Mousseline: roman
XXXIII
ON aurait pu s’attendre que le père Trébuc, qui ne badinait pas avec l’honneur, entrât d’abord dans une colère dangereuse. N’était-ce pas tout son lent travail de vingt années qui soudainement le trahissait, et tant de peine perdue en un jour?
Accablé, il se trouvait démuni dans cette situation qu’il n’avait pas prévue. Le rêve continuel de vingt années de sa vie s’effondrait, comme une cagna de terre battue, construite par des mains patientes, s’effondre sous une pluie d’orage. Ainsi un camarade du père Trébuc, jadis, à Brest, sergent-major près d’être promu adjudant, avait, pour une erreur d’un soir d’ivresse, saboulé le profit de quatorze ans de service irréprochable, et vu disparaître de son livret militaire, par un seul trait de plume, tous ses galons, successivement conquis. Le père Trébuc se souvenait très bien de la détresse de son camarade.
—Comment qu’il s’appelait déjà? se demanda-t-il.
Il chercha.
—Ah! oui: Lelufre.
Pouvait-il oublier le nom de celui qui avait été son ancien?
Dans le square des Batignolles où le père Trébuc, tête basse, fatiguait sa douleur en marchant plus vite que d’habitude, les enfants s’ébattaient au bon soleil de l’après-midi. D’ordinaire, le père Trébuc prenait plaisir à contempler leurs jeux. Il flânait volontiers, d’un air paternel, au milieu de leurs bandes joyeuses. D’ordinaire, d’habitude, oui, quand n’était pas encore arrivé ce qui venait d’arriver. Mais à présent, mais désormais?
Cette joie des gosses de son square, ce soleil d’un printemps narquois, ces visages satisfaits des mamans orgueilleuses qui négligeaient leurs broderies ou leurs rapetassages pour suivre du regard le fils ou la fille qui joue, ou pour rêver à cause du printemps, tout cela qui d’ordinaire enchantait le père Trébuc, tout cela le blessait.
Quelquefois, un gamin en courant se heurtait à lui.
—Pardon, grand-père! disait l’enfant.
Comme s’il se sentait indigne, ou comme s’il croyait que tous les yeux étaient vers lui tournés, le père Trébuc écartait l’enfant et passait, et continuait sa promenade sans but.
—Grand-père? songeait-il.
Il songeait qu’à cinq heures, ayant prié son collègue François de le remplacer, il irait au bureau de Mousseline. Et il tirait sa montre de nickel. Mais les aiguilles en semblaient, ce jour-là, rétives. Le père Trébuc levait la montre et l’appliquait à son oreille. La montre marchait cependant. Et cependant le père Trébuc songeait qu’il ne trouverait probablement pas Mousseline à son bureau. S’il gardait un vague espoir, il se rendait compte aussi qu’il se leurrait.
—C’est fini, se disait-il.
Il regardait d’un air triste les orgueilleuses mamans de son square.
—Ah! songeait-il. Faites tout ce que vous voudrez pour vos enfants, saignez-vous aux quatre veines, privez-vous de tout, veillez-les nuit et jour, couvez-les: à vingt ans, ils vous échapperont. Heureux, s’ils ne vous remercient pas en vous déshonorant!
En dépit des belles paroles de monsieur Marsouet, sénateur des Baquier, le père Trébuc se jugeait atteint dans son honneur. Lui qui avait pu toujours marcher la tête droite, il concevait avant tout qu’il ne pourrait plus marcher que la tête basse.
—Avoir tant enduré, songeait-il, pour échouer au port!
Il savait trop que sur ses pas, désormais, les gens chuchoteraient. Il surprendrait des regards moqueurs, ou dédaigneux. On dirait:
—La fille du père Trébuc? C’est du propre!
On dirait encore:
—Le père Trébuc?
Que dirait-on, hélas?
Les mains derrière le dos, le père Trébuc s’enfonçait les ongles dans la chair, et baissait la tête.
—Belle journée, père Trébuc! lui disait au passage quelque personne de connaissance.
Il répondait machinalement:
XXXIV
IL n’eut pas besoin de dire à sa femme, en rentrant à six heures, qu’il n’avait pas trouvé Mousseline au bureau. A son air las, la mère Trébuc comprit tout de suite. Elle comprit aussi que le père Trébuc avait subi là-bas une nouvelle humiliation. Plus que des cris et des plaintes, le silence d’un homme comme le père Trébuc est significatif.
Sans commencer par se déshabiller ainsi qu’il avait coutume de le faire chaque soir, le père Trébuc s’était lourdement assis sur une chaise, à la place où Mousseline s’asseyait, près de la fenêtre. Il ne disait rien. Il avait ôté son képi, et, penché en avant, les coudes aux genoux, tel que, trois jours plus tôt, sur un banc du square, le papa désolé de la petite Ginette, le père Trébuc corrigeait avec minutie la courbure de la visière de son képi.
Pour la première fois depuis des mois nombreux, il était rentré chez lui sans s’arrêter au café de la rue Boursault. L’équipe des Brouchon, Bareuil, Potonnot, Letuigne, Chauchet et Deraque ferait la manille quotidienne sans le père Trébuc. Comme il était le seul qui n’y eût à peu près jamais manqué, il pensait que les autres remarqueraient son absence plus facilement que celle de tel ou tel d’entre eux, qui étaient moins réguliers que lui. Et il se disait qu’ils viendraient sans doute s’informer à la loge du motif de son absence. Et il serait obligé de leur dire pourquoi on ne l’avait pas vu devant son verre de vermout-cassis habituel, pourquoi on ne l’y verrait peut-être plus jamais.
Peu à peu le père Trébuc prenait conscience de tout ce qu’entraînait à sa suite le départ scandaleux de Mousseline. Toutes ces mains qui s’étaient tendues jusqu’à ce jour avec tant d’empressement vers un père Trébuc digne du plus grand respect, se tendraient-elles encore avec sympathie vers un père Trébuc déconsidéré?
Sur sa chaise, son képi entre les doigts, le père Trébuc ne disait rien. Dans le fond de la loge, silencieuse, et affairée du moins en apparence, la mère Trébuc épluchait un chou.
—Et Monsieur Daix? demanda le père Trébuc.
—Je ne sais pas.
—Tu n’as pas vu Madame Loissel?
—Dame si.
—Alors?
—Elle m’a point parlé de Monsieur Daix.
Par pitié, la mère Trébuc ne révéla pas à son mari que Monsieur Daix, leur ambition, à l’instant même que se produisait la catastrophe, avait déclaré que Mousseline était très gentille. Mais pouvait-elle ajouter ce regret au chagrin du père Trébuc?
Le père Trébuc ne demanda pas ce que madame Loissel avait dit d’elle-même. Pouvait-il contraindre sa femme à répéter tout haut des paroles qui durent l’humilier? La honte se suffisait. Il songea que la pauvre Maman souffrirait assez des sarcasmes que lui jetterait au visage la mère Chateplue, l’effrontée concierge de la maison voisine. Il songea qu’elle en avait déjà peut-être éprouvé l’insolence, comme il l’eût éprouvée en pleine salle du petit café de la rue Boursault, s’il ne s’était pas abstenu d’y aller.
La mère Trébuc se préparait à mettre le couvert.
—Tu ne te déshabilles pas? dit-elle.
Il dégrafa son ceinturon.
Les autres jours, à pareille heure, il rentrait, la manille faite, et son gain de la soirée dans la poche.
—Ils ne viennent pas, se dit le père Trébuc en songeant à ses amis.
Ils ne vinrent pas, en effet. Mais, loin de s’en réjouir parce qu’ils lui épargnaient ainsi un surcroît d’humiliation, le père Trébuc souffrit davantage. Il songeait qu’on parlait de lui, qu’on le jugeait.
—Qu’est-ce qu’ils peuvent bien penser? se disait-il.
XXXV
CETTE journée avait été interminable.
A neuf heures, quand le père Trébuc ferma la porte de la rue avant de se coucher enfin, il connut le premier moment de répit de cette atroce journée. Jusque-là, plus que la honte propre qu’il ressentait pour lui-même, c’est la honte que lui infligeaient les témoins de sa déchéance, qui le torturait. Ah! qu’il aurait voulu pouvoir fuir, lui aussi, le père Trébuc, ou seulement pouvoir fermer sa porte aux importuns et aux curieux, comme il fermait chaque soir, à neuf heures, la porte de la rue! Mais le père Trébuc n’était pas son maître. La porte de sa loge, tout le monde avait le droit de l’ouvrir; et dehors, dans le square des Batignolles, où besoin n’était à personne d’ouvrir aucune porte, le père Trébuc ne s’appartenait pas davantage.
—Service, service, disait volontiers le père Trébuc.
Il était toujours de service, toujours à la disposition de tout le monde, à la merci des curieux et des importuns.
Au lit enfin, qui lui fut un refuge, il s’abandonna, pour la première fois peut-être de sa vie, pour la première fois du moins avec plus de tristesse, à d’amères pensées. Il accusa le destin, qui l’avait fait naître et vieillir pauvre.
Riche, moins pauvre en tout cas, il n’eût pas été obligé de se gîter dans une étroite loge de concierge, et de reléguer sa fille au sixième étage, loin de lui, loin de sa surveillance, et sa fille n’eût pas été séduite.
Des phrases de journaux soutenaient ses pensées. Il considérait son malheur sous les espèces des faits-divers qu’il lisait avec attention. Sa Mousseline tant chérie était devenue une fille séduite. Et il se rappela qu’il n’avait jamais craint que sa Mousseline pût devenir une de ces déplorables héroïnes de roman-feuilleton ou de chronique des tribunaux. Verrait-il un jour le nom et le portrait de sa fille dans son Journal? Il voyait déjà ce mot sinistre d’Infanticide se détacher en grands caractères au milieu d’une page. Que dirait-on alors dans le quartier? Monsieur Marsouet, le sénateur des Baquier, avait affirmé que l’honneur du père Trébuc demeurait intact. Mais monsieur Marsouet ne savait pas tout. Seule, sans doute, mademoiselle Baudetrot, la sage-femme, savait tout. Parlerait-elle?
—Si nous étions riches, songea le père Trébuc, elle n’aurait pas fait tant de manières.
Et il songea que, si mademoiselle Baquier, qui avait derrière elle un sénateur opulent, lui demandait ce que lui avait demandé la malheureuse Mousseline, la sage-femme ne répondrait point que la vie humaine est sacrée.
—Sacrée, la vie humaine?
Comment pouvait-on proférer de pareilles balivernes, après une guerre où l’on avait gaspillé tant de vies humaines? Le père Trébuc en avait tenu jadis au bout de sa baïonnette, en Chine et à Madagascar, et nul ne lui disait de telles niaiseries.
—Oui, songea le père Trébuc, la vie des pauvres est sacrée, parce qu’elle sert aux riches.
Noires pensées. Mais, dans l’obscurité de la loge, à côté de sa femme qui ne soufflait mot, le père Trébuc se sentait les yeux brûlants de larmes toutes prêtes. Il songeait aussi à l’autre hypothèse, et qu’au lieu de ce qu’il cessait d’imaginer, il verrait, et demain peut-être, dans son Journal, que deux fiancés, désespérés par le refus d’un père, s’étaient jetés ensemble dans la Seine ou sous une rame du métro.
—Pourquoi qu’elle est partie comme ça? se disait le père Trébuc. Pourquoi qu’elle n’a pas tout avoué?
Il pleurait. Il murmura:
—Mousseline!
Point assez bas néanmoins pour que la mère Trébuc ne perçût pas le gémissement mal étouffé.
—Qu’est-ce que tu dis? fit-elle.
—Rien, répondit-il.
Elle répliqua sans plus:
—Il est tard.
La pendule du bureau de monsieur Forderaire, au premier étage, venait de sonner deux coups.
Au même instant, un carillon furieux retentit dans la loge. Le père Trébuc tira le cordon. Deux voix, une voix d’homme et une voix de femme, chantaient:
Moi, je n’ m’en fais pas...
Le père Trébuc s’était redressé.
La porte de la rue, refermée, claqua.
—Mademoiselle Jeanne, annonça la voix de femme.
—Un peu de silence, s’il vous plaît!
—Occupe-toi de ta fille, hé! père Lagrogne! répondit mademoiselle Jeanne, femme de chambre des Baquier.
XXXVI
DANS la journée, sous les regards apitoyés ou moqueurs des gens, le père Trébuc dissimula. Il acceptait la compassion de ses amis ou de ceux qu’il tenait naguère en amitié ou en respect. Elle lui était cependant aussi pénible que la joie indiscrète des jaloux d’autrefois. Il évitait autant que possible les rencontres des uns et des autres.
