaissez pas, vous autres. Vous avez lu, il est vrai, cet admirable livre qu'on nomme l'Assommoir, mais vous n'avez pas vu, comme moi, l'alcool exterminer une tribu de sauvages, un petit royaume de nègres, l'alcool apporté par tonnelets rondelets que débarquaient d'un air placide des matelots anglais aux barbes rousses.

Mais tenez, j'ai vu, de mes yeux vu, un drame de l'alcool bien étrange et bien saisissant, et tout près d'ici, en Bretagne, dans un petit village aux environs de Pont-l'Abbé.

J'habitais alors, pendant un congé d'un an, une maison de campagne que m'avait laissée mon père. Vous connaissez cette côte plate où le vent siffle dans les ajoncs, jour et nuit, où l'on voit par places, debout ou couchées, ces énormes pierres qui furent des dieux et qui ont gardé quelque chose d'inquiétant dans leur posture, dans leur allure, dans leur forme. Il me semble toujours qu'elles vont s'animer, et que je vais les voir partir par la campagne, d'un pas lent et pesant, de leur pas de colosses de granit, ou s'envoler avec des ailes immenses, des ailes de pierre, vers le paradis des Druides.

La mer enferme et domine l'horizon, la mer remuante, pleine d'écueils aux têtes noires, toujours entourés d'une bave d'écume, pareils à des chiens qui attendraient les pêcheurs.

Et eux, les hommes, ils s'en vont sur cette mer terrible qui retourne leurs barques d'une secousse de son dos verdâtre et les avale comme des pilules. Ils s'en vont dans leurs petits bateaux, le jour et la nuit, hardis, inquiets, et ivres. Ivres, ils le sont bien souvent. «Quand la bouteille est pleine, disent-ils, on voit l'écueil; mais quand elle est vide, on ne le voit plus.»

Entrez dans ces chaumières. Jamais vous ne trouverez le père. Et si vous demandez à la femme ce qu'est devenu son homme, elle tendra les bras sur la mer sombre qui grogne et crache sa salive blanche le long du rivage. Il est resté dedans un soir qu'il avait bu un peu trop. Et le fils aîné aussi. Elle a encore quatre garçons, quatre grands gars blonds et forts. A bientôt leur tour.

J'habitais donc une maison de campagne près de Pont-l'Abbé. J'étais là, seul avec mon domestique, un ancien marin, et une famille bretonne qui gardait la propriété en mon absence. Elle se composait de trois personnes, deux soeurs et un homme qui avait épousé l'une d'elles, et qui cultivait mon jardin.

Or, cette année-là, vers la Noël, la compagne de mon jardinier accoucha d'un garçon.

Le mari vint me demander d'être parrain. Je ne pouvais guère refuser, et il m'emprunta dix francs pour les frais d'église, disait-il.

La cérémonie fut fixée au deux janvier. Depuis huit jours la terre était couverte de neige, d'un immense tapis livide et dur qui paraissait illimité sur ce pays plat et bas. La mer semblait noire, au loin derrière la plaine blanche; et on la voyait s'agiter, hausser son dos, rouler ses vagues, comme si elle eût voulu se jeter sur sa pâle voisine, qui avait l'air d'être morte, elle si calme, si morne, si froide.

A neuf heures du matin, le père Kerandec arriva devant ma porte avec sa belle-soeur, la grande Kermagan, et la garde qui portait l'enfant roulé dans une couverture.

Et nous voilà partis vers l'église. Il faisait un froid à fendre les dolmens, un de ces froids déchirants qui cassent la peau et font souffrir horriblement de leur brûlure de glace. Moi je pensais au pauvre petit être qu'on portait devant nous, et je me disais que cette race bretonne était de fer, vraiment, pour que ses enfants fussent capables, dès leur naissance, de supporter de pareilles promenades.

Nous arrivâmes devant l'église, mais la porte en demeurait fermée. M. le curé était en retard.

Alors la garde, s'étant assise sur une des bornes, près du seuil, se mit à dévêtir l'enfant. Je crus d'abord qu'il avait mouillé ses linges, mais je vis qu'on le mettait nu, tout nu, le misérable, tout nu, dans l'air gelé. Je m'avançai, révolté d'une telle imprudence.

—Mais vous êtes folle! Vous allez le tuer!

La femme répondit placidement: «Oh non, m'sieu not' maître, faut qu'il attende l'bon Dieu tout nu.»

Le père et la tante regardaient cela avec tranquillité. C'était l'usage. Si on ne l'avait pas suivi, il serait arrivé malheur au petit.

Je me fâchai, j'injuriai l'homme, je menaçai de m'en aller, je voulus couvrir de force la frêle créature. Ce fut en vain. La garde se sauvait devant moi en courant dans la neige, et le corps du mioche devenait violet.

J'allais quitter ces brutes quand j'aperçus le curé arrivant par la campagne suivi du sacristain et d'un gamin du pays.

Je courus vers lui et je lui dis, avec violence, mon indignation. Il ne fut point surpris, il ne hâta pas sa marche, il ne pressa point ses mouvements. Il répondit:

—Que voulez-vous, monsieur, c'est l'usage. Ils le font tous, nous ne pouvons empêcher ça.

—Mais au moins, dépêchez-vous, criai-je.

Il reprit:

—Je ne peux pourtant pas aller plus vite. Et il entra dans la sacristie, tandis que nous demeurions sur le seuil de l'église où je souffrais, certes, davantage que le pauvre petit qui hurlait sous la morsure du froid.

La porte enfin s'ouvrit. Nous entrâmes. Mais l'enfant devait rester nu pendant toute la cérémonie.

Elle fut interminable. Le prêtre ânonnait les syllabes latines qui tombaient de sa bouche, scandées à contresens. Il marchait avec lenteur, avec une lenteur de tortue sacrée; et son surplis blanc me glaçait le coeur, comme une autre neige dont il se fût enveloppé pour faire souffrir, au nom d'un Dieu inclément et barbare, cette larve humaine que torturait le froid.

Le baptême enfin fut achevé selon les rites, et je vis la garde rouler de nouveau dans la longue couverture l'enfant glacé qui gémissait d'une voix aiguë et douloureuse.

Le curé me dit: «Voulez-vous venir signer le registre?»

Je me tournai vers mon jardinier: «Rentrez bien vite, maintenant, et réchauffez-moi cet enfant-là tout de suite.» Et je lui donnai quelques conseils pour éviter, s'il en était temps encore, une fluxion de poitrine.

L'homme promit d'exécuter mes recommandations, et il s'en alla avec sa belle-soeur et la garde. Je suivis le prêtre dans la sacristie.

Quand j'eus signé, il me réclama cinq francs pour les frais.

Ayant donné dix francs au père, je refusai de payer de nouveau. Le curé menaça de déchirer la feuille et d'annuler la cérémonie. Je le menaçai à mon tour du Procureur de la République.

La querelle fut longue, je finis par payer.

A peine rentré chez moi, je voulus savoir si rien de fâcheux n'était survenu. Je courus chez Kérandec, mais le père, la belle-soeur et la garde n'étaient pas encore revenus.

L'accouchée, restée toute seule, grelottait de froid dans son lit, et elle avait faim, n'ayant rien mangé depuis la veille.

—Où diable sont-ils partis? demandai-je. Elle répondit sans s'étonner, sans s'irriter: «Ils auront été bé pour fêter.» C'était l'usage. Alors, je pensai à mes dix francs qui devaient payer l'église et qui payeraient l'alcool, sans doute.

J'envoyai du bouillon à la mère et j'ordonnai qu'on fît bon feu dans sa cheminée. J'étais anxieux et furieux, me promettant bien de chasser ces brutes et me demandant avec terreur ce qu'allait devenir le misérable mioche.

A six heures du soir, ils n'étaient pas revenus.

J'ordonnai à mon domestique de les attendre, et je me couchai.

Je m'endormis bientôt, car je dors comme un vrai matelot.

Je fus réveillé, dès l'aube, par mon serviteur qui m'apportait l'eau chaude pour ma barbe.

Dès que j'eus les yeux ouverts, je demandai: «Et Kérandec?»

L'homme hésitait, puis il balbutia: «Oh! il est rentré, Monsieur, à minuit passé, et soûl à ne pas marcher, et la grande Kermagan aussi, et la garde aussi. Je crois bien qu'ils avaient dormi dans un fossé, de sorte que le p'tit était mort, qu'ils s'en sont pas même aperçus.»

Je me levai d'un bond, criant:

—L'enfant est mort!

—Oui, Monsieur. Ils l'ont rapporté à la mère Kérandec. Quand elle a vu ça, elle s'a mise à pleurer; alors ils l'ont faite boire pour la consoler.

—Comment, ils l'ont fait boire?

—Oui, Monsieur. Mais j'ai su ça seulement au matin, tout à l'heure. Comme Kérandec n'avait pu d'eau-de-vie et pu d'argent, il a pris l'essence de la lampe que Monsieur lui a donnée; et ils ont bu ça tous les quatre, tant qu'il en est resté dans le litre. Même que la Kérandec est bien malade.

J'avais passé mes vêtements à la hâte, et saisissant une canne, avec la résolution de taper sur toutes ces bêtes humaines, je courus chez mon jardinier.

L'accouchée agonisait soûle d'essence minérale, à côté du cadavre bleu de son enfant.

Kérandec, la garde et la grande Kermagan ronflaient sur le sol.

Je dus soigner la femme qui mourut vers midi.

Le vieux médecin s'était tu. Il reprit la bouteille d'eau-de-vie, s'en versa un nouveau verre, et ayant encore fait courir à travers la liqueur blonde la lumière des lampes qui semblait mettre en son verre un jus clair de topazes fondues, il avala, d'un trait, le liquide perfide et chaud.



IMPRUDENCE



Avant le mariage, ils s'étaient aimés chastement, dans les étoiles. Ça avait été d'abord une rencontre charmante sur une plage de l'Océan. Il l'avait trouvée délicieuse, la jeune fille rose qui passait, avec ses ombrelles claires et ses toilettes fraîches, sur le grand horizon marin. Il l'avait aimée, blonde et frêle, dans ce cadre de flots bleus et de ciel immense. Et il confondait l'attendrissement que cette femme à peine éclose faisait naître en lui, avec l'émotion vague et puissante qu'éveillait dans son âme, dans son coeur, et dans ses veines l'air vif et salé, et le grand paysage plein de soleil et de vagues.

Elle l'avait aimé, elle, parce qu'il lui faisait la cour, qu'il était jeune, assez riche, gentil et délicat. Elle l'avait aimé parce qu'il est naturel aux jeunes filles d'aimer les jeunes hommes qui leur disent des paroles tendres.

Alors, pendant trois mois, ils avaient vécu côte à côte, les yeux dans les yeux et les mains dans les mains. Le bonjour qu'ils échangeaient, le matin, avant le bain, dans la fraîcheur du jour nouveau, et l'adieu du soir, sur le sable, sous les étoiles, dans la tiédeur de la nuit calme, murmurés tout bas, tout bas, avaient déjà un goût de baisers, bien que leurs lèvres ne se fussent jamais rencontrées.

Ils rêvaient l'un de l'autre aussitôt endormis, pensaient l'un à l'autre aussitôt éveillés, et, sans se le dire encore, s'appelaient et, se désiraient de toute leur âme et de tout leur corps.

Après le mariage, ils s'étaient adorés sur la terre. Ça avait été d'abord une sorte de rage sensuelle et infatigable; puis une tendresse exaltée faite de poésie palpable, de caresses déjà raffinées, d'inventions gentilles et polissonnes. Tous leurs regards signifiaient quelque chose d'impur, et tous leurs gestes leur rappelaient la chaude intimité des nuits.

Maintenant, sans se l'avouer, sans le comprendre encore peut-être, ils commençaient à se lasser l'un de l'autre. Ils s'aimaient bien, pourtant; mais ils n'avaient plus rien à se révéler, plus rien à faire qu'ils n'eussent fait souvent, plus rien à apprendre l'un par l'autre, pas même un mot d'amour nouveau, un élan imprévu, une intonation qui fit plus brûlant le verbe connu, si souvent répété.

Ils s'efforçaient, cependant, de rallumer la flamme affaiblie des premières étreintes. Ils imaginaient, chaque jour, des ruses tendres, des gamineries naïves ou compliquées, toute une suite de tentatives désespérées pour faire renaître dans leurs coeurs l'ardeur inapaisable des premiers jours, et dans leurs veines la flamme du mois nuptial.

De temps en temps, à force de fouetter leur désir, ils retrouvaient une heure d'affolement factice que suivait aussitôt une lassitude dégoûtée.

Ils avaient essayé des clairs de lune, des promenades sous les feuilles dans la douceur des soirs, de la poésie des berges baignées de brume, de l'excitation des fêtes publiques.

Or, un matin, Henriette dit à Paul:

—Veux-tu m'emmener dîner au cabaret?

—Mais oui, ma chérie.

—Dans un cabaret très connu.

—Mais oui.

Il la regardait, l'interrogeant de l'oeil, voyant bien qu'elle pensait à quelque chose qu'elle ne voulait pas dire.

Elle reprit:

—Tu sais, dans un cabaret... comment expliquer ça?... dans un cabaret galant... dans un cabaret où on se donne des rendez-vous?

Il sourit:—Oui. Je comprends, dans un cabinet particulier d'un grand café?

—C'est ça. Mais d'un grand café où tu sois connu, où tu aies déjà soupé... non... dîné... enfin tu sais... enfin... je voudrais... non, je n'oserai jamais dire ça?

—Dis-le, ma chérie; entre nous, qu'est-ce que ça fait? Nous n'en sommes pas aux petits secrets.

—Non, je n'oserai pas.

—Voyons, ne fais pas l'innocente. Dis-le?

—Eh bien... eh bien... je voudrais... je voudrais être prise pour ta maîtresse... na... et que les garçons, qui ne savent pas que tu es marié, me regardent comme ta maîtresse, et toi aussi... que tu me croies ta maîtresse, une heure, dans cet endroit-là, où tu dois avoir des souvenirs... Voilà!... Et je croirai moi-même que je suis ta maîtresse.... Je commettrai une grosse faute.... Je te tromperai... avec toi... Voilà!... C'est très vilain.... Mais je voudrais.... Ne me fais pas rougir.... Je sens que je rougis.... Tu ne te figures pas comme ça me... me... troublerait de dîner comme ça avec toi, dans un endroit pas comme il faut... dans un cabinet particulier où on s'aime tous les soirs... tous les soirs.... C'est très vilain.... Je suis rouge comme une pivoine. Ne me regarde pas....

