Monsieur Vénus
CHAPITRE XI
ARTIN Durand était un type de bon garçon ne demandant
qu'à faire son chemin au milieu de tous les mondes possibles. Après une
heure de causerie avec Jacques Silvert, il l'avait pris sous sa
protection et tutoyé. Selon lui, le compas seul pourrait mener loin. Les
fleurs, si merveilleusement qu'elles pussent être exécutées, n'avaient
qu'une valeur de bibelots inutiles qu'on paie une fois très cher à
l'artiste qu'elles ruinent par leur amoncellement. Le reste de l'année
on bâtit toujours des palais, mais on n'a pas toujours besoin de fleurs.
—Témoins, s'écriait-il, les faix de roses, les charretées de violettes, les tas de tulipes qui ornent vos lambris. Ah! mon cher, trop de fleurs! Je me sens asphyxié, rien qu'en les regardant!
Là-dessus, il allumait un cigare pour combattre l'odeur imaginaire des bouquets peints.
Jacques, devenu taciturne ainsi que tous ceux qui portent au cœur le poids d'une grande honte, ne répondait que par monosyllabes aux tirades de Martin Durand, et, quand celui-ci, émerveillé du luxe de l'atelier, lui demandait si son oncle était un nabab, il se sentait trembler devant ce nouvel ami, comme il eût tremblé devant un nouveau bourreau.
—Enfin, clamait Martin Durand, véritable gamin du peuple, plein d'exubérance et fier d'être arrivé à sa situation en jouant des coudes, nous allons nous lancer du même bond, mon cher! C'est de Raittolbe qui l'affirme. Un salon noble, des amateurs richissimes et de jolies femmes... La tête me tourne! Sapristi! Mme de Vénérande a le plus bel hôtel de tout Paris. Style renaissance, avec les chapiteaux aux fenêtres et des balcons de fer venant de chez Louis XV. Je ne sais pas si elle paye bien les études de myosotis; mais, je veux que le diable m'emporte si elle ne me charge pas de démolir un pavillon pour lui rebâtir une tour. Nous nous appuyons mutuellement... Vous lui déclarez que l'architecte à la mode c'est moi. Je lui révèle que le président de la République vous a commandé une gerbe de pivoines.
Jacques souriait douloureusement. Ce garçon expansif était heureux, il gagnait sa vie en se battant avec la pierre, il était fort, il était honnête, à toutes ses saillies il ajoutait un soupir au sujet de sa belle cousine, la fille du directeur de l'un des plus vastes magasins de la capitale. Noblesse, amour, argent, tout irait à lui, sur un signe de lui, parce qu'il était un homme.
La connaissance faite en détail, Martin Durand déclara qu'il viendrait prendre Jacques le jour du bal et, en revoyant son ami de Raittolbe, qu'il connaissait au moins autant que son ami Silvert, il lui dit d'un ton enchanté:
—Le petit est la plus superbe nature de modèle que j'aie jamais rencontrée; d'ailleurs, il n'a pas une ombre de talent... Mais je le formerai.
Les artistes ont assez généralement cette monomanie de vouloir que la bonne société tombe en admiration non devant leur mérite mais devant leurs mauvaises manières: ils tiennent surtout à faire école quand ils désirent enseigner ce qu'ils ne savent pas.
Martin Durand, caressant sa barbe brune, ajouta:
—Oui, oui, je le formerai; il a vingt-trois ans, il peut se corriger, je compte bien l'étonner joliment chez les Vénérande, quand tous les quartiers de noblesse de ces gens-là seraient en granit d'Égypte.
Pouvait-on étonner encore Jacques Silvert? De Raittolbe ne répondit pas.
Le soir du Grand Prix, dès dix heures le salon du centre et la serre aux plantes exotiques s'inondèrent des jets éblouissants de la lumière de magnésium, lumière blanche, fluide, plus claire et cependant moins aveuglante que celle de l'électricité et à laquelle ressortaient tout le relief des statues, tous les plis des draperies, comme si le jour lui-même eût voulu prendre part à la fête des Vénérande.
Les aïeux en pourpoint, les aïeules en fraise Médicis, du haut de leurs cadres, avec l'épée ou l'éventail, semblaient se désigner l'un à l'autre les échantillons de la roture parisienne qu'ils voyaient défiler à leurs pieds.
Décidément la fête sportive avait tout mêlé, ceux qui descendaient d'Adam et ceux qui descendaient des croisades. L'architecte Martin Durand et la duchesse d'Armonville, Mme Élisabeth la chanoinesse, et Jacques Silvert, le fils de joie. Avec une merveille entente de gens qui veulent s'égayer, chacun suivant ses moyens, aux dépens d'autrui, tous échangeaient les plus gracieux sourires de bienvenue. Debout auprès du fauteuil monumental de sa tante, Mlle de Vénérande les recevait avec cette grâce un peu hautaine qui tenait bien plus du gentilhomme de jadis que de la femme simplement coquette.
L'étrange créature, lorsqu'elle abandonnait le domaine de la passion et cessait de courir trop en avant de son siècle, revenait alors, tout à fait en arrière, à l'époque où les châtelaines refusaient de baisser la herse pour les troubadours mal mis.
Raoule portait, ce soir-là, une robe de gaze blanche vaporeuse, à traîne de cour, sans un bijou, sans une fleur. Un caprice bizarre lui avait fait lacer sur ses épaules décolletées une cuirasse de mailles d'or, d'une finesse telle qu'on eût cru son buste coulé dans un métal liquide.
Pour détacher la ligne de chair de la ligne du tissu, un cordon de brillants serpentait et les cheveux noirs, relevés en casque grec, étaient piqués d'un croissant de diamant à pointes phosphorescentes comme des rayons de lune. La superbe Diane semblait marcher sur un nuage; sa tête, au profil pur, dominait l'assistance et ce n'était pas sans une admiration anxieuse qu'on osait intercepter son regard strié d'étincelles. La chanoinesse, elle, s'enveloppait pudiquement d'un suaire de dentelles qui voilait une robe de couleur pensée. Son petit visage doux, parcheminé, aux yeux d'un bleu de ciel pâle, s'abritait sous le blason de son fauteuil, tandis qu'au contraire ce blason semblait craquer sous l'effort puissant du bras de Raoule.
A leur droite, se groupaient le cousin René, spécimen rare de la haute gomme sportive, expliquant, à qui voulait l'entendre, comment Simbad le marin avait gagné d'une longueur et pourquoi cette année le maillot de soie d'or était divinement porté... De Raittolbe, sévère, son masque de Slave impénétrable, songeant à la Gorgone antique lorsqu'il regardait Mlle de Vénérande. Puis le vieux marquis de Sauvarès, sautillant comme un gros oiseau de nuit aveuglé par la lumière crue, tout en couvant de ses yeux ternes, avivés parfois d'un éclair de lubricité, l'épaule ronde de sa filleule Raoule.
Autour d'eux murmurait un essaim de femmes en toilettes exquises, s'entretenant avec une persistance dont s'agaçaient les hommes, des exploits de John Mare, le jockey vainqueur.
On reconnaissait dans la foule les artistes amateurs à leurs déplacements perpétuels formant remous auprès des traînes de tulle ou de dentelles, évolution ayant pour but de se rapprocher de telle ou telle étoile reconnue.
Quant aux véritables artistes, ils opéraient, mais en sens inverse, les mêmes déplacements, en sorte que le salon se transformait par instant en un autre champ de courses, genre discret. Durant l'une de ces fluctuations, Raoule, dont le regard embrassait tout, fit un signe à de Raittolbe. Celui-ci tressaillit, puis regarda dans la direction que suivait l'index à peine remué de la jeune femme. Il était là, Martin Durand le poussait avec des gestes virulents:
—Mais va donc! malheureux, va!... grommelait-il, il te faut entamer la conversation avec elle, bon gré, mal gré, pendant que j'étudierai ce buste-là. Sacrée noblesse!... Il n'y a qu'elle pour vous tailler des cariatides pareilles. Quel galbe! mes enfants. Quelle poitrine, quelles épaules, quels bras! Je la vois d'ici soutenant le balcon du Louvre restauré. Comme elle vous fige le sang rien qu'en se pliant sur une hanche... Va donc, je te suis...
Jacques refusait d'avancer; ahuri par les flots de clarté magique de ce salon resplendissant, marchant sur les robes étalées, grisé par les senteurs capiteuses que répandaient ces chevelures poudrées de pierreries, l'ancien ouvrier fleuriste se croyait encore en proie au vertige paradisiaque que lui donnaient les fumées du haschich.
—Es-tu nigaud! mon pauvre petit peintre, disait Martin Durand, très vexé d'avoir à constater ce manque d'audace chez un camarade. Un peu d'aplomb, morbleu! dévisage les femmes, bouscule les hommes, tiens, imite-moi... Est-ce que deux gars de notre espèce craignent le feu de la rampe? Ah! voilà M. de Raittolbe; nous sommes sauvés.
En réalité, la tête de l'architecte n'était pas plus solide que celle du peintre, mais il avait l'inimitable aplomb de tous les démolisseurs qui savent un peu rebâtir.
Le baron de Raittolbe lui serra la main, évitant de toucher celle de son ami.
—Messieurs, enchanté de vous voir, je me charge de votre présentation...
Et il les entraîna jusqu'à Raoule.
—Mademoiselle, dit-il assez haut pour être entendu du groupe principal d'invités, je vous présente M. Martin Durand, architecte, à qui la capitale doit quelques beaux monuments de plus, et M. Jacques Silvert.
Il résulta de cette présentation brève qu'on ne s'occupa point du personnage à monuments, puisque, tout de suite, on sut ce dont il était capable. On braqua plus volontiers le monocle sur celui qui ne portait qu'un nom ignoré. Jacques demeura immobile, les yeux dans les yeux de Raoule, qu'il n'avait pas revue depuis la nuit sinistre.
Il eut un frisson d'homme réveillé en sursaut.
Sa chair vibra, il redevint le corps dompté de cet esprit infernal qui lui apparaissait là, vêtu d'une armure d'or comme d'une égide emblématique.
Il se rappela tout à coup que devant elle il était complet, que lui redevenait sa joie comme elle était sa souffrance. Son ivresse des premiers pas s'évanouit pour faire place à l'amour servile de la bête reconnaissante. Les plaies se fermèrent au souvenir des caresses. Une expression à la fois heureuse et résignée fit épanouir sa belle bouche. Sans songer qu'on s'occupait de lui, Jacques murmura:
—Mon Dieu, pourquoi m'avez-vous fait venir ici, moi qui ne suis rien et que vous ne trouvez même plus digne du martyre?