A sa femme même, il ne se livrait qu’avec une grande réserve. Taciturne, il gardait pour lui ses plus douloureuses pensées.
Les curieux ne surent pas si le père Trébuc souffrit, ni surtout comment il souffrit, car on pouvait douter qu’il endurât d’un cœur tranquille un affront que rien n’avait laissé prévoir. Il était en effet homme de droiture et d’honnêteté et connu de tout le quartier comme tel. Aussi bien n’allait-il plus rejoindre, le soir, au petit café du coin de la rue Boursault, ses complices de la manille quotidienne; et, dans le square des Batignolles, où il s’attardait moins à provoquer la conversation des habituées, il marchait au milieu du peuple des enfants sans s’intéresser à leurs jeux. De quoi chacun pouvait conclure à sa guise.
Quant à sa femme, le père Trébuc, qui l’avait d’abord prise dans ses bras et qui n’avait pas renouvelé son geste, il la sentait trop grièvement blessée pour ne pas lui épargner de nouvelles blessures. N’en recevait-elle pas, peut-être, dont elle gardait également le secret? Ils portaient tous les deux leur croix, côte à côte, en silence.
La mère Trébuc avait-elle la même angoisse que son mari? Il l’ignora, comme elle ignora qu’il n’ouvrait plus son Journal, le matin, dès la première heure, sans une émotion qu’il cachait derrière les feuilles dépliées. Il parcourait d’un trait les pages, sautait par-dessus les titres énormes, cherchait les faits-divers, dépistait les titres menus qui se dérobent entre deux placards de publicité, reprenait son examen, et ne repliait le journal qu’avec un soupir.
Une semaine ainsi coula. Les jours se suivaient lentement. Le père Trébuc subit les questions, les conseils, les regrets, et les mines navrées de tous ceux qui le connaissaient. La surprise avait été quasi générale. Le père Trébuc n’en fut pas consolé, car celui dont il voulait forcer l’estime, celui dont il avait rêvé pour sa fille, celui-là déclara, hélas, à madame Loissel:
—Ça devait arriver.
La sévérité de monsieur Daix finit d’accabler le père et la mère Trébuc. Le père Trébuc la reçut comme un soufflet. Mais qu’avait-il à répondre? Était-ce les parents, ou la fille, que monsieur Daix accusait?
—Mauvaises fréquentations, frivolité de l’époque, résultat de la guerre, avait affirmé monsieur Marsouet, sénateur.
—Et l’exemple? suggéra madame Loissel, qui jugeait l’opinion de monsieur Marsouet audacieuse.
Il est certain qu’à ne regarder que dans la maison, Mousseline voyait des choses dont le moins qu’on en pût dire n’était pas à la gloire de tous les locataires. Mademoiselle Coupaud, fille de sa mère et d’on ne sait qui, hantait les salles de danse, ce qui ne l’empêcha pas d’y dénicher un mari fort imprudent. Et mademoiselle Baquier, qu’on saluait bas, qui portait collier de perles et manteau de zibeline, quand son père n’était qu’un employé de ministère en retraite? L’affection, platonique,—si l’on veut,—de monsieur Marsouet, sénateur, était-elle inoffensive?
La sympathie de madame Loissel, que l’épreuve n’ébranla pas, fut douce au cœur de la mère Trébuc.
—Il n’avait qu’à le dire, maugréait madame Loissel, ce nigaud, qu’il l’aimait!
Elle n’en démordait pas, malgré les apparences, qui étaient contraires. Et elle promettait à la mère Trébuc que Mousseline reviendrait. Mais elle ne savait pas tout ce que savait la mère Trébuc, qui hochait la tête tristement, et qui ne répétait pas à son mari les propos rassurants de madame Loissel.
Néanmoins, à l’heure du courrier, la mère Trébuc se hâtait de passer en revue les enveloppes. Quand le père Trébuc était présent, il la regardait et ne disait rien. Elle ne disait rien non plus. A quoi bon parler? Espéraient-ils, croyaient-ils, pensaient-ils que Mousseline écrirait?
Une longue semaine s’écoula sans que Mousseline donnât signe de vie.
—C’est une Trébuc, se dit le père Trébuc. Elle n’écrira pas.
XXXVII
TOUS les matins, vieille habitude prise en son temps de marsouille, le père Trébuc brossait lui-même son képi, son pantalon et sa tunique. Tous les matins, il regardait avec plaisir, en les soulevant l’une après l’autre pour brosser l’étoffe où elles s’appuyaient, ses trois médailles: celle de Madagascar et celle de Chine, témoignages de ses randonnées et de ses prouesses, et la Militaire, récompense de quinze années de devoir accompli sans défaillance.
Mais, quand on s’est pris dans l’engrenage des pensées noires, on ne s’en tire pas à volonté. Depuis que le malheur était entré chez lui, le père Trébuc ne regardait plus ses médailles avec le même plaisir. Elles lui semblaient dérisoires. Que signifiaient ces marques de bravoure ou de constance sur la poitrine d’un homme déshonoré?
Il songeait:
—Va les gagner loin de ton pays, dans la brousse ou dans le bled, d’où tous les camarades ne sont pas revenus. Va risquer ta peau ou ta santé. Reviens. Continue d’être dans le civil ce que tu fus dans le militaire: un brave homme, un honnête homme, un homme consciencieux. Fais des enfants. Surveille-toi, prive-toi, use-toi, pour qu’ils deviennent comme toi braves, consciencieux et honnêtes. Par un matin tel que celui-ci, tu te réveilleras, le cœur sombre, la bouche amère, et dégoûté de tout.
C’était par un matin de dimanche, en effet, et de dimanche d’avril, que le père Trébuc songeait ainsi. Or rien n’est affligeant, pour une âme en deuil, comme un dimanche parisien: les rues sans encombrements de voitures, les gens qui s’habillent de leurs meilleurs habits, les smalas qui se rendent visite, les ouvrières au bras de leurs amoureux, la joie d’un jour de repos et d’un jour de fête, quoi de plus attristant, par contraste, pour un homme qui a tout perdu,—mais oui, tout,—en perdant sa fille? Les gens passent, vont à leurs joies, car il n’est pas question d’affaires le dimanche, ils regardent autour d’eux, ils respirent le bonheur, et ils ne remarquent pas que leur béatitude insulte à la douleur muette d’un gardien de square qui a perdu sa fille.
Le père Trébuc savait, dès le matin, dès l’instant qu’il brossait sa tunique où pendaient de dérisoires médailles, qu’il aurait une mauvaise journée, que son service serait plus difficile que durant la semaine, parce que les maris accompagnent leur femme au jardin et que les femmes, occupées de leur mari, se soucient moins des enfants, prompts à saccager les massifs de fleurs.
Il prévoyait tout, le père Trébuc, en brossant sa tunique. Il n’avait pourtant pas prévu ce qui devait être son plus vif émoi de la journée.
Tout récemment, il s’était trouvé sot devant le papa de la petite Ginette, une enfant habituée du square où sa mère la conduisait. Mais la mère avait disparu, comme Mousseline. Et le père Trébuc, entendant les confidences navrées du papa, n’avait pu rien répondre au pauvre abandonné qui mendiait un peu de consolation. Le père Trébuc n’avait pu rien répondre. Il ne comprenait pas peut-être: Mousseline n’avait pas encore disparu.
Et voilà que, vers onze heures, le père Trébuc fut appelé de loin par une petite fille qui criait:
—Père Trébuc! Père Trébuc! Bonjour, père Trébuc!
A travers la cohue, le père Trébuc s’empressa. Il se sentait attiré vers la petite Ginette.
Quelle déception l’attendait!
Quand il arriva près du banc qu’un massif lui cachait, il s’arrêta, plus sot que la première fois: le papa de Ginette était là, sur le banc. Assis? Non. Allongé, couché presque, tête nue, le bras droit épousant la taille d’une jeune femme, de sa femme revenue.
—Bonjour, père Trébuc! dit le papa de la petite Ginette sans se déranger.
Il souriait d’un air de triomphe. Sa femme souriait aussi, d’un air moins assuré.
Le père Trébuc ne s’attarda pas auprès du couple heureux.
—Au revoir, père Trébuc! criait gentiment la petite Gigi.
XXXVIII
ENTRE la sympathie que lui déclaraient les uns et la satisfaction égoïste qu’il imputait aux autres, le père Trébuc, blessé de toute façon au plus profond de lui-même, aurait été bien gêné de choisir. Était-ce encore un effet de son orgueil, s’il y avait orgueil dans son cas? Le père Trébuc s’imaginait peut-être que les gens s’intéressaient plus à lui qu’ils ne le faisaient en réalité. Et, à de certains moments, essayant de mettre les choses au point, non pas quant à lui, mais quant aux étrangers, il se disait que, puisque les gens ne savaient pas tout,—et comment l’auraient-ils su, si mademoiselle Baudetrot, la sage-femme, qui était brusque mais tenue à la discrétion, ne révélait rien?—en somme on était mal fondé à porter contre lui un jugement trop sévère.
Sur le coup, on a tendance à exagérer. On se croit le centre du monde et l’objet de tous les regards. Mais, quand on examine de sang-froid les circonstances, les causes, les résultats, on s’aperçoit souvent qu’on eut tort. Tel prend de loin pour une montagne une taupinière. Le père Trébuc citait volontiers cet aphorisme qu’il avait rapporté de Madagascar, où sa compagnie, alertée par une nuit sans lune, s’était lancée jusqu’à l’aube à la poursuite... de deux zébus qu’on tua. Le capitaine, vexé, avait sentencieusement clos cette équipée excessive. Le père Trébuc se le rappelait. Et lui, n’exagérait-il pas, en présumant que tout Batignolles ne se souciât que de la fugue d’une jeune fille?
Le lundi matin, après la fièvre du dimanche, quand le square des Batignolles retrouve sa paisible physionomie des jours ordinaires, dans le calme d’une matinée de soleil, le long de la grille du chemin de fer où il faisait sa première promenade quotidienne, le père Trébuc, les mains derrière le dos et la tête basse, essayait de remettre les choses au point.
Sa fille était partie. Soit. Avec un jeune homme. Soit encore. Et après? Que savait-on de plus?
—Belle journée, père Trébuc!
Monsieur Forderaire était sans doute pressé, ce matin-là. Au lieu de s’arrêter, d’assujettir son binocle, et d’échanger avec le père Trébuc deux ou trois phrases plus ou moins insignifiantes, il toucha d’un doigt le bord de son chapeau, et s’éloigna.
Le père Trébuc avait levé la main vers son képi. Il fut déçu, et peiné, que monsieur Forderaire ne s’arrêtât pas. Il n’était déjà point tant enclin à l’optimisme: il s’assombrit soudainement. Parce que monsieur Forderaire ne lui disait rien, le père Trébuc conclut que monsieur Forderaire, toujours si correct et voire familier, ne voulait rien dire au père Trébuc.
Le père Trébuc soupira. Quittant la grille du chemin de fer, il se dirigea vers le kiosque à musique.
—Service, service, se dit-il pour s’exhorter.
Il était demeuré trop longtemps à l’écart, à l’abri des fâcheux. Sa place était là-bas, près du kiosque, où les gens affluent.
—Porte ta croix, père Trébuc! songea-t-il. N’oublie pas que ta fille est partie et que les autres ne l’oublient pas.
Il ne l’oubliait pas pourtant. Comment aurait-il pu l’oublier dans ce coin de Paris, plus provincial qu’un mail de province, où tout était plein pour lui du souvenir de Mousseline, depuis le square où elle jouait, étant petite, jusqu’à l’église Sainte-Marie où elle avait fait sa première communion, la boutique de la fleuriste dont le garçon avait fait sa première communion en même temps que Mousseline, et le bazar de la place des Batignolles, où le père Trébuc achetait, la veille de Noël, une poupée d’un franc quarante-cinq, et tout enfin, tout, dans ce quartier dont pas un habitant n’était pour le père Trébuc un inconnu? Le père Trébuc avait aimé ce quartier tout de suite. Il s’était félicité, jadis, de n’être pas gardien des Buttes-Chaumont. Mais s’en félicitait-il encore? Et n’eût-il pas préféré, dans un quartier plus populaire, où chacun passe inaperçu, n’être connu de personne?
—Bonjour, père Trébuc!
La femme de chambre des Baquier, tenant en laisse la Choute, ouvrait déjà son large sourire.
—Bonjour, Mademoiselle! répondit sans aménité le père Trébuc.