Il riait, très amusé, et répondit:

—Oui, nous irons, ce soir, dans un endroit très chic où je suis connu.

Ils montaient, vers sept heures, l'escalier d'un grand café du boulevard, lui, souriant, l'air vainqueur, elle, timide, voilée, ravie. Dès qu'ils furent entrés dans un cabinet meublé de quatre fauteuils et d'un large canapé de velours rouge, le maître d'hôtel, en habit noir, entra et présenta la carte. Paul la tendit à sa femme.

—Qu'est-ce que tu veux manger?

—Mais je ne sais pas, moi, ce qu'on mange ici.

Alors il lut la litanie des plats tout en ôtant son pardessus qu'il remit aux mains du valet. Puis il dit:

—Menu corsé—potage bisque—poulet à la diable, râble de lièvre, homard à l'américaine, salade de légumes bien épicée et dessert.—Nous boirons du champagne.

Le maître d'hôtel souriait en regardant la jeune femme. Il reprit la carte en murmurant:

—Monsieur Paul veut-il de la tisane ou du champagne?

—Du champagne, très sec.

Henriette fut heureuse d'entendre que cet homme savait le nom de son mari.

Ils s'assirent, côte à côte, sur le canapé et commencèrent à manger.

Dix bougies les éclairaient, reflétées dans une grande glace ternie par des milliers de noms tracés au diamant, et qui jetaient sur le cristal clair une sorte d'immense toile d'araignée.

Henriette buvait coup sur coup pour s'animer, bien qu'elle se sentît étourdie dès les premiers verres. Paul, excité par des souvenirs, baisait à tous moments la main de sa femme. Ses yeux brillaient.

Elle se sentait étrangement émue par ce lieu suspect, agitée, contente, un peu souillée mais vibrante. Deux valets graves, muets, habitués à tout voir et à tout oublier, à n'entrer qu'aux instants nécessaires, et à sortir aux minutes d'épanchement, allaient et venaient vite et doucement.

Vers le milieu du dîner, Henriette était grise, tout à fait grise, et Paul, en gaieté, lui pressait le genou de toute sa force. Elle bavardait maintenant, hardie, les joues rouges, le regard vif et noyé.

—Oh! voyons, Paul, confesse-toi, tu sais, je voudrais tout savoir?

—Quoi donc, ma chérie?

—Je n'ose pas te dire.

—Dis toujours....

—As-tu eu des maîtresses... beaucoup... avant moi?

Il hésitait, un peu perplexe, ne sachant s'il devait cacher ses bonnes fortunes ou s'en vanter.

Elle reprit:

—Oh! je t'en prie, dis-moi, en as-tu eu beaucoup?

—Mais quelques-unes?

—Combien?

—Je ne sais pas, moi.... Est-ce qu'on sait ces choses-là?

—Tu ne les as pas comptées?...

—Mais non.

—Oh! alors, tu en as eu beaucoup?

—Mais oui.

—Combien à peu près... seulement à peu près.

—Mais je ne sais pas du tout, ma chérie. Il y a des années où j'en ai eu beaucoup, et des années où j'en ai eu bien moins.

—Combien par an, dis?

—Tantôt vingt ou trente, tantôt quatre ou cinq seulement.

—Oh! ça fait plus de cent femmes en tout.

—Mais oui, à peu près.

—Oh! que c'est dégoûtant!

—Pourquoi ça, dégoûtant?

—Mais parce que c'est dégoûtant, quand on y pense... toutes ces femmes... nues... et toujours... toujours la même chose.... Oh! que c'est dégoûtant tout de même, plus de cent femmes!

Il fut choqué qu'elle jugeât cela dégoûtant, et répondit de cet air supérieur que prennent les hommes pour faire comprendre aux femmes qu'elles disent une sottise:

—Voilà qui est drôle, par exemple! s'il est dégoûtant d'avoir cent femmes, il est dégoûtant également d'en avoir une.

—Oh non, pas du tout!

—Pourquoi non?

—Parce que, une femme, c'est une liaison, c'est un amour qui vous attache à elle, tandis que cent femmes c'est de la saleté, de l'inconduite. Je ne comprends pas comment un homme peut se frotter à toutes ces filles qui sont sales....

—Mais non, elles sont très propres.

—On ne peut pas être propre en faisant le métier qu'elles font.

—Mais, au contraire, c'est à cause de leur métier qu'elles sont propres.

—Oh! fi! Quand on songe que la veille elles faisaient ça avec un autre! C'est ignoble!

—Ce n'est pas plus ignoble que de boire dans ce verre où a bu je ne sais qui, ce matin, et qu'on a bien moins lavé, sois-en certaine, que....

—Oh! tais-toi, tu me révoltes....

—Mais alors pourquoi me demandes-tu si j'ai eu des maîtresses?

—Dis donc, tes maîtresses, c'étaient des filles, toutes?... Toutes les cent?...

—Mais non, mais non....

—Qu'est-ce que c'était alors?

—Mais des actrices... des... des petites ouvrières... et des... quelques femmes du monde....

—Combien de femmes du monde?

—Six.

—Seulement six?

—Oui.

—Elles étaient jolies?

—Mais oui.

—Plus jolies que les filles?

—Non.

—Lesquelles est-ce que tu préférais, des filles ou des femmes du monde?

—Les filles.

—Oh! que tu es sale! Pourquoi ça?

—Parce que je n'aime guère les talents d'amateur.

—Oh! l'horreur! Tu es abominable, sais-tu? Dis donc, et ça t'amusait de passer comme ça de l'une à l'autre?

—Mais oui.

—Beaucoup?

—Beaucoup.

—Qu'est-ce qui t'amusait? Est-ce qu'elles ne se ressemblent pas?

—Mais non.

—Ah! les femmes ne se ressemblent pas.

—Pas du tout.

—En rien?

—En rien.

—Que c'est drôle! Qu'est-ce qu'elles ont de différent?

—Mais, tout.

—Le corps?

—Mais oui, le corps.

—Le corps tout entier?

—Le corps tout entier.

—Et quoi encore?

—Mais, la manière de... d'embrasser, de parler, de dire les moindres choses.

—Ah! Et c'est très amusant de changer?

—Mais oui.

—Et les hommes aussi sont différents?

—Ça, je ne sais pas.

—Tu ne sais pas?

—Non.

—Ils doivent être différents.

—Oui... sans doute....

Elle resta pensive, son verre de champagne à la main. Il était plein, elle le but d'un trait; puis, le reposant sur la table, elle jeta ses deux bras au cou de son mari, en lui murmurant dans la bouche:

—Oh! mon chéri, comme je t'aime!...

Il la saisit d'une étreinte emportée.... Un garçon qui entrait recula en refermant la porte; et le service fut interrompu pendant cinq minutes environ.

Quand le maître d'hôtel reparut, l'air grave et digne, apportant les fruits du dessert, elle tenait de nouveau un verre plein entre ses doigts, et, regardant au fond du liquide jaune et transparent, comme pour y voir des choses inconnues et rêvées, elle murmurait d'une voix songeuse:

—Oh! oui! ça doit être amusant tout de Même!



UN FOU



Il était mort chef d'un haut tribunal, magistrat intègre dont la vie irréprochable était citée dans toutes les cours de France. Les avocats, les jeunes conseillers, les juges saluaient en s'inclinant très bas, par marque d'un profond respect, sa grande figure blanche et maigre qu'éclairaient deux yeux brillants et profonds.

Il avait passé sa vie à poursuivre le crime et à protéger les faibles. Les escrocs et les meurtriers n'avaient point eu d'ennemi plus redoutable, car il semblait lire, an fond de leurs âmes, leurs pensées secrètes, et démêler, d'un coup d'oeil, tous les mystères de leurs intentions.

Il était donc mort, à l'âge de quatre-vingt-deux ans, entouré d'hommages et poursuivi par les regrets de tout un peuple. Des soldats en culotte rouge l'avaient escorté jusqu'à sa tombe, et des hommes en cravate blanche avaient répandu sur son cercueil des paroles désolées et des larmes qui semblaient vraies.

Or, voici l'étrange papier que le notaire, éperdu, découvrit dans le secrétaire où il avait coutume de serrer les dossiers des grands criminels.

Cela portait pour titre:

POURQUOI?

20 juin 1851.—Je sors de la séance. J'ai fait condamner Blondel à mort! Pourquoi donc cet homme avait-il tué ses cinq enfants? Pourquoi? Souvent, on rencontre de ces gens chez qui détruire la vie est une volupté. Oui, oui, ce doit être une volupté, la plus grande de toutes peut-être; car tuer n'est-il pas ce qui ressemble le plus à créer? Faire et détruire! Ces deux mots enferment l'histoire des univers, toute l'histoire des mondes, tout ce qui est, tout! Pourquoi est-ce enivrant de tuer?

25 Juin.—Songer qu'un être est là qui vit, qui marche, qui court.... Un être? Qu'est-ce qu'un être? Cette chose animée, qui porte en elle le principe du mouvement et une volonté réglant ce mouvement! Elle ne tient à rien, cette chose. Ses pieds ne communiquent pas au sol. C'est un grain de vie qui remue sur la terre; et ce grain de vie, venu je ne sais d'où, on peut le détruire comme on veut. Alors rien, plus rien. Ça pourrit, c'est fini.

26 juin.—Pourquoi donc est-ce un crime de tuer? oui, pourquoi? C'est, au contraire, la loi de la nature. Tout être a pour mission de tuer: il tue pour vivre et il tue pour tuer.—Tuer est dans notre tempérament; il faut tuer! La bête tue sans cesse, tout le jour, à tout instant de son existence.—L'homme tue sans cesse pour se nourrir, mais comme il a besoin de tuer aussi, par volupté, il a inventé la chasse! L'enfant tue les insectes qu'il trouve, les petits oiseaux, tous les petits animaux qui lui tombent sous la main. Mais cela ne suffisait pas à l'irrésistible besoin de massacre qui est en nous. Ce n'est point assez de tuer la bête; nous avons besoin aussi de tuer l'homme. Autrefois, on satisfaisait ce besoin par des sacrifices humains. Aujourd'hui,la nécessité de vivre en société a fait du meurtre un crime. On condamne et on punit l'assassin! Mais comme nous ne pouvons vivre sans nous livrer à cet instinct naturel et impérieux de mort, nous nous soulageons, de temps en temps, par des guerres où un peuple entier égorge un autre peuple. C'est alors une débauche de sang, une débauche où s'affolent les armées et dont se grisent encore les bourgeois, les femmes et les enfants qui lisent, le soir, sous la lampe, le récit exalté des massacres.

Et on pourrait croire qu'on méprise ceux destinés à accomplir ces boucheries d'hommes! Non. On les accable d'honneurs! On les habille avec de l'or et des draps éclatants; ils portent des plumes sur la tête, des ornements sur la poitrine; et on leur donne des croix, des récompenses, des titres de toute nature. Ils sont fiers, respectés, aimés des femmes, acclamés par la foule, uniquement parce qu'ils ont pour mission de répandre le sang humain! Ils traînent par les rues leurs instruments de mort que le passant vêtu de noir regarde avec envie. Car tuer est la grande loi jetée par la nature au coeur de l'être! Il n'est rien de plus beau et de plus honorable que de tuer!

30 juin.—Tuer est la loi; parce que la nature aime l'éternelle jeunesse. Elle semble crier par tous ses actes inconscients: «Vite! vite! vite!» Plus elle détruit, plus elle se renouvelle.

2 juillet.—L'être—qu'est-ce que l'être? Tout et rien. Parla pensée, il est le reflet de tout. Par la mémoire et la science, il est un abrégé du monde, dont il porte l'histoire en lui. Miroir des choses et miroir des faits, chaque être humain devient un petit univers dans l'univers!

Mais voyagez; regardez grouiller les races, et l'homme n'est plus rien! plus rien, rien! Montez en barque, éloignez-vous du rivage couvert de foule, et vous n'apercevez bientôt plus rien que la côte. L'être imperceptible disparaît, tant il est petit, insignifiant. Traversez l'Europe dans un train rapide, et regardez par la portière. Des hommes, des hommes, toujours des hommes, innombrables, inconnus, qui grouillent dans les champs, qui grouillent dans les rues; des paysans stupides sachant tout juste retourner la terre; des femmes hideuses sachant tout juste faire la soupe du mâle et enfanter. Allez aux Indes, allez en Chine, et vous verrez encore s'agiter des milliards d'êtres qui naissent, vivent et meurent sans laisser plus de trace que la fourmi écrasée sur les routes. Allez aux pays des noirs, gîtés en des cases de boue; aux pays des Arabes blancs, abrités sous une toile brune qui flotte au vent, et vous comprendrez que l'être isolé, déterminé, n'est rien, rien. La race est tout? Qu'est-ce que l'être, l'être quelconque d'une tribu errante du désert? Et ces gens, qui sont des sages, ne s'inquiètent pas de la mort. L'homme ne compte point chez eux. On tue son ennemi: c'est la guerre. Cela se faisait ainsi jadis, de manoir à manoir, de province à province.

Oui, traversez le monde et regardez grouiller les humains innombrables et inconnus. Inconnus? Ah! voilà le mot du problème! Tuer est un crime parce que nous avons numéroté les êtres! Quand ils naissent, on les inscrit, on les nomme, on les baptise. La loi les prend! Voilà! L'être qui n'est point enregistré ne compte pas: tuez-le dans la lande ou dans le désert, tuez-le dans la montagne ou dans la plaine, qu'importe! La nature aime la mort; elle ne punit pas, elle!

Ce qui est sacré, par exemple, c'est l'état civil. Voilà! C'est lui qui défend l'homme.

L'être est sacré parce qu'il est inscrit à l'état civil! Respect à l'état civil, le Dieu légal. A genoux!