Une vague rougeur monta aux tempes de Raoule; elle répondit balbutiant:
—Mais, monsieur, il faut croire qu'en admirant vos œuvres, ma tante a conclu que vous étiez beaucoup...
—Je vous remercie, madame, ajouta Jacques se tournant vers la chanoinesse, stupéfaite de le voir aussi élégant sous son habit de bal; je vous remercie, mais je regrette que vous soyez meilleure que Mlle Raoule!
—C'est fort naturel! bégaya la sainte, à cent lieues de ce qu'il voulait dire et habituée par son monde à répondre sans entendre.
Seulement de Raittolbe, le marquis de Sauvarès, le cousin René et Martin Durand dressèrent une oreille inquiète.
—Meilleure que Mlle Raoule!... Hein? fit René avec un rictus suffisant. Il est assez commun, ce Jacques Silvert. Meilleure... comprends pas!...
—Ni moi, grogna le vieux marquis; anguille sous roche!... peut-être! Eh! Eh!... Adonis, ma parole, un Adonis!
Martin Durand tiraillait sa jolie barbe.
—Je suis enfoncé! se dit-il, le petit en tient et ils ont tous l'air de jouer au plus matois, ici; quel galbe, quelle cariatide, mes enfants!
De Raittolbe, abasourdi par l'aplomb subit de ce dépravé de bas étage, s'avouait pourtant que cela le raccommodait presque avec lui. Des femmes se rapprochèrent de Jacques, la duchesse d'Armonville, contemplant les traits merveilleux de ce roux que la blancheur sidérale de l'illumination rendait blond comme une Vénus du Titien, décida les hésitantes par une exclamation garçonnière qui lui allait à ravir, car elle avait les cheveux courts et frisés:
—Parbleu, mesdames, je suis émerveillée!
A ce moment, l'orchestre, dissimulé dans une tribune dominant la salle, laissa tomber du haut des frises les préludes d'une valse; des couples s'ébranlèrent, et Raoule, profitant de l'agitation, s'éloigna de sa tante, suivie d'une petite cour. Jacques se pencha vers elle.
—Tu es bien belle... glissa-t-il ironiquement, mais je suis sûr que ta robe t'embarrassera pour danser!
—Tais-toi, Jacques! supplia Mlle de Vénérande, éperdue, tais-toi! Je croyais t'avoir appris autrement ton rôle d'homme du monde!
—Je ne suis pas un homme! je ne suis pas du monde! riposta Jacques, frémissant d'une rage impuissante; je suis l'animal battu qui revient lécher tes mains! Je suis l'esclave qui aime pendant qu'il amuse! Tu m'as appris à parler pour que je puisse te dire ici que je t'appartiens!... Inutile de m'épouser, Raoule; on n'épouse pas sa maîtresse, ça ne se fait pas dans tes salons!...
—Ah! tu m'effrayes!..... maintenant, Jacques! Est-ce ainsi que tu dois te venger? Marie serait-elle morte? Notre amour ne serait-il plus l'amour maudit? N'ai-je pas vu couler ton sang? et serait-il possible de revivre les folies de notre bonheur? Non! ne me parle plus! Ton souffle embaumé de jeune amour me donne la fièvre!...
De Raittolbe, le plus près d'eux, murmura:
—Soyez prudents, on vous épie!...
—Alors, valsons!—dit Raoule emportée brusquement par la sauvagerie de sa volupté qui renaissait plus immense en présence du tentateur.
Jacques, sans formuler une seule demande de circonstance, enlaça Raoule, qui se ploya sous son étreinte comme un roseau, et le cercle s'ouvrit.
—Mais c'est un enlèvement! fit le marquis de Sauvarès, ce Jacques Silvert s'attaque à notre déesse comme à une simple mortelle!...
—La cariatide prend des pieds! soupira Martin Durand, navré d'avoir été témoin d'une aussi profanante métamorphose.
René essayait de rire:
—Amusant! très amusant! Excessivement drôle. Ma cousine l'apprivoise pour le mieux dévorer! Un de plus... Quand nous serons à cent, nous ferons une croix! Très amusant!...
De Raittolbe les regardait valser d'un œil rêveur. Il valsait bien, ce manant, et son corps souple, aux ondulations féminines, semblait moulé pour cet exercice gracieux. Il ne cherchait pas à soutenir sa danseuse, mais il ne formait avec elle qu'une taille, qu'un buste, qu'un être. A les voir pressés, tournoyants et fondus dans une étreinte où les chairs, malgré leurs vêtements, se collaient aux chairs, on s'imaginait la seule divinité de l'amour en deux personnes, l'individu complet dont parlent les récits fabuleux des brahmanes, deux sexes distincts en un unique monstre.
—Oui! la chair! pensait-il, la chair fraîche, souveraine puissance du monde. Elle a raison, cette créature pervertie! Jacques aurait beau posséder toutes les noblesses, toutes les sciences, tous les talents, tous les courages, si son teint n'avait pas la pureté du teint des roses, nous ne le suivrions pas ainsi de nos yeux stupides!
—Jacques! répétait Raoule, cédant à une griserie de bacchante... Jacques, je t'épouserai, non parce que je redoute les menaces de ta sœur, mais parce que je te veux au grand jour, après t'avoir eu pendant nos mystérieuses nuits. Tu seras ma femme chérie comme tu as été ma maîtresse adorée!
—Et tu me reprocheras ensuite de m'être vendu, n'est-ce pas?
—Jamais!
—Tu sais que je ne suis pas guéri!... que je suis laide! A quoi puis-je te servir!... Jaja est abîmé!... Jaja est affreux!—reprenait-il d'un ton câlin, en la pressant plus fort.
—Je te jure de te faire tout oublier! Ce serait si doux d'être ton mari! de t'appeler en cachette Mme de Vénérande!... car ce sera mon nom que je te donnerai!...
—C'est vrai! je n'ai pas de nom, moi!
—Allons! ta sœur est notre providence! elle m'a fait faire une promesse que je ne rétracterai pas... mon ange! mon dieu! mon illusion préférée!
Quand ils s'arrêtèrent, ils se crurent dans l'atelier du boulevard Montparnasse et se sourirent en échangeant un dernier serment.
—Vous savez que le lion de la soirée c'est M. Jacques Silvert? déclara Sauvarès au centre d'un groupe de sportmen scandalisés.
—D'où sort cet Antinoüs? demandèrent les viveurs, curieux de recueillir quelque histoire ténébreuse sur le compte de ce nouveau favori.
—Du bon plaisir de Mlle de Vénérande, riposta le marquis, et le mot fit bientôt fortune.
Mais soudain l'arrivée de Jacques, les troublant par mégarde dans leurs réflexions dédaigneuses, les réduisit au silence. Ils allaient se replier en masse pour prouver leur mépris à cet obscur barbouilleur de myosotis lorsqu'ils ressentirent en même temps une commotion bizarre qui les cloua sur place. Jacques, la tête renversée, avait encore son sourire de fille amoureuse; ses lèvres relevées laissaient voir ses dents de nacre, ses yeux, agrandis d'un cercle bleuâtre, conservaient une humidité rayonnante, et, sous ses cheveux épais, sa petite oreille, épanouie comme une fleur de pourpre, leur donna, à tous, le même tressaut inexplicable. Jacques passa, ne les ayant pas remarqués; sa hanche, cambrée sous l'habit noir, les frôla une seconde... et d'un même mouvement, ils crispèrent leurs mains devenues moites.
Quand il fut loin, le marquis laissa choir cette phrase banale:
—Il fait bien chaud, messieurs. D'honneur, c'est intolérable!...
Tous reprirent en chœur:
—C'est intolérable!... D'honneur, il fait trop chaud!
CHAPITRE XII
OYONS, mon petit! Voyons, cordieu! De la poigne...
Vous êtes un homme et non pas une statue! A votre place je serais déjà
furieux de sentir ce fer si près de ma peau. Imaginez-vous que je
deviens un ennemi mortel, un monsieur digne des coups les plus violents.
Je vous ai pris une femme adorée, je vous ai jeté dix cartes à la
figure, je vous ai appelé: lâche ou voleur, au choix. Tonnerre!
Ripostez donc!
Et de Raittolbe, le maître, s'exaspérant pour Jacques Silvert, l'élève, se ruait dans des assauts terribles.
—Vous n'êtes pas patient, baron! murmurait Raoule, qui présidait à la leçon, vêtue d'un élégant costume de salle. Moi, je lui permets de se reposer; assez pour aujourd'hui!
Raoule prit une épée, tomba en garde devant de Raittolbe, et, comme pour venger Silvert, elle chargea l'ex-officier avec une impétuosité folle.
—Diable, cria celui-ci, touché trois fois coup sur coup, vous vous emballez trop vite, ma chère, je ne vous ai rien dit, ce me semble, de tout ce que je viens de raconter à ce pauvre Jacques!
A cet instant même, on annonça le déjeuner: le cousin René et plusieurs intimes entrèrent; on félicita les champions pendant qu'un domestique, s'avançant discrètement vers Jacques, lui glissait un mot à l'oreille. Raoule, encore très échauffée, ne vit pas le jeune homme pâlir et passer rapidement dans un fumoir attenant à la salle d'escrime.
Jacques avait enfin obtenu de la chanoinesse Élisabeth les grandes entrées de la maison; il était fiancé officiellement à Raoule, depuis un mois. Après le bal des courses, pendant lequel tous les amateurs de scandale avaient été scandalisés par l'introduction de ce petit Silvert, Raoule, folle comme les possédées du moyen âge qui avaient le démon en elles et n'agissaient plus de leur propre autorité, s'était déclarée brusquement, un matin, au chevet de la malheureuse dévote. Ce matin se trouvait très froid, très sombre, très terne. La chanoinesse, sous ses couvertures à écussons, rêvait de cilice et de pavé glacé; elle fut réveillée par la voix sonore de son neveu, commandant un feu d'enfer à sa femme de chambre.
—Pourquoi du feu? c'est mon jour de mortification, ma chère enfant, dit la tante, ouvrant ses paupières transparentes et livides comme des hosties.
—Parce que, chère tante, je viens causer avec vous de choses graves, et ces choses graves seront une mortification si naturelle qu'elles vous suffiront amplement!