XXXIX
CEPENDANT le père Trébuc se trompait. Monsieur Forderaire n’avait certainement pas voulu le contrister en ne s’arrêtant pas pour échanger avec lui, ce matin-là, comme à l’ordinaire, les propos sans importance de leurs habituelles rencontres. Le père Trébuc en eut la preuve le jour même, dans l’après-midi, lorsque de nouveau le locataire du premier traversa le square des Batignolles.
L’heure était chaude, et l’ombre, sous le couvert des arbres généreux, accueillante. Monsieur Forderaire s’arrêta, se décoiffa, tira de sa poche un mouchoir, s’essuya le front, assujettit son binocle.
—Eh bien! père Trébuc, demanda-t-il avec obligeance, quoi de neuf?
—Dame rien, Monsieur Forderaire. C’est toujours du pareil au même, comme on dit.
Déjà content, le père Trébuc souriait.
—Et votre fille?
—Dame, toujours rien, Monsieur Forderaire.
—Elle ne vous a pas écrit?
—Non.
—Avant de partir?
—Non plus.
—C’est curieux.
Il y avait tant de simplicité dans la voix de monsieur Forderaire, que le père Trébuc ne craignit de sa part aucune vexation.
Monsieur Forderaire assujettit son binocle.
—C’est curieux, dit-il. Elle vous aimait pourtant. Vous formiez une famille parfaitement unie. On vous donnait en exemple dans le quarter.
—Oh!
—Si, si, c’est la vérité. En exemple. Que de fois n’ai-je pas entendu...
—Vous devez entendre autre chose, maintenant, hasarda le père Trébuc.
—Maintenant? Rien du tout. Que voulez-vous qu’on dise? On ne comprend pas. Personne ne comprend.
—Je croyais.
—Je le vois, père Trébuc, je le vois bien. Depuis le départ de votre fille, vous n’êtes plus le même homme.
—Dame!
—Sans doute, mais j’ai bien vu que vous semblez fuir les gens. Dirait-on pas, ma parole! que vous avez commis un crime? Est-ce votre faute si votre fille est partie?
—Dame!
—Alors?
—Ça ne fait rien.
Le père Trébuc ne trouva pas autre chose. Devant ses locataires, comme jadis devant les officiers, il était gauche et timide le plus souvent. Machinalement, il porta la main vers ses médailles.
—Il faut vous secouer, père Trébuc, poursuivit monsieur Forderaire. Il le faut, et pour vous, et surtout pour votre femme.
—C’est difficile, Monsieur Forderaire. Après un coup comme ça...
—Là! ça y est! exclama monsieur Forderaire. Vous allez me servir vos tartines du vieux temps, l’honneur de la famille, le devoir trahi, que sais-je? Je vous connais, père Trébuc. Je n’en ai pas l’air, mais je vous connais mieux que vous ne pensez. Et je sais ce que vous pensez. Tenez, vous pensez comme on pensait au siècle dernier et comme on ne pense plus nulle part, même à Landerneau.
—Dame!
—C’est vrai. La guerre a déferlé sur le monde sans vous toucher. Tout est sans dessus dessous, et vous ne vous en apercevez pas. Voulez-vous que je vous dise? Voilà votre faute, si c’en est une, car ce n’est pas votre faute si le monde s’est relâché, avec la guerre, comme il s’est relâché. Seulement, pendant que votre femme, qui est aussi une femme de l’autre siècle, ne sortait pas de sa loge, et que vous vous confiniez, vous, dans l’atmosphère de quiétude toute bucolique de votre square, votre fille a grandi dans un milieu différent.
Monsieur Forderaire assujettit derechef son binocle. Le père Trébuc était rouge d’émotion. Il voulut répondre. Il répondit:
—Dame, Monsieur Forderaire, on est comme on est. Je suis un vieux soldat breton.
—Précisément. Mais votre fille est une jeune Parisienne de 1923. Il faut comprendre. Les enfants d’aujourd’hui se libèrent plus tôt qu’autrefois de la tutelle des parents. La vie est devenue plus rapide, mon pauvre père Trébuc.
—Je comprends, je comprends, murmura le père Trébuc, mais c’est dur quand même.
—Je vous le répète, secouez-vous, mon ami, vivez avec votre époque. Secouez-vous!
Il tendait la main. Le père Trébuc la serra vigoureusement.
—Merci, Monsieur Forderaire, merci.
—Allons, au revoir.
Monsieur Forderaire assujettit son binocle, et s’en alla. Le père Trébuc le regardait s’éloigner. Il avait chaud. Il était confus. Il réfléchissait.
—Oui, songea-t-il. Peut-être. Mais si sa fille faisait comme la mienne, qu’est-ce qu’il dirait? C’est qu’il ne sait pas tout.
XL
D’AUTRES jours suivirent. Une autre semaine s’écoula. Trois semaines s’écoulèrent. Le père et la mère Trébuc étaient sans nouvelles de leur fille.
A mesure que les jours passaient et qu’il lisait en vain son Journal, matin et soir, avec la crainte d’y découvrir ce qu’il y cherchait avidement, le père Trébuc avait retourné la question sous toutes ses faces. A la honte du début, qui avait dominé, succédait peu à peu une tristesse lourde.
Ils avaient bien vieilli, en trois semaines, le père et la mère Trébuc. Plus que jamais, la mère Trébuc se plaignait de la fatigue que lui causait l’entretien du grand escalier.
—Tu te donnes trop de mal aussi! observait le père Trébuc, qui se rappelait à point les paroles de monsieur Forderaire.
—Qu’est-ce que tu veux? répondait-elle.
Comme son mari était consciencieux, la mère Trébuc était consciencieuse. Ils faisaient tous les deux leur service toujours de la même manière. Aux yeux du monde, ils sauvaient la face. Ils supportaient courageusement l’épreuve. Autour d’eux, ils sentaient moins de curiosité. On ne leur parlait plus de Mousseline. Seule, madame Loissel, qui ne perdait pas tout espoir, s’évertuait à réconforter la mère Trébuc. Mais la mère Trébuc n’en disait rien à son mari.
Le père Trébuc n’avait pas remis les pieds au petit café de la rue Boursault depuis le départ de Mousseline. Il rentrait à la maison, le soir, sans flâner en chemin. Il se déshabillait, s’installait devant la table, dépliait son Journal, et attendait l’heure du dîner.
Mornes dîners. Depuis le départ de sa fille, la mère Trébuc avait simplifié l’ordonnance des repas, supprimé la nappe à carreaux bleus et blancs que Mousseline avait brodée, car la toile cirée suffisait aux parents en deuil, et supprimé aussi le dessert et les plats trop coûteux, car désormais la mère Trébuc ne devait plus compter sur l’argent que Mousseline rapportait à chaque fin de mois.
Mornes dîners, au cours desquels le père et la mère Trébuc, tête à tête, mangeaient en silence. La loge, qui était autrefois trop étroite, semblait vide, depuis que les éclats de rire et les chansons de Mousseline l’avaient désertée. Où chantait-elle? Où riait-elle, à présent, la folle Mousseline? Et riait-elle? Dans la loge de la rue Legendre, personne ne riait plus. Depuis trois semaines, Mousseline s’était enfuie.
Trois semaines avaient passé, lentes, cruelles. Un jour, ce fut le samedi, vingt-huitième d’avril. La mère Trébuc redoutait que parût enfin à son tour, sur l’éphéméride accroché près de la cheminée, le 28 fatal. C’est le 28 avril, en effet, que devait être célébré le mariage de mademoiselle Coupaud, locataire du troisième.
Quel crève-cœur pour la mère Trébuc! Elle n’était pas jalouse.
—Tant mieux pour cette petite! songeait-elle.
Mais elle songeait qu’elle ne verrait pas, qu’elle ne verrait jamais sa Mousseline chérie, vêtue de blanc et couronnée de fleurs d’oranger, descendre, au bras d’un beau garçon, les degrés de l’église Sainte-Marie, entre deux haies de badauds accourus.
Du seuil de la maison, la mère Trébuc vit mademoiselle Coupaud, au bras de son père, monter par l’allée centrale, les degrés de pierre couverts d’un tapis rouge. Mademoiselle Coupaud avait une couronne de fleurs d’oranger très discrète, très jolie, et deux fillettes soutenaient la traîne de sa jolie robe blanche. Un beau mariage. Le parvis était peuplé tout entier. Des autos stationnaient en file des deux côtés de l’église.
Le cœur gros, la mère Trébuc regardait, regardait.
—Ah! Ah!
Derrière elle, un violent ricanement retentissait.
Elle se retourna.
Sur le seuil de la maison voisine, la mère Chateplue, la matrone aux mamelles flasques, regardait la mère Trébuc d’un air insolent. Elle ricanait. Sa monstrueuse poitrine en était secouée dans tous les sens.
—Ah! ah!
La mère Trébuc rentra chez elle précipitamment.
Les coudes sur la table et les mains au visage, elle sanglotait encore quand, dix minutes plus tard, à l’heure du déjeuner, survint le père Trébuc, qui avait les yeux humides.
XLI
QUE ce fût parce que le goût lui manquait de faire de bonne cuisine après un coup si rude, ou par calcul de ménagère qui dans la pire détresse ne doit pas se permettre de négliger les intérêts du ménage, la mère Trébuc avait été bien avisée, en restreignant, depuis le départ de Mousseline, les dépenses journalières. A la fin du mois d’avril, elle constata que désormais elle ne pourrait plus mijoter de ces petits plats dont le père Trébuc aimait à humer le parfum, et que Mousseline déclarait chaque fois meilleurs que la fois précédente.
A la vérité, le père et la mère Trébuc souffraient trop du départ et de la faute de leur fille chérie, pour qu’un regret d’ordre matériel ajoutât vilainement à leur regret. Non. Dans ces difficultés que leur créa le problème de la vie chère, ils trouvèrent plutôt un sujet de plaintes qui les détournait de leur constant souci, en éludant les silences chargés d’angoisse des premiers jours qui suivirent le départ de Mousseline.
Évidemment, par un biais naturel, les plaintes qu’ils se communiquaient les ramenaient au chapitre de Mousseline. Eux qui jusqu’alors se gardaient de critiquer les locataires de la maison ou certains voisins, ils en venaient à examiner la conduite de ceux qui les avaient jugés, critiqués, et même réconfortés, car on ne les avait peut-être réconfortés que par hypocrisie, se disaient-ils. La douleur en effet ne rend pas bienveillant.
—Cette Mademoiselle Coupaud, disait le père Trébuc, on la regarde avec respect, maintenant qu’elle vient voir son père en taxi.
—Dame! répondait la mère Trébuc. Elle a de l’argent. Au jour d’aujourd’hui, il n’y a que ça qui compte.
—Dame! répliquait le père Trébuc. Tu peux être tranquille. Ce n’est pas cette fille-là qui aurait épousé un homme sans le sac. Elle sait y faire, celle-là.
Il se taisait, et la mère Trébuc ne répondait rien. Tous deux songeaient en même temps que leur fille, leur Mousseline qu’on avait jugée et condamnée, était du moins partie avec un homme sans le sou. Elle ne rêvait pas d’épouser un homme pour son argent, elle, leur Mousseline. Elle avait eu tort de se donner, elle était coupable certes, mais elle ne s’était pas vendue.
Comme s’il continuait leur conversation, le père Trébuc disait:
—Mademoiselle Coupaud, encore, elle s’est mariée. Le mariage couvre tout, et elle sera peut-être une épouse fidèle.
—Elle? tranchait la mère Trébuc. Qui a bu boira, mon pauvre Ernest, et bon chien chasse de race.
—N’empêche. Ça regarde son mari. Elle est mariée. Mais ce que je voulais dire...
Il baissa la voix.
—Je voulais parler de Mademoiselle Baquier. Celle-là, veux-tu que je te dise? C’est répugnant.
—Elle fait ça devant son père et sa mère, et ils trouvent ça très bien.
—L’argent n’a pas d’odeur.
—Et puis, un sénateur, ça flatte. Ce n’est pas n’importe qui.
—Oh! dit le père Trébuc, sénateur ou pas sénateur, c’est du pareil au même. Rappelle-toi, la Maman, pendant la guerre, ces officiers américains qui venaient faire la ribouldingue là-haut avec les deux sœurs. Les parents trouvaient déjà ça très bien.
—Y a longtemps qu’on n’a pas vu la plus jeune, remarqua la mère Trébuc.
—Je croyais qu’elle était en Algérie?
—On le disait. On m’a dit aussi que Monsieur Marsouet les a eues toutes les deux.
—Et ça critique les autres! exclama le père Trébuc.