L'État peut tuer, lui, parce qu'il a le droit de modifier l'état civil. Quand il a fait égorger deux cent mille hommes dans une guerre, il les raye sur son état civil, il les supprime par la main de ses greffiers. C'est fini. Mais nous, qui ne pouvons point changer les écritures des mairies, nous devons respecter la vie. État civil, glorieuse Divinité qui règnes dans les temples des municipalités, je te salue. Tu es plus fort que la Nature. Ah! ah!

3 juillet.—Ce doit être un étrange et savoureux plaisir que de tuer, d'avoir là, devant soi, l'être vivant, pensant; de faire dedans un petit trou, rien qu'un petit trou, de voir couler cette chose rouge qui est le sang, qui fait la vie, et de n'avoir plus, devant soi, qu'un tas de chair molle, froide, inerte, vide de pensée!

5 août.—Moi qui ai passé mon existence à juger, à condamner, à tuer par des paroles prononcées, à tuer par la guillotine ceux qui avaient tué par le couteau, moi! moi! si je faisais comme tous les assassins que j'ai frappés, moi! moi! qui le saurait?

10 août.—Qui le saurait jamais? Me soupçonnerait-on, moi, moi, surtout si je choisis un être que je n'ai aucun intérêt à supprimer?

15 août.—La tentation! La tentation, elle. est entrée en moi comme un ver qui rampe. Elle rampe, elle va; elle se promène dans mon corps entier, dans mon esprit, qui ne pense plus qu'à ceci: tuer; dans mes yeux, qui ont besoin de regarder du sang, de voir mourir; dans mes oreilles, où passe sans cesse quelque chose d'inconnu, d'horrible, de déchirant et d'affolant, comme le dernier cri d'un être; dans mes jambes, où frissonne le désir d'aller, d'aller à l'endroit où la chose aura lieu; dans mes mains, qui frémissent du besoin de tuer. Comme cela doit être bon, rare, digne d'un homme libre, au-dessus des autres, maître de son coeur et qui cherche des sensations raffinées!

22 août.—Je ne pouvais plus résister. J'ai tué une petite bête pour essayer, pour commencer.

Jean, mon domestique, avait un chardonneret dans une cage suspendue à la fenêtre de l'office. Je l'ai envoyé faire une course, et j'ai pris le petit oiseau dans ma main, dans ma main où je sentais battre son coeur. Il avait chaud. Je suis monté dans ma chambre. De temps en temps, je le serrais plus fort; son coeur battait plus vite; c'était atroce et délicieux. J'ai failli l'étouffer. Mais je n'aurais pas vu le sang.

Alors j'ai pris des ciseaux, de courts ciseaux à ongles, et je lui ai coupé la gorge en trois coups, tout doucement. Il ouvrait le bec, il s'efforçait de m'échapper, mais je le tenais, oh! je le tenais; j'aurais tenu un dogue enragé et j'ai vu le sang couler. Comme c'est beau, rouge, luisant, clair, du sang! J'avais envie de le boire. J'y ai trempé le bout de ma langue! C'est bon. Mais il en avait si peu, ce pauvre petit oiseau! Je n'ai pas eu le temps de jouir de cette vue comme j'aurais voulu. Ce doit être superbe de voir saigner un taureau.

Et puis j'ai fait comme les assassins, comme les vrais. J'ai lavé les ciseaux, je me suis lavé les mains, j'ai jeté l'eau et j'ai porté le corps, le cadavre, dans le jardin pour l'enterrer. Je l'ai enfoui sous un fraisier. On ne le trouvera jamais. Je mangerai tous les jours une fraise à cette plante. Vraiment, comme on peut jouir de la vie, quand on sait!

Mon domestique a pleuré; il croit son oiseau parti. Comment me soupçonnerait-il! Ah! ah!

25 août.—Il faut que je tue un homme! Il le faut.

30 août.—C'est fait. Comme c'est peu de chose!

J'étais allé me promener dans le bois de Vernes. Je ne pensais à rien, non, à rien. Voilà un enfant dans le chemin, un petit garçon qui mangeait une tartine de beurre.

Il s'arrête pour me voir passer et dit: «Bonjour, m'sieu le président.»

Et la pensée m'entre dans la tête: «Si je le tuais?»

Je réponds:—Tu es tout seul, mon garçon?

—Oui, M'sieu.

—Tout seul dans le bois?

—Oui, M'sieu.

L'envie de le tuer me grisait comme de l'alcool. Je m'approchai tout doucement, persuadé qu'il allait s'enfuir. Et voilà que je le saisis à la gorge.... Je le serre, je le serre de toute ma force! Il m'a regardé avec des yeux effrayants! Quels yeux! Tout ronds, profonds, limpides, terribles! Je n'ai jamais éprouvé une émotion si brutale... mais si courte! Il tenait mes poignets dans ses petites mains, et son corps se tordait ainsi qu'une plume sur le feu. Puis il n'a plus remué.

Mon coeur battait, ah! le coeur de l'oiseau! J'ai jeté le corps dans le fossé, puis de l'herbe par-dessus.

Je suis rentré, j'ai bien dîné. Comme c'est peu de chose! Le soir, j'étais très gai, léger, rajeuni, j'ai passé la soirée chez le préfet. On m'a trouvé spirituel.

Mais je n'ai pas vu le sang! Je suis tranquille.

30 août.—On a découvert le cadavre. On cherche l'assassin. Ah! ah!

1er septembre.—On a arrêté deux rôdeurs. Les preuves manquent.

2 septembre.—Les parents sont venus me voir. Ils ont pleuré! Ah! ah!

6 octobre.—On n'a rien découvert. Quelque vagabond errant aura fait le coup. Ah! ah! Si j'avais vu le sang couler, il me semble que je serais tranquille à présent!

10 octobre.—L'envie de tuer me court dans les moelles. Cela est comparable aux rages d'amour qui vous torturent à vingt ans.

20 octobre.—Encore un. J'allais le long du fleuve, après déjeuner. Et j'aperçus, sous un saule, un pêcheur endormi. Il était midi. Une bêche semblait, tout exprès, plantée dans un champ de pommes de terre voisin.

Je la pris, je revins; je la levai comme une massue et, d'un seul coup, par le tranchant, je fendis la tête du pêcheur. Oh! il a saigné, celui-là! Du sang rose, plein de cervelle! Cela coulait dans l'eau, tout doucement. Et je suis parti d'un pas grave. Si on m'avait vu! Ah! ah! j'aurais fait un excellent assassin.

28 octobre.—L'affaire du pêcheur soulève un grand bruit. On accuse du meurtre son neveu, qui pêchait avec lui.

26 octobre.—Le juge d'instruction affirme que le neveu est coupable. Tout le monde le croit par la ville. Ah! ah!

27 octobre.—Le neveu se défend bien mal. Il était parti au village acheter du pain et du fromage, affirme-t-il. Il jure qu'on a tué son oncle pendant son absence! Qui le croirait?

28 octobre.—Le neveu a failli avouer, tant on lui fait perdre la tête! Ah! ah! La justice!

15 novembre.—On a des preuves accablantes contre le neveu, qui devait hériter de son oncle. Je présiderai les assises.

25 janvier.—A mort! à mort! à mort! Je l'ai fait condamner à mort! Ah! ah! L'avocat général a parlé comme un ange! Ah! ah! Encore un. J'irai le voir exécuter!

10 mars.—C'est fini. On l'a guillotiné ce matin. Il est très bien mort! très bien! Cela m'a fait plaisir! Comme c'est beau de voir trancher la tête d'un homme! Le sang a jailli comme un flot, comme un flot! Oh! si j'avais pu, j'aurais voulu me baigner dedans. Quelle ivresse de me coucher là-dessous, de recevoir cela dans mes cheveux et sur mon visage, et de me relever tout rouge, tout rouge! Ah! si on savait!

Maintenant j'attendrai, je puis attendre. Il faudrait si peu de chose pour me laisser surprendre.

Le manuscrit contenait encore beaucoup de pages, mais sans relater aucun crime nouveau.

Les médecins aliénistes à qui on l'a confié, affirment qu'il existe dans le monde beaucoup de fous ignorés, aussi adroits et aussi redoutables que ce monstrueux dément.



TRIBUNAUX RUSTIQUES



La salle de la justice de paix de Gorgeville est pleine de paysans, qui attendent, immobiles le long des murs, l'ouverture de la séance.

Il y en a des grands et des petits, des gros rouges et des maigres qui ont l'air taillés dans une souche de pommiers. Ils ont posé par terre leurs paniers et ils restent tranquilles, silencieux, préoccupés par leur affaire. Ils ont apporté avec eux des odeurs d'étable et de sueur, de lait, aigre et de fumier. Des mouches bourdonnent sons le plafond blanc. On entend, par la porte ouverte, chanter les coqs.

Sur une sorte d'estrade s'étend une longue table couverte d'un tapis vert. Un vieux homme ridé écrit, assis à l'extrémité gauche. Un gendarme, raide sur sa chaise, regarde en l'air à l'extrémité droite. Et sur la muraille nue, un grand Christ de bois, tordu dans une pose douloureuse, semble offrir encore sa souffrance éternelle pour la cause de ces brutes aux senteurs de bêtes.

M. le juge de paix entre enfin. Il est ventru, coloré, et il secoue, dans son pas rapide de gros homme pressé, sa grande robe noire de magistrat; il s'assied, pose sa toque sur la table et regarde l'assistance avec un air de profond mépris.

C'est un lettré de province et un bel esprit d'arrondissement, un de ceux qui traduisent Horace, goûtent les petits vers de Voltaire et savent par coeur Vert-Vert ainsi que les poésies grivoises de Parny.

Il prononce:

—Allons, Monsieur Potel, appelez les affaires.

Puis souriant, il murmure:

    Quidquid tentabam dicere versus erat.

Le greffier alors, levant son front chauve, bredouille d'une voix inintelligible: «Madame Victoire Bascule contre Isidore Paturon».

Une énorme femme s'avance, une dame de campagne, une dame de chef-lieu de canton, avec un chapeau à rubans, une chaîne de montre en feston sur le ventre, des bagues aux doigts et des boucles d'oreilles luisantes comme des chandelles allumées.

Le juge de paix la salue d'un coup d'oeil de connaissance où perce une raillerie, et dit:

—Madame Bascule, articulez vos griefs.

La partie adverse se tient de l'autre côté. Elle est représentée par trois personnes. Au milieu, un jeune paysan de vingt-cinq ans, joufflu comme une pomme et rouge comme un coquelicot. A sa droite, sa femme toute jeune, maigre, petite, pareille à une poule cayenne, avec une tête mince et plate que coiffe, comme une crête, un bonnet rose. Elle a un oeil rond, étonné et colère, qui regarde de côté comme celui des volailles. A la gauche du garçon se tient son père, vieux homme courbé, dont le corps tordu disparaît dans sa blouse empesée, comme sous une cloche.

Mme Bascule s'explique:

—Monsieur le juge de paix, voici quinze ans que j'ai recueilli ce garçon. Je l'ai élevé et aimé comme une mère, j'ai tout fait pour lui, j'en ai fait un homme. Il m'avait promis, il m'avait juré de ne pas me quitter, il m'en a même fait un acte, moyennant lequel je lui ai donné un petit bien, ma terre de Bec-de-Mortin , qui vaut dans les six mille. Or, voilà qu'une petite chose, une petite rien du tout, une petite morveuse....

LE JUGE DE PAIX.—Modérez-vous, madame Bascule.

MADAME BASCULE.—Une petite... une petite... je m'entends, lui a tourné la tête, lui a fait je ne sais quoi, non, je ne sais quoi... et il s'en va l'épouser ce sot, ce grand bête, et il lui porte mon bien en mariage, mon bien du Bec-de-Mortin.... Ah! mais non, ah! mais non.... J'ai un papier, le voilà.... Qu'il me rende mon bien, alors. Nous avons fait un acte de notaire pour le bien et un acte de papier privé pour l'amitié. L'un vaut l'autre. Chacun son droit, est-ce pas vrai?

Elle tend au juge de paix un papier timbré grand ouvert.

ISIDORE PATURON.—C'est pas vrai.

LE JUGE DE PAIX.—Taisez-vous. Vous parlerez à votre tour. (Il lit.)

«Je soussigné, Isidore Paturon, promets par la présente à Mme Bascule, ma bienfaitrice, de ne jamais la quitter de mon vivant, et de la servir avec dévouement.

Gorgeville, le 8 août 1883.»

LE JUGE DE PAIX.—Il y a une croix comme signature; vous ne savez donc pas écrire?

ISIDORE.—Non, J'sais point.

LE JUGE.—C'est vous qui l'avez faite, cette croix?

ISIDORE.—Non, c'est point mé.

LE JUGE.—Qu'est-ce qui l'a faite, alors?

ISIDORE.—C'est elle.

LE JUGE.—Vous êtes prêt à jurer que vous n'avez pas fait cette croix?

ISIDORE, avec précipitation.—Sur la tête d'mon pé, d'ma mé, d'mon grand-pé, de ma grand'-mé, et du bon Dieu qui m'entend, je jure que c'est point mé. (Il lève la main et crache de côté pour appuyer son serment.)

LE JUGE DE PAIX, riant.—Quels ont donc été vos rapports avec Mme Bascule, ici présente?

ISIDORE.—A ma servi de traînée. (Rires dans l'auditoire.)

LE JUGE.—Modérez vos expressions. Vous voulez dire que vos relations n'ont pas été aussi pures qu'elle le prétend.

LE PÈRE PATURON, prenant la parole.—Il n'avait point quinze ans, point quinze ans, m'sieu l'juge, quant a m'a débouché....

LE JUGE.—Vous voulez dire débauché?

LE PÈRE.—Je sais ti mé? I n'avait point quinze ans. Y en avait déjà ben quatre qu'a l'élevait en brochette, qu'a l'nourrissait comme un poulet gras, à l'faire crever de nourriture, sauf votre respect. Et pi, quand l'temps fut v'nu qui lui sembla prêt, qu'a l'a détravé....

LE JUGE.—Dépravé.... Et vous avez laissé faire?...

LE PÈRE.—Celle-là ou ben une autre, fallait ben qu'ça arrive!...

LE JUGE.—Alors de quoi vous plaignez-vous?

LE PÈRE.—De rien! Oh! me plains de rien mé, de rien, seulement qu'i n'en veut pu, li, qu'il est ben libre. Jé demande protection à la loi.