Tout en riant d'un rire mauvais, la jeune femme s'asseyait dans un fauteuil, ramenant sur ses pieds frileux le pan de sa robe de chambre doublée d'hermine.
—A cette heure? juste ciel! Tu as eu le réveil bien prompt, ma chérie! Voyons, je t'écoute.
Et la chanoinesse se dressa sur son traversin, les yeux dilatés par l'épouvante.
—Je veux me marier, tante Élisabeth!
—Te marier! Oh! tu es inspirée par saint Philippe de Gonzague, que je prie à cette intention chaque vigile. Te marier! Raoule! Mais je pourrai donc réaliser mon vœu le plus cher, quitter ce monde de vanités et me retirer aux Visitandines, où j'ai mon voile tout prêt. Béni soit le Seigneur! Sans doute, ajouta-t-elle, c'est le baron de Raittolbe qui est l'élu?
Et elle sourit d'un air un peu malicieux.
—Non, ce n'est pas de Raittolbe, ma tante! Je vous préviens que je ne tiens pas à m'ennoblir davantage. Les affreux noms me plaisent beaucoup plus que tous les titres de nos inutiles parchemins. Je désire épouser le peintre Jacques Silvert!
La chanoinesse fit un bond dans son lit, leva ses bras de vierge au-dessus de sa tête pudique et s'écria:
—Le peintre Jacques Silvert? Ai-je bien entendu? Ce bellâtre sans sou ni maille à qui tu as fait l'aumône?...
Un moment, la stupeur paralysa sa langue; elle reprit, en s'affaissant sur elle-même:
—Tu me feras mourir de honte, Raoule!
—Ma tante, dit alors l'indomptable fille des Vénérande, la honte serait peut-être de ne pas l'épouser!
—Explique-toi! gémit Mme Élisabeth, désespérée.
—Par respect pour vous, ma tante, ne m'y forcez pas, vous avez aimé trop saintement pour...
—Je représente ta mère, Raoule..... interrompit dignement la chanoinesse, j'ai le devoir de tout entendre.
—Eh bien, je suis sa maîtresse! répondit Raoule avec un calme effrayant.
Sa tante devint pâle comme les draps immaculés qui l'enveloppaient. Elle eut, au fond de ses prunelles indécises, le seul éclair qui devait y briller durant sa pieuse existence, et dit d'un ton sourd:
—Que la volonté de Dieu soit faite... Mésalliez-vous, ma nièce. Il me reste encore assez de larmes pour effacer votre crime... J'entrerai au couvent le lendemain de votre mariage!...
Et, à partir de ce matin froid durant lequel un feu d'enfer avait brûlé dans la cheminée de la chanoinesse, mortifiée pourtant jusqu'aux moelles, Raoule avait agi à sa guise. On avait présenté le fiancé à la famille et aux intimes; puis, sans qu'une objection s'élevât contre ce fantastique caprice, chacun s'était incliné cérémonieusement devant Jacques. Le marquis de Sauvarès l'avait déclaré «pas mal». René, le cousin «amusant, excessivement amusant»! La duchesse d'Armonville avait lancé un petit rire énigmatique et, somme toute, puisque par le fait d'un oncle éloigné, mort à propos, le barbouilleur superbe possédait une fortune de trois cent mille francs, il devenait un peu moins ridicule.
Cette fortune, Raoule l'avait donnée, de la main à la main, à l'homme de son choix.
Les gens de l'hôtel, eux, disaient, aux offices: c'est un enfant trouvé.
Un enfant trouvé qui allait barrer de deuil le blason vermeil des Vénérande!
Souvent par ces tristes nuits d'automne, on entendait du côté de la chambre close de Mme Élisabeth de longs sanglots; on pouvait croire que c'était le vent sifflant à travers le rond-point dépouillé de la cour d'honneur...
Raoule ferraillait toujours, de Raittolbe fut obligé de rompre. Puis, soudain, une interjection parvint jusqu'à eux, aiguë, discordante. Ils s'arrêtèrent simultanément. Ils avaient reconnu la voix de Marie Silvert.
Mlle de Vénérande prétexta un peu de fatigue et, sans s'occuper du baron et de ses admirateurs, elle gagna la porte du fumoir. De Raittolbe en fit autant.
—Témoins, décida Raoule, allez au déjeuner de réconciliation! Nous réparons nos toilettes et sommes à vous dans quelques minutes.
Ces messieurs sortirent en discutant les coups échangés.
—Qu'est-ce que tu viens faire? disait Jacques, derrière la porte du boudoir, une scène?
—Pas si bête, on me mettrait dehors!
—Eh bien! alors, faisait Jacques impatienté, tiens-toi tranquille.
—Me tenir tranquille? C'est ça... tu auras le droit de te blanchir en te baignant dans les blasons de la haute, et moi, ta sœur, je resterai putain comme devant?
—Où veux-tu en venir?
—Où je veux en venir? Je veux que tu dises à ta Raoule que ses conditions ne sont pas les miennes. Je me fiche du chiffon de papier qu'elle m'a envoyé comme de ma première chemise. Il paraît que je vous gêne, mes tourtereaux? On rougit de Marie Silvert; il faut m'éloigner, m'envoyer à la campagne, dans un coin; eh bien, j'veux pas, moi! Nous avons mangé le pain dur ensemble, tu vas t'payer du poulet rôti, j'en veux ma bonne part ou j'mets les pieds dans vos plats. Ah! monsieur s'pavane du matin au soir, on l'attiffe comme une grue, y en a pas assez pour lui, quoi! et faudrait que sa sœur s'habille d'une loque, s'coiffe d'un chiffon, se nourrisse d'une croûte. As-tu fini! Vous avez cru me coudre la bouche avec votre pension de six cents francs, plus souvent que je me laisserai faire; Marie Silvert ne veut pas de vos rentes, ça la salirait!
—Qu'à cela ne tienne, fit à ce moment Mlle de Vénérande, en entrant suivie de de Raittolbe, ne vous tourmentez pas, vous n'aurez rien!
Raoule avait dit cela froidement, laissant une à une tomber ses paroles, qui, pour quelques secondes, semblèrent produire sur la fille l'effet d'autant de gouttes d'eau froide.
—Bien, fit-elle, pinçant la lèvre et regrettant de ne pouvoir revenir aux six cents francs par le chemin de la douceur, bien; puis, les doigts crispés au dossier d'une chaise: Au fait, j'aime mieux ça, vous m'dégoûtez,—pas vous, monsieur, fit-elle, essayant de sourire à de Raittolbe retranché derrière Raoule qu'il regrettait d'avoir suivie; c'est pourtant vous qui êtes cause de tout.
—Hein! fit de Raittolbe, s'avançant, qu'est-ce que vous me dites-là?
—C'est clair: vous savez bien que mademoiselle et monsieur ne m'ont jamais pardonné d'avoir été votre maîtresse. Ça les chiffonnait!
—Assez, interrompit brusquement le baron; ne prenez pas prétexte de notre liaison pour continuer vos injures. Vous avez fait votre métier, je vous ai payée: nous sommes quittes.
—C'est juste, répondit Marie, subitement calmée; j'ai même encore là les cent francs que vous m'avez envoyés; je n'y ai pas encore touché. Ça m'a fait quelque chose quand je les ai reçus. C'est peut-être bête, mais c'est comme ça.
Elle parlait d'un ton soumis, en attachant sur de Raittolbe des yeux presque suppliants.
—Voyez-vous, monsieur, continua-t-elle sans plus s'occuper de son frère et de Raoule, parce qu'on est une pauvre fille, ça n'empêche pas d'avoir un cœur. Vous dites que j'ai fait mon métier avec vous, vous savez bien que non! Je vous ai aimé, moi, je vous aime toujours, et vous n'avez qu'à faire un signe si vous le voulez, je me mets en quatre pour...
—Assez! interrompit de Raittolbe, enrageant de se voir ridiculiser devant Raoule, je me contenterais de votre départ!
Réellement émue un instant plus tôt, la fille sentit se réveiller sa colère. Alors, elle éclata:
—Eh bien oui! je partirai, mais faut que je crève le sac aux ordures! Ah! vous avez beau vous gausser, vous autres, j'ai pas fini, v'la le bouquet. Ça vous amuse, n'est-ce pas? C'est drôle, ricana-t-elle, hideuse. Vous êtes contents, pas vrai? Ça vous embêtait que je lui aie donné dans l'œil, et le v'la qui m'envoie promener. N. de D., d'la rigolade y en aurait que pour eux? Plus souvent, puisque j'peux pas trouver un homme qui me prenne, j'vas me les payer tous—mes enfants, ça vous fera honneur, votre future belle-sœur vient vous faire part de son entrée au b.....!
—Votre existence n'en sera guère changée, railla Mlle de Vénérande, se dirigeant vers la porte, en faisant signe à Jacques de la suivre.
Jacques restait debout devant sa sœur, les poings crispés, la face pâle, mordant sa lèvre; peut-être n'y avait-il qu'un déshonneur auquel il n'eût pas été préparé dans les sursauts rapides de sa chute...
—Bon voyage! cria ironiquement Raoule, du seuil de la salle d'armes.
—Oh! nous nous reverrons, belle-sœur, répliqua Marie, gouailleuse, je viendrai, les jours de sortie, vous présenter mes devoirs. Faudra pas faire la dégoûtée, vous savez; Marie Silvert, même en carte, vaudra bien Mme Silvert; au moins elle fait l'amour comme tout le monde, celle-là!
Elle n'acheva pas. Jacques, hors de lui, avant que de Raittolbe n'eût prévenu son geste, étreignait sa sœur au poignet, et, dans un effort terrible, la secouait désespérément.
—Te tairas-tu, misérable? gronda-t-il d'une voix sourde.
Puis, ses muscles se détendirent, et Marie, pirouettant sur elle-même, tomba presque à genoux.
Marie, relevée, se dirigea vers la porte, l'ouvrit, et là, se tournant vers son frère, de chaque côté duquel se tenaient, comme deux protections, de Raittolbe et Raoule:
—Faut pas t'énerver comme ça, mon petit. T'as besoin de tes muscles, il t'en faut pour deux... T'as la même tête que le jour de la raclée. Tu sais la raclée que monsieur le baron t'a administrée. Prends garde, tu vas te trouver mal, t'as quelque chose de détraqué, bien sûr: ta chaste épouse n'aura plus son compte..... Est-il gentil, comme ça, entre ses deux amants!