La mère Trébuc se rapprocha.
—Et tu sais pas ce qu’on m’a dit? fit-elle.
—Non.
—On m’a dit comme ça que Monsieur Marsouet leur a fait faire une opération, pour qu’elles n’aient pas d’enfants.
—Voilà! conclut le père Trébuc. Et il faut être aux ordres de ces gens-là, et les saluer, et les respecter, et tout, quoi! Tout ça, parce qu’ils ont de l’argent.
—Dame!
Et un nouveau silence s’établissait. Le père et la mère Trébuc comparaient, et ne disaient plus rien. Ils n’osaient pas, peut-être. Aucun des deux n’osait prendre l’initiative d’absoudre tout haut Mousseline.
—Le bœuf a raugmenté de quatre sous, dit sans transition apparente la mère Trébuc.
—Oui, mais il y a des légumes maintenant. Avec l’été qui vient, ça sera moins cher.
—Faut attendre encore un peu, répliqua la mère Trébuc. Avant juillet, faut pas trop espérer.
—Oui, quand les riches seront à la campagne.
—Vivement que la maison soit vide! soupira la mère Trébuc.
XLII
COMME avril avait passé, mai passa. Dans la vie nouvelle qu’ils menaient sans leur fille, le père et la mère Trébuc avaient pris de nouvelles habitudes.
Toute douleur à la longue s’engourdissant, ils commençaient du moins à ne plus considérer sous des couleurs aussi sombres le coup de tête de Mousseline. C’est que, devant la révélation faite par mademoiselle Baudetrot, la sage-femme aux gestes brusques, ils avaient eu peur. Honte et peur à la fois.
Ils étaient toujours sans nouvelles de Mousseline, et Madame Loissel se prenait à s’avouer déconcertée, et voire inquiète. Au contraire, le père et la mère Trébuc éprouvaient une inquiétude moins lancinante.
—Puisque nous ne savons rien d’elle, songeaient-ils, elle n’est pas morte.
Et cette présomption, qui les rassurait, les aidait à supporter avec moins d’amertume que Mousseline s’entêtât à ne pas leur donner signe de vie. Ils en souffraient, mais ils ne s’étonnaient pas outre mesure du silence persistant de leur fille.
—C’est une Trébuc, avait dit son père: toute d’une pièce.
Ils souffraient davantage, à mesure que les jours coulaient, à la pensée que Mousseline, partie parce qu’on ne voulait pas lui laisser épouser son Rodolphe Jaulet, ne se mariait pas. Et ils attendaient, à défaut d’une lettre de repentir et de tendresse, une lettre de sommation respectueuse, formule admirable qui acquérait une importance de premier plan dans la bouche du père Trébuc. Mais ils ne recevaient rien, et le père Trébuc, sans le dire à sa femme, se mettait à craindre parfois que peut-être Rodolphe Jaulet, reculant en face de son devoir, n’eût abandonné Mousseline après lui avoir fait abandonner ses parents. Il lui avait fait abandonner aussi son bureau, où elle était estimée; mais le père Trébuc ne craignait rien de ce côté-là: Mousseline était travailleuse, et capable de trouver, dactylographe intelligente, dix places pour une. C’est l’autre question qui tracassait plutôt le père Trébuc. Néanmoins, il refoulait sa crainte, car il avait bien vu, au trouble du petit Rodolphe Jaulet, le soir de la demande en mariage, que ce garçon était épris de Mousseline.
—Tu te fais des idées, père Trébuc! se disait-il.
Ainsi la peur, que la révélation de la sage-femme leur avait causée, harcelait moins vivement les Trébuc. Quant à la honte des premières heures, qu’à force de regarder autour d’eux ils avaient fini par considérer, sinon vaine,—car ils demeuraient encore de leur siècle, comme disait monsieur Forderaire,—mais excessive, elle s’estompait, elle aussi, avec le temps.
Au reste, si l’on excepte madame Loissel, l’ancienne riche du premier étage qui était réduite à terminer sa vie dans une chambre de bonne au sixième, les gens semblaient ne plus se rappeler qu’ils eussent connu aux Trébuc une fille. Un homme moins scrupuleux que le père Trébuc s’en fût réjoui sans arrière-pensée. Lui cependant se demandait si cette indifférence des gens à l’endroit de Mousseline et des soucis du père Trébuc, ne masquait pas du mépris. Il ignorait en effet si la sage-femme n’avait pas jasé, bien qu’il l’eût toujours jusque-là tenue au-dessus de tout soupçon. Mais elle avait l’air tellement sévère, lorsqu’elle déclara, sans aucun égard, au père Trébuc, que la vie humaine est sacrée!
Le père et la mère Trébuc, dans leur détresse, éprouvèrent toutefois, à la fin de mai, un soulagement. En effet, un mardi, à midi, en rentrant de la maison de santé de Grenelle où elle exerçait tous les matins, mademoiselle Baudetrot ouvrit, avec sa brusquerie ordinaire, la porte de la loge et annonça qu’elle déménageait.
—Je vais à Lille, dit-elle, prendre la direction d’une maison d’accouchements. Il faut que j’y sois pour le début de juin.
Elle ajouta:
—Le propriétaire sera content: il pourra augmenter le prix de mon loyer.
—Nous vous regretterons, eut la présence d’esprit de répondre le père Trébuc, tant il était content, lui aussi.
—Dame! fit la mère Trébuc.
Pour la première fois depuis le départ de Mousseline, le père et la mère Trébuc se sentirent moins oppressés.
XLIII
L’APPARTEMENT de mademoiselle Baudetrot ne demeura pas libre plus de vingt-quatre heures. Le propriétaire n’y fit faire aucune réparation, aucune peinture, aucun nettoyage. A mademoiselle Baudetrot, sage-femme, succéda du jour au lendemain le docteur Aubenaille, et, sur le mur de la maison, à hauteur d’homme, près de la porte, la plaque d’émail bleu de l’une fut remplacée par la plaque de marbre noir de l’autre, qui se déclarait médecin spécialiste.
Grand, maigre, grisonnant, le regard insaisissable, le docteur Aubenaille était célibataire. Il convoqua des peintres, un tapissier, des électriciens, entreprit des travaux sérieux.
—J’installe un cabinet d’opérations, dit-il à la concierge.
On lui apporta des tables étincelantes de nickel, des appareils de forme étrange et dont on ne pouvait pas deviner à quoi il les destinait.
Il parlait peu, mais sans morgue.
—Il n’a rien de Monsieur Chaudroule, dit à son mari la mère Trébuc, qui n’aimait pas le professeur du deuxième, et qui l’aimait moins que jamais depuis que, pour un robinet de sa cuisine, il avait forcé la mère Trébuc à courir chez le gérant, le jour même que Mousseline disparut.
Mais le docteur Aubenaille ne ressemblait pas non plus à mademoiselle Baudetrot. Il n’avait pas de gestes brusques. Il était tout en douceur et courtoisie. En outre, il donnait souvent de menus pourboires à la mère Trébuc. Pendant la période d’installation de son appartement, il eut en effet souvent besoin de petits services, que la concierge lui rendait avec son obligeance habituelle.
—Un médecin, dit le père Trébuc, ça fait mieux qu’une sage-femme. Tu ne trouves pas?
Elle était toujours du même avis que lui.
—Une sage-femme, dit-il encore, je trouve, je ne sais pas pourquoi, que ça fait mauvais genre.
Pendant une quinzaine, les Trébuc ne furent à peu près occupés que de l’installation du docteur Aubenaille. On les interrogeait sur le nouveau locataire. La curiosité du quartier ramena dans la loge quelques personnes qui semblaient s’être détournées des Trébuc, depuis leur malheur. Chacun cherchait à savoir quel genre d’opérations ferait le docteur Aubenaille.
—Des opérations chirurgicales, disait le père Trébuc.
—Il est spécialiste, ajoutait la mère Trébuc.
L’après-midi, à cause du docteur Aubenaille, la mère Trébuc était plus souvent dérangée que du temps de mademoiselle Baudetrot. Inconnu dans le quartier, le médecin spécialiste avait néanmoins une clientèle nombreuse, de femmes surtout, dont la plupart étaient élégantes, qui arrivaient en voiture, demandaient à mi-voix «le docteur, s’il vous plaît», et gagnaient rapidement l’escalier dès que la mère Trébuc répondait:
—Troisième à gauche.
C’était pour la mère Trébuc une véritable distraction. Quand elle voyait entrer dans sa loge une jolie madame bien habillée, elle la regardait avec plaisir. Un jour, elle en vit une à qui elle eut envie de crier:
—Dieu! que vous êtes belle, Madame!
Celle-là ressemblait à Mousseline. La mère Trébuc, empressée, avait répondu seulement:
—Au troisième à gauche.
Mais elle accompagna la jolie malade jusqu’à la porte de l’escalier, qu’elle lui ouvrit: de quoi la jolie malade parut fort mécontente.
—Dommage! songea la mère Trébuc. Ces femmes de riches, ça méprise les autres. Ça ne mérite pas d’être jolies.
Elle fit le geste de chasser une pensée importune, et elle se demanda, comme elle se le demandait pour chaque cliente du docteur Aubenaille, ce que pouvait bien être cette femme-là. C’était sa distraction de l’après-midi.
Le soir, elle en causait avec le père Trébuc. Ils échappaient ainsi aux silences dangereux. Quand la mère Trébuc se plaignit de la petite vexation que lui avait faite la jolie malade qui ressemblait à Mousseline,—détail qu’elle ne rapporta pas:
—Que veux-tu? répondit le père Trébuc. Ça se fait pas, peut-être?
Et, un peu plus tard, il observa qu’il avait eu raison sans doute. Car, pendant qu’ils étaient à table, le docteur Aubenaille, qui dînait en ville presque tous les soirs, entra dans la loge, et, après s’être excusé d’interrompre le repas des Trébuc:
—Madame, fit-il, je ne sais pas si je vous l’ai dit, je ne crois pas, mais il faut que je vous dise que, si jamais quelqu’un, homme ou femme, venait vous questionner sur les clients que je reçois, vous ne devez répondre qu’une chose: adressez-vous au docteur. Vous comprenez, vous et moi, nous sommes tenus au secret.
—Le secret professionnel, précisa le père Trébuc, qui approuvait de la tête.
—Parfaitement, dit le médecin. Vous avez compris, je compte donc sur vous, et encore une fois excusez-moi.
Et il glissa dans la main de la mère Trébuc un billet.
—Cent francs, annonça-t-elle, quand il fut sorti.
—Tu vois, dit le père Trébuc, je m’étais pas trompé: ce que tu as fait cette après-midi, ça se fait pas.
XLIV
ET le mois de juin aussi s’écoula, morne, lent, vide, car toute nouveauté s’émousse, et l’habitude eut vite intégré dans le train ordinaire de l’existence des Trébuc, concierges, la maigre distraction que leur avait procurée l’arrivée du docteur Aubenaille. Mousseline n’était pas revenue. Mousseline n’avait pas écrit.
Et juillet à son heure apparut. Les Trébuc l’attendaient. Certains pour un mois, certains pour deux, les locataires se disposaient à quitter Paris, qui vers la campagne, qui vers le bord de la mer. Chaque année, le père Trébuc aidait à descendre les malles.
—Et vous, père Trébuc, lui disait-on, vous ne partez pas?
—Pas cette année, non, répondait-il. L’an prochain, peut-être.
Il avait toujours espéré pouvoir conduire, une année ou l’autre, à Portrieux, dans son pays où ni lui ni sa femme n’avait plus de famille, leur Mousseline. Ils étaient toujours restés à Paris, rue Legendre et square des Batignolles. Mais les vacances que les locataires prenaient étaient, du même coup, des vacances pour les concierges. Pendant les mois d’été, on ne nettoyait le grand escalier qu’une fois par semaine. La mère Trébuc se reposait.
Le père Trébuc, lui, dans son jardin peuplé d’enfants pâles, flânait à l’ombre des arbres vite jaunis par le soleil, et rêvait à ses souvenirs des pays chauds. Le soir, il mettait un morceau de glace dans son verre de vermout-cassis, et, après le dîner, il tirait une chaise de la loge, s’installait devant la porte, sur le trottoir, et fumait sa pipe en lisant le Journal. Quand la vaisselle était enfin lavée, la mère Trébuc venait s’asseoir à côté de lui.
Cette année-là plus que les autres, les Trébuc virent avec satisfaction s’en aller leurs locataires. Des maisons voisines, les locataires s’en allaient également. Chaque matin, des taxis et des omnibus de gare enlevaient voyageurs et bagages.