Mme BASCULE.—Ces gens m'accablent de mensonges, monsieur le juge. J'en ai fait un homme.

LE JUGE.—Parbleu.

Mme BASCULE.—Et il me renie, il m'abandonne, il me vole mon bien....

—C'est pas vrai, M'sieu l'juge. J'voulus la quitter, v'là cinq ans, vu qu'elle avait grossi d'excès, et que ça m'allait point. Ça me déplaisait, quoi? Je li dis donc que j'vas partir? Alors v'là qu'a pleure comme une gouttière et qu'a me promet son bien du Bec-de-Mortin pour rester quéque z'années, rien que quatre ou cinq. Mé, je dis «oui» pardi! Quéque vous auriez fait, vous?

Je suis donc resté cinq ans, jour pour jour, heure pour heure. J'étais quitte. Chacun son dû. Ça valait ben ça! (La femme d'Isidore, muette jusque-là, crie avec une voix perçante de perruche:)

—Mais guétez-la, guétez-la, m'sieu l'juge, c'te meule, et dites-mé que ça valait bien ça?

LE PÈRE hoche la tête d'un air convaincu et répète:

—Pardi, oui, ça valait ben ça. (Mme Bascule s'affaisse sur le banc derrière elle, et se met à pleurer.)

LE JUGE DE PAIX, paternel.—Que voulez-vous; chère dame, je n'y peux rien. Vous lui avez donné votre terre du Bec-de-Mortin par acte parfaitement régulier. C'est à lui, bien à lui. Il avait le droit incontestable de faire ce qu'il a fait et de l'apporter en dot à sa femme. Je n'ai pas à entrer dans les questions de... de... délicatesse.... Je ne peux envisager les faits qu'au point de vue de la loi. Je n'y peux rien.

LE PÈRE PATURON, d'une voix fière.—J'pourrais ti r'tourner cheuz nous?

LE JUGE.—Parfaitement. (Ils s'en vont sous les regards sympathiques des paysans, comme des gens dont la cause est gagnée. Mme Bascule sanglote sur son banc.)

LE JUGE DE PAIX, souriant.—Remettez-vous, chère dame. Voyons, voyons, remettez-vous... et... si j'ai un conseil à vous donner, c'est de chercher un autre... un autre élève....

Mme BASCULE, à travers ses larmes.—Je n'en trouverai pas... pas....

LE JUGE.—Je regrette de ne pouvoir vous en indiquer un. (Elle jette un regard désespéré vers le Christ douloureux et tordu sur sa croix, puis elle se lève et s'en va, à petits pas, avec des hoquets de chagrin, cachant sa figure dans son mouchoir.)

LE JUGE DE PAIX se tourne vers son greffier, et, d'une voix goguenarde.—Calypso ne pouvait se consoler du départ d'Ulysse. (Puis d'une voix grave:)

Appelez les affaires suivantes.

LE GREFFIER bredouille.—Célestin Polyte Lecacheur.—Prosper Magloire Dieulafait....



L'ÉPINGLE



Je ne dirai ni le nom du pays, ni celui de l'homme. C'était loin, bien loin d'ici, sur une côte fertile et brûlante. Nous suivions, depuis le matin, le rivage couvert de récoltes et la mer bleue couverte de soleil. Des fleurs poussaient tout près des vagues, des vagues légères, si douces, endormantes. Il faisait chaud; c'était une molle chaleur parfumée de terre grasse, humide et féconde; on croyait respirer des germes.

On m'avait dit que, ce soir-là, je trouverais l'hospitalité dans la maison du Français qui habitait au bout d'un promontoire, dans un bois d'orangers. Qui était-il? Je l'ignorais encore. Il était arrivé un matin, dix ans plus tôt; il avait acheté de la terre, planté des vignes, semé des grains; il avait travaillé, cet homme, avec passion, avec fureur. Puis de mois en mois, d'année en année, agrandissant son domaine, fécondant sans arrêt le sol puissant et vierge, il avait ainsi amassé une fortune par son labeur infatigable.

Pourtant il travaillait toujours, disait-on. Levé dès l'aurore, parcourant ses champs jusqu'à la nuit, surveillant sans cesse, il semblait harcelé par une idée fixe, torturé par l'insatiable désir de l'argent, que rien n'endort, que rien n'apaise.

Maintenant, il semblait très riche.

Le soleil baissait quand j'atteignis sa demeure. Elle se dressait en effet au bout d'un cap au milieu des orangers. C'était une large maison carrée toute simple et dominant la mer.

Comme j'approchais, un homme à grande barbe parut sur la porte. L'ayant salué, je lui demandai un asile pour la nuit. Il me tendit la main en souriant.

—Entrez, Monsieur, vous êtes chez vous.

Il me conduisit dans une chambre, mit à mes ordres un serviteur, avec une aisance parfaite et une bonne grâce familière d'homme du monde; puis il me quitta en disant:

—Nous dînerons lorsque vous voudrez bien descendre.

Nous dînâmes, en effet, en tête à tête, sur une terrasse en face de la mer. Je lui parlai d'abord de ce pays si riche, si lointain, si inconnu! Il souriait, répondant avec distraction:

—Oui, cette terre est belle. Mais aucune terre ne plaît loin de celle qu'on aime.

—Vous regrettez la France?

—Je regrette Paris.

—Pourquoi n'y retournez-vous pas?

—Oh! j'y reviendrai.

Et, tout doucement, nous nous mîmes à parler du monde français, des boulevards et des choses de Paris. Il m'interrogeait en homme qui a connu cela, me citait des noms, tous les noms familiers sur le trottoir du Vaudeville.

—Qui voit-on chez Tortoni aujourd'hui?

—Toujours les mêmes, sauf les morts.

Je le regardais avec attention, poursuivi par un vague souvenir. Certes, j'avais vu cette tête-là quelque part! Mais où? mais quand? Il semblait fatigué, bien que vigoureux, triste, bien que résolu. Sa grande barbe blonde tombait sur sa poitrine, et parfois il la prenait près du menton et, la serrant dans sa main refermée, l'y faisait glisser jusqu'au bout. Un peu chauve, il avait des sourcils épais et une forte moustache qui se mêlait aux poils des joues.

Derrière nous, le soleil s'enfonçait dans la mer, jetant sur la côte un brouillard de feu. Les orangers en fleur exhalaient dans l'air du soir leur arôme violent et délicieux. Lui ne voyait rien que moi, et, le regard fixe, il semblait apercevoir dans mes yeux, apercevoir au fond de mon âme l'image lointaine, aimée et connue du large trottoir ombragé, qui va de la Madeleine à la rue Drouet.

—Connaissez-vous Boutrelle?

—Oui, certes.

—Est-il bien changé?

—Oui, tout blanc.

—Et La Ridamie?

—Toujours le même.

—Et les femmes? Parlez-moi des femmes. Voyons. Connaissez-vous Suzanne Verner?

—Oui, très forte, finie.

—Ah! Et Sophie Astier?

—Morte.

—Pauvre fille! Est-ce que.... Connaissez-vous....

Mais il se tut brusquement. Puis, la voix changée, la figure pâlie soudain, il reprit:

—Non, il vaut mieux que je ne parle plus de cela, ça me ravage.

Puis, comme pour changer la marche de son esprit, il se leva.

—Voulez-vous rentrer?

—Je veux bien.

Et il me précéda dans sa maison.

Les pièces du bas étaient énormes, nues, tristes, semblaient abandonnées. Des assiettes et des verres traînaient sur des tables, laissés là par les serviteurs à peau basanée qui rôdaient sans cesse dans cette vaste demeure. Deux fusils pendaient à deux clous sur le mur; et, dans les encoignures, on voyait des bêches, des lignes de pêche, des feuilles de palmier séchées, des objets de toute espèce posés au hasard des rentrées et qui se trouvaient à portée de la main pour le hasard des sorties et des besognes.

Mon hôte sourit:

—C'est le logis, ou plutôt le taudis d'un exilé, dit-il, mais ma chambre est plus propre. Allons-y.

Je crus, en y entrant, pénétrer dans le magasin d'un brocanteur, tant elle était remplie de choses, de ces choses disparates, bizarres et variées qu'on sent être des souvenirs. Sur les murs deux jolis dessins de peintres connus, des étoffes, des armes, épées et pistolets, puis, juste au milieu du panneau principal, un carré de satin blanc encadré d'or.

Surpris, je m'approchai pour voir, et j'aperçus une épingle à cheveux piquée au centre de l'étoffe brillante.

Mon hôte posa sa main sur mon épaule:

—Voilà, dit-il en souriant, la seule chose que je regarde ici, et la seule que je voie depuis dix ans. M. Prudhomme proclamait: «Ce sabre est le plus beau jour de ma vie», moi, je puis dire: «Cette épingle est toute ma vie.»

Je cherchais une phrase banale; je finis par prononcer:

—Vous avez souffert par une femme?

Il reprit brusquement:

—Dites que je souffre comme un misérable... Mais venez sur mon balcon. Un nom m'est venu tout à l'heure sur les lèvres que je n'ai point osé prononcer, car si vous m'aviez répondu «morte», comme vous avez fait pour Sophie Astier, je me serais brûlé la cervelle, aujourd'hui même.

Nous étions sortis sur le large balcon d'où l'on voyait deux golfes, l'un à droite, et l'autre à gauche, enfermés par de hautes montagnes grises. C'était l'heure crépusculaire où le soleil disparu n'éclaire plus la terre que par les reflets du ciel.

Il reprit:

—Est-ce que Jeanne de Limours vit encore?

Son oeil s'était fixé sur le mien, plein d'une angoisse frémissante.

Je souris:—Parbleu... et plus jolie que jamais.

—Vous la connaissez?

—Oui.

Il hésitait:—Tout à fait...?

—Non.

Il me prit la main:—Parlez-moi d'elle.

—Mais je n'ai rien à en dire; c'est une des femmes, ou plutôt une des filles les plus charmantes et les plus cotées de Paris. Elle mène une existence agréable et princière, voilà tout.

Il murmura: «Je l'aime» comme s'il eût dit: «Je vais mourir.» Puis, brusquement:

—Ah! pendant trois ans ce fut une existence effroyable et délicieuse que la nôtre. J'ai failli la tuer cinq ou six fois; elle a tenté de me crever les yeux avec cette épingle que vous venez de voir. Tenez, regardez ce petit point blanc sous mon oeil gauche. Nous nous aimions! Comment pourrais-je expliquer cette passion-là? Vous ne la comprendriez point.

Il doit exister un amour simple, fait du double élan de deux coeurs et de deux âmes; mais il existe assurément un amour atroce, cruellement torturant, fait de l'invincible enlacement de deux êtres disparates qui se détestent en s'adorant.

Cette fille m'a ruiné en trois ans. Je possédais quatre millions qu'elle a mangés de son air calme, tranquillement, qu'elle a croqués avec un sourire doux qui semblait tomber de ses yeux sur ses lèvres.

Vous la connaissez? Elle a en elle quelque chose d'irrésistible! Quoi? Je ne sais pas. Sont-ce ces yeux gris dont le regard entre comme une vrille et reste en vous comme le crochet d'une flèche? C'est plutôt ce sourire doux, indifférent et séduisant, qui reste sur sa face à la façon d'un masque. Sa grâce lente pénètre peu à peu, se dégage d'elle comme un parfum, de sa taille longue, à peine balancée quand elle passe, car elle semble glisser plutôt que marcher, de sa voix un peu traînante, jolie, et qui semble être la musique de son sourire, de son geste aussi, de son geste toujours modéré, toujours juste et qui grise l'oeil tant il est harmonieux. Pendant trois ans, je n'ai vu qu'elle sur la terre! Comme j'ai souffert! Car elle me trompait avec tout le monde! Pourquoi? Pour rien, pour tromper. Et quand je l'avais appris, quand je la traitais de fille et de gueuse, elle avouait tranquillement: «Est-ce que nous sommes mariés?» disait-elle.

Depuis que je suis ici, j'ai tant songé à elle que j'ai fini par la comprendre: cette fille-là, c'est Manon Lescaut revenue. C'est Manon qui ne pourrait pas aimer sans tromper, Manon pour qui l'amour, le plaisir et l'argent ne font qu'un. Il se tut. Puis, après quelques minutes: —Quand j'eus mangé mon dernier sou pour elle, elle m'a dit simplement: «Vous comprenez, mon cher, que je ne peux pas vivre de l'air et du temps. Je vous aime beaucoup, je vous aime plus que personne, mais il faut vivre. La misère et moi ne ferons jamais bon ménage.»

—Et si je vous disais, pourtant, quelle vie atroce j'ai menée à côté d'elle! Quand je la regardais, j'avais autant envie de la tuer que de l'embrasser. Quand je la regardais... je sentais un besoin furieux d'ouvrir les bras, de l'étreindre et de l'étrangler. Il y avait en elle, derrière ses yeux, quelque chose de perfide et d'insaisissable qui me faisait l'exécrer; et c'est peut-être à cause de cela que je l'aimais tant. En elle, le Féminin, l'odieux et affolant Féminin était plus puissant qu'en aucune autre femme. Elle en était chargée, surchargée comme d'un fluide grisant et vénéneux. Elle était Femme, plus qu'on ne l'a jamais été.

—Et tenez, quand je sortais avec elle, elle posait son oeil sur tous les hommes d'une telle façon, qu'elle semblait se donner à chacun, d'un seul regard. Cela m'exaspérait et m'attachait à elle davantage, cependant. Cette créature, rien qu'en passant dans la rue, appartenait à tout le monde, malgré moi, malgré elle, par le fait de sa nature même, bien qu'elle eût l'allure modeste et douce. Comprenez-vous?

Et quel supplice! Au théâtre, au restaurant, il me semblait qu'on la possédait sous mes yeux. Et dès que je la laissais seule, d'autres, en effet, la possédaient.

Voilà dix ans que je ne l'ai vue, et je l'aime plus que jamais!

La nuit s'était répandue sur la terre. Un parfum puissant d'orangers flottait dans l'air.

Je lui dis:

—La reverrez-vous?