Marie lança ces derniers mots dans un rire féroce, dont les éclats durent faire trembler jusque dans ses fondements la vieille maison des Vénérande.
Élisabeth et Marie Silvert, l'ange du bien qui avait toléré, le démon de l'abjection qui avait excité, fuyaient en même temps, l'un vers le Paradis, l'autre vers l'abîme, cet amour monstrueux qui pouvait, à la fois, aller, dans son orgueil, plus haut que le ciel et, dans sa dépravation, plus bas que l'enfer.
CHAPITRE XIII
ERS minuit, les invités aux noces de Jacques Silvert
s'aperçurent d'un fait bien étrange: la jeune mariée était encore parmi
eux, mais le jeune marié avait disparu. Indisposition subite, vexation
d'amoureux, incident grave, toutes les conjectures possibles furent
faites dans le clan des familiers que cette union préoccupait déjà au
dernier point. Le marquis de Sauvarès prétendit que le cartel d'un rival
éconduit avait été trouvé par Jacques, sous sa serviette, au début du
merveilleux repas qui leur avait été servi. René affirmait que tante
Élisabeth devait quitter le monde ce soir même et qu'elle remettait ses
pouvoirs à l'époux. Martin Durand, témoin du marié, bougonnait sans se
cacher, parce que les artistes ont toujours le droit de faire leur
tête quand on a besoin d'eux. Il ne pouvait plus sentir ce Jacques,
maintenant. Au coin de la cheminée monumentale du salon où s'écroulait
en braises rouges le nouveau foyer conjugal, la duchesse d'Armonville,
pensive, son binocle entre ses doigts fins, suivait les mouvements de
Raoule, placée en face d'elle. Raoule déchiquetait machinalement son
bouquet d'oranger. De Raittolbe assurait tout bas à la duchesse que
l'amour est la seule puissance vraiment capable d'aplanir les
difficultés politiques sous le gouvernement du jour.
—Mais enfin, murmurait la duchesse, sans prendre garde aux étourderies du baron, me direz-vous pourquoi cette chère mariée s'est aujourd'hui fait coiffer de façon si... originale? Cela me rend perplexe, depuis la cérémonie religieuse.
—L'hymen est, sans doute, pour Mme Silvert une prise de voile comme une autre, répondait de Raittolbe, dissimulant un sourire sardonique.
Mme Silvert portait une longue robe de damas blanc argenté et une sorte de pourpoint de cygne. Son voile avait été enlevé au moment du bal et l'on voyait la coiffure de fleurs d'oranger naturelles reposer en diadème sur des boucles pressées comme dans la chevelure d'un garçon; sa physionomie hardie s'harmonisait admirablement avec ces boucles courtes, mais ne rappelait en rien la pudique épousée, prête à baisser les yeux sous ses tresses parfumées qu'allaient bientôt défaire les vives impatiences de l'époux.
—Je vous assure, réitérait la duchesse, que Raoule a fait couper ses cheveux.
—Une mode récente que j'adopte définitivement, chère duchesse, répondit Raoule, qui venait d'entendre et sortait de sa rêverie.
De Raittolbe eut un applaudissement muet. Il frappa la paume de sa main du bout de ses ongles. Mme d'Armonville se mordit la lèvre pour ne pas rire. Cette pauvre Raoule, à force de se masculiniser, finirait par compromettre son mari!
Les demoiselles d'honneur vinrent en tumulte offrir le gâteau, suivant la nouvelle coutume importée de Russie et qui faisait fureur, cette année-là, dans la haute société. L'époux ne se montrait toujours pas. Raoule dut garder sa part entière. Minuit sonna; alors, la jeune femme traversa le vaste salon de son pas altier; arrivée à l'arc de triomphe dressé avec toutes les plantes de la serre, elle se retourna et eut pour l'assemblée un salut de reine qui congédie ses sujets. D'une phrase gracieuse mais brève, elle remercia ses compagnes, puis elle sortit à reculons, les saluant encore d'un geste élégant et rapide, comme le salut de l'épée. Les portes se refermèrent.
A l'aile gauche, tout à l'extrémité de l'hôtel, était la chambre nuptiale. Le pavillon dans lequel elle se trouvait formait retour sur le reste du bâtiment. La plus profonde obscurité, le plus discret silence régnaient dans cette partie de la maison.
Les corridors étaient éclairés de lanternes de bohème bleu dont le gaz avait été baissé, et dans la bibliothèque attenante à la chambre à coucher une seule torchère, tenue par un grand esclave en bronze, servait de fanal. Au moment où Raoule entra dans le cercle de lumière projeté au centre de la pièce, une femme habillée simplement comme une domestique se détacha de la tenture sombre.
—Que me voulez-vous? murmura la mariée redressant sa taille souple et laissant à ses pieds se dérouler l'immense traîne de sa robe d'argent.
—Vous dire adieu, ma nièce, répliqua Mme Élisabeth, dont le visage pâle, tout à coup éclairé, semblait surgir comme une évocation spectrale.
—Vous! ma tante, vous partez?
Émue, Raoule lui tendit les bras.
—N'embrasserez-vous pas une dernière fois votre neveu? fit-elle d'un son de voix plus respectueux et plus doux.
—Non! dit la chanoinesse secouant le front. Quand je serai là-haut! peut-être! mais ici je ne puis me résigner à couvrir de mon pardon les souillures de la fille perdue. Adieu, mademoiselle de Vénérande. Mais avant mon départ, sachez-le: si sainte que Dieu veuille que je sois, il m'a permis d'apprendre vos horribles débordements. Je sais tout: Raoule de Vénérande, je vous maudis.
La chanoinesse parlait très bras et cependant Raoule crut entendre retentir les éclats de cette malédiction jusque dans la tranquillité de la chambre nuptiale.
Elle eut un tressaillement superstitieux.
—Vous savez tout? expliquez vos paroles, ma tante! Le chagrin de me voir porter un nom roturier vous trouble-t-il la raison?
—Vous êtes la belle-sœur d'une prostituée. Elle était ici tout à l'heure, cette fille, oubliée dans vos invitations; elle m'a forcée à me pencher sur le gouffre. Vous n'étiez pas la maîtresse de Jacques Silvert, Raoule de Vénérande, et je le regrette à présent de toute mon âme! Mais souvenez-vous bien, fille de Satan! que les désirs contre nature ne sont jamais assouvis. Vous rencontrerez la désespérance au moment où vous croirez au bonheur! Dieu vous précipitera dans le doute au moment où vous toucherez à la sécurité. Adieu... je vais prier sous un autre toit.
Raoule, immobilisée dans l'impuissance de sa rage, la laissa se retirer sans proférer un mot.
Lorsque Mme Élisabeth eut disparu, la mariée appela ses femmes qui l'attendaient pour l'aider à sa toilette de nuit.
—Il est venu quelqu'un ici voir ma tante? interrogea-t-elle d'un ton sourd.
—Oui, madame, répondit Jeanne, l'une de ses caméristes, une personne très voilée qui lui a parlé longtemps.
—Et cette personne?
—S'est retirée emportant un petit coffret. Je pense que Mme la chanoinesse a fait une dernière aumône avant de partir pour son couvent.
—Ah! très bien, une dernière aumône.
A ce moment le bruit d'une voiture fit trembler légèrement les vitres de la bibliothèque.
—Votre tante a commandé le coupé, dit Jeanne en baissant la tête pour ne pas laisser voir son émotion.
Raoule passa dans le cabinet de toilette, et, la repoussant:
—Je ne veux personne, allez-vous-en et faites dire au marquis de Sauvarès, mon parrain, que désormais il reste seul pour faire les honneurs du salon.
—Oui, madame.
Jeanne sortit à l'instant, complètement ahurie. L'air semblait devenu irrespirable dans l'hôtel de Vénérande.
Un à un, les invités défilèrent devant le marquis, plus étonné qu'eux du mandat qu'il venait de recevoir; puis, quand il n'y eut plus que de Raittolbe, M. de Sauvarès lui prit le bras.
—Allons-nous-en, mon cher, dit-il avec un éclat de rire moqueur; cette maison est décidément transformée en tombeau.
Le chasseur préposé à la garde du vestibule éteignit les lustres, et, bientôt, dans les salons déserts, par tout l'hôtel, avec le silence, régna l'obscurité profonde.
Après avoir fait glisser le verrou du cabinet de toilette, Raoule s'était dépouillée de ses vêtements avec une orgueilleuse colère.
—Enfin! avait-elle dit, quand la robe de damas aux chastes reflets était tombée à ses pieds impatients.
Elle prit une petite clef de cuivre, ouvrit un placard dissimulé dans la tenture et en tira un habit noir, le costume complet, depuis la botte vernie jusqu'au plastron brodé. Devant la glace, qui lui renvoyait l'image d'un homme beau comme tous les héros de roman que rêvent les jeunes filles, elle passa sa main, où brillait l'alliance, dans ses courts cheveux bouclés. Un rictus amer plissa ses lèvres estompées d'un imperceptible duvet brun.
—Le bonheur, ma tante, fit-elle froidement, est d'autant plus vrai qu'il est plus fou; si Jacques ne se réveille pas du sommeil sensuel que j'ai glissé dans ses membres dociles, je serai heureuse malgré votre malédiction.
Elle s'approcha d'une portière de velours, la souleva d'un geste fébrile, et, la poitrine palpitante, s'arrêta.
Du seuil, le décor était féerique. De ce sanctuaire païen érigé au sein des splendeurs modernes, émanait un vertige subtil, incompréhensible, qui eût galvanisé n'importe quelle nature humaine. Raoule avait raison... l'amour peut naître dans tous les berceaux qu'on lui prépare.
L'ancienne chambre à coucher de Mlle de Vénérande, arrondie aux angles, avec un plafond en forme de coupole, était tendue de velours bleu, lambrissée de satin blanc rehaussé d'or et de cannelures en marbre.
Un tapis, dessiné d'après les indications de Raoule, recouvrait le parquet de toutes les beautés de la flore orientale. Ce tapis, fait de laine épaisse, avait des couleurs tellement vives et des reliefs si accusés, qu'on aurait pu croire marcher dans quelque parterre enchanté.