—Il n’y aura plus à Paris que les vrais Parisiens, disaient ceux qui ne partaient pas.
—On sera entre soi, répondait le père Trébuc.
Il songeait bien pourtant qu’il n’aurait ni la joie de l’apéritif qu’un morceau de glace rend délicieusement frais, puisqu’il n’allait plus au café, ni celle de la soirée qu’on passe sur le trottoir, à fumer une bonne pipe. Se risquerait-il, en effet, cette année-là, à s’asseoir devant la maison, quand, depuis déjà trois mois, il fuyait tout le monde?
Les Baquier eurent un départ magnifique. Ils allaient à Trouville: les parents, la cuisinière, la femme de chambre et la Choute par le train, et Mademoiselle en auto, avec monsieur Marsouet.
Le père Trébuc ferma la portière de la voiture.
—Au revoir, père Trébuc!
—Bon voyage, Monsieur le Sénateur.
—Au revoir, père Trébuc!
—Bon voyage, Mademoiselle.
L’auto démarra. Le père Trébuc la suivit du regard. Il songeait:
—Pourquoi qu’elle se fait pas appeler Madame, Mademoiselle Baquier?
Madame Loissel ne partait pas. Monsieur Daix, qui n’avait droit qu’à un mois de vacances, devait les prendre en août. Le docteur Aubenaille ne parlait pas de s’en aller. Quant aux autres locataires, ils étaient tous partis pour le dix.
Il commençait à faire chaud, chaud comme il ne fait chaud qu’à Paris, où l’air devient irrespirable dès que le soleil brille durant trois jours de suite.
Dans la loge, où une tenue stricte était moins indispensable, le père Trébuc demeurait en manches de chemise. Pour son service au square, il enfilait un pantalon de treillis blanc, qu’il repassait lui-même, tous les matins. Le soir, il n’osait pas s’asseoir devant la maison, comme la plupart des concierges du quartier: il craignait qu’une apostrophe de la mère Chateplue, qui buvait plus que jamais à cause de la chaleur, ne l’obligeât à répondre, et ne provoquât un esclandre. Et puis, de voir le petit café du coin de la rue Boursault, où fréquentaient les gens qu’il connaissait, lui donnait des tentations.
Déjà Letuigne, son camarade préféré de la manille, mais le plus irrégulier, avait essayé de l’entraîner.
—Tu es bête, lui avait-il dit. Et pourquoi?
—Pour rien.
Le père Trébuc avait résisté, sans trop savoir pourquoi d’ailleurs. Était-ce encore, toujours, par orgueil? Mais quel orgueil pouvait garder le père Trébuc?
XLV
MONSIEUR Daix, le mutilé du cinquième dont madame Loissel avait fait rêver les Trébuc pour leur Mousseline, était un homme qui ne cherchait pas à se pousser au premier rang. Revenu de la guerre avec un seul bras, il portait sans arrogance à la boutonnière de son veston un mince ruban jaune liséré de vert.
Le père Trébuc, qui avait eu sa médaille à l’ancienneté, admirait que monsieur Daix l’eût tout jeune gagnée autrement. Mais aux félicitations, un peu gauches, que le vieux marsouin essayait un jour de lui exprimer, monsieur Daix s’était contenté de répondre en agitant la manche vide de son veston.
—Il est trop modeste, avait songé le père Trébuc.
Modeste, le jeune homme savait qu’après la guerre on considérait de tels rubans beaucoup moins comme un emblème de sacrifice que comme un insigne d’infirmité. C’est une nuance qui échappait au père Trébuc. Quand le père Trébuc se rappela, plus tard, que monsieur Daix avait dit, en parlant du départ de Mousseline, que ça devait arriver:
—Il n’est pas modeste, songea-t-il. Il est fier.
Monsieur Daix en effet n’avait pas éprouvé le besoin d’offrir au père ou à la mère Trébuc ses condoléances. Loin de prendre cette réserve pour de la politesse, le père Trébuc la tint d’abord du mépris et, ensuite, de la fatuité.
Oui, à mesure que le temps estompait sa douleur et sa honte, le père Trébuc condamnait moins sévèrement sa fille, s’accusait lui-même moins durement d’avoir manqué de vigilance, acceptait les excuses que monsieur Marsouet, monsieur Forderaire, Letuigne, Deraque, et d’autres, lui avaient proposées pour le réconforter, accusait à son tour les mœurs générales de l’après-guerre, et s’avouait à part soi moins coupable qu’il n’avait cru l’être au début. Et tant, qu’en juillet, à force de remarquer davantage l’attitude réservée de monsieur Daix, parce que, dans la maison déserte, le mutilé du cinquième passait moins inaperçu, le père Trébuc finit par s’avouer que le grand coupable était justement monsieur Daix.
Pensée noire. Depuis le départ de Mousseline, le père Trébuc avait roulé dans sa tête inquiète beaucoup de pensées noires. Il regardait autour de lui. Monsieur Forderaire et d’autres lui avaient ouvert les yeux. Il comparait, il jugeait. Et quant à ce monsieur Daix si fier, le père Trébuc estimait enfin qu’un employé de banque ne s’abaisserait pas en épousant une dactylographe pauvre, mais honnête.
—Honnête, certainement, affirmait le père Trébuc.
Qui prouvait que Mousseline, éprise peut-être de ce monsieur Daix si fier, n’eût pas écouté Rodolphe Jaulet par dépit et rage d’être méconnue et dédaignée?
—Mais voilà! se disait une fois de plus le père Trébuc: nous sommes pauvres. Les Trébuc sont pauvres. Ça, ça ne se pardonne pas.
Est-ce que sa pauvreté,—car elle n’était pas riche, mademoiselle Coupaud,—avait empêché mademoiselle Coupaud de trouver un homme riche qui daignât l’épouser? Cette fille pourtant se donnait des allures peu rassurantes. On avait jasé sur elle dans le quartier, et le fait est que...
—Mais il ne faut pas se fier aux apparences, songeait le père Trébuc au mois de juillet, ni condamner les gens trop vite.
La première quinzaine de juillet était chaude. L’été s’annonçait ardent. Les Parisiens se hâtaient de fuir la ville, qui devenait inhabitable. Aux approches du 14, les maisons désertées se faisaient de plus en plus nombreuses. Que de volets clos à toutes les façades!
—Si ça continue, disait le père Trébuc à sa femme, il n’y restera plus que les concierges.
Et il se lançait dans une nouvelle diatribe contre les riches à qui tout est permis.
Mais la mère Trébuc avait moins d’aigreur.
—Te plains pas, répondait-elle. Qu’ils s’en aillent tous! La vie sera moins chère.
XLVI
LE 14 juillet, à titre d’exception, et parce que ses amis de la manille abandonnée insistèrent avec tant de bonne grâce, le père Trébuc consentit à les suivre au petit café du coin de la rue Boursault. Ils étaient allés tous ensemble l’attendre à la sortis du square.
—Tu ne peux pas refuser, dit Potonnot.
—Tu nous offenserais, ajouta Deraque.
Et Brouchon:
—Un jour comme aujourd’hui!
Le père Trébuc résistait.
Savaient-ils pourquoi le père Trébuc hésitait à les suivre? Comme ils le sentaient néanmoins près d’accepter, comme il leur déclarait qu’il n’acceptait qu’à titre d’exception, comme ils se flattaient de l’avoir décidé, Potonnot, parlant au nom de tous, lâcha l’argument définitif:
—Trébuc, tiens-toi bien. Nous avons une grande nouvelle à t’apprendre: la mère Chateplue est morte.
—Non!
—Si.
—Je l’ai encore vue à midi!
—Un coup de sang.
—La chaleur.
—Et la boisson.
—Pas possible!
—Tombée raide dans la rue, en traversant pour aller au café.
Le père Trébuc se réjouit. Il n’avait plus aucune raison d’hésiter. Il suivit ses camarades.
Il s’était déjà promis de ne prendre qu’un vermout-cassis, son vieil apéritif oublié, avec un morceau de glace, et de ne pas toucher aux cartes. Mais une fois installé, ravi par la fraîcheur délicieuse du vieil apéritif qu’il retrouvait, entraîné par la véritable joie que lui causait la mort subite de cette chipie de mère Chateplue, ragaillardi par l’atmosphère tout amicale du petit café, il se leva machinalement, quand la première partie fut jouée, pour s’asseoir à la place de Letuigne que le sort désignait.
Comme jadis, il gagna. Il gagna trois francs soixante-quinze, qu’il empocha sans hâte. Au moment de ramasser les pièces déposées sur le tapis, il lui souvint en effet à quoi jadis ses gains étaient destinés: au mariage de Mousseline. Une ombre lui gâta le plaisir innocent de cette soirée organisée pour lui par ses camarades. Mais, ses camarades, contents de le revoir au milieu d’eux, dissipèrent l’ombre fâcheuse.
—Potonnot! dit soudain le père Trébuc. Et ta promesse?
—Quelle promesse?
—Ton fameux pernod, que tu fabriquais toi-même, et que tu devais me faire goûter.
—Quand tu voudras, Trébuc.
—Tu en as?
—Demande aux copains.
—Et c’est du vrai?
—Du vrai, répondirent Chauchet et Deraque.
—J’en veux.
—A une condition, objecta Potonnot.
—Laquelle?
—Que tu reviendras pour la manille demain, et les autres jours, comme avant.
Le père Trébuc hésita.
—Non, dit-il, pas de condition.
—Alors, pas de pernod. Choisis.
—Je verrai, conclut le père Trébuc.
Ils se séparèrent. Mains étreintes à droite et à gauche, bonsoir et bon appétit distribués, une chaise qui se renverse et tombe: la soirée était finie.
—Au revoir, père Trébuc, dit le patron qui rinçait deux verres à la fois.
—Au revoir, répondit machinalement le père Trébuc.
Dehors, la rue Legendre, où une brise étouffante soufflait du pont, était à peu près vide. En la traversant, le père Trébuc songea que, quelques heures auparavant, en la traversant aussi, au même endroit peut-être, la mère Chateplue était morte.
—On pourra s’asseoir devant la maison, se dit-il, et respirer à son aise.
Il regarda sa maison. Trois immeubles de six étages, se dressent rue Legendre, entre la rue Boursault et le pont, du côté des numéros pairs: près du pont, la maison de la mère Chateplue; près de la rue Boursault, celle d’une veuve de guerre dont on ne peut rien dire; et au milieu, celle de la mère Trébuc.
A la fenêtre du rez-de-chaussée, qui était ouverte, la mère Trébuc regardait venir vers elle son mari, qu’elle avait vu sortir du café. Le père Trébuc se redressa.
XLVII
JUILLET s’acheva. Août passa. La fin de juillet avait été moins belle. Août ne fut guère meilleur. Sous un ciel souvent chargé de nuages, Paris reçut de la pluie par journées entières.
Sans nouvelles de Mousseline, qui s’obstinait, en vraie Trébuc, à ne pas demander son pardon, les Trébuc menaient leur morne existence quotidienne, sans soucis matériels excessifs.
Comme l’avait prévu la mère Trébuc, la vie était un peu moins chère. Un peu seulement, mais assez pour que la mère Trébuc pût arriver à joindre les deux bouts en n’imposant pas à son mari de trop cruelles privations. Elle songeait cependant que cette période de répit que sont les mois de vacances pour les ménages de petites ressources, ne serait pas éternelle, et que, malgré les espoirs que chacun nourrissait d’un avenir plus clément, la mauvaise saison des prix qui montent reparaîtrait en même temps que les Parisiens revenus.
—Et en hiver? se disait la mère Trébuc. Comment ferons-nous?
C’est alors surtout que, pratiquement, l’absence de Mousseline serait sensible. Faudrait-il priver le père Trébuc d’un peu plus de viande, même frigorifiée, quand il n’en mangeait déjà pas outre mesure, ou de son vin rouge? Mais il avait besoin de son vin et de sa viande pour affronter les rigueurs de l’hiver, sous la bise glacée du square des Batignolles.
La mère Trébuc songeait parfois au magot que son mari avait amassé, pour le mariage de Mousseline, avec les gains de ses manilles. Le magot ne servirait sans doute jamais au mariage de Mousseline, hélas. Toutefois, si la mère Trébuc ne projetait pas de l’entamer en cas d’urgence, car on ne sait pas ce que l’avenir réserve à un chacun, elle pensait que le père Trébuc pourrait lui remettre les gains qu’il réalisait de nouveau chaque soir, au lieu d’en grossir inutilement le magot sans emploi certain.