Il répondit:

—Parbleu! J'ai maintenant ici, tant en terre qu'en argent, sept à huit cent mille francs. Quand le million sera complet, je vendrai tout et je partirai. J'en ai pour un an avec elle—une bonne année entière.—Et puis adieu, ma vie sera close.

Je demandai:—Mais ensuite?

—Ensuite, je ne sais pas. Ce sera fini! Je lui demanderai peut-être de me prendre comme valet de chambre.



LES BÉCASSES



Ma chère amie, vous me demandez pourquoi je ne rentre pas à Paris; vous vous étonnez, et vous vous fâchez presque. La raison que je vais vous donner va, sans doute, vous révolter: Est-ce qu'un chasseur rentre à Paris au moment du passage des bécasses?

Certes, je comprends et j'aime assez cette vie de la ville, qui va de la chambre au trottoir; mais je préfère la vie libre, la rude vie d'automne du chasseur. A Paris, il me semble que je ne suis jamais dehors; car les rues ne sont, en somme, que de grands appartements communs, et sans plafond. Est-on à l'air, entre deux murs, les pieds sur des pavés de bois ou de pierre, le regard borné partout par des bâtiments, sans aucun horizon de verdure, de plaines ou de bois? Dès milliers de voisins vous coudoient, vous poussent, vous saluent et vous parlent; et le fait de recevoir de l'eau sur un parapluie quand il pleut ne suffit pas à me donner l'impression, la sensation de l'espace.

Ici, je perçois bien nettement, et délicieusement la différence du dedans et du dehors... Mais ce n'est pas de cela que je veux vous parler...

Donc les bécasses passent.

Il faut vous dire que j'habite une grande maison normande, dans une vallée, auprès d'une petite rivière, et que je chasse presque tous les jours.

Les autres jours, je lis; je lis même des choses que les hommes de Paris n'ont pas le temps de connaître, des choses très sérieuses, très profondes, très curieuses, écrites par un brave savant de génie, un étranger qui a passé toute sa vie à étudier la même question et a observé les mêmes faits relatifs à l'influence du fonctionnement de nos organes sur notre intelligence.

Mais je veux vous parler des bécasses. Donc mes deux amis, les frères d'Orgemol et moi, nous restons ici pendant la saison de chasse, en attendant les premiers froids. Puis, dès qu'il gèle, nous partons pour leur ferme de Cannetot près de Fécamp, parce qu'il y a là un petit bois délicieux, un petit bois divin, où viennent loger toutes les bécasses qui passent.

Vous connaissez les d'Orgemol, ces deux géants, ces deux Normands des premiers temps, ces deux mâles de la vieille et puissante race de conquérants qui envahit la France, prit et garda l'Angleterre, s'établit sur toutes les côtes du vieux monde, éleva des villes partout, passa comme un flot sur la Sicile en y créant un art admirable, battit tous les rois, pilla les plus fières cités, roula les papes dans leurs ruses de prêtres et les joua, plus madrés que ces pontifes italiens, et surtout laissa des enfants dans tous les lits de la terre. Les d'Orgemol sont deux Normands timbrés au meilleur titre, ils ont tout des Normands, la voix, l'accent, l'esprit, les cheveux blonds et les yeux couleur de la mer.

Quand nous sommes ensemble, nous parlons patois, nous vivons, pensons, agissons en Normands, nous devenons des Normands terriens plus paysans que nos fermiers.

Or, depuis quinze jours, nous attendions les bécasses.

Chaque matin l'aîné, Simon, me disait: «Hé, v'là l'vent qui passe à l'est, y va geler. Dans deux jours, elles viendront.»

Le cadet Gaspard, plus précis, attendait que la gelée fût venue pour l'annoncer.

Or, jeudi dernier, il entra dans ma chambre dès l'aurore en criant:

—Ça y est, la terre est toute blanche. Deux jours comme ça et nous allons à Connelot.

Deux jours plus tard, en effet, nous partions pour Connelot. Certes, vous auriez ri en nous voyant. Nous nous déplaçons dans une étrange voiture de chasse que mon père fit construire autrefois. Construire est le seul mot que je puisse employer en parlant de ce monument voyageur, ou plutôt de ce tremblement de terre roulant. Il y a de tout là dedans: caisses pour les provisions, caisses pour les armes, caisses pour les malles, caisses à claire-voie pour les chiens. Tout y est à l'abri, excepté les hommes, perchés sur des banquettes à balustrades, hautes comme un troisième étage et portées par quatre roues gigantesques. On parvient là-dessus comme on peut, en se servant des pieds, des mains et même des dents à l'occasion, car aucun marchepied ne donne accès sur cet édifice.

Donc, les deux d'Orgemol et moi nous escaladons cette montagne, en des accoutrements de Lapons. Nous sommes vêtus de peaux de mouton, nous portons des bas de laine énormes par-dessus nos pantalons, et des guêtres par-dessus nos bas de laine; nous avons des coiffures en fourrure noire et des gants en fourrure blanche. Quand nous sommes installés, Jean, mon domestique, nous jette nos trois bassets, Pif, Paf et Moustache. Pif appartient à Simon, Paf à Gaspard et Moustache à moi. On dirait trois petits crocodiles à poil. Ils sont longs, bas, crochus, avec des pattes torses, et tellement velus qu'ils ont l'air de broussailles jaunes. A peine voit-on leurs yeux noirs sous leurs sourcils, et leurs crocs blancs sous leurs barbes. Jamais on ne les enferme dans les chenils roulants de la voilure. Chacun de nous garde le sien sous ses pieds pour avoir chaud.

Et nous voilà partis, secoués abominablement. Il gelait, il gelait ferme. Nous étions contents. Vers cinq heures nous arrivions. Le fermier, maître Picot, nous attendait devant la porte. C'est aussi un gaillard, pas grand, mais rond, trapu, vigoureux comme un dogue, rusé comme un renard, toujours souriant, toujours content et sachant faire argent de tout.

C'est grande fête pour lui, au moment des bécasses.

La ferme est vaste, un vieux bâtiment dans une cour à pommiers, entourée de quatre rangs de hêtres qui bataillent toute l'année contre le vent de mer.

Nous entrons dans la cuisine où flambe un beau feu en notre honneur.

Notre table est mise tout contre la haute cheminée où tourne et cuit, devant la flamme claire, un gros poulet dont le jus coule dans un plat de terre.

La fermière alors nous salue, une grande femme muette, très polie, tout occupée des soins de la maison, la tête pleine d'affaires et de chiffres, prix des grains, des volailles, des moutons, des boeufs. C'est une femme d'ordre, rangée et sévère, connue à sa valeur dans les environs.

Au fond de la cuisine s'étend la grande table où viendront s'asseoir tout à l'heure les valets de tout ordre, charretiers, laboureurs, goujats, filles de ferme, bergers; et tous ces gens mangeront en silence sous l'oeil actif de la maîtresse, en nous regardant dîner avec maître Picot, qui dira des blagues pour rire. Puis, quand tout son personnel sera repu, madame Picot prendra, seule, son repas rapide et frugal sur un coin de table, en surveillant la servante.

Aux jours ordinaires elle dîne avec tout son monde.

Nous couchons tous les trois, les d'Orgemol et moi, dans une chambre blanche, toute nue, peinte à la chaux, et qui contient seulement nos trois lits, trois chaises et trois cuvettes.

Gaspard s'éveille toujours le premier, et sonne une diane retentissante. En une demi-heure tout le monde est prêt et on part avec maître Picot qui chasse avec nous.

Maître Picot me préfère à ses maîtres. Pourquoi? sans doute parce que je ne suis pas son maître. Donc nous voilà tous les deux qui gagnons le bois par la droite, tandis que les deux frères vont attaquer par la gauche. Simon a la direction des chiens qu'il traîne, tous les trois attachés au bout d'une corde.

Car nous ne chassons pas la bécasse, mais le lapin. Nous sommes convaincus qu'il ne faut pas chercher la bécasse, mais la trouver. On tombe dessus et on la tue, voilà. Quand on veut spécialement en rencontrer, on ne les pince jamais. C'est vraiment une chose belle et curieuse que d'entendre dans l'air frais du matin, la détonation brève du fusil, puis la voix formidable de Gaspard emplir l'horizon et hurler: «Bécasse.—Elle y est.» Moi je suis sournois. Quand j'ai tué une bécasse, je crie: «Lapin!» Et je triomphe avec excès lorsqu'on sort les pièces du carnier, au déjeuner de midi.

Donc nous voilà, maître Picot et moi, dans le petit bois dont les feuilles tombent avec un murmure doux et continu, un murmure sec, un peu triste, elles sont mortes. Il fait froid, un froid léger qui pique les yeux, le nez, et les oreilles et qui a poudré d'une fine mousse blanche le bout des herbes et la terre brune des labourés. Mais on a chaud tout le long des membres, sous la grosse peau de mouton. Le soleil est gai dans l'air bleu, il ne chauffe guère, mais il est gai. Il fait bon chasser au bois par les frais matins d'hiver.

Là-bas, un chien jette un aboiement aigu. C'est Pif. Je connais sa voix frêle. Puis, plus rien. Voilà un autre cri, puis un autre; et Paf à son tour donne de la gueule. Que fait donc Moustache? Ah! le voilà qui piaule comme une poule qu'on étrangle! Ils ont levé un lapin. Attention, maître Picot!

Ils s'éloignent, se rapprochent, s'écartent encore, puis reviennent; nous suivons leurs allées imprévues, en courant dans les petits chemins, l'esprit en éveil, le doigt sur la gâchette du fusil.

Ils remontent vers la plaine, nous remontons aussi. Soudain, une tache grise, une ombre traverse le sentier. J'épaule et je tire.

La fumée légère s'envole dans l'air bleu; et j'aperçois sur l'herbe une pincée de poil blanc qui remue. Alors je hurle de toute ma force: «Lapin, lapin.—Il y est!» Et je le montre aux trois chiens, aux trois crocodiles velus qui me félicitent en remuant la queue; puis s'en vont en chercher un autre.

Maître Picot m'avait rejoint. Moustache se remit à japper. Le fermier dit: «Ça pourrait bien être un lièvre, allons au bord de la plaine.»

Mais au moment où je sortais du bois, j'aperçus, debout, à dix pas de moi, enveloppé dans son immense manteau jaunâtre, coiffé d'un bonnet de laine, et tricotant toujours un bas, comme font les bergers chez nous, le pâtre de maître Picot, Gargan, le muet. Je lui dis, selon l'usage: «Bonjour, pasteur.» Et il leva la main pour me saluer, bien qu'il n'eût pas entendu ma voix; mais il avait vu le mouvement de mes lèvres.

Depuis quinze ans je le connaissais, ce berger. Depuis quinze ans je le voyais chaque automne, debout au bord ou au milieu d'un champ, le corps immobile, et ses mains tricotant toujours. Son troupeau le suivait comme une meute, semblait obéir à son oeil. Maître Picot me serra le bras: —Vous savez que le berger a tué sa femme. Je fus stupéfait:—Gargan? Le sourd-muet?

—Oui, cet hiver, et il a été jugé à Rouen. Je vas vous conter ça.

Et il m'entraîna dans le taillis, car le pasteur savait cueillir les mots sur la bouche de son maître comme s'il les eût entendus. Il ne comprenait que lui; mais, en face de lui, il n'était plus sourd; et le maître, par contre, devinait comme un sorcier toutes les intentions de la pantomime du muet, tous les gestes de ses doigts, les plis de ses joues et les reflets de ses yeux.

Voici cette simple histoire, sombre fait divers, comme il s'en passe aux champs, quelquefois.

Gargan était fils d'un marneux, d'un de ces hommes qui descendent dans les marnières pour extraire cette sorte de pierre molle, blanche et fondante, qu'on sème sur les terres. Sourd-muet de naissance, on l'avait élevé à garder des vaches le long des fossés des routes.

Puis, recueilli par le père de Picot, il était devenu berger de la ferme. C'était un excellent berger, dévoué, probe, et qui savait replacer les membres démis, bien que personne ne lui eût jamais rien appris.

Quand Picot prit la ferme à son tour, Gargan avait trente ans et en paraissait quarante. Il était haut, maigre et barbu, barbu comme un patriarche.

Or, vers cette époque, une bonne femme du pays, très pauvre, la Martel, mourut, laissant une fillette de quinze ans, qu'on appelait la Goutte à cause de son amour immodéré pour l'eau-de-vie.

Picot recueillit cette guenilleuse et l'employa à de menues besognes, la nourrissant sans la payer, en échange de son travail. Elle couchait sous la grange, dans l'étable ou dans l'écurie, sur la paille ou sur le fumier, quelque part, n'importe où, car on ne donne pas un lit à ces va-nu-pieds. Elle couchait donc n'importe où, avec n'importe qui, peut-être avec le charretier ou le goujat. Mais il arriva que, bientôt, elle s'adonna avec le sourd et s'accoupla avec lui d'une façon continue. Comment s'unirent ces deux misères? Comment se comprirent-elles? Avait-il jamais connu une femme avant cette rôdeuse de granges, lui qui n'avait jamais causé avec personne? Est-ce elle qui le fut trouver dans sa hutte roulante, et qui le séduisit, Ève d'ornière, au bord d'un chemin? On ne sait pas. On sut seulement, un jour, qu'ils vivaient ensemble comme mari et femme.

Personne ne s'en étonna. Et Picot trouva même cet accouplement naturel.

Mais voilà que le curé apprit cette union sans messe et se fâcha. Il fit des reproches à madame Picot, inquiéta sa conscience, la menaça de châtiments mystérieux. Que faire?

C'était bien simple. On allait les marier à l'église et à la mairie. Ils n'avaient rien ni l'un ni l'autre: lui, pas une culotte entière; elle, pas un jupon d'une seule pièce. Donc, rien ne s'opposait à ce que la loi et la religion fussent satisfaites. On les unit, en une heure, devant maire et curé, et on crut tout réglé pour le mieux.

Mais voilà que, bientôt, ce fut un jeu dans le pays (pardon pour ce vilain mot!) de faire cocu ce pauvre Gargan. Avant qu'il fût marié, personne ne songeait à coucher avec la Goutte; et, maintenant, chacun voulait son tour, histoire de rire. Tout le monde y passait pour un petit verre, derrière le dos du mari. L'aventure fit même tant de bruit aux environs qu'il vint des messieurs de Goderville pour voir ça.