Au centre, sous la veilleuse retenue par quatre chaînes d'argent, la couche nuptiale avait les contours du vaisseau primitif qui portait Vénus à Cythère. Une profusion d'amours nus accroupis au chevet soulevaient de toute la force de leurs poings la conque capitonnée de satin bleu. Sur une colonne en marbre de Carrare, la statue d'Eros, debout, l'arc au dos, soutenait de ses bras arrondis d'amples rideaux de brocart d'Orient, retombant en plis voluptueux tout autour de la conque, et, du côté du chevet, un trépied en bronze portait un brûle-parfums étoilé de pierres précieuses où se mourait une flamme rose dégageant une vague odeur d'encens. Le buste de l'Antinoüs aux prunelles d'émail faisait face au trépied. Les fenêtres avaient été reconstruites en ogive et grillées comme les fenêtres de harems, derrière des vitraux de nuances adoucies.
L'unique ameublement de la chambre était le lit. Le portrait de Raoule, signé Bonnat, s'accrochait aux tentures, tout entouré de draperies blasonnées. Sur cette toile, elle portait un costume de chasse du temps de Louis XV et un lévrier roux léchait le manche du fouet que tenait sa main magnifiquement reproduite.
Jacques était étendu sur le lit; par une coquetterie de courtisane qui attend l'amant d'une minute à l'autre, il avait repoussé les couvertures ouatées et le moelleux édredon. Au reste, une vivifiante chaleur régnait dans la chambre bien close.
Raoule, les pupilles dilatées, la bouche ardente, s'approcha de l'autel de son dieu, et dans son extase:
—Beauté, soupira-t-elle, toi seule existes; je ne crois plus qu'en toi.
Jacques ne dormait pas: il se souleva doucement sans quitter sa pose indolente; sur le fond d'azur des courtines, son buste souple et merveilleux de forme se détachait rose comme la flamme du brûle-parfums.
—Alors, pourquoi voulais-tu jadis la détruire, cette beauté que tu aimes? répondit-il dans un souffle amoureux.
Raoule vint s'asseoir sur le bord de la couche et prit à pleines mains la chair de ce buste cambré.
—Je punissais une trahison involontaire cette nuit-là; songe à ce que je ferais si jamais tu me trahissais réellement.
—Écoute, cher maître de mon corps, je te défends de rappeler le soupçon entre nos deux passions, il me fait trop peur..... Pas pour moi! ajouta-t-il, riant de son adorable rire d'enfant, mais pour toi.
Il posa sa tête soumise sur les genoux de Raoule.
—C'est bien beau, ici, murmura-t-il, avec un regard reconnaissant. Nous allons y être très heureux.
Raoule, du bout de son index, caressait ses traits réguliers et suivait l'arc harmonieux de ses sourcils.
—Oui, nous y serons heureux et il ne faut pas quitter ce temple de longtemps, pour que notre amour pénètre chaque objet, chaque étoffe, chaque ornement de caresses folles, comme cet encens pénètre de son parfum toutes les tentures qui nous enveloppent. Nous avions décidé un voyage, nous n'en ferons pas; je ne veux pas fuir l'impitoyable société dont je sens grandir la haine pour nous. Il faut lui montrer que nous sommes les plus forts, puisque nous nous aimons...
Elle pensait à sa tante... Jacques pensait à sa sœur.
—Eh bien, dit-il résolument, nous resterons. D'ailleurs, j'achèverai mon éducation de mari sérieux; dès que je saurai me battre, j'essaierai de tuer le plus méchant de tes ennemis.
—Voyez-vous cela, madame de Vénérande, tuer quelqu'un!
Il se renversa d'un mouvement gracieux jusqu'à son oreiller:
—Il faut bien qu'elle demande à tuer quelqu'un, puisque le moyen de mettre quelqu'un au monde lui est absolument refusé.
Ils ne purent s'empêcher de rire aux éclats; et, dans cette gaieté à la fois cynique et philosophe, ils oublièrent la société impitoyable qui avait prétendu, en quittant l'hôtel de Vénérande, qu'elle quittait un tombeau.
Peu à peu, la gaieté insolente se calma. Son rictus ne déforma plus leurs deux bouches qui s'unissaient. Raoule attira le rideau jusqu'à elle, plongeant le lit dans une demi-obscurité délicieuse, au sein de laquelle le corps de Jacques avait des reflets d'astre.
—J'ai un caprice, dit-il, ne parlant plus qu'à voix basse.
—C'est le moment des caprices, répondit Raoule, mettant un genou sur le tapis.
—Je veux que tu me fasses une vraie cour, comme, à pareille heure, peut en faire un époux quand c'est un homme de ton rang.
Et il se tordait, câlin, dans les bras de Raoule, rejoints sous sa taille nue.
—Oh! oh! fit-elle, retenant ses bras, alors je dois être très convenable?
—Oui... tiens, je me cache, je suis vierge...
Et, avec une vivacité de pensionnaire qui vient de lancer une malice, Jacques s'enveloppa de ses draps; un flot de dentelles retomba sur son front et ne laissa plus entrevoir que la rondeur de son épaule, qui semblait être, ainsi voilée, l'épaule large d'une femme du peuple, admise par hasard dans le lit d'un riche viveur.
—Vous êtes bien cruelle, fit Raoule, écartant le rideau.
—Mais non, dit Jacques, ne pensant pas qu'elle commençait déjà le jeu. Non, non, je ne suis pas cruel, je te dis que je veux m'amuser, là... J'ai de la gaieté plein le cœur, je me sens tout ivre, tout aimant, tout plein de désirs fous. Je veux user de ma royauté, je veux te faire crier de rage et remordre mes plaies comme lorsque tu me déchirais par jalousie. Je veux être féroce à ma manière, moi aussi.
—N'y a-t-il pas assez de nuits que j'attends et demande aux songes les voluptés que tu me refuses? continua Raoule debout et le couvant de ce regard sombre, dont la puissance avait doté l'humanité d'un monstre de plus.
—Tant pis, riposta Jacques, mettant sur sa lèvre pourpre le bout de sa langue humide, je me moque un peu de tes songes, la réalité sera meilleure après, je te supplie de commencer tout de suite, ou je me fâche.
—Mais c'est le martyre le plus atroce que tu puisses m'imposer, reprit la voix frémissante de Raoule, qui avait l'intonation grave du mâle: attendre quand j'ai la félicité suprême à ma portée; attendre quand tu ne sais pas encore combien je suis fier de te tenir en mon pouvoir; attendre quand j'ai tout sacrifié pour avoir le droit de te garder à mes côtés, jour et nuit; attendre quand le bonheur inouï serait de t'écouter seulement me dire: «Je suis bien le front sur ton sein, je veux dormir là.» Non, non, tu n'auras pas ce courage!
—Je l'aurai, déclara Jacques, sincèrement dépité de voir qu'elle ne se prêtait pas à la comédie sans en avoir le bénéfice voluptueux. Je te répète que c'est un caprice.
Raoule tomba sur les genoux, les mains jointes, ravie de le voir dupe lui-même, et par habitude, de la supercherie qu'il implorait, sans se douter qu'elle l'employait dans son langage passionné depuis vingt minutes.
—Oh! tu es d'une méchanceté? je te trouve tout à fait détestable, fit Jacques énervé.
Raoule s'était reculée, la tête rejetée en arrière.
—Parce que je ne puis te voir sans devenir fou, dit-elle, se trompant à son tour; parce que ta divine beauté me fait oublier qui je suis et me donne des transports d'amant; parce que je perds la raison devant tes nudités idéales... Et, qu'importe à notre passion délirante le sexe de ses caresses? Qu'importent les preuves d'attachement que peuvent échanger nos corps? Qu'importe le souvenir d'amour de tous les siècles et la réprobation de tous les mortels?... Tu es belle... Je suis homme, je t'adore et tu m'aimes!
Jacques avait compris enfin qu'elle lui obéissait. Il se leva sur un coude, les yeux pleins d'une joie mystérieuse.
—Viens!... dit-il dans un frisson terrible, mais n'ôte pas cet habit, puisque tes belles mains suffisent à enchaîner ton esclave... Viens.
Raoule se rua sur le lit de satin, découvrant de nouveau les membres blancs et souples de ce Protée amoureux qui, à présent, n'avait plus rien conservé de sa pudeur de vierge.
Durant une heure, ce temple du paganisme moderne ne retentit que de longs soupirs entrecoupés et du bruit rythmé des baiser; puis, tout à coup, un cri déchirant retentit, pareil au hurlement d'un démon qui vient d'être vaincu.
—Raoule, s'écria Jacques, la face convulsée, les dents crispées sur la lèvre, les bras étendus comme s'il venait d'être crucifié dans un spasme de plaisir, Raoule, tu n'es donc pas un homme? tu ne peux donc pas être un homme?
Et le sanglot des illusions détruites, pour toujours mortes, monta de ses flancs à sa gorge.
Car Raoule avait défait son gilet de soie blanche, et, pour mieux sentir les battements du cœur de Jacques, elle avait appuyé l'un de ses seins nus sur sa peau; un sein rond, taillé en coupe avec son bouton de fleur fermé qui ne devait jamais s'épanouir dans la jouissance sublime de l'allaitement. Jacques avait été réveillé par une révolte brutale de toute sa passion. Il repoussa Raoule, le poing crispé:
—Non! non! n'ôte pas cet habit, hurla-t-il, au paroxysme de la folie.
Une seule fois ils avaient joué sincèrement la comédie tous les deux, ils avaient péché contre leur amour, qui, pour vivre, avait besoin de regarder la vérité en face, tout en la combattant par sa propre force.
CHAPITRE XIV
LS étaient restés en plein Paris pour lutter, pour
braver. L'opinion publique, cette grande prude, se refusa au combat. On
fit le vide autour de l'hôtel de Vénérande. Mme Silvert fut peu à peu
rayée du clan des femmes recherchées; on ne lui ferma pas les portes,
mais il y eut des audacieux qui ne repassèrent plus son seuil. Les fêtes
d'hiver ne réclamèrent plus sa présence, on ne la consulta plus au sujet
de la nouvelle pièce, du nouveau roman, des nouveautés de la mode. Ils
allaient, Jacques et Raoule, beaucoup au théâtre, mais leur loge ne
s'ouvrait jamais pour un ami; ils n'avaient plus d'amis, ils étaient
les maudits de l'Eden, ayant derrière eux, non pas un ange brandissant
un glaive flamboyant, mais une armée de mondains. L'orgueil de Raoule
tint bon.