Car le père Trébuc avait succombé aux invitations de ses camarades, et repris sa place à la manille de chaque soir. On n’entendait plus, dans la salle enfumée du petit café de la rue Boursault, les monologues poissards de la mère Chateplue, matrone à la poitrine monstrueuse, mais on y entendait, comme par le passé, de temps en temps, la voix triomphante du père Trébuc qui annonçait:
—Je coupe, et atout!
Il semblait que le père Trébuc eût moins de circonspection qu’autrefois dans ses propos. Il lui échappait souvent, en plein café, des opinions hardies et d’irrespectueuses apostrophes. Les jours de pluie, par exemple, si quelqu’un maugréait contre le mauvais temps ou se plaignait des fichus étés que nous avons en France à présent,—l’avez-vous remarqué?—le père Trébuc affichait un contentement parfait. Il riait, disait:
—Tant mieux!
Et il commençait une vigoureuse apologie pour le mauvais temps qui vengeait les pauvres,—et il disait quelquefois: les prolétaires, car il aimait les mots emphatiques dont le sens est obscur,—et il jubilait parce qu’il y a une justice ici-bas et qu’à la campagne et au bord de la mer où ne vont pas les pauvres, dans leurs villas, leurs châteaux et leurs palaces, les riches pouvaient constater que leur argent ne leur permet pas tout.
—Sacré père Trébuc! disait-on en lui tapant sur l’épaule.
Il voyait qu’on l’écoutait. Il se rappelait qu’autrefois aussi on l’écoutait, autrefois, avant 1914, quand il racontait ses campagnes, décrivait les mœurs des Chinois, ou parlait de la reine Ranavalo et du colonel Gallieni. La guerre, en éclipsant ses guerres, lui avait enlevé son prestige. Longtemps, il s’était tu, gardant pour lui ses souvenirs, par discrétion, par convenance. Et voilà que derechef on l’écoutait quand il se mettait à parler. On faisait cercle autour de lui. Et il prenait là une petite revanche, sans plus s’inquiéter ni de convenance ni de discrétion.
—Sacré père Trébuc! disait-on en souriant.
XLVIII
LE mauvais temps ramena maints Parisiens plus tôt que de coutume. Le père Trébuc les regardait revenir, et débarquer de leurs taxis ou de leurs omnibus de gare, avec un air de commisération goguenarde qu’il n’aurait jamais eu l’année précédente.
Dès le début de septembre, deux de ses locataires revinrent: les Mujol, ce couple peu sympathique dont le misérable Rodolphe Jaulet avait été le pensionnaire, et les Versu, autre couple de vieillards peu sympathiques, assez distants, et sur qui l’on ne glosait du reste pas dans le quartier.
Monsieur Daix aussi revint, avec son attitude réservée qui ne trompait pas le père Trébuc.
—Il n’a pas de quoi être si fier! songeait le père Trébuc. Sa médaille! Sa médaille! Il l’a eue parce qu’il a perdu son bras. Ça ne prouve pas qu’il était un héros. Il y en a qui ont été blessés, mutilés, et décorés de la médaille militaire, en fichant le camp au cours d’une attaque. Potonnot en connaît un comme ça. Même que celui-là fut blessé par son capitaine, qui lui tira dessus parce qu’il se sauvait. Ainsi!
Le père Trébuc était bien changé. Rares, très rares, ceux que sa critique en éveil épargnait. Il ne respectait plus aveuglément les personnes qu’il avait jadis portées aux nues. Même sur madame Loissel, sur la brave madame Loissel ruinée, qui vivait avec dignité dans la chambre de son ancienne cuisinière, au sixième, il trouvait à faire au moins des restrictions.
—De quoi qu’elle se mêlait, celle-là? songeait-il. Est-ce que nous pensions, nous, que son Monsieur Daix pourrait épouser notre Mousseline? Elle en avait plein la bouche de son Monsieur Daix. Sûr que, sans elle et toutes ses histoires, j’aurais jamais pensé à ce garçon pour ma fille, et j’aurais peut-être pas refusé le petit musicien des Mujol, et j’aurais encore ma fille.
A ses diatribes, la mère Trébuc ne répondait rien. Elle comprenait que son mari était malheureux. Elle était malheureuse. Que pouvait-elle répondre? Elle avait accoutumé, depuis toujours, de ne pas le contredire. Elle lui laissait volontiers cette chétive joie.
Mais le père Trébuc éprouva une joie profonde, le 6 septembre, un jeudi.
Le 6 septembre, il y eut en effet un scandale dans la maison, un scandale où le père Trébuc n’était pas en cause, et plus grave que celui qui l’avait frappé.
Depuis deux ou trois jours, il s’en souvint par la suite, il avait remarqué que le docteur Aubenaille, qui n’habitait dans la maison que depuis trois mois, qui ne s’était pas absenté pendant les vacances, et qui avait reçu une clientèle moins nombreuse, mais toujours aussi choisie, de femmes presque toutes fort élégantes, paraissait inquiet ou souffrant.
—Je comprends! dit le père Trébuc, le 6 septembre.
Tout le monde comprit: le docteur Aubenaille, médecin spécialiste qui soignait une majorité de jolies malades, fut arrêté, emmené, et mis en prison.
Le lendemain, le père Trébuc lut avidement la colonne entière que le Journal consacrait aux soins spéciaux que les jolies malades sollicitaient du médecin complaisant. Un portrait occupait le milieu de la page. Le père Trébuc trouva qu’il ressemblait mal au docteur Aubenaille.
Le père Trébuc, et sa femme avec lui, fut interrogé par des journalistes polis, jeunes, indiscrets, et enfin encombrants, qui lui prêtèrent des propos qu’il ne reconnut pas, quand il les lut dans leurs journaux. Et il fut félicité par ses amis, le soir, à l’heure de la manille.
—C’était un beau coco, ton médecin! lui dit-on.
—Je m’en doutais, répondit-il. Je l’avais à l’œil.
—Paraît qu’il gagnait tout ce qu’il voulait.
—Dame! Les femmes de la haute, ça a des amants qui casquent sans grogner, lorsqu’ils ont fait des bêtises.
Et le père Trébuc ajoutait:
—En voilà un qui ne pensait pas que la vie humaine, c’est sacré!
Mais lui seul pouvait saisir le sens complet de son exclamation.
XLIX
LE scandale du docteur Aubenaille alimenta les conversations du quartier de l’église Sainte-Marie pendant plusieurs jours. Le père Trébuc fut l’objet de maintes et maintes questions. Il redevenait un homme qu’on ne méprise pas quand il passe. On avait besoin de lui. Il détenait peut-être des secrets croustilleux qu’il ne révélait pas aux indifférents. On le salua beaucoup pendant quelques jours.
L’intérêt n’était pas encore éteint, et la curiosité pas encore rassasiée, lorsque revinrent de Trouville, le 15 septembre, les Baquier, père, mère, fille, cuisinière, femme de chambre, et petite chienne, en deux taxis. Ce fut un retour magnifique, bien que monsieur Marsouet y manquât: un stupide accident de la rue, où sa limousine eut un garde-boue défoncé, l’obligea d’arriver rue Legendre, en simple taxi également, quand la famille était déjà rentrée.
Ces choses furent répétées au père Trébuc, dès midi, par sa femme. Mais il les avait apprises un peu plus tôt par mademoiselle Jeanne, femme de chambre des Baquier, dont le premier soin fut de conduire la Choute de sa maîtresse au square des Batignolles.
Depuis le départ de Mousseline, qui semblait lui conférer on ne sait quels droits, mademoiselle Jeanne n’avait pas eu à l’égard des Trébuc une conduite bien relevée. Mais deux mois d’absence suffisent à transformer les pires sentiments, comme les meilleurs. Et mademoiselle Jeanne, tenant en laisse la Choute qui sauta tout de suite aux jambes du concierge, aborda le père Trébuc, près du kiosque à musique, avec son sourire le plus large, le plus gracieux, le plus désarmant. Que n’avait-elle pas, en effet, d’inattendu à apprendre au père Trébuc?
Les salutations à peine échangées, le père Trébuc crut qu’il ne pourrait pas demeurer plus longtemps debout. Des yeux, il cherchait un banc, comme s’il était près de défaillir. Mademoiselle Jeanne, sans détours, lui disait:
—Vous ne savez pas, père Trébuc? Nous avons vu votre fille. Oui, avec un vieux Monsieur très chic, dans une talbot tout ce qu’il y a de riche, au moins une quarante hachepés de soixante mille que disait Monsieur Marsouet.
Le père Trébuc était abasourdi.
—C’est Mademoiselle qui l’a reconnue, conta mademoiselle Jeanne, à Deauville, le jour du grand prix. Elle était jolie comme tout, à ce qu’il paraît, et chic, et tout! Même que Mademoiselle disait qu’elle avait été vite, mademoiselle Mousseline.
Et mademoiselle Jeanne ajouta, baissant la voix par précaution:
—Voulez-vous que je vous dise? Mademoiselle était jalouse, parce que Monsieur Marsouet disait comme ça que c’était un beau brin de fille, votre fille, bien entendu.
Le père Trébuc souriait des yeux. Il se retint pour ne pas embrasser mademoiselle Jeanne, une bonne fille, elle, tout de même, songeait-il. Bonne fille, certes, qui n’était pas jalouse et qui oubliait les réprimandes que le père Trébuc ne lui avait pas ménagées, à cause de ses frasques nocturnes. Car elle lui dit encore:
—Dites, père Trébuc, si Mademoiselle Mousseline a besoin d’une femme de chambre, vous me recommanderez à elle, pas? Vous savez, je suis dévouée, et plus sérieuse que j’en ai l’air dans mon service. Et j’aimerais mieux servir Mademoiselle Mousseline que Mademoiselle Baquier, parce que, vous savez, Mademoiselle Baquier, entre nous, c’est une belle vache.
Mais la Choute, tirant sur sa laisse, entraîna Mademoiselle Jeanne. Ainsi le père Trébuc put-il dissimuler son émotion.
Il pensait que midi ne sonnerait jamais. Il avait hâte de porter l’étourdissante nouvelle à sa femme. Mais quand il rentra, pour le déjeuner, elle la connaissait aussi, par monsieur Marsouet, qui l’avait félicitée.
—Je m’offre un pernod, s’écria le père Trébuc.
Le père Trébuc, l’ayant jugé véritable, s’était fabriqué du pernod selon la formule de son camarade. Tous les soirs, après la manille et le vermout-cassis insignifiant, il s’en préparait un, chez lui, dévotement, comme faisaient les amateurs, avant la guerre, dans tous les cafés de France.
Ce jour-là, par exception, le père Trébuc s’en prépara un à midi. Il était trop ému.
L
LES bonnes nouvelles se répandent aussi promptement que les mauvaises. Il ne fallut pas longtemps pour que tout le quartier de l’église Sainte-Marie connût l’heureuse fortune de la petite Mousseline, fille du père Trébuc, gardien du square des Batignolles, et de la mère Trébuc, concierge rue Legendre, près du pont. L’intérêt des gens du quartier s’était porté sur les Trébuc à cause du scandale du docteur Aubenaille. Il s’y fixa, plus précis, à cause du succès prodigieux de la petite Mousseline. Car, naturellement, le succès de Mousseline, grossi de bouche en bouche, devint prodigieux. Naturellement aussi, au dire des gens, il ne surprit personne.
—Une si jolie fille!
—Si distinguée!
On estimait que la petite Mousseline ne méritait pas moins. On ne savait pas au juste si elle était mariée ou si elle ne l’était pas. Mais, même pour ceux qui ne supposaient pas qu’elle fût mariée, la fille des Trébuc récoltait, enfin, après assez d’épreuves, les fruits légitimes de sa persévérance et de son honnêteté.
—Ces Trébuc, disait-on seulement, comme ils sont cachottiers!
—Ce sont de braves gens, rectifiait un autre: des modestes, voilà tout, qui ne veulent pas éblouir de leur bonheur le pauvre monde.
Déjà l’on expliquait de cette façon les allures plus dégagées, plus libres, et voire parfois hardies, que le père Trébuc avait prises depuis quelque temps. Et si un jaloux se montrait étonné ou que Mousseline ne vînt pas chez ses parents ou que les Trébuc demeurassent concierges, on lui répondait:
—Je vous répète qu’ils ont du tact. Mais, un jour, vous verrez, ils s’en iront sans tambour ni trompette, pour aller vivre avec leur fille, et ils auront des domestiques, et une auto, et tout le diable et son train.
A preuve, on citait le témoignage de mademoiselle Jeanne, femme de chambre des Baquier, qui avait demandé de servir comme femme de chambre chez mademoiselle Trébuc.