Moyennant un demi-litre, la Goutte leur donnait le spectacle avec n'importe qui, dans un fossé, derrière un mur, tandis qu'on apercevait, en même temps, la silhouette immobile de Gargan, tricotant un bas à cent pas de là et suivi de son troupeau bêlant. Et on riait à s'en rendre malade dans tous les cafés de la contrée; on ne parlait que de ça, le soir, devant le feu; on s'abordait sur les routes en se demandant: «As-tu payé la goutte à la Goutte?» On savait ce que cela voulait dire.

Le berger ne semblait rien voir. Mais voilà qu'un jour, le gars Poirot, de Sasseville, appela d'un signe la femme à Gargan derrière une meule en lui faisant voir une bouteille pleine. Elle comprit et accourut en riant; or, à peine étaient-ils occupés à leur besogne criminelle que le pâtre tomba sur eux comme s'il fût sorti d'un nuage. Poirot s'enfuit, à cloche-pied, la culotte sur les talons, tandis que le muet, avec des cris de bête, serrait la gorge de sa femme.

Des gens accoururent qui travaillaient dans la plaine. Il était trop tard; elle avait la langue noire, les yeux sortis de la tête; du sang lui coulait par le nez. Elle était morte.

Le berger fut jugé par le tribunal de Rouen. Comme il était muet, Picot lui servait d'interprète. Les détails de l'affaire amusèrent beaucoup l'auditoire. Mais le fermier n'avait qu'une idée: c'était de faire acquitter son pasteur, et il s'y prenait en matin.

Il raconta d'abord toute l'histoire du sourd et celle de son mariage; puis, quand il en vint au crime, il interrogea lui-même l'assassin.

Toute l'assistance était silencieuse.

Picot prononçait avec lenteur: «Savais-tu qu'elle te trompait?» Et, en même temps, il mimait sa question avec les yeux.

L'autre fit «non» de la tête.

—«T'étais couché dans la meule quand tu l'as surpris?» Et il faisait le geste d'un homme qui aperçoit une chose dégoûtante.

L'autre fit «oui» de la tête.

Alors, le fermier, imitant les signes du maire qui marie, et du prêtre qui unit au nom de Dieu, demanda à son serviteur s'il avait tué sa femme parce qu'elle était liée à lui devant les hommes et devant le ciel.

Le berger fit «oui» de la tête.

Picot lui dit: «Allons, montre comment c'est arrivé?»

Alors, le sourd mima lui-même toute la scène. Il montra qu'il dormait dans la meule; qu'il s'était réveillé en sentant remuer la paille, qu'il avait regardé tout doucement, et qu'il avait vu la chose.

Il s'était dressé, entre les deux gendarmes, et, brusquement, il imita le mouvement obscène du couple criminel enlacé devant lui.

Un rire tumultueux s'éleva dans la salle, puis s'arrêta net; car le berger, les yeux hagards, remuant sa mâchoire et sa grande barbe comme s'il eût mordu quelque chose, les bras tendus, la tête en avant, répétait l'action terrible du meurtrier qui étrangle un être.

Et il hurlait affreusement, tellement affolé de colère qu'il croyait la tenir encore et que les gendarmes furent obligés de le saisir et de l'asseoir de force pour le calmer.

Un grand frisson d'angoisse courut dans l'assistance. Alors maître Picot, posant la main sur l'épaule de son serviteur, dit simplement: «Il a de l'honneur, cet homme-là.»

Et le berger fut acquitté.

Quant a moi, ma chère amie, j'écoutais, fort ému, la fin de cette aventure que je vous ai racontée en termes bien grossiers, pour ne rien changer au récit du fermier, quand un coup de fusil éclata au milieu du bois; et la vois formidable de Gaspard gronda dans le vent comme un coup de canon.

—Bécasse. Elle y est.

Et voilà comment j'emploie mon temps à guetter des bécasses qui passent tandis que vous allez aussi voir passer au bois les premières toilettes d'hiver.



EN WAGON



Le soleil allait disparaître derrière la grande chaîne dont le puy de Dôme est le géant, et l'ombre des cimes s'étendait dans la profonde vallée de Royat.

Quelques personnes se promenaient dans le parc, autour du kiosque de la musique. D'autres demeuraient encore assises, par groupes, malgré la fraîcheur du soir.

Dans un de ces groupes on causait avec animation, car il était question d'une grave affaire qui tourmentait beaucoup mesdames de Sarcagnes, de Vaulacelles et de Bridoie.

Dans quelques jours allaient commencer les vacances, et il s'agissait de faire venir leurs fils élevés chez les Jésuites et chez les Dominicains.

Or ces dames n'avaient point envie d'entreprendre elles-mêmes le voyage pour ramener leurs descendants, et elles ne connaissaient justement personne qu'elles pussent charger de ce soin délicat. On touchait aux derniers jours de juillet. Paris était vide. Elles cherchaient, sans trouver, un nom qui leur offrît les garanties désirées.

Leur embarras s'augmentait de ce qu'une vilaine affaire de moeurs avait eu lieu quelques jours auparavant dans un wagon. Et ces dames demeuraient persuadées que toutes les filles de la capitale passaient leur existence dans les rapides, entre l'Auvergne et la gare de Lyon. Les échos de Gil Blas, d'ailleurs, au dire M. de Bridoie, signalaient la présence à Vichy, au Mont-Dore et à la Bourboule, de toutes les horizontales connues et inconnues. Pour y être, elles avaient dû y venir en wagon; et elles s'en retournaient indubitablement encore en wagon; elles devaient même s'en retourner sans cesse pour revenir tous les jours. C'était donc un va-et-vient continu d'impures sur cette maudite ligne. Ces dames se désolaient que l'accès des gares ne fût pas interdit aux femmes suspectes.

Or, Roger de Sarcagnes avait quinze ans, Gontran de Vaulacelles treize ans et Roland de Bridoie onze ans. Que faire? Elles ne pouvaient pas, cependant, exposer leurs chers enfants au contact de pareilles créatures. Que pouvaient-ils entendre, que pouvaient-ils voir, que pouvaient-ils apprendre, s'ils passaient une journée entière, ou une nuit, dans un compartiment qui enfermerait, peut-être, une ou deux de ces drôlesses avec un ou deux de leurs compagnons?

La situation semblait sans issue, quand madame de Martinsec vint à passer. Elle s'arrêta pour dire bonjour à ses amies qui lui racontèrent leurs angoisses.

—Mais c'est bien simple, s'écria-t-elle, je vais vous prêter l'abbé. Je peux très bien m'en passer pendant quarante-huit heures. L'éducation de Rodolphe ne sera pas compromise pour si peu. Il ira chercher vos enfants et vous les ramènera.

Il fut donc convenu que l'abbé Lecuir, un jeune prêtre, fort instruit, précepteur de Rodolphe de Martinsec, irait à Paris, la semaine suivante, chercher les trois jeunes gens.

L'abbé partit donc le vendredi; et il se trouvait à la gare de Lyon le dimanche matin pour prendre, avec ses trois gamins, le rapide de huit heures, le nouveau rapide-direct organisé depuis quelques jours seulement, sur la réclamation générale de tous les baigneurs de l'Auvergne.

Il se promenait sur le quai de départ, suivi de ses collégiens, comme une poule de ses poussins, et il cherchait un compartiment vide ou occupé par des gens d'aspect respectable, car il avait l'esprit hanté par toutes les recommandations minutieuses que lui avaient faites mesdames de Sarcagnes, de Vaulacelles et de Bridoie.

Or il aperçut tout à coup devant une portière un vieux monsieur et une vieille dame à cheveux blancs qui causaient avec une autre dame installée dans l'intérieur du wagon. Le vieux monsieur était officier de la Légion d'honneur; et ces gens avaient l'aspect le plus comme il faut. «Voici mon affaire,» pensa l'abbé. Il fit monter les trois élèves et les suivit.

La vieille dame disait:

—Surtout soigne-toi bien, mon enfant.

La jeune répondit:

—Oh! oui, maman, ne crains rien.

—Appelle le médecin aussitôt que tu te sentiras souffrante.

—Oui, oui, maman.

—Allons, adieu, ma fille.

—Adieu, maman.

Il y eut une longue embrassade, puis un employé ferma les portières et le train se mit en route.

Ils étaient seuls. L'abbé, ravi, se félicitait de son adresse, et il se mit à causer avec les jeunes gens qui lui étaient confiés. Il avait été convenu, le jour de son départ, que madame de Martinsec l'autoriserait à donner des répétitions pendant toutes les vacances à ces trois garçons, et il voulait sonder un peu l'intelligence et le caractère de ses nouveaux élèves.

Roger de Sarcagnes, le plus grand, était un de ces hauts collégiens poussés trop vite, maigres et pâles, et dont les articulations ne semblent pas tout à fait soudées. Il parlait lentement, d'une façon naïve.

Gontran de Vaulacelles, au contraire, demeurait tout petit, trapu, et il était malin, sournois, mauvais et drôle. Il se moquait toujours de tout le monde, avait des mots de grande personne, des répliques à double sens qui inquiétaient ses parents.

Le plus jeune, Roland de Bridoie, ne paraissait montrer aucune aptitude pour rien: C'était une bonne petite bête qui ressemblerait à son papa.

L'abbé les avait prévenus qu'ils seraient sous ses ordres pendant ces deux mois d'été: et il leur fit un sermon bien senti sur leurs devoirs envers lui, sur la façon dont il entendait les gouverner, sur la méthode qu'il emploierait envers eux.

C'était un abbé d'âme droite et simple, un peu phraseur et plein de systèmes.

Son discours fut interrompu par un profond soupir que poussa leur voisine. Il tourna la tête vers elle. Elle demeurait assise dans son coin, les yeux fixes, les joues un peu pâles. L'abbé revint à ses disciples.

Le train roulait à toute vitesse, traversait des plaines, des bois, passait sous des ponts et sur des ponts, secouait de sa trépidation frémissante le chapelet de voyageurs enfermés dans les wagons.

Gontran de Vaulacelles, maintenant, interrogeait l'abbé Lecuir sur Royat, sur les amusements du pays. Y avait-il une rivière? Pouvait-on pêcher? Aurait-il un cheval, comme l'autre année? etc.

La jeune femme, tout à coup, jeta une sorte de cri, un «ah!» de souffrance vite réprimé.

Le prêtre, inquiet, lui demanda:

—Vous sentez-vous indisposée, madame?

—Elle répondit:—Non, non, monsieur l'abbé, ce n'est rien, une légère douleur, ce n'est rien. Je suis un peu malade depuis quelque temps, et le mouvement du train me fatigue. Sa figure était devenue livide, en effet.

Il insista:—Si je puis quelque chose pour vous, madame?...

—Oh! non,—rien du tout,—monsieur l'abbé. Je vous remercie.

Le prêtre reprit sa causerie avec ses élèves, les préparant à son enseignement et à sa direction.

Les heures passaient. Le convoi s'arrêtait de temps en temps, puis repartait. La jeune femme, maintenant, paraissait dormir et elle ne bougeait plus, enfoncée en son coin. Bien que le jour fût plus qu'à moitié écoulé, elle n'avait encore rien mangé. L'abbé pensait:

«Cette personne doit être bien souffrante.

Il ne restait plus que deux heures de route pour atteindre Clermont-Ferrand, quand la voyageuse se mit brusquement à gémir. Elle s'était laissée presque tomber de sa banquette et, appuyée sur les mains, les yeux hagards, les traits crispés, elle répétait: «Oh! mon Dieu! oh! mon Dieu!»

L'abbé s'élança:

—Madame... madame... madame, qu'avez-vous?

Elle balbutia:—Je... je... crois que... que... que je vais accoucher. Et elle commença aussitôt à crier d'une effroyable façon. Elle poussait une longue clameur affolée qui semblait déchirer sa gorge au passage, une clameur aiguë, affreuse, dont l'intonation sinistre disait l'angoisse de son âme et la torture de son corps.

Le pauvre prêtre éperdu, debout devant elle, ne savait que faire, que dire, que tenter, et il murmurait: «Mon Dieu, si je savais... Mon Dieu, si je savais!» Il était rouge jusqu'au blanc des yeux; et ses trois élèves regardaient avec stupeur cette femme étendue qui criait.

Tout à coup, elle se tordit, élevant ses bras sur sa tête, et son flanc eut une secousse étrange, une convulsion qui la parcourut.

L'abbé pensa qu'elle allait mourir, mourir devant lui privée de secours et de soins, par sa faute. Alors il dit d'une vois résolue: —Je vais vous aider, madame. Je ne sais pas... mais je vous aiderai comme je pourrai. Je dois mon assistance à toute créature qui souffre.

Puis, s'étant retourné vers les trois gamins, il cria:

—Vous—vous allez passer vos têtes à la portière; et si un de vous se retourne, il me copiera mille vers de Virgile.

Il abaissa lui-même les trois glaces, y plaça les trois têtes, ramena contre le cou les rideaux bleus, et il répéta:

—Si vous faites seulement un mouvement, vous serez privés d'excursions pendant toutes les vacances. Et n'oubliez point que je ne pardonne jamais, moi.

Et il revint vers la jeune femme, en relevant les manches de sa soutane.

Elle gémissait toujours, et, par moments, hurlait. L'abbé, la face cramoisie, l'assistait, l'exhortait, la réconfortait, et, sans cesse, il levait les yeux vers les trois gamins qui coulaient des regards furtifs, vite détournés, vers la mystérieuse besogne accomplie par leur nouveau précepteur.

—Monsieur de Vaulacelles, vous me copierez vingt fois le verbe «désobéir»!—criait-il.

—Monsieur de Bridoie, vous serez privé de dessert pendant un mois.

Soudain la jeune femme cessa sa plainte persistante, et presque aussitôt un cri bizarre et léger qui ressemblait à un aboiement et à un miaulement fit retourner, d'un seul élan, les trois collégiens persuadés qu'ils venaient d'entendre un chien nouveau né.

L'abbé tenait dans ses mains un petit enfant tout nu. Il le regardait avec des yeux effarés; il semblait content et désolé, prêt à rire et prêt à pleurer; on l'aurait cru fou, tant sa figure exprimait de choses par le jeu rapide des yeux, des lèvres et des joues.