L'épisode de la tante, se rendant au couvent la nuit même de leurs noces, défrayait mainte conversation, et, comme personne n'avait plaint la chanoinesse, alors qu'elle ne menait pas l'existence de ses rêves, on la plaignit énormément lorsqu'elle eut réalisé son vœu le plus cher.
Quant à Marie Silvert, elle ne reparaissait pas. Dans une classe qui n'avait aucun rapport avec la société dont Raoule faisait partie, on savait seulement que certaine maison se fondait dans le genre tout à fait luxueux, et quelques habitués de ces sortes de maisons savaient qu'une Marie Silvert la dirigerait.
Tant il est vrai que les aumônes des saints ne sanctifient souvent pas ceux qui les reçoivent.
Rien pourtant ne transpirait dans l'entourage de Raoule; elle-même ignorait ce fait honteux. On la respectait, voilà tout. Et on se garait sur son passage, comme sur le passage d'une femme menacée par une prochaine catastrophe.
Un soir, Jacques et Raoule retardèrent, d'un accord tacite, l'heure du plaisir. Il y avait trois mois qu'ils étaient mariés, trois mois que chaque nuit les retrouvait s'étourdissant de caresses sous la coupole bleue de leur temple. Mais ce soir-là, près d'un feu mourant, ils causaient: on ne sait pas quel attrait il y a quelquefois dans l'agonie de la braise. Jacques et Raoule avaient besoin de causer l'un près de l'autre, sans transports féminins, sans cris voluptueux, en bons camarades qui se revoient après une longue absence.
—Qu'est donc devenu de Raittolbe? fit Raoule, lançant au plafond la fumée d'une cigarette turque.
—C'est vrai, murmura Jacques, il n'est pas poli!
—Tu sais que je n'en ai plus peur, fit Raoule en riant.
—Moi, cela m'amuserait de jouer à ton mari devant ses moustaches hérissées.
—Tiens! voyez-vous ce petit fat!.....
Elle ajouta gaiement:
—Veux-tu que nous lui offrions demain une tasse de thé..... nous n'irons pas à l'Opéra et nous ne lirons pas de vieux livres.
—Si tu n'y vois pas d'inconvénient.
—La lune de miel ne permet pas les surprises, madame, fit Raoule, portant à ses lèvres la main blanche de Jacques.
Celui-ci rougit et haussa les épaules dans un imperceptible mouvement d'impatience.
Le lendemain soir, le samovar fumait devant de Raittolbe qui n'avait pas fait d'objection à l'invitation de Raoule.
Les premières paroles échangées sentirent l'ironie de part et d'autre. Jacques frisa l'impertinence, Raoule la dépassa, de Raittolbe appuya fortement.
—Vous nous boudez, dit Jacques en lui offrant l'index, comme s'il y mettait de la condescendance.
—Le cher baron serait-il jaloux de notre bonheur? interrogea Raoule, se dressant comme un gentilhomme offensé.
—Mon Dieu! mon excellent ami, fit de Raittolbe, affectant la confusion et ne s'adressant qu'à Mme Silvert, je crains toujours les lubies des femmes nerveuses; si par hasard mon élève, et il désignait Jacques, s'était passé la fantaisie de démoucheter un de ses fleurets, vous comprenez.....
En prenant le thé, on échangea encore quelques allusions sanglantes.
—Vous savez que les Sauvarès, les René, les d'Armonville, jusqu'aux Martin Durand, nous fuient, lança Raoule entre deux mauvais rires de diable qui constate sa damnation.
—Ils ont tort..... Je prends sur moi de les remplacer avantageusement..... On a des amis intimes ou on n'en a pas, repartit de Raittolbe.
A dater de ce moment, il revint tous les mardis à l'hôtel de Vénérande. Les leçons d'escrime furent remises en vigueur; une fois même, Jacques alla, en compagnie du baron, essayer un cheval récemment acheté. Le mariage semblait avoir comblé tous les abîmes jadis ouverts sous les pieds de l'ex-officier de hussards.
Il traitait d'égal à égal avec Jacques, et, en le voyant bien campé sur sa selle, le cigare au coin de la bouche, l'œil hardi, il pensait:
—Peut-être tirerait-on un homme de cet argile..... si Raoule voulait.
Et il songeait à une réhabilitation possible, provoquée, en une minute d'oubli, par une vraie maîtresse que Raoule serait forcée de combattre avec la tactique féminine habituelle.
Au retour du Bois, Jacques désira visiter l'appartement de de Raittolbe. Ils poussèrent jusqu'à la rue d'Antin.
En pénétrant dans cet intérieur, Jacques fronça les narines.
—Oh! fit-il, ça sent rudement le tabac chez vous!
—Dame, mon cher mignon, objecta de Raittolbe, malicieux, je ne suis pas un apostat, moi! J'ai mes croyances, je les garde.
Soudain, Jacques eut une exclamation; il venait de reconnaître, un à un, tous les meubles de son ancien appartement du boulevard Montparnasse.
—Tiens, fit-il, je les avais laissés à ma sœur.
—Oui, elle me les a revendus; ce n'étaient cependant pas les amateurs qui manquaient, mais.....
—Quoi? interrogea le jeune homme intrigué.
—J'ai tenu à les avoir parce qu'ils sont autant de chapitres d'un roman vécu qu'il était inutile de voir publier un jour.
—Ah! vous êtes fort aimable! balbutia Jacques, en s'asseyant sur son ancien divan oriental.
Il n'avait trouvé que cette phrase banale pour remercier le baron de sa délicatesse. Celui-ci se mit à côté de lui.
—Ce temps est loin, n'est-il pas vrai, Jacques?
Et, cavalièrement, il lui frappait sur la cuisse.
—Qu'en savez-vous? murmura Jacques, laissant aller sa tête en arrière.
—Comment? Je pense bien que Mme Silvert nous donnera bientôt l'occasion de sucer quelques dragées. Pour ma part, j'en commanderai au kirsch, ne pouvant les avaler qu'au kirsch.
—Voyons, mauvais plaisant, vous allez vous taire?
—Hein? grogna de Raittolbe.
—Eh! oui, sans doute? Ne voulez-vous pas que j'accouche par-dessus le marché?
Le baron saisit au hasard un superbe narghilé de porcelaine et l'envoya se briser contre le mur.
—Mille millions de tonnerres! rugit-il, vous êtes donc empaillé, vous? Cependant, je n'ai pas eu la berlue certaine nuit.
—Bah! fit Jacques avec abandon, une mauvaise habitude est si tôt prise!
De Raittolbe se promenait de long en large.
—Jacques, dit-il, avez-vous envie d'essayer autre chose, sans que jamais votre bourreau femelle en sache rien?
—Peut-être...
Et Jacques eut un étrange sourire.
—Allez voir, au crépuscule, ce qui se passe chez votre sœur.
—Débauché! fit le mari de Raoule, secouant sa jolie tête rousse.
—Vous refusez?
—Non! je demande des explications.
—Oh! déclara de Raittolbe, plein d'une pudeur comique, je ne me charge pas de la réclame de ces maisons-là; elles sont toutes charmantes et savantes, voilà tout.
—Ce n'est pas assez.
—Fichtre! le canard décapité, alors? marmotta de Raittolbe furieux.
Jacques leva son œil étonné, pur comme un œil de vierge, sur le viveur à poil rude qui lui parlait.
—Que dites-vous, baron?...
—Ah! c'est drôle, morbleu! sacrebleu!
Et de Raittolbe s'étreignait les tempes; puis, il contempla ce visage fatigué, mais si délicat dans ses traits de blonde voluptueuse.
—Je ne puis pourtant pas vous raconter une histoire qu'ensuite vous irez répéter à notre fougueuse Raoule..., espèce de fille manquée.
—Non! je ne dirai rien..., racontez tout ce que vous voudrez... si c'est drôle.
Et, saisi d'une curiosité malsaine, Jacques oubliait à qui il avait affaire; confondant toujours les hommes dans Raoule et Raoule dans les hommes, il se leva et vint joindre ses mains sur l'épaule de de Raittolbe.
Un moment, son souffle parfumé effleura le cou du baron. Celui-ci frémit jusqu'aux moelles et se détourna, regardant la fenêtre qu'il eût bien voulu ouvrir.
—Jacques, mon petit, pas de séduction ou j'appelle la police des mœurs.
Jacques éclata de rire.
—Une séduction en veston de cheval? oh! quel vilain dépravé! Baron, vous êtes inconvenant, ce me semble!...
Mais le rire de Jacques était devenu nerveux.
—Eh! eh! je vous le paraîtrais moins si vous étiez en veston de velours!... eut la folie de répliquer de Raittolbe.
Jacques fit une moue. Quand il vit se plisser la bouche du monstre, de Raittolbe fit un bond jusqu'à la fenêtre:
—J'étouffe, râla-t-il.
Lorsqu'il revint auprès de Jacques, celui-ci se tordait sur le divan, dans un accès de rire inextinguible.
—Sortez, Jacques! fit-il, la cravache levée.
Puis, l'abaissant:
—Sortez, Jacques, reprit-il avec une voix presque défaillante, car cette fois vous pourriez vous faire tuer.
Jacques s'empara de son bras.
—Nous ne savons pas encore assez bien nous battre, fit-il, l'entraînant de force jusqu'à leurs chevaux, piaffant près du trottoir.
Ils dînèrent à l'hôtel de Vénérande, côte à côte, sans qu'aucune allusion à la scène de l'après-midi pût alarmer la confiance de Raoule.
Une nuit, Mme Silvert pénétra seule dans le temple azuré. Le lit de Vénus demeura vide, le brûle-parfums ne s'alluma pas, Raoule n'endossa point l'habit noir...
Jacques, sorti après le déjeuner pour assister à un assaut de maîtres en renom, n'était pas rentré.
Vers minuit, Raoule doutait encore de la possibilité d'une trahison. Machinalement, ses yeux se fixèrent sur l'amour soutenant le rideau; elle crut lui voir une expression moqueuse.
Elle sentit ses veines se glacer d'un effroi inconnu... Elle courut au fond de la chambre chercher un poignard dissimulé derrière son portrait, et se l'appuya sur le sein.
Un bruit de pas se fit entendre dans le cabinet de toilette.
—Monsieur! cria la voix de Jeanne.
La soubrette prenait sur elle de l'annoncer sans ordre, pour rasséréner madame, dont la physionomie bouleversée lui avait fait peur.
En effet, monsieur entrait quelques secondes plus tard.