Le père Trébuc laissait dire. Des propos flatteurs lui revenaient aux oreilles. On n’osait pas lui poser des questions trop directes, car il souriait d’un air malin en regardant les gens. Il souriait, ce qui était un aveu délicat. Au reste, chacun pouvait observer que, depuis le mois de juillet, le père Trébuc paraissait moins vieux, moins voûté, plus allègre. Dans le petit café du coin de la rue Boursault, où il buvait plus que de coutume, ne se contentant pas comme autrefois de son classique vermout-cassis, qu’il faisait suivre d’un picon-citron ou d’un deloso-suze, bien qu’il se préparât en outre, chez lui, avant chaque repas, un solide pernod, il pérorait pour toute la salle à l’occasion du moindre événement. Une telle attitude en dévoilait plus que le père Trébuc n’en voulait avouer.
On ne parlait plus guère dans le quartier du scandale récent causé par l’arrestation du docteur Aubenaille. Le succès de mademoiselle Trébuc occupait davantage les esprits. Et il n’était presque personne qui rappelât ou se rappelât que, six mois auparavant, la petite Trébuc avait disparu, de manière assez mystérieuse, en compagnie d’un blanc-bec de violoniste. Pour beaucoup, le père et la mère Trébuc cessèrent d’être le père Trébuc et la mère Trébuc. Mademoiselle Jeanne fut l’une des premières à dire désormais Monsieur Trébuc.
Le père Trébuc souriait. Évidemment, lorsqu’il était seul avec sa femme, tête à tête dans la loge, et que, commentant la situation, qui était troublante, il rêvait tout haut en dégustant son pernod, il se plaignait encore que Mousseline continuât de ne pas donner signe de vie à ses parents. Mais ses rêves l’emportaient, et il pensait que Mousseline préparait en secret un grand coup, qu’elle ne reviendrait qu’au moment où tout serait prêt, et qu’ils auraient alors, et enfin, le père et la mère Trébuc, qui avaient tant souffert, leur revanche et leur récompense.
—Tu verras, disait-il, tu verras. Tu ne crois pas?
—Dame! répondait la mère Trébuc.
Elle ne demandait qu’à le croire, car il est bon de rêver.
Que sur ces entrefaites vînt à passer devant la loge monsieur Daix, le mutilé du cinquième, avec la manche de son veston ballante:
—Non, mais, disait le père Trébuc sans baisser la voix, regarde-moi ce nicodème!
Et, de son geste familier, il touchait, sans en avoir l’air, les trois médailles qui paraient sa tunique, ou, s’il n’était pas en uniforme, la place des trois médailles sur sa poitrine.
LI
IL en était venu là, le père Trébuc, après six longs mois de douleur, de honte, de regrets, et de réflexions, lui jadis si sévère, si strict, qu’il ne tenait plus indispensable que sa Mousseline fût mariée pour mériter le respect du monde et l’approbation de son père. Il en était venu là, lui, le vieux soldat nourri d’honneur et de devoir, qu’il ne condamnait plus ceux qui dédaignent tout pourvu qu’ils soient heureux.
Ce quartier des Batignolles, qu’il avait aimé d’emblée pour l’air de paix provinciale qu’on y respire, il n’avait pas su y voir tout de suite ce qui s’y cache de vie secrète. Ou, s’il le vit, il se sentait hiérarchiquement trop bas placé pour le juger et, à plus forte raison, pour le condamner. Mais, depuis le départ de Mousseline, depuis que, si l’on peut dire, tout avait chaviré dans le cœur du père Trébuc, le père Trébuc avait regardé, avait vu, avait pesé, et n’avait pas condamné. Le malheur ne rend pas bienveillant, mais il porte à l’indulgence.
Ce quartier si paisible des Batignolles, si bourgeois, si correct, il est singulier. Sous des apparences de vertu tranquille, il n’y a pas de maison qui n’abrite au moins une femme entretenue. Sans éclat, sans impudeur, la prostitution y a un caractère irréprochable. On rencontre dans la rue une femme; elle baisse les yeux; à sa mise, on la prend pour une mère de famille ou une épouse de fonctionnaire, de fortune médiocre; souvent, elle l’est; souvent, saluée bas par les fournisseurs, et vivant seule ou avec ses parents, fille ou veuve, elle reçoit chez elle, un certain nombre de fois par semaine, à jour fixe, pendant quelques heures, un homme, toujours le même, dont elle vit. Tant de discrétion couvre ces amours clandestines qu’on peut s’y méprendre. Mais comment crier à l’abomination de la désolation? Il ne manque pas de ménages officiels qui soient moins propres.
Longtemps, le père Trébuc avait jugé sévèrement les Baquier, qui vivaient, père mère, et fille, de monsieur Marsouet, sénateur, et par ailleurs marié. Mais il avait bien dû s’apercevoir que nul ne faisait grise mine à ses locataires et que, dans la plupart des maisons du quartier, les familles Baquier n’étaient pas rares. Puis il avait appris à ses dépens que, somme toute, la terrible faute commise par sa fille Mousseline, mal connue, gardée secrète, lui avait paru de beaucoup plus terrible à lui qu’aux autres. Il s’en était exagéré la gravité, et il avait fini par le comprendre, comme il avait fini par comprendre qu’à vouloir être plus royaliste que le roi, il faisait métier de dupe. Où allait la considération? A ceux qui ont de l’argent. Le respect, l’envie, les coups de chapeau, les courbettes? Aux mêmes. Et l’indifférence, sinon le mépris? Aux autres. N’y a-t-il pas là de quoi tenter un honnête homme, quand il est pauvre? Et qui lui jettera la pierre, lorsque la vie est si difficile, lorsque le pain se vend plus d’un franc le kilo, lorsque les vieux serviteurs du pays touchent un salaire dérisoire, lorsqu’il suffit enfin qu’une fille soit jolie pour que ses parents vivent, heureux, estimés, dans l’aisance?
Mousseline pouvait revenir, mariée ou non, pourvu qu’elle revînt. Le père Trébuc ne souhaitait pas autre chose. Il avait trop souffert. Si du moins il souhaitait, ou ne refusait pas autre chose, il sentait autour de lui que nul ne lui jetterait la pierre. Il sentait déjà qu’on l’enviait parce qu’on savait que sa fille n’était plus une simple dactylographe. Et que devait-il penser, ce jour que, dans son square des Batignolles, vers la mi-octobre, il vit venir à lui monsieur Marsouet, l’amant de mademoiselle Baquier, qui le cherchait?
Le sénateur n’y alla point par quatre chemins. En avalant ses petites phrases comme d’habitude, il dit:
—Père Trébuc, je voulais vous dire. Seul à seul. D’homme à homme. Vous comprenez? Je vous aime beaucoup, père Trébuc. Votre fille, quand vous la verrez, si elle est libre, si elle veut, eh bien! elle me plaît beaucoup. Voilà. Au revoir, père Trébuc.
Et le sénateur tendit une main cordiale au gardien du square des Batignolles, puis, s’éloigna rapidement, pour retrouver sans doute mademoiselle Baquier.
Un an plus tôt, le père Trébuc en fût devenu cramoisi. Et de quel geste n’eût-il pas été capable?
Il fut certes ému. Mais il songea:
—Un sénateur? Oui, bien sûr, si elle n’a pas mieux.
LII
CEPENDANT octobre avait passé, comme les autres mois. Novembre se déroulait, et les Trébuc étaient toujours sans nouvelles de leur fille. Et comment s’en procurer? Quand on leur parlait de Mousseline, ils affectaient une profonde réserve, pour donner à croire qu’ils préféraient se taire. En réalité, ils pensaient que Mousseline aurait pu leur envoyer au moins une petite lettre. Ils lui étaient d’avance reconnaissants de la surprise qu’elle leur préparait, mais ils auraient bien voulu que la surprise fût moindre et plus prompte.
Échauffée par le pernod dont il buvait trois et quatre verres chaque jour, pour se calmer, disait-il, sans compter les vermout-cassis et les picon-citron du café de la rue Boursault que sa femme ne le voyait pas boire, l’imagination du père Trébuc marchait grand train. Il essayait de se représenter l’existence que menait Mousseline. Tantôt il voyait sa fille dans un somptueux hôtel de l’avenue du Bois, car il savait que les hôtels de l’avenue du Bois sont tous somptueux. Il voyait mal le mobilier, la disposition des appartements, sauf pour la salle de bains, qui était pavée de mosaïque, avec une baignoire de marbre comme on en décrit dans certains livres. Il voyait mieux les domestiques, nombreux, stylés ainsi qu’il se doit, et disant:
—Si Mademoiselle désire...
Ou, peut-être, plutôt:
—Madame est servie.
Mais tantôt il se reprochait de voir trop grand. Même moins magnifiquement installée, Mousseline avait encore un sort enviable. N’eût-elle eu que celui de mademoiselle Baquier, par exemple, à qui monsieur Marsouet, en attendant le bon plaisir de Mousseline, avait offert une citroën de cinq hachepés, comme disait sa femme de chambre, Mousseline eût été à envier.
Pourtant mademoiselle Jeanne, qui entretenait avec le père Trébuc les meilleures relations, affirmait que le Monsieur qui accompagnait Mousseline à Deauville, était assurément plus riche que le sénateur de mademoiselle Baquier.
Un matin, elle aborda le père Trébuc avec son plus large sourire.
—Vous savez, Monsieur Trébuc, dit-elle, mon amie Berthe qui est placée boulevard de Clichy?
—Oui.
—Elle croit comme ça qu’elle a vu Mademoiselle Mousseline.
—Où donc?
—Au Gaumont-Palace.
—Au cinéma?
—Oui. C’est dans un film qui s’appelle Fleurs Fanées. Elle a le premier rôle, à ce qu’il paraît. N’est-ce pas, mon amie l’avait pas vue souvent, mais elle croit bien que c’est elle. Seulement elle avait pas acheté le programme. Alors elle sait pas le nom de la star. En tout cas, c’est pas écrit Mousseline sur les affiches. Y a aucun nom, c’est bête. Faudrait aller voir Fleurs Fanées. Moi, j’irai pas, j’aime pas le Gaumont, je préfère mon ciné La Condamine. Chacun son goût, pas? Mais je verrai bientôt Fleurs Fanées rue La Condamine. Paraît que c’est très joli, et je manquerai pas, vous comprenez, si c’est Mademoiselle Mousseline la star.
Elle avait débité son discours à en perdre haleine. Le père Trébuc la regardait en souriant.
—Possible que c’est elle, dit-il. J’avais toujours pensé comme ça qu’elle était... comment qu’on dit?
—Photogénique?
—C’est ça, comme vous dites. Vous avez raison, Mademoiselle Jeanne, faudra voir.
—C’est drôle, Monsieur Trébuc, j’ai comme une idée que c’est elle.
—On verra.
La Choute entraînait mademoiselle Jeanne. Le père Trébuc n’eut pas le loisir de remercier longuement.
Au déjeuner, le père Trébuc ne rapporta pas à sa femme ce que lui avait appris mademoiselle Jeanne. Il ruminait un projet.
Le soir, après le dîner, il se leva de table sans ouvrir son Journal, et dit:
—Je sors, la Maman.
—Tu sors? fit la mère Trébuc intriguée. Et où vas-tu?
—Je te le dirai, répondit-il. Attends seulement un peu.
Et il se planta son képi bien droit sur la tête.
LIII
CE fut une déception. Le Gaumont-Palace n’affichait plus les Fleurs Fanées annoncées par la femme de chambre des Baguier; le nouveau film s’intitulait le Voyage Maudit. Le père Trébuc fit demi-tour, rentra, et ne dit pas à sa femme où il était allé.
Le père Trébuc était déçu. Avec quelle joie n’eût-il pas lancé à sa femme cette nouvelle merveilleuse:
—J’ai vu Mousseline.
Mais d’avoir fait cette première démarche à la rencontre de sa fille, lui donna l’idée d’en faire d’autres. Quoi de plus simple? Sa fille était ce qu’on appelle une femme à la mode; elle fréquentait probablement les endroits à la mode, et son ami, ou son protecteur, comme on voudra, devait être fier de la montrer dans ces endroits-là: car c’est ainsi qu’agissent les hommes qui dépensent de l’argent pour de jolies femmes. Le père Trébuc le savait, par certains romans que lisait Mousseline, et dont plusieurs l’avaient même intéressé au point qu’il les avait lus. Mais quels sont les endroits à la mode où fréquente une femme à la mode?
Le père Trébuc rassembla ses souvenirs de lectures. Lequel de ces romans pouvait le renseigner? Il chercha.