Il déclara, comme s'il eût annoncé à ses élèves une grande nouvelle:

—C'est un garçon.

Puis aussitôt il reprit:

—Monsieur de Sarcagnes, passez-moi la bouteille d'eau qui est dans le filet.—Bien.—Débouchez-la.—Très bien.—Versez-m'en quelques gouttes dans la main, seulement quelques gouttes.—Parfait.

Et il répandit cette eau sur le front nu du petit être qu'il portait, en prononçant:

«Je te baptise, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il.»

Le train entrait en gare de Clermont. La figure de madame de Bridoie apparut à la portière. Alors l'abbé, perdant la tête, lui présenta la frêle bête humaine qu'il venait de cueillir, en murmurant: «C'est madame qui vient d'avoir un petit accident en route.»

Il avait l'air d'avoir ramassé cet enfant dans un égout; et, les cheveux mouillés de sueur, le rabat sur l'épaule, la robe maculée, il répétait: «Ils n'ont rien vu—rien du tout,—j'en réponds.—Ils regardaient tous trois par la portière.—J'en réponds,—ils n'ont rien vu.»

Et il descendit du compartiment avec quatre garçons au lieu de trois qu'il était allé chercher, tandis que mesdames de Bridoie, de Vaulacelles et de Sarcagnes, livides, échangeaient des regards éperdus, sans trouver un seul mot à dire.

Le soir, les trois familles dînaient ensemble pour fêter l'arrivée des collégiens. Mais on ne parlait guère; les pères, les mères et les enfants eux-mêmes semblaient préoccupés.

Tout à coup, le plus jeune, Roland de Bridoie, demanda:

—Dis, maman, où l'abbé l'a-t-il trouvé, ce petit garçon?

La mère ne répondit pas directement.

—Allons, dîne, et laisse-nous tranquilles avec tes questions.

Il se tut quelques minutes, puis reprit:

—Il n'y avait personne que cette dame qui avait mal au ventre. C'est donc que l'abbé est prestidigitateur, comme Robert Houdin qui fait venir un bocal de poissons sous un tapis.

—Tais-toi, voyons. C'est le bon Dieu qui l'a envoyé.

—Mais où l'avait-il mis, le bon Dieu? Je n'ai rien vu, moi. Est-il entré par la portière, dis?

Madame de Bridoie, impatientée, répliqua: —Voyons, c'est fini, tais-toi. Il est venu sous un chou comme tous les petits enfants. Tu le sais bien.

—Mais il n'y avait pas de chou dans le wagon?

Alors Gontran de Vaulacelles, qui écoutait avec un air sournois, sourit et dit:

—Si, il y avait un chou. Mais il n'y a que monsieur l'abbé qui l'a vu.



ÇA IRA



J'étais descendu à Barviller uniquement parce que j'avais lu dans un guide (je ne sais plus lequel): Beau musée, deux Rubens, un Téniers, un Ribera.

Donc je pensais: Allons voir ça. Je dînerai à l'hôtel de l'Europe, que le guide affirme excellent, et je repartirai le lendemain.

Le musée était fermé: on ne l'ouvre que sur la demande des voyageurs; il fut donc ouvert à ma requête, et je pus contempler quelques croûtes attribuées par un conservateur fantaisiste aux premiers maîtres de la peinture.

Puis je me trouvai tout seul, et n'ayant absolument rien à faire, dans une longue rue de petite ville inconnue, bâtie au milieu de plaines interminables, je parcourus cette artère, j'examinai quelques pauvres magasins; puis, comme il était quatre heures, je fus saisi par un de ces découragements qui rendent fous les plus énergiques.

Que faire? Mon Dieu, que faire? J'aurais payé cinq cents francs l'idée d'une distraction quelconque! Me trouvant à sec d'inventions, je me décidai, tout simplement, à fumer un bon cigare et je cherchai le bureau de tabac. Je le reconnus bientôt à sa lanterne rouge, j'entrai. La marchande me tendit plusieurs boites au choix; ayant regardé les cigares, que je jugeai détestables, je considérai, par hasard, la patronne.

C'était une femme de quarante-cinq ans environ, forte et grisonnante. Elle avait une figure grasse, respectable, en qui il me sembla trouver quelque chose de familier. Pourtant je ne connaissais point cette dame? Non, je ne la connaissais pas assurément? Mais ne se pouvait-il faire que je l'eusse rencontrée? Oui, c'était possible! Ce visage-là devait être une connaissance de mon oeil, une vieille connaissance perdue de vue, et changée, engraissée énormément sans doute?

Je murmurai:

—Excusez-moi, madame, de vous examiner ainsi, mais il me semble que je vous connais depuis longtemps.

Elle répondit en rougissant:

—C'est drôle... Moi aussi.

Je poussai un cri:—Ah! Ça ira!

Elle leva ses deux mains avec un désespoir comique, épouvantée de ce mot et balbutiant:

—Oh! oh! Si on vous entendait.... Puis soudain elle s'écria à son tour:—Tiens, c'est toi, Georges! Puis elle regarda avec frayeur si on ne l'avait point écoutée. Mais nous étions seuls, bien seuls!

«Ça ira.» Comment avais-je pu reconnaître «Ça ira», la pauvre Ça ira, la maigre Ça ira, la désolée Ça ira, dans cette tranquille et grasse fonctionnaire du gouvernement?

Ça ira! Que de souvenirs s'éveillèrent brusquement en moi: Bougival, La Grenouillère, Chatou, le restaurant Fournaise, les longues journées en yole au bord des berges, dix ans de ma vie passés dans ce coin de pays, sur ce délicieux bout de rivière.

Nous étions alors une bande d'une douzaine, habitant la maison Galopois, à Chatou, et vivant là d'une drôle de façon, toujours à moitié nus et à moitié gris. Les moeurs des canotiers d'aujourd'hui ont bien changé. Ces messieurs portent des monocles.

Or notre bande possédait une vingtaine de canotières, régulières et irrégulières. Dans certains dimanches, nous en avions quatre; dans certains autres, nous les avions toutes. Quelques-unes étaient là, pour ainsi dire, à demeure, les autres venaient quand elles n'avaient rien de mieux à faire. Cinq ou six vivaient sur le commun, sur les hommes sans femmes, et, parmi celles-là, Ça ira. C'était une pauvre fille maigre et qui boitait. Cela lui donnait des allures de sauterelle. Elle était timide, gauche, maladroite en tout ce qu'elle faisait. Elle s'accrochait avec crainte, au plus humble, au plus inaperçu, au moins riche de nous, qui la gardait un jour ou un mois, suivant ses moyens. Comment s'était-elle trouvée parmi nous, personne ne le savait plus. L'avait-on rencontrée, un soir de pochardise, au bal des Canotiers et emmenée dans une de ces rafles de femmes que nous faisions souvent? L'avions-nous invitée à déjeuner, en la voyant seule, assise à une petite table, dans un coin. Aucun de nous ne l'aurait pu dire; mais elle faisait partie de la bande.

Nous l'avions baptisée Ça ira, parce qu'elle se plaignait toujours de la destinée, de sa malechance, de ses déboires. On lui disait chaque dimanche: «Eh bien, Ça ira, ça va-t-il?» Et elle répondait toujours: «Non, pas trop, mais faut espérer que ça ira mieux un jour.»

Comment ce pauvre être disgracieux et gauche était-il arrivé à faire le métier qui demande le plus de grâce, d'adresse, de ruse et de beauté? Mystère. Paris, d'ailleurs, est plein de filles d'amour laides à dégoûter un gendarme.

Que faisait-elle pendant les six autres jours de la semaine? Plusieurs fois, elle nous avait dit qu'elle travaillait? A quoi? nous l'ignorions, indifférents à son existence.

Et puis, je l'avais à peu près perdue de vue. Notre groupe s'était émietté peu à peu, laissant la place à une autre génération, à qui nous avions aussi laissé Ça ira. Je l'appris en allant déjeuner chez Fournaise de temps en temps.

Nos successeurs, ignorant pourquoi nous l'avions baptisée ainsi, avaient cru à un nom d'Orientale et la nommaient Zaïra; puis ils avaient cédé à leur tour leurs canots et quelques canotières à là génération suivante. (Une génération de canotiers vit, en général, trois ans sur l'eau, puis quitte la Seine pour entrer dans la magistrature, la médecine ou la politique).

Zaïra était alors devenue Zara, puis, plus tard, Zara s'était encore modifié en Sarah. On la crut alors israélite.

Les tout derniers, ceux à monocle, l'appelaient donc tout simplement «La Juive».

Puis elle disparut.

Et voilà que je la retrouvais marchande de tabac à Barviller.

Je lui dis:

—Eh bien, ça va donc, à présent?

Elle répondit: Un peu mieux.

Une curiosité me saisit de connaître la vie de cette femme. Autrefois je n'y aurais point songé; aujourd'hui, je me sentais intrigué, attiré, tout à fait intéressé. Je lui demandai:

—Comment as-tu fait pour avoir de la chance?

—Je ne sais pas. Ça m'est arrivé comme je m'y attendais le moins.

—Est-ce à Chatou que tu l'as rencontrée?

—Oh non!

—Où ça donc?

—A Paris, dans l'hôtel que j'habitais.

—Ah! Est-ce que tu n'avais pas une place à Paris.

—Oui, j'étais chez madame Ravelet.

—Qui ça, madame Ravelet?

—Tu ne connais pas madame Ravelet? Oh!

—Mais non.

—La modiste, la grande modiste de la rue de Rivoli.

Et la voilà qui se met à me raconter mille choses de sa vie ancienne, mille choses secrètes de la vie parisienne, l'intérieur d'une maison de modes, l'existence de ces demoiselles, leurs aventures, leurs idées, toute l'histoire d'un coeur d'ouvrière, cet épervier de trottoir qui chasse par les rues, le matin, en allant au magasin, le midi, en flânant, nu-tête, après le repas, et le soir en montant chez elle.

Elle disait, heureuse de parler de l'autrefois:

—Si tu savais comme on est canaille... et comme on en fait de roides. Nous nous les racontions chaque jour. Vrai, on se moque des hommes, tu sais!

Moi, la première rosserie que j'ai faite, c'est au sujet d'un parapluie. J'en avais un vieux, en alpaga, un parapluie à en être honteuse. Comme je le fermais en arrivant, un jour de pluie, voilà la grande Louise qui me dit:—Comment! tu oses sortir avec ça!

—Mais je n'en ai pas d'autre, et en ce moment, les fonds sont bas.

Ils étaient toujours bas, les fonds!

Elle me répond:—Vas en chercher un à la Madeleine.

Moi, ça m'étonne.

Elle reprend:—C'est là que nous les prenons, toutes; on en a autant qu'on veut. Et elle m'explique la chose. C'est bien simple.

Donc, je m'en allai avec Irma à la Madeleine. Nous trouvons le sacristain et nous lui expliquons comment nous avons oublié un parapluie la semaine d'avant. Alors il nous demande si nous nous rappelons son manche, et je lui fais l'explication d'un manche avec une pomme d'agate. Il nous introduit dans une chambre où il y avait plus de cinquante parapluies perdus; nous les regardons tous et nous ne trouvons pas le mien; mais moi j'en choisis un beau, un très beau, à manche d'ivoire sculpté. Louise est allée le réclamer quelques jours après. Elle l'a décrit avant de l'avoir vu, et on le lui a donné sans méfiance.

Pour faire ça, on s'habillait très chic.»

Et elle riait en ouvrant et laissant retomber le couvercle à charnières de la grande boîte à tabac.

Elle reprit:—Oh! on en avait des tours, et on en avait de si drôles. Tiens, nous étions cinq à l'atelier, quatre ordinaires et une très bien, Irma, la belle Irma. Elle était très distinguée, et elle avait un amant au conseil d'État. Ça ne l'empêchait pas de lui en faire porter joliment. Voilà qu'un hiver elle nous dit: «Vous ne savez pas, nous allons en faire une bien bonne.» Et elle nous conta son idée.

Tu sais, Irma, elle avait une tournure a troubler la tête de tous les hommes, et puis une taille, et puis des hanches qui leur faisaient venir l'eau à la bouche. Donc, elle imagina de nous faire gagner cent francs à chacune pour nous acheter des bagues, et elle arrangea la chose que voici:

Tu sais que je n'étais pas riche, à ce moment-là, les autres non plus; ça n'allait guère, nous gagnions cent francs par mois au magasin, rien de plus. Il fallait trouver. Je sais bien que nous avions chacune deux ou trois amants habitués qui donnaient un peu, mais pas beaucoup. A la promenade de midi, il arrivait quelquefois qu'on amorçait un monsieur qui revenait le lendemain; on le faisait poser quinze jours, et puis on cédait. Mais ces hommes-là, ça ne rapporte jamais gros. Ceux de Chatou, c'était pour le plaisir. Oh! si tu savais les ruses que nous avions; vrai, c'était à mourir de rire. Donc, quand Irma nous proposa de nous faire gagner cent francs, nous voilà toutes allumées. C'est très vilain ce que je vais te raconter, mais ça ne fait rien; tu connais la vie, toi, et puis quand on est resté quatre ans à Chatou....

Donc elle nous dit: «Nous allons lever au bal de l'Opéra ce qu'il y a de mieux à Paris comme hommes, les plus distingués et les plus riches. Moi, je les connais.»

Nous n'avons pas cru, d'abord, que c'était vrai; parce que ces hommes-là ne sont pas faits pour les modistes, pour Irma oui, mais pour nous, non. Oh! elle était d'un chic, cette Irma. Tu sais, nous avions coutume de dire à l'atelier que si l'empereur l'avait connue, il l'aurait certainement épousée.

Pour lors, elle nous fit habiller de ce que nous avions de mieux et elle nous dit: «Vous, vous n'entrerez pas au bal, vous allez rester chacune dans un fiacre dans les rues voisines. Un monsieur viendra qui montera dans votre voiture. Dès qu'il sera entré, vous l'embrasserez le plus gentiment que vous pourrez; et puis vous pousserez un grand cri pour montrer que vous vous êtes trompée, que vous en attendiez un autre. Ça allumera le pigeon de voir qu'il prend la place d'un autre et il voudra rester par force; vous résisterez, vous ferez les cent coups pour le chasser... et puis... vous irez souper avec lui... Alors il vous devra un bon dédommagement.