Raoule s'élança avec un cri d'amour; mais Jacques la repoussa brutalement.
—Qu'as-tu donc? balbutia Raoule, affolée... on dirait que tu es ivre!
—Je viens de chez ma sœur, dit-il d'une voix saccadée... de chez ma sœur la prostituée... et pas une de ces filles, tu m'entends? pas une n'a pu faire revivre ce que tu as tué, sacrilège!...
Il tomba, très lourd, sur la couche nuptiale, répétant dans une grimace de dégoût:
—Je les déteste, les femmes, oh! je les déteste!
Raoule, atterrée, recula jusqu'au mur; là, elle s'affaissa sur elle-même, évanouie.
CHAPITRE XV
A très chère belle-sœur,
«Rendez-vous donc ce soir, vers onze heures, chez votre ami M. de Raittolbe, vous y verrez des choses qui vous feront plaisir.
«MARIE SILVERT.»
Ce billet était aussi laconique qu'un soufflet donné en pleine joue. Raoule, en le lisant, éprouva une sensation d'horreur; cependant, sa vaillante nature d'homme reprit un moment le dessus.
—Non! s'écria-t-elle, il a pu vouloir tromper sa femme..... il est incapable de trahir son amant!
Il y avait un mois que Jacques ne quittait plus, pour ainsi dire, leur sanctuaire d'amour, et un mois, qu'une aurore, il avait demandé pardon comme une adultère repentante, baisant ses pieds, couvrant ses mains de larmes. Elle avait pardonné parce que peut-être, au fond, elle était heureuse qu'il se fût prouvé à lui-même qu'il était à la merci de son infernale puissance. Fallait-il donc que de la boue remontât une nouvelle insulte pour sa passion miséricordieuse?
Oh! mais aussi..... elle le savait trop bien, la chair saine et fraîche est la souveraine du monde. Elle le disait si souvent dans leurs nuits folles, plus voluptueuses et plus raffinées depuis la nuit d'orgie de Jacques. Raoule brûla le billet. Alors, les mots de ce billet transparurent sur les murailles de son salon, en lettres de feu. Elle ne voulait plus le relire, mais elle le revoyait partout, du parquet au plafond. Raoule fit venir un à un ses gens, elle leur posa cette question:
—Savez-vous de quel côté monsieur est allé ce soir, après sa promenade au Bois?
—Madame, répondit le petit groom qui avait tenu la bride du cheval de Jacques, je crois que monsieur est monté dans un fiacre!...
Ce renseignement n'indiquait pas les intentions de son mari; cependant, pourquoi n'était-il pas rentré pour lui faire part de sa fugue?
Elle devenait stupide, ma foi!..... Est-ce qu'elle pouvait hésiter? Est-ce que la nature humaine n'est pas toujours prête à succomber à la plus extravagante des tentations? Est-ce qu'elle-même, un jour, il y avait juste un an, n'était pas allée trouver Jacques au lieu d'aller trouver de Raittolbe?
—Alors, pensa la farouche philosophe, il est allé où son destin l'appelait; il est allé où j'ai prévu qu'il irait, en dépit de mes caresses démoniaques! Raoule, l'heure de l'expiation vient de sonner pour toi; regarde le danger en face, et, s'il n'est plus temps, châtie le coupable!
Elle tressaillit, car, tout en mettant ses habits d'homme pour ne pas être reconnue rue d'Antin, elle se parlait haut.
—Coupable! l'est-il? Qui sait? Ne dois-je pas supporter le poids d'un crime trop souvent prévu par mes soupçons et à l'idée duquel ses lâches instincts l'ont habitué?
Elle ajouta, en gagnant l'escalier de service correspondant à leur chambre:
—Je ne le châtierai pas, je me contenterai de détruire l'idole, car on ne peut plus adorer un dieu déchu! Et elle partit, le regard droit, le visage tranquille, avec le cœur broyé...
Rue d'Antin, le concierge lui dit:
—M. de Raittolbe ne reçoit personne.
Puis, en clignant de l'œil parce qu'il voyait que ce jeune homme élégant devait être un ami intime:
—Il y a une dame chez lui.
—Une femme! râla Mme Silvert.
Une atroce supposition lui vint tout de suite à l'esprit. Il avait pu passer d'abord chez sa sœur..... chez sa sœur, il y avait des livrées à toutes les tailles!
—Eh bien, mon ami, c'est justement pour cela que je désire le voir!.....
—Mais c'est impossible, M. le baron ne plaisante pas avec ces sortes de consignes.
—Vous en a-t-il donné une?.....
—Non... Tiens... ça se devine!...
Raoule monta sans daigner se retourner et sonna à la porte de l'entresol. Le valet de chambre de de Raittolbe arriva, un doigt sur la bouche.
—Monsieur ne reçoit pas en ce moment!
—Voici ma carte, il faut qu'on me reçoive!
Elle avait une carte de son mari dans la poche de son pardessus.
—Monsieur Silvert, bégaya le domestique ahuri, mais...
—Mais, dit Raoule, s'efforçant de rire, ma femme est ici, je le sais! Vous avez peur que je veuille faire un esclandre? Soyez tranquille, le commissaire de police ne me suit pas...
Elle lui glissa un billet de banque et referma la porte sur eux.
—En effet, monsieur, murmura le pauvre garçon terrifié, j'ai annoncé Mme Silvert il y a à peine un grand quart d'heure, je vous jure...
Raoule traversa rapidement la salle à manger et entra dans le fumoir, ayant toujours soin de refermer les portes qu'elle ouvrait.
Le fumoir était éclairé par une seule bougie, posée sur une console. M. de Raittolbe, debout près de cette console, tenait un pistolet à la main.
Raoule ne fit qu'un bond. Lui aussi voulait se tuer? Qui est-ce qui l'avait trahi? Une créature aimée ou sa force morale?...
Elle saisit le pistolet, et l'attaque fut si brusque, si imprévue, que de Raittolbe le lâcha; l'arme alla rouler sur le tapis.
—C'est toi? bégaya l'ex-officier, pâle comme un mort.
—Oui, tu dois parler avant de te brûler la cervelle, je l'exige. Après... oh! tu feras ce que tu voudras!...
Elle paraissait tellement calme que de Raittolbe crut qu'elle ne savait rien.
—Jacques est ici! fit-il d'un ton guttural.
—Je m'en doute, puisque ton domestique vient de te l'annoncer tout à l'heure.
—En costume de femme! s'exclama de Raittolbe, mettant dans cette phrase toute une explosion de rage insensée.
—Parbleu!
Et ils s'envisagèrent un moment avec une effrayante fixité.
—Où est-il?
—Dans ma chambre à coucher!
—Que fait-il?
—Il pleure!...
—Tu as refusé!
—J'ai voulu l'étrangler, rugit de Raittolbe.
—Ah! mais ensuite tu as voulu te brûler la cervelle?
—Je l'avoue!...
—La raison?
De Raittolbe ne trouva rien à répondre. Anéanti, le viveur se laissa tomber sur un canapé.
—Mon honneur est plus susceptible que le vôtre! dit-il enfin.
Alors Raoule se dirigea vers la chambre à coucher. Quelques instants, qui parurent des siècles au baron, s'écoulèrent dans le plus profond silence.
Puis une femme reparut, vêtue d'une longue robe de velours noir tout unie, la tête enveloppée d'une mantille. Cette femme était Mme Silvert, née Raoule de Vénérande. Livide et chancelant, son mari la suivait; il avait relevé le collet de son pardessus pour cacher des traces rouges qu'il avait au cou.
—Baron, dit Mme Silvert d'une voix ferme, j'ai été surprise en flagrant délit, mais mon mari ne veut pas un scandale public. Il vous attendra à six heures, demain, avec ses témoins, au Vésinet, sur la lisière du bois.
M. de Raittolbe s'inclina sans se tourner du côté de Jacques, dont le front était baissé.
—Il suffit, madame! murmura-t-il; seulement, le flagrant délit ne peut pas être constaté par votre mari, car Mme Silvert n'est pas coupable, je l'affirme!
Et il posa la main sur sa rosette de la Légion d'honneur.
—Je vous crois, monsieur!
Elle salua comme un adversaire et elle se retira, le bras passé autour de la taille de Jacques. En franchissant le seuil du fumoir, elle se retourna:
—A mort! jeta-t-elle simplement dans l'oreille de de Raittolbe, qui la reconduisait.
Le valet de chambre dit plus tard, au sujet de cette étrange aventure:
—Mme Silvert, que j'aurais juré avoir vue blonde comme les blés en entrant, était brune comme la suie en sortant... Ah! c'est de toutes les façons une bien jolie femme!
Ce fut Raoule elle-même qui, le lendemain, vint éveiller Jacques dès l'aube; elle lui donna les deux adresses de ses témoins.
—Va, dit-elle d'un accent très doux, et n'aie pas peur. Il s'agit d'un assaut en plein air, au lieu d'être à la salle d'escrime!
Jacques se frotta les yeux comme un être qui n'a plus conscience de ce qu'il fait; il avait dormi tout habillé sur son lit de satin:
—Raoule, murmura-t-il avec humeur, c'est ta faute, et puis, j'ai voulu plaisanter, voilà tout!...
—Aussi, lui dit-elle, souriant d'un sourire adorable, je t'aime encore!... Ils s'embrassèrent.
—Tu iras faire ton devoir de mari outragé, tu recevras une petite égratignure, c'est la seule vengeance que je veux tirer de toi. Ton adversaire est prévenu: il doit respecter ta personne!...
—Ah! Raoule, s'il ne t'obéissait pas? murmura Jacques inquiet.
—Il m'obéira!
Le ton de Raoule n'admettait pas de réplique.
Cependant, Jacques, à travers les brouillards de son imagination idiotisée par le vice, revoyait toujours devant lui la figure menaçante de de Raittolbe, et il ne comprenait pas pourquoi, elle, le bien-aimé, lui pardonnait si lâchement.
Il trouva le coupé tout attelé près du perron, monta d'une allure machinale et se rendit aux adresses indiquées.
Martin Durand accepta sans contestation de lui servir de témoin dans une affaire inconnue. Mais le cousin René, devinant qu'il s'agissait d'une escapade de Raoule, ne trouva pas amusant d'avoir à soutenir l'honneur de Jacques Silvert. Il ne céda que quand il sut qu'il n'y avait qu'une querelle d'escrime en jeu.
Alors, comme Jacques avait épousé une de Vénérande et, de ce chef, faisait partie de leur noblesse, par esprit de corps, le cousin rejoignit Martin Durand.
Les deux témoins, ne sachant pas le moins du monde à quoi s'en tenir, n'échangèrent que de rares paroles. Jacques Silvert, lui, se renversa dans le coin le mieux rembourré de sa voiture et s'endormit.
—Alexandre! fit René, montrant le mari de Raoule en ricanant.
—Parbleu, riposta Martin Durand, il se bat pour la galerie. De Raittolbe a probablement à lui faire essayer une nouvelle botte. Est-il assez complaisant, ce mari!
René eut un geste de hauteur qui arrêta net la diatribe malencontreuse de l'architecte.
Après une heure un quart du trot relevé de son pur sang, Jacques, réveillé par ses témoins, sauta à terre sur la lisière du bois. Ils furent quelques instants à trouver l'adversaire. Tout était singulier dans ce duel, et le lieu du rendez-vous n'était pas plus défini que son réel motif.
Enfin, de Raittolbe apparut, amenant avec lui deux anciens officiers. Jacques savait qu'on salue son adversaire, il le salua.
—Très crâne, de plus en plus crâne! affirma René.
Puis les témoins s'abordèrent, et, Jacques, pour se donner la contenance d'un vrai mâle, alluma une cigarette offerte par Martin Durand.
On était au mois de mars, il faisait un temps gris, mais très tiède. Il avait plu la veille et les bourgeons naissants des arbres étincelaient de mille gouttelettes brillantes. En levant le front, Jacques ne put s'empêcher de sourire de son sourire vague qui était chez lui toute la spiritualité de sa molle matière. A quoi souriait-t-il? Mon Dieu, il l'ignorait; seulement, ces gouttes d'eau lui avaient fait l'effet de regards limpides abaissés tendrement sur sa destinée, et il en ressentait de la joie au cœur!
Quand il voyait la campagne, ayant Raoule à son bras, le corps de cette terrible créature, maître du sien, obstruait tout devant lui.
Et il l'aimait cruellement, cette femme...; il est vrai qu'il l'avait cruellement offensée pour cet homme qui lui avait fait si mal au cou...
Il ramena son regard sur la terre. Des violettes perçaient çà et là le gazon. Alors, de même que les gouttes de pluie avaient semé des paillettes dans son obscur cerveau, de même les petits yeux sombres des fleurs à demi voilées mélancoliquement par les brins d'herbe comme par des cils, le rendirent plus obscur encore.
Il vit la terre maussade, fangeuse, et il frémit à la pensée d'être un matin couché là, pour ne jamais se relever.
Oui, certes, il l'avait offensée, cette femme; mais cet homme, pourquoi lui avait-il fait si mal au cou?...
Ensuite, rien n'était de sa faute!... La prostitution, c'est une maladie! Tous l'avaient eue dans sa famille: sa mère, sa sœur; est-ce qu'il pouvait lutter contre son propre sang?...
On l'avait fait si fille dans les endroits les plus secrets de son être, que la folie du vice prenait les proportions du tétanos! D'ailleurs, ce qu'il avait osé vouloir, c'était plus naturel que ce qu'elle lui avait appris!
Et il secouait au vent ses cheveux roux en pensant à ces choses! Ils allaient poser un peu sous des épées croisées, faire des pliés. «Allez, messieurs!»
Ils ferrailleraient jusqu'à ce qu'il reçût l'égratignure promise, puis il reviendrait bien vite lui faire boire dans un baiser la perle pourpre pas plus grosse que les perles de la pluie...
...Pourtant, cet homme lui avait fait bien mal au cou...
Le choix des armes appartenait à de Raittolbe. Il choisit. Quand Jacques prit son épée aux mains il fut surpris de la trouver pesante. Celles dont il se servait habituellement étaient fort légères. Le sacramentel «Allez, messieurs!» fut prononcé.
Jacques maniait son arme gauchement, comme toujours.
Le baron ne voulait pas regarder Jacques en face, mais le jeune homme manifestait une quiétude si grande, quoique muette, que de Raittolbe sentit le froid lui envahir l'âme.
—Dépêchons, songea-t-il, débarrassons la société d'un être immonde!
A ce moment, l'aurore déchira la nue grise. Un rayon glissa jusqu'aux combattants. Jacques fut illuminé et, sa chemise s'entr'ouvrant au creux de sa poitrine, l'on put apercevoir sur une peau fine comme la peau d'un enfant, des frisons d'or qui formaient à peine une estompe à la chair.
De Raittolbe fit une feinte. Jacques para, mais un peu lâchement. Lui aussi avait hâte d'en finir... Si le baron se trompait? sa poigne était terrible, il l'avait appris à ses dépens. C'était surtout ce silence religieux qui lui pesait! Au moins Raoule l'amusait de ses saillies mordantes quand elle lui donnait ses leçons, et il avait envie d'être beau...
De Raittolbe eut quelques secondes d'hésitation. Une angoisse affreuse le tenaillait et une sueur moite l'inondait.
Ce Jacques, tout rose, lui paraissait joyeux! Il n'était donc pas poltron, cet être maudit, il ne comprenait donc pas, il ne se défendait pas?... Les coups d'épée n'avaient donc pas plus de prise sur ses membres de jeune dieu que les coups de cravache?
Alors, ne voulant pas savoir ce qu'il adviendrait, dans un coupé rapide, il se fendit en détournant un peu la tête et atteignit Jacques juste au milieu de ces frisons roux que l'aurore rendait luisants comme une dorure. Il lui sembla que son épée entrait toute seule dans la chair d'un nouveau né. Jacques ne poussa pas un cri, le malheureux tomba sur les touffes de gazon où le guettaient les petits yeux sombres des violettes. Mais de Raittolbe cria, lui; il eut une exclamation déchirante qui bouleversa les témoins.
—Je suis un misérable! fit-il avec l'accent d'un père qui, par mégarde, aurait assassiné son fils. Je l'ai tué! je l'ai tué!
Il se précipita sur le corps étendu.
—Jacques! supplia-t-il, regarde-moi! parle-moi! Jacques, pourquoi as-tu voulu cela, aussi? ne savais-tu pas que tu étais condamné d'avance? Ah! c'est une atrocité, je ne peux pas, moi qui l'aime, l'avoir tué! dites, monsieur? ce n'est pas vrai? je rêve?...
Les témoins, navrés par cette douleur inattendue, essayaient de le calmer, tout en soulevant Jacques.
—Pour un duel au premier sang, c'est une issue regrettable, mâchonna l'un des deux officiers.
—Oui! voilà une affaire désastreuse, murmurait Martin Durand.
—Et pas un médecin, ajouta René, horriblement vexé du dénouement de l'aventure.
—Moi! j'ai l'habitude de ces choses-là, je vais le panser; allez me chercher de l'eau, vite....., dit le second témoin du baron.
Pendant qu'on allait chercher de l'eau, de Raittolbe avait appuyé ses lèvres sur la blessure et tâchait d'attirer le sang qui coulait à peine.
Avec un mouchoir on aspergea le front de Jacques. Il entr'ouvrit les paupières.
—Tu vis? dit le baron, oh! mon enfant, me pardonnez-vous? continua-t-il en balbutiant, vous ne saviez pas vous battre, vous vous êtes offert vous-même à la mort.
—Nous affirmons, interrompit l'un des officiers, qui pensait que son ami allait trop loin, que M. de Raittolbe s'est parfaitement conduit.
—Tu dois bien souffrir, n'est-ce pas? poursuivait le baron, ne les écoutant plus, toi que le moindre mal fait trembler. Hélas! tu es si peu un homme! Il faut que j'aie été fou pour accepter ce combat. Mon pauvre Jacques, réponds-moi, je t'en conjure!
Les paupières de Silvert se levèrent tout à fait; un amer rictus crispa sa belle bouche dont la chaude nuance pâlissait.
—Non! monsieur, bégaya-t-il d'une voix devenue moins qu'un souffle, je ne vous en veux pas..... c'est ma sœur... qui est cause de tout... ma sœur!..... J'aimais bien Raoule..... Ah! j'ai froid!
De Raittolbe voulut de nouveau sucer la plaie, parce que le sang ne coulait toujours pas.
Alors Jacques le repoussa et lui dit, plus bas encore:
—Non! laissez-moi, vos moustaches me piqueraient...
Son corps frissonna en se renversant en arrière. Jacques était mort.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
—Vous n'avez pas remarqué, dit l'un des témoins du baron, lorsque la voiture se fut éloignée emportant le cadavre, vous n'avez pas remarqué que de Raittolbe, malgré son désespoir, a oublié de lui tendre la main?
—Oui, d'ailleurs ce duel a été aussi incorrect que possible..... j'en suis navré, pour notre ami.
Le soir de ce jour funèbre, Mme Silvert se penchait sur le lit du temple de l'Amour et, armée d'une pince en vermeil, d'un marteau recouvert de velours et d'un ciseau en argent massif, se livrait à un travail très minutieux..... Par instants, elle essuyait ses doigts effilés avec un mouchoir de dentelle.
CHAPITRE XVI
E baron de Raittolbe a repris du service en Afrique.
Il est de toutes les expéditions dangereuses. Ne lui a-t-on pas prédit
qu'il mourrait par le feu?
A l'hôtel de Vénérande, dans le pavillon gauche, dont les volets sont toujours clos, il y a une chambre murée.
Cette chambre est toute bleue comme un ciel sans nuage. Sur la couche en forme de conque, gardée par un Eros de marbre, repose un mannequin de cire revêtu d'un épiderme en caoutchouc transparent. Les cheveux roux, les cils blonds, le duvet d'or de la poitrine sont naturels; les dents qui ornent la bouche, les ongles des mains et des pieds ont été arrachés à un cadavre. Les yeux en émail ont un adorable regard.
La chambre murée possède une porte dissimulée dans la tenture d'un cabinet de toilette.
La nuit, une femme vêtue de deuil, quelquefois un jeune homme en habit noir, ouvrent cette porte.
Ils viennent s'agenouiller près du lit, et, lorsqu'ils ont longtemps contemplé les formes merveilleuses de la statue de cire, ils l'enlacent, la baisent aux lèvres. Un ressort, disposé à l'intérieur des flancs, correspond à la bouche et l'anime.
Ce mannequin, chef-d'œuvre d'anatomie, a été fabriqué par un Allemand.
FIN