—La Dame aux Camélias! se dit-il tout à coup.
Il avait eu un léger mouvement de recul. Il songeait que la fameuse Marguerite était une courtisane. Le mot, qu’il n’avait jamais évoqué, l’arrêta. Est-ce que Mousseline était une courtisane? Mais on n’entend personne parler de courtisanes. Pour ce genre de femmes, on dit...
—Y a maldonne! songea le père Trébuc.
Non, sa fille ne se vendait pas, ne se prêtait pas à des hommes, comme faisait cette Marguerite d’Alexandre Dumas. Mousseline avait un ami, un protecteur, à qui elle était fidèle, et plus fidèle, il n’en doutait pas, que certaines femmes mariées ne le sont à leur mari.
Oui, mais où pouvait se promener Mousseline, pour que son père eût chance de l’apercevoir? Au temps de la Dame aux Camélias, les élégantes se promenaient en calèche dans l’avenue des Champs-Élysées. Aujourd’hui, avec les automobiles, on va facilement plus loin. Le père Trébuc pensa qu’il rencontrerait sans doute sa fille dans cette avenue du Bois de Boulogne où il l’avait déjà logée en imagination.
Dès lors, son parti en fut pris. Chaque fois qu’il le put, il s’arrangea pour aller se poster tantôt à l’un, tantôt à l’autre bout de l’avenue du Bois. De la place de l’Étoile ou de la Porte Dauphine, il regardait les autos défiler devant lui, rapides, légères, avares. Quelques-unes passaient si vite qu’il ne discernait rien des promeneurs qu’elles emmenaient. Il restait là pendant des heures, sans se décourager. Quand il rentrait à la maison, las, rompu, transi, il n’était pourtant pas désespéré.
—La prochaine fois, peut-être, se disait-il.
Et, pour se ragaillardir, il buvait l’un après l’autre, lentement, deux grands verres de son pernod de contrebande.
Ses jours de repos, il les employait à monter la faction dans l’avenue du Bois. Ainsi s’obstina-t-il durant tout le mois de décembre.
—Tu te fatigues, lui disait la mère Trébuc.
Il répondait:
C’est le temps qui s’écoulait entre ses jours de faction, qui lui semblait le plus pénible. L’hiver était dur, en effet, non pas à cause du froid, mais à cause du prix de toutes choses. En vain d’astucieux personnages, se préparant en vue des élections législatives encore lointaines, promettaient-ils un régime moins favorable aux mercantis. Dans la loge de la rue Legendre, on ne mangeait pas tous les jours de la viande, même frigorifiée. La mère Trébuc se plaignait, pour son Ernest.
—Laisse donc! répondait le père Trébuc. Ça ne durera pas toute la vie.
Il se consolait avec son pernod, qui le soulageait des idées noires.
—Tu verras, disait-il, tu verras!
Il s’apprêtait à le dire une fois de plus, dimanche soir qu’il revenait bredouille de l’avenue du Bois une fois de plus, le dimanche 23 décembre. Mais il n’eut pas à le dire. Il n’était pas entré que déjà sa femme lui sautait au cou. Elle riait, elle pleurait.
—Regarde! Regarde! Lis! Lis! C’est elle!
Il lut.
Mousseline, par pneumatique, écrivait:
«Mes chers parents, l’épreuve est trop affreuse. Je n’en puis plus. J’ai besoin de vous revoir. Il faut que j’aie votre pardon. Dites-moi vite, par pneu, poste restante, bureau 14, quand vous consentez à recevoir votre toujours tendre
MOUSSELINE.»
—Tu vois! fit victorieusement le père Trébuc.
LIV
LE père Trébuc avait répondu tout de suite par ces simples mots:
«Viens quand tu voudras.»
Il en était content. Il estimait qu’il ne pouvait pas répondre mieux.
Un seul point le tracassait.
—Où que c’est, disait-il, le bureau 14? Et pourquoi qu’elle se fait écrire poste restante?
—Dame! répondit la mère Trébuc. Elle se méfie. Des fois qu’on aurait refusé, on ne saurait pas son adresse.
Le lendemain, 24 décembre, Mousseline envoya, dans la matinée, un nouveau pneumatique. Cette fois, elle écrivait:
«Merci. Je viendrai ce soir, à 10 heures.»
—Tu vois, dit le père Trébuc, elle est toujours la même: elle ne veut pas se faire remarquer. Elle viendra quand personne pourra la voir.
—C’est bien elle, approuva la mère Trébuc. Penses-tu qu’elle vienne avec sa voiture?
—Dame! je ne sais pas. Il n’y a pas de raison.
—Dame!
—Dis, la Maman, tu n’attendais pas ça pour ton petit Noël, hein?
—Je croyais pas...
—Moi, j’ai toujours cru. Mousseline est une brave fille. Elle pouvait pas oublier ses parents comme ça.
La journée leur parut plus longue que tous les mois écoulés. La mère Trébuc comptait sur ses doigts.
—Je pensais que ça faisait plus! observa-t-elle.
Le soir, au dîner, ils mangèrent mal.
—C’est drôle, dit la mère Trébuc, j’ai pas faim.
—Moi non plus. C’est l’émotion.
Et le père Trébuc, pour se calmer, dit-il, se prépara un pernod, le troisième de la soirée.
—Tu te feras mal, Ernest, dit la mère Trébuc.
—C’est pas tous les jours fête, répondit-il.
A neuf heures, il n’alla pas fermer la porte de la rue.
—Inutile, n’est-ce pas? Dans une heure...
Près de la table, sous la lyre du gaz, la mère Trébuc raccommodait une chemise. Le père Trébuc, son Journal étalé devant lui, lisait. Il ne se disaient plus rien.
Soudain, ils tressaillirent. On avait frappé à la porte.
—Entrez!
Ils se levèrent, regardèrent.
Mousseline entra.
Les parents demeurèrent fichés sur place.
Difficilement, Mousseline refermait la porte: elle avait dans les bras un petit enfant enveloppé d’une misérable couverture. Elle-même, maigrie, les traits tirés, les yeux battus, son chapeau du mois d’avril sur la tête, sentait la misère. Immobile, muette, elle attendit.
—D’où viens-tu? prononça enfin le père Trébuc, d’une voix sourde.
Mousseline montra son petit.
—Il a trois semaines, dit-elle en tremblant.
La mère Trébuc regardait. Elle eut peur: le père Trébuc semblait prêt à bondir.
—Qu’est-ce que tu fais? demanda-t-il, se contenant.
—Je suis seule.
—Et l’autre?
Mousseline grelottait. Impitoyable, le père poursuivit:
—Depuis quand?
—Le mois de mai. Quand il a vu...
—Où que tu travailles?
—Je sors de l’hôpital.
—Et où que tu habites?
Mousseline fondit en larmes.
—Ernest! supplia la mère Trébuc.
Mais le père Trébuc se contint encore. Les dents serrées, les yeux féroces, il murmurait:
—Carne! Carne! Carne!
Sa voix s’enflait.
—Ernest!
Mousseline lui tendit son enfant.
—Papa! Papa! Je t’en supplie!
Allait-elle tomber là?
—Fous-moi le camp! cria le père Trébuc. Fous-moi le camp!
—Ernest!
—Fous-moi le camp!
Furieux, il se jetait sur elle. La mère Trébuc, s’interposant, reçut le coup de poing sans gémir.
Mousseline était repartie.
La mère Trébuc pleurait. Lui, debout près de la table, les yeux égarés, les bras pendants, regardait vers la porte.
—Carne! Carne! murmurait-il.
La mère Trébuc gagna le fond de la loge.
—Carne! dit-il encore.
Puis il se dirigea vers le portemanteau, prit son képi.
—Où vas-tu? demanda la mère Trébuc, angoissée.
—Merde! répondit-il.
Et il fit claquer en même temps la porte de la loge derrière lui.
LV
LE long de la grille du chemin de fer, le père Trébuc faisait les cent pas. Il marchait lentement, les mains derrière le dos, la tête basse, les yeux humides.
Il n’était rentré qu’au petit jour, exténué. Sa femme ne lui avait posé aucune question. Il n’avait rien dit non plus. Il était resté prostré sur une chaise jusqu’à l’heure de son service, refusant le bol de café au lait que sa femme lui présentait, laissant plié sur la table son Journal. Et il était parti pour le square sans avoir desserré les dents.
—Triste journée, père Trébuc!
—Triste journée, dame, oui.
Monsieur Forderaire, matineux, s’arrêta et assujettit son binocle.
—Vous êtes souffrant? demanda-t-il.
—Non, non, répondit mollement le père Trébuc. C’est ce temps-là.
Et, d’un geste large, il accusait le ciel lourd de nuages.
—Dites donc, père Trébuc, fit monsieur Forderaire, changeant de ton, vous avez vu le journal, ce matin?
Le père Trébuc frémit.
—Ma foi, non.
—Alors vous ne savez pas. D’ailleurs, vous ne lisez peut-être pas le courrier musical.
—C’est vrai. Le courrier musical...
—Eh bien! mon ami, ce matin, il parle de quelqu’un que vous connaissez.
—Moi?
—Que du moins vous avez connu. Hier soir, au Trocadéro, on a porté en triomphe un jeune virtuose qui donnait une audition de violon: un nommé Rodolfo Joletti.
—Je ne connais pas.
—Mais si! Rodolphe Jaulet.
—Il a changé de nom?
—C’est un malin. Il sait qu’à Paris on n’applaudit que les artistes étrangers. Alors il s’est fait passer pour italien. D’où succès, triomphe, tonnerre d’applaudissements. Ce gaillard-là ira loin.
—Dame!
Le père Trébuc était confondu.
—Père Trébuc, dit monsieur Forderaire, vous avez l’air gelé.
—Je n’ai pas trop chaud.
—Il faut vous secouer.
—Oui, oui.
—Je vous laisse. Faites le tour de votre square au pas gymnastique. Ça vous remettra.
—Oh! à mon âge!
—Allons, au revoir.
—Au revoir, Monsieur Forderaire.
Monsieur Forderaire assujettit son binocle, et s’éloigna.
—Joli Noël! songea le père Trébuc amèrement.
Il avait froid. Il essaya de se réchauffer en marchant plus vite que d’habitude. Pour la première fois depuis qu’il était gardien du square des Batignolles, on put voir le père Trébuc ne pas marcher lentement, les mains dernière le dos, dans son square. Mais il ne parvint pas à se réchauffer.
—Il me faudrait un bon pernod, se disait-il.
Et il ne pensait plus à autre chose!
FIN
ACHEVÉ D’IMPRIMER
LE 8 DÉCEMBRE 1924
PAR F. PAILLART A
ABBEVILLE (SOMME).
BIBLIOTHÈQUE DU HÉRISSON
ANTHOLOGIE
des Écrivains Morts à la Guerre
(1914-1918)
Ouvrage complet en quatre volumes de 800 p. chacun, format 15×21
| Exemplaires ordinaires | 100 fr. | les 4 volumes |
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JONCQUEL ET VARLET
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MAGALI-BOISNARD
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L’Enfant taciturne.
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La Lanterne chinoise.
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Les Surprises des Sens.
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P.-J. TOULET
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THÉO VARLET
La Bella Venere.
Le Dernier Satyre.
Le Démon dans l’âme.
VARLET ET BLANDIN
La Belle Valence.
WILLY ET MENALKAS
L’Ersatz d’Amour.
Le Naufragé.
POÉSIE
JOACHIM DU BELLAY
Les Amours de Fantine.
FAGUS
La Danse Macabre.
La Guirlande à l’Épousée.
Frère Tranquille.
ANDRÉ FONTAINAS
Récifs au Soleil.
LUCIEN JACQUES
La Pâque dans la grange.
TRISTAN KLINGSOR
Humoresques.
LOYS LABÈQUE
Le Miroir mystique.
ALPHONSE MÉTÉRIÉ
Le Livre des Sœurs.
Le Cahier Noir.
MUSÉE
Héro et Léandre.
HENRY MUSTIÈRE
La Nouvelle Franciade.
JEAN ROYÈRE
Poésies.
CH. DE SAINT-CYR
Le Livre d’Iseult.
JEAN SECOND
Le Livre des Baisers.
THÉO VARLET
Aux Libres Jardins.
THÉÂTRE
HENRY SPRENTZ
Théâtre de Hans Pipp.
Nouveau Théâtre de Hans Pipp.
LITTÉRATURE
ATHÉNÉE
Le Chapitre Treize.
FAGUS
Essai sur Shakespeare.
LÉON BOCQUET
Les Destinées Mauvaises.
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