Tu ne comprends point encore, n'est-ce pas? Eh bien, voici ce qu'elle fit, la rosse.

Elle nous fit monter toutes les quatre dans quatre voitures, des voitures de cercle, des voitures bien comme il faut, puis elle nous plaça dans des rues voisines de l'Opéra. Alors, elle alla au bal, toute seule. Comme elle connaissait, par leur nom, les hommes les plus marquants de Paris, parce que la patronne fournissait leurs femmes, elle en choisit d'abord un pour l'intriguer. Elle lui en dit de toutes les sortes, car elle a de l'esprit aussi. Quand elle le vit bien emballé, elle ôta son loup, et il fut pris comme dans un filet. Donc il voulut l'emmener tout de suite, et elle lui donna rendez-vous, dans une demi-heure, dans une voilure en face du n° 20 de la rue Taitbout. C'était moi, dans cette voiture-là? J'étais bien enveloppée et la figure voilée. Donc, tout d'un coup, un monsieur passa sa tête à la portière, et il dit: «C'est vous?»

Je réponds tout bas: «Oui, c'est moi, montez vite.»

Il monte; et moi je le saisis dans mes bras et je l'embrasse, mais je l'embrasse à lui couper la respiration; puis je reprends:

—Oh! que je suis heureuse! que je suis heureuse!

Et, tout d'un coup, je crie:

—Mais ce n'est pas toi! Oh! mon Dieu! Oh! mon Dieu! Et je me mets à pleurer.

Tu juges si voilà un homme embarrassé! Il cherche d'abord à me consoler; il s'excuse, proteste qu'il s'est trompé aussi!

Moi, je pleurais toujours, mais moins fort; et je poussais de gros soupirs. Alors il me dit des choses très douces. C'était un homme tout à fait comme il faut; et puis ça l'amusait maintenant de me voir pleurer de moins en moins.

Bref, de fil en aiguille, il m'a proposé d'aller souper. Moi, j'ai refusé; j'ai voulu sauter de la voiture; il m'a retenue par la taille; et puis embrassée; comme j'avais fait à son entrée.

Et puis... et puis... nous avons... soupé... tu comprends... et il m'a donné... devine... voyons, devine... il m'a donné cinq cents francs!... crois-tu qu'il y en a des hommes généreux.

Enfin, la chose a réussi pour tout le monde. C'est Louise qui a eu le moins avec deux cents francs. Mais, tu sais, Louise, vrai, elle était trop maigre!

La marchande de tabac allait toujours, vidant d'un seul coup tous ses souvenirs amassés depuis si longtemps dans son coeur fermé de débitante officielle. Tout l'autrefois pauvre et drôle remuait son âme. Elle regrettait cette vie galante et bohème du trottoir parisien, faite de privations et de caresses payées, de rire et de misère, de ruses et d'amour vrai par moments.

Je lui dis:—Mais comment as-tu obtenu ton débit de tabac?

Elle sourit:—Oh! c'est toute une histoire. Figure-toi que j'avais dans mon hôtel, porte à porte, un étudiant en droit, mais, tu sais, un de ces étudiants qui ne font rien. Celui-là, il vivait au café, du matin au soir; et il aimait le billard, comme je n'ai jamais vu aimer personne.

Quand j'étais seule, nous passions la soirée ensemble quelquefois. C'est de lui que j'ai eu Roger.

—Qui ça, Roger?

—Mon fils.

—Ah!

—Il me donna une petite pension pour élever le gosse, mais je pensais bien que ce garçon-là ne me rapporterait rien, d'autant plus que je n'ai jamais vu un homme aussi fainéant, mais là, jamais. Au bout de dix ans, il en était encore à son premier examen. Quand sa famille vit qu'on n'en pourrait rien tirer, elle le rappela chez elle en province; mais nous étions demeurés en correspondance à cause de l'enfant. Et puis, figure-toi qu'aux dernières élections, il y a deux ans, j'apprends qu'il a été nommé député dans son pays. Et puis il a fait des discours à la Chambre. Vrai, dans le royaume des aveugles, comme on dit.... Mais, pour finir, j'ai été le trouver et il m'a fait obtenir, tout de suite, un bureau de tabac comme fille de déporté.... C'est vrai que mon père a été déporté, mais je n'avais jamais pensé non plus que ça pourrait me servir. Bref.... Tiens, voilà Roger.

Un grand jeune homme entrait, correct, grave, poseur.

Il embrassa sur le front sa mère, qui me dit:

—Tenez, Monsieur, c'est mon fils, chef de bureau à la mairie.... Vous savez... c'est un futur sous-préfet.

Je saluai dignement ce fontionnaire, et je sortis pour gagner l'hôtel, après avoir serré, avec gravité, la main tendue de Ça ira.



DÉCOUVERTE



Le bateau était couvert de monde. La traversée s'annonçant fort belle, les Havraises allaient faire un tour à Trouville.

On détacha les amarres; un dernier coup de sifflet annonça le départ, et, aussitôt, un frémissement secoua le corps entier du navire, tandis qu'on entendait, le long de ses flancs, un bruit d'eau remuée.

Les roues tournèrent quelques secondes, s'arrêtèrent, repartirent doucement; puis le capitaine, debout sur sa passerelle, ayant crié par le porte-voix qui descend dans les profondeurs de la machine: «En route!» elles se mirent à battre la mer avec rapidité.

Nous filions le long de la jetée, couverte de monde. Des gens sur le bateau agitaient leurs mouchoirs, comme s'ils partaient pour l'Amérique, et les amis restés à terre répondaient de la même façon.

Le grand soleil de juillet tombait sur les ombrelles rouges, sur les toilettes claires, sur les visages joyeux, sur l'Océan à peine remué par des ondulations. Quand on fut sorti du port, le petit bâtiment fit une courbe rapide, dirigeant son nez pointu sur la côte lointaine entrevue à travers la brume matinale.

A notre gauche s'ouvrait l'embouchure de la Seine, large de vingt kilomètres. De place en place les grosses bouées indiquaient les bancs de sable, et on reconnaissait au loin les eaux douces et bourbeuses du fleuve qui, ne se mêlant point à l'eau salée, dessinaient de grands rubans jaunes à travers l'immense nappe verte et pure de la pleine mer.

J'éprouve, aussitôt que je monte sur un bateau, le besoin de marcher de long en large, comme un marin qui fait le quart. Pourquoi? Je n'en sais rien. Donc je me mis à circuler sur le pont à travers la foule des voyageurs.

Tout à coup, on m'appela. Je me retournai. C'était un de mes vieux amis, Henri Sidoine, que je n'avais point vu depuis dix ans.

Après nous être serré les mains, nous recommençâmes ensemble, en parlant de choses et d'autres, la promenade d'ours en cage que j'accomplissais tout seul auparavant. Et nous regardions, tout en causant, les deux lignes de voyageurs assis sur les deux côtés du pont.

Tout à coup Sidoine prononça avec une véritable expression de rage:

—C'est plein d'Anglais ici! Les sales gens!

C'était plein d'Anglais, en effet. Les hommes debout lorgnaient l'horizon d'un air important qui semblait dire: «C'est nous, les Anglais, qui sommes les maîtres de la mer! Boum, boum! nous voilà!»

Et tous les voiles blancs qui flottaient sur leurs chapeaux blancs avaient l'air des drapeaux de leur suffisance.

Les jeunes misses plates, dont les chaussures aussi rappelaient les constructions navales de leur patrie, serrant en des châles multicolores leur taille droite et leurs bras minces, souriaient vaguement au radieux paysage. Leurs petites têtes, poussées au bout de ces longs corps, portaient des chapeaux anglais d'une forme étrange, et, derrière leurs crânes leurs maigres chevelures enroulées ressemblaient à des couleuvres lofées.

Et les vieilles misses, encore plus grêles, ouvrant au vent leur mâchoire nationale, paraissaient menacer l'espace de leurs dents jaunes et démesurées.

On sentait, en passant près d'elles, une odeur de caoutchouc et d'eau dentifrice. Sidoine répéta, avec une colère grandissante:

—Les sales gens! On ne pourra donc pas les empêcher de venir en France?

Je demandai en souriant:

—Pourquoi leur on veux-tu? Quant à moi, ils me sont parfaitement indifférents.

Il prononça:

—Oui, toi, parbleu! Mais moi, j'ai épousé une Anglaise. Voilà.

Je m'arrêtai pour lui rire au nez.

—Ah! diable. Conte-moi ça. Et elle te rend donc très malheureux?

Il haussa les épaules:

—Non, pas précisément.

—Alors... elle te... elle te... trompe?

—Malheureusement non. Ça me ferait une cause de divorce et j'en serais débarrassé.

—Alors je ne comprends pas!

—Tu ne comprends pas? Ça ne m'étonne point. Eh bien, elle a tout simplement appris le français, pas autre chose! Écoute:

Je n'avais pas le moindre désir de me marier, quand je vins passer l'été à Étrelat, voici deux ans. Rien de plus dangereux que les villes d'eaux. On ne se figure pas combien les fillettes y sont à leur avantage. Paris sied aux femmes et la campagne aux jeunes filles.

Les promenades à ânes, les bains du matin, les déjeuners sur l'herbe, autant de pièges à mariage. Et, vraiment, il n'y a rien de plus gentil qu'une enfant de dix-huit ans qui court à travers un champ ou qui ramasse des fleurs le long d'un chemin.

Je fis la connaissance d'une famille anglaise descendue au même hôtel que moi. Le père ressemblait aux hommes que tu vois là, et la mère à toutes les Anglaises.

Il y avait deux fils, de ces garçons tout en os, qui jouent du matin au soir à des jeux violents, avec des balles, des massues ou des raquettes; puis deux filles, l'aînée, une sèche, encore une Anglaise de boîte à conserves; la cadette, une merveille. Une blonde, ou plutôt une blondine avec une tête venue du ciel. Quand elles se mettent à être jolies, les gredines, elles sont divines. Celle-là avait des yeux bleus, de ces yeux bleus qui semblent contenir toute la poésie, tout le rêve, toute l'espérance, tout le bonheur du monde!

Quel horizon ça vous ouvre dans les songes infinis, deux yeux de femme comme ceux-là! Comme ça répond bien à l'attente éternelle et confuse de notre coeur!

Il faut dire aussi que, nous autres Français, nous adorons les étrangères. Aussitôt que nous rencontrons une Russe, une Italienne, une Suédoise, une Espagnole ou une Anglaise un peu jolie, nous en tombons amoureux instantanément. Tout ce qui vient du dehors nous enthousiasme, drap pour culottes, chapeaux, gants, fusils et... femmes. Nous avons tort, cependant.

Mais je crois que ce qui nous séduit le plus dans les exotiques, c'est leur défaut de prononciation. Aussitôt qu'une femme parle mal notre langue, elle est charmante; si elle fait une faute de français par mot, elle est exquise, et si elle baragouine d'une façon tout à fait inintelligible, elle devient irrésistible.

Tu ne te figures pas comme c'est gentil d'entendre dire à une mignonne bouche rosé: «J'aimé bôcoup la gigotte.»

Ma petite Anglaise Kate parlait une langue invraisemblable. Je n'y comprenais rien dans les premiers jours, tant elle inventait de mots inattendus; puis, je devins absolument amoureux de cet argot comique et gai.

Tous les termes estropiés, bizarres, ridicules, prenaient sur ses lèvres un charme délicieux; et nous avions, le soir, sur la terrasse du Casino, de longues conversations qui ressemblaient à des énigmes parlées.

Je l'épousai! Je l'aimais follement comme on peut aimer un Rêve. Car les vrais amants n'adorent jamais qu'un rêve qui a pris une forme de femme.

Te rappelles-tu les admirables vers de Louis Bouilhet:

Tu n'as jamais été, dans tes jours les plus rares,
Qu'un banal instrument sous mon archet vainqueur,
Et, comme un air qui sonne au bois creux des guitares.
J'ai fait chanter mon rêve au vide de ton coeur.

Eh bien, mon cher, le seul tort que j'ai eu, ç'a été de donner à ma femme un professeur de français.

Tant qu'elle a martyrisé le dictionnaire et supplicié la grammaire, je l'ai chérie.

Nos causeries étaient simples. Elles me révélaient la grâce surprenante de son être, l'élégance incomparable de son geste; elles me la montraient comme un merveilleux bijou parlant, une poupée de chair faite pour le baiser, sachant énumérer à peu près ce qu'elle aimait, pousser parfois des exclamations bizarres, et exprimer d'une façon coquette, à force d'être incompréhensible et imprévue, des émotions ou des sensations peu compliquées.

Elle ressemblait bien aux jolis jouets qui disent «papa» et «maman», en prononçant—Baâba—et Baâmban.

Aurais-je pu croire que...

Elle parie, à présent.... Elle parle... mal... très mal.... Elle fait tout autant de fautes.... Mais on la comprend... oui, je la comprends... je sais... je la connais....

J'ai ouvert ma poupée pour regarder dedans... j'ai vu. Et il faut causer, mon cher!

Ah! tu ne les connais pas, toi, les opinions, les idées, les théories d'une jeune Anglaise bien élevée, à laquelle je ne peux rien reprocher, et qui me répète, du matin au soir, toutes les phrases d'un dictionnaire de la conversation à l'usage des pensionnats de jeunes personnes.

Tu as vu ces surprises du cotillon, ces jolis papiers dorés qui renferment d'exécrables bonbons. J'en avais une. Je l'ai déchirée. J'ai voulu manger le dedans et suis resté tellement dégoûté que j'ai des haut-le-coeur, à présent, rien qu'en apercevant une de ses compatriotes.

J'ai épousé un perroquet à qui une vieille institutrice anglaise aurait enseigné le français: comprends-tu?

Le port de Trouville montrait maintenant ses jetées de bois couvertes de monde.

Je dis:

—Où est ta femme?

Il prononça:

—Je l'ai ramenée à Étretat.

—Et toi, où vas-tu?

—Moi? moi je vais me distraire à Trouville

Puis, après un silence, il ajouta:

—Tu ne te figures pas comme ça peut être bête quelquefois, une femme.